Conclusion
p. 407-409
Texte intégral
1L’enjeu de ce livre consistait, entre autres choses, à examiner les trois thèses suivantes.
- o Hobbes fait rompre la science politique avec l’univers, la mentalité, la culture et les valeurs historiographiques dont se nourrissait l’art politique, c’est-à-dire avec la promotion de l’histoire que l’on prête notamment à Machiavel et Bacon. La science politique est devenue science du droit : elle n’est plus un art du gouvernement. Détachée de l’empirie, elle n’a plus besoin d’histoire.
- o Il n’y a pas dans son œuvre, pour la philosophie, ni de point de vue un sur les histoires d’une part, ni de concept un, clairement identifié, de l’expérience historique d’autre part.
- o La conviction d’avoir fondé la vraie science politique, et la vraie science d’une façon générale, lui interdit de percevoir la relativité de ses inventions à son moment historique – donc l’historicité – de sa pratique philosophique.
2Nous pensons les avoir réfutées ou en partie amendées dans les chapitres qui précèdent. Nous ne ferons ici que résumer l’essentiel.
3Pour ce qui est de la première thèse, il nous est apparu, au contraire, que, si l’invention de la philosophie avait conduit Hobbes à délaisser l’historia justa, dont les modèles étaient Thucydide et Tacite, c’était pour susciter très vite des historiographies ajustées à ce que la science de l’homme et de la politique requiert. Hobbes n’a jamais cessé d’être « historien », il n’a jamais cessé non plus d’être tacitéen ou thucydidéen, de même qu’il a commencé bien plus tôt qu’on ne le croit à s’intéresser aux questions théologico-politiques.
4Pour ce qui est de la deuxième thèse, l’histoire intellectuelle, l’histoire sacrée, l’histoire religieuse, l’histoire politique dessinent une objectivité certes stratifiée, aux articulations complexes, mais en laquelle l’idée d’une unité de l’expérience historique, ou pour le dire en termes et graphie modernes, l’idée d’une Histoire, se manifeste.
5Ces historiographies, dans le Léviathan en particulier, ne trouvent pas leur cohérence autour du concept de nature humaine, concept qui ferait graviter les savoirs de l’histoire autour de lui, à titre d’instruments voués à en traduire la plasticité au gré des variations singulières des temps et des lieux dans l’unité empirique d’une nature et d’une histoire universelle. C’est une possibilité qu’il engage, qu’il pratique, mais qui ne devient jamais prioritaire, et ce non pas, en tout cas pas seulement, parce qu’il est contractualiste mais plutôt parce que, justement, il maintient la fiction théorique de la nature humaine dans son statut de fiction théorique et qu’il continue de lui refuser une signification ontologique tellement enveloppante qu’elle en finirait par absorber l’histoire. Autrement dit, l’histoire naturelle de l’humanité n’est pas, à suivre l’anthropologie du Léviathan, une voie dénuée d’intérêt, dans la mesure où elle permet de comprendre les mécanismes d’une politique et d’une culture empiriques, et l’on voit Hobbes, jusqu’à un certain point, la pratiquer. D’une certaine façon, elle vaut en son lieu, celui d’une anthropologie empirique rassemblant les data de la pluralité humaine. Ce qui veut dire qu’il y a bien les sources, chez Hobbes, d’une philosophie (ou d’une théorie) empiriste de l’histoire, mais que cette source est immédiatement noyée, non pas par un naturalisme fixe, celui dont aurait besoin le contrat, mais par le caractère irréductible de l’histoire lui-même.
6Le contrat, en effet, cette autre fiction théorique, n’est accompli dans l’histoire d’une façon adéquate, ou pour mieux dire, ne ressemble vraiment à sa fiction intellectuelle, que dans la mesure où les hommes ont compris leur condition réelle d’existence, condition qui dépend à son tour des nœuds historiques dans lesquels ils se trouvent pris et parfois étranglés. Le contrat est une norme descriptive, herméneutique, comme l’est l’essence de la souveraineté : il permet de comprendre la politique empirique – la création aveugle, spontanée des États – en tant qu’elle s’en écarte ou s’en approche. Mais la norme herméneutique du contrat et de la génération politique devient aussi le projet d’une prise sur l’histoire et enjoint les hommes, dans sa dimension pratique, de référer leur créativité politique au moment historique en lequel elle s’effectue. Aussi Hobbes a-t-il pensé la relativité à l’histoire du droit naturel et de l’idée de nature sur laquelle il s’appuie. Il en a conçu la relativité à un degré d’avancement culturel, à une histoire de l’imaginaire politique et religieux, donc aussi à l’histoire des instruments scientifiques qui corrigent cet imaginaire, tout en y participant. Cet aspect de sa pensée rend caduque la troisième thèse que nous avons examinée. Il n’est pas sans rapport, de surcroît, avec la tension théorique qui traverse toute l’œuvre.
7La fiction de la nature humaine a toujours besoin chez lui d’être déterminée depuis toute une variété de conditions pour ne pas être un concept sonnant creux : tantôt condition de pure nature comme drame où se joue le risque de l’anéantissement et de la déshumanisation ; condition prométhéenne, où se joue à la fois le tragique de l’éternel retour et le désir d’un Temps qui le déjouerait, ouvrant ainsi à la révélation et au Salut ; condition immortelle d’Adam ou de l’élu ; condition du sujet politique, enfin, protégé par l’État, qui œuvre dans une relative sécurité à assurer la satisfaction de ses désirs futurs mais qui reste pris dans les projections temporelles des conditions précédentes.
8À la série « nature-contrat-essence de la souveraineté », dont nous ne nions pas la centralité, nous avons donc articulé celle de « conditions-nœuds historiques-transformation politique », qui nous semble non moins importante. Cette double structure ne doit pas être réduite, ni au profit de la première, comme l’ont fait les philosophes des Lumières qui en ont critiqué l’anhistoricité, ni au profit de la seconde, comme seraient tentés de le faire certains lecteurs « historicistes ». C’est bien dans leur relation que la pensée de Hobbes prend tout son sens.
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