Retour à Madrid
p. 9-35
Texte intégral
1Nous sommes le 1er août 2017, il est 8 heures du matin. J’ai décidé de bloquer ce mois d’été pour écrire mon ego-histoire. Après avoir rassemblé mes articles, de la fin juin à la mi-juillet, j’ai pris des vacances. Une semaine en Calabre. Une semaine à songer en fait à ce que serait ce texte. J’étais là-bas sans y être tout à fait du coup. Le voyage d’été, c’est tout un sujet dans mon couple. Les voyages plutôt. Outre le traditionnel saut à Tapia de Casariego, dans les Asturies, pour y voir des copains, et mes allers-retours à Cazorla, en Andalousie, pour y voir ma mère, et parfois mes frères aussi, quand ils lui rendent visite, il faut faire deux voyages en été. Aurelio n’envisage pas de vacances sans voyages, et il les prend en deux temps, toujours les deuxièmes quinzaines de juillet et de septembre, deux temps et deux voyages donc. Pour ma part, quand s’annonce l’été, je ne rêve que d’immobilité et d’écriture, de piscine aussi – j’aime bien les piscines.
2Le choix de la Calabre fut fait cette année pendant le voyage de Pâques. Ce dernier vient après le voyage d’hiver, lequel vient après celui de Noël. J’avais encore tenté de freiner le rythme. Il ne s’agissait pas cette fois de finir mon livre sur la privauté, tant de fois retardé par l’édition d’ouvrages collectifs et d’autres tâches, comme honorer des commandes d’articles, rédiger des projets pour l’Institut universitaire de France (IUF), de délégation ou bien des demandes de subventions. Ma nouvelle entreprise était de finaliser mon habilitation à diriger des recherches, avec l’espoir de rentrer à Paris en janvier 2018 avec trois beaux volumes sous le bras. L’habilitation est difficile à expliquer en dehors de l’université. Et même au sein de celle-ci, l’exercice est très diversement compris selon les collègues, les sections disciplinaires, les spécialités ou encore entre Paris et la province. Quand votre conjoint travaille à l’hôpital et qu’il n’est pas français, expliquer ce que signifie l’habilitation à diriger des recherches impose de trouver tout un trésor de pédagogie. À Pâques dernier, à Bologne – mon deuxième séjour dans cette ville, le premier fut en février 2013, à l’occasion d’un voyage d’études organisé par Jean-Philippe Genet et Patrick Boucheron pour les étudiants de licence et d’agrégation, alors qu’une délégation m’avait été accordée pour me permettre d’engager l’étude des manuscrits de l’Ordenamiento de Alcalá, une ordonnance fixant l’ordre d’application des lois, promulguée sous le règne d’Alphonse XI de Castille en 1348, puis à nouveau, en 1351, sous le règne de Pierre Ier –, la discussion s’engagea dès notre arrivée. Le troisième jour, soit la veille du retour, à Madrid pour Aurelio et à Paris pour moi, la solution était trouvée. Cette année, il n’y aurait qu’un seul voyage d’été pour moi, celui de juillet. La destination et les dates furent choisies en fonction des billets d’avion : la Calabre, du 17 au 24 juillet.
3J’avais décidé de faire ce voyage sans emporter mon ordinateur. Ce ne fut pas sans hésitations. N’était-ce pas le bon moment pour lire les ego-histoires des collègues, certaines publiées et d’autres, plus nombreuses, dont on m’avait envoyé les PDF, sans toujours que leurs auteurs le sachent ? Prendre mon ordinateur risquait d’alourdir mon équipage et j’avais envie de légèreté. À force de prendre l’avion, j’ai pris l’habitude de voyager léger, un sac avec quelques mudas (linge de rechange) et mon ordinateur bien entendu. Son poids, pourtant minime, me paraissait superflu pour ce voyage. Je pressentais qu’il me serait impossible de trouver des moments pour lire sur écran des ego-histoires. Quand on voyage, les temps de lecture ne sont pas si fréquents et plutôt courts. Autant les dédier à une littérature plus maniable. Et puis, je ressentais le besoin d’une vraie littérature, celle qui transporte, la fiction. C’est fou comme je lis moins de littérature depuis ma thèse, et le mal que j’ai depuis quelques années à finir un livre. Le plaisir de lecture a fait place depuis longtemps à l’obligation de lire, et l’évasion, je la pratique désormais plus volontiers au travers du cinéma, du théâtre, de la danse et des arts plastiques. C’est aussi plus simple d’être avec quelqu’un quand on se fait une toile ou que l’on va à une exposition. La lecture, c’est un plaisir nécessairement solitaire au départ. Nous partions en Calabre, mais je prenais cinq livres pour être seul, et trouver ainsi peut-être le fil de l’histoire véritable que je voulais raconter.
4Passer par la fiction pour trouver la vérité de mon histoire : drôle de programme de lecture pour un historien ! Ce programme ne renferme cependant en rien une quelconque croyance au romanesque de mon histoire. À ce stade de la carrière, tout comme mes collègues, j’ai été moi aussi très formaté par l’école de la République, les classes préparatoires, la maîtrise, l’agrégation, la thèse, l’université, l’enseignement, la recherche, les appels à projets, les dossiers de candidature ou de promotion. Il y a certes chez moi quelques éléments de différence par rapport aux gens de ma génération, ou plutôt de mon cercle en histoire, principalement la promotion d’agrégés de l’ENS Fontenay-Saint-Cloud de 1995 – j’y étais en tant qu’auditeur libre – : les classes préparatoires après le DEUG, mes échecs à intégrer l’ENS et plus tard à obtenir l’IUF, mon emploi à l’université Complutense de Madrid (UCM) davantage que mon séjour à la Casa de Velázquez installée dans la capitale espagnole, la précocité de mon investissement dans l’animation de la recherche, ma distance par rapport au monde de l’édition et des médias, mon incapacité à publier ma thèse, et celle à rédiger mes cours ou mes communications avant de les avoir prononcées, mon retard à habiliter, mon art du fascicule peut-être, que je déploie pour mes enseignements ou à l’occasion de voyages d’études, y compris ceux que j’ai organisés dernièrement pour mes cousins. Tout cela ne fait cependant pas ma différence.
5Celle-ci me vient plutôt d’autres petites choses : mes origines sociales, la perte précoce de mon père, une prompte expérience du travail en entreprise pour financer mes études, le service militaire, le secondaire, la revue citoyenne Demo(s). Des mots pour la démocratie et ses débats au café de Cluny, le conseil municipal de Moret-sur-Loing, la trop lente acceptation de mon homosexualité, les cours de théâtre, l’art vidéo, mes achats de peinture, mon art de la grève, ma résidence à Madrid et mon poste à Paris, enfin, plus récemment, la maladie d’Alzheimer dont souffre ma mère, le fait de l’avoir ramenée en Espagne et d’assumer sa tutelle, alors que je suis le plus jeune de la fratrie. Ces histoires de vie n’ont pas moins d’importance dans ma trajectoire que la supposée plus grande histoire de ma carrière, de mes lectures, de mes dettes intellectuelles, des orientations de mes recherches et de ma production scientifique. En tout cas, il me coûtait, à l’heure d’écrire mon ego-histoire, de ne pas songer aussi, peut-être même surtout, à mes vies minuscules. Si je voulais réconcilier l’ensemble, il me fallait trouver un scénario, et le chemin le plus sûr était peut-être de partir en littérature plutôt qu’en ego-histoire.
6Cinq livres m’ont accompagné pendant mon voyage en Calabre. La moustache déroutante d’Emmanuel Carrère. L’an passé, je n’avais pas réussi à lire plus de cent pages de son Royaume, je devais pouvoir surmonter sa courte histoire de poils et de couple. Le monde perdu des Ephrussi d’Edmund de Waal, La mémoire retrouvée. J’adore les histoires de rois déchus et d’aristocraties révolues (Francalanza, Salina, Bánffy, Camondo…), ou encore de mondains décadents (Gatsby, Jacques de Bascher…). L’histoire d’un viol qui ne passe pas d’Édouard Louis, Histoire de la violence. Son Eddy Bellegueule m’avait replongé dans la question de l’homosexualité en monde ouvrier. L’Arrière-pays d’Yves Bonnefoy. On devrait toujours emporter un Bonnefoy en voyage. Je reviens à lui dès que je nourris un projet d’écriture important, que j’abandonne en général. Le dernier, c’était à propos de ma mère, son retour à Cazorla, son départ pour l’Ailleurs. Mais je m’étais senti trop serré par L’écharpe rouge, j’étouffais en lisant. Enfin, l’enquête de Javier Cercas à propos d’un héros familial, Le monarque des ombres. Elle conduit ce fils de l’immigration intérieure espagnole, en Catalogne, à réaliser un retour au pays, en Estrémadure. C’est mon premier Cercas en fait. J’avais manqué ses Soldats de Salamine, en livre du moins. J’avais tourné autour de son anatomie du 23-F – le 23 février 1981, dans le calendrier de l’Espagne démocratique, les dates d’événements s’indiquent de la sorte – sans me décider à la lire. Il y parle d’un certain coup d’État pourtant. Pendant ma semaine calabraise, je n’ai pu lire que trois des cinq livres emportés. La mémoire retrouvée et L’Arrière-pays m’accompagnent encore, alors que le voyage en écriture vient de commencer.
7 En Calabre, j’ai achevé le livre de Cercas peu avant d’arriver à Stilo. Son histoire, son ego-histoire en fait, m’était familière. Après mon arrivée à la Casa de Velázquez, en septembre 2000, j’avais moi aussi entrepris de rassembler des informations sur un parent dont le statut familial avait été transfiguré par une mort précoce. Il s’agit de mon oncle Paco, le petit frère de mon père. Il était mort à 35 ans, en 1970, un peu plus d’un an avant ma naissance. Mes parents m’avaient donné son prénom, Francisco, dont Paco est le diminutif traditionnel en espagnol. Je ne porte ni l’un ni l’autre pourtant. François prit rapidement le pas sur Francisco, et je n’use de ce prénom d’état civil que dans un cadre administratif. J’imagine qu’il me faudra y revenir pour l’habilitation. À la maison, davantage que François, mon prénom était Fransuá, encore que mes parents et mes frères m’appelaient plus volontiers el nene [néné], c’est-à-dire le petit. Paco resta ainsi le prénom de l’oncle défunt. Entre autres qualités, la famille lui prêtait le goût des livres et une certaine curiosité intellectuelle. À Cazorla, le père d’un copain, qui avait été son camarade d’apprentissage, trouvait que je lui ressemblais. Cette supposée ressemblance me poussa à vouloir en savoir davantage sur Paco. Je soupçonnais en outre un secret de famille le concernant. Selon mon père et ses sœurs, une déception amoureuse l’avait rendu « malade des nerfs ». C’était un peu dur à croire. Mes recherches sur Paco tiennent dans un petit dossier. Il y a là des photos, quelques notes biographiques, le début d’un texte. L’essentiel de l’information m’avait été fourni par l’aînée des sœurs de mon père, ma tante Mercedes – un jour que nous étions seuls, à voix basse cependant, elle m’avait dit enfin de quel mal avait souffert son plus jeune frère, la schizophrénie, et quel lourd traitement lui avait été appliqué –, et par son fils, mon cousin Pedro. Après mon installation à Madrid, Pedro et moi déjeunions régulièrement ensemble. Forcément, on parlait souvent de la famille. Il m’avait raconté ainsi ce matin du 25 juillet 1970, jour chômé de la Saint-Jacques, où, dans la maison de mes grands-parents chez qui habitaient aussi ma tante Mercedes et sa famille, il était allé réveiller notre oncle qui tardait à se lever. Il l’avait découvert mort dans son lit.
8Devant le cercueil encore ouvert de Pedro, le 15 juin 2017, j’ai beaucoup repensé à cette scène, au choc que cette découverte avait dû représenter pour lui. Et je ne pouvais pas m’empêcher non plus de songer au fait que Pedro était le seul dans ma famille à m’appeler parfois Paco. Son statut de découvreur de l’oncle mort semblait lui avoir donné le privilège de pouvoir briser l’interdit familial sur ce diminutif. Aussi, quand Pedro m’appelait Paco, j’avais le sentiment qu’il m’invitait à relever ce prénom qui serait devenu le mien si mon oncle n’était pas mort dans de tristes circonstances, si je n’étais pas né en France, si Fransuá n’avait pas supplanté Francisco. Or, j’étais à Madrid désormais, en Espagne, chez moi aussi. Je pouvais bien recouvrer cette identité contrariée. À Stilo, des affiches annonçaient la fête prochaine des émigrés et des migrants. La ville paraît être dans l’attente de cette célébration pour se remplir d’un peu d’âmes. La Calabre intérieure, c’est l’Italie du vide, des maisons parfois fermées depuis la fin du xixe siècle, sur le point de s’écrouler quand elles ne sont pas déjà en ruine. Ce n’est pas comme à Palerme ou à Naples cependant, où la pourriture urbaine grouille de vie. Non, la Calabre, c’est tout simplement le vide, des villes momifiées, le dessèchement des départs sans retours possibles. Pour ma part, j’étais rentré. Et je suis convaincu que les lecteurs de mon ego-histoire attendent de ma part le récit d’un retour au pays, la rassurante trajectoire d’un fils d’immigrés espagnols devenu un médiéviste français de l’Espagne. Pourquoi pas. Mais les chemins du retour ne sont pas toujours les plus droits ; et ramènent-ils toujours au point de départ attendu ?
9Le 24 juillet 2017, retour à la maison. La « maison », c’est celle de Madrid, qui n’est pas la mienne, mais celle d’Aurelio. La mienne, c’est légalement celle de Paris, que j’appelle seulement le « studio » ou bien « rue Commines ». À Paris, il y a encore le « bureau », c’est-à-dire, dans les locaux du Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris (Lamop) à la Sorbonne, l’« atelier 1 », la pièce un temps désignée comme la « salle des comportements », en raison d’un ancien axe de recherches de ma patronne, Claude Gauvard. À la maison, je n’ai pas de bureau, juste une planche sur des tréteaux dans le salon. En hiver, je la place devant l’une des deux portes-fenêtres donnant sur la terrasse inférieure de l’appartement. En été, afin de ne pas barrer cette ouverture, je la déplace le long de la bibliothèque. Parfois, la planche-bureau devient tête de lit pour libérer le salon, et j’entrepose alors les tréteaux sur la terrasse supérieure. Il y a en effet deux terrasses à la maison. Ensemble, elles font deux fois la taille de l’appartement. Un jour, j’aimerais aménager un bureau sur une partie de la terrasse supérieure. J’ai en effet la nostalgie du vrai bureau. Je l’ai perdu en m’installant calle San Cosme y San Damián, à l’été 2003, alors que je terminais de rédiger ma thèse.
10Mon premier bureau, c’était à la maison de gardien qu’occupaient mes parents à La Loingtaine – j’y reviendrai –, rue du peintre Sisley, à Moret-sur-Loing. Les départs successifs de mes frères – nous avons une forte différence d’âge – me laissèrent seul à l’étage, où il y avait trois chambres. L’une d’elles devint mon bureau. C’était l’époque des khâgnes au lycée Henri-IV – en semaine, je logeais à la résidence universitaire de Nanterre puis à l’internat du lycée – et de ma maîtrise – j’avais alors une chambre à la résidence universitaire de la rue Dareau à Paris. En 1995, quand ma mère prit sa retraite, et qu’elle s’installa au 49 rue du peintre Sisley, à trois cents mètres environ de La Loingtaine, mon bureau fut la dernière pièce à être vidée. Je faisais de la résistance, au motif qu’il me fallait finir d’aménager la grande chambre-bureau que j’avais réussi à créer dans la nouvelle maison en réunissant deux des trois chambres de l’étage avant d’y ramener mes affaires. Je vidais cette pièce un an plus tard, après mon service militaire, au service historique de la Marine (SHM) à Vincennes, car mon premier poste dans le secondaire, au lycée international de Saint-Germain-en-Laye, me donna les moyens de louer mon premier appartement à Paris, au square de Port-Royal, rue de la Santé.
11 Square de Port-Royal, ce fut le bureau du professeur du secondaire, du vacataire à l’université, de l’étudiant de DEA, du rédacteur en chef de la revue citoyenne Demo(s). Quand les premiers doutes à propos de mon envie réelle de faire une thèse s’invitèrent à ma table, Patrick vint dîner, on en parla, « je verrais bien ». Square de Port-Royal, où il n’y avait que deux pièces, j’avais cependant voulu un vrai salon, et le bureau, sous la mezzanine-lit de la chambre, perdit de sa superbe. Après le collège Jean-Vilar des Mureaux, mon premier poste d’ATER au Mans, la baisse de salaire, les déplacements me conduisirent à réinvestir la chambre-bureau du 49 rue du peintre Sisley à Moret. Ce fut le bureau de préparation des premiers cours magistraux que je donnais en licence, mais encore dans le cadre du programme de l’agrégation et du Capes « Éducation et cultures dans l’Occident chrétien ». La thèse n’avança pas vraiment. Avec mon retour dans le secondaire, au lycée Maurice-Genevoix de Montrouge, je pouvais à nouveau louer un appartement, mais je rêvais d’un grand espace, entendons une chambre et un bureau en plus du salon. La colocation pouvait être une solution. Fin 1999, avec Marie-Pauline, nous trouvâmes le 12 rue Esquirol.
12C’était un ancien commerce transformé en appartement. Je gardais pour moi le côté rue, c’est-à-dire la boutique et sa cave aménagée en chambre, tandis que Marie prit, côté cour, l’ancienne remise transformée en chambre. Entre les deux, l’arrière-boutique, transformée en salon-salle à manger, et un long couloir-cuisine servaient d’espace commun. C’était assez courtois rue Esquirol. Une grande vitrine éclairait ma boutique-bureau, dont l’un des longs et hauts murs était entièrement occupé par une bibliothèque sur mesure. Il y avait assez de place pour y loger, en plus de ma table, un canapé et deux transats, et la porte acoustique faisait un sas entre ma boutique et notre arrière-boutique. Ce fut le bureau des « Obscurs fondements de l’autorité », un atelier organisé dans le cadre de l’école doctorale de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et de ma candidature à la Casa de Velázquez. Sous le bureau, dans ma chambre-cave, j’avançais définitivement vers l’acceptation d’une identité sexuelle qui m’avait cloué au divan d’un psychanalyste près de la brasserie de La Closerie des Lilas pendant près de trois ans, mais de manière discontinue, en 1992-1993 d’abord, puis surtout en 1995-1997.
13Au printemps 2000, ma candidature à la Casa de Velázquez était acceptée. Dans un premier temps, je voulus garder cet appartement parisien. Il faudrait bien rentrer de temps en temps, puis revenir deux ans après, pourquoi dès lors partir tout à fait ? J’en parlais avec Karine, rencontrée à Henri-IV, qui habitait à ce moment en Allemagne mais devait revenir pour un temps à Paris. Elle cherchait un logement. Mon psy, c’était elle, une adresse qu’elle m’avait donnée. Je n’ai jamais pu l’aimer comme elle l’aurait souhaité – ceci dit, on aime rarement quelqu’un comme il aimerait être aimé. Garder l’appartement à Paris n’était-ce pas convertir Marie-Pauline en gardienne du foyer ? Il me restait à marier mon frère José Luis – le marier vraiment, en tant que conseiller municipal de Moret –, à prendre des vacances, et à oublier Luc aussi. Fin août, la rue Esquirol s’invita en cartons au 49 rue du peintre Sisley, mon déménagement partirait de là. Le 5 septembre, je prenais un train à Moret pour Paris, puis à la gare d’Austerlitz le Talgo pour Madrid. Le train, c’était bien mieux que l’avion pour se faire à l’idée du départ.
14Mes affaires n’arrivèrent à Madrid, par transporteur, que fin septembre, et mon bureau dans l’appartement de la calle Mayor que vers janvier ou février. À la Casa de Velázquez, je disposais en effet d’un bureau, et j’avais voulu m’imposer des horaires, séparer l’espace de travail de l’espace de vie. Pourtant, je ne pus commencer à bien travailler qu’en réunissant à nouveau ces espaces. C’était grand la calle Mayor. Le couloir impressionnait beaucoup les visiteurs. Côté rue, il y avait deux pièces à vivre en enfilade, mais une seule avec balcon. Côtés cours – car il y en avait deux –, deux chambres, deux salles de bains et une cuisine. J’installais naturellement le bureau dans la plus belle des pièces à vivre, celle du balcon. Le bureau resta là le temps de mon séjour à la Casa de Velázquez. L’emménagement d’Aurelio en 2002, au début de l’année de disponibilité que je pris pour finir ma thèse, me força à revoir ce dispositif. Je reculais le bureau d’une pièce à vivre afin de libérer celle du balcon. Le bureau se retrouva ainsi plus près de la porte d’entrée, ou de sortie. L’année suivante, quand Aurelio acheta le deux-pièces de la calle San Cosme y San Damián, il n’y avait plus de place pour le bureau, qui fut ainsi sacrifié. Cependant, nous venions de gagner deux grandes terrasses avec des vues imprenables sur Lavapiés et Madrid – j’aime bien les terrasses –, et les deux oliviers à l’étroit sur le balcon de la calle Mayor s’y sentent plus à l’aise. Ils font aujourd’hui près de deux mètres et demi de haut.
15Calle San Cosme y San Damián, ce soir du 24 juillet 2017, la tête de lit est redevenue un bureau, posé le long de la bibliothèque du salon. Il y a deux bibliothèques à la maison, celle du salon et celle de la chambre. La première est pleine de littérature, de livres d’art, de quelques grands formats d’histoire médiévale et de gros livres de médecine. La seconde contient le reste de mes livres d’histoire – je n’en entrepose aucun rue Commines, et je transporte régulièrement au bureau, celui du Lamop donc, ceux que je ne peux pas emporter aussitôt à la maison. C’est dans ce bureau aussi que se trouvent mes papiers administratifs ou mes cours. Si un codicologue faisait aujourd’hui l’inventaire de la bibliothèque de la chambre, sa conclusion ne pourrait être que celle-là : il s’agit de la bibliothèque d’un historien français spécialiste d’histoire politique et de la Castille médiévales. Mais les codicologues savent bien ce que sont les inventaires de bibliothèque : seulement la photographie d’un instant de leur histoire. Depuis 2003, le manque de place m’a forcé à délester la mienne de tout ce qui n’avait pas un lien très direct avec ma spécialité.
16Une section résisterait cependant à cette caractérisation, celle des « papiers ». Il n’y en a plus tant non plus. Toutefois, outre des textes ou des carnets correspondant à des dossiers de recherches en cours, certains documents plus anciens, dans trois boîtes de rangement de couleur beige au départ, ont continué à résister à mes délestages réguliers. Il y a là quelques dossiers, des cahiers, des carnets, des agendas, des pochettes avec des photos, des fiches généalogiques ou encore des cartes postales anciennes. Ce « trésor » ferait le bonheur de Yann Potin je crois. Dans des cahiers et des carnets, il pourrait lire ainsi mon journal, tenu entre 1990 et 2003 environ, à la fin sur les cahiers aux couvertures de beau cuir que m’offrait ma copine Pascale, que j’appelle plus volontiers Calou, quand elle enseignait au lycée français de Rabat, ou encore mes comptes rendus d’analyse entre 1995 et 1997. Dans les dossiers, des recueils de poésie plus ou moins organisés (Fenêtre, Le sourire d’Exilée, Sieste) lui révéleraient mes anciennes aspirations littéraires – merci Lili d’avoir été ma fidèle relectrice, et l’artifice involontaire de ma réconciliation : « Aurélie nous aide beaucoup ! » m’avait dit mon psy à la fin de l’une de nos dernières séances. Quelques lettres encore feraient découvrir à Yann un long moment de ma relation avec Karine, ou encore des moments forts de ma carrière, en particulier mes échecs. L’un d’entre eux poussa Claude Gauvard à prendre la plume pour me dire quelle confiance elle gardait dans mon avenir. Le même produisit chez Patrick une réaction identique. Dans le petit tas de lettres conservées, Yann trouverait aussi quelques invitations à des cérémonies marquantes : la remise de la Légion d’honneur à Claude le 26 mars 2010 ; la réception que l’Institut de France avait programmée pour la visite de Sa Majesté Juan Carlos Ier le 20 novembre 2012 – son opération de la hanche eut finalement raison de la cérémonie ; la leçon inaugurale de Patrick au Collège de France le 17 décembre 2015. À partir des agendas, Yann pourrait reconstituer quel a été mon rythme de vie et de travail depuis mon recrutement à Paris 1 en 2005, c’est-à-dire ma pendularité semestrielle entre Madrid et Paris, ce que Patrick appelle ma période on et ma période off. Et dans les pochettes pleines de photos plus ou moins classées, Yann pourrait voir quelques-uns de mes essais de reconstitutions de certaines trajectoires familiales : de mes parents bien entendu, avant leur mariage, en Espagne après leur mariage, en France après leur installation à Moret ; de mon oncle Paco dont j’ai déjà parlé ; mais aussi de mon grand-oncle paternel, chache – oncle, à prononcer « tchatché » – Francisco, un anti-héros familial.
17En dehors de la famille, ce dernier répondait au nom de maestro Gómez, car il était ébéniste, un artiste selon certains de ses anciens apprentis encore en vie. C’était l’oncle maternel de mon père, et il avait son atelier au rez-de-chaussée de la maison de mes grands-parents. C’est dans cet ancien atelier, transformé en garage, où ma tante Mercedes aimait passer le temps de la sieste au frais, qu’elle m’avait révélé la schizophrénie de Paco. Celui-ci avait appris son métier de menuisier dans cet atelier, auprès de son oncle le chache Francisco. Nul ne songerait dans ma famille à rapprocher l’oncle et le neveu. Pourtant, le prénom, le métier, mais encore la thèse d’une déception amoureuse à l’origine d’un déséquilibre mental ou émotionnel forment une série de traits communs entre ces deux figures de la mémoire familiale. À ma connaissance, le chache ne fut jamais soumis à une quelconque expertise médicale, et la famille en est restée au simple constat de son alcoolisme sévère. Un élément supplémentaire a cependant refait surface récemment. Il s’agit de l’exécution de deux amis du chache, les frères Tallante, artisans eux aussi. Avec d’autres supposés ennemis de la République, ils furent arrêtés par des miliciens le 23 juillet 1936. De la prison de Cazorla, ils furent transférés à celle organisée dans la cathédrale de Jaén. De cette ville, deux trains partirent les 11 et 12 août afin de transporter les prisonniers jusqu’à une prison madrilène. Les frères Tallante étaient dans celui du 12 août. À la hauteur de Vallecas, le train fut intercepté par des miliciens, lesquels exécutèrent pratiquement tous les prisonniers du convoi. Après ces trains de la mort, le chache ne fut plus jamais le même. À l’alcool, il ajouta bientôt l’errance. Elle le menait parfois fort loin et le faisait revenir dans un état toujours calamiteux après des périodes off plus ou moins longues. Tomba-t-il à un moment de ses pérégrinations sous le coup de la loi punissant le vagabondage ? Celle-ci fut modifiée en 1954 afin de poursuivre aussi l’homosexualité. Le grand-oncle chercha-t-il à noyer dans l’alcool cette inclination plus clandestine, ou à la vivre on the road ? Certains de mes cousins trouvent l’hypothèse de son homosexualité plutôt plausible. Quoi qu’il en soit, la famille fut informée un jour de son décès, mais nul n’a pu m’en préciser les circonstances, ni le lieu, ni la date. Un autre secret de famille ?
18Mes périodes off ne ressemblent pas à celles de mon grand-oncle Francisco, enfin je ne crois pas. Certes, mes carnets de route enregistrent quelques belles nuits madrilènes et quelques longues gueules de bois matinales, surtout la première année de mon séjour à la Casa de Velázquez. Mais je vivais cela au grand jour, car je n’étais pas le seul à éprouver une hargne du rattrapage, dans tous les domaines. Ce fut ensuite la rencontre avec Aurelio, la thèse à finir, la question du retour, que se posait aussi Hélène – j’aime bien la peinture d’Hélène Picard. Les disco-bars avaient fermé, mais j’étais resté à Madrid. En 2005, j’étais élu à Paris 1 : la pendularité semestrielle commençait. Il est de bon ton de me l’envier. Je doute cependant de la capacité de mes collègues à tenir ce rythme. Concentrer une année de cours sur un semestre tout en continuant à assumer pendant ce temps le quotidien de l’enseignant-chercheur entreprenant, cela réclame une vraie force, tant intellectuelle que physique. Vivre à Madrid et travailler à Paris, c’est encore une obligation constante d’information, d’adaptation, d’organisation, de discipline, et l’expérience pratiquement quotidienne d’un manque (tantôt de son conjoint et tantôt de ses amis, tantôt d’un dossier ou d’un livre, tantôt d’une paire de chaussures ou d’une chemise), voire d’un sacrifice.
19La plainte est trop répandue chez les enseignants-chercheurs – cela a sans doute à voir avec la justification d’une fonction sociale désormais très incertaine – pour que j’y cède à présent. J’ai construit avec résolution ma vie entre Paris et Madrid (ou plutôt entre Madrid et Paris), et je préfère qu’on me l’envie plutôt que de m’en plaindre. Et sans mes périodes off – du point de vue parisien seulement, car elles sont très on du point de vue madrilène, en raison du temps passé à la Bibliothèque nationale d’Espagne et dans d’autres bibliothèques, dans les archives, avec des chercheurs espagnols ou à ma table de travail –, je n’aurai sans doute pas pu devenir l’enseignant que je suis, selon les quelques étudiants qui chaque année surmontent leur timidité – j’impressionne un peu, paraît-il – pour me le dire, ni animer la recherche comme je l’ai fait dès avant ma thèse (le colloque « Les coups d’État à la fin du Moyen Âge » en 2002) et depuis (en particulier les trois rencontres sur le contrat politique entre 2005 et 2008, puis celle sur la question constitutionnelle en 2014), ni encore écrire tous les articles que je viens de rassembler afin de constituer le volume de travaux de mon dossier d’habilitation à diriger des recherches.
20 Ces travaux me permettront probablement de satisfaire aux exigences de ce rituel de passage qu’est l’habilitation, mais je doute qu’ils soient de taille à assurer mon inscription dans la mémoire familiale. Pour cela, avoir une descendance n’est certes pas une garantie, mais cela peut aider. Or, je n’ai pas d’enfants, non pas en raison de ma condition sexuelle, car ce n’est plus aujourd’hui un frein, mais parce que je ne l’ai pas souhaité. L’absence de descendance est donc un choix assumé. Elle me place cependant, depuis cette perspective de l’inscription mémorielle, à la merci de l’éventuelle curiosité à mon égard d’un petit-neveu en recherche d’une filiation spirituelle. Pour aviver cette curiosité dans deux ou trois générations, il faudrait que je devienne un héros, ou un anti-héros, voire qu’un lourd secret de famille grandisse ma figure. Je doute que cela arrive. Certes, il y a bien chez moi quelques éléments objectifs d’héroïcité. Je suis ainsi le premier universitaire de ma famille, le premier dont des écrits sont consultables en bibliothèque ou sur internet, lesquels font déjà l’objet de citations et de commentaires. Il y a là le début d’une œuvre en somme, et elle m’assurera peut-être une certaine postérité. Je sens bien que ma vraie difficulté par rapport à l’habilitation à diriger des recherches ne tient pas au caractère académique de l’exercice mais à la dimension psychanalytique qu’elle prend dans mon questionnement sur la paternité et mon refus de celle-ci. Aujourd’hui, je suis prêt à assumer une paternité de la pensée, à avoir des élèves, à tenter de faire qu’ils soient bien meilleurs que moi, et à m’éteindre ainsi avec quelque gloire en un chaînon d’une généalogie intellectuelle. Quel autre sens pourrait avoir sinon une habilitation à diriger des recherches ? Régler seulement l’accès à un grade de la carrière ?
21Dans ce genre de généalogie, rien ne vous place cependant non plus à l’abri de quelques confusions. Mon activité historienne et la relative rareté de mon nom m’ont parfois conduit en Espagne à devoir détromper mes interlocuteurs sur les liens de parenté qu’ils m’avaient attribués avec l’économiste politique des Lumières espagnoles Valentín de Foronda (1751-1821) ou encore avec l’historien du règne de Charles Quint Manuel de Foronda y Aguilera (1840-1920), premier marquis de Foronda. C’était d’autant plus drôle que ma famille cultive volontiers la mémoire du fils de ce dernier, Mariano de Foronda y González Bravo (1873-1961), à qui la Grandesse avait été attribuée par Alphonse XIII en 1926. Une rue porte son nom à Cazorla, mais elle est plus connue sous le nom de calle de Amo, c’est-à-dire la « rue du maître ». Cette appellation populaire a pu préexister au temps de Mariano de Foronda, mais que le nom de ce dernier ait finalement été donné à cette rue-là ne fut sans doute pas une décision accidentelle. Marié à Mercedes Gómez Urribari, fille du député libéral de Cazorla Miguel Manuel Gómez Sigura, il avait assumé le caciquisme local de cette famille à Cazorla, mais sous les couleurs conservatrices, à partir du début des années 1910 et jusqu’à la fin des années 1920. Dans ma famille, où la familiarité avec la figure de Mariano de Foronda s’accentua du fait du mariage de ma tante Carmen avec Manuel Camero, qui avait été élevé, avec d’autres enfants des domestiques des Gómez Sigura puis des Foronda Gómez, dans leur propriété de l’Almedina près de Cazorla, certains je crois n’ont pas renoncé à croire en la possibilité d’un lien de parenté avec le marquis. Il y a peut-être chez toute famille espagnole un rêve enfoui d’hidalguía, et je ne suis pas sûr qu’il n’ait pas été aussi le mien pendant un temps. Comment expliquer sinon mes recherches généalogiques au début des années 1990, dont je garde encore une pochette pleine de fiches dans mes papiers ? La mort de mon père en 1987 ? La quête des origines d’un fils de l’exil économique espagnol ? Une vocation historienne déjà, qui se serait, assez classiquement, exercée sur soi d’abord ? Ces fiches manquent certes de méthode et sont trop centrées sur les registres paroissiaux – à partir du début du xviiie siècle seulement, en raison de la disparition des registres antérieurs à la grande inondation de 1694 – et civils – à partir de 1871 seulement. Mais avec l’imagination historienne qui est la mienne aujourd’hui, elles permettent de retracer à grands traits un parcours familial depuis le milieu du xviiie siècle.
22Parmi les chefs de famille de Cazorla indiqués dans le cadastre d’Ensenada réalisé à partir de 1749, se trouve Alfonso Foronda, journalier, marié et père de quatre fils et d’une fille, alors tous mineurs. Les registres de baptêmes des années antérieures ne permettent pas de retrouver les enfants d’Alfonso, et celui-ci n’est mentionné dans ces mêmes registres, avec sa femme Catalina, qu’au travers de la naissance de ses petits-enfants, fils de Sebastián, Pedro, Alfonso et Ángela, à partir du début des années 1780. Tout porte donc à croire qu’Alfonso et Catalina se sont installés à Cazorla, avec leurs enfants, peu de temps avant l’opération de recensement. L’état de journalier d’Alfonso est une indication trop mince pour remonter vers sa zone géographique de départ. Ce ne fut peut-être là en outre qu’un état transitoire, lié précisément à l’installation, et qui ne dit finalement rien de l’activité réelle d’Alfonso. Était-elle déjà l’activité pastorale à laquelle se consacrent ensuite son fils Alfonso Foronda de la Cruz, son petit-fils Joaquín Segundo Foronda Bautista et son arrière-petit-fils José Foronda Segura ? Dans ce cas, Alfonso Foronda et sa famille purent arriver à Cazorla par une voie secondaire de la Cañada Real Conquense, d’une autre zone du royaume de Jaén, voire de plus loin encore. Les régions où le nom de Foronda, assez rare, est porté aujourd’hui en Espagne sont Madrid – mais les mouvements migratoires du xxe siècle expliquent largement cette situation –, les provinces de Jaén, où se trouve Cazorla, de Guadalajara et d’Álava, la localité de Foronda se trouvant dans cette dernière province du Pays basque. Entre la région de Jaén et celle de Guadalajara la Cañada Real Conquese put jouer le rôle de pont migratoire, et entre cette région et le pays basque, ce rôle fut sans doute assumé par le lien qu’établissaient entre elles les possessions de la maison nobiliaire des Mendoza.
23Quoi qu’il en soit, à Cazorla, les Foronda se consacrent aux activités pastorales de père en fils pendant un bon siècle, jusque dans les années 1880. Cette activité les conduit au commerce de bétail à un moment donné de cette période. Ainsi, l’arrière-petit-fils d’Alfonso Foronda, José Foronda Segura, est-il mentionné comme marchand de bétail dans l’acte de mariage de sa fille Maria Antonia avec un propriétaire veuf de Cazorla, mais originaire de Baza, en 1881. Entre le beau-père et son vieux gendre, l’alliance peut indiquer une relation d’affaires, voire un investissement foncier, en lien peut-être avec la culture du chanvre. Est-ce pour le rentabiliser que l’un des fils de José Foronda, Sebastián Canuto Foronda Guillamón, délaisse l’activité pastorale et le commerce de bétail pour se faire espadrilleur ? Toutefois, dans la famille, ce ne sont pas les espadrilles de mon arrière-grand-père qui font sa réputation, mais une certaine aisance patrimoniale, son farniente en conséquence, et sa longévité aussi. Il serait mort à 103 ans en 1954 – je reviendrai sur ce point plus avant –, bien des années après que le viatique lui ait été porté en procession, la dernière de ce genre à Cazorla, peu après la guerre civile.
24À la fin du xixe siècle, dans ce gros bourg rural qu’est Cazorla, les Foronda font désormais partie d’une classe moyenne qui ajoute aux revenus de l’exploitation d’une petite propriété agricole une certaine ouverture en direction des métiers. Celle-ci est confirmée par mon grand-père, Juan Bautista Foronda Jorquera, qui devient maçon, et épouse en 1916, à l’âge de vingt-neuf ans, María Manuela Emilia del Jésus Gómez Ortiz, âgée de vingt-quatre ans pour sa part, fille et petite-fille de menuisiers, tant du côté paternel que du côté maternel. L’alliance est un peu inégale cependant. Les Gómez sont des petits entrepreneurs depuis plus longtemps que les Foronda, ils ont des livres chez eux, jouent de la musique et boivent parfois du chocolat dans de la porcelaine anglaise style Bristol. Contrairement à mon grand-père Juan Bautista, María Manuela savait d’ailleurs lire et écrire, et elle nourrissait l’ambition de devenir institutrice, ambition vite frustrée par son père qui disait ne pas vouloir d’un époux fainéant pour sa fille. Juan Bautista semblait ne pas l’être. Certes, il était un peu canaille, mais il offrit à sa dévote de femme pour leur mariage un grand chapelet isabélin d’argent doré et aux grains de nacre. Et il avait le sens d’un certain ordre social. À la maison qu’il aurait pu acheter sur la place Gómez Sigura qui était devenue le cœur battant de Cazorla depuis la seconde moitié du xixe siècle, il en préféra une plus excentrée, d’un prix équivalent cependant, dans le prolongement de la rue San Francisco, en contrebas de l’église du même nom, rue Cruz de Orea, car elle lui semblait mieux correspondre à son état de maçon. Dans cette maison, après quatre enfants survivants, seulement des filles (Mercedes, Carmen, Dolores et Antonia), Juan Bautista et María Manuela eurent leur premier garçon le 18 janvier 1932, Juan Antonio, mon père, et le second, mon oncle Paco, trois ans plus tard. Avec ces deux garçons, les Foronda s’orientaient a priori vers la confirmation de leur ancrage dans le monde des métiers à Cazorla, celui de son père avec la maçonnerie pour Juan Antonio, celui de son oncle, grand-père et arrière-grands-pères maternels avec la menuiserie – métier auquel se trouvait rattaché le prénom de Francisco depuis trois générations dans cette branche – pour Paco. Il en fut tout à fait autrement.
25Dans la nuit madrilène du 24 au 25 juillet 2017, à ma table, le long de la bibliothèque du salon, après six heures passées à consulter « mes papiers », c’est-à-dire au fond mes archives du for privé, qu’un historien devant écrire mon histoire ne manquerait pas d’indiquer comme ses sources dans son livre, je pensais tenir mon début. S’il s’agissait de faire l’histoire d’un fils d’immigrés espagnols devenus historien français de l’Espagne médiévale, mon histoire pouvait bien commencer là, autour de l’église San Francisco de Cazorla, avec la rencontre de mes parents. Ma mère habitait en effet dans la rue du même nom, un peu plus haut que mon père, chez un médecin, où elle avait été placée à l’âge de 8 ans par sa mère. Veuve d’un tout petit exploitant agricole père de deux enfants d’un premier lit, et mère de cinq enfants, ma grand-mère en vint en effet à placer ses filles dans des maisons de la bourgeoisie de Cazorla. Dans l’Espagne de l’après-guerre civile où le pain était cher, au moins pourraient-elles ainsi manger à leur faim et seraient-elles éduquées pour satisfaire aux emplois de bonnes auxquels les condamnait leur condition si modeste. Ces bonnes quittaient « leurs » maisons, où elles étaient en général maintenues dans l’analphabétisme, pour se marier. Ma mère resta quinze ans dans la sienne, jusqu’à l’âge de 23 ans. Elle la quitta sans prévenir un soir du début d’avril 1958, au bras de mon père, qui l’emmena chez lui. Cette pratique du rapt en Andalousie est bien connue des anthropologues, c’est la façon qu’avaient les fiancés d’imposer aux familles leur amour en cas de mésalliance ou encore de ne pas avoir à payer la noce. Une messe matinale lavait alors l’honneur supposé souillé, un geste que mes parents accomplirent le matin du 16 avril 1958. Ma mère n’eut de cesse, tant que sa mémoire le lui permit, de rappeler qu’elle s’était « bien mariée », la preuve en étant selon elle la naissance de mon frère aîné, prénommé Juan Antonio comme notre père, plus de dix mois après son mariage, le 22 février 1959. J’avais beau lui dire pour la taquiner que ce n’était guère là une preuve absolue, que l’on pouvait aussi tarder un peu à avoir un enfant, elle n’en démordit jamais. Ne tenais-je pas là le bon début de mon ego-histoire ? Le rituel du rapt me donnait un point de départ un peu romanesque autant qu’il me permettait de mettre en scène mon ascendance gauvardienne, d’évoquer la question de l’honneur, et celle des petites gens plus particulièrement, tant abordée dans le séminaire de Claude que j’avais commencé à fréquenter à partir de 1993-1994, et de faire un peu étalage de mes lectures des anthropologues et des sociologues à partir de cette date. Le pire chez un historien, ce n’est pas l’anachronisme, mais un effet de source dont il n’a pas conscience. Alors que je commençais à écrire ce matin du 25 juillet sur le rapt rituel qui s’était joué en avril 1958 entre les rues San Francisco et Cruz de Orea à Cazorla, lequel ne manquerait pas de me conduire à l’article que j’avais consacré au rapt d’une jeune chrétienne par un membre de la garde maure du roi de Castille à Séville en 1455, je me sentis soudain la victime d’un de ces effets.
26Tous ces papiers me confrontaient à un moment d’une quête d’identité tous azimuts qui avait commencé après la mort de mon père, à une recherche de filiations se nourrissant certes du début de ma formation historienne, mais friande des personnages qui pourraient nourrir un jour mon ambition littéraire. N’étais-je pas à présent la victime des constructions plus ou moins élaborées d’un jeune homme égotiste ? Cette histoire pouvait-elle être le point de départ de celle de mon devenir historien ? J’avais laissé pour le lendemain une pochette et un carnet. La pochette était pleine d’un tas de cartes postales anciennes, une de mes collections d’une plus tendre jeunesse, et elles étaient toutes de Moret-sur-Loing. Quant au carnet, seulement deux pages en étaient noircies. Sur la première, j’avais écrit un titre, le(s) retour(s), et sur la seconde était indiquée une chronologie. Elle commençait le 2 décembre 2008, le jour du diagnostic de l’Alzheimer de ma mère, et elle s’achevait le 9 août 2015, le jour de son admission à la maison de retraite de Cazorla où elle vit toujours. C’était là les jalons d’une desmemoria (dé-mémoire, ou « perte du souvenir », « oubli »). Cet oubli m’avait-il gagné ? Devais-je m’en préoccuper ? Pour l’avoir observé de près, je sais que la desmemoria peut être heureuse car fertile des vies que l’on n’a pas vécues, voire de celles que l’on dérobe aux autres. À un moment donné, l’entourage joue le jeu pour ne pas vous fâcher, c’est commode ! Je suis historien, aussi ne puis-je pas me contenter du choix facile de ce régime mémoriel. Il me faut répondre, non pas tant à l’impératif de vérité, qu’à celui de vraisemblance. J’y manquais en ne me rendant pas compte que si j’avais bien rouvert une route vers un lieu d’origine, et la parcourir m’avait permis ensuite de ramener ma mère au pays – ce dont elle n’a toujours pas conscience, car elle se croit encore en France –, ce voyage-là, je l’avais vécu comme une course vers l’inconnu, un vrai départ en somme. Mon ego-histoire ne pouvait donc pas commencer par un retour en Espagne, ni à Madrid, ni à Cazorla, mais par un retour en France, et d’abord à Moret, qui venait de se rappeler à moi par un petit tas de cartes postales anciennes. Mon goût pour l’histoire et pour l’histoire médiévale m’était vraisemblablement venu là. J’avais donc fait fausse route. J’ai passé dès lors mes journées et une bonne partie de mes nuits du 25 au 31 juillet à revenir sur le droit chemin en organisant mon retour à Moret ; le vrai lieu d’origine de ma vocation historienne ne pouvait être que là.
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