Le moment Blum-Byrnes ou le cinéma français face au libre-échange
Contribution à une archéologie de l’« exception culturelle »
The Blum-Byrnes moment or French cinema in front of free trade. Contribution to an archaeology of the “cultural exception”
p. 123-169
Résumés
L’ambition de cet article est de contribuer à montrer l’importance décisive du « moment Blum-Byrnes » dans la construction de la politique culturelle du cinéma en France et dans une archéologie du principe d’« exception culturelle » sur lequel cette politique s’adosse depuis les années 1990. Pour ce faire, je commencerai ici par analyser comment l’Arrangement Blum-Byrnes confronte le cinéma français aux enjeux et conséquences du libre-échange. Il s’agira de revenir sur l’Arrangement lui-même et le projet politique américain auquel il était intégré, ainsi que sur ses conséquences quant aux conditions de diffusion et de production des films en France. Par cette analyse, mon intention est de mieux saisir l’importance de la rupture provoquée par l’Arrangement dans l’économie du cinéma français après la Seconde Guerre mondiale, l’ampleur de la menace que celui-ci a fait particulièrement peser sur les ambitions artistiques de la production nationale ainsi que, finalement, la pertinence de sa contestation par les acteurs du cinéma français entre 1946 et 1948.
This paper aims to contribute to show the decisive importance of the “Blum-Byrnes moment” in the development of the cultural film policy in France and in an archaeology of “cultural exception” on which this policy has been based since the 1990s. To that end, I will start by analyzing how the Arrangement confronts French cinema with the issues and consequences of free trade. I will return to the Arrangement itself and the American political project to which it was integrated as well as to his consequences on the conditions of films distribution and production in France. My intention is to better understand the importance of the break caused by the Arrangement in the economy of French cinema after the Second World War, the magnitude of the threat posed by the Arrangement on the artistic ambitions of national production and, finally, the relevance of the protest of the Arrangement by the actors of French cinema between 1946 and 1948.
Entrées d’index
Mots-clés : cinéma français, Blum-Byrnes, exception culturelle, libre-échange, Hollywood, politique, économie
Keywords : French cinema, Blum-Byrnes, cultural exception, free trade, Hollywood, politics, economy
Texte intégral
1L’arrangement cinématographique signé en marge des accords économiques franco-américains dits Blum-Byrnes en mai 1946 et les réactions qu’il a suscitées en France semblent aujourd’hui assez bien connus1. On a beaucoup commenté, en particulier, l’arrivée des nombreux films américains sur le marché français qu’il permettait et la mobilisation qui prend corps à partir de l’automne 1947 autour de la création du Comité de défense du cinéma français (CDCF) aboutissant à la renégociation de l’« Arrangement Blum-Byrnes » et au vote de la première loi d’aide à l’industrie cinématographique en septembre 19482. Cette mobilisation est même devenue l’un des principaux jalons de l’histoire culturelle de la France du xxe siècle en tant que puissant symbole de la résistance française à l’hégémonie redoutée de la culture américaine après la Seconde Guerre mondiale [fig. 1]. Dans la continuité de plus récentes réflexions3, cette recherche – dont le présent article livre les premiers résultats – souhaite revenir sur l’Arrangement, ses conséquences et sa réception par les acteurs du champ cinématographique français afin d’en proposer une lecture nouvelle, plus conforme avec l’importance que celui-ci a eue pour ces acteurs et le cinéma français à l’époque, tout en repensant les lieux de la « résistance culturelle » qui a été traditionnellement associée à la mobilisation dans l’historiographie.
Fig. 1 : Manifestation du 4 janvier 1948 à Paris.

Fonds Charles Chezeau, coll. IHS CGT
2L’ambition de cette recherche est de montrer l’importance décisive du « moment Blum-Byrnes » (celui de la signature, de l’application et de la contestation de l’Arrangement) dans la construction de la politique culturelle du cinéma en France et dans une archéologie du principe d’« exception culturelle » sur lequel cette politique s’adosse depuis les années 1990. Il s’agira d’analyser, d’une part, comment ce moment confronte le cinéma français aux enjeux et conséquences du libre-échange désiré par les Américains après la Seconde Guerre mondiale, alors que les films français étaient protégés sur leur marché depuis 1928, et comment il révèle la violence de cette libre concurrence entre Hollywood et la production nationale, sortie très affaiblie de la guerre. D’autre part, après avoir informé les justifications sociales de la mobilisation – qui souhaite en effet défendre un « métier » alors que la baisse de la production qui suit l’ouverture du marché provoque un chômage massif au sein du cinéma français4 –, je propose d’analyser comment le débat et la mobilisation suscités par l’Arrangement se construisent également autour de la défense d’une conception du film comme œuvre d’art et fait de culture face à cet accord commercial de libre-échange, traitant le film comme une « marchandise », et dont les conséquences économiques sont perçues comme menaçant définitivement la qualité artistique des films français5. À la liberté des échanges cinématographiques, il s’agit aussi, en effet, d’opposer la liberté de créer des films qui soient « autre chose que des objets » comme l’affirme Jean Grémillon, cofondateur du CDCF dans une des plus fameuses allocutions de la mobilisation en mars 1948, car, ajoute-t-il, « une forte proportion, relativement, des films fabriqués chez nous, a l’incontestable caractère d’œuvre d’art »6. Cette double opposition, liberté économique/liberté de création et marchandise/art et culture, qui circulait déjà dans les discours sur le cinéma en France avant-guerre7, se condense de manière exceptionnelle après la guerre et fonde la mobilisation face à l’Arrangement. C’est elle qui justifiera le modèle politique créé en France à partir de septembre 1948 pour répondre à cette mobilisation et le principe juridique d’« exception culturelle » construit à l’échelle internationale lors de nouvelles négociations de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) au début des années 1990 pour protéger ce modèle – comme d’autres politiques cinématographiques et audiovisuelles développées ailleurs – face aux nouvelles exigences libre-échangistes des États-Unis8.
3Les interventions du CDCF, créé le 19 décembre 1947 sous l’impulsion de Grémillon, Marcel L’Herbier et Claude Autant-Lara – les deux derniers en seront le président et le secrétaire général – sont explicites. Les premiers textes collectivement produits entre novembre 1947 et février 1948 réunissent les principaux enjeux du débat depuis 1946 et construisent l’argumentation qui se retrouvera tout au long de la mobilisation, et qui sera partiellement réactivée dans les années 19909. Il s’agit bien de défendre un « art » « de premier ordre » dont les œuvres « représentent partout » la France et la « signifient dignement ». Pour le comité, « [l]a France, qui n’a pas tant de moyens de perpétuer son prestige, n’a pas le droit de repousser celui-là », car « produire des films de qualité, en assurer la diffusion, c’est pour un peuple moderne, un des aspects de sa grandeur et de sa vitalité ». Il s’agit de le défendre, car le cinéma français, qui, en 1947, dans la continuité de l’avant-guerre, « méritait les premières places […] aux palmarès de trois festivals internationaux » « est sur le point de disparaître » : « Depuis cinquante ans qu’elle a donné au monde l’invention du cinéma, la France était grande productrice de films. Dès aujourd’hui, elle cesse de l’être » et on ne tourne plus que des « productions hâtives » « qui ne franchiront guère nos frontières, et n’apporteront pas grand’chose au prestige du cinéma français ». Cette disparition s’explique par le « désordre économique intérieur », mais surtout par les « exigences impérieuses d’accords internationaux », d’abord l’Arrangement Blum-Byrnes dont il sera surtout question mais aussi, déjà, le GATT ainsi que la Charte de l’Organisation internationale du commerce (OIC) en négociation courant 1947. Pour le comité, ces accords, au nom d’une considération exclusivement « marchande » du film (selon la position américaine historique), permettent la « libre introduction » des films américains qui « mène fatalement à l’écrasement ou à l’impossibilité d’existence des cinémas nationaux ». Le cinéma français, lui aussi, se meurt de cet « envahissement légal » : « [n]otre marché est faussé par une manœuvre habile qui […] a consisté […] à exploiter astucieusement le mot liberté […] Inondé, littéralement engorgé, la France […] voit son propre marché cinématographique se fermer, tous les jours un peu plus, au film français – qui succombe. » Parce que les gouvernements ont fait preuve depuis des années « sur le plan artistique […] d’un désintéressement total » et n’ont pris aucune des « mesures […] qui, pendant trois ans, leur ont été réclamées unanimement et inlassablement », le CDCF se constitue pour demander à l’État de sauver un « art qui, chez nous, au même titre que dans les autres pays, a le droit de vivre ».
4Mon analyse du moment Blum-Byrnes et de la mobilisation qui prend corps autour du CDCF, grossièrement étayée avec ces quelques propos, s’oppose à la lecture historiographique dominante d’un mouvement avant tout politique qui alignait le débat cinématographique sur des préoccupations extérieures (relevant de la guerre froide) – dans la continuité des discours intéressés de l’époque (les représentants du cinéma américain et les communistes)10. Rappelons que Jean-Pierre Jeancolas considère cette mobilisation comme un « petit amalgame stalinien pour une histoire (simple) de l’après-guerre », une « baudruche qu’il est possible de dégonfler », quand Jacques Portes y voit une « bataille politique » et une entreprise de « désinformation » menées par le Parti communiste français (PCF) dans sa lutte contre l’ennemi américain11. À partir d’une vision partielle des débats et de la mobilisation, cette thèse s’est construite sur la surévaluation de l’intérêt pour la France des accords et de l’Arrangement, ainsi que sur la minoration à la fois des intentions politiques américaines, de l’étendue de la mobilisation12 et, surtout, des conséquences économiques (sur le marché et sur la production) de l’Arrangement qui, selon Jeancolas, n’a pas eu de ce point de vue « l’importance que les contemporains [lui] ont prêtée13 ». Dès lors, les déclarations précitées du CDCF, lorsqu’elles ont été identifiées, ont pu être perçues comme l’enrobage opportuniste de partis pris politiques. Par ailleurs, au sein de cette lecture, les films (américains ou français) ont été pensés comme devant être combattus ou défendus en tant que vecteurs d’une culture nationale dans la lutte à mener contre l’« invasion spirituelle » américaine ou l’« américanisation » de la société française14. Cette vision restrictive de la valeur culturelle du film, qui offre aussi l’intérêt de s’accorder à la doxa de l’histoire de la critique d’après-guerre, supposément dominée par les lectures politiques des films, notamment à l’égard du cinéma hollywoodien, correspond à l’engagement de certains acteurs du débat – notamment des plus engagés à gauche, mais pas seulement –, mais elle est secondaire au sein du cinéma français de l’époque et, surtout, de la mobilisation face à l’Arrangement. C’est de ce point de vue que cette étude souhaite complexifier les objets de la « résistance culturelle » associée à la mobilisation dans l’historiographie, en alliant à la défense d’une culture nationale menacée par la domination de films américains véhiculant une autre culture, assez bien informée aujourd’hui, la défense plus consensuelle du cinéma français comme art et, en tant que tel, élément légitime et autonome de la culture nationale.
5Mon analyse s’oppose également à la vision de la construction de la politique culturelle du cinéma en France, exprimée par les travaux étudiant les politiques publiques du cinéma et de l’audiovisuel comme par les discours officiels (du Centre national de cinématographie, devenu Centre national du cinéma et de l’image animée [CNC] ou du ministère de la Culture). En cohérence, là encore, avec la doxa de l’histoire de la critique et du cinéma français d’après-guerre, ceux-ci distinguent deux temps dans le processus d’institutionnalisation du modèle politique français : un temps industriel et un temps culturel. Ils cantonnent ainsi les revendications politiques et l’action des pouvoirs publics aux motivations d’ordre industriel jusqu’à la fin des années 1950 et la dite « invention » de la politique culturelle par le nouveau ministère des Affaires culturelles d’André Malraux, la création de l’avance sur recettes et l’émergence de la « Nouvelle Vague » pensée comme l’aboutissement en France du processus de légitimation du cinéma comme art. C’est ainsi que s’ouvre par exemple le livre de Frédéric Depétris consacré à la politique du cinéma et de l’audiovisuel en France au « moment de l’exception culturelle » dans un chapitre souhaitant historiciser les débats de la période15. À cet égard, le moment Blum-Byrnes, s’il est souvent salué comme jalon essentiel dans la construction du modèle politique français, ne peut intervenir comme précédent des débats de l’« exception culturelle » qu’en objet de l’opposition entre libre-échange et protectionnisme, sur le seul terrain industriel donc, au mépris des discours de l’époque. Il faut se tourner vers des travaux ne portant pas spécifiquement sur le cinéma – et donc probablement moins influencés par ses historiographies –, mais le considérant parmi les industries culturelles, dans une perspective transnationale et selon une temporalité longue, pour trouver quelques brèves lectures qui redonnent (non sans approximations) au moment Blum-Byrnes une place importante dans l’histoire des relations entre la culture française, le libre-échange et la mondialisation16.
6Dans le présent article, à partir d’un large retour aux sources publiées et non publiées de l’époque et d’une étude inédite des archives du CDCF17, j’analyserai pour commencer cette recherche, à titre de préalable donc, comment l’Arrangement Blum-Byrnes confronte le cinéma français aux enjeux et conséquences du libre-échange. Avant d’étudier de manière approfondie dans d’autres travaux à venir le débat et la mobilisation qu’il a suscités, il s’agira de revenir sur l’Arrangement lui-même et le projet politique américain auquel il était intégré, ainsi que sur ses conséquences quant aux conditions de diffusion et de production des films en France. Par cette analyse, mon intention est de mieux saisir, contre les lectures dominant l’historiographie du cinéma aujourd’hui, l’importance de la rupture provoquée par l’Arrangement dans l’économie du cinéma français après la Seconde Guerre mondiale, l’ampleur de la menace que celui-ci a fait particulièrement peser sur les ambitions artistiques de la production nationale ainsi que, finalement, la pertinence de la mobilisation et de sa lecture du moment Blum-Byrnes.
L’Arrangement au sein de la négociation des accords Blum-Byrnes : une exception libérale
7Comme une partie de l’historiographie l’a montré, la négociation des accords Blum-Byrnes (nommés aussi « accords de Washington ») est placée sous le signe du libre-échange, ceux-ci participant tout à fait du processus de reconstruction libérale des relations internationales voulu par les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale18. Quel est le statut de l’Arrangement au sein de la négociation de ces accords et de ce processus ? Si les accords n’aboutissent pas à des engagements libre-échangistes à court terme de la part de la France, qui souhaite continuer de protéger son économie le temps de sa reconstruction et de sa modernisation, l’Arrangement, signé en marge des accords mais intégré dans leur négociation, instaure une exception pour les films. Cette exception, à l’opposé des ambitions de la future « exception culturelle », confronte sans attendre le cinéma français au libre-échange.
8Ce processus de reconstruction libérale débute durant le conflit par plusieurs accords internationaux et la mise en place du « prêt-bail ». À la fin de la guerre, après les accords fondateurs de Bretton Woods en juillet 1944, et en attendant l’organisation de conférences multilatérales destinées à fixer les modalités de cette libération des échanges, le soutien économique américain aux pays d’Europe contribue à construire ce cadre au service de l’expansion économique des États-Unis et du « monde libre ». C’est ainsi que les accords Blum-Byrnes participent de ce processus. Ils sont signés à Washington le 28 mai 1946 après des négociations engagées à la demande de la France19. Il s’agit pour le pays, sorti exsangue de la guerre, de renégocier, sur le modèle des accords conclus entre les gouvernements américain et britannique le 6 décembre 1945, sa dette extérieure avec les États-Unis et d’obtenir auprès de ces derniers le prêt de nouveaux crédits en dollars dans l’optique de la reconstruction et de la modernisation du pays20. En échange, dans la continuité des accords internationaux signés durant le conflit, la France doit s’engager, comme l’avait fait la Grande-Bretagne – qui en était partie prenante –, à intégrer le système mondial de libre-échange voulu par les Américains. La France doit notamment s’obliger à mettre fin aux conventions bilatérales pour se conformer aux exigences des accords multilatéraux en préparation et à rompre avec le système des contingents d’importation (ou contingentement) protégeant jusqu’ici les marchés nationaux. Aboutir au libre-échange par le multilatéralisme devient après la guerre le cœur de la nouvelle politique économique des États-Unis ; mais cet objectif suscite aussi, pour des raisons économiques et politiques, un large consensus dans la classe politique française depuis les années 1930, dans un contexte européen pourtant marqué par la montée des nationalismes et des protectionnismes. Toutefois, en cohérence avec sa politique alors très interventionniste, le pays souhaite une libération progressive des échanges, qui ne devra avoir lieu qu’au terme d’une période transitoire dédiée à la reconstruction et à la modernisation. L’aide américaine obtenue est finalement très éloignée de celle escomptée par la France et de celle accordée plus tôt à la Grande-Bretagne21. Au printemps 1946, les États-Unis ne voient pas (encore) l’intérêt politique de financer plus largement le redressement des autres pays d’Europe et comptent, s’agissant de leur reconstruction économique, sur les discussions multilatérales à venir22. Quant à eux, au-delà des seuls principes, les engagements français en matière de libre-échange ne sont pas non plus comparables aux britanniques et portent essentiellement sur le moyen terme. Le texte des accords Blum-Byrnes stipule en effet que « le gouvernement français a renoncé définitivement à la politique d’avant-guerre qui consistait à protéger la production française à l’aide de contingents d’importation » mais que la France maintiendra un programme d’importations durant sa convalescence « aussi longtemps qu’il sera nécessaire pour sauvegarder l’équilibre de la balance des comptes et assurer l’exécution méthodique du Plan de reconstruction et de modernisation »23.
9La négociation de l’Arrangement – qui concerne la commercialisation des nouveaux films américains en France après l’interdiction du cinéma américain durant l’Occupation – est entamée à la demande des Français à l’automne 1945 et est intégrée faute d’entente dans les discussions des accords généraux24. Comme en 1936, le cinéma est donc inclus dans les accords commerciaux franco-américains. Les négociateurs français souhaitaient depuis la fin de la guerre revenir sur les dispositions des accords de 1936, lesquels avaient fixé un contingent d’importation annuel qu’ils ne jugeaient plus adapté aux capacités d’absorption du nouveau marché français réduites de moitié en raison de la fin du double programme durant la guerre ainsi qu’aux exigences nouvelles des alliés britannique et soviétique. Les négociateurs américains n’envisageaient qu’un arrangement provisoire, réduisant le contingent fixé avant la guerre – de 150 films américains doublés à 108 –, devant permettre de diffuser leurs nouvelles productions ainsi qu’une part de leur énorme stock de films « invendus » en France depuis l’arrêt des exportations25. À cette exigence, qu’ils considéraient comme tout à fait excessive, les négociateurs français opposèrent rapidement le principe d’un « quota à l’écran » – protégeant les films français durant six ou sept semaines par trimestre –, alors en vigueur en Grande-Bretagne, qu’ils jugeaient plus favorable au cinéma national. D’abord refusé par les Américains – pour des raisons sur lesquelles je reviendrai –, ce principe fut finalement accepté mais dans des proportions moindres. L’Arrangement prévoit finalement de réserver dans les salles françaises à partir du 1er juillet 1946 quatre semaines par trimestre à la production nationale – il s’agira en réalité de la nouvelle production nationale, soit des films de moins d’un an (pour les salles d’exclusivité) ou de trois ans (pour les autres)26 – et de laisser le reste du trimestre l’exploitation libre de sa programmation27.
10Le statut de l’Arrangement au sein de la négociation des accords Blum-Byrnes et du processus politico-économique international alors à l’œuvre est ambigu. Il est surtout présenté en France par les responsables français et américains (conformément aux célèbres propos de Léon Blum28) comme une mesure protectionniste, concédée par les Américains afin de faciliter « la reconstruction de l’industrie française du film, éprouvée par la désorganisation due à l’occupation de la France par l’ennemi29 », suivant en cela, a priori, la position française de libération progressive des échanges. Ces discours rejoignent dans leur justification ceux des responsables politiques français exagérant l’intérêt pour la France des accords Blum-Byrnes. À l’opposé, nombre d’acteurs de la production pourfendent dès mai 1946 un accord commercial ayant sacrifié le cinéma sur l’autel du libre-échange30. Contre la vision protectionniste du discours officiel, reprise ensuite par l’historiographie du cinéma (Portes, Jeancolas), un retour sur les modalités précises de l’Arrangement, bien identifiées à l’époque, suffit à montrer qu’il constitue en réalité l’une des concessions faites par la délégation française à la position générale alors adoptée, et donc l’une des exceptions libérales des accords Blum-Byrnes, conformément à la réception dominante à l’époque au sein du champ cinématographique français. Cette analyse, qui sera plus encore étayée par l’étude du projet politique américain, prolonge d’ailleurs celle des historiens des accords pour qui la principale concession française concerne le cinéma31. En quoi l’Arrangement fait-il donc exception à la position générale adoptée par la France ?
11Premièrement, l’Arrangement entérine la fin du contingentement pour le cinéma dès le 1er juillet 1946 conformément aux ambitions du projet libre-échangiste américain alors que la position défendue par la France se fonde principalement sur le maintien de ce dispositif de contrôle des importations – qui est la mesure protectionniste la plus efficace. La fin du contingentement, qui limite depuis 1928 l’entrée des films sur le marché par le contrôle des visas de censure, permet donc potentiellement à toutes les productions étrangères (pas seulement américaines) d’accéder au marché français. À l’opposé du discours officiel, cette suppression était bien considérée comme une mesure « libérale » par les négociateurs du Quai d’Orsay, favorables, dans le principe, au libre-échange comme tant d’autres responsables politiques français, puisque la protection envisagée en lieu et place (quotas de projection), en ne portant que sur 16 semaines par an, devait laisser durant 36 semaines de « libre concurrence » le film français sans aucune protection face aux productions étrangères32. Avec l’Arrangement, la protection des films français sur leur marché premier devient donc intermittente. C’est bien ainsi qu’il est reçu par la Motion Picture Association of America (MPAA), qui considère après Blum-Byrnes le marché français comme « libre », à l’instar du marché britannique33.
12Deuxièmement, la protection apportée temporairement par le quota est très faible. D’abord, parce que, contrairement au quota britannique (20 % des programmes), le nombre de semaines de protection du quota français (quatre semaines, soit 31 % des programmes) est très inférieur aux parts de programmation des nouveaux films français avant-guerre – évaluées aux alentours de 65 %, j’y reviendrai, ce qui correspondrait plutôt aux sept semaines réclamées en sus du contingent par les syndicats de la production34 – et qui étaient nécessaires à l’amortissement de la production nationale. Ensuite, parce que ce quota inédit en France, en intervenant au stade de la diffusion en salles, contrairement au contingent d’importation, est difficile à faire appliquer. Faute d’expérience des pouvoirs publics, à un moment où la politique française du cinéma balbutie, et de moyens de contrôle conséquents, il reposera pour une grande part sur le comportement des diffuseurs privés (distributeurs et exploitants) dont les intérêts commerciaux peuvent s’opposer au respect de la réglementation. Ainsi, au-delà des dispositions légales du texte, déjà fort peu protectrices, l’Arrangement installe un libre-échange de fait qui voit l’État déléguer au marché la régulation de la programmation des films étrangers et la protection de la production nationale35.
13Troisièmement, la très faible protection instaurée par l’Arrangement est dégressive et transitoire, envisagée d’emblée comme devant disparaître au bout de quatre ans seulement36. Il y est prévu en effet que si les films français occupent à l’issue d’une période de deux années une place égale ou supérieure à une moyenne de cinq semaines par trimestre (38 % des programmes), le quota sera réduit à trois semaines au lieu de quatre, avant de disparaître complètement si cette place se maintient durant une nouvelle période de deux ans. Le texte stipule qu’« il n’y aura dès lors aucune restriction à l’importation en France de films américains et aucune autre limitation à la projection en France de ces films, que celles qui viseraient également les films français » et conclut : « Le gouvernement des États-Unis constate avec satisfaction qu’en prenant ces nouvelles mesures, le gouvernement français envisage l’élimination complète de toute protection pour le moment où l’industrie française du film aura recouvré son pouvoir de concurrence. »37 En considérant le niveau de la programmation nationale d’avant-guerre, ces dispositions engagent concrètement la France à éliminer toute protection de sa production nationale à partir de septembre 1950. En actant de façon concrète, précise et datée la fin de cette protection, l’Arrangement Blum-Byrnes va bien au-delà de l’accord cinématographique entre les États-Unis et la Grande-Bretagne de 1938 – qui comporte en outre un quota obligeant les distributeurs à proposer un certain nombre de films britanniques – et de celui négocié au même moment en Italie – qui n’est que provisoire. Il est exceptionnellement libéral de ce point de vue et au regard de l’importance du marché français pour le cinéma américain – son deuxième marché en Europe – et de la production française – première concurrente d’Hollywood dans le monde avant-guerre.
Le marché français sous le régime du libre-échange : le large recul du cinéma national face au cinéma américain
14L’Arrangement Blum-Byrnes confronte donc dès juillet 1946 le cinéma français au nouvel ordre économique mondial que doit être le libre-échange38. Comment cette rupture majeure se concrétise-t-elle sur le marché français du film ? Comme nombre d’acteurs le remarquent, à commencer par le CDCF, l’Arrangement, en « ouvrant toutes grandes les écluses de l’importation39 », modifie grandement la situation du marché par rapport à ce qu’elle était avant la guerre sous le régime du contingentement. Au cours de 1947, première année complète après la signature de l’Arrangement, le marché français est envahi de films étrangers doublés et principalement de films américains, qui exercent une domination dans l’offre de nouveaux films inédite depuis le parlant. Cette domination et la trop faible protection des films français par le nouveau quota à l’écran provoquent un large recul du cinéma français face au cinéma américain par rapport à l’avant-guerre.
15En 1947, en plus des 86 films français, 228 films étrangers doublés (ou « parlant français ») sortent à Paris (dont 176 américains)40. Cela représente une baisse somme toute légère par rapport à 1938 (122 films français, 221 étrangers dont 169 américains41) mais, rappelons-le, les capacités d’absorption et besoins du marché ont été réduits au moins de la moitié entre 1938 et 1947 par la fin du double programme42. Si l’on considère les capacités et besoins du nouveau marché français (entre 160 et 180 films43), l’offre de nouveaux films en 1947 (314) devient largement excessive. Cette situation est nouvelle car le contingentement régulait le nombre de films exploités en fonction des capacités et besoins. Les productions françaises en sont en partie responsables – leur nombre n’ayant pas réduit de moitié, contre les prévisions de l’après-guerre. Mais, ce sont avant tout les films étrangers doublés (américains, britanniques et italiens essentiellement), maintenant autorisés à être distribués librement, qui provoquent cet excès et, d’abord, les productions américaines, dont le nombre augmente même par rapport à 1938. Entre 1938 et 1947, leur part parmi les nouvelles sorties passe de 49 % à 56 % alors que celle des films français baisse de 35 % à 27 %. Ce rapport de force est inédit depuis le passage au parlant et évoque la domination américaine qui a précédé et justifié l’adoption du contingentement en 1928 (63 % en 1927) même si la disparition du concurrent allemand laisse au cinéma français une place plus avantageuse qu’à ce moment44. En outre, la pression exercée sur le marché par les films américains est encore accentuée par les nombreux visas (80) accordés en 1947 à des films doublés non distribués durant l’année faute d’écrans mais bien disponibles45. Le marché français en 1947 est envahi de nouveaux films étrangers doublés, surtout américains.
16Ce nouveau rapport de force s’explique par l’attitude des distributeurs qui ont profité de la liberté des importations instaurée par l’Arrangement pour proposer massivement des films américains doublés, à commencer par les huit studios-distributeurs hollywoodiens. S’ils se sont engagés tacitement à limiter le nombre de leurs exportations (à 124 films par an)46, il ne s’agit pas là de la grande concession que l’on présentait alors au regard de leurs exportations d’avant-guerre (117 films finalement envoyés en 1947 contre 149 en 1938). Leurs envois passent donc outre la fin du double programme et représentent alors presque 70 % de la capacité d’absorption du nouveau marché français telle que la MPAA l’estime pour la saison 1946-1947, soit des ambitions inaccessibles depuis l’instauration du contingentement. Hollywood pouvait difficilement envoyer plus de films sans fragiliser leur succès commercial. Il s’agit pour les studios d’amortir le mieux possible leur « stock de guerre » mais également, on le verra, d’étendre leurs positions par rapport à l’avant-guerre, fort du nouveau régime d’importation. Pour cela, les studios ont de nombreux atouts qui rendent peu utile la pratique du dumping si redoutée dans un contexte de libre-échange et si décriée alors47. Ils peuvent s’appuyer sur la puissance déjà bien établie de leurs filiales de distribution, face à des distributeurs et exploitants français fragiles, car surtout indépendants, leur permettant d’accéder aux meilleures salles et d’employer leurs agressives méthodes commerciales comme le block booking, qui permet d’imposer aux exploitants certains films, ou la sortie en exclusivité multiple (Tarzan Triumphs de William Thiele en 1943 ; ou Dumbo de Ben Sharpsteen en 1941). Pour vendre leurs films les plus porteurs dans les meilleures conditions, ils peuvent aussi, et surtout, compter sur la demande du public français, sevré de films américains durant la guerre, et donc des exploitants. Les rares données disponibles montrent que les films hollywoodiens sont distribués selon les pratiques habituelles de l’avant-guerre – soit à des coûts légèrement moins élevés que les nouveaux films français qui avaient en général plus de succès48.
17L’attitude opportuniste des distributeurs français sera souvent dénoncée par le CDCF. Elle joue effectivement un rôle déterminant dans l’envahissement du marché par les films américains49. À partir de la signature de l’Arrangement, ceux-ci ont acquis et doublé hâtivement de nombreuses productions étrangères afin de les mettre sur le marché courant 1947. Au cours de l’année, 179 films étrangers doublés sont présentés à la censure par des distributeurs français et 111 sortent à Paris (contre 83 en 1938)50. Ces films sont surtout américains : 105 présentés à la censure et 59 distribués, ce qui représente un tiers des sorties américaines en 1947. Il s’agit des films des producteurs indépendants qui n’atteignaient que marginalement le marché français sous le précédent régime d’importation (moins de 20 par an) et peuvent désormais y accéder grâce aux distributeurs locaux51. Ces titres sont pour la plupart anciens – un tiers date de l’avant-guerre – et de qualité inférieure, proches de ceux qui étaient auparavant destinés aux premières parties de programme – souvent des films d’action comme les westerns alors très présents. Le dumping concerne ces films qui, pour la plupart, n’ont pas été produits pour le marché européen et peuvent être commercialisés à des conditions avantageuses pour les distributeurs et les exploitants – comparables à celles des premières parties avant-guerre52. Certains distributeurs profitent pleinement de la nouvelle réglementation en proposant une grande quantité de « doublés », comme l’Association internationale cinématographique (AIC) louant plusieurs productions Monogram très programmées à Paris. De nombreux autres intègrent un ou plusieurs films américains à leur catalogue pour prendre leur part de ce nouveau marché ou limiter l’incertitude de leur activité à un moment où les débouchés se raréfient (tels Discina, Corona ou Les Films Richebé), voire pour la maintenir face à la chute de la production nationale. Les distributeurs français, au fil de l’année 1947, ont acquis un nombre de films américains sans rapport avec la taille du marché, dont beaucoup ne seront finalement pas exploités faute d’écrans disponibles pour ce type de bandes53.
18Même si les sources manquent54, il est possible de constater en 1947 un large recul du cinéma français face au cinéma américain en termes de programmation par rapport aux tendances d’avant-guerre – qui paraissent se prolonger après-guerre jusqu’à l’arrivée des nouveaux films étrangers55. Le Centre national de la cinématographie et la presse corporative indiquent par exemple que la part des films français dans la programmation parisienne – qui représente à l’époque près d’un tiers des entrées nationales et constitue la référence dans le débat, faute de données à l’échelle du pays – passe de 45 % au cours des deux derniers trimestres de 1946 à 39 % de janvier à septembre 1947 (contre 49 % pour les américains), alors que les nouvelles sorties d’Hollywood continuent d’affluer jusqu’à la fin de l’année56. Il s’agit en outre d’une estimation basse puisque ces statistiques ont été produites en l’absence de nombreuses déclarations de recettes (13 % manquent encore à ce moment), laquelle est probablement justifiée, au moins partiellement, par le non-respect du quota à l’avantage des films américains57. La part des productions françaises dans la programmation nationale avant la guerre étant régulièrement située aux alentours de 65 %58, on peut raisonnablement estimer, à titre tendanciel, que celle-ci recule en 1947 d’au moins 20 % sur le marché national, au profit, essentiellement, du cinéma américain. L’Arrangement n’est pas seul en cause. L’analyse doit prendre en compte la forte demande de films américains, dont les qualités étaient déjà appréciées avant-guerre et qui arrivent sous la forme d’une prestigieuse sélection59. Il restera également à étudier de ce point de vue les conséquences probablement non négligeables du passage au simple programme dans ce nouveau contexte de libre concurrence. Toutefois, ce large recul du cinéma français dépend d’abord de la domination exceptionnelle des films américains dans l’offre et de la trop frêle protection des films français par le quota à l’écran, lequel est, on l’a dit, sans rapport avec la programmation d’avant-guerre… et insuffisamment respecté de surcroît.
19Si la mauvaise application du quota à Paris et en province est souvent commentée par les acteurs de l’époque – y compris par Michel Fourré-Cormeray, premier directeur général du CNC 60 ! –, les données proposées sont rares car le sujet est sensible. à défaut d’une étude détaillée des programmes, je m’appuierai sur les relevés de programmation et d’infractions à Paris par la presse corporative et le CNC ainsi que sur le sondage de la programmation parisienne, afin d’obtenir une tendance. Ces éléments permettent déjà de constater que, entre octobre 1946 et juin 1947, à Paris, au moins 800 semaines sont injustement attribuées à d’autres films que ceux de la nouvelle production nationale (films étrangers et films français hors quota), ce qui ampute d’environ 6 % la part de cette dernière dans la programmation de la période (42,7 %). Et il s’agit encore d’une estimation basse, puisque partiellement formulée à partir des déclarations de recettes alors dûment envoyées au CNC. En outre, l’étude de la programmation parisienne en 1947 montre que les salles d’exclusivité sont celles qui proposent le moins de films français comptant pour le quota – durant le dernier trimestre 1946-1947, par exemple, 60 % d’entre elles sont en infraction contre 34 % pour l’ensemble des salles considérées –, et que ce sont celles aux recettes les plus importantes (des grands boulevards ou des Champs-Élysées) qui commettent le plus d’infractions : onze d’entre elles ne présentent aucun film français du trimestre, dont le César et le Biarritz appartenant pourtant au circuit administré par l’État 61! Si l’on en croit la presse corporative, ces tendances semblent être plus fortes encore en province où l’application du quota n’est presque pas surveillée en 1947. Les exploitants s’expriment régulièrement dans l’année contre ce dernier, par conviction libérale ou en arguant l’impossibilité de le respecter faute de pouvoir accéder aux films français. Cet argument est peu convaincant en général au regard de l’offre disponible62 et au vu des salles qui semblent surtout avoir été en infraction. Si les plus modestes ont pu souffrir de la domination des distributeurs américains, la plupart des exploitants, comme les distributeurs français, ont cherché, à la faveur du nouveau régime d’importation, à profiter du retour attendu des films américains, disponibles en grande quantité et dans des conditions habituellement plus favorables, voire beaucoup plus favorables (pour les bandes anciennes) que les films français.
20Les pouvoirs publics, de leur côté, n’ont pas fait respecter ce nouveau quota et ont abandonné globalement la régulation des films étrangers sur le marché français aux diffuseurs, probablement par adhésion aux vues libérales et complaisance à l’égard des Américains, dans la continuité de la négociation de l’Arrangement, mais aussi faute d’expérience et de moyens. Ainsi, le CNC, qui ne démarre son activité que début 1947, ne parvient pas durant l’année à limiter le block booking63 ni la circulation des films trop anciens distribués par les sociétés françaises alors qu’un décret existait pour cela depuis juillet 1945 et aurait pu être aisément adapté aux conditions de l’Arrangement64. Le CNC, qui doit déjà s’atteler durant ses premiers mois à l’organisation d’un contrôle des recettes mal accepté par les exploitants, se révèle surtout incapable de veiller à l’application du quota dans les salles parisiennes et plus encore en province. Il faut attendre février 1948, dix-huit mois après l’entrée en application de l’Arrangement, pour que les contrôles soient renforcés ; et c’est une réaction à la mobilisation autour du CDCF, qui n’épargne ni les exploitants ni le CNC. En mars 1948, le CNC publie alors une première liste de sanctions65, et le gouvernement annonce l’augmentation des effectifs engagés dans le contrôle, leur soutien par les préfectures et la fiscalisation des bordereaux de recettes66.
21Dans la continuité de l’avant-guerre, et sur un marché de l’exploitation florissant – avec une fréquentation record depuis l’avant-guerre et plus atteinte depuis –, de nombreux films français ont eu du succès en 1947, à l’instar du Silence est d’or (René Clair, 1946) et du Diable au corps (Claude Autant-Lara, 1946), grâce, notamment, à la préférence nationale du public – bien connue pour cette période. La moyenne de fréquentation des films français dans les salles d’exclusivité est ainsi bien plus élevée que celle des films américains67. Toutefois, la production nationale, globalement, a beaucoup souffert face à l’afflux des films américains, dont plusieurs, comme The Best Years of Our Livres (William Wyler, 1946), connaissent aussi un grand succès. Selon des statistiques nationales produites par le CNC en 1950, les films français (comptant ou non pour le quota) captent 47 % des recettes au cours des saisons 1946-1947 et 1947-1948, contre 42 % pour les américains68. Cette part tombe à 44 % pour la seule saison 1947-1948 et est probablement encore inférieure pour 1947 – au vu de l’offre américaine au premier semestre 1947 et du renforcement du quota lors du second semestre 1948 –, se rapprochant plus sûrement des estimations du CNC à Paris (40 % contre 50 %)69. En considérant ses parts de recettes habituelles avant la guerre – que prolongent, semble-t-il, celles de l’immédiat après-guerre –, estimées généralement entre 65 % et 70 %70, le recul du cinéma français est très important : celui-ci a abandonné en 1947 au moins 25 % des recettes nationales par rapport à l’avant-guerre, quasi exclusivement au cinéma américain qui, lui, a doublé ses parts de marché.
L’Arrangement Blum-Byrnes ou le libre-échange au service de l’expansion d’Hollywood
22À l’automne 1947, on aurait pu penser que l’état du marché n’était que conjoncturel et que la situation de concurrence, une fois les « stocks de guerre » américains écoulés et les diffuseurs français encadrés, allait se rééquilibrer au profit du cinéma national pour se rapprocher de celle d’avant-guerre. Ce n’a pas été le cas, et on considérait largement au sein du débat français que cette situation allait être durable, comme je propose également de le penser. Pourquoi ? D’une part, parce que le quota à l’écran était trop faible – comme nous venons de le voir –, au regard des parts de marché antérieures et de la fragilité de la production alors – j’y reviendrai – et allait être encore abaissé dès juillet 1948 avant de disparaître deux ans plus tard. D’autre part, parce que les intentions expansionnistes d’Hollywood en France et en Europe, redoutées dès avant la fin de la guerre, apparaissaient plus clairement depuis les accords Blum-Byrnes et semblaient indissociables du programme libre-échangiste américain, qui entrait alors dans une phase plus active courant 1947. L’Arrangement Blum-Byrnes doit être pensé au sein du projet politique américain d’après-guerre qui visait à imposer, à la faveur de la nouvelle hégémonie des États-Unis, la libre circulation des films en standard international au service de l’expansion économique d’Hollywood. Au-delà de l’Arrangement, c’est contre ce projet que se construit la mobilisation autour du CDCF.
23L’expansionnisme d’Hollywood après la Seconde Guerre mondiale est bien connu. Les studios américains, dont les revenus provenaient largement de l’exportation avant la guerre71, partent à ce moment à la reconquête des marchés (surtout européens) fermés à leurs productions durant le conflit72. Le rapport présenté lors de l’assemblée générale de la MPAA en mars 1946, largement tourné vers l’expansion du cinéma américain dans le monde, permet d’en préciser les enjeux73. Au-delà de la compensation du raisonnable manque à gagner représenté par le stock de films non distribués sur ces marchés durant la guerre74, il s’agit surtout pour les studios de retrouver rapidement la place qu’ils occupaient avant la guerre, face à des concurrents britannique, français et soviétique pris très au sérieux, et de continuer l’expansion amorcée dans la seconde moitié des années 1930 après le recul dû au passage au parlant et à la montée des protectionnismes. Le défi commercial est de taille puisque l’après-guerre voit la fragilisation des principaux concurrents d’Hollywood mais promet aussi le maintien voire le durcissement pour ces raisons économiques75, et pour d’autres plus politiques – on le verra pour la France –, des barrières érigées avant-guerre et notamment en Europe. En outre, le marché européen d’Hollywood s’est notablement réduit durant la guerre avec la fin du double programme dans plusieurs pays importants. Pour faire face à ce défi, Hollywood se réorganise durant l’été 1945. À la tête de la Motion Picture Producers and Distributors of America (MPPDA), Will H. Hays est remplacé par Eric Johnston, président de la Chambre de commerce des États-Unis, très impliqué durant la guerre dans l’organisation du commerce international américain. L’association, rebaptisée MPAA, crée d’emblée une nouvelle entité, la Motion Picture Export Association (MPEA), qui doit seconder son service international en assumant l’exportation des films des studios sur les marchés difficiles d’accès – tels les marchés de l’URSS et des pays sous son influence.
24Surtout, pour lutter contre les protectionnismes et assouvir ses velléités expansionnistes, Hollywood entend bien profiter de la nouvelle hégémonie des États-Unis dans le monde d’après-guerre. Cette lutte était déjà au cœur de la mission du service international de la MPPDA et pouvait s’appuyer sur l’aide des gouvernements américains depuis les années 1920 ; mais, dans le nouveau contexte international de 1945, Hollywood peut compter sur un soutien politique plus fort encore, déjà réclamé par les studios durant la guerre. Celui-ci passe par l’intégration du cinéma – en tant que média, au même titre que la presse et la radio – dans le cadre de la politique d’instauration du libre-échange alors menée par le gouvernement76. Pour ce dernier, l’expansion hollywoodienne n’est pas seulement en jeu : les médias américains, en diffusant l’American Way of Life, ont aussi une fonction économique. Les films sont notamment considérés depuis les années 1920 comme les meilleurs représentants commerciaux des produits américains et ceux-ci doivent œuvrer également à l’exportation du modèle économique des États-Unis (« trade follows the film »)77. Dans le rapport présenté lors de son assemblée générale, la MPAA se réjouit de cette politique du Free Flow of Information, ratifiée par le Congrès dès avant la fin de la guerre, qui, conformément à ses revendications, doit permettre de renforcer les exigences libérales américaines en matière de cinéma dans ce contexte difficile :
La politique de libre-échange des médias de notre gouvernement est, donc, un atout puissant dans la situation hautement concurrentielle à laquelle est confrontée l’industrie américaine. Nous attendons de cette politique qu’elle soit poursuivie avec vigueur et appliquée dans les nombreux traités et accords commerciaux devant être négociés avec des pays étrangers78.
25Dans ce but, entre la fin de la guerre et mars 1946, le service international de la MPAA communique au département d’État les exigences nouvelles d’Hollywood dans 21 pays, dont la France79.
26Signé quelques semaines après l’assemblée générale de la MPAA, l’Arrangement Blum-Byrnes peut être considéré comme le premier grand résultat de ce projet politique américain – après une vaine tentative lors des négociations du prêt-bail britannique dès avant la fin de la guerre80. L’inclusion du cinéma dans la négociation des accords a lieu à l’initiative du département d’État, conformément aux demandes de la MPAA81. Dans la continuité des package deals négociés avant-guerre – en France, par exemple, les accords de 1936 –, cette inclusion permet aux Américains de formuler, face à la situation de dépendance économique de la France, des exigences renforcées et manifestement expansionnistes : soit un contingent leur assurant une part dans l’offre de nouveaux films inégalée depuis le parlant (60 %), en attendant la standardisation du libre-échange des médias souhaité par le gouvernement ; soit, sans attendre, l’ouverture du marché, avec un quota à l’écran faible et surtout temporaire – qui leur apportera une domination comparable durant deux ans et qui aurait été probablement supérieure une fois le quota réduit puis disparu82. Au-delà des espoirs placés par les Américains dans cette négociation – l’aide économique en jeu pour la France était faible et les dispositions concernant le cinéma ne devaient être que provisoires –, l’Arrangement Blum-Byrnes acte l’ouverture de leur deuxième marché en Europe, protégé depuis 1928, et la fin de toutes restrictions sous quatre ans. Alors que la MPAA s’inquiétait des projets discutés en France depuis la fin de la guerre (j’y reviendrai), l’Arrangement abat le premier et principal rouage de la jeune politique française du cinéma et rend possible une forte expansion américaine – au détriment d’une production française envisagée alors comme réduite de moitié par rapport à l’avant-guerre ! En décembre 1946, les représentants de la MPAA et des studios réactivent leurs sollicitations politiques dans une commission du Congrès chargée d’examiner les moyens de soutenir l’expansion internationale d’Hollywood83. Dans les déclarations des cadres de la MPAA et du département d’État, l’Arrangement apparaît logiquement comme un grand succès et, au-delà, comme une sorte de modèle pour le projet politique américain, tant par la méthode adoptée que par les résultats obtenus84.
27C’est sur ce modèle que la MPAA et le département d’État envisagent effectivement les futurs accords bilatéraux devant être signés en Europe pour les marchés qui n’étaient pas ouverts avant la guerre comme l’Espagne et surtout l’Italie – troisième débouché européen du cinéma américain –, et pour le marché britannique, qui était son premier marché d’exportation, pour lequel l’accord en vigueur expirait en 1948. Ces trois négociations n’aboutissent pas avant la fin de l’année 1946, marquée par une nouvelle montée en Europe, face à la domination américaine, des mesures protectionnistes (Portugal, Espagne, Pays-Bas) et des mécontentements (Italie, France, Grande-Bretagne). C’est dans ce contexte que la commission spéciale du Congrès a lieu, en décembre 1946, et que l’accord français est salué. Conformément aux revendications formulées dans cette commission, la pression politique américaine se renforce à partir du début de l’année 1947. Elle s’appuie sur une relation encore plus rapprochée avec la politique du département d’État, dont trois hommes intègrent la MPAA à des postes clés – le secrétaire d’État James F. Byrnes, signataire des accords franco-américains, après son remplacement par le général Marshall, Gerald Mayer et Frank McCarthy, proche collaborateur de George Marshall durant la guerre85 –, département d’État qui, à partir du printemps 1947, prépare le programme d’aide économique américain aux pays d’Europe connu sous le nom de plan Marshall. C’est en juin et juillet 1947, alors que ce dernier est dévoilé puis que s’ouvrent à Paris les discussions devant le préparer, que l’état-major de la MPAA choisit de mener son nouveau cycle de négociations bilatérales en Europe, visitant dix pays – dont sept accepteront l’aide de Washington. La libre circulation des films américains partout réclamée semble alors peu dissociable de l’aide à venir, notamment dans les propos de Johnston, nouvel « ardent défenseur du plan Marshall86 ».
28Les modalités obtenues par les Américains dans l’Arrangement Blum-Byrnes deviennent même à ce moment le nouveau standard que souhaitent imposer au monde le département d’État et la MPAA via les accords multilatéraux en cours d’élaboration sous l’égide des Nations unies. Face à la complexité des négociations engagées en Europe depuis la fin de la guerre, les Américains font en effet pression à partir de la seconde moitié de l’année 1946 pour intégrer dans ces accords le libre-échange des films (et des médias). Cette pression s’exerce au sein de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), installée depuis la fin de l’année 1945 à Paris, où les Américains n’hésitent pas à instrumentaliser les motivations culturelles de la nouvelle institution pour faire accepter une position qui est d’abord au service de leurs ambitions économiques87. Mais elle s’exerce surtout dans le cadre de la mise en place de la future OIC qui doit être l’un des piliers de la reconstruction libérale d’après-guerre et qui leur apparaît comme le meilleur endroit pour imposer le libre-échange des films (et des médias)88. La tournée européenne de la MPAA à l’été 1947 passe donc également par Genève où le département d’État participe aux négociations de l’accord devant préparer la charte de l’OIC (le GATT). Comme l’a montré Ian Jarvie, malgré l’opposition de la Grande-Bretagne, dont le marché était la principale cible des États-Unis et avec qui les négociations bilatérales étaient bloquées, et face au complet désintérêt de la France qui avait déjà accepté le libre-échange pour le cinéma89, la délégation américaine parvient alors à limiter les mesures protectionnistes en matière de films aux seuls quotas de projection temporaires sur le modèle de l’Arrangement. En novembre 1947, alors que s’ouvrent les négociations de La Havane devant aboutir à la charte de l’OIC, les Américains ont donc réussi à inclure dans ce texte fondateur du libre-échange, dans une grande discrétion, l’interdiction pour les pays intégrant l’organisation – ils seront 55 au printemps 1948 – de continuer à protéger leur industrie cinématographique par le biais de contingents d’importation, de taxes sur les films étrangers ou de quotas de distribution. En outre, le texte stipule que les quotas de projection ne pourront être supérieurs au taux de programmation du premier semestre 1947 – équivalent à cinq semaines pour la France –, ce qui protège en quelque sorte les parts de marché conquises, notamment en Europe, par le cinéma américain dans le contexte particulier de l’immédiat après-guerre90.
29Le projet politique américain est bien identifié en France en 1947 et redouté par une bonne part du champ cinématographique. Dès la fin de l’année 1946 et la première tournée européenne de Johnston, l’action de la MPAA est couramment associée à une croisade pour obtenir « la suppression totale de toutes les sortes de restrictions commerciales qui existent en Angleterre et sur le continent à l’égard du film américain91 » selon les journaux français citant Johnston. L’Écran français s’inquiète comme d’autres des déclarations agressives du président de la MPAA dans la perspective d’hypothétiques nouvelles négociations avec les États-Unis : « Il ne semble pas que sa venue doive améliorer le sort fait au cinéma français lors des accords de Washington92. » Début 1947, Le Film français rend compte des revendications d’Hollywood à la commission spéciale du Congrès93 et, le mois suivant, L’Écran français s’inquiète une nouvelle fois face à la nomination de McCarthy : « La pression du gouvernement américain pour faciliter une mainmise d’Hollywood sur le cinéma européen (déjà visible dans les accords Blum-Byrnes […]) pourrait encore augmenter94. » Les craintes de L’Écran français, qui rassemble alors des critiques d’orientations politiques diverses et qui est proche des professionnels de la production, sont représentatives de la réception par ces derniers – et d’autres, à commencer par les critiques – de cette pression qui est de plus en plus associée, courant 1947, à une ambition impérialiste et donne à penser que les conditions réservées aux films français en France ne pourraient s’améliorer à court terme, voire qu’elles pourraient encore s’aggraver. Malgré la discrétion de la victoire américaine lors de la négociation du GATT, sa signature par la France à la rentrée 1947 a pu confirmer cette crainte puisqu’elle entérine les conditions de l’Arrangement en réduisant désormais la marge de manœuvre française, dans un contexte marqué par la nouvelle dépendance aux subsides américains ainsi que par un virage libéral de la politique française et d’une partie du champ cinématographique – au sein du patronat et de l’exploitation. C’est ainsi que, en novembre 1947, La Cinématographie française, relais de ces derniers, après avoir beaucoup médiatisé les déclarations de Johnston durant l’année, se réjouit du succès américain à Genève qui permettra selon elle d’interdire sous peu les contingents d’importation, les quotas de distribution, les surtaxes des films étrangers et même le soutien aux productions nationales… autant de mesures réclamées par les acteurs de la production depuis plusieurs mois et bientôt revendiquées par le CDCF qui se construira explicitement contre le projet libre-échangiste américain – en dénonçant, au-delà de l’Arrangement Blum-Byrnes, les accords de Genève et de La Havane.
L’échec d’une politique de défense du cinéma français comme art et fait de culture
30Courant 1947, en France – comme dans les autres grands pays producteurs de films –, la crainte inspirée par le projet américain et la mise en cause de ses visées impérialistes renvoient aux conséquences de ce dernier sur la production nationale qui souffre déjà beaucoup à ce moment de la percée américaine (j’y reviendrai). La mobilisation face à l’Arrangement Blum-Byrnes se construit autour de la défense de cette production menacée par l’ouverture de son premier marché, en tant qu’industrie et, on l’a dit, en tant qu’art et fait de culture puisque la liberté des échanges cinématographiques y est explicitement opposée à la liberté de créer des « œuvres d’art » plutôt que des « objets ». À cet égard, la crainte se double d’une grande déception face à l’évolution de la jeune politique française de cinéma depuis la Libération. Courant 1947, cette dernière a en effet peu à voir avec le modèle politique ardemment revendiqué dans l’immédiat après-guerre par les professionnels de la production – et d’autres, comme les critiques, très engagés dans ce débat – pour défendre le « caractère d’œuvre d’art » des films français face au retour du libéralisme économique et à la domination américaine annoncée. L’engagement, les discours et les revendications du CDCF en 1948 s’inscrivent dans la continuité de ces attentes et de ce projet politique avorté.
31Dans l’immédiat après-guerre, le soutien de l’État au cinéma est vivement débattu en France. Ce soutien converge alors vers l’activité de production et trouve surtout des justifications d’ordre artistique (la qualité des films) plutôt qu’économique. Au sein de ces débats, la liberté économique est ouvertement considérée par la plupart des acteurs de la production – et leurs relais dans la presse – comme une menace pour la liberté de création et donc pour la qualité des films français et leur caractère d’œuvre d’art. Dès ce moment, le soutien de l’État à la production est donc revendiqué au nom de la double opposition, liberté économique/liberté de création et marchandise/art et culture, sur laquelle se fondera la mobilisation face à l’Arrangement. Le modèle politique envisagé rompt alors avec le libéralisme en vigueur en France avant-guerre et s’oppose complètement à l’axiome libéral dont les représentants du cinéma américain avaient fait depuis les années 1920 leur discours de lutte contre les protectionnismes95. C’est ainsi qu’est construit le programme de renaissance du Comité de libération du cinéma français (CLCF), organe issu de la Résistance et principal acteur de la réorganisation du cinéma français libéré à partir d’août 1944, qui compte les membres les plus engagés à gauche de la profession. Le CLCF, avec l’Union du spectacle, revendique devant les États généraux de la Renaissance française une « politique du cinéma nettement définie » pour « protéger » le cinéma français en tant que « création artistique », vecteur de « notre esprit, notre culture, notre pensée », et non seulement en tant que « marchandise », de la menace des concentrations économiques (« trusts ») « au nom de la liberté de pensée et d’expression »96. À ce moment, les metteurs en scène français les plus considérés – et pour la plupart moins à gauche que les membres du CLCF – revendiquent aussi individuellement ce modèle politique en des termes qui annoncent, comme le programme du CLCF, les discours du CDCF entre 1947 et 1948. Parmi eux figurent Christian-Jaque, Jean Delannoy ou Marcel Carné mais également L’Herbier et Autant-Lara, deux des principaux animateurs de la lutte aux côtés des membres du CLCF (Grémillon, Louis Daquin, Jean-Paul Le Chanois ou Pierre Laroche). Ainsi, Autant-Lara fait-il dès la fin de l’année 1945 du « libéralisme sans esprit » « le pire danger pour un art qui ne demande qu’à vivre et à affirmer des qualités propres à notre génie national », un « merveilleux véhicule de la pensée, un admirable moyen de diffusion, un très bel outil de cette grandeur dont on se réclame tant »97. Le programme de « Défense et d’illustration du cinéma français » ébauché par L’Herbier en avril 1945 pour soutenir cette « grandeur cinématographique française » procède à la synthèse de ces discours et revendications98. Il appelle à une politique du cinéma capable de s’opposer à la « liberté sacrée du commerce » pour défendre les meilleurs créateurs qui « doivent non seulement être maintenus dans leur activité, mais encore aidés ». Il dégage pour cela trois principaux moyens : la nationalisation d’un secteur de la production, « banc d’essai » correspondant au projet porté par le CLCF ; un soutien financier ponctuel accordé aux seuls films « de mérite » et destiné à aider les meilleurs créateurs exerçant au sein du secteur « libre », « prime à la qualité » qui fait l’objet d’un large consensus dans le champ cinématographique ; une forte protection des films français sur leur marché face à la concurrence américaine, qui fait écho aux revendications des divers représentants de la production au moment des négociations avec les Américains, voire l’exclusion du film des accords commerciaux internationaux, au nom de son caractère artistique ou culturel, comme le CLCF l’envisageait déjà et comme René Clair le réclamera en juillet 194599.
32Le modèle politique revendiqué dans l’immédiat après-guerre se justifie d’abord par la menace et le défi de la compétition face au cinéma américain, plus déséquilibrée encore qu’avant-guerre. Dès la rentrée 1944, la qualité de la production nationale est ainsi régulièrement associée à un vocabulaire guerrier, présentée par les acteurs du champ cinématographique comme la seule « arme » du cinéma français dans la « bataille » ou la « lutte » à mener contre le cinéma américain100. Cette lutte est culturelle – c’est sur ce terrain que le soutien de l’État est surtout revendiqué après-guerre comme en 1948 –, mais pas uniquement à ce moment où l’intérêt économique d’une production de qualité est aussi largement considéré101. Elle prend surtout corps sur le marché national, où il s’agit de se préparer à affronter l’arrivée des nouveaux films américains, mais aussi à l’international où il s’agit de prolonger la belle dynamique amorcée avant-guerre par plusieurs prix et succès internationaux, pour La kermesse héroïque (Jacques Feyder, 1935), Mayerling (Anatole Litvak, 1935) ou Un carnet de bal (Julien Duvivier, 1937), qui laissaient envisager pour le cinéma français le statut de principal concurrent d’Hollywood dans le monde. C’est ainsi que, en septembre 1945, le Syndicat des techniciens de la production cinématographique (Confédération générale du travail, CGT) revendique dans la continuité du CLCF une politique de « défense de la “qualité” française », car « [d]evant la concurrence du film étranger, le film français ne peut se défendre que par sa qualité »102. Le soutien de l’État s’impose dans les revendications car cette lutte paraît très inégale au vu des moyens à disposition de la production nationale, bien plus faibles qu’avant-guerre. En cause l’obsolescence des moyens techniques, qui n’ont pas été renouvelés depuis le début des années 1930, mais surtout, comme l’écrit L’Herbier en 1945, le « déséquilibre financier permanent » de la production103, qui est dans une situation critique depuis la fin de la guerre, alors que les films de qualité sont coûteux104. Cette situation menace de s’aggraver encore avec l’arrivée des nouveaux films étrangers qui place la production nationale devant un problème économique qui paraît à beaucoup insoluble : « Seule la qualité des films pourra sauver notre cinéma mais le prix de revient élevé interdira les banques à engager des capitaux au-delà des 48 films protégés [par le quota] […] Seules les grandes sociétés comme Pathé et Gaumont pourront se permettre les risques de la production grâce aux accords commerciaux particuliers qu’elles ont signés il y a plusieurs mois avec des sociétés étrangères105. » Ce problème, ici posé par la Fédération nationale du spectacle (FNS-CGT) en juin 1946 après la signature de l’Arrangement, l’est également au même moment par les nombreuses personnalités du cinéma français qui se réunissent à l’Institut des hautes études cinématographiques (Idhec) et protestent contre les inévitables conséquences artistiques de l’accord106.
33Les revendications de l’immédiat après-guerre prolongent celles déjà formulées avant la guerre, comme le rappelle L’Herbier dans son projet, explicitement opposé au désintérêt politique rencontré par les propositions faites dans les années 1930, comme le seront nombre d’interventions du CDCF en 1948. Dans la continuité du décret Herriot (1928), qui protège pour la première fois la production nationale sur son marché, l’État avait commencé à se soucier véritablement du cinéma au début de la décennie et l’hypothèse d’une politique de défense du cinéma français comme art (ou de la qualité cinématographique) trouve effectivement une place non négligeable dans les débats français de la seconde moitié des années 1930. Sous les formes principalement envisagées après-guerre, ce modèle politique intègre les revendications des metteurs en scène, critiques, syndicats des salariés de la production, les débats entourant les accords franco-américains de 1936 ainsi que les premières expertises politiques107. L’accentuation du déséquilibre de la concurrence avec le cinéma américain est déjà le principal argument alors que le parlant a confronté la production française à l’étroitesse de son marché premier et donc au manque des capitaux nécessaires à la réalisation de films de qualité. Malgré le volontarisme du gouvernement du Front populaire, ces réflexions ne parviennent pas à se concrétiser avant la guerre, butant sur les réticences politiques et les pressions libérales américaine (MPPDA) et française (patronat et exploitation) au sein du champ cinématographique. Les revendications de l’après-guerre (et de 1948), dans leurs mises en cause du désintérêt politique, occultent toutefois la préoccupation de Vichy qui a pourtant posé les bases de la politique française de cinéma en concrétisant nombre de réflexions antérieures et, en l’occurrence, fait de la qualité cinématographique un « intérêt national »108. Aux premières mesures d’ordre industriel succède en effet à partir de 1942 une politique chargée de défendre la « valeur spirituelle » du cinéma français, menée par la nouvelle Direction générale du cinéma sous l’autorité des services de l’Information. Il s’agit pour Vichy d’encourager, dans le contexte matériellement difficile de la France occupée, la réalisation de films chargés de « défendre l’honneur du pavillon » de la Révolution nationale109 ; mais il s’agit également, conformément aux ambitions d’avant-guerre, de poser les bases d’un modèle politique devant permettre au cinéma français, une fois la guerre terminée, de conquérir « la place qui devrait être la sienne, une des deux premières sinon la première » dans la compétition mondiale avec « tous les avantages d’ordre moral que celle-ci comporte »110. Outre les sévères restrictions de la concurrence internationale sur le marché français et de l’accès à la création, cette ambition repose sur le soutien par l’État de certains créateurs par des aides financières (avances à la production) ou matérielles, dont bénéficient plus d’une vingtaine de films parmi lesquels Lumière d’été (Jean Grémillon, 1942), Premier de cordée (Louis Daquin, 1943) ou Les enfants du paradis (Marcel Carné, 1944). L’expérience de Vichy ne peut politiquement être citée en exemple dans les revendications d’après-guerre – en 1945 comme en 1948 –, mais elle joue pour ces dernières un rôle décisif en démontrant aux nombreux professionnels de la production qui en ont bénéficié, directement ou indirectement, et aux autres, par la qualité des films soutenus, l’intérêt et la pertinence du modèle politique envisagé avant la guerre et considéré comme plus nécessaire encore désormais.
34Elle joue ce même rôle pour le pouvoir politique dans un contexte d’après-guerre politiquement favorable, en outre, à une telle intervention de l’État. Les responsables la conçoivent en effet sérieusement à ce moment, à commencer par Fourré-Cormeray, directeur général du cinéma, et Georges Huisman, président de la Commission de censure, qui écrit, fin 1945, que « [l]’État […] doit assurer la protection de la qualité cinématographique111 », « se poser en défenseur du talent, des valeurs spirituelles112 », en des termes qui rappellent ceux de la politique de Vichy mais qui étaient aussi ceux des projets politiques d’avant-guerre113. Dans l’utopie de la Libération, l’hypothèse d’une politique de défense du cinéma français comme art est portée, d’une part, par le projet d’avenir préparé pour la France par le Conseil national de la Résistance (CNR) qui oppose la culture aux « “puissances d’argent” qui l’entachaient avant-guerre » et souhaite le renforcement – déjà engagé par Vichy – de l’intervention de l’État en matière culturelle114. Ce projet politique, qui se teinte aussi de souverainisme culturel, suscite un large consensus entre toutes les tendances de la Résistance et au sein du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF). À cet égard, la politique du cinéma envisagée est à rapprocher des ordonnances prises contre les concentrations dans la presse, du projet de soutien aux écrivains, du renforcement du théâtre subventionné ou de la création du monopole d’État en matière de télévision. Par rapport à l’avant-guerre, ce modèle politique semble désormais envisageable, d’autre part, car la période de l’immédiat après-guerre se caractérise par la continuité des conceptions dirigistes de l’Occupation en matière d’économie. En attendant de tempérer dans les industries prioritaires le « capitalisme de liberté » d’avant-guerre à l’aide des nationalisations, conformément au programme du CNR, ou d’opter, pour l’ensemble de l’économie, pour une libération progressive des échanges internationaux, il s’agit pour l’heure d’affronter les « impératifs du provisoire »115 en rétablissant la légalité républicaine et en prenant rapidement les mesures nécessaires pour rénover le pays face à l’ampleur des difficultés (pénuries, inflation…) et des risques.
35Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que la Direction générale du cinéma de la France libre prolonge à partir de l’hiver 1944 les avances à la production créées par Vichy. Jusqu’à juin 1946, l’instance dirigeante (sous la responsabilité de Painlevé puis de Fourré-Cormeray) soutient ainsi une vingtaine de projets parmi lesquels ceux des metteurs en scène et scénaristes les plus considérés alors : Sylvie et le fantôme (Claude Autant-Lara, 1945), Un revenant (Christian-Jaque, 1946) ou Les portes de la nuit (Marcel Carné, 1946). Parallèlement à ces pratiques envisagées comme temporaires, un projet de réforme du GPRF, préparé par Malraux à la fin de l’année 1945 lors de son court passage au ministère de l’Information, tente même d’institutionnaliser ce soutien aux films de qualité pour répondre à la revendication de la plupart des professionnels de la production alors. À cette fin, l’État défend également à ce moment le projet de création d’un secteur nationalisé du cinéma porté par le CLCF puis les syndicats CGT. Courant 1945, la Coopérative générale du cinéma français créée sous la supervision de Daquin, pour en essuyer les plâtres, est sur pied. Ses premières productions – La bataille du rail (René Clément, 1945), une de Daquin lui-même et plusieurs autres – sont aidées financièrement par la Direction générale du cinéma qui soutient plus largement, avec le ministère de l’Information, sa constitution à partir des biens ennemis séquestrés116.
36Toutefois, ces deux projets ne se réaliseront pas et l’hypothèse d’une ambitieuse politique de défense du cinéma français comme art, qu’ils auraient permis de concrétiser, à la demande d’une large partie des acteurs de la production, s’évanouit progressivement à partir de l’été 1946. Le projet de Malraux ne survit pas à son départ du ministère, quelques semaines seulement après son arrivée, et le soutien de l’État à certains films de qualité recule ensuite au sein des propositions politiques alors que disparaissent dans le même temps la Direction générale du cinéma et ses avances provisoires (juin 1946). Le projet de création d’une société cinématographique nationale à partir des biens ennemis adopte quant à lui une forme minimale très éloignée de l’ambition des syndicats qui n’y sont même plus associés117. L’Arrangement Blum-Byrnes signé le 28 mai sanctionne symboliquement l’échec du modèle politique revendiqué par les représentants de la production après-guerre puisqu’il est signé sans ces derniers, continue de considérer (comme les accords de 1936) le film comme une marchandise – et donc comme une simple monnaie d’échange – et dégrade la protection dont profitait jusqu’ici sur son marché la production nationale, qui se trouve dès lors confrontée au libre-échange. C’est ainsi, également, qu’il faut comprendre la grande déception face à l’Arrangement des acteurs de la production qui nourrissaient jusqu’à ce moment de solides et légitimes espoirs.
37À partir de ce moment, l’intervention de l’État prend une tout autre orientation que celle largement envisagée dans l’immédiat après-guerre. À l’inverse même, elle aboutit quelques semaines plus tard, le 25 octobre, à la création du CNC, conçu avant tout comme un instrument de régulation et de contrôle de l’industrie du cinéma et disposant de moyens et d’outils sans rapport avec les besoins et revendications de la production depuis la fin de la guerre. Cette orientation est due aux restrictions budgétaires du moment qui affectent en particulier les secteurs d’activité qui ne sont pas considérés par le pouvoir comme prioritaires. Ce sont elles qui contribuent aussi à reporter le renforcement de l’intervention de l’État en matière culturelle souhaitée à la Libération. Mais cette orientation est surtout due à une évolution politique, amorcée alors et qui se renforcera courant 1947 : il s’agit pour les responsables politiques de rompre avec le dirigisme de l’immédiat après-guerre afin de préparer le retour à des pratiques plus libérales, l’entrée dans l’économie de marché et la plus forte intégration du pays dans le projet libre-échangiste américain118. Cette évolution politique répond aussi aux pressions du champ cinématographique où, dès la rentrée 1946, dans la continuité de l’avant-guerre, les mesures revendiquées par les acteurs de la production sont remises en cause au nom de la liberté économique par les représentants de l’industrie cinématographique américaine, les professionnels français de la diffusion et le patronat – représenté par la nouvelle Confédération nationale du cinéma français (CNCF).
Liberté économique contre liberté de création : la rupture Blum-Byrnes
38Après les espoirs déçus de l’immédiat après-guerre et face au projet politique américain, la condensation et l’importance de la mobilisation à partir de l’automne 1947, ainsi que ses engagements et revendications, se justifient principalement par la gravité de la crise économique que connaît la production nationale en 1947 et par la menace qu’elle fait peser sur la vitalité artistique du cinéma français. Cette crise, dont l’ampleur semble inédite depuis le parlant, apparaît en effet au plus grand nombre, bien au-delà des acteurs de la production et de ceux qui militaient pour une intervention de l’État depuis la fin de la guerre, comme marquant une rupture dans l’exercice de la création cinématographique en France. Elle confirme ainsi les craintes et les revendications formulées à la Libération en étayant solidement l’idée d’une contradiction entre la liberté économique et la liberté de création – et donc la qualité cinématographique – dans le contexte économique de la France d’après-guerre et sous le régime du libre-échange.
39La crise économique de la production française en 1947, diagnostiquée par la plupart des acteurs du champ cinématographique et des observateurs, tous bords politiques confondus, est la conséquence de deux phénomènes bien identifiés à l’époque, et notamment au sein du CDCF, mais peu informés par l’historiographie.
40La crise est d’abord l’aboutissement du « déséquilibre financier permanent » de la production lors des deux premières saisons du cinéma français libéré. Ce déséquilibre est dû à la guerre et à l’Occupation. D’un côté, les prix de revient sont à ce moment bien plus élevés qu’avant-guerre (coefficient 9 entre 1938 et 1946). Dans la continuité de l’Occupation, cette hausse s’explique surtout par l’augmentation générale des prix, qui se renforce à partir de 1944 (coefficient 6,5 entre 1938 et 1946)119, et par l’allongement de la durée moyenne de réalisation des films, passée de cinq à dix semaines dans le même temps en raison principalement des contraintes matérielles de la guerre et de l’après-guerre120. De l’autre, le rendement des films français baisse notablement par rapport à l’avant-guerre. La principale explication est encore à chercher du côté de l’inflation et plus exactement dans la politique monétaire alors menée en réaction par les gouvernements qui maintiennent les prix des places de cinéma très en arrière du mouvement général des prix, seule manière d’assurer la fréquentation des salles avec un pouvoir d’achat très affaibli : entre 1938 et 1946, le prix moyen des places n’a été multiplié que par 4121. Le rendement des films français souffre aussi de l’alourdissement progressif de la fiscalité durant l’Occupation et qui connaît une nouvelle hausse à la fin de l’année 1944, représentant 43 % puis 37 % de la recette brute des salles en 1945 et 1946 (contre 20 % environ avant-guerre)122. Enfin, le marché international est difficilement accessible aux producteurs français123 qui doivent en outre composer avec une rentabilité restreinte – par une parité monétaire désavantageuse – et reportée – par des mesures de blocage des fonds aux frontières. Dans cette situation économique, malgré la vitalité du marché de l’exploitation, une nette domination des films français face à une concurrence étrangère encore limitée et des ambitions tout à fait raisonnables, la production nationale, globalement, est largement déficitaire en 1945 et 1946. On peut estimer, à partir de données éparses124, ce déficit théorique125 en 1945 à environ 30 % des investissements totaux, et il approche les 40 % en 1946, selon les chiffres de la CNCF126, alors que la production était plutôt à l’équilibre durant la guerre127.
41Dans cette situation critique, causée par la guerre et l’Occupation, la production française ne pouvait se passer d’une sévère limitation de la concurrence étrangère sur son premier marché, semblable à celle d’avant-guerre ou à celle demandée par les acteurs de la production après la guerre128. Comme ces derniers le craignaient, la situation s’aggrave donc logiquement avec la forte restriction des débouchés nationaux au cours de la saison 1946-1947 due à l’envahissement du marché français par les films étrangers après l’Arrangement Blum-Byrnes. C’est cette forte restriction des débouchés, dans la situation déjà critique de la production, qui provoque la crise de 1947. Elle affecte les films exploités depuis la rentrée 1944 et, bien plus encore, la production mise en circulation lors de la saison 1946-1947, laquelle ne parviendra finalement pas à s’amortir globalement, même au bout de trois ans, selon les études postérieures du CNC129. L’analyse du marché au cours de la saison 1946-1947 montre que l’exploitation en est en effet retardée – les films attendent bien plus longtemps pour sortir qu’avant-guerre130 –, limitée – les salles d’exclusivité, et notamment les plus rémunératrices d’entre elles, sont celles qui proposent le moins de titres français – et finalement réduite par l’état du marché – les nouveaux films français se trouvant alors rapidement programmés dans les salles de catégorie inférieure, moins rentables. La restriction des débouchés a des conséquences sur les recettes des producteurs mais également sur la vitesse du retour sur investissements : en 1947, l’immobilisation des capitaux investis dans la production atteint un niveau record depuis le chaos du premier semestre 1944131. Après les difficultés rencontrées depuis la fin de la guerre, la restriction des débouchés français qui a suivi l’Arrangement a confronté les producteurs, au moment de lancer leurs nouveaux programmes à l’été 1947, à un manque de capitaux propres. Elle les a conduit également, face à une situation qui s’annonçait durable et devant s’aggraver encore, à limiter leurs prises de risques. Et les producteurs n’ont pu compter sur le soutien des distributeurs qui ont préféré investir dans l’acquisition et le doublage de films étrangers, étaient également en souffrance ou cherchaient eux aussi à limiter les risques132.
42La gravité de la crise économique de la production se mesure à la chute spectaculaire des investissements en 1947133. Entre 1946 et 1947, en francs constants, ceux-ci baissent de 45 %134. La chute concerne surtout le second semestre de 1947 – les investissements semblent presque s’effondrer de moitié d’un semestre à l’autre – qui correspond pourtant au redémarrage de la nouvelle saison et au moment de la pleine période de production. La chute des investissements se concrétise d’une part par une baisse de près d’un quart du nombre de films (de long métrage) produits entre 1946 et 1947, passant de 94 à 72. Le ralentissement de la production s’opère à partir de juillet 1947. Alors que 47 films avaient été réalisés durant le second semestre de 1946, on n’en tourne que 31 durant le second semestre de 1947, soit le plus bas niveau de production sur un semestre depuis le second semestre de 1945, qui avait abouti à la première grève des producteurs et aux demandes répétées d’une intervention de l’État. Début janvier 1948, Le Film français estime que la « côte d’alarme » est atteinte avec 5 films en cours de tournage contre 19 au même moment l’année passée135. La chute des investissements se concrétise d’autre part par une baisse du budget moyen des films, passant de 25,7 millions de francs en 1946 à 29 millions de francs en 1947, ce qui représente en francs constants une baisse de près de 28 %, avec une même accentuation au cours du second semestre. L’étude des statistiques du cabinet Chéret montre que 85 % des films produits en 1947 ont un budget qui n’excède pas l’équivalent du budget moyen de 1946 (soit 40 millions de francs de 1947), et seuls 11 productions dépassent ce coût contre 32 en 1946136. On tourne donc moins de films et des films beaucoup moins ambitieux sur le plan économique. L’analyse des budgets confirme que la chute des investissements entraîne la baisse notable du nombre de « films de prestige » (catégorie A du CNC), signés par les meilleurs auteurs français et destinés aux festivals et au marché international. En 1946, 11 films ont coûté plus de 40 millions de francs alors qu’en 1947, un seul – probablement La chartreuse de Parme (Christian-Jaque, 1947), une coproduction franco-italienne – dépasse ce niveau d’investissement (60 millions de francs de 1947). Les films de « qualité moyenne » (B) sont aussi en net recul – parce qu’ils ne se font pas, ou avec des budgets plus faibles – au profit, donc, des films à bas coût (C) qui sont les plus aisément amortissables.
43Dans la nouvelle situation de concurrence de 1947, la production nationale, pour tenter de maintenir son fragile équilibre de l’après-guerre, a donc dû réduire drastiquement son train de vie et adopter des proportions très éloignées des ambitions de la Libération, qu’avait pourtant entretenues la production de 1946137. Toutefois, à la fin de l’année 1947, force est de constater que ces efforts n’ont pas été suffisants. Malgré des entrées records, le succès de nombreux films français et un fort redémarrage de l’exportation138, le déficit théorique de la production de 1947 semble baisser à peine, passant environ de 40 % à 30 % des sommes investies selon mes estimations, plombé par les parts de marché concédées au cinéma américain par rapport à l’avant-guerre – et l’immédiat après-guerre139. Ce large déficit, régulièrement commenté par le CNC, les organismes professionnels et la presse corporative, entre l’été 1947 et le début de l’année 1948, annonce donc inexorablement un nouveau resserrement des investissements les années suivantes140. Alors que les nouveaux films américains ne sont arrivés que depuis quelques mois et que les visas de distribution continuent d’être massivement délivrés, que la menace du projet expansionniste d’Hollywood se dévoile, que le quota va être réduit – avant de disparaître –141 et que la politique française de cinéma ne semble pas en mesure de la protéger, l’avenir de la production nationale, qui, à ce rythme, perdra forcément d’année en année les moyens de lutter seule face à la concurrence américaine, peut logiquement susciter de vives inquiétudes. La gravité de la crise de la production en 1947 se mesure donc à la chute des investissements mais aussi, au-delà de ce premier « effet Blum-Byrnes », au déficit de l’année 1947 qui confirme une rupture dans le mode de production du cinéma français depuis le parlant et dans ses ambitions historiques. Elle semble promettre à cet égard le déclassement tant redouté par les acteurs de la production au moment de la signature de l’Arrangement : une production annuelle réduite à une cinquantaine de films aisément amortissables avec pour conséquences un chômage massif et la « mort absolue du film de qualité142 ».
44Parmi les nombreux discours investissant le débat des conséquences artistiques de l’Arrangement – que nous étudierons plus en détail dans des travaux à venir –, l’enquête de Pierre Kast « Le cinéma et les contraintes économiques », publiée dans Les Lettres françaises en mars 1948, explicite probablement le mieux l’importance de la rupture Blum-Byrnes dans l’exercice de la création cinématographique en France largement ressentie au fil de l’année 1947143. Pour Kast, qui a déjà consacré alors plusieurs articles (dans Action) aux probables conséquences artistiques de l’Arrangement144, la période de son application apparaît en effet comme un moment où « une analyse attentive du rapport existant entre la forme d’un art et les conditions économiques parfaitement définies dans lesquelles il vit et se développe – ou meurt, éventuellement – est soudain parfaitement possible ». C’est à cette analyse que souhaite se livrer l’enquête qui cherche ouvertement à dépasser « l’exposé statistique des événements » – la chute de la production et le chômage, dont le commentaire est laissé à d’autres – et les exégèses politiques intéressées – à gauche comme à droite – afin de porter le débat sur « son terrain véritable », celui de l’« esthétique » ou de l’« art » – qui concerne la critique et Les Lettres françaises. Kast pose pour cela deux questions (rhétoriques) : « Les conditions de fabrication standard des films laissent-elles subsister quelque chose de la création artistique ? » et « La consommation des films telle que nous la connaissons permet-elle encore de penser qu’un film est une œuvre d’art ? » Pour la plupart des personnes interrogées – réalisateurs (Grémillon, également président de la Cinémathèque française et du Syndicat des techniciens de la production cinématographique ; L’Herbier, également président de l’Idhec ; Autant-Lara), scénariste (Laroche), écrivains (André Chamson, Paul Éluard) et critiques de cinéma (Alexandre Arnoux ; Léon Moussinac, également directeur général de l’Idhec) –, la réponse à ces deux questions est négative et le moment Blum-Byrnes apparaît plus ou moins explicitement comme une rupture. Pour ces derniers, les nouvelles conditions de diffusion des films en France au printemps 1948, dans la situation déjà critique de la production – bien identifiée – , ne permettent plus qu’à la marge d’envisager le film en tant qu’œuvre d’art, comme c’était pourtant le cas dans les années 1920 – L’Herbier et Moussinac le rappellent en tant que figures du combat pour la défense du cinéma comme art face aux industriels –, avant-guerre et même durant la guerre et dans l’immédiat après-guerre – Autant-Lara le développe longuement.
Le tragique des réponses recueillies n’échappera à personne : toutes les conditions, dans l’absolu, sont réunies pour que le cinéma existe en tant qu’art – et il n’est qu’une marchandise. La fameuse nature intime du cinéma, d’être fugace, passager, superficiel, n’est-elle pas simplement le résultat, l’œuvre de ce système de production de films ? à cette contradiction fondamentale s’ajoutent celles particulières du système français, et ses souffrances, taxations, augmentation du prix de revient, etc. Ces contradictions, comme le dit Claude Autant-Lara, ont été exaspérées par l’envahissement des films américains fabriqués à la chaîne. Personne ne peut dire que le système de production français est un modèle. Toutes les réponses reçues montrent bien quelle angoisse s’empare des écrivains, des réalisateurs de films, dès qu’ils pensent à la valeur artistique des objets-films fabriqués. […] Mais chacun peut constater de quel péril est menacé aujourd’hui ce système, imparfait, précaire, mais qui a donné naissance à bien de grandes œuvres145.
45Les arguments de cette analyse renvoient aux craintes déjà largement formulées à la signature de l’Arrangement par les professionnels de la production – et les critiques qui sont logiquement à l’avant-garde du débat sur la qualité du cinéma français depuis la Libération. Ici, L’Herbier, Autant-Lara et Laroche condensent les deux arguments qui s’imposent courant 1947 au sein du champ cinématographique, parce qu’ils peuvent désormais s’appuyer sur un constat. Ainsi, pour Laroche :
[o]n a dit déjà, et répété, que les accords Blum-Byrnes avaient pour résultat la diminution vertigineuse du nombre de films produits. En quantité, le cinéma français n’existe plus. Le plus grave est que le petit nombre de films français encore produits sera d’une qualité strictement inférieure. Pour des raisons claires d’amortissement, par accoutumance du public à la qualité du film américain moyen qu’il consomme en quantité croissante, et qu’il finit par demander, et à la suite de cette curieuse confusion qui porte les margoulins à prétendre que leur goût, justement, est celui du public, le film français devra s’en tenir à un niveau qu’il faut encore bien de l’indulgence pour qualifier de moyen. En quantité, et pour cette raison même en qualité, cette « contrainte » marque la fin du cinéma français146.
46D’une part, le marché français ne permettrait plus de prendre des risques en produisant des films coûteux – la qualité coûte cher, on l’a dit – ou s’éloignant à différents égards des standards habituels. S’agissant de la question du coût, on l’a vu : la chute du nombre de films entrepris en 1947 s’est accompagnée en effet d’une baisse du budget moyen alors que celui-ci en 1945 et 1946 était considéré comme incompressible sans nuire à la qualité des films français147. Avec le recul d’autres indicateurs plus précis – la durée des tournages, le nombre de scénarios originaux ou l’activité des réalisateurs les plus considérés alors –, cette baisse traduit la raréfaction des films de qualité ardemment souhaités depuis la Libération et une probable standardisation de la production vers le film à bas coût et à seules visées commerciales, plus aisément amortissable sur le nouveau marché. D’autre part, la conclusion de Laroche renvoie à une conception solidement établie au sein de la profession depuis plusieurs années selon laquelle la qualité serait la « fille de la quantité »148. Suivant cette idée, qui associe étroitement vitalité économique et vitalité artistique de la production, la baisse du nombre de films produits entraînerait inévitablement celle du nombre de films de qualité puisque, au-delà de l’arithmétique, maintenir la production à un niveau élevé permettrait à tous de progresser, aux jeunes de débuter et de favoriser ainsi le renouvellement de la création, tout en offrant aux producteurs la possibilité d’équilibrer les risques entre des films aux ambitions diverses.
47Cette enquête menée par un homme de gauche, critique à Action (alors proche du PCF), auprès de personnalités de gauche et dans le grand hebdomadaire culturel communiste d’après-guerre, montre également que cette lecture de la crise économique se nourrit d’une pensée de gauche ou d’inspiration matérialiste, déjà ancienne, des relations entre l’économie et la culture, et en particulier le cinéma. À la suite de Moussinac – ou, à l’étranger, de Peter Bächlin, économiste et fondateur des Archives suisses du film149 –, Grémillon est le principal promoteur de cette pensée à ce moment en France, qu’il ne cesse d’étayer depuis la fin de la guerre dans de nombreuses publications et conférences150, avec Georges Sadoul ou Kast – dont il est proche151. Dans cette enquête, Grémillon intervient pour poser à nouveau ce cadre théorique en rappelant que le cinéma « explicite, en l’accentuant jusqu’à la caricature, un rapport constant entre la forme et le contenu d’une part, d’une œuvre d’art, et l’état concret de la diffusion de cet art, d’autre part » ; qu’il pourrait être un art « sans limites » mais qu’il n’est donc, dans son contexte économique, « qu’une marchandise qu’on produit, négocie et consomme dans les mêmes conditions que n’importe quelle denrée dont la production, dont la diffusion et la consommation en vue d’un profit obéissent à des règles parfaitement rigoureuses »152. Son intervention condense l’exposé prononcé lors du débat « Cinéma et culture », organisé le 25 juin 1947 par le Festival mondial du film et des beaux-arts de Bruxelles, et frontalement opposé alors à une conférence donnée le même jour dans le cadre du festival par Johnston153. Contre le discours des représentants d’Hollywood et de leurs alliés en France et ailleurs, il s’agissait pour Grémillon, en tant que metteur en scène et président de la Cinémathèque française, de démonter la supposée liberté du créateur – et du spectateur – au sein du système capitaliste et libéral. Mais, plus globalement, il s’agissait pour lui, comme pour ses prédécesseurs, de rappeler avec force le caractère marchand du film afin de mieux penser dans ce cadre économique l’« exercice valable de la création » ou, pour le dire selon les termes du débat bruxellois, les possibles conditions d’existence du cinéma comme art et fait de culture dans le nouveau contexte international. L’enquête de Kast prolonge à cet égard les textes de Grémillon dont elle partage également la conclusion depuis la fin de la guerre : la mort inexorable de l’art cinématographique sans sa protection par l’État. Les présupposés de cette pensée de gauche, autour de la contradiction centrale entre liberté économique et liberté de création, suscitaient déjà, on l’a vu, un assez large consensus au sein de la production dans l’immédiat après-guerre. Entre 1947 et 1948, face, surtout, à l’évolution de la production nationale, par empirisme donc, ces présupposés sont de plus en plus acceptés par les acteurs du champ cinématographique, bien au-delà des milieux de gauche. C’est aussi ce qui permet le front commun réalisé au printemps 1948 par le CDCF dont le programme, conçu initialement par Grémillon, se fonde sur ces présupposés souvent rappelés.
48L’analyse de la rupture opérée par le moment Blum-Byrnes dans l’exercice de la création en France et ses principaux arguments, explicités par l’enquête de Kast, sont au centre des débats du champ cinématographique courant 1947 et fondent la mobilisation autour du CDCF, à laquelle l’enquête participe activement. En effet, le critique et Les Lettres françaises, qui soutiennent ouvertement la mobilisation, médiatisent ici en réalité le discours du CDCF en fournissant une nouvelle tribune à ses principales personnalités, à commencer par quatre de ses initiateurs (Grémillon, L’Herbier, Autant-Lara, Laroche) ainsi qu’à Moussinac et Chamson, également membres du comité. La conclusion de l’enquête de Kast se clôt d’ailleurs par un nouvel appel à amplifier la mobilisation, via un plus large soutien des spectateurs, au nom, justement, de l’analyse proposée : « Devant ce péril [la chute de la « valeur artistique des objets-films fabriqués »], l’action s’organise. Le Comité national de défense du cinéma […] propose un plan d’action154. » C’est exactement ainsi que ce plan est justifié dans l’enquête par le secrétaire général du comité, Autant-Lara, qui y précise la position réunissant au printemps 1948 l’ensemble des acteurs du CDCF, s’agissant de la responsabilité de l’Arrangement dans la crise économique, de la menace qu’elle fait peser sur la vitalité artistique du cinéma français et de l’engagement en réaction du comité :
Sur le plan de la production des films, nous sommes à la fin d’une ère, d’un système de fabrication. On peut dire qu’en France ce système, spécialement pendant les dernières années, a entretenu un climat assez favorable à la création d’œuvres valables. […] Mais la conclusion des accords de Washington a soudain […] changé brutalement les choses. Les films français, maintenant, trouvent à grand-peine place sur les écrans français […]. La conclusion de ces accords n’est sans doute pas la seule cause de la crise extrêmement grave que traverse le cinéma français. Notre système de production souffre de bien des maux. […] Mais au moins, jusqu’ici, vivait-il. Et toutes ces contradictions se sont trouvées soudain exaspérées par l’écrasante concurrence américaine. […] Passe encore que le cinéma américain ait besoin pour vivre de se lancer à la conquête des marchés étrangers, mais si c’est au prix de la suppression presque totale pour les réalisateurs français de la liberté de s’exprimer, de faire des films valables, alors nous sommes fondés à organiser notre défense. Peut-être le Comité national de défense du cinéma français, qui, seul de son genre, réunit des délégués patronaux, des réalisateurs, des techniciens, des ouvriers, ne réussira-t-il pas à convaincre les artisans mêmes de ces accords. Mais n’y aurait-il qu’une chance, l’honnêteté la plus élémentaire commanderait de la courir jusqu’au bout, et d’essayer d’alerter l’opinion contre un état de fait, qui, s’il se maintenait, rendrait plus illusoire que jamais toute discussion sur le patrimoine culturel français, l’esthétique française du cinéma, ou l’expression du génie propre de la France par l’Art du film155.
49Ces mots sont répétés tout au long de la mobilisation par les représentants du CDCF qui rappellent systématiquement sa volonté de défendre le cinéma français à la fois comme « métier » et comme « art ».
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50La confrontation du cinéma français au libre-échange avec la signature de l’Arrangement Blum-Byrnes a effectivement provoqué une rupture dans le mode de production de ses films qui aurait conduit, sans réaction du pouvoir politique en 1948, à une sévère restriction de la production nationale – en quantité et en qualité – face à la croissante domination des films américains en France. Cette rupture était prévisible, et d’ailleurs annoncée par beaucoup dès 1946, au vu du déséquilibre entre les moyens des cinémas français et américain au sortir de la guerre156. La production cinématographique souffrait davantage que de nombreuses autres industries des conséquences de la guerre et de l’après-guerre (fiscalité, blocage des prix, restriction du marché international), et celles-ci renforçaient l’écart déjà très important entre les moyens français et américains depuis le passage au parlant. Elle ne pouvait faire face dès ce moment à la libre concurrence mondiale et aux pertes de parts de marché immanquablement liées. Cette situation, bien connue des responsables politiques, justifiait complètement que, en matière de cinéma aussi, le gouvernement opte pour une libération progressive des échanges internationaux, en attendant que l’économie du cinéma français, comme celle des autres industries nationales, sorte de la guerre, renaisse et se modernise. La production cinématographique, qui était une activité économique de second ordre, a été finalement abandonnée par l’État qui, face aux exigences nouvelles des États-Unis, l’a sacrifiée à ses besoins les plus urgents.
51Entre 1947 et 1948, face à l’état de la production, il apparaît au sein des champs cinématographique puis politique qu’il est indispensable de renforcer la protection des films français sur leur marché en révisant l’Arrangement, considéré dans les débats et la mobilisation comme le problème déterminant de la production nationale – car « exaspérant » tous les autres. Toutefois, les principaux acteurs du débat professionnel et politique prennent progressivement conscience, début 1948, qu’un retour au régime de protection d’avant-guerre n’est plus envisageable dans le nouveau contexte politique international. Il importe en effet de rester dans le cadre des accords multilatéraux considérés par les responsables politiques – à l’exception des communistes, surtout – comme essentiels pour la reconstruction de la France et du « monde libre ». Au sein du champ cinématographique et du CDCF – qui réunit à partir de ce moment les salariés et le patronat, la production et la diffusion –, on s’accorde aussi sur les intérêts économiques (pour l’exportation de la production, la vitalité de l’exploitation et de la distribution) et culturels d’une plus grande circulation des films. Cette dernière préoccupation était présente depuis la Libération en France et est importante au sein du CDCF qui, en attaquant surtout les « films américains fabriqués à la chaîne », souhaite aussi défendre la liberté de voir en France des films de qualité, qu’importe leur nationalité, et formule des revendications en ce sens157. Puisqu’un retour à la protection d’avant-guerre n’est ni possible ni souhaitable, il est nécessaire que, parallèlement à la révision de l’Arrangement, l’État apporte une aide compensatoire à la production française lui permettant d’adapter son modèle économique à une plus forte concurrence étrangère et à de moindres parts de marché national par rapport à l’avant-guerre, tout en restant dans le cadre des accords multilatéraux. C’est l’un des principaux sujets de la réunion rassemblant le 11 février 1948 les représentants du CDCF, des parlementaires de tous bords politiques et un envoyé du ministère des Affaires étrangères – qui vient alors de signifier aux Américains l’intention française de réviser l’Arrangement158. Le deuxième manifeste du CDCF, publié en mai 1948, concrétise cette réflexion en délaissant les revendications très protectionnistes de l’automne 1947 – comme l’exigence de disposer pour les films français de 66 % de la programmation nationale – pour se concentrer sur la demande, en contrepartie des engagements pris dans les « accords internationaux », d’un « fonds de rénovation pour une production de 100 films par an et l’amélioration de nos salles »159.
52La mobilisation des acteurs du cinéma français et les discussions politiques engagées pour y répondre aboutissent le 16 septembre 1948 à la signature d’un nouvel accord franco-américain et au vote d’une loi d’aide temporaire à l’industrie cinématographique. Le nouvel accord renforce la protection des films français sur leur marché par rapport à l’Arrangement Blum-Byrnes : le quota à l’écran est augmenté d’une semaine et le contingentement est rétabli, conformément aux possibilités laissées temporairement par le GATT160. Comme attendu, l’accord ouvre toutefois bien plus largement qu’avant-guerre – et très au-delà de ses nouvelles capacités – le marché aux films étrangers : 186 films doublés, dont 121 américains, soit environ l’équivalent du contingent d’avant-guerre et le double des films étrangers souhaités par les responsables politiques et professionnels en 1946161. La loi d’aide intervient donc à titre compensatoire en instaurant un fonds temporaire de soutien à la production et à l’exploitation, alimenté par des taxes sur les entrées de tous les films162. Son objectif est de donner à la production française les moyens de lutter dans cette nouvelle situation de concurrence en facilitant, à court terme, son amortissement et en développant, à plus long terme, son marché national – insuffisant comparé par exemple au marché britannique –, tout en soutenant l’exploitation. Conformément aux revendications et aux arguments du débat et de la mobilisation, l’aide à la production, adressée à tous les films français163, a des ambitions à la fois industrielles et culturelles. Elle doit permettre de produire une centaine de films par an, nombre nécessaire à un bon taux d’emploi dans la production et, au-delà, à la santé économique des acteurs de toute l’industrie. Elle doit également rendre possible une production de qualité – même si son fonctionnement l’éloigne du soutien revendiqué pour cela après-guerre – puisque la qualité artistique des films français, si importante dans le débat cinématographique depuis la fin de la guerre et durant la mobilisation, est alors considérée comme la « fille de la quantité »164. Les deux mesures de septembre 1948 expérimentent temporairement un nouveau modèle politique pour le cinéma en France où l’intervention de l’État doit permettre de concilier une plus grande ouverture à l’international qu’avant-guerre et la défense des ambitions industrielles et culturelles qui étaient celles à ce moment de la production nationale.
53La satisfaction de ces ambitions attendra toutefois plusieurs années et nécessitera la prolongation de ce modèle politique en 1950 puis 1953. Durant les années qui suivent l’entrée en application de la loi d’aide, la production demeure en effet dans une situation très fragile, ce qui confirme rétrospectivement le danger qui la menaçait sans l’intervention de l’État ainsi que l’importance de la rupture opérée dans son modèle économique par la plus grande ouverture du marché français. Malgré l’aide à la production – qui contribue par exemple au quart des investissements en 1949 et 1950 – et le ralentissement notable de l’inflation, les investissements restent faibles parce que la crise de 1947 a fragilisé les producteurs français et parce que, surtout, l’amortissement des films continue de souffrir de l’importante concurrence étrangère : entre 1948 et 1951, 725 films doublés sont distribués, soit environ autant que durant les quatre années précédant la guerre165. Si la production nationale franchit dès 1949 le seuil des 100 films, réclamé durant la mobilisation, celle-ci demeure largement sous-financée jusqu’en 1953 – le budget moyen se stabilisant à un niveau inférieur à celui de 1947, soit très en dessous des références d’avant-guerre – et ne parvient pas pour autant à l’équilibre (théorique) recherché, ni même à s’amortir seule (sans l’aide de l’État) au bout de trois ans. Cette situation, où ne sont atteints ni les objectifs industriels ni les objectifs culturels assignés à la loi d’aide – alors que les diagnostics de la « crise de qualité » du cinéma français continuent de se succéder depuis 1947 – justifie la revendication puis le vote, en août 1953, d’une nouvelle aide (encore temporaire) qui renforce particulièrement le soutien à la qualité, à la demande de la profession166. La situation économique de la production nationale s’améliorera nettement durant la seconde moitié des années 1950. Le nombre de films produits chaque année et leur budget dépasseront à partir de 1953 les références d’avant-guerre alors que le cinéma national gagnera d’importantes parts de marché en France (de 42,4 % en 1949 à 50,4 % des recettes en 1956167). Cette amélioration sera largement due à la nouvelle loi d’aide mais aussi à la restriction du nombre de films importés, décidée unilatéralement par la France à partir de 1952168, ainsi qu’à d’autres facteurs qui ont participé à l’adaptation de l’économie de la production après la guerre : l’augmentation des entrées, permise notamment par le développement et la modernisation du parc de salles grâce aux lois d’aide, la hausse du prix des places, à la faveur de la stabilité monétaire et de la hausse du pouvoir d’achat, les accords de coproduction avec l’Italie ou l’organisation plus rationnelle de l’exportation.
54Le modèle politique expérimenté à partir de 1948 sera une nouvelle fois prolongé à l’été 1959 avec le renouvellement par décret de l’aide à la production. Alors que ce régime de soutien public semble contrevenir aux engagements de libre concurrence pris à ce moment par la France dans le cadre de la construction européenne et doit continuer d’affronter les pressions incessantes des Américains depuis 1948, le gouvernement français – en particulier le nouveau ministère des Affaires culturelles – assume une politique d’aide au cinéma plus forte encore. Dans la situation économique du cinéma français alors, bien plus favorable qu’après-guerre, le maintien de ce modèle politique doit ainsi permettre de conserver de hautes ambitions industrielles et culturelles pour le cinéma national compte tenu des limites structurelles de son marché et de son industrie – avec un primat accordé aux ambitions culturelles en cohérence avec la nouvelle donne économique et le projet politique du gouvernement169. Dans cette visée, ce modèle politique sera plusieurs fois prolongé ainsi que largement développé, et il contribuera à la résistance du cinéma national sur son marché – désormais tout à fait libre – face au cinéma américain dans les années 1970 et 1980. C’est ce modèle forgé en France durant le moment Blum-Byrnes, comme d’autres politiques de soutien au cinéma nées ailleurs après la Seconde Guerre mondiale170, qui sera mis en grand danger au début des années 1990 lors des nouvelles négociations du GATT par les pressions libre-échangistes américaines à leur paroxysme depuis la fin de la guerre. La création du principe d’« exception culturelle » par la France et ses alliés comme nouveau rempart à une libre concurrence mondiale de plus en plus déséquilibrée en matière de cinéma réactivera alors en France nombre de réflexions, discours, arguments construits durant ce moment Blum-Byrnes pour défendre la liberté de faire et de voir des films qui soient « autre chose que des objets ».
Notes de bas de page
1 Pour un bilan historiographique, voir le récent article de Laurent Le Forestier, « La relecture de l’Arrangement Blum-Byrnes par Jean-Pierre Jeancolas », 1895 : revue d’histoire du cinéma, 84, 2018, p. 143-153.
2 J’emploierai ici le terme « film » pour désigner les films de long métrage sur lesquels portera exclusivement l’analyse, même si les courts métrages étaient également concernés par l’Arrangement.
3 Outre l’article précité, voir Laurent Le Forestier, « L’accueil des films américains de réalisateurs français (1946-1949) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 51/4, 2004, Pour une histoire cinématographique de la France, p. 78-97 ; Guillaume Vernet, Aux origines d’un discours critique : la « tradition de la qualité » et la « qualité française ». La bataille de la qualité ou la mise en place du soutien de l’État aux films de qualité en France (1944-1953), thèse de doctorat dirigée par Laurent Le Forestier, université Rennes 2, 2017.
4 Entre 1946 et 1948, d’après diverses sources (principalement corporatives), près des deux tiers du personnel des studios semblent avoir été licenciés ou mis au chômage technique du fait, principalement, de la chute des investissements dans la production à ce moment. Ces chiffres correspondent à ceux mobilisés par le Comité de défense du cinéma français (CDCF) concernant l’ensemble des métiers de la production. Au sujet de ces conséquences sociales, encore à préciser, voir G. Vernet, Aux origines d’un discours critique…, op. cit., p. 198-208.
5 Cette recherche intègre un travail plus largement consacré aux enjeux culturels de cette confrontation initié avec le soutien du Laboratoire d’excellence Création, Arts et Patrimoines (Labex CAP) et amené à devenir prochainement un ouvrage.
6 Jean Grémillon, « Allocution pour l’assemblée générale du Syndicat des techniciens de la production cinématographique », [s. d.], p. 8, Bibliothèque nationale de France, Département des arts du spectacle (ci-après Bnf ASP), Fonds Grémillon, 4o COL- 55-51 (57). Ce texte a été plusieurs fois réédité, notamment sous le titre « Être solidaire ou n’être pas », dans Jean Grémillon, Le cinéma ? Plus qu’un art ! Écrits et propos 1925-1959, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 188-193.
7 Notamment dans les débats entourant les accords franco-américains de 1936 (dits Marchandeau) déjà marqués par le libre-échange. Alicia Leon y Barella, Sauver l’écran en danger. Le cinéma américain en France (1926-1936). Domination et résistances, thèse sous la direction d’Élisabeth Parinet, école nationale des chartes, 2012, p. 339-366.
8 Au sein de l’importante bibliographie consacrée au sujet, voir notamment Frédéric Depétris, L’État et le cinéma en France. Le moment de l’exception culturelle, Paris, L’Harmattan, 2008.
9 Je citerai dans les lignes qui suivent des extraits de l’allocution de Claude Autant-Lara lors de la réunion constitutive (Cinémathèque suisse, Fonds Autant-Lara, CDCF, 20/2), du projet de manifeste lu à cette occasion (BnF ASP, Fonds L’Herbier, CDCF, 4o COL-198 [1811]), d’un projet de manifeste rédigé probablement les jours suivant cette réunion (Cinémathèque suisse, Fonds Autant-Lara, CDCF, 20/2) ainsi que du manifeste publié (« Le manifeste du CDCF », L’Écran français, 137, 10 février 1948, p. 4).
10 Les premiers (et leurs soutiens en France) ont cherché d’emblée à minimiser le problème posé par l’Arrangement et la mobilisation en les rapportant exclusivement à une opposition politique. Les seconds ont contribué également de leur côté à construire cette vision en faisant rapidement du succès de la mobilisation leur victoire politique.
11 Jean-Pierre Jeancolas, « L’arrangement Blum-Byrnes à l’épreuve des faits. Les relations (cinématographiques) franco-américaines de 1944 à 1948 », 1895 : revue d’histoire du cinéma, 13, décembre 1993, p. 4 et 39 ; Jacques Portes, « Les origines de la légende noire des accords Blum-Byrnes sur le cinéma », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 32/2, 1986, Cinéma et société, p. 327 et 329. Je ne conteste pas le poids de ces motivations politiques dans la mobilisation. Elles contribuent, même si secondairement, à son étendue entre 1947 et 1948. Voir aussi à ce sujet L. Le Forestier, « La relecture… », art. cité.
12 Le constat de la crise économique de la production française, la stigmatisation de la responsabilité de l’Arrangement et la mobilisation sont très consensuels entre 1947 et 1948. Voir Laurent Le Forestier et Priska Morrissey « Pour une histoire des métiers du cinéma, des origines à 1945 », 1895 : revue d’histoire du cinéma, 65, 2011, Histoire des métiers du cinéma en France avant 1945, p. 15 et G. Vernet, Aux origines d’un discours…, op. cit., p. 200-201. Le CDCF, né à l’initiative des syndicats CGT de la production, réalise même un front commun inédit depuis la Libération en réunissant au début de l’année 1948 (pour quelques mois) les représentants des salariés et du patronat, de la production, la distribution et l’exploitation, des critiques et du public, outrepassant ainsi les principaux clivages politiques et professionnels.
13 Son analyse porte ici sur le marché mais vaut également, par conséquent, pour la production. J.-P. Jeancolas, « L’arrangement… », art. cité, p. 3.
14 Voir notamment Patricia Hubert-Lacombe, Le cinéma français dans la guerre froide (1946-1956), Paris, L’Harmattan, 1996.
15 F. Depétris, L’État et le cinéma en France, op. cit. Globalement, cette vision se retrouve dans les travaux des plus grands spécialistes français de l’économie des industries culturelles aujourd’hui. Voir notamment Joëlle Farchy, « L’exception culturelle, combat d’arrière-garde ? », Quaderni : la revue de la communication, 54, 2004, Cinéma français et État : un modèle en question, p. 67-80.
16 De ce point de vue distinguons surtout celle d’Armand Mattelart qui fait du moment Blum-Byrnes celui de « l’exception avant l’exception », dans Diversité culturelle et mondialisation, Paris, La Découverte, 2017 [2005], p. 38-45. Cette lecture dialogue avec certains travaux anglo-saxons qui ont inscrit les débats des années 1990 dans la continuité des réactions politiques à la domination américaine en Europe après la Seconde Guerre mondiale. Voir notamment Paul Swann, « The Little State Department: Washington and Hollywood’s Rhetoric of the Postwar Audience », dans David W. Ellwood et Rob Kroes (ed.), Hollywood in Europe: Experiences of a Cultural Hegemony, Amsterdam, VU Press, 1994, p. 176-196.
17 Conservées surtout dans les fonds L’Herbier (BnF, ASP) et Autant-Lara (Cinémathèque suisse).
18 À ce sujet, comme plus généralement au sujet de la négociation et de la signature des accords, voir Michel Margairaz, « Autour des accords Blum-Byrnes. Jean Monnet entre le consensus national et le consensus atlantique », Histoire, économie et société, 1/3, 1982, p. 439-470 ; Annie Lacroix-Riz, « Négociation et signature des accords Blum-Byrnes (octobre 1945-mai 1946) d’après les archives du ministère des Affaires étrangères », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 31/3, 1984, p. 417-447 ; Irwin M. Wall, « Les accords Blum-Byrnes. La modernisation de la France et la guerre froide », Vingtième siècle : revue d’histoire, 13, 1987, p. 45-62.
19 « Protocole entre le gouvernement provisoire de la République française et le gouvernement des États-Unis d’Amérique relatif aux accords et textes signés à Washington le 28 mai 1946 dits “accords Blum-Byrnes” », Archives diplomatiques, TRA00002361.
20 Ces crédits étaient nécessaires à la mise en œuvre du programme d’importation prévu par le Plan de modernisation piloté par Jean Monnet et devaient assurer l’équilibre de la balance des paiements jusqu’à 1950.
21 Elle ne représente selon diverses estimations qu’entre 650 et 700 millions de dollars de fonds nouveaux, tout juste de quoi permettre l’équilibre de la balance des paiements en 1946.
22 I. M. Wall, « Les accords Blum-Byrnes… », art. cité, p. 62. En plus d’être le principal allié de son projet libre-échangiste, la Grande-Bretagne était le principal partenaire économique des États-Unis.
23 Commission de publication des documents diplomatiques français du ministère des Affaires étrangères, Documents diplomatiques français, tome 1, 1er janvier-30 juin 1946, Bruxelles, PIE/Peter Lang, 2003, p. 830.
24 La négociation engage du côté français les ministères des Affaires étrangères, de l’économie et de l’Information ainsi que la Direction générale du cinéma ; du côté américain le département d’État, l’ambassade américaine et le service international de la Motion Picture Association of America (MPAA). À ce sujet, voir J.-P. Jeancolas, « L’arrangement… », art. cité, p. 15-20 ; Jens Ulff-Møller, Hollywood’s Film Wars with France: Film-Trade Diplomacy and the Emergence of the French Film Quota Policy, Rochester, University of Rochester Press, 2001, p. 135-147.
25 Soit au moins 1 000 films.
26 Le point est précisé par le décret et l’arrêté d’application de l’Arrangement signés le 17 août 1946. Journal officiel, 18 août 1946, p. 7259. À cette période, les salles ne proposent généralement qu’un seul long métrage par semaine.
27 « Arrangement entre le Gouvernement provisoire de la République française et le gouvernement des États-Unis d’Amérique au sujet de la projection des films américains en France », 28 mai 1946, 4 p. Je me réfère dans cet article au document original (en deux versions, en français et en anglais) conservé aux Archives diplomatiques (sous la cote TRA19460110) et désormais consultable en ligne via la base des traités et accords de la France. Le texte a été par ailleurs largement diffusé dans la presse à l’époque (voir notamment La Cinématographie française, 1160, 8 juin 1946, p. 5.) et reproduit en annexe de l’article de J.-P. Jeancolas, « L’arrangement… », art. cité, p. 42-45. Précisons, sur un plan terminologique, que le texte français traduit « screen quota » en « contingentement à l’écran », lequel sera largement transformé à l’usage en « quota à l’écran » ou, plus simplement, en « quota ».
28 Ces propos de juin 1946, présentant « la convention cinématographique » des accords comme « avantageuse pour le cinéma français » et le plaçant « dans une situation infiniment préférable à celle où il se trouvait précédemment », souvent cités dans la presse, sont commentés par J.-P. Jeancolas, « L’arrangement… », art. cité, p. 22-23. Annie Lacroix-Riz en cite d’autres de septembre 1946, beaucoup moins connus (consignés dans les archives du ministère des Affaires étrangères), associant l’Arrangement à une « immense concession américaine » et s’étonnant pour cette raison de son accueil en France. A. Lacroix-Riz, « Négociation et signature des accords… », art. cité, p. 444.
29 « Arrangement… », op. cit., p. 1.
30 C’est l’un des enjeux de discours de la conférence des représentants de la profession organisée à l’Institut des hautes études cinématographiques (Idhec) le 14 juin 1946. « Alerte au cinéma français », La Revue corporative et professionnelle des spectacles, 4, juillet-août 1946, p. 10-14.
31 Irwin Wall rejoint sur ce point Michel Margairaz et Annie Lacroix-Riz et évoque même un « sacrifice » du cinéma. Cette concession est d’autant plus importante pour ces chercheurs que l’accord était de leur point de vue peu satisfaisant pour la France. Leur lecture converge avec celle proposée par Colette Audry, qui fut proche des négociations : « Où en est le cinéma français ? », Les Temps modernes, 90 et 91, mai et juin 1953, p. 1692-1966. À ce sujet, voir L. Le Forestier, « La relecture… », art. cité, p. 144-147.
32 Plusieurs documents émanant du ministère des Affaires étrangères cités par Jean-Pierre Jeancolas – comme d’autres non cités, présents dans le fonds Jeancolas de l’université de Lausanne (non classé) – montrent que les négociateurs croyaient en la solution libérale du quota à l’écran – à condition que ce dernier soit suffisamment élevé. J.-P. Jeancolas, « L’arrangement… », art. cité, p. 16 et 18.
33 C’est ainsi que le marché français est présenté le 20 décembre 1946 par les cadres de la MPAA dans une commission spéciale du Congrès. U.S. Congress, Hearings before the Special Committee Postwar Economic Policy and Planning, part 9, Export of Information media, both Government and Private, U.S. Government Printing Office, Washington, 1947.
34 Le CDCF reprendra ces revendications à l’automne 1947.
35 Selon la terminologie qui sera employée dans le GATT pour caractériser les protectionnismes déguisés.
36 Cette disposition a déjà été brièvement relevée par M. Margairaz, « Autour des accords… », art. cité, p. 456 et J. Portes, « Les origines de la légende noire… », art. cité, p. 319.
37 « Arrangement… », op. cit., p. 3.
38 Pour le cinéma, il s’agit bien d’un retour à la libre circulation des films étrangers en France, en vigueur avant 1928.
39 Pierre Autré, « étude du marché français », Le Film français, 159, décembre 1947, p. 65.
40 Bulletin d’information du CNC, 22, septembre 1952, p. 27. L’exploitation des versions originales est alors très limitée.
41 Pierre Autré, « Le marché français 1938 », La Cinématographie française, 1052, 30 décembre 1938, p. 103-110. Parmi les films étrangers, 14 sont des « films parlés en français réalisés à l’étranger » (principalement en Allemagne). On notera que, avant la guerre, le nombre de films étrangers effectivement distribués était chaque année plus important que le nombre de visas attribués par le contingent. Toutes les statistiques d’avant-guerre citées ici sont extraites de ce bilan.
42 Je laisse de côté la restriction du nombre des salles, fauteuils et séances due aux conséquences de la guerre.
43 Selon les estimations du gouvernement français avant la signature de l’Arrangement et de la Commission de modernisation de l’industrie cinématographique début 1947, partagées par le cabinet d’expertise Chéret et par le CDCF. Voir notamment Pierre Chéret, Exposé sur la situation financière du cinéma français, Paris, [s. n.], 1945 et Rapport de la Commission de modernisation de l’industrie cinématographique du Plan Monnet, [s. l], [s. n.], 1947, p. 2. Archives nationales (AN), 80 AJ 80. La MPAA situe de son côté les capacités du marché français fin 1946 entre 175 et 180 films. Audition de Francis Harmon (MPAA), U.S. Congress, Hearings before the Special Committee…, op. cit., p. 2569.
44 Il faut aussi noter que le nombre de films américains étaient encore plus important avant 1927.
45 Bulletin d’information du CNC, 10, septembre-octobre 1949, p. 22. Le nombre de ces films « en stock » est exceptionnel par rapport aux années suivantes.
46 Cela a été beaucoup commenté à l’époque dans la presse et bien relevé dans l’historiographie.
47 En outre, les studios se méfient grandement des conséquences diverses de ces pratiques. J’y reviendrai.
48 Les taux de location pratiqués durant cette période – qui devaient respecter une marge définie par le Centre national de la cinématographie (CNC) selon les films et les salles – apparaissent sporadiquement dans les statistiques du Bulletin d’information du CNC et correspondent par exemple à ceux négociés à ce moment pour les films français et américains par Les Films Roger Richebé dont les archives sont disponibles à la Cinémathèque française.
49 Cela a été souvent remarqué à l’époque, puis dans l’historiographie.
50 Bulletin d’information du CNC, 3, janvier-février 1948, p. 9-10.
51 Ces distributeurs les acquièrent directement ou via des intermédiaires (français ou américains) qui sont logiquement parmi les grands bénéficiaires de l’Arrangement. C’est le cas de la société American European Film Industries avec laquelle Roger Richebé envisage dès septembre 1946 un vaste plan d’importation de films américains de série B (dont 24 westerns). Ce projet échoue mais Richebé acquiert auprès de cette société plusieurs des films américains qu’il distribue en 1947. Cinémathèque française, Fonds Richebé, Richebé54 et 55.
52 Audition de Francis Harmon, U.S. Congress, Hearings before the Special Committee…, op. cit., p. 2577.
53 Comme le montre le nombre de films américains doublés restant en « stock » entre 1946 et 1952.
54 Les statistiques du Centre national de la cinématographie sont peu développées jusqu’à 1952-1953.
55 Les diverses estimations proposées en 1945 par le cabinet Chéret donnent à le penser, mais cela reste à démontrer.
56 Ces statistiques sont publiées dans le Bulletin d’information du CNC de la période. Notons que les films français réalisés dans les années 1930 (par exemple La bête humaine, Jean Renoir, 1938) ou durant l’Occupation (Le corbeau, Henri-Georges Clouzot, 1943) sont nombreux sur le marché. Ce constat a été également fait dans Laurent Le Forestier, La transformation Bazin, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 27-28. Ces films représentent entre 8 et 10 % des films français programmés en 1947, ce qui permet de situer la part des nouveautés nationales dans la programmation parisienne entre 30 et 35 %, soit environ au niveau du quota.
57 L’écart important entre les statistiques des entrées des films américains publiées en 1948 et en 1950 s’agissant de la période tend à accréditer cette lecture étayée en outre par divers articles corporatifs de l’époque.
58 Il s’agit de l’estimation proposée dans la plupart des études économiques réalisées avant la guerre (notamment par le cabinet Chéret) et communément admise à ce moment. Voir aussi à ce sujet Jacques Choukroun, Comment le parlant a sauvé le cinéma français. Une histoire économique (1928-1939), Paris, AFRHC, 2007, p. 274-296.
59 La rigoureuse sélection des films à exporter participe étroitement du projet expansionniste d’Hollywood.
60 Laurent Ollivier, « L’État a apporté un large soutien au cinéma déclare M. Fourré-Cormeray », La Cinématographie française, 1204, 19 avril 1947, p. 7 ; J.-P. Jeancolas, « L’arrangement… », art. cité, p. 30.
61 Les manquements des plus belles salles d’exclusivité sont souvent relayés par la presse cinématographique.
62 Le CNC l’a démontré. Bulletin d’information du CNC, 17, janvier-avril 1951, p. 28-29.
63 La mesure censée limiter le block-booking dans l’arrêté d’application de l’Arrangement était bien trop peu contraignante et a été finalement supprimée en avril 1947.
64 En effet, si l’article 5 du décret du 3 juillet 1945, qui empêchait (sauf exceptions) le doublage des films étrangers distribués dans leur pays d’origine depuis plus de deux ans, était devenu incompatible avec les visées de l’Arrangement, il aurait été possible d’envisager une disposition analogue afin de restreindre la circulation des films étrangers d’avant-guerre.
65 Bulletin d’information du CNC, 4, mars-avril 1948, p. 6. Notons que le bulletin (p. 8) annonce également à ce moment une application plus stricte de l’article 5 du décret du 3 juillet 1945.
66 [Anon.], « Le projet d’aide au cinéma en discussion à l’Assemblée nationale », La Cinématographie française, 1251, 20 mars 1948, p. 5.
67 Bulletin d’information du CNC, 9, mai-juin 1949, p. 23.
68 Bulletin d’information du CNC, 14, juin-août 1950, p. 22-26.
69 Bulletin d’information du CNC, 6, août-octobre 1948, p. 20.
70 Voir note 58. Ces parts de recettes étaient aussi liées – même si marginalement – à la pratique du double programme qui permettait aux nouveaux films français de profiter du succès des films américains montrés la plupart du temps en première partie et qui recevaient pour cela une part moindre de la recette globale.
71 Selon les représentants d’Hollywood et de l’administration américaine à ce moment, environ 40 % des revenus des studios avant-guerre dépendaient de l’exportation. Ces évaluations ont été reprises dans l’historiographie.
72 Voir notamment Thomas H. Guback, The International Film Industry: Western Europe and America since 1945, Bloomington/Londres, Indiana University Press, 1969 ; Ian Jarvie, Hollywood’s Overseas Campaign: The North Atlantic Movie Trade (1920-1950), Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1992 ; John Trumpbour, Selling Hollywood to the World: U.S. and European Struggles for Mastery of the Global Film Industry (1920-1950), Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2001. Voir aussi Francesca Leonardi, Les films du débarquement. Étude du lot de « 40 » longs métrages hollywoodiens sélectionnés par l’Office of War Information pour l’Europe (genèse, analyse et diffusion en Italie et en France, 1943-1945), thèse sous la direction de Michel Marie, université Paris 3, 2013.
73 Rapport annuel de la MPAA, 25 mars 1946, U.S. Congress, Hearings before the Special Committee…, op. cit., p. 2594-2606.
74 Durant la guerre, les principaux marchés d’Hollywood (Grande-Bretagne, Amérique du Sud) n’ont pas été fermés et les recettes du marché américain ont été florissantes.
75 Au-delà de la fragilisation des industries cinématographiques nationales, la principale justification économique des barrières protectionnistes est alors le déséquilibre des balances de paiements.
76 À ce sujet, voir I. Jarvie, Hollywood’s Overseas Campaign, op. cit. et J. Trumpbour, Selling Hollywood to the World, op. cit., ainsi que plus particulièrement Ian Jarvie, « The Postwar Economic Foreign Policy of the American Film Industry: Europe 1945-1950 », dans D. W. Ellwood et R. Kroes (ed.), Hollywood in Europe, op. cit., p. 155-175. Voir aussi A. Mattelart, Diversité culturelle…, op. cit., p. 34-35.
77 Audition de Nathan Golden (département du Commerce), U.S. Congress, Hearings before the Special Committee…, op. cit., p. 2549-2550. C’est aussi sur ce terrain, on l’a dit, que l’Arrangement sera combattu en France. À ce propos et au sujet du projet politique américain, voir aussi P. Hubert-Lacombe, Le cinéma français…, op. cit., p. 80-89. Précisons que, entre 1945 et 1946, l’argument de l’usage des films dans la lutte idéologique à mener contre le communisme est certes présent mais encore marginal dans les discours des responsables politiques américains et de la MPAA.
78 Rapport annuel de la MPAA, art. cité, p. 2598-2599. Sauf mention contraire, les traductions sont de l’auteur.
79 Ibid., p. 2599.
80 I. Jarvie, « The Postwar Economic Foreign Policy… », art. cité, p. 168.
81 Rapport annuel de la MPAA, art. cité, p. 2616 ; J. Portes, « Les origines de la légende noire… », art. cité, p. 316.
82 Les documents cités par Jens Ulff-Møller (issus des archives du département d’État) montrent que les Américains surestiment sciemment durant la négociation les capacités du nouveau marché français (estimées alors à 260 films contre 175 ou 180 selon la MPAA quelques mois plus tard) afin d’asseoir leurs exigences. J. Ulff-Møller, Hollywood’s Film Wars with France, op. cit., p. 145.
83 Voir note 33.
84 Il est considéré comme un « exemple » par Eric Johnston, un accord « excellent » par Gerald Mayer (MPAA) et « très satisfaisant » par Winthrop G. Brown (département d’État). U.S. Congress, Hearings before the Special Committee…, op. cit., p. 2523, 2556 et 2592. C’est ainsi que la presse corporative américaine le considère également, comme l’a souligné Laurent Le Forestier, « La relecture… », art. cité, p. 152.
85 James Byrnes intègre l’équipe d’Eric Johnston, Gerald Mayer prend la tête du service international et Frank McCarthy devient le représentant de l’association en Europe.
86 [Anon.], « Johnston est maintenant à Paris », Le Film français, 136, 18 juillet 1947, p. 9. La délégation américaine arrive à Paris deux jours après l’ouverture de la Conférence de coopération économique européenne préparant le plan Marshall. Il est probable que l’intégration des films dans les accords ait été envisagée par la MPAA.
87 Audition de Francis Harmon, U.S. Congress, Hearings before the Special Committee…, op cit., p. 2578 ; A. Mattelart, Diversité culturelle…, op. cit., p. 33-36.
88 Audition de Winthrop G. Brown, U.S. Congress, Hearings before the Special Committee…, op. cit., p. 2555. À ce sujet, voir I. Jarvie, « The Postwar Economic Foreign Policy… », art. cité et P. Swann, « The Little State Department… », art. cité.
89 Alors qu’elle continue de plaider avec les Britanniques pour une libération progressive des échanges. M. Margairaz, « Autour des accords… », art. cité, p. 462-463. Le désintérêt français est plusieurs fois souligné par le CDCF. Je n’ai pas pu retrouver pour l’instant les archives de ces négociations dans les fonds de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
90 La charte de l’OIC ne sera finalement pas signée par les Américains – qui ne la trouvaient pas assez libérale – et le GATT constituera alors l’accord de référence.
91 Le Minotaure, « … mais il reviendra », L’Écran français, 75, 3 décembre 1946, p. 3.
92 Le Minotaure, « Le “pape” arrive », L’Écran français, 73, 19 novembre 1946, p. 4.
93 [Anon.], « Les sociétés américaines demandent à leur gouvernement de les aider à maintenir leur position sur les marchés étrangers », Le Film français, 110, 17 janvier 1947, p. 9.
94 Le Minotaure, « Frank McCarthy viendra-t-il à Paris ? », L’Écran français, 85, 10 février 1947, p. 4.
95 Joëlle Farchy envisage comme un « axiome économique néo-libéral » la liberté des consommateurs de produits culturels (« L’exception culturelle… », art. cité, p. 72). Cette liberté ainsi que celle, également essentielle, du créateur sont au cœur de la rhétorique libérale américaine depuis les années 1920. Cette dernière sera pleinement exploitée par les représentants du cinéma américain entre 1946 et 1948.
96 Droit de réponse de Louis Daquin, Le Film français, 5, 5 janvier 1945, p. 3 ; Collectif, « Le cinéma et les états généraux », L’Écran français, 4, 25 juillet 1945, p. 2.
97 [Anon.], « Avec ces bâtisseurs d’images vivantes : Les metteurs en scène », dans collectif, Caméra 1946, Paris, Dargaud, 1946, p. 46.
98 Marcel L’Herbier, « Défense et illustration du cinéma français », Le Film français, 18, 6 avril 1945, p. 3.
99 Au sujet de cette proposition très commentée à l’époque, voir L. Le Forestier, La transformation Bazin, op. cit., p. 28-29.
100 G. Vernet, Aux origines d’un discours…, op. cit., p. 136-163.
101 C’est d’ailleurs aussi ce qui contribue à rendre envisageable ce modèle politique à ce moment.
102 Syndicat des techniciens de la production cinématographique, « Défense de la “qualité” française », Le Film français, 42, 21 septembre 1945, p. 1.
103 M. L’Herbier, « Défense et illustration du cinéma français », art. cité, p. 3.
104 À une période où la qualité artistique d’un film est étroitement liée aux moyens matériels investis dans sa réalisation. G. Vernet, Aux origines d’un discours…, op. cit., p. 152-153.
105 FNS, Sans titre, Film, 1, juin 1946, n. p.
106 « Alerte au cinéma français », art. cité.
107 Voir notamment Fabrice Montebello, « Des films muets aux films parlants : naissance de la qualité cinématographique », Politix : revue des sciences sociales du politique, 16/61, 2003, p. 51-80 et Jacques Choukroun, « Aux origines de “l’exception culturelle française” ? Des études d’experts au “rapport Petsche” (1933-1935) », 1895 : revue d’histoire du cinéma, 44, 2004, p. 5-27.
108 G. Vernet, Aux origines d’un discours…, op. cit., p. 43-114.
109 Louis-Émile Galey, « Objectifs du cinéma français. Réalité et raison », Comœdia, 113, 28 août 1943, p. 5.
110 Comité d’organisation de l’industrie cinématographique, « Note sur l’industrie cinématographique », [s. d.], p. 37-38. Cinémathèque française, Fonds Autré, Autré43.
111 Georges Huisman, « Position du cinéma », Style en France, 4, juillet-septembre 1946, p. 5.
112 « Cinéma français 1945 », Le Livre d’or du cinéma français 1945, Paris, Agence d’information cinégraphique, 1945, p. 15.
113 Notamment le projet de Jean Zay dont Georges Huisman était le collaborateur.
114 A. Mattelart, Diversité culturelle…, op. cit., p. 40.
115 Jean-Pierre Rioux, La France de la quatrième république, vol. 1, L’ardeur et la nécessité, Nouvelle histoire de la France contemporaine, tome 15, Paris, Seuil, 1990, p. 11-140.
116 G. Vernet, Aux origines…, op. cit., p. 272-291.
117 Ce projet aboutit en septembre 1946 à la constitution de l’Union générale cinématographique (UGC), société anonyme détenue par l’État.
118 Hubert Bonin, Histoire économique de la quatrième république, Paris, Economica, 1987, p. 131.
119 Selon les indices de La Vie française en 1954, repris dans le Bulletin d’information du CNC, 32, avril 1955, p. 61.
120 P. Chéret, Exposé sur la situation financière du cinéma français, op. cit., p. 2-3.
121 Bulletin d’information du CNC, 20, novembre-décembre 1951, p. 28.
122 Centre national de la cinématographie, Statistiques 1954-1955, n. p.
123 Nombre de marchés font alors l’objet de mesures protectionnistes et il est en outre difficile d’y affronter la très imposante concurrence américaine.
124 Ces données ont été collectées à partir de la presse corporative, des publications du CNC et de divers bilans proposés par les organismes professionnels.
125 Il s’agit du rapport communément établi alors entre les capitaux investis dans la production des nouveaux films de l’année – hors coût des crédits souscrits, difficile à évaluer – et les recettes des producteurs français la même année.
126 Laurent Ollivier, « La Confédération nationale expose le malaise financier de l’industrie cinématographique », La Cinématographie française, 1202, 5 avril 1947, p. 19-20.
127 C’était du moins le cas jusqu’à la fin de l’année 1943 selon les statistiques établies par le cabinet Chéret.
128 D’autant que la rentabilité économique de la production avant-guerre était fragile malgré cette protection.
129 Voir par exemple Bulletin d’information du CNC, 12, janvier-février 1950, et 13, mars-mai 1950.
130 Faute d’écrans disponibles, parce que leur distributeur préfère attendre que le marché soit plus favorable ou faute de distributeur. Les frères Bouquinquant (Louis Daquin, 1947), terminé à l’été 1947, attend ainsi plus de six mois avant de sortir à Paris à la fin de février 1948, à l’instar de nombreux films français réalisés au deuxième semestre de 1946.
131 Selon les données du cabinet Chéret présentées dans Maurice Bessy, « Le problème de la production II », Le Film français, 168, 27 février 1948, p. 5.
132 Le coût de distribution d’un film étranger, doublage compris, est communément évalué à 3 millions de francs en 1947, ce qui peut correspondre effectivement au coût moyen de l’à-valoir d’un film français. D’après la presse corporative, le secteur bancaire a notablement soutenu la production depuis la fin de la guerre mais j’ignore comment il a réagi à ce moment.
133 Mon analyse approfondit la lecture des conséquences de la crise sur la production de Pascal Ory, « Mister Blum goes to Hollywood », dans Michel Boujut (dir.), Europe-Hollywood et retour. Cinémas sous influences, Paris, Autrement, 1992 [1986], p. 91-98 ; et de L. Le Forestier, « L’accueil des films américains… », art. cité.
134 Hors coût des crédits. Bulletin d’information du CNC, 17, janvier-avril 1951, p. 6-7. Sauf indication contraire, toutes les statistiques qui suivent sont extraites de ce bilan ou produites à partir de celui-ci.
135 Collectif, « Solutions à la crise ? », Le Film français, 161, 9 janvier 1948, p. 5.
136 Maurice Bessy, « Le problème de la production », Le Film français, 167, 20 février 1948, p. 9.
137 En 1946, 94 films avaient été produits, le budget moyen (en francs constants) était supérieur à celui de 1938 et plusieurs des films de 1946 ont été célébrés dans les festivals internationaux comme Le diable au corps (Claude Autant-Lara), Le silence est d’or (René Clair), Antoine et Antoinette (Jacques Becker) et Les maudits (René Clément). L’année 1946 sera pour cette raison la référence du CDCF.
138 Bulletin d’information du CNC, 22, septembre 1952, p. 63.
139 Les recettes concédées semblent représenter à peu près le déficit de 1947 (environ 600 millions de francs). Il faut aussi évoquer la responsabilité de l’inflation qui continue d’aggraver le déséquilibre financier de la production en 1947.
140 En juillet 1947, le CNC, appelant lui aussi à l’intervention de l’État, anticipe par exemple un déficit d’un milliard de francs (environ 40 % des sommes investies). Cette estimation circulera beaucoup ensuite. Bulletin d’information du CNC, 1, juillet 1947, p. 8-9.
141 Laurent Le Forestier a noté l’importance de l’approche de la fin du quota dans la condensation de la mobilisation, « La relecture… », art. cité, p. 151-152.
142 « Alerte au cinéma français », art. cité ; la citation est extraite de l’intervention du scénariste Henri Jeanson, non lors de la réunion du 14 juin 1946, mais dans le cadre de l’émission « La Tribune de Paris » consacrée à l’Arrangement le 12 juin. Le contenu de l’émission est retranscrit dans Pascaline Bonnet, La tribune de Paris. Le cinéma au cœur d’un procès radiophonique (1946-1954), mémoire de master sous la direction de Laurent Le Forestier, université Rennes 2, 2013, p. 150-155.
143 Pierre Kast, « Le cinéma et les contraintes économiques », Les Lettres françaises, 200, 18 mars 1948, p. 3.
144 Voir notamment l’enquête intitulée « La liberté d’expression et le cinéma », publiée dans Action du 21 mars au 4 avril 1947, qui amorce l’analyse proposée dans l’enquête des Lettres françaises une année plus tard.
145 P. Kast, « Le cinéma et les contraintes économiques », art. cité.
146 Ibid.
147 Cette analyse est partagée par plusieurs études économiques réalisées après la guerre, dont le Rapport de la Commission de modernisation de l’industrie cinématographique, op. cit.
148 Au sujet de cette conception (ici exprimée avec les mots d’Autant-Lara), voir G. Vernet, Aux origines d’un discours…, op. cit., p. 301-308.
149 Peter Bächlin a présidé en septembre 1945 le Congrès international de cinéma de Bâle, conçu avec plusieurs autres intellectuels suisses de gauche comme un premier lieu d’échanges cinématographiques internationaux depuis la fin de la guerre, auquel ont participé Kast et Grémillon qui représentaient la Cinémathèque française avec Henri Langlois – au sein d’une délégation française fournie. La traduction française de la thèse de Bächlin a été publiée en France l’année suivante sous le titre Histoire économique du cinéma (Paris, La Nouvelle édition, 1946).
150 J. Grémillon, Le cinéma ? Plus qu’un art !, op. cit. On citera justement sa conférence du congrès de Bâle publiée sous le titre « Il faut briser les chaînes entravant le cinéma » dans collectif, Cinéma d’aujourd’hui, Genève, Les Trois Collines, 1945, p. 33-40.
151 À ce moment, outre son activité critique (à Action) et l’animation du ciné-club universitaire – qu’il a fondé en 1945 –, Kast travaille à la Cinémathèque française où il est en contact avec Grémillon, qu’il fréquente également ailleurs. Surtout, il assiste ce dernier depuis plusieurs mois dans la préparation du Printemps de la liberté (Pierre Boiron, Pierre Kast, Paris, LHerminier, 1985, p. 56-59). D’ailleurs, ce projet commémoratif ambitieux – qui devait être produit par la toute jeune société cinématographique nationale UGC et avec une contribution exceptionnelle de l’État – est symbolique du diagnostic et des revendications posées par Kast dans cette enquête et ses publications précédentes, comme par nombre d’acteurs du cinéma français depuis la fin de la guerre – on l’a vu. Le projet sera finalement abandonné pour des raisons qui semblent tenir essentiellement au contexte économique étudié dans cette recherche ainsi qu’au contexte politique (l’évolution libérale de la politique française et la marginalisation des créateurs de gauche à une période de forte crispation). À propos de ce projet inabouti, voir la thèse en cours d’achèvement de Lucile Marault à l’université Bordeaux 3.
152 P. Kast, « Le cinéma et les contraintes économiques », art. cité.
153 Le texte de la conférence, présent dans le fonds Grémillon, est publié sous le titre « Le cinéma ? Plus qu’un art… » dans L’Écran français, 112-113, 19 au 26 août 1947, p. 10 ; et repris sous le titre « Cinéma et culture » dans J. Grémillon, Le cinéma ? Plus qu’un art !, op. cit., p. 41-49.
154 P. Kast, « Le cinéma et les contraintes économiques », art. cité.
155 Ibid.
156 Ce déséquilibre apparentait cette libre concurrence internationale à la « lutte du pot de fer contre le pot de terre » selon une formule qui circulait beaucoup à ce moment dans le champ cinématographique, dans le sillage des déclarations des responsables communistes, et qui renvoie aux fondements mêmes de la théorie du libre-échange (les avantages comparatifs).
157 Le CDCF réclame dans son premier manifeste en février 1948 « que la place faite sur nos écrans aux films étrangers soit avant tout fonction de leur qualité » (CDCF, « Le manifeste du CDCF », art. cité). La revendication, qui fait écho aux débats internationaux des milieux culturels (Unesco, cinémathèques) – comme ceux qu’accueille le congrès de Bâle –, à un moment où elle sert également un discours de paix, disparaît toutefois du deuxième manifeste car elle semble alors trop complexe à mettre en œuvre.
158 Réunion du 11 février 1948, BnF ASP, Fonds L’Herbier, CDCF, 4° COL-198 [1813].
159 « Un second manifeste du CDCF », L’Écran français, 152, 25 mai 1948, p. 2.
160 En matière de cinéma, le GATT rend possible cette cinquième semaine de protection ainsi que le contingentement admis pour le cinéma comme pour toutes les industries afin de protéger la balance des paiements des pays signataires.
161 Le nouvel accord ne représente donc pas une grande concession pour les Américains qui avaient en outre conscience de l’envahissement des marchés européens après-guerre (T. H. Guback, The International Film Industry, op. cit., p. 16-17) et se méfiaient de ses conséquences commerciales (retour des protectionnismes) et politiques (montée de l’anti-américanisme dans le contexte de guerre froide). U.S. Congress, Hearings before the Special Committee…, op. cit.
162 Elle peut s’apparenter à la détaxation réclamée depuis longtemps par la corporation. Par ailleurs, puisque la taxe porte sur les entrées de tous les films, elle reproduit ainsi partiellement le transfert de flux du cinéma américain vers le cinéma français qui intégrait le modèle économique de la production d’avant-guerre via la pratique du double programme. Le CDCF envisageait d’ailleurs en février 1948 une taxe portant sur les seuls films étrangers doublés – comme celle expérimentée peu avant en Grande-Bretagne –, mais celle-ci n’était pas compatible avec le GATT.
163 En fonction des recettes précédemment réalisées par leurs producteurs.
164 À ce moment, le soutien de l’État à certains films de qualité est en outre difficile à envisager concrètement, au même titre que l’importation des films étrangers sur critère de qualité. G. Vernet, Aux origines d’un discours…, op. cit., p. 292-308. Le CDCF avait toutefois fait des propositions pour soutenir plus particulièrement les films de qualité, en s’inspirant du système d’aide italien, mais celles-ci n’ont pas été intégrées dans la loi, faute de consensus. On notera que la conception faisant de la qualité la « fille de la quantité » est encore au cœur du modèle français qui associe étroitement la quantité de films produits à la qualité (devenue « diversité ») du cinéma national.
165 Toutes les statistiques citées ici sont celles communiquées dans le Bulletin d’information du CNC.
166 Celui-ci prend alors la forme de l’aide sélective revendiquée et envisagée après-guerre. G. Vernet, Aux origines…, op. cit., p. 309-344.
167 Contre 44,5 % et 33,4 % pour les films américains.
168 Cette mesure (compatible avec le GATT) était plutôt cohérente avec la baisse de la production hollywoodienne.
169 Gaël Péton, Une renaissance contrariée. La politique publique du cinéma au tournant de la Ve République (1956-1965), thèse de doctorat sous la direction de Sylvie Lindeperg et Dimitri Vezyroglou, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2018.
170 J’étudierai dans la suite de cette recherche les relations importantes entre le débat et la mobilisation à l’époque en France et les réactions au projet politique américain dans d’autres pays d’Europe.
Auteur
Guillaume Vernet est maître de conférences en histoire du cinéma à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du Centre de recherche Histoire culturelle et sociale de l’art (HiCSA). Ses recherches portent sur l’histoire du cinéma en France durant la période dite « classique » (du parlant à la fin des années 1950). Il co-anime le séminaire « Histoire culturelle du cinéma » ainsi que le séminaire permanent de l’Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC) dont il est administrateur. Il est également membre du comité de rédaction de 1895 : revue d’histoire du cinéma.
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