Chapitre X. Le Béhémoth ou l’histoire monumentale
p. 329-405
Texte intégral
1 Hobbes rédigea le Béhémoth aux alentours de 1666-1668. Ce fut sa dernière intervention significative sur le champ politique, même si le texte eut à souffrir de la censure de Charles II, auquel il présenta l’ouvrage autour de 16701. Le choix du titre, Behemoth or the Long Parliament, ne saurait être sérieusement mis en doute2. Il est construit selon une symétrie mythique avec le Léviathan – tandis que le monstre aquatique était le symbole de l’État qui soumet l’orgueil, Béhémoth, monstre terrestre dans le Livre de Job, est celui de la déraison des assemblées démocratiques. Il pose d’emblée au lecteur la question des intentions qui se cachent sous cette figure en diptyque, comment la positivité d’une doctrine s’articule à la négativité d’une expérience et de son récit.
QU’EST-CE QUE HOBBES A DE NOUVEAU À DIRE EN 1668 ?
2En 1651, Hobbes a le sentiment qu’il y a un espace pour la réforme rationnelle de l’État, ce qui lui sera longtemps reproché : il propose un absolutisme qui pourrait être démocratique quant au régime. Si la « révision et conclusion » du Léviathan tend à souligner que toute nouvelle théorie est mal accueillie dans la « révolution des États », Hobbes cultive sans doute l’espoir d’une rencontre entre sa théorie et le nouveau pouvoir. En ce sens, la situation critique est préférable au mauvais consensus qui l’a précédée. Il y a un kaïros à saisir : réorganiser l’équilibre théologico-politique ; réorganiser les institutions, ou en tout cas la relation du sujet aux institutions. La dissolution de l’État anglais est d’une valeur générale négative mais il y a un plan sur lequel elle est absolument positive : elle peut faire « éclater les bouteilles vides du paganisme3 » dans lesquelles le christianisme catholique – et implicitement la Réforme anglaise, en tant qu’inachevée – avait cru pouvoir couler son vin nouveau ; elle peut mener à son terme, sans laisser survivre ni résidus ni vestiges, la régénération chrétienne. La dissolution du catholicisme, puis de l’épiscopat anglais, puis du presbytérianisme jusqu’à l’indépendantisme sous Cromwell accomplit donc un mouvement de retour à la liberté chrétienne primitive, plus propice que les interpositions institutionnelles des clergés successifs, au pastorat que la philosophie hobbésienne veut accorder au souverain. Il y a ambivalence et non contradiction : il faut aller au bout de la dissolution même si elle est en tant que telle délétère à bien des égards et qu’elle ne peut pas être juridiquement légitimée. Mais elle est historiquement nécessaire et, peut-être, profitable.
3En 1668, Hobbes fait le bilan de la révolution. L’Angleterre est revenue à l’état antérieur, celui du consensus fragile qui avait eu pour résultat la rébellion. Certes, le parlement reconnaît au roi le monopole absolu de la force, mais les conditions de la rébellion sont loin d’être totalement dissipées : les presbytériens n’ont pas abandonné leurs « anciens principes rebelles », et les doctrines du droit de résister persistent au sein des clergés et du peuple. Ainsi, comme par un mouvement de retour, le Béhémoth traduit-il un désenchantement qui éclaire les positions du Léviathan, désenchantement quant au kaïros non saisi, désenchantement quant à la fragilité du nouveau consensus monarchique. Hobbes a bien, dans une veine pessimiste, quelque chose de nouveau à dire, de nouveau à dire sur ce qu’il a déjà dit. Or cette posture ne peut pas être séparée du ton qui est le sien dans le Béhémoth, lequel ne peut qu’être une histoire sceptique et profondément ironique.
TEMPS LONG ET HISTORY OF EVENTS
4Pour Hobbes, le Béhémoth n’est pas une histoire, non pas parce qu’il est autre chose, mais parce qu’il est plus qu’une histoire4. Le fait que Hobbes considérait le Béhémoth comme autre chose qu’une narration historique ne veut ni dire qu’il n’y ait pas une dispositio historique originale, extrêmement travaillée, voire monumentale, ni bien sûr que l’histoire purement narrative soit un genre discursif mauvais « en soi5 ». Quarante ans à peine séparent sa rédaction de celle de la Pétition des droits, trente ans de la première Bishop’s war6. Hobbes aurait estimé qu’une histoire était un genre plus approprié qu’un traité de science politique à ce moment de son parcours intellectuel et de l’histoire de l’Angleterre, ce qui indique d’une part qu’il estimait que le Léviathan était complet sur le plan de la science politique – ce que confirme le contenu du Béhémoth –, et que d’autre part ses thèses devaient gagner à être éprouvées au gré d’un contact plus étroit avec les faits.
5Parmi les trois pratiques de l’histoire auxquelles Hobbes a consacré des textes, le Béhémoth, comme narration d’un événement précis, history of events selon les classifications de Bacon et, à peu de choses près, celles de Hobbes lui-même, de la préface de la traduction de La guerre jusqu’au Léviathan, serait l’œuvre la plus conforme au genre de l’histoire civile. C’est cet exercice en effet qui semble de prime abord le mieux correspondre à sa passion pour Thucydide et aux qualifications épistémiques du discours historique en 1651. Si l’histoire était définie comme registre de la connaissance du fait, et si ce que nous appelons aujourd’hui l’objectivité factuelle était qualifiée « d’âme de l’histoire », Hobbes insistait particulièrement sur la dispositio de la narration comme forme à laquelle devait être mesurée l’excellence de l’écrivain. Or Hobbes ne s’est pas voulu chroniqueur de l’histoire anglaise : il a réordonné, mis en récit une chronique, celle de James Heath, et a décidé de se situer d’emblée au niveau de l’interprétation, de la reconstruction causale : ce à quoi il conviendra de mesurer sa réussite se situe donc sur ce plan, et pour être plus précis, sur le plan archéologique (les causes, sur un temps plus ou moins long, les conditions et les pré-conditions de la mise à feu révolutionnaire) qui préside à cette dispositio et qui en fait l’originalité. Ceci explique que Hobbes n’ait pas intitulé son texte « histoire de la rébellion et de la guerre civile » : ce par quoi il espère innover consiste dans un travail secondaire d’élaboration causale et d’ordonnacement des faits.
6Enfin, d’autres aspects du texte, notamment la forme dialogique, confirment ce refus de se faire – et sans donner à l’adjectif un caractère péjoratif – « simple historien ». Deux personnages sont mis en scène, A. l’aîné et témoin de la rébellion et de la guerre, et B. qui assume un point de vue plus extérieur et auquel Hobbes pourra faire jouer la naïveté, l’étonnement ou l’indignation du spectateur. Cette forme dialogique permet aussi de construire une dipositio plus complexe – sous la forme du « mais rappelez moi quelles étaient les dispositions d’un tel ou d’un tel ? », ou encore « mais depuis quand le parlement anglais faisait-il valoir tel ou tel droit ? », etc. – et d’articuler à la narration des « disputations » (sur le droit de résistance, sur le libre arbitre, sur l’infaillibilité pontificale et autres) qui empruntent une bonne part de leur substance à l’histoire critique du Léviathan. Hobbes tient à séparer nettement ces commentaires de ce qu’il appelle histoire au sens propre, qui consiste exclusivement en la narration et en sa dispositio temporelle et causale. En lecteurs modernes, nous y voyons une insertion méthodologique décisive de l’histoire critique dans l’histoire narrative. Enfin, la forme dialogique, mais nous aurons l’occasion de développer ce point, permet d’exercer un regard ironique à la fois dissimulé – derrière ces personnages – et plus apparent pour un lecteur bien souvent amusé par les ratés des entreprises révolutionnaires. En ce sens, si la forme du discours n’est pas thucydidéenne, le Béhémoth a en commun avec La guerre d’être un exercice d’ironie – ou comment des circonstances retournent et détournent les intentions des acteurs de l’histoire – et de faire usage de la fiction : chez Thucydide, il s’agissait de « faire parler » les principaux personnages de l’histoire – de leur faire dire, à partir d’une certain nombre d’informations réelles, ce qu’ils auraient pu dire à tel moment du conflit ; pour Hobbes, c’est par la fiction d’un dialogue que la dispositio et que le tribunal de l’histoire peuvent être dressés. Hobbes est, à nouveau, très conscient de l’outil que constitue la fiction pour construire la vérité historique.
7Le Béhémoth est bien une pratique de l’histoire (par l’enquête archéologique et la complexité de sa dispositio). Mais il tranche avec la définition canonique de l’histoire en 1628, l’excellence thucydidéenne. En quoi l’écart par rapport à cette excellence narrative nous renseigne-t-il sur ce que la théorie politique a fait varier non seulement dans l’écriture de l’histoire mais dans ce qui est en train de s’élaborer au niveau d’un concept de l’histoire ? On peut d’entrée mettre de côté certaines évidences : Hobbes ne veut pas être le Thucydide de la guerre civile anglaise, il ne veut pas proposer une history of events en ce sens là (enquête factuelle, recoupement des témoignages, etc.). Mais il vise une autre excellence : construire un monument historique et philosophique, de l’ordre de celui qu’il est en train d’écrire, à la même époque, Historia Ecclesiastica.
LE BÉHÉMOTH ET L’HISTORIOGRAPHIE DE LA RÉVOLUTION ANGLAISE
8Le Béhémoth vaut avant tout par l’interprétation des causes de la rébellion, selon un programme expressément revendiqué par Hobbes dans la dédicace à Sir Henry Bennet, Baron d’Arlington :
Je présente à votre seigneurie quatre courts dialogues concernant la mémorable guerre civile qui fit rage dans les territoires de Sa Majesté de 1640 à 1660. Le premier en contient le germe, certaines opinions de théologie et de politique. Le second en contient la croissance dans des déclarations, remontrances et d’autres écrits publiés contre le roi et le Parlement. Les deux dernier sont un très court résumé de la guerre elle-même, tiré de la chronique de Mr Heath. Rien en peut être plus instructif en faveur de la loyauté et de la justice que le souvenir de cette guerre, tant qu’il durera7.
9Cette ambition le distingue, si l’on omet Océana, dans son environnement historiographique. Un historien comme Edward Hyde, comte de Clarendon ne prétendait pas exposer les causes de la rébellion, projet qu’il estimait d’ailleurs d’une ambition excessive, et peut-être, en référence au Béhémoth, d’un orgueil déplacé8. Selon Clarendon, le royaume était florissant jusqu’en 1633, en aucun cas dans une condition intrinsèquement critique : il y a là une différence majeure avec Hobbes, qui voit dans la guerre l’aboutissement presque logique d’un long processus9. Il n’y avait donc pas à chercher des causes lointaines : la crise était liée à des maladresses gouvernementales (royales et ministérielles), à quelques parlementaires et prédicateurs ambitieux, à une pratique des institutions plutôt qu’aux institutions elles-mêmes, à des doctrines radicales plutôt qu’à une crise de légitimité partagée10.
10Hobbes est isolé dans son ambition théorique, et il l’est également quant au fond de son interprétation. Le fait qu’il partage avec Marchamont Nedham certains traits d’analyse des conflits n’a pas été pour l’aider après la restauration11. Alors que le modèle privilégié consistait à invoquer la restauration contre l’innovation, chacun s’attribuant le privilège de défendre l’ancienne Constitution à quelque camp qu’il appartînt contre une poussée radicale, Hobbes met au contraire en cause le consensus constitutionnaliste. En ce sens, il ne peut être que seul : il n’a pas à proprement parler de camp. Les historiens, qui étaient bien souvent partie prenante du conflit, ne pouvaient que difficilement échapper au modèle évoqué ci-dessus : le roi défendrait sa prérogative ancestrale contre les menées de parlementaires séditieux – des commoners essentiellement – visant, contre l’évidence de l’ancienne Constitution, à la réduire. Il en est ainsi chez les historiens royalistes à la Restauration, qu’il s’agisse de la Brief Chronicle de Heath – dont Hobbes suit la trame dans le Béhémoth en éliminant systématiquement les sentences partisanes ou de Impartial Collection of the Great Affairs of the State from the Beginning of the Scotch Rebellion in the Year 1639 to the Murder of the King Charles I12 de John Nalson ; tandis que dans le camp opposé, les historiens présentent des parlementaires défendant au nom de la Constitution immémoriale, leurs privilèges contre des prétentions absolutistes Stuarts importées du Continent13. Dans cet environnement politique et historiographique, tantôt royaliste à tendance constitutionnaliste (Clarendon), tantôt ultra-cavalier au plan politique et religieux, censé constituer son parti, le voisinage de Hobbes fut malaisé.
11Selon Hobbes, le consensus quant au partage du pouvoir – le litige portant seulement sur sa distribution effective14 – au début du Long Parliament (de 1640 à 1642) aurait rendu la guerre possible : il aurait empêché qu’un parti déterminé se rassemblât autour du roi, et donné une forme de légitimité aux revendications des parlementaires. Ce ne fut donc pas tant l’éclatement du consensus et un clivage partisan, que la présence du consensus et l’indécision à s’opposer, qui permirent à une minorité radicale d’allumer la guerre civile.
12L’autre trait saillant de l’interprétation hobbésienne est son insistance sur l’aspect religieux de la crise. Mais ce trait contribue également à son isolement : bien évidemment, il s’oppose à un certain nombre d’historiens puritains comme Richard Baxter15 ou John Vicars16, mais surtout il prête à la question religieuse, par-delà sa propre inscription dans le champ du conflit religieux – toujours sujette à interrogations pour ses contemporains – un rôle structurel. Contrairement à ce que pense Michael G. Finlayson17, pas plus pour Hume que pour Hobbes – et c’est justement ce en quoi ils s’opposent à Clarendon – la question religieuse n’est seulement adjuvante – considérée comme une caisse de résonance, comme un moyen d’enflammer des lower orders indifférents aux véritables enjeux politiques : pour le premier, elle participe d’un phénomène d’abstraction et de radicalisation des conflits partisans – un caractère de la politique moderne – qui, sans la poussée puritaine, n’aurait pas pu exister. Pour Hobbes, comme nous n’avons pu pour l’instant que l’évoquer, la guerre civile fut la conséquence de la rencontre d’un certain nombre de pentes institutionnelles sujettes à des cycles de dissolution, dont au premier chef celle qui affectait le pouvoir pontifical.
13Il est tout à fait logique que l’historiographie postérieure à la victoire du constitutionnalisme, qu’elle soit whig ou tory18, ait semblé ignorer le Béhémoth. Hobbes n’aurait pas accepté la révolution anglaise. Pour ses lecteurs éventuels, s’appuyant tantôt sur le Léviathan, tantôt sur le modèle de la séduction qui ouvre le Béhémoth, modèle qui témoigne d’un certain manichéisme, au moins rhétorique, il serait inutile de lire son histoire qui se résumerait à la narration partisane d’une subversion menée par des séducteurs cyniques. L’histoire anglaise aurait donné tort à Hobbes puisque la monarchie constitutionnelle – la « mixarchie » tant combattue tout au long de son œuvre – fut, à terme, le régime adopté par l’Angleterre19.
14Pour nous, la question consiste d’abord à connaître le coût des ambitions de Hobbes et à mesurer leur réussite, ce qui recouvre plusieurs enjeux. Le premier consiste à savoir si le Béhémoth innove par rapport au Léviathan, s’il transforme d’une façon significative le grand tableau critique proposé dans le texte de 1651. Cet enjeu en enveloppe un autre : comment Hobbes parvient-il à convertir les catégories de la philosophie sans écraser le genre historique de la narration ? Si la réussite du Béhémoth en tant que texte d’histoire se mesure à cette question, elle doit aussi être étalonnée à la construction de la dispositio, telle qu’il pouvait la mener à cet instant précis de l’histoire anglaise – le Béhémoth est presque une histoire du présent.
15Les deux premiers dialogues sont les plus originaux. A. essaie de corriger la frustration de B., déçu de ne pas trouver chez les historiens l’explication des causes qu’il attend pour comprendre la rébellion. Ils se concentrent sur les conditions de la crise (Dialogue I) puis sur son déclenchement (Dialogue II). C’est dans ces deux dialogues que les régressions et les rétrospections sont les plus construites, les plus longues, les plus déterminantes. Elles ne seront pas absentes d’ailleurs des dialogues suivants, plus proches de la chronique. Elles y atteindront même des sommets de virtuosité puisqu’il s’agira de les connecter aux événements qui semblent les plus étrangers à la logique du temps long.
16Dans les deux premiers dialogues, après la mise en abyme et l’énumération des forces séductrices, qui arrêteront d’abord notre attention, Hobbes opère trois rétrospections magistrales : celles de la constitution du pouvoir pontifical et de sa dissolution progressive (reprise, donc, du grand tableau du Léviathan) ; celle de la constitution des universités et de leur emprise intellectuelle ; celle des prétentions des Communes et des Lords. À ces mises en perspective sur le temps long s’articule l’élément de déclenchement jugé le plus décisif : les Bishop’s wars, qui donneront l’occasion, largement provoquée par les opposants au roi, de convoquer ce Long Parliament qui devait mener la rébellion. Le deuxième dialogue narre les épisodes marquants de la rébellion parlementaire, en insérant des éléments sur les crises des années 1620 et des perspectives plus larges sur les parlements anglais depuis les temps saxons.
17Dans le Léviathan, une théorie de la guerre civile est déjà proposée : une connaissance par les causes, dont nous ne voyons pas pourquoi elle devrait évoluer dans son architecture. Pour ne faire que l’évoquer avant un commentaire plus précis, rappelons seulement ceci : la guerre civile est le dernier moment d’un processus de dissolution religieuse qui a commencé avec la Réforme, et auquel s’est articulée une rencontre avec la culture humaniste immédiatement récupérée à des fins républicaines. Voilà – ce qui peut étonner ! – pour des causes presque prochaines, car la rencontre décisive est plutôt à rechercher dans la contemporanéité malheureuse de la naissance de l’institution cléricale chrétienne et de la dissolution de l’Empire romain, mêlant inextricablement pouvoir spirituel et pouvoir temporel, évangile et coercition, idolâtrie et vraie religion. Si différentes institutions et différents acteurs – universités, clergés, juristes notamment – sont mis en cause, leur action séditieuse est dépossédée de toute spontanéité dans la marche d’un processus qui les dépasse. Nous pressentons alors assez logiquement que la narration, en 1668, ne peut intéresser que comme la coda d’une pièce dont l’essentiel est déjà en place : il s’agirait de narrer l’ultime étape de la dissolution catholique européenne, en faisant intervenir tous les thèmes antérieurs, sur un modèle qui fait de l’événement une « concrétion ».
18Du reste, les historiens de l’historiographie contemporaine de la révolution ont adressé un certain nombre de critiques au Béhémoth.
19a. Le projet prémédité de subversion, « méchant, lucide, délibéré20 », de la part des presbytériens, des common lawyers, des républicains, qui finissent par s’unir contre la Couronne, et à renverser l’État, tel que nous le décrit A. au premier dialogue, est une simplification coupable qui indique qu’une idéologie sommaire gouverne l’entreprise historienne de Hobbes21, qui vise à « donner à ses ennemis la plus grande consistance possible22 ».
20b. C’est une histoire trop intellectualiste, qui fait la part trop belle aux doctrines – donc à un mode d’investissement politique élitaire –, ce qui conduit Hobbes à privilégier les actes juridiques et à manquer l’épaisseur des mentalités, des pratiques, des ratés institutionnels, des pentes et des tendances critiques23. Il essaierait par là, envers et contre tout, de prouver la vérité de sa philosophie par les faits : les hommes ne comprennent pas les lois naturelles et la théorie du droit politique, ils ne comprennent pas la vérité de l’absolutisme, se prêtent donc sans lumière à une expérience de destruction de l’ordre politique et en paient le prix fort. Or, la séquence consensus constitutionnaliste-division-discorde-guerre, telle qu’elle est postulée par Hobbes, a-t-elle plus de valeur que les projections polémiques de ses contemporains historiens ? Pour expliquer que le règlement du litige fut impossible, Hobbes, comme tous les historiens royalistes, est contraint d’accuser les divisions idéologiques et les ambitions factieuses plutôt que d’interroger contingences et accidents : il fallait qu’il y eût des séditieux déterminés pour qu’il y eût rébellion, et voilà réintroduit, dans une théorie qui se voulait plus impartiale parce qu’elle renvoyait dos-à-dos les belligérants dans une même ignorance du droit, un mal radical des volontés.
21c. Le refus de considérer la rébellion anglaise comme l’expression d’une évolution des institutions, d’un moment essentiel de ce progrès, manifesteraient l’absence de lucidité historique. Hobbes, contrairement à Harrington24, ne peut être « sauvé » : il est, sinon du côté de la « contre-révolution », du côté de la réaction.
22Parmi ces trois éléments, certains peuvent être retenus et nous montrerons pourquoi : effectivement, Hobbes exagère la détermination des factieux, exagération somme toute relative dans l’environnement pamphlétaire, royaliste ou puritain, qui voyait avec horreur la crise parlementaire dégénérer en cabales. Nous montrerons d’ailleurs que c’est le déterminisme doctrinal construit dans le Léviathan qui débouche nécessairement sur ce type d’exagérations et qu’il y a là somme toute une limite à l’objectivité historique, assumée au demeurant par la forme dialogique et la finalité philosophique du texte. Sur la « guerre de papier » et la causalité doctrinale de la crise, il faut concéder qu’il y a là aussi une part de vérité : mais cette vérité vaut pour les deux premiers dialogues, concentrés sur cette guerre intellectuelle. Les deux suivants sont plus proches des narrations tacitéennes concentrées sur la force pure et les calculs d’intérêt. En outre, cette concentration sur la causalité intellectuelle n’est jamais indépendante d’une réflexion très originale sur la crise des institutions qui portent les opinions factieuses. Enfin, c’est justement cette dimension institutionnelle et doctrinale de la crise qui fait toute l’originalité de l’écriture hobbésienne de l’histoire.
23La perspective doctrinale se déploie sur le temps long : Hobbes fait remonter aux Anciens les doctrines républicaines et aux premiers grands royaumes la puissance des clergés, citant à l’occasion, pêle-mêle, les castes sacerdotales juives, druidiques, égyptiennes ou éthiopiennes. La rébellion anglaise, au regard du Royaume des ténèbres, n’est-elle qu’un épiphénomène ? Épiphénomène relativement à l’essence du politique et du religieux et à ses articulations institutionnelles, ou bien épiphénomène plus spécifiquement relatif au cycle chrétien de construction et de déconstruction de l’autorité spirituelle, nous voici renvoyés à deux substructures plus essentielles du point de vue théorique que l’événement narré. Dans le Béhémoth, cette double perspective semble écraser celle du court terme, de l’intérêt à courte vue, des alliances occasionnelles, bref, la dimension de l’accident historique, ou de l’événement. Ceci donne lieu à un paradoxe que nous aurons à préciser. D’un certain point de vue, les principes politico-religieux jouant un rôle essentiel, la rébellion, comme rébellion de doctrinaires, accéderait pour la première fois, sous la plume de Hobbes, au statut de révolution au sens moderne du terme. En effet, pour qu’il y a ait révolution et non simplement crise de régime, il faut que des idées propagées dans tout le corps social gouvernent ou accompagnent – la différence est de taille, Hobbes opte pour la première solution – le passage d’un ordre ancien à un ordre nouveau, passage qui pourra alors être compris comme résultant d’un processus engageant le sens même de la politique et l’équilibre des relations de pouvoir au sein de la société considérée comme une totalité. Hobbes, en présentant les doctrines comme déterminantes, nous semble participer à une telle compréhension de la crise anglaise. Pourtant, ce résultat est tout à fait paradoxal, et ce pour deux raisons. D’abord parce que la notion de révolution implique pour nous la représentation d’une discontinuité : elle inaugure un nouveau palier historique, des conditions sociales radicalement nouvelles25. Or, Hobbes n’emploie le terme de révolution dans le Béhémoth qu’en son sens astral de mouvement cyclique : la révolution est la rotation du pouvoir souverain et elle implique que se restaure – et c’est peut-être là selon notre auteur toute la déception, le sentiment d’occasion ratée que l’on peut lire en filigrane dans le Béhémoth – l’état antérieur, celui-là même qui a échoué. Mais là n’est pas l’essentiel : la révolution a contraint Hobbes de construire en 1651 un « monstre causal », le Royaume des ténèbres, qui fonctionne comme un « hyper-cycle ». Le souci d’expliquer l’événement conduit Hobbes, en 1651, à en diluer l’originalité : sur le plan anthropologique, la finitude intellectuelle, insuffisamment cultivée ou mal cultivée, ne peut pas ne pas donner lieu à des crises cycliques ; sur le plan historique, la crise anglaise est l’aboutissement d’un christianisme mal compris, notamment quant à la relation qu’il établit entre temps politique et temps salvifique, aggravé par une Réforme bonne en elle-même, mais qui fait à son tour l’objet d’un contresens ou d’une instrumentalisation calamiteuse, ainsi que de théories politiques vaines, héritées via l’humanisme et les universités de l’Antiquité grecque. Ce règne des ténèbres intellectuelles crée cycliquement des crises, dont la rébellion anglaise, tout en étant le dernier nœud de la déconstruction d’une religion singulière, est une manifestation parmi d’autres, certes superlative, d’un désordre maximal, mais parmi d’autres parce que l’ultime étape de la dissolution peut se répéter, parce que l’ordre qui réunissait les conditions de la crise est restauré, et parmi d’autres parce que d’autres régimes d’autorité spirituelle peuvent se mettre en place sur ses propres ruines, de la même façon que l’empire spirituel chrétien s’était constitué sur les ruines de l’administration impériale romaine. Il y a alors quelque chose, entre 1640 et 1642, qui est de l’ordre du fait, de la précipitation et de l’improvisation, de l’aléatoire et du feu de l’action, des stratégies opportunistes, extérieures à toute idéologie, des erreurs dans l’art de gouverner qui, semble-t-il, reste impensé dans le Béhémoth.
LA MONTAGNE DU DIABLE : THÉORIE DE L’HISTOIRE ET SUBJECTIVITÉ
24Le Béhémoth s’engage par une « mise en abyme » magistrale, qui renvoie à l’incipit de Historia Ecclesiastica26. Dans ce texte, Hobbes situait ses personnages en ville, aux temps de l’interrègne, loin des champs de bataille de la guerre civile. Pourtant, l’incipit s’employait déjà à montrer le renversement du monde : la ville, censée être moins exposée à la guerre que la campagne, l’est en réalité beaucoup plus en cas de guerre civile. Cette inversion reflète l’altération de l’ordre des choses, altération telle que les muses – et la civilisation urbaine – sont devenues les sources même du mal. Paraphrasant Thucydide, et la description en III, 82-85 de la guerre civile de Corcyre, Hobbes faisait dire à Secundus que le crime était pris pour un bien, que le parjure, la rapine, la trahison étaient regardés comme les actes d’un bon citoyen. Dans le Béhémoth, Hobbes situe ses personnages après la guerre. À la mise en abyme spatiale (ville-campagne) en laquelle se lisait le renversement moral, succède une mise en abyme temporelle qui donne à voir les personnages, en haut de la montagne du Diable, contempler les folies du passé, dans l’abîme du contrebas :
A. Si dans le temps comme dans l’espace, il y avait des degrés de haut et de bas, je crois véritablement que le plus haut, dans le temps, serait ce qui s’est passé entre 1640 et 1660. Car celui qui, de là comme de la Montagne du Diable aurait regardé le monde et observé les actions des hommes, en particulier en Angleterre, aurait pu voir de loin [prospect] toutes les sortes d’injustice et toutes les sortes de déraison [folly] que le monde peut fournir et de quelle manière elles furent produites par l’hypocrisie et la suffisance de leurs aïeux, dont l’une est double iniquité et l’autre double déraison [folly].
B. Je serais heureux de contempler ce spectacle. Vous qui avez vécu cette époque, et en cette période de votre vie pendant laquelle les hommes discernent le mieux entre bien et mal, je vous prie de bien vouloir me placer, moi qui ne vois pas aussi bien, sur cette même montagne, en me relatant les actions que vous vîtes, ainsi que leurs causes, prétentions, justice, ordre, artifice et issue27.
25D’une façon qu’il sait paradoxale, A. dépeint les années de rébellion et de guerre civile, que Hobbes présentait dans le Léviathan en qualité d’approximation « existentielle » de l’état de guerre, en sommet de l’histoire universelle, en paroxysme historique. Comme Thucydide, A. présente sa guerre comme la plus grande des guerres et son époque comme la plus mémorable. Mais là où Thucydide paraissait pris dans une éthique ambivalente, typique du rapport de l’historien à son histoire, entre l’intensité amorale du réel qui légitime cette place éminente dans les degrés du temps et les injustices guerrières qui le font déchoir, Hobbes joue une autre ambiguïté : si la guerre civile est une montagne qui permet aux observateurs de voir les reliefs de toute l’histoire, si elle représente une occasion d’apprendre, en histoire comme en philosophie, le caractère épique est bien évidemment évacué. La spatialisation nous fait croire un instant qu’il y a eu de « hauts faits », elle mime l’héroïsme avec ironie, dissimule la distinction des lieux propres au sujet et au réel, pour mieux accuser ensuite la dénivellation qu’elle instaure entre eux, qui est la condition de la véridiction : un observateur hissé malgré lui sur un sommet, et la réalité morale – violence, déraison, hypocrisie, injustice – qui se dérobe sous ses pieds, et qu’il peut ainsi observer d’en haut.
26La référence à Thucydide, qui considérait son époque comme une acmé28 historique, et qui proposait de placer son lecteur au cœur de l’action pour en faire un spectateur direct – voire un acteur –, se trouve prise dans un réseau de similitudes et d’analogies – la montagne du Diable – qui la débordent, et qui visent certainement à mettre une réinterprétation en travail.
27Cet incipit ne peut être réduit à la réponse thucydidéenne et ironique de Hobbes au pathos providentialiste des puritains qui lisaient dans les événements de l’interrègne l’avènement d’un nouvel âge théologique, simple captatio qui n’engagerait en rien les développements théoriques ultérieurs du texte. Toutefois, une analyse qui ne s’arrêterait pas aux effets les plus visibles de cette rhétorique devrait convenir qu’il y a là, comme dans l’incipit de Du Royaume des ténèbres, une saturation symbolique qui fait courir à l’interprète un certain nombre de risques. Cette réinterprétation exige que nous revenions au modèle thucydidéen, et notamment au travail archéologique du Premier Livre de La guerre, que Hobbes a en tête au moment où il lui fait signe à la première ligne du Béhémoth.
28Thucydide se devait de montrer que son époque était l’époque du plus grand mouvement, époque plus grande encore que celle de la guerre de Troie ou des guerres médiques. Face à la concurrence mythique d’Homère, contre les guerres avec le Perse, il lui fallait, comme l’écrit Strauss, « prouver que la guerre du Péloponnèse est la guerre absolue, la guerre universelle, la guerre à son apogée29 ». Aussi, n’est-ce pas un constat préalable qui suffit à justifier le choix de l’objet et sa qualification, mais encore cette grandeur a-t-elle à se prouver d’emblée, puis à s’authentifier tout au long du récit contre les paradigmes mythiques d’Homère et historiques d’Hérodote. Et cette nécessité qui se traduisait par la permanence spéculaire ou réflexive de la légitimation de l’éminence du sujet à mesure qu’il était narré, était engagée dans l’incipit avec une solennité traduisant l’imminence et l’immensité des événements, présentés comme à venir :
Cette histoire de la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens est l’œuvre de Thucydide d’Athènes. L’auteur a entrepris ce travail dès le début des hostilités. Il avait prévu que ce serait une grande guerre et qu’elle aurait plus de retentissement que tous les conflits antérieurs. Il avait fait ce pronostic en observant que de part et d’autres, les États entrant en lutte se trouvaient dans tous les domaines à l’apogée de leur puissance. Il constatait d’autre part que tout le reste du monde grec ralliait l’un ou l’autre camp. Ceux qui ne prenaient pas immédiatement parti se préparaient à le faire. Et ce fut en effet la crise la plus grave qui eût jamais ébranlé la Grèce, et avec elle une partie du monde barbare. On peut dire que la majeure partie de l’humanité en ressentit les effets30.
29La guerre du Péloponnèse est la plus grande des guerres parce qu’elle met aux prises les plus grandes des puissances et parce qu’aucune partie de l’humanité ne peut se dérober à la division guerrière. Elle est la plus grande par la quantité de malheurs qu’elle engendre, par les violences humaines et les catastrophes naturelles31 qui, d’une façon parfois énigmatique, convergent.
30Mais si Thucydide tient sa guerre pour la plus grande des guerres, c’est qu’il considère déjà qu’elle révèle tous les dérèglements de la nature humaine ; elle est la plus mémorable et objectivement l’acmé, sur le fond d’une nature indestructible ; elle est mémorable sur fond de continuité, elle est un moment de véridiction de l’anhistorique. Il faut se reporter à un passage essentiel de La guerre, qui est l’une des sources principales de la pensée hobbésienne32, à savoir III, 82, qui introduit le récit de la stasis de Corcyre, ce moment où la guerre devient totale, non pas en extension mais en intensité, parce qu’elle entraîne dans son mouvement toutes les cités grecques dans une division interne :
Au cours de ces luttes civiles, les cités virent fondre sur elles des calamités innombrables, comme il en arrive et comme il en arrivera toujours tant que la nature humaine sera ce qu’elle est. Selon les circonstances, il est vrai, le mal peut empirer ou s’apaiser et ses manifestations diffèrent d’un cas à l’autre. En temps de paix et de prospérité, les individus et les cités montrent des dispositions plus conciliantes. Mais la guerre, avec les restrictions qu’elle apporte dans la vie de tous les jours, est une école de violence. Elle modifie l’humeur de la majorité des gens en l’accordant avec les réalités du moment33.
31À la neutralité de la préface succède la dénonciation de l’ambition, origine de tous les maux, de la dissimulation, qui est son instrument privilégié, de la substitution des liens factieux aux liens familiaux et patriotiques, de la violence et de la brutalité à la sagesse, de la précipitation à la prudence, de la dépravation morale de toute la civilisation grecque, toutes choses qui constituaient le « texte secret » de la guerre jusqu’au Livre III.
32Quand Hobbes écrit l’incipit du Béhémoth, il ne fait que condenser ce qui chez Thucydide, pour des raisons d’objectivité narratives, était distribué ou différé dans l’œuvre. La qualification morale, qui chez Thucydide était un texte aussi discret que structurant, est exhibée en même temps qu’amplifiée par le recours à la métaphore de la montagne. Il ne s’agit pas seulement d’une translation chrétienne qui viserait à marquer le rôle de l’apocalyptique dans les événements anglais, serait-ce pour la moquer. Hobbes cherche par ce biais à articuler insertion et extériorité : insertion parce qu’il s’agit bien de se resituer sur le sommet historique que constitue la guerre civile ; c’est ce que feront les deux personnages en suivant la chronique de Heath, qui les resitue dans la mêlée des débats et des batailles ; extériorité parce que le point de vue revendiqué par A. n’est plus le cœur de l’action mais le point de vue en surplomb du haut de la montagne. A., même s’il s’apprête à narrer « en particulier » les événements anglais, a certainement en tête l’histoire des ténèbres intellectuelles qui selon le Léviathan affectent toute la Chrétienté, et dont la crise anglaise est le moment le plus critique. Le surplomb est alors le point de vue que rendent accessible une philosophie et une théorie de l’histoire qui prétendent à la mise en intelligibilité. Là aussi, Hobbes fait signe vers Thucydide : le geste de l’historien grec consistait à distinguer les temps sur le plan subjectif de la mémoire – « ma guerre est plus grande que toutes les précédentes » – tout en resituant la guerre sur le plan de la nécessité des rapports de puissance ; Hobbes accroît le surplomb et souligne d’entrée la chute.
33La position d’extériorité du narrateur est immédiatement interrogée par la mise en abyme que constitue la forme du dialogue : la position du narrateur sur l’axe du temps – A., l’aîné, qui est le narrateur mais qui accomplit également d’autres fonctions discursives, notamment philosophiques – dépend de l’événement qui le constitue comme foyer narratif, foyer qui ne peut se définir que dans le lieu que l’histoire l’englobant veut bien lui assigner. Hobbes cherche à infléchir la perspective narrative classique, celle de l’extériorité de l’historien qui constituait pour lui l’un des critères de l’excellence au moins depuis le Discours sur les commencements de Tacite, puis dans son introduction à sa traduction de La guerre. Mais dans le même mouvement, il fait passer au premier plan les soutènements anthropologiques et moraux de la guerre civile et les privilégie sur la scène qui se joue en contrebas : l’Histoire nous a conduit vers un sommet parce que le sol s’est dérobé sous nos pieds, révélant, à l’occasion de la désagrégation, la profondeur de la dépravation, qui est une possibilité permanente de la nature. Le narrateur n’est pas cet homme qui, hors du temps, isole son objet dans le silence d’un cabinet, mais un acteur hissé, bon gré mal gré, sur le dos de l’Histoire, ou pour filer sa métaphore, sur sa crête. Avec la montagne du Diable, la position thucydidéenne est accusée, forcée, autant que détournée : Thucydide pressent l’énormité de la guerre et la narre, pris qu’il est dans les événements, en biffant le texte des passions qui les sous-tendent autant qu’il le peut – se refusant sauf exception à en faire son objet –, en historien du présent qui ne prétend pas au point de vue du surplomb mais à la proximité, une proximité telle que nulle sentence de l’historien ne vient parasiter la succession des faits. Tel était en tout cas le Thucydide que valorisait la préface du traducteur en 1628. Hobbes accuse à présent l’extériorité narrative, jusqu’au surplomb, assumé dans la suite du texte par la recherche causale et l’altitude des visions sur le processus historique, se soustrait aux problèmes du réalisme historique et de l’objectivité par le recours au dialogue, qui fait du narrateur un acteur du tissu historique et non une conscience extérieure arbitrale et contourne ainsi les apories de la subjectivation – la relation du narrateur à une histoire dont il est un acteur, sa position pour ce qui est de définir un temps auquel il appartient, sa relation à l’idéologie révolutionnaire ou restauratrice –, tout en réaffirmant la guerre comme véridiction de l’anhistorique, véridiction qui constituait l’enjeu de toute son œuvre et qu’il remet en scène ici, paradoxalement au premier abord, à l’occasion d’une histoire. Il la remet en scène autant qu’il l’explicite et l’historicise : Thucydide, comme expérience intellectuelle formatrice, et la guerre civile, comme expérience de la violence politique, sont les vérités principielles à son propre discours, la fortune qui a présidé à la naissance de sa philosophie. La métaphore de la montagne assume alors cette ambivalence morale du moment : la coloration diabolique du texte n’insinue-t-elle pas que c’est au prix d’une guerre civile, au prix du plus grand des maux, qui concentre les plus grandes tentations34, que la philosophie politique a pu trouver, pour la première fois, à s’exprimer ? Hobbes nourrit donc l’incipit de cette ambiguïté : dissolution et régression de fait – moment diabolique – et sommet de l’histoire – Salut possible – car opportunité donnée à la philosophie de se constituer dans un moment de véridiction anthropologique.
34Or tout ceci n’est pas sans poser problème du point de vue de la qualité historique intrinsèque du discours qui doit suivre.
35Que la reprise de l’enseignement anthropologique et de la rhétorique de l’imputation judiciaire du Léviathan IV nuise à une analyse de la crise en ce qu’elle a finalement d’indépendant des volontés et des intentions, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, constitue l’un des risques du texte sur le plan historiographique. Hobbes sait bien d’ailleurs qu’il ne va pas « faire que de l’histoire », comme nous l’avons vu dans l’introduction de ce chapitre, et que la réussite de son texte consistera dans le dosage de la sensibilité historique et de l’enseignement philosophique. Ce sera le grand risque du segment qui succède à cet incipit, le modèle de la séduction dans lequel A. énumère les combattants et leurs mobiles.
L’ARCHÉOLOGIE
36La démarche archéologique, qui préside aux rétrospections dans la dispositio, prend pour objet les institutions anglaises et décrit la longue gestation de leur crise. Elle est essentielle pour ce qui se veut original dans le Béhémoth. Là aussi, l’articulation de ce dernier au modèle critique exposé dans le Léviathan constitue un axe de recherche fondamental : y a-t-il dans le Béhémoth une stricte application du « théorème du maker », ou bien la tentative de penser la crise à partir de l’usage des institutions, leur incorporation et leur subordination à l’État, qui constituent l’essentiel de la nouvelle gouvernementalité selon le Léviathan ?
LOGIQUES DE LA DIVISION
Causes, résolutions, artifices
37Le but affiché du Béhémoth est de donner à voir « les causes, les résolutions et les artifices » des séditieux. N’est-ce pas aller au-delà de la connaissance du fait, en tout cas au-delà de ce dont peuvent témoigner les chroniques ?
38Les passions renvoient vers des catégories anhistoriques, même si le développement de certaines d’entre elles a un caractère conjoncturel plus marqué, qui provient de l’intensification révolutionnaire des doctrines – la vanité intellectuelle en est sans doute le meilleur exemple ; les résolutions – ou desseins – ne sont pas de l’ordre du fait qu’un témoignage pourrait avérer, mais elles sont matière à conjectures, elle exigent de rapporter des déclarations d’intention à des actes qui éventuellement les contredisent ; les artifices, qu’il s’agisse des sermons presbytériens et de leurs doctrines ou bien des pétitions et remontrances des parlementaires, forment un réseau complexe de fins et de déclarations d’intentions inséparables de la spéculation quant aux desseins des acteurs, et qui ne peuvent s’interpréter que dans leurs relations avec ceux-ci. Bref, ce que le Béhémoth se donne pour objet spécifique, n’est livré dans aucun registre, mais doit être construit sur un mode hypothétique et sur une triple base : les faits chroniqués, les discours et les principes de l’anthropologie. La chronique est constamment débordée : discours et doctrines doivent être interprétés dans leur relation avec des tactiques de dissimulation, d’anticipation ou d’improvisation, d’initiative ou d’attente, dont la clé relève de l’introspection, et dont, selon l’introduction du Léviathan, seul le philosophe est capable. Le Béhémoth en souligne consciencieusement les difficultés35.
39Lorsqu’il analyse l’épisode du ship money, conflit majeur de la politique fiscale durant le personal rule36, A. reconnaît d’abord son impuissance avant que d’interpréter les intentions réelles des parlementaires, arguant qu’il est « difficile, voire impossible […] de connaître les intentions d’autres hommes, surtout s’ils sont artificieux [crafty]37 ». Plus loin, B. souligne les limites de l’interprétation sur un point essentiel : les protagonistes de la rébellion issus du clergé d’Angleterre ou du parti presbytérien ont-ils failli par erreur, par ambition, ou par ignorance ? Ont-ils failli avec la conscience « endurcie » ? Et d’ailleurs, comment prouver l’une ou l’autre réponse, si « l’hypocrisie a cette grande supériorité [prerogative] sur les autres péchés, qu’on ne peut la découvrir [that it cannot be accused]38 » ?
40Cette ambition tranche avec le modèle narratif thucydidéen qui articule l’usage de la fiction (la recréation des discours des acteurs de la guerre) et le refus de faire passer au premier plan les qualifications morales. Thucydide n’exhibe pas l’écart entre l’artifice discursif et l’intention réelle, mais le donne à méditer au lecteur, qu’il ne prétend pas avoir placé au-dessus de la mêlée, mais au milieu. Hobbes nous hisse sur la montagne du Diable : il ne veut pas être l’historien qui donne à voir, mais l’observateur moral qui surplombe le jeu aveugle des fins et l’interprète de ses causes souterraines.
41La narration n’obéit d’ailleurs pas aux règles de précision qui régissent le genre de l’history of events telle que le définissait Bacon39. On remarquera notamment l’absence de ces courts portraits qui ponctuent l’œuvre de Clarendon, et le peu d’intérêt pour les meneurs parlementaires ou royalistes. A. en rend raison de la façon suivante, au moment où il refuse de nommer les partisans royalistes de la dernière heure :
A. Il n’est pas nécessaire de nommer quiconque, vu que j’ai seulement entrepris une brève narration des folies et autres fautes des hommes durant ces troubles, et non, en donnant leurs noms, de donner occasion à vous ou à d’autres de les moins estimer, maintenant que les fautes ont été pardonnées des deux côtés40.
42Si l’on comprend que A. se refuse à citer les noms – bien connus – des amnistiés, on comprend moins pourquoi les responsables de la rébellion, notamment au début du Long Parliament, puis ceux qui participèrent au régicide, et qui ne furent pas amnistiés, bénéficient du même oubli41. Hobbes ne les nomme qu’en passant et ne se fait jamais portraitiste, même pour Cromwell, qu’il dépeint avant tout comme un opportuniste42. Seuls William Laud, archevêque de Cantorbéry, et Thomas Wentworth, comte de Strafford, ministre et favori de Charles Ier font l’objet d’une représentation plus fouillée43, et en ce qui concerne le roi, il faut glaner des éléments épars44. Le Béhémoth néglige l’élément biographique au profit des groupes ou des classes, ce qui n’étonnera pas le lecteur du Royaume des ténèbres.
43Le modèle de la séduction met en place des groupes d’intérêts, plus ou moins informels : groupes de pression à l’intérieur du parlement, aux Lords et aux Communes, à l’extérieur du parlement, groupes de ministres presbytériens, de prédicateurs indépendants, clergés plus ou moins constitués ou dissous comme le reliquat du clergé catholique, récusants ou bien high church anglaise, professions, comme les lawyers, ou bien des hommes qui ne se réunissent pas sur une identité de classe ou de groupe d’influence, mais qui partagent simplement des opinions notamment une culture politique humaniste ou la vulgate du droit de résistance calviniste ; enfin, la City, comme institution représentative, mais aussi Londres, comme élément territorial, économique et populaire. C’est à ces ensembles que Hobbes va appliquer les principes de l’anthropologie, en passant de l’individu aux collectifs en présence sur l’échiquier du conflit.
Le modèle de la séduction
44En 1640, la domination du roi sur l’Angleterre par la maîtrise de la force armée semble totale, si bien que la question qui se pose est celle de la possibilité même du basculement dans la rébellion. Selon A., la monarchie en Angleterre était solide du point de vue dynastique et le roi était à la fois capable et bien intentionné. B. ajoute que la force armée était de son côté, tant du point de vue des hommes que du matériel de guerre. Hobbes joue à renverser l’objet de l’étonnement de B. : plutôt que la possibilité de la rébellion, c’est la capacité du roi à conserver son pouvoir qui lui semblera, à la fin de la séquence, tenir du miracle.
45Pour comprendre comment la rébellion fut possible, A. doit faire « sauter » un certain nombre de verrous : le premier est celui de la fidélité du peuple, présenté comme corrompu dans son ensemble45. Pour expliquer la formation d’un rapport de force suffisamment symétrique pour déboucher sur une guerre, alors que le monopole de la force semblait totalement aux mains de la Couronne, ou même inverse, favorable aux rebelles, A. fait intervenir un autre élément : la puissance économique de la City et des villes à charte, qui pouvaient couper les cordons de la bourse royale, lever et nourrir leur propre armée. Hobbes combine un élément politique et un élément économique, ce qui nous semble, avec le recul, sans grande originalité sur le plan de l’historiographie46, alors qu’un tel dispositif n’était pas si fréquent à l’époque.
46Certains souhaitaient activement la chute de la monarchie anglaise, et il se trouve que la situation économique, institutionnelle et démographique du pays favorisait leur projet. Le facteur économique explique que le roi, par manque d’argent, n’ait pas pu arrêter la formation d’un « corps d’opposition » en levant une armée qui aurait découragé toute tentative dès le début des troubles ; il permet de comprendre aussi qu’une fois la lutte engagée, le parti rebelle ait pu « pour du solde ou du butin » agréger à sa cause une masse indifférente à ses devoirs, donc corruptible, tandis que le roi peinait à le faire. Ce qui étonne B., à l’issue de cette démonstration, n’est plus la possibilité d’une rébellion, mais celle d’une quelconque résistance royale, attendu que les citoyens anglais ne croyaient plus ni en la nécessité de l’obéissance, ni en la justice de la hiérarchie sociale, ni en la nécessité de l’impôt :
B. Avec un peuple ainsi disposé, il me semble que le roi est déjà expulsé de son gouvernement, au point qu’ils n’avaient pas à prendre les armes pour y parvenir. Je ne peux pas imaginer en effet comment le roi aurait pu leur résister par quelque moyen que ce soit47.
47La maîtrise de la force armée « en droit » n’assure pas la stabilité du régime face à une corruption qui semble avoir gagné jusqu’aux cadres de l’armée. Plus loin, dans le premier dialogue, Hobbes revient sur cette relation entre la possession en droit de la force armée et la force réelle du roi :
B. Comment le parlement fut-il capable de commencer la guerre, alors que le roi avait une grande marine, un grand nombre de miliciens, et tous les magasins de munitions en son pouvoir ?
A. C’est vrai, le roi possédait toutes ces choses en droit. Mais cela est presque insignifiant, étant donné que ceux qui avaient la garde de la marine et des magasins, et avec eux tous les miliciens, et d’une certaine façon tous les sujets avaient été rendus ennemis, par la prédication des ministres presbytériens, et les chuchotements [whisperings] séditieux des politiciens mensongers et ignorants, et alors que le roi ne pouvait obtenir qu’autant d’argent que le parlement voudrait bien lui en donner, ce qui, vous pouvez en être sûr, ne serait pas suffisant pour maintenir son pouvoir royal, pouvoir que ceux-là avaient l’intention de lui ôter48.
48Associée à une confiscation du pouvoir économique, qui tient à la fois à la séduction du parlement, et à la Constitution elle-même, qui accorde au parlement des leviers sur l’impôt depuis au moins 1628 (par la Pétition des droits), la séduction explique le basculement dans la guerre, l’injustice – le roi est privé de son droit – et la défaite future49.
49La corruption du peuple ne peut pourtant pas s’expliquer seulement par l’existence d’une minorité séductrice. Il faudrait expliquer pourquoi une fraction du peuple anglais voulait affaiblir ou détruire la monarchie, et comment elle procéda à la corruption du peuple, autrement dit : comment une crise précède la crise. Une lecture partisane, épidermique, viscérale de la guerre pourrait se passer de ce type de recherche en renvoyant simplement à un mal radical des volontés ennemies. Les exemples en sont nombreux50. Hobbes, quant à lui, cherche à en rendre raison en dépassant la rhétorique de la séduction. Il met au service de l’history of events l’imputation juridique du tribunal – le cui bono de Du Royaume des ténèbres, emprunté à Cicéron, qui vise, par delà l’intérêt des particuliers, un intérêt des structures cléricales et scolaires à se conserver elles-mêmes et à accumuler de la puissance par l’artifice des doctrines – et, d’une façon plus générale encore, la science des mœurs, les séducteurs étant caractérisés par les passions sensuelles, l’ambition et différentes figures de la vanité. C’est à ce prix qu’il nous semble échapper à l’impasse moraliste ou pamphlétaire.
50La réflexion sur l’outillage doctrinal, qui n’appartient pas exactement à l’histoire-récit, mais au temps long de l’histoire intellectuelle, permet d’insérer les volontés dans un tissu temporel qui les emporte et qui les déborde, mais dont Hobbes ne renonce pourtant pas à dire qu’il est aussi leur instrument. La synthèse entre la valeur rhétorique et herméneutique du modèle, entre son inscription morale et sa dimension proprement historique, ainsi que la relation complexe et parfois hésitante que Hobbes instruit entre les passions politiques et leurs mobiles, reste à expliquer.
Les séducteurs : imputation et division sociale
51Les séducteurs se divisent selon A. en trois groupes : des « doctrinaires » religieux, une gentry et une aristocratie républicaines (ou constitutionnalistes), et un groupe d’opportunistes. Parmi ces groupes, seuls les deux premiers tiennent leur identité et leur unité, sinon leur motivation, d’opinions et de croyances arrêtées quant au gouvernement de l’État, à la distribution du pouvoir ou au sens même de l’organisation théologico-politique. L’appartenance doctrinale n’est pas seulement un critère méthodique de classification mais aussi le principe objectif des fins, des convergences, des coalitions et, dans le même temps, comme la rhétorique de la séduction le souligne – peut-être avec excès, nous le verrons – de l’artifice, de la feinte et de la dissimulation de ce qui se résume souvent à une brutale recherche du pouvoir. Les véritables opportunistes (marchands de la City et ambitieux sans principes) sont indifférents aux doctrines, mais, sensibles à leur efficacité, ils pourront eux aussi favoriser telle ou telle ligne de clivage idéologique relativement à leur intérêt.
52Les trois groupes sont animés par l’ambition, mais à des degrés très différents, et à l’intérieur de chaque groupe une gradation du plus au moins permet de distinguer différents rapports aux discours et aux doctrines – comme artifices ou fins en soi –, différents degrés de vanité intellectuelle – selon qu’elle prend pour objet la victoire du moi dans la controverse ou bien qu’elle prend pour objet la victoire de l’idée défendue –, donc différents modes d’insertion dans le texte de la discorde.
53Les « doctrinaires » religieux. Comme en 1651, leurs doctrines sont dépeintes comme les artifices, plus ou moins conscients, plus ou moins maîtrisés, de conquête du pouvoir : les presbytériens sont cités avant les catholiques, parce qu’ils constituent, la suite du texte le montrera, l’élément le plus nuisible à la nation. Hobbes ne manque pas une occasion de souligner leur trahison avérée, le double jeu qu’ils mèneront, contre l’Angleterre, avec l’Écosse, des Bishop’s wars jusqu’à l’adhésion au Solemn League and Covenant51. L’ordre d’exposition du Léviathan est inversé : dans le chapitre 47, qui dénonce pourtant avec virulence le pouvoir presbytérien alors en place52, le projet clérical catholique était encore la cible prioritaire, et avec lui l’épiscopat anglais53.
54La présentation combine maintenant une statique des forces à une dynamique de dissolution qui voit des forces nouvelles occuper le terrain libéré : les presbytériens ne peuvent intervenir d’une façon déterminante, nous le verrons, que grâce au reflux catholique. Les indépendants, puis les sectaires, sont présentés, ici et ailleurs, comme la couvée involontaire des presbytériens54, couvée dissimulée qui entretient déjà, alors que leur heure n’est pas encore venue, un projet séditieux.
55Ce sont ces groupes religieux, les presbytériens essentiellement, qui sont les mieux organisés, qui sont le mieux unifiés, et que l’on peut le mieux identifier dans leur cohérence. Leur arme est le discours et la prédication, qui couvre toutes les couches sociales, de l’université au parlement, des villes aux campagnes : maillage redoutable puisqu’il s’approprie l’institution d’une Église discréditée sur son propre territoire55. Il y a d’ailleurs, dans cette façon dont une nouvelle organisation politique se glisse dans, ou s’empare de, l’appareil institutionnel d’une culture en déclin, quelque chose qui rappelle la logique, décrite dans le Léviathan, suivant laquelle l’Église catholique avait sû s’approprier l’appareil administratif romain. Dans le contexte anglais, cet élément est le plus « transversal » – il a des soutiens auprès des pairs, et pénètre le tissu populaire56 – donc le plus efficace pour la rébellion, comme le montrera l’analyse ultérieure de la puissance presbytérienne57.
56La gentry et l’aristocratie républicaines. Pour qualifier la culture de la gentry et de l’aristocratie anglaises, A. expose d’une façon ramassée l’argument du chapitre 29 du Léviathan sur l’influence néfaste du républicanisme antique58.
57Le principe de l’adhésion politique n’est pas de l’ordre du fanatisme doctrinal ou d’un projet délibéré de domination mais d’illusions liées à des lectures et à une éducation. Le fait que l’intensité de l’adhésion aux principes soit décrite comme bien moins grande dans ce groupe marque-t-il une relative indulgence envers les illusions républicaines ou envers certains de leurs défenseurs ? La réponse est sans doute affirmative et la suite du texte, la narration qui retrace les alliances successives, les desseins et leurs échecs, le fera apparaître avec plus de clarté, à mesure que se dessinera le véritable ennemi, le projet clérical presbytérien. Enfin, et c’est à mettre en relation avec l’argument précédent, ces républicains, démocrates et constitutionnalistes qui sont ici visés sont aussi ceux qui devaient être appelés à soutenir le roi, mollement et trop tard, une fois le conflit engagé. Les constitutionnalistes royalistes sont jugés encore plus sévèrement que les républicains, qui sont dans l’erreur : la crise est le fait d’un consensus plus que d’une radicalité préalable. L’élément de radicalité qui bouscule le consensus, non pas d’une façon délibérée et unilatérale, mais par convergence avec ses différentes composantes, est le fait des doctrinaires religieux, et de leur alliance avec certains tenants de la réforme politique au parlement : ce faisant, le consensus, qui est de toute façon intrinsèquement critique, bascule, au détriment des uns et des autres59.
58Dernière remarque : A. insiste sur le rôle des Communes et omet, pour l’instant, la chambre haute60. De fait, Hobbes pense que la puissance du parlement résidait dans les Communes et que c’est là que se décidait la politique d’opposition. Nous verrons, en commentant la narration, qu’il y a là un a priori erroné sur la crise, qui est plus lié à la considération des puissances qu’à l’affection pour la haute aristocratie (dépeinte comme aveugle) ou au désir de complaire aux pairs spirituels sous la restauration.
59Les opportunistes. Hobbes distingue les marchands de la City, qui estimaient que l’essor économique des Pays-Bas était l’effet de leur régime politique – l’adhésion au parti réformateur n’avait en ce sens rien d’idéologique61 –, et une sorte de parti de la guerre, ceux qui veulent, selon le Léviathan, constamment redistribuer les cartes62. On peut classer là une partie de ceux qui rallieront un camp idéologique par intérêt, tantôt le camp presbytérien, l’armée ou des groupes plus radicaux à partir de 1646 et les scholars formés à l’université, qui ne trouvent pas une place à la hauteur des exigences de leur vanité intellectuelle63.
La corruption du peuple
60Le modèle de la séduction suppose de poser une minorité d’hommes déterminés à renverser l’État, face un peuple ignorant, crédule, et surtout, corrompu. Selon A. :
[…] le peuple dans son ensemble était si ignorant de ses devoirs, qu’il n’y avait peut-être pas un homme sur dix mille qui sût quel droit un homme avait d’en commander un autre ou par quelle nécessité il y avait un roi ou une république, au profit desquels il dût se séparer d’une partie de son argent contre sa volonté, qui ne pensât pas être à ce point maître absolu de tout ce qu’il possédait, qu’il fût impossible de ne rien lui en retirer sans son consentement sous prétexte de sécurité commune64.
61Hobbes décrit sans grande originalité les dispositions du peuple, notamment envers l’impôt et les principes plus généraux de l’obéissance, ignorés ou pervertis pas la pénétration des opinions des common lawyers. Plus originale est la façon dont participe à la corruption un phénomène d’ordre symbolique. Il s’agit de la crise des valeurs aristocratiques :
Roi, pensaient-ils, n’était que le titre d’honneur le plus grand auquel les titres de gentilhomme, chevalier, baron, comte, duc, étaient des paliers permettant de s’élever à l’aide des richesses. Ils ne tenaient pour règle d’équité que la coutume et les précédents, et le plus opposé à accorder des subsides et autres paiements pour le public, était jugé le plus sage et le plus apte à être choisi pour siéger au parlement65.
62La vente massive des titres de noblesse par la Couronne, pour des raisons économiques et politiques, avait conduit au discrédit de la hiérarchie sociale, et en notant ce phénomène, Hobbes présente la corruption comme l’effet latéral de la politique royale, notamment de Jacques66.
63La critique se prolonge jusqu’à porter sur le système d’élection. Hobbes fait tenir à B. l’opinion qu’il défend depuis sa traduction de Thucydide au moins, selon laquelle « il est plus aisé de tromper [to gull] la multitude qu’un seul de ceux qui la composent67 ». A. s’écrit alors : « Jugez alors quel genre d’hommes une telle multitude d’ignorants était susceptible d’élire comme représentants des bourgs et des comtés68. » La crise de la représentation, qui va conduire à la formation d’une opposition au roi au sein de l’élite parlementaire, est issue du décalage entre le niveau d’éducation du peuple et les exigences d’un système représentatif viable. Le fait que les parlements ne soient pas complètement condamnés était présent dès le Léviathan, il est plus discret, bien sûr, dans le Béhémoth, qui narre justement leur faillite. Nous le retrouverons dans le Dialogue des Common Laws, texte de la même époque, plus apaisé envers la doctrine de l’ancienne Constitution.
64On a souvent reproché à Hobbes de ne pas avoir su définir la conscience révolutionnaire et les modalités variées de l’engagement politique du peuple anglais. Harrington est sans doute le premier à l’avoir fait dans Océana. Les historiens récents, qui opposent son absolutisme aux développements d’une pensée républicaine à l’époque, pensée politique qui serait évidemment mieux à même de rendre raison de la participation civique, le font aussi69. Sa critique, sa relativisation, voire son déni de l’idéal républicain de la libertas en politique l’aurait conduit, en historien, à sous-estimer la « part du peuple ». On voit bien que, selon le Béhémoth, la corruption est l’œuvre de séducteurs qui détiennent la parole au pupitre, au parlement et dans les universités et qui orientent les opinions populaires pour en recueillir les fruits. Rien de nouveau donc par rapport aux analyses du Léviathan, qui combinait déjà les données anthropologiques de l’ignorance, de la crédulité et de l’intérêt sensuel, les mécanismes sociologiques de diffusion de l’opinion et les déséquilibres que pouvaient créer les institutions représentatives. Pourtant Hobbes est l’un des meilleurs observateurs de la crise générale que traverse l’Angleterre et l’Europe depuis la Réforme. Nous avons observé, entre autres, que son usage du mythe d’Ixion, dès 1646, consistait à mesurer les effets de la participation des particuliers à la chose politique. En ce sens, Hobbes est un observateur de la démocratisation et de ses effets. Mais dans le Béhémoth, ce sens particulier de la massification et de l’intensification des enjeux idéologiques, qui annonce l’interprétation humienne de l’histoire, ne se porte pas d’une façon prioritaire sur l’engagement républicain mais sur le puritanisme, dont la sincérité – nous l’avons déjà observé plus haut –, est constamment niée. On peut y voir un effet du « surplomb » et, d’une certaine façon, une attitude assez conforme à celle qu’il empruntait dans le Léviathan quand il accusait les clergés de manipulation (catholiques, presbytériens et, d’une façon plus implicite, épiscopaliens). Le lecteur avide de trouver chez Hobbes une sensibilité à la spontanéité révolutionnaire est constamment déçu.
65Le Béhémoth aurait pu être l’occasion de donner consistance, par une history of events, à cet intérêt général que révélait l’histoire intellectuelle sur le temps long – la crise socratique, la construction pontificale et la Réforme étant ses point de repères. Le Béhémoth, sur ce plan, est un peu décevant, comme si le retour à l’histoire, au tacitisme et à Thucydide s’accompagnait d’une forme de cynisme dans l’explication, qui refoule l’élément de sincérité et de foi qu’il est pourtant difficile de retirer à nombre de révolutionnaires, et notamment à Cromwell.
LES CONDITIONS INSTITUTIONNELLES DE LA CRISE
La Réforme et la crise anglaise
66Le Béhémoth apporte des précisions sur le plan des contingences historiques au modèle cyclique du Léviathan que nous avons commenté plus haut, même s’il l’applique sans le modifier dans ses grandes lignes.
67Il précise notamment que le peuple de Rome se soumit à son évêque du fait des invasions barbares70. L’affaiblissement des empereurs a permis aux évêques de revendiquer un tel pouvoir. En retour, ils achèvent de les affaiblir et opèrent cette dualisation du pouvoir et du monde en spirituel et temporel. Le Béhémoth situe entre le viiie et le xie siècles les empereurs dont le pouvoir était entier et qui commencèrent à céder, ce que faisait déjà le Léviathan qui innocentait les empereurs ultérieurs, lesquels en résistant n’auraient fait que renforcer les papes71.
68B. s’étonne de ce que la Réforme henricienne n’a provoqué ni rébellion ni invasion72. A. vient en effet de lui décrire la puissance pontificale. Elle semble telle que la facilité de la Réforme anglaise lui apparaît comme presque miraculeuse. Le fond de l’affaire reste le discrédit des prêtres, « insolents » et « licencieux73 ». Mais Hobbes va fournir un ensemble de faits plus contingents, notamment le fait que la gentry et les hommes de bonne instruction, à la faveur de la diffusion de l’imprimerie74 commencèrent à percevoir que la religion du pape était un artifice (art). Un premier décalage entre le système doctrinal catholique et l’élévation du niveau d’instruction d’une partie du peuple anglais se trouvait dès lors enclenché. La politique d’appropriation par la Couronne des biens du clergé et leur distribution à la noblesse anglaise renforcèrent le succès de la Réforme, et interdirent tout soutien aristocratique en faveur d’une quelconque rébellion. L’art de gouverner de Henri VIII, sa vivacité et sa sévérité neutralisèrent l’opposition catholique75. La géographie interdisait toute possibilité d’invasion du royaume. Enfin, Hobbes accorde une place d’importance à ce qui ne pouvait sembler qu’un prétexte : la colère d’Henri face aux velléités papales d’annuler son second mariage. Il est difficile de ne pas voir dans ce passage un jeu rhétorique autour de la primauté en histoire des causes revendiquées, qui renvoie à son traitement de l’exposé, par Thucydide, des causes de la guerre entre Sparte et Athènes. À Denys d’Halicarnasse qui lui reprochait d’avoir fait passer le prétexte – la querelle de Corcyre – avant la cause réelle, profonde, de la guerre – le fait que deux puissances ne pouvaient pas se partager la Grèce –, Hobbes répondait que c’était là l’ordre le plus naturel, et que c’était au lecteur de réordonner, en ruminant, la hiérarchie des causes. Il fallait absolument commencer par les faits, même s’ils n’étaient que des prétextes, pour mieux mettre en perspective la cause réelle. Pour la Réforme anglaise, Hobbes énonce le prétexte après. C’est un façon de signifier qu’il se donne le droit, dans un essai d’interprétation, de faire passer les causes profondes avant les causes apparentes. Au-delà du jeu, c’est le signe qu’il assume la mutation nécessaire de l’art historique pour expliquer la crise, et le caractère mixte du discours qu’il propose. C’est la signature d’une sortie de l’history of events.
69Reste à savoir pourquoi les évêques ne se sont pas opposés à cette politique de rupture avec Rome. Le texte insiste d’abord sur l’impuissance des évêques face au roi, pour ajouter ensuite qu’ils auraient profité de l’occasion pour régler un différend avec le pape, relativement au droit divin, auxquels ils prétendaient dans leur diocèse, et que le pape se réservait en exclusivité76. Mais ce droit, retiré au pape et accordé au roi, l’épiscopat anglais allait tout faire pour le récupérer, notamment sous Richard Bancroft et William Laud, quand ils étaient archevêques de Cantorbéry.
70Au moment le plus machiavélien de la narration de la guerre civile, alors que le roi est vaincu, que la vacance du pouvoir est totale et que l’issue du conflit est encore indécise, Hobbes fait état des cartes dont dispose Cromwell dans la partie qui s’engage : d’une façon surprenante, extrêmement virtuose sur le plan narratif, Hobbes décide de tracer à grands traits les étapes de la Réforme anglaise, de l’abolition du lien pontifical au point extrême de la dissolution sectaire :
A. Vous devez savoir que quand le roi Henry VIII abolit l’autorité du pape en ce pays, et s’arrogea la direction de l’Église, les évêques, alors qu’ils ne pouvaient pas lui résister, n’en furent pas pour autant mécontents. Car, tandis qu’auparavant, le pape ne permettait pas aux évêques de prétendre à la juridiction dans leurs diocèses jure divino, c’est-à-dire d’un droit tenu immédiatement de Dieu, mais par le don et l’autorité du pape, maintenant que le pape était évincé, ils ne doutaient pas que ce droit divin résidât en eux-mêmes. Après cela, la Cité de Genève et divers autres endroits sur le continent, s’étant révoltés contre la papauté, avaient installés des presbytères pour le gouvernement de leurs Églises. Et divers gens d’études anglais, qui se rendirent outre-mer pendant la persécution du temps de Marie, s’éprirent de ce gouvernement, et à leur retour au temps de la reine Elizabeth, et toujours depuis lors, se sont efforcés, pour le plus`grand désordre de l’Église et de la nation, d’installer un tel gouvernement ici, par lequel ils pourraient dominer et applaudir leurs esprits et savoirs mutuels. Et ceux-ci ne s’arrogèrent pas seulement le droit divin, mais aussi l’inspiration divine. Et ayant bénéficié d’une connivence, et parfois même d’une approbation, à leurs fréquentes prédications, ils introduisirent beaucoup d’étranges et pernicieuses doctrines, dépassant la réforme, prétendaient-ils, de Luther et Calvin, s’éloignant de la théologie – ou philosophie ecclésiastique (car la religion est autre chose) – antérieure, autant que Luther et Calvin s’étaient éloignés de celle du pape ; et ils divisèrent leurs auditeurs en un grand nombre de sectes, comme les Brownistes, les Anabaptistes, les indépendants, les hommes de la Cinquième Monarchie, les Quakers et divers autres, tous nommés, d’ordinaire, fanatiques, à tel point qu’il n’y avait pas un ennemi aussi dangereux pour les presbytériens que cette couvée qu’ils avaient eux-mêmes fait éclore.
Telles étaient les meilleures cartes de Cromwell, qu’il avait en quantité dans l’armée et quelques unes au Parlement, et dont on pensait que lui-même faisait partie, alors qu’il n’était rien de bien certain, et qu’il se rangeait toujours au côté de la faction la plus forte pour en adopter la couleur77.
71Si l’un des éléments reflue, un autre prend naturellement sa place dans la lutte si bien que la dissolution, semble-t-il, ne peut jamais être totale : les évêques d’abord, qui profitaient de la rupture du lien pontifical pour retisser un imperium spirituel78 ; les presbytériens ensuite qui étaient, selon le modèle de 1651, à la fois un maillon du travail négatif de décomposition, et, plus discrètement, les porteurs d’un nouveau projet hyper-clérical et ténébreux : ils détruisirent l’épiscopat, mais tentèrent d’imposer un cléricat encore plus puissant que le précédent.
72La comparaison avec le modèle de 1651 est extrêmement intéressante sur ce point. Selon le chapitre 47 de Du Royaume des ténèbres, une destruction en prépare une autre. Le pape parti, les évêques sont en première ligne, chaque pouvoir, en s’émancipant, faisant le lit du pouvoir inférieur. Dans ce texte du Béhémoth, Hobbes introduit en revanche des contingences, ou du moins, le croisement de séries causales relativement indépendantes. A. n’est pas dogmatique et Hobbes, avec lui, l’est certainement moins qu’il ne l’était en 1651 lorsqu’il présentait un modèle très intellectualiste de la crise, très centré sur les doctrines. Il souligne le rôle des persécutions sous le règne de Marie, l’exil des protestants, leur rencontre avec le calvinisme genevois. La montée en puissance des ministres presbytériens ne vient pas seulement de l’ubris des évêques qui voudraient s’arroger le droit divin mais d’un facteur indépendant. Alors que Hobbes n’attribue pas directement aux évêques la responsabilité dans l’entreprise presbytérienne, il fait des sectes le châtiment naturel de l’ubris des ministres presbytériens. Enfin, l’attrait des exilés pour un gouvernement non épiscopal de l’Église rencontre une gentry humaniste, influencée par l’Antiquité et favorable à un gouvernement populaire de l’État79.
73L’effort des réformateurs n’est compris ni par le haut clergé, qui prétend encore au droit divin sur le modèle d’un catholicisme national, ni par ceux qui prétendent poursuivre la Réforme. Cet effort se heurte d’abord à une inertie idéologique : il y a réaménagement plutôt que destruction de l’enseignement aristotélicien des universités, qui garde, selon le Léviathan, son « venin antimonarchique ». Le matériel scolastique est simplement réutilisé à d’autres fins. Les presbytériens, de leur côté, essaient de dépasser Calvin et Luther : ils interprètent la régulation du pouvoir temporel, qui est bel et bien une exigence calvinienne, comme une projet de captation du pouvoir politique. Ils impliquent toutes les couches de la société dans le conflit doctrinal, par une prédication incessante et « histrionique », soutenue économiquement par des pairs qui leur facilitent l’entrée au parlement et dans l’université.
74Nous parvenons au dernier nœud de la dissolution, qui est aussi l’échec de la tentative presbytérienne : afin de mobiliser le peuple, les presbytériens promeuvent une interprétation privée de la Bible. C’est, sans le savoir, encourager la dispersion sectaire.
75Les contre-effets de la traduction de la Bible. L’une des questions que le commentaire du modèle de la séduction avait soulevée consistait à savoir si le remplissage immédiat du vide doctrinal, qui était le fruit de la corrosion critique, neutralisait toute implication autonome du peuple, présenté alors comme une matière informe à subvertir. À ce titre, la façon dont il traite de la démocratisation de l’accès aux Écritures pourrait nous éclairer.
76B. interroge A., à propos de « cette autre infection [distemper] causée par les presbytériens ». Il lui demande « comment leur pouvoir en vint-il à être si grand, n’étant eux-mêmes que de pauvres gens d’études80 ». A. lui répond en présentant d’une façon ambivalente les différents effets de la diffusion des dogmes engendrée par la Réforme :
A. Cette controverse entre les papistes et les églises réformées ne pouvait avoir d’autre issue que de porter chaque homme, du mieux qu’il pouvait, à déterminer par les Écritures lesquels d’entre eux avaient raison ; et dans ce but, elles furent traduites en langues vulgaires, alors qu’avant, il n’était pas permis qu’elles fussent traduites, ni que chaque homme les lise, hormis ceux qui avaient le droit exprès de le faire. Car le pape fit, pour les Écritures, ce que Moïse fit pour le Mont Sinaï. Moïse ne souffrait qu’aucun homme y montât pour écouter Dieu parler ou pour l’apercevoir, excepté ceux qu’il emmenait lui-même ; et le pape ne souffrait qu’aucun homme ne communique avec Dieu par les Écritures, s’il n’avait pas quelque parcelle de l’esprit du pape en lui, grâce à laquelle on pourrait lui faire confiance81.
77Les Églises réformées ont cherché une légitimité auprès des peuples, dans le conflit qui les opposait à la papauté, en leur donnant accès aux Écritures dans leurs langues vernaculaires. Elles ont ouvert la boîte de Pandore. Le prix à payer fut très lourd : elles emportèrent la décision contre le pape au prix d’une faiblesse substantielle, à savoir le risque, toujours présent désormais en terres réformées, de la division sectaire. La comparaison entre la confiscation par Moïse et par le pape est on ne peut plus « osée » : la confiscation des Écritures avait toujours été présentée comme illégitime par les réformateurs. Or B. répond en approuvant Moïse et, implicitement, le pape :
B. Moïse agit certainement là avec une grande sagesse, et conformément au commandement de Dieu82.
78L’ellipse, dans la réponse de B., qui présente l’exclusivité mosaïque comme une bonne chose mais se tait quant à l’initiative du pape ne trompe en effet personne. Ici la confiscation papale est provisoirement présentée comme nécessaire et pondératrice. Au fond, le vieil équilibre catholique avait du bon pour B., semble-t-il, ce qui est assez difficile à concilier au premier abord avec la présentation très critique des effets de la papauté en matière de guerre internationale, qui est le point de vue dominant des analyses hobbésiennes. Disons cependant que Hobbes veut insister, grâce à B., sur l’ambivalence des effets de la Réforme, conformément à la dialectique du mythe d’Ixion : la diffusion de la vérité, tant sur le plan scientifique qu’évangélique a des effets dissolvants sur les anciens équilibres de l’autorité. Quand Hobbes pense more historico, qu’il délaisse une pensée normative ou juridique pour investir la question de l’efficacité des régimes de l’autorité – même quand ils sont intrinsèquement mauvais, l’important est qu’ils durent –, sa réflexion, plus souple, passe nécessairement par la reconnaissance de leur positivité lorsqu’elle est bien resituée dans son élément historique.
79Les États et les Églises, en se libérant de l’emprise papale, s’exposent par le moyen qu’elles utilisent à un risque de division interne, qui ne vient plus de la sphère des conflits internationaux, mais de la profusion des interprétations :
A. Il n’y a là aucun doute, et l’issue des événements l’a d’elle-même fait paraître. Car après que la Bible fut traduite en anglais, tous les hommes sachant lire l’anglais, même les jeunes garçons et les jeunes filles, pensèrent qu’ils parlaient avec Dieu tout puissant, qu’ils comprenaient ce qu’il disait, quand à raison d’un ou deux chapitres par jour, ils avaient lu les Écritures en entier. La révérence et l’obéissance due à l’Église réformée en Angleterre, et à ses évêques et pasteurs fut balayée [was cast off], et chaque homme devint un juge de la religion et un interprète des Écritures pour lui-même83.
80La crise de légitimité de l’Église, à tous les niveaux (pasteurs et haute église) a été l’œuvre de l’Église elle-même, dans sa lutte avec Rome. Mais, comme le montre B., la diffusion de la Bible en langue vulgaire obéit à une visée moins stratégique : libérer la parole des Évangiles, comme le souhaitaient les réformateurs, avait pour objectif que chaque chrétien puisse l’adopter pour règle de ses actions :
B. Mais l’Église d’Angleterre n’avait-elle pas l’intention qu’il en fut ainsi ? Quel autre but pouvait avoir ses membres en me recommandant l’Écriture, si ce n’est que j’en fîs la règle de mes actions ? Sinon, ils l’eussent gardée – quoiqu’ouverte pour eux – scellée pour moi, en hébreu, grec, latin, pour ne m’en nourrir qu’à la dose requise au salut de mon âme et à la paix de l’Église. A. Je confesse que cette licence d’interpréter l’Écriture fut la cause de tant de sectes, qui sont restée cachées jusqu’au début du règne de dernier roi et sont apparues alors pour perturber la république84.
81Sur le fond du problème, la place qu’assigne Hobbes à la religion semble d’abord s’opposer à une telle emprise des Écritures sur l’existence civile. Cependant, si l’on comprend que cette emprise devait être limitée, selon le Léviathan, à l’espace de liberté réservée au citoyen entre les haies que constituent les lois de la république, qui, rappelons-le, ne sauraient contredire les lois de Dieu dans une république dans laquelle les Écritures sont interprétées conformément à leur dessein, ce projet général prêté à la Réforme ne semble pas s’opposer aux principes de sa philosophie. C’est bien plutôt, alors, la confiscation papale qui devrait être critiquée. D’où l’impression étrange qui se dégage de ce texte, notamment dans la remarque de B. qui semble insinuer que le but de l’Église, en recommandant les Écritures pour règles de nos actions, fut bien son propre discrédit !
82Pour conclure, Hobbes met ici en scène l’une des difficultés propre à tout « bilan » de la Réforme : la pénétration des Écritures dans le maillage des existences, des consciences et des sociétés, qui était le but de la Réforme dans son opposition à la confiscation catholique des Écritures – qui allait de pair avec un exercice sacramentel du pouvoir spirituel –, est en soi un phénomène critique, voire une structure critique qui mine nécessairement toute stabilité institutionnelle. C’était aussi le sens du passage du chapitre 47 du Léviathan.
83Dans ce chapitre, Hobbes envisageait la possibilité d’une dissolution radicale, à savoir, jusqu’à un individualisme religieux presque complet85 : l’issue de la guerre civile lui apprend au contraire que la dissolution ne peut pas être complète, que les projets cléricaux se succèdent et se ressemblent. La dissolution des clergés semble désormais impossible, non seulement de fait, mais aussi de jure, ce qu’annonçait l’idée, dans le Léviathan, selon laquelle le naturel religieux est toujours cultivé et que cette culture est souvent le territoire protégé d’une caste sacerdotale, qu’elle soit sujette – dans le meilleur des cas – au pouvoir souverain ou qu’elle l’assujettisse, pour le pire.
84Dès 1651, Hobbes signalait les risques d’une complète liberté religieuse. L’argument sur le privilège mosaïque de la relation avec Dieu est dans la droite ligne de la rectification qui portait sur la théocratie, dans la troisième partie du Léviathan et dans « Révision et conclusion »86, par rapport au modèle de 1642. Un pacte second doit instituer une autorité civile qui assumera la relation avec Dieu. Hobbes continue à penser et à écrire, dans le Béhémoth et dans Historia Ecclesiastica, que, malgré ses effets ténébreux, l’accès aux Écritures fut utile pour détruire le pouvoir romain et qu’il faut in fine l’approuver, pour la même raison qu’il faut, malgré ses effets négatifs, mettre le problème politique sur la place publique. Le dernier mot de Hobbes sur cette question consiste d’ailleurs à encourager une lecture raisonnée des Écritures, y puisant les principes de la morale et de l’obéissance civile87.
85Les controverses dogmatiques. Hobbes voit dans la controverse arminienne une convergence dramatique : l’État se discrédite en s’engageant dans une dispute à laquelle il devrait rester indifférent, ou mieux, qu’il aurait dû faire taire purement et simplement88. On retrouve, toutes proportions gardées, le récit et l’analyse proposés dans Historia Ecclesiastica, à propos de l’intervention aux effets contradictoires de Constantin au moment des premiers conciles, qui avait donné légitimité au dogmatisme et au sectarisme grecs alors même qu’il essayait de rétablir l’ordre politique.
86Ce qui se produit dans l’Église en termes d’opposition va se propager à l’opinion publique, qui se clive, et au parlement, qui politise la controverse : on passe d’une dispute à une discorde, et, insensiblement, les conditions de la guerre – la formation de partis déterminés à imposer par la force leur vérité – se trouvent réunies89. Les ambitions des divers séducteurs s’emparent, avec l’outil doctrinal, d’un ressort d’adhésion : la vanité intellectuelle des prédicateurs, déclassés ou non, et de différentes classes sociales qui n’étaient pas nécessairement impliquées dans les conflits ecclésiologiques.
87Le Béhémoth n’explique pas les « processus matériels » qu’on attendrait dans une history of events, internes à l’Église qui, en affectant sa relation au reste de la société anglaise, l’ont altérée jusqu’à ce seuil critique de dissolution qui rend possible alors la contagion presbytérienne. La crise de la discipline épiscopale est présentée, selon le modèle du cycle, dans un mouvement de continuité avec la crise générale du pouvoir pontifical. On reprochera à Hobbes d’avoir privilégié l’aspect juridique et la perspective européenne, sans voir que l’Église anglaise souffrait d’autre maux. Il faut aller chercher du côté de la crise des ordinations, de la crise de la formation des prêtres, du refoulement de l’Église de son tissu social antérieur. Et c’est cette crise qui rend possible, avec le vide qu’elle crée, une subversion par un clergé qui veut défaire le second nœud (l’épiscopat) à son profit.
88Pour Hobbes, l’essentiel consiste à dénoncer la subordination insuffisante des institutions religieuses, et d’une façon générale, comme nous le verrons avec les universités, des institutions d’enseignement. Sur le très long terme, ce ne sont pas tant les programmes d’enseignement qui l’intéressent mais la relation d’autorité dans les institutions à prétention scientifique ou doctrinale. Or dans le Léviathan – et plus discrètement dès le De Cive – Hobbes proposait la dissolution de l’Église comme corps subordonné – d’où l’originalité de son érastianisme : la république considérée comme composée de chrétiens, voilà ce que doit être l’Église, et rien de plus, avec à sa tête un souverain-pasteur qui conduit le peuple vers le Salut à travers des ministres du culte. En creux, Hobbes attribue la crise à une dissolution du lien pontifical, qui n’est pas compensée par un mécanisme d’emprise institutionnelle de type étatique. Donc au fond, le modèle « dissolution-creux-subversion » est secondé par une réelle réflexion sur le moment de vacance critique, même si ce moment n’est pas mesuré en termes de « fonctionnement », de carence ou d’inefficacité interne à l’Église.
La crise des universités
89La place prépondérante que Hobbes prête aux universités dans le processus de crise sur le temps long est bien connue. On a là une question qui concentre le sens même de la causalité que Hobbes essaie de constituer dans le Béhémoth et l’une de ses plus grandes réussites sur le plan des catégories de la temporalité historique : décalages, inerties institutionnelles et doctrinales, couplés avec une forme d’occasionalisme ou de « matérialisme de la rencontre ».
90Les universités s’inscrivent dans la gestation du pouvoir spirituel romain. Elles sont une émanation de ce pouvoir et son principal « appareil idéologique ». Mais alors que le pouvoir pontifical reflue, leurs outils sont seulement réaménagés et conservent, selon le Léviathan, « leur venin antimonarchique ». Le lecteur peut penser à une persistance de l’élément catholique, à un motif propre au clergé réformé visant à conserver pour lui-même un pouvoir qui ne revient plus aux papes, ou encore à une pénétration presbytérienne. L’institution devient comme autonome, elle n’est pas bien réappropriée et se constitue en « autorité sans autorisation ». Le fait qu’une force d’inertie idéologique pouvait contribuer à convertir en outil révolutionnaire un appareil doctrinal originairement catholique ne se laisse comprendre qu’à l’intérieur du régime de labilité, de vicariance ou de détournement qui participent du brouillage des fins historiques exposé depuis le Léviathan.
91Le thème des universités nous place au cœur de deux problèmes interprétatifs. Le premier se joue sur la ligne de clivage entre le déterminisme doctrinal et la causalité institutionnelle : ou comment les mauvaises doctrines nuisent à l’État dans la mesure même où celui-ci n’est pas propriétaire du pouvoir doctrinal, c’est-à-dire dans la mesure où celui-ci n’a pas compris la « doctrine selon laquelle il doit contrôler les doctrines ». La rébellion n’est pas alors le produit d’un État impuissant sur le plan des structures de pouvoir mais impuissant dans la mesure où il n’a pas compris sur quoi repose sa puissance. L’élément doctrinal est là d’un bout à l’autre, comme ce qui détermine les réussites et les échecs des actes du gouvernement, et comme ce qui détermine la crise des relations d’obéissance.
92Le second problème se joue au croisement du déterminisme doctrinal que nous avons signalé en lisant le Léviathan et de la plasticité qu’il reconnaît aux doctrines – leur disponibilité eu égard à des projets contingents : comment comprendre l’altération des doctrines, le réaménagement, par exemple, de l’aristotélisme politique, sans en référer à des fins qui se redéfinissent contre ce qu’elles dissolvent tout en lui empruntant de sa substance intellectuelle, donc dans l’élément de l’ambivalence, du brouillage, qui est selon Hobbes, l’élément même des crises intellectuelles passées et futures ?
93Le Léviathan : dissoudre ou réformer les universités ? Hobbes ne pouvait qu’être sensible à l’évolution politique et sociale des universités sous les Tudor et les premiers Stuarts. Du point de vue institutionnel, si la Réforme henricienne les avait fait passer sous l’autorité de la Couronne avec l’Act of Restraint of Appeals en 1523, pendant les siècles précédents les universités s’étaient constituées en corporate bodies. Elles exerçaient en leur sein des fonctions législatives variées et étaient représentées par la Convocation à Oxford et le Sénat à Cambridge. Elles avaient gagné en autonomie par rapport à leur allégeance ecclésiastique directe et tentaient souvent de court-circuiter cette allégeance au profit de Rome, autorité plus lointaine, définissant des relations d’obédience plus lâches. Le Sénat et la Convocation avaient leur mot à dire dans l’élection du chancelier90, même si celui-ci, une fois nommé, exerçait l’autorité juridique la plus haute. Au xve siècle, l’affaiblissement général de la papauté avait donné l’occasion aux rois de reprendre la main sur les universités : une bulle papale tentait à nouveau de court-circuiter l’autorité des évêques et des archevêques de l’Église d’Angleterre et de placer les universités sous l’autorité directe du pape, ce à quoi Henri III réussit à s’opposer en soutenant l’archevêque Arundel91. L’autre levier de contrôle consistait pour les rois à nommer chanceliers des hommes de cour92. L’Act of Restraint of Appeals ne fut donc pas une rupture dans la relation des universités à l’État mais accéléra plutôt un mouvement visant à les soumettre à la Couronne93. L’acte d’incorporation donna une personnalité juridique aux universités en 1571, ce qui les libérait définitivement de la tutelle ecclésiastique et les plaçait sous la seule autorité royale94. Cependant, cette réforme souffrait d’être incomplète : les universités restaient sous la juridiction de la Convocation (corps représentatif de l’Église d’Angleterre), et surtout, les visiteurs avaient laissé les statuts anciens, notamment ceux qui régissaient l’enseignement, quasiment intacts95.
94Les universités n’étaient donc que partiellement libérées de la tutelle ecclésiastique, tutelle qui était elle-même vacillante et fragilisée par les « va-et-vient » du catholicisme au protestantisme sous Marie et Édouard96 et à cause de l’exigence par l’aile calviniste de l’Église d’une réforme plus poussée. Libérées partiellement d’une Église qui était, quoi qu’il en soit, traversée par des courants opposés et qui n’était que le résultat d’un compromis fragile, les universités se trouvaient exposées à d’autres influences, notamment celles qui ne pouvaient pas trouver d’expression à la Convocation ou dans l’Église établie97.
95Du point de vue de leur influence sur les élites du pays, les universités avaient connu un mouvement de croissance sans précédents. Sous Elizabeth, le nombre des membres du parlement qui étaient passés par les universités avait crû régulièrement : de 67 en 1563 à 161 en 1593 (aristocratie et gentry confondues). Ceux qui se contentaient d’apprendre le droit dans les inns of court estimaient désormais qu’il était nécessaire de passer aussi par l’université98. Les enfants de la gentry et de la haute aristocratie succédèrent aux clercs médiévaux. En 1603, les fils de la gentry dépassaient les filios plebei selon une proportion de 6 contre 5. Au début du xviie siècle, la moitié des land-holders importants étaient passés par l’université, et il en était à peu près de même pour les juges de paix, qui étaient pourtant issus de la lower gentry99. C’est dire que l’enseignement des universités avait pénétré jusqu’aux comtés ruraux et formait ceux qui étaient amenés à juger jusque dans les campagnes les plus reculées.
96Un enseignement autrefois réservé aux clercs et qui, d’un point de vue statutaire, n’avait pas évolué depuis, était dispensé aux aristocrates et aux gentlemen qui, loin de devenir membres du clergé, seraient amenés à diriger leur comté ou le représenter100. Il est alors légitime de se demander pourquoi l’aristocratie anglaise n’a pas décidé, à mesure qu’elle devenait une noblesse de robe, ou une noblesse d’État, plutôt qu’une noblesse féodale, de réserver à sa jeunesse un enseignement laïc. Comment se fait-il que les universités aient été le lieu d’apprentissage pour les jeunes nobles, elles qui étaient par leurs statuts, orientées vers un enseignement théologique plutôt que pratique, gouvernemental ou juridique101 ?
97S’il avait conclu à la nécessité non pas de dissoudre les universités mais de promouvoir un enseignement parallèle pour les hommes appelés à participer au gouvernement de l’État ou à ses juridictions, Hobbes n’aurait été ni isolé, ni absolument pionnier. Des critiques contre les universités se sont élevées dans les rangs des humanistes du début du xvie siècle102, et plus particulièrement chez de nobles humanistes anglais103.
98Que veut faire Hobbes ? Réformer les enseignements, et pour ce faire, agir au niveau du statut juridique des universités ?
99Dès le chapitre 1 du Léviathan, la question de la réforme des universités était abordée, voire programmée. La théorie de la sensation avait amené Hobbes à révoquer l’enseignement scolastique des espèces intentionnelles104, et du même coup à mettre en cause l’institution qui le propageait, dont il précisait ne pas désapprouver l’utilité purement et simplement, bien au contraire :
Je ne dis pas cela pour désapprouver l’usage des universités, mais puisque je compte parler par la suite de leur fonction dans la république, je dois vous laisser voir chaque fois que l’occasion s’en présente, quelles choses doivent y être amendées, et parmi ces choses se trouve l’emploi fréquent des paroles qui ne signifient rien105.
100Les critiques de la scolastique impliqueront toujours dans les chapitres suivants de l’anthropologie, une critique de l’institution dont Hobbes fut l’un des étudiants les plus illustres et les plus contestés, à Magdalen Hall (Oxford), où il entra début 1603 et obtint son grade de « Bachelors of Arts » le 5 février 1607 (1608 selon notre calendrier). Il y étudia la physique et la logique d’Aristote, selon le cursus scolastique qu’il devait critiquer d’une façon frisant l’obsession. Dans le Béhémoth, l’opinion de Hobbes n’a pas changé :
B. À ce que j’ai pu voir, tous les États de la Chrétienté resteront sujets à ces accès de rébellion aussi longtemps que durera le monde.
A. Sans doute ; et toutefois, l’erreur, comme je l’ai dit, peut être aisément corrigée, en corrigeant les universités106.
101Un peu plus haut, A. montrait que la science du juste et de l’injuste était restée dissimulée sous la nuée de ses adversaires, nuée que nul savant ne pouvait lever sans s’armer de l’autorité des universités elles-mêmes. Celles-ci furent pour l’Angleterre ce que le cheval de bois fut pour les Troyens107. Au fond, la même condamnation et la même exigence de réforme animent les deux textes. Si le Léviathan comporte un programme de réforme tant des enseignements que du statut juridique des universités – il se veut même un tel programme –, et que le Béhémoth est plus explicite quant à leur histoire et à leur rôle dans les conditions de la crise anglaise, les conclusions, nous le verrons, sont sensiblement les mêmes. Il semble qu’il faille passer par une réforme des universités.
102Au chapitre 30 du Léviathan, Hobbes cherchait à repérer les opinions séditieuses définies au chapitre 29. Ces opinions ne peuvent être le fait des gens du commun qui n’ont ni le temps ni la curiosité nécessaires pour cultiver eux-mêmes la vérité ou l’erreur. Ils reçoivent leurs opinions des hommes de leur entourage qu’ils estiment plus sages qu’eux-mêmes : les nobles, réputés érudits, passés par les inns of court, les lawyers, ou les théologiens depuis leurs pupitres. Ceux-ci ne sont pourtant pas les auteurs des opinions : ils ont tiré leur savoir des universités et des écoles de droit ou bien des livres publiés par les hommes les plus en vue dans ces dernières. Universités et écoles semblent donc bien être la source première des doctrines séditieuses parmi le peuple, prédicateurs et publicistes ne constituant qu’une cause prochaine, transitoire, et d’une certaine façon irresponsable. Hobbes en conclut qu il « est donc manifeste que l’instruction du peuple dépend complètement d’un juste enseignement de la jeunesse dans les Universités108 ». Et à la question « Est-ce vous qui allez vous mettre en devoir d’enseigner les universités ? », Hobbes répondait d’une façon laconique qui ne laissait pas de place au doute :
Quant à la deuxième question, il n’est ni convenable [fit] ni nécessaire que j’y réponde par oui ou par non, car celui qui voit ce que je suis en train de faire peut sans peine comprendre ce que j’en pense109.
103Le Léviathan est bel et bien programme d’enseignement, comme le confirme « Révision et conclusion110 ». La puissance doctrinale des universités a été prouvée dans les troubles politiques, et loin de conclure à la nécessité de leur dissolution, Hobbes décide de se saisir de l’instrument et d’en réorienter les fins.
104Les conditions juridiques de la réforme des universités n’était pas exposées d’une façon très explicite en 1651, ce qui révélait l’embarras ou les hésitations de Hobbes devant une question qui n’était alors peut-être pas absolument tranchée : comment réformer des institutions ecclésiastiques qui ont été créées111 à la demande insistante des papes dans le but d’accroître leur pouvoir et qui sont restées pendant des siècles sous leur allégeance112 ? Comment créer des institutions exerçant une autorité idéologique sur le peuple et ne fonctionnant pas elles-mêmes, dans leur enseignement, à l’argument d’autorité, tout en étant in fine soumises à l’autorité du souverain ? Hobbes ne mentionnait que du bout des lèvres le fait qu’une université, comme toute assemblée destinée au gouvernement d’une ville, d’un collège ou d’une église, pouvait avoir une fonction de gouvernement local, ce qui devait, entre autres choses, entraîner la levée de boucliers des oxfordiens113 dans les années 1650. Implicitement, cela revenait déjà à refuser une organisation des universités en un corps politique national114.
105La question de l’enseignement. La critique des universités n’a pas laissé les historiens récents indifférents. Un certain nombre d’insuffisances lui sont opposées, dans la continuité de ce qui est perçu comme la principale faiblesse de la lecture historique de Hobbes : son déterminisme doctrinal.
106Hobbes mettrait beaucoup trop en avant le contenu même de l’enseignement et négligerait le fonctionnement de l’institution dans sa relation avec l’histoire de la société anglaise. Mark H. Curtis remarque qu’il s’est seulement concentré sur ces programmes sans voir, d’une part, que les universités ne professaient pas la désobéissance, et que, d’autre part, si elles étaient foyer de crise, c’était bien plutôt dans leur inadaptation aux structures de la société anglaise115.
107Sur le premier point, Curtis nie que les universités aient prêché la désobéissance. Il cite toutefois – mais comme une exception confirmant la règle – la venue d’Isaac Dorislaus à Cambridge, soutenant dans un discours le droit de résistance des Hollandais contre les Espagnols, à partir de l’exemple du soulèvement des Romains contre Tarquin, mais on pourrait en citer bien d’autres, notamment à Cambridge quant à la diffusion du presbytérianisme116, et à Oxford dans le développement de la controverse arminienne117. Contrairement à ce que dirait Hobbes, ces épisodes ne seraient pas suffisants à engager la totalité des programmes universitaires sous la bannière des théories de la résistance ou de la monarchie mixte. La tendance à la caricature portée par la dureté des polémiques donne raison à Curtis. Cependant, les analyses du Léviathan et du Béhémoth ne s’y réduisent pas.
108Hobbes n’ignore pas que le « venin antimonarchique » du temps de Henri VIII a été considérablement transformé par la diffusion du puritanisme, notamment à Cambridge. Dans le texte de « Révision et conclusion », Hobbes visait aussi bien des prédicateurs séparatistes et effectivement extérieurs à l’Église que ceux qui lui appartenaient encore à la veille de la révolution. Les universités furent le lieu où ils se formèrent intellectuellement. Elles avaient été, nous l’avons vu, le lieu d’une résistance doctrinale à la Réforme henricienne. Cette opposition fut censurée, mais le venin persistait, sous une forme altérée. L’arrière-goût dont nous parle Hobbes désigne cette transformation en des doctrines nouvelles, d’un « venin antimonarchique » d’origine aristotélicienne. Il peut désigner l’humanisme républicain comme le calvinisme politique. Mais le premier puisait aux sources des historiens et rhéteurs grecs et romains, plutôt qu’à celle de l’aristotélisme. En établissant que le républicanisme anglais de la période révolutionnaire n’est pas étranger à l’aristotélisme pontifical, Hobbes n’est pas seulement ironique, il expose un sens aigu de l’idéologie et de ses aptitudes à « digérer » les doctrines nouvelles (y compris les bonnes, celles de la Réforme), de la même façon que lorsqu’il insistera sur l’affinité des mobiles presbytériens et républicains.
109Dans le chapitre 46 du Léviathan, il fait la part de ce que les universités tiennent d’Aristote et de ce qu’elles tiennent d’autres sources. La haine des tyrans et l’usage de dénominations péjoratives pour tout gouvernement qui n’est pas démocratique sont pris chez Aristote et d’autres auteurs grecs et latins, de même que l’idée selon laquelle dans une république bien ordonnée, « ce ne sont pas les hommes qui doivent gouverner mais les lois118 ». L’inquisition et l’examen des consciences, en revanche, ne viennent pas d’Aristote, ni le droit à interpréter la loi selon l’inspiration privée. La première est typiquement catholique, le second peut être identifié comme calviniste. Le paragraphe suivant défend le droit de prêcher l’Évangile pour tout particulier, lorsque le souverain ne l’interdit pas119 : on a là aussi une charge antipresbytérienne et anti-épiscopalienne, puisque tous voulaient réserver la prédication à leur propre Église, sans autorisation du souverain bien sûr, mais aussi pour neutraliser les prêches privés120.
110Curtis semble bien surestimer la valeur de la rénovation des programmes121 : l’enseignement restait aristotélicien, c’est-à-dire, selon Hobbes, mobilisable en politique dans une théorie de la résistance au souverain et, en théologie, susceptible de soutenir une reconquête cléricale.
111Curtis insiste sur le fait que l’analyse de Hobbes est passée à côté du fait majeur de ces années-là : la crise n’est pas tant intellectuelle qu’institutionnelle ou plutôt « inter-institutionnelle ». Les universités ne seraient pas elles-mêmes en crise et ce serait bien plutôt leur santé qui aurait entraîné un déséquilibre dans la société anglaise. Les universités auraient trop bien réussi, auraient trop bien formé les populations, dans une société qui n’avait ni fonction ecclésiale, ni charge politique à leur donner122. L’université produisit donc des gens aptes à la controverse mais qui n’avaient pas de quoi vivre, et qui pour se faire une place, devaient troubler l’ordre social et former alors une « classe dangereuse », celle des alienated intellectuals que Michael Walzer avait aussi mise en lumière quand il adaptait la théorie de l’aliénation de Max Weber au contexte révolutionnaire anglais.
112Or, Hobbes combine les deux dimensions du problème (doctrinale et institutionnelle) qui, dans sa théorie politique, sont inséparables. Revenons d’abord aux programmes. Hobbes leur reproche un aristotélisme qui conserve de son instrumentalisation première par le pouvoir pontifical un venin antimonarchique, disponible pour les intérêts du moment. Il critique la potentialité séditieuse d’un tel enseignement, soit, mais beaucoup plus encore la sujétion de l’université à l’Église, c’est-à-dire la médiation que constitue l’Église entre le roi et la seule institution d’enseignement de l’État. D’où, en retour, la prégnance de l’enseignement théologique dans les universités, la survalorisation, la complexification, la confusion jusqu’à l’absurde, de ce qui dans la république devrait être loi plutôt qu’objet de controverse : la religion. D’où la radicalisation des controverses doctrinales en discordes lorsqu’elles viennent s’appuyer à des conflits politiques, jusqu’à la constitution de partis idéologiquement irréductibles pendant la guerre civile. À la critique du contenu des enseignements s’ajoute une réflexion inter-institutionnelle : les universités sont l’origine de la discorde anglaise parce qu’elles enseignent des doctrines ruineuses pour l’État, mais elles ont la liberté de le faire parce que, comme institutions, elles n’ont pas été suffisamment transparentes à l’action des souverains, parce qu’elles restent sujettes à la Conférence ecclésiastique, bref, parce que sur le plan de la politique institutionnelle, le mouvement de réappropriation par l’État a été insuffisant. On est donc bien dans une réflexion sur l’usage des institutions – qui relève en dernière instance de cette nouvelle gouvernementalité que Hobbes veut mettre en place dans le Léviathan – plutôt que dans un étroit déterminisme doctrinal.
113Enfin, il est très difficile de reprocher à Hobbes de n’avoir pas réfléchi aux contre-effets d’une élévation du niveau d’instruction sur l’équilibre de la société anglaise ou plus spécifiquement de n’avoir pas remarqué l’apparition de cette classe d’intellectuels déclassés. Cette considération n’est pas formulée dans les termes modernes de la sociologie historique, mais elle accompagne toute l’histoire intellectuelle qu’il met en place. Il remarque d’abord les effets politiques de la lecture de la Bible, qui s’est complètement démocratisée avec sa traduction en langue vulgaire, et qui donne l’occasion à chacun de se prétendre son interprète. Il estime même que c’est cette liberté d’interpréter, revendiquée par les presbytériens, qui devait se retourner contre eux quand indépendants et sectaires leur opposèrent leur propre droit à une libre interprétation. Il est vrai que son ton est d’une telle agressivité à leur encontre qu’il peut déconcerter l’historien moderne qui attendrait plus de neutralité envers un simple « fait social ». Hobbes est sensible à l’existence de cette classe de rhéteurs populaires, de mechanik preachers, de ministres qui ne trouvent pas à satisfaire à leur retour d’exil leur désir d’exercer des fonctions politiques.
Le parlement
114Les lecteurs peuvent suivre à la trace dans l’œuvre la critique du parlementarisme depuis la préface à la traduction de La guerre du Péloponnèse. Les parlements y étaient décrits comme les lieux d’une prise de parole démagogique, désordonnée et populiste : de la méfiance de Thucydide envers la démocratie athénienne123 aux trompettes de la sédition du De Cive, en passant par la figure de Catilina au Sénat romain, il y a bien là une constante qui trouve son point d’orgue dans le titre du Béhémoth. Pourtant, les années 1660 sont aussi le moment, pour Hobbes, de réévaluer le rôle des parlements anglais, ce qu’il fait dans Dialogue des Common Laws. Les parlements anglais ont été relativement efficaces jusqu’aux années 1610-1620. Ils concourraient à la puissance de l’État : que l’on pense à l’énorme travail législatif du parlement en matière religieuse sous Elizabeth. Hobbes ne l’ignore pas.
115La question essentielle reste l’ancrage du droit du parlement dans le droit féodal et l’ancienne Constitution. Le Béhémoth varie peu par rapport au Léviathan124. Toutefois, au moment de narrer la poussée antiministérielle qui allait conduire au procès de Strafford, Hobbes précise les thèses de 1651 sur les prétentions des Communes dont il rappelle que l’élévation politique dépendait du roi, qui cherchait par là à limiter le pouvoir des barons :
Les chevaliers des comtés et les bourgeois ne furent jamais appelés au Parlement, pour autant que je sache, avant le commencement du règne d’Henri III, immédiatement après les débordements des barons ; et pour autant que l’on sache, ils furent convoqués dans le dessein d’affaiblir le pouvoir des Lords ; qui en avaient si récemment abusé. Avant le temps de Henri III, les Lords descendaient pour la plupart de ceux qui, lors des invasions et conquêtes des Germains, étaient pairs et rois au même titre qu’eux, jusqu’à ce que l’un d’entre eux fût fait le roi de tous, et leurs tenanciers étaient leurs sujets, comme il en va encore aujourd’hui des seigneurs français. Mais après le temps de Henri III, les rois commencèrent à faire des Lords à la place de ceux qui restaient sans postérité, mais seulement par le titre, sans que des terres dépendissent de leur titre ; et par ce moyen leurs tenanciers n’étant plus tenus de les servir à la guerre, ils devinrent de moins en moins capables de constituer un parti contre le roi, bien qu’ils continuassent à être son grand conseil. À mesure que leur pouvoir déclinait, le pouvoir de la Chambre des Communes augmentait. Mais je ne trouve nulle part que le but de leur vocation fut de conseiller, mais seulement, au cas où ils auraient des pétitions demandant de redresser des torts, de se tenir prêts avec celles-ci pendant que le roi était entouré de son grand conseil125.
116Cette mise au point historique permet de faire apparaître plus clairement les origines des ambitions des deux chambres autant que leur injustice. Hobbes précise bien que ce que les registres historiques nous apprennent ne saurait être de l’ordre du droit et qu’ils ne témoignent jamais que des prétentions des parlements. En 1651, Hobbes proposait un modèle de féodalité « qui vient d’en haut » citant certes Selden, mais au fond, un « autre Selden » que celui qui fournissait aux pairs une hagiographie de la baronnie. C’était un Selden réaménagé, ou en tout cas la sélection chez Selden d’arguments qui servaient son modèle, plus proches en réalité de ceux de Spelman : l’Angleterre serait sortie de la féodalité et de toute façon celle-ci était un système qui venait d’en haut, et pas un système de dispersion de l’autorité, un système conforme, serait-ce a minima, aux exigences de la science politique126. Hobbes reconnaît plus clairement, dans le Béhémoth, la montée en puissance des Communes. Il se plie aussi, beaucoup plus que dans le Léviathan, et malgré toutes ses dénégations, à la rationalité juridique du précédent, selon laquelle la pratique fait le droit. Ce n’est pas pour autant que le précédent fasse droit, mais que les statuts, selon Hobbes, sanctionnent une pratique du politique, et ne vont pas à son encontre.
117Les Communes n’ont pas historiquement un rôle de conseil mais de ministère public recueillant au nom du roi les demandes du peuple, rôle que Hobbes, dans le Léviathan, avait déjà défini comme tel127. Dans le Béhémoth, l’attention au système d’élection et le rôle du rapport de clientèle manifeste également un intérêt plus « historien ». Hobbes met en place une première forme de « transversalité » dans le phénomène de crise : la convergence, via le système des élections entre les intérêts des parlementaires et les intérêts de la City. Une seconde transversalité critique est mise en place avec l’analyse de la pénétration religieuse au parlement, qui est le fait de la convergence d’intérêts entre démocrates et presbytériens, et qui aboutit à radicaliser considérablement les positions. Hobbes porte également un intérêt particulièrement marqué à la formation des factions, qui était bel et bien un fait nouveau dans les parlements anglais, à l’occasion notamment du procès Strafford et des premières cabales128. Enfin, il n’ignore pas que le décalage entre l’éducation du peuple et de ses représentants d’un côté, et, de l’autre, les exigences – en termes de culture, d’instruction et finalement de « lumières » – d’une expression démocratique responsable, pouvaient avoir, serait-ce en l’absence de séditieux déterminés, des effets dramatiques.
LA NARRATION
118Les éléments archéologiques de la narration sur le temps long (par exemple sur l’histoire des parlements anglais) sont repris essentiellement dans les deux premiers dialogues, qui se concentrent sur les conditions et le déclenchement de la rébellion. À partir de l’éclatement de la guerre civile, si l’on excepte quelques gloses, le Béhémoth colle de plus en plus près au récit ; à mesure que l’on s’éloigne de la rébellion au sens propre, que l’on bascule dans la guerre et que les changements constitutionnels sont non plus indexés à des forces sociopolitiques, à des opinions (parlementaires ou autres paroles dans l’espace public) et à des artifices juridiques (la guerre de papier des pétitions et remontrances) mais à la force des armées, l’interprétation devient de plus en plus thucydidéenne ou encore tacitéenne, modèles d’ailleurs assumés eu égard à la nature des faits. Sans négliger la façon dont Hobbes décrit l’accélération révolutionnaire à partir de la défaite du camp royal puis le retour du pouvoir entre les mains de la Couronne – sa conception de la révolution anglaise comme rotation complète du pouvoir souverain –, il nous a semblé logique de nous concentrer sur les débuts de la rébellion, sur le Long Parliament, séquence décisive sur le plan de la narration eu égard au projet revendiqué par Hobbes.
L’OPPOSITION AU PARLEMENT : CONSTITUTIONNALISTES ET RÉPUBLICAINS
119Parmi les critiques qui portent sur la qualité historique du Béhémoth, nous avions relevé celle qui pointe l’erreur qui consistait à prêter aux parlementaires un projet républicain clair et prémédité avant même la convocation du Long Parliament129. Qu’en est-il en vérité ? Hobbes articule deux modèles : une polarisation préexistante à la crise – des séditieux en religion et en politique attendent leur heure, une opposition au parlement existe, même si nul n’assume un projet clairement républicain avant la mise à feu de la rébellion – et une situation de consensus autour de la monarchie constitutionnelle, jusque dans le camp du roi, consensus qui devait avoir pour conséquence de l’empêcher de se créer un parti déterminé à jouer son « va tout » pendant le conflit. C’est l’une des raisons des difficultés de Hobbes sous la restauration. Le constitutionnalisme du camp royal, représenté par Clarendon, John Culpepper ou Falkland, qui avaient tous participé à des degrés divers à la rédaction de la Réponse aux dix-neuf propositions, est une de ses cibles. Le problème de la situation anglaise ne fut pas tant la puissance de l’opposition parlementaire et sa radicalité préalables, que la mollesse des soutiens du roi.
120Certains textes que nous avons déjà cités, portant notamment sur la convergence d’intérêts entre presbytériens et démocrates peuvent laisser supposer que Hobbes surestimait la détermination de ces divers dissidents. Une faction démocrate existait bel et bien selon A. La Chambre des communes était décidée à abattre la monarchie, au prix d’une alliance avec les plus radicaux des ministres presbytériens et d’une trahison (avec le parti Écossais) envers le royaume. Toutefois, A. reconnaît que pour une grande majorité de parlementaires, les menées contre la prérogative royale n’avait pas pour finalité d’abattre la monarchie, et d’instaurer une république :
A. La plus grande partie des Lords au Parlement, et de la noblesse [gentry] dans toute l’Angleterre, affectionnait plus la monarchie que le gouvernement populaire, mais pas au point de supporter d’entendre parler du pouvoir absolu du roi, ce qui les entraînait [to be made to condescend to], en période de parlement, à le réduire, et à faire du gouvernement ce qu’ils appelaient une monarchie mixte, dans laquelle la souveraineté absolue serait divisée entre le roi, la chambre des Lords et la chambre des Communes.
B. Mais comment faire, puisqu’ils n’étaient pas d’accord entre eux ?
A. Je pense qu’ils n’y ont jamais songé ; mais je suis certain qu’ils n’ont jamais eu l’intention de placer la souveraineté complète ni dans l’une des deux chambres, ni dans les deux à la fois130.
121Il n’y avait pas plus de majorité républicaine que de majorité absolutiste en Angleterre : l’essentiel des parlementaires voulait diviser la souveraineté, qu’il s’agisse de ceux qui commencèrent à l’affaiblir dans les années 1620 ou de ceux qui la défendraient beaucoup trop mollement une fois la guerre déclenchée.
122Si la majorité du parlement n’a jamais entretenu le projet d’instaurer une république, comment expliquer alors qu’elle ait soutenu les entreprises qui devaient y aboutir ? La réponse est invariable : non par manque de bon sens, mais par manque de science, par ignorance du dernier mot de la science politique, à savoir que la souveraineté est indivisible quelle que soit sa forme. Toutefois, l’analyse de Hobbes plonge volontiers dans les méandres des calculs d’intérêts et des alliances de fortune entre les principaux acteurs de la crise parlementaire. C’est cette analyse que nous allons interpréter ici. La narration est découpée en trois périodes : les parlements des années 1620, les débuts du Long Parliament jusqu’à la défaite de Naseby (juin 1645) et la période ouverte par le régicide.
123Nous étudierons d’abord les narrations qui mettent en rapport les menées parlementaires des années 1620 et les débuts du Long Parliament, afin d’établir le rôle des parlementaires et des pairs réformateurs dans la pétition des droits et les querelles antiministérielles. Nous devrons analyser ensuite le procès Strafford, car c’est à cette occasion que Hobbes décrit les mécanismes de l’ambition politique qui devaient conduire à la crise du gouvernement puis du régime.
124Hobbes résume les étapes qui devaient conduire au défi que le Long Parliament lança de façon directe à la monarchie. À B. qui lui demande « quand la tentative pour changer le gouvernement en gouvernement populaire commença-t-elle à apparaître au parlement, et qui s’y efforça » ? A. répond :
Nous devons distinguer les choses, quant à ce moment où il tentèrent de changer le gouvernement de monarchique en démocratique. Ils ne défièrent pas la souveraineté en termes clairs et en la nommant (et en prononçant son nom), avant d’avoir tué le roi, ni tous les droits souverains, avant que le roi ne fût conduit à quitter Londres par les tumultes élevés dans la cité contre lui, et ne se fût retiré à York, pour sa propre sécurité. Il n’y était pas depuis longtemps quand ils lui envoyèrent dix-neuf propositions, dont plus de douze réclamaient des pouvoirs qui étaient des parties essentielles du pouvoir souverain131.
125La tentative de changer le régime ne devint ouvertement déclarée qu’après la mort du roi, en 1649. Le Long Parliament, pendant toute la durée de la guerre civile, continuait à se poser en défenseur du rule of law, principe du « roi en parlement », et d’une façon très hypocrite selon A. en défenseur de la monarchie contre le roi. Hobbes narre l’épisode révélateur de la désobéissance de John Hotham, lorsque le roi s’était rendu à Hull pour empêcher que les réserves de munitions ne passent entre les mains du parlement : il disait désobéir au roi au nom de la monarchie. La réponse du parlement, le 26 mai 1642, oppose aux tentatives de Charles l’obéissance du parlement aux lois du Royaume, contre la personne naturelle du roi qui désobéit aux lois fondamentales. Cette « hypocrisie », constamment dénoncée par Hobbes, devait se poursuivre jusqu’à la mort du roi, et même encore après132.
126De fait, tous les actes du parlement jusqu’en 1648, se voulaient conformes au rule of law : la further reformation s’en réclamait contre les innovations laudiennes, les remontrances et les pétitions également. Au moment de l’army plot133, à la toute fin du procès de Strafford, au printemps 1641, Culpepper, pourtant leader de ce qui devait devenir un parti royaliste, tint à ce que l’on relise la remontrance et la Pétition des droits dans les deux chambres134.
127Hobbes fait remonter la narration à la Pétition des droits, en 1628, voire même un peu avant, aux derniers parlements du roi Jacques. Il vise les « guerres ministérielles » qui devaient aboutir à la tentative d’impeachment de Buckingham en 1626, et auxquelles il assista de près ou de loin en tant que précepteur de Cavendish II, membre de ce parlement pour son dernier mandat135. Le défi lancé à la souveraineté commença quinze ans avant la convocation du Long Parliament, sans être encore ouvertement proféré :
A. […] Mais avant cette époque, ils avaient réclamé certains de ces pouvoirs dans une pétition qu’ils avaient appelée Pétition du Droit, pouvoirs que le roi leur accorda dans un parlement précédent, alors qu’il se privait par là, non seulement du pouvoir de lever de l’argent sans leur consentement, mais également de son revenu ordinaire et coutumier de tonnage et poundage, ainsi que de la liberté de placer en détention les hommes qui lui semblaient susceptibles de perturber la paix et d’élever une sédition dans le royaume136.
128Hobbes n’est pas loin de penser que la pétition fut le premier de la série des actes révolutionnaires. Hume pense, comme lui, que la Pétition des droits est déjà un événement révolutionnaire, même s’il fait remonter encore plus haut les premiers débats constitutionnels qui devaient engager le parlement sur une voie réformatrice : au conflit entre Jacques et son parlement, en 1621, à propos de la guerre Palatine : « Personne ne fit plus de difficulté de se livrer à des examens et à des raisonnements politiques, et les factions qui avaient pris naissance dans le Parlement se répandirent dans toute la Nation137. » Les principaux auteurs des premières avancées réformatrices furent quelques Lords et un certain nombre de membres des Communes. Charles se privait avec la pétition de deux pouvoirs essentiels : le pouvoir de l’impôt et le pouvoir de coercition sur les séditieux. Des deux, le premier est certainement le plus important aux yeux de Hobbes car le parlement pouvait en profiter pour négocier contre de nouveaux droits les subsides indispensables en cas de crise ou de guerre. C’est à cause de cela que le roi, pendant les deux Bishop’s wars, fut considérablement affaibli et à la merci du bon vouloir de son parlement138.
129À l’occasion du procès de Strafford, Hobbes résume la politique antiministérielle qui avait animé les années 1620. Ce moment est pour lui l’occasion de décrire les mécanismes de l’opposition parlementaire, le rôle de la politique aristocratique des Stuarts et l’attitude des pairs du royaume.
130Wentworth, futur Earl of Strafford, est dépeint par Hobbes comme un parlementaire de talent, meneur de l’opposition au roi dans les années 1620, aux Communes puis chez les Lords. Il fait partie d’une gentry favorable à une monarchie mixte, au respect des privilèges du parlement et de ses précédents, à la lutte contre les impôts excessifs ou non décidés par le parlement, à la conservation de la liberté de corps du peuple contre le pouvoir arbitraire du roi. Wentworth fut le plus ardent défenseur d’une convergence de vues entre Lords et Communes sur la Pétition. Il fut l’un des acteurs d’un phénomène politique nouveau, remarqué par Hobbes, au début du xviie siècle dans les parlements : la formation d’une opposition définie à la chambre haute et son alliance avec un parti d’opposition à la chambre basse. Ce phénomène était lié à l’inflation trop rapide de la pairie sous Jacques Ier. Selon le duc de Newcastle, elle conduisait nécessairement à affaiblir le roi face à son parlement : les nouveaux pairs, s’ils n’étaient pas reconnus pour leur sagesse politique par des emplois publics qu’ils pensaient légitimes au regard de leur rang nouvellement acquis, pouvaient soutenir une politique d’opposition aux ministres139. Ce fut le cas de Wentworth, tout juste anobli, qui lutta au côté des pairs parlementaires contre Buckingham, qui était alors son prédécesseur dans les faveurs du roi140. En retour, les ministres essayaient d’acheter l’indulgence des opposants par des titres : en 1626, l’impeachment de Buckingham n’aboutit pas, parce que Buckingham devait distribuer places et titres, pour se gagner la faveur de ses opposants.
131La politique de Charles dans ce contexte, décrite avec ironie, visait à « acheter » les qualités de meneurs de l’opposition, comme on croit pouvoir acheter les « têtes de l’hydre » :
C’est au cours de ce parlement que le roi éleva au titre de baron Sir Thomas Wentworth, qui se recommandait à lui par son grand talent, remarqué de façon générale par les mauvais services rendus au roi, mais qui pourrait lui être utile dans les temps à venir, et peu de temps après il le fit membre du conseil privé, puis après cela, Lieutenant d’Irlande, emploi dont il s’acquitta à la grande satisfaction et au grand bénéfice de Sa Majesté, et il resta dans ses fonctions jusqu’à ce qu’il mourût du fait de la jalousie et de la violence des Lords et des Communes de ce funeste parlement de 1640141.
132Cette politique, qui pouvait sembler habile, s’avéra calamiteuse. L’inflation de la pairie, qui permettait au roi de contrôler la chambre haute – et par exemple de bloquer l’impeachment de ses ministres – conduisait aussi à une crispation des plus vieilles familles aristocratiques, qui y voyaient un danger pour la stabilité de leurs alliances et de leurs privilèges142. Cette politique conduisait aussi à une union entre les membres opposés au roi dans les deux chambres, ce qui était l’effet exactement contraire de celui que souhaitait la Couronne. Les membres des Communes, en échange d’une aide pour être élus, suivaient la politique des pairs une fois parvenus à la chambre143. C’est pourquoi la haine qui s’exerçait contre Buckingham devait logiquement se retourner contre Strafford144, ce qui fournit aux personnages du dialogue un opportun – et presque inépuisable – sujet d’ironie.
133Les pairs et membres des Communes qui cherchaient à réduire la prérogative royale et qui souhaitaient aussi entrer au privy council ou être nommés à des postes ministériels145, étaient divisés quant au sort à réserver à Strafford : le Bill of Attainder146 n’était pas soutenu aux Communes par Pym ou Selden tandis qu’il l’était, paradoxalement, par des membres du futur parti du roi147. Hobbes a les plus grandes difficultés à rendre raison du détail de ces alliances et de ces choix au parlement, et notamment en ce qui concerne ceux de certains pairs, mais on comprend mieux ses difficultés avec le parti du roi au parlement, dont il souligne les maladresses et les revirements, quand ce n’est pas l’hypocrisie148.
134La présentation de certains éléments de contexte est à nouveau nécessaire. Le Long Parliament comptait 150 pairs, dont deux archevêques et vingt-quatre évêques qui devaient leur place, pour l’essentiel, à Charles ou à son père. Sur les 128 restants, 44 furent créés par Charles, 38 par Jacques, et 46 étaient plus anciens mais devaient pour une large majorité leur élévation à Henri VIII et à ses successeurs jusqu’à Elizabeth149. Autrement dit, la véritable aristocratie féodale avait disparu en Angleterre, tantôt d’extinction naturelle, tantôt minée par la Couronne150.
135On comprend mieux l’étonnement – l’indignation ? – de B. face à leur opposition au roi, et en particulier face à leur vote favorable au Bill of Attainder :
B. Il est étrange que les Lords aient pu être conduits sur des fondements si légers, à prononcer une condamnation ou à donner leurs assentiment à une loi qui leur causait un tel préjudice à eux et à leur postérité. […]
A. En fait je crois que les Lords, pour la plupart d’entre eux, conformément à la pente d’un naturel brutal et sauvage, enviaient sa grandeur, mais qu’ils ne voulaient pas le condamner eux-mêmes pour trahison. Ils y furent poussés, parce qu’intimidés par les clameurs du commun qui vint à Westminster en criant, justice, justice contre le comte Strafford ! et le commun était pressé de s’y rassembler par certains membres de la chambre des Communes, qui étaient assurés, après l’accueil triomphant de Prynne, Burton et Bastwick, de pouvoir créer un tumulte au sein du peuple, en chaque occasion qu’ils le souhaiteraient. Les Lords y furent poussés aussi en partie par l’intimidation de la chambre des communes elle-même, qui, si elle désirait abattre un Lord, n’avait rien de plus à faire que de voter qu’il était un délinquant151.
136A. distingue deux groupes, celui des réformateurs, auquel a appartenu Strafford lui-même, et celui de pairs présentés comme intimidés par la puissance des Communes qui avaient réussi à instrumentaliser les manifestations populaires. Le retour triomphal de William Prynne, Henry Burton et John Bastwick, (trois figures du puritanisme, et plus ou moins presbytériens sur le plan de la discipline ecclésiastique) est présenté comme un événement majeur dans le rapport de force entre les deux chambres152.
137Que les pairs aient pris peur, dès le procès Strafford, que le rapport de forces entre les Communes et les Lords se fit au bénéfice des premières dès ce moment de la guerre civile est sujet à caution. Les pairs, selon toute vraisemblance, ne craignaient pas les Communes en 1641-1642. Au moment où celles-ci réagissaient par la panique à la rumeur de l’army plot, le 3 mai 1641, les Lords mobilisaient posément des canaux d’action que les Communes ne pouvaient mobiliser, notamment des nobles dans l’armée, ou le roi lui-même, qu’ils convainquirent d’intervenir contre le complot.
138Hobbes ne se contente pas de cette explication (la crainte des Lords), historiquement fausse du reste. Certains pairs votèrent pour l’Attainder ou s’abstinrent parce qu’ils espéraient par là, en affaiblissant le pouvoir ministériel, accroître le pouvoir propre de leur chambre, ce qui correspond sans doute beaucoup plus à leur motivation réelle. À B. qui trouve « étrange que la chambre des lords dans son ensemble n’ait pas aperçu que la ruine du pouvoir du roi, et son affaiblissement, étaient sa propre ruine et son affaiblissement » au motif que « les Lords ne pouvaient pas penser qu’il fût vraisemblable que le peuple eût jamais songé à prendre la souveraineté du roi pour la leur donner à eux, qui étaient moins nombreux et moins puissants que bien des membres des Communes, car moins aimés du peuple »153, A. répond :
Pour moi, cela n’a rien d’étrange. Car les Lords, quant à leurs capacités personnelles, n’étaient ni plus ni moins habiles dans les affaires publiques, que les chevaliers et les bourgeois. Car il n’y a aucune raison de penser que si quelqu’un qui est aujourd’hui chevalier d’un comté à la chambre basse, est fait Lord le lendemain, et membre de la chambre haute, sera ainsi fait plus sage qu’il ne l’était hier. Ils sont tous, dans les deux chambres, des hommes aussi prudents et aussi capables que tout autre dans le pays, dans les affaires de leur domaine privé, ce qui ne requiert rien de plus que de la diligence et un bon esprit naturel. Mais pour le gouvernement d’une république, ni l’esprit, ni la prudence, ni la diligence, ne sont assez, sans la connaissance des règles infaillibles et la vraie science de l’équité et de la justice154.
139B. ne comprend pas pourquoi les Lords se sont joints dans leur majorité à la politique antiministérielle des Communes. Hobbes décide ici de faire sur-jouer l’étonnement à son plus jeune personnage : comment purent-ils être aussi naïfs – ou, à lire entre les lignes, aussi stupides ? La réplique de A. rectifie partiellement l’erreur de B., par une périphrase qui ne trompe pas sur ses arrière-pensées : « Les Lords, quant à leurs capacités personnelles, n’étaient ni plus ni moins habiles dans les affaires publiques, que les chevaliers et les bourgeois. » Le Béhémoth, figure monstrueuse de la déraison des parlementaires, a aussi le visage de l’incompétence politique.
140À l’ironie et à la discrète irrévérence, A. ajoute un argument qui concerne la minorité agissante : certains pairs étaient susceptibles de poursuivre l’opposition qu’ils menaient aux Communes, ou que leurs propres fils continuaient de mener pour eux aux Communes155. L’ambition d’entrer dans les conseils du roi ou de détenir un pouvoir ministériel les conduisit à affaiblir le pouvoir du roi, et ce faisant à renforcer les Communes156. Ce « jeu dangereux » des Lords consistait à utiliser la puissance des Communes et son crédit auprès du peuple, et à instrumentaliser l’insatisfaction des parlementaires les plus puritains d’une part, et des partisans d’une monarchie limitée de l’autre, voire des républicains radicaux afin de rentrer dans les conseils du roi. Leur intention était pour certains d’entre eux d’instaurer une monarchie mixte157 ou une organisation religieuse nouvelle158. Que l’objectif de gagner des postes ministériels ne fut qu’un moyen ou une fin en soi, que l’ambition ou que les principes soient premiers, il s’agissait pour ce faire d’instrumentaliser une puissance et des doctrines, qui ne pouvaient que se retourner contre eux. Les pairs qui « suivaient » les réformateurs en votant l’Attainder ou en s’abstenant, ne se rendaient pas plus compte qu’eux, que leur calcul était mauvais, et ne pouvait aboutir qu’à leur propre ruine.
141La fin du texte resitue cette séquence sur le fond anthropologique de l’ambition et de l’honneur, l’illustre d’une façon ironique et « décalée » par un célèbre épisode des guerres civiles romaines, et la met en perspective d’une façon critique en opposant la politique des Stuarts à celle de prédécesseurs plus habiles.
142A. commence par souligner la réaction du roi :
Le roi avait pris connaissance de tout ce qui s’était passé durant son procès et avait déclaré qu’il n’était pas satisfait par leur sentence. Et selon moi, malgré le danger que sa propre personne courait devant la furie du peuple, et bien qu’il lui était conseillé de laisser faire son exécution, non seulement par ceux en qui il se fiait le plus, mais par le comte Strafford lui-même, il lui aurait donné sa grâce si seulement cela avait pu le159 préserver contre le tumulte élevé et entretenu par le parlement lui-même pour terrifier ceux qu’il pensait pouvoir favoriser Strafford. Et cependant, le roi lui-même ne manqua pas de concéder après coup, qu’il avait fait erreur en ne le sauvant pas160.
143Pourquoi le roi ne sauva-t-il pas Strafford161 ? A. préserve les apparences : le roi voulait le sauver quels que fussent les dangers immédiats qu’il encourait de la part du peuple, et quels que fussent les conseils qu’on lui donnait. Il ne le fit pas. De qui, dès lors, a-t-il cherché à se protéger ou à protéger son parti en laissant Strafford mourir ? Du parlement lui-même, et non pas du peuple : un roi qui ne craint pas le peuple, l’honneur est sauf d’un certain point de vue162. Stratégiquement, il s’agissait de ménager la position de ce qui était en train de se constituer comme son parti en vue des conflits futurs.
144La réponse de B. qui compare la relation triangulaire entre le roi, le parlement et Strafford avec celle d’Auguste, Antoine et Cicéron, illustre le thème du cycle des crises rappelé plus haut :
B. C’était la preuve de la bonté du roi. Mais je n’ai jamais lu qu’Auguste reconnût qu’il avait fait une faute, en abandonnant Cicéron à la fureur de son ennemi Antoine : peut-être parce que Cicéron, ayant participé à la faction opposée à son père, lui avait rendu service non par faveur, mais seulement par inimitié envers Antoine, et par amour pour le Sénat, c’est-à-dire par amour pour lui-même, lui qui dirigeait le Sénat. Et de même il est très vraisemblable que le Comte de Strafford se joignit au parti du roi pour satisfaire ses propres buts, lui qui s’était tant opposé au Roi dans les Parlements antérieurs163.
145L’histoire anglaise ne fait-elle que répéter l’histoire romaine ? Un sénateur influent utilise le Sénat à des fins personnelles et, dans sa quête pour dominer un autre parti, en vient à servir par accident le parti impérial (celui d’Auguste, contre leur ennemi commun, Antoine) qui l’abandonne une fois vainqueur à la fureur de son ennemi. C’est l’histoire de Strafford que nous l’avons évoquée plus haut, qui dans les années 1620 s’opposait au roi en la personne de son ministre Buckingham, et qui, pour parvenir au pouvoir, ralliait le parti du roi contre ses anciens associés, non par amour de la monarchie, mais du pouvoir. Il y a pourtant une différence décisive entre ces deux histoires, et l’ironie consiste ici dans une comparaison assez peu favorable au roi : Auguste gagna la partie quand le roi anglais y laissa la tête. En contrechamp A. s’interroge sur la place de la morale dans le « grand jeu » politique. Le futur empereur ne reconnut aucune faute là où le futur décapité exprima des remords. Hobbes fait flirter A. avec des thèmes machiavéliens qui rappellent A Discourse upon the Beginning of Tacitus : les « bonnes dispositions » morales, la contrition sincère, n’ont que peu à voir avec la réussite politique. Exempt de tout remords, Auguste gagna la guerre et se débarrassa de Cicéron aussi bien que d’Antoine, là où Charles Ier sacrifia son ministre sans réelle contrepartie. A. dédouane le roi de toute faute morale – la justice se juge à l’intention – mais non de toute faute politique : avoir abandonné Strafford était un aveu de faiblesse, même s’il fallait préserver le parti royal encore en gestation. Laisser un ancien opposant parvenir à une telle puissance était, quoiqu’il en soit, une lourde erreur pour A. qui a souvent observé que « ceux qui recherchent de l’avancement manquent leur but par obstination ; et que d’un autre côté, les princes qui sont forcés d’acheter l’obéissance de leurs sujets à coup d’avancement, sont déjà, ou doivent être bientôt, dans une condition très affaiblie164 ». En effet,
Dans un marché où l’honneur et le pouvoir peuvent s’acheter avec de l’obstination, on en trouvera beaucoup qui pourront les acheter, comme le pouvait Lord Strafford.
B. Vous avez lu que quand Hercule combattait l’Hydre, et qu’il avait coupé l’une de ses nombreuses têtes, il en poussait deux autres à la place ; et cependant, à la fin, il les coupa toutes.
A. L’histoire [story] est mal racontée ; car Hercule, au début, ne coupa pas ces têtes, mais les acheta ; et, quand il vit que cela ne lui valait rien de bon, alors seulement il les coupa, et obtint la victoire165.
146C’est toute une politique de clientèle qui se trouve ici mise en accusation : une monarchie qui achète la puissance des grands, autant que des grands qui achètent l’honneur civil, dans un marché qui ne donne un prix qu’à l’ambition obstinée. Mais l’obstination n’est pas toujours récompensée, comme le montre le destin de Strafford. Quant à la politique qui consiste à acheter les têtes de l’hydre, elle crée des dettes gênantes166, et surtout des vocations. Pour ce qui est des vocations, Strafford, alors qu’il n’était que Wentworth, ne s’était-il pas opposé dans les parlements antérieurs, à Buckingham, autre ministre et favori du roi ?
PRESBYTÉRIENS ET RÉPUBLICAINS : L’ALLIANCE ET SES RISQUES
147La question de la jonction entre les intérêts des opposants aux politiques royales au parlement et des intérêts des opposants cléricaux à sa politique religieuse est l’une des questions les plus difficiles pour les historiens de la révolution anglaise, selon le poids qu’ils donnent aux mobiles strictement politiques et aux mobiles confessionnels dans un ensemble idéologique composite. L’analyse de Hobbes, la chose est connue, tend à exagérer la continuité entre les premiers presbytériens de la fin du xvie siècle et ceux qui agirent pendant la rébellion. Son analyse, pour comparer ce qui est comparable, est certainement moins fine que celle de Hume quant aux différents visages du puritanisme et de ses proximités avec la pensée politique républicaine. Pour que le modèle de la dissolution du pouvoir pontifical mis en place dans le Léviathan puisse fonctionner comme une « architectonique du temps long », il faut, sur le temps court, gommer certaines discontinuités. L’analyse du puritanisme, trop finalisée, est le prix à payer de cette architecture. Hume saura sans doute mieux distinguer les trois composantes (politique, disciplinaire et dogmatique) du puritanisme, et leur associer des enjeux précis et parfois divergents, là où la verve antipresbytérienne de Hobbes écrase bien souvent la variété des mobiles167.
148Certains éléments de contexte sont à nouveau nécessaires. Il est certain que, depuis la via media proposée par Jacques Ier, l’épiscopat n’était pas directement remis en cause au parlement. La pénétration du presbytérianisme au parlement sous Elizabeth fut réellement refoulée, pour ne jamais réapparaître sous cette forme168 : il ne fut plus question d’abattre l’épiscopat avant le début du Long Parliament, en gros l’époque de la pétition Root and Branch. Comment les personnages du dialogue rendent-ils compte de l’agrégation de la contestation ?
149Selon A., l’un des objectifs de la prédication presbytérienne consistait à faire croire au peuple qu’il est oppressé, et non pas oppresseur, afin de le rendre hostile à l’Église puis au roi169. La stratégie fonctionnait sans pourtant donner lieu sous Elizabeth à aucune entreprise à découvert : l’anti-épiscopalisme était indéniablement en progrès, mais les effets ouverts était longuement différés170.
150La traduction politique de la prédication presbytérienne ne se réaliserait que sous Jacques, au début, semble-t-il, des années 1620, puis sous Charles, une fois que la jonction entre presbytériens et opposition parlementaire au roi serait opérée171. Que le projet presbytérien passe par la réduction de la prérogative royale ne fait aucun doute pour A. C’est pourquoi les presbytériens avaient besoin de rogner progressivement cette prérogative, ce qu’ils ne pouvaient faire sans être représentés au parlement. C’est alors, selon A., que les « gentilshommes démocrates » les reçurent dans leurs conseils dans le but de changer le gouvernement de monarchique en populaire. Pour Hobbes il y avait donc bien une fraction du parlement qui était clairement républicaine172, qui entretenait, de longue date, le projet d’instaurer un gouvernement populaire de la même façon qu’une fraction du clergé entretenait l’ambition de créer une institution religieuse tout à fait autonome de la prérogative royale, et en conséquence supérieure à cette prérogative. En effet :
De même que les premiers, depuis le pupitre, attiraient le peuple vers leurs opinions, et dans un dégoût du gouvernement de l’Église, des canons, et du Livre des Prières publiques, les autres le rendaient amoureux de la démocratie par leurs harangues au parlement, et leurs discours et leurs communications adressées aux gens dans le pays, exaltant la liberté et invectivant la tyrannie, et livrant le peuple à cette conclusion que cette tyrannie était le gouvernement présent de l’État. Et de même que les presbytériens emmenèrent avec eux leur théologie des universités jusque dans l’Église, de nombreux gentilshommes emmenèrent leur politique des universités jusque dans le parlement173.
151La convergence d’intérêts entre parlementaires et presbytériens devait donner lieu à une sorte d’instrumentalisation réciproque174. Une partie de la gentry et de l’aristocratie comprit l’intérêt qu’elle pourrait tirer d’une Église presbytérienne, libérée de la tutelle épiscopale et royale, et qui, ouverte aux laïcs, pourrait passer sous son contrôle. La convergence des projets populaires dans l’Église et dans l’État apparaît de façon très claire dans le texte suivant, qui traite des fins poursuivies par le parti presbytérien au début du Long Parliament :
A. [Les presbytériens] désiraient la souveraineté entière et absolue, et changer le gouvernement monarchique en une oligarchie, c’est-à-dire faire du parlement, consistant en quelques Lords et environ quatre cents représentants des communes, une souveraineté absolue, dans un premier temps, pour, peu après, mettre de côté la chambre des Lords. Car tel était le dessein des ministres presbytériens, qui, se tenant par droit divin pour les seuls dirigeants légitimes de l’Église, s’efforçaient d’importer la même forme de gouvernement dans l’État civil. Et de même que les lois spirituelles devraient être faites par leurs synodes, les lois civiles devraient être faites par la chambre des communes, qui, pensaient-ils, ne serait pas moins dirigée par eux après cela qu’elle ne l’était avant, ce en quoi ils furent trompés, et se trouvèrent dépassés par leurs propres disciples, si ce n’est en malice, du moins en astuce175.
152Que le parti presbytérien ait utilisé le parlement dans le but de capter l’appareil religieux ne fait aucun doute. Il reste à comprendre, ce qui est nettement plus difficile, pourquoi les Communes soutinrent ce qui constituait le principal ressort des menées presbytériennes, à savoir l’abolition de l’épiscopat. Avant d’analyser le texte par lequel Hobbes se pose et résout une telle question, il convient d’en dresser des éléments de contexte.
153La rébellion irlandaise donnait une nouvelle occasion au parlement d’étendre ses privilèges, à la force armée notamment176. Elle s’accompagna d’une flambée antipapiste, savamment entretenue par Pym aux Communes177. Au même moment, la Grande Remontrance, qui agitait la menace d’une subversion générale des lois fondamentales du royaume, poursuivait la guerre ministérielle, qui avait pour but, nous l’avons vu, de faire du parlement le conseil du roi, mais qui aussi, profitant du climat anti-épiscopal, réaffirmait la volonté de voir instaurée une discipline religieuse identique à celle de l’Écosse178. Hobbes, un peu de la même façon que Hume, met en évidence la mauvaise foi de la Remontrance179. Le parti ennemi censé prospérer à la cour serait, selon la Remontrance, composé de papistes menés par des jésuites, d’évêques qui « chérissaient le formalisme liturgique comme un support pour leur propre tyrannie et pour leur propre usurpation180 » et des conseillers et courtisans favorisant un parti de l’étranger181. Ces hommes, ennemis du royaume, étaient accusés de vouloir supprimer « la doctrine des presbytériens ; c’est-à-dire, la fondation même des prétentions traîtresses du parlement d’alors182 ». La charge aboutit à la suspension du droit de vote des évêques et au mois de septembre suivant au Bill d’exclusion.
154Hobbes s’interroge alors sur le sens de l’opposition du parlement et surtout des Lords – selon lui beaucoup plus surprenante – à l’épiscopat :
B. Qu’est ce qui rendit le Parlement si opposé à l’épiscopat, et en particulier la chambre des lords, dont les évêques étaient membres ? Car je ne vois pas pourquoi les Lords auraient voulu satisfaire de pauvres prêtres de paroisses presbytériens, qui ne furent jamais disposés à les servir, mais qui au contraire, feraient de leur mieux pour renverser leur pouvoir et les assujettir à leurs synodes et à leurs classes.
A. En ce qui concerne les Lords, très peu d’entre eux perçurent les intentions des presbytériens, et je crois en outre qu’ils n’osaient pas s’opposer à la chambre basse183.
155Les Lords n’avaient aucun intérêt à s’opposer aux évêques. S’ils l’avaient fait, ils auraient favorisé les clercs presbytériens. Or ceux-ci, puisqu’ils souhaitaient instaurer une discipline indépendante de toute autorité, qu’elle fût aristocratique ou royale, n’auraient jamais été enclins à les servir, mais plutôt à s’opposer bien plus que ne le faisaient les évêques, qui étaient les instruments somme toute assez dociles de l’autorité royale. Enfin, si les Lords, à supposer qu’ils fussent tous réformateurs, avaient voulu s’affranchir par là de l’autorité royale, ils seraient allés se soumettre à une autorité plus tyrannique encore. L’argument qu’utilise Hobbes est assez commun sur ce plan. Comme nous l’avons observé, Nedham, alors qu’il travaillait à une alliance entre le roi et le parti indépendant, proposait une analyse semblable, en 1647, dans The Case of the Kingdom Stated. Il l’expliquait en remontant aux sources du pouvoir presbytérien. « D’abord, écrivait-il, pour ce qui concerne la prérogative, leur gouvernement dans sa nature ne fait pas que déroger au gouvernement civil en général, mais comporte une inimitié spéciale envers la monarchie. » Il ajoutait que « celui qui veut fonder l’un, doit raser les fondements de l’autre en quelque royaume que ce soit »184. Il faisait intervenir une histoire plus générale du calvinisme politique : si l’on regarde vers l’étranger, ce type de hiérarchie et de discipline ne fait que se désagréger et se disperser. Elle a déjà disparu en France et en Germanie et elle se débande partout. En tout cas, elle n’existe que là où il n’y a pas de ferme monarchie. Nedham la décrit comme une peste épidémique qui s’est donnée pour Église nationale durant la minorité de Jacques. Utilisant le mythe d’Ixion, il montre Jacques qui, épousant une nuée comme Ixion croyait épouser Junon, s’est retrouvé menotté par le clergé presbytérien qui a « serré ses mains si fort […] qu’il ne put jamais agir que quand ils le lui laissaient faire, suivant leur propre directoire ou Église et État185 ». Il ne resta en Écosse qu’un « squelette de monarchie », comme en témoigne le pouvoir illimité de la convention des États et de l’Assemblée générale presbytérienne.
156Cette question – nous entendons celle du rapport entre aristocratie et presbytérianisme – avait été soulevée dans le premier dialogue et avait reçu un traitement assez semblable. La noblesse écossaise poursuivait un intérêt précis, commun selon le Béhémoth à toute une partie de la noblesse des trois royaumes : se libérer, en se défaisant de la tutelle ecclésiastique, de la tutelle de la Couronne. Or, les évêques en étaient des agents, contrairement aux presbytériens. Le presbytérianisme, avec son assemblée d’eldermen laïcs, rendait possible un contrôle de l’Église par la gentry186. Mais ce modèle ne fonctionnait pas de la même façon en Angleterre : puisque Elizabeth avait rendu impossible la solution presbytérienne, il fallait d’abord faire passer l’Église sous le contrôle du parlement. La conquête préalable du parlement était nécessaire pour s’emparer de « l’outil révolutionnaire » qu’était l’Église187. C’est pourquoi, à partir du Long Parliament, il n’était plus question pour les commoners de laisser échapper la question religieuse à leur contrôle, de laisser les plus radicaux des calvinistes s’emparer de l’arme avant eux. L’obsession de l’innovation et de l’épiscopat était le signe d’une telle intention selon Hobbes. Mais il ne comprend pas ou feint de ne pas comprendre pourquoi les Lords ont pu se rallier à une telle politique188.
157C’est pourquoi Hobbes combine, dans le passage cité plus haut, deux types d’explication189 : l’une teintée d’ironie, renvoyant à leur stupidité, et l’autre renvoyant à la crainte. Les Lords ne souhaitaient pas s’assujettir aux presbytériens et les soutenaient car ils n’avaient pas compris la radicalité de leur projet. Par ailleurs, ils subissaient la pression des Communes et du peuple, qui était devenu un acteur sur lequel il fallait compter depuis la Protestation, l’army plot et la Grande Remontrance190.
158Les mobiles et la détermination des commoners dans leur opposition aux évêques, sont beaucoup plus évidents pour A. Quand B. lui demande « pourquoi la chambre basse était-elle si déterminée contre eux ? », il répond :
Parce que ses membres souhaitaient user de leurs articles de foi et de leur prétendue sainteté pour rendre le parti du roi odieux au peuple, peuple avec l’aide de qui ils comptaient instaurer la démocratie et déposer le roi ou ne lui laisser son titre qu’aussi longtemps que celui-ci agirait dans le sens de leurs projets. Mais ce n’était pas que le parlement qui était l’ennemi des évêques, c’était tout le peuple d’Angleterre, sur le motif de leur conduite, dont ils disaient qu’elle était trop impérieuse. […] c’était tout ce qui était allégué clairement contre eux ; la raison principale pour les abattre était l’envie des presbytériens, qui irritait le peuple contre eux et contre le régime épiscopal en tant que tel191.
159Les membres de la chambre basse, les Pym, Holles, Saint-John, Hampden ou Strode, utilisaient les articles de foi presbytériens (les dogmes fondamentaux ou disciplinaires) pour se faire passer pour le godly party, les seuls représentants d’une foi vraiment réformatrice, qu’ils rapportaient bien souvent au modèle de la réforme élisabéthaine. Ils faisaient en sorte que la polarisation interne aux cercles du parlement gagnât le peuple en son entier. Le principe de cette polarisation était religieux – adhésion au presbytérianisme contre le parti de l’étranger papiste. Son but était de faire en sorte que tout le peuple d’Angleterre soit hostile au parti arminien ou épiscopal et identifié comme ennemi et innovateur. Pour autant, Hobbes laisse entendre que le membres du parlement ne firent qu’utiliser sans sincérité ces principes à des fins stratégiques. Leur but était de promouvoir une monarchie parlementaire dans laquelle le roi ne conserverait qu’un titre et nul pouvoir, voire une démocratie pure et simple.
160À partir de la défaite du camp royal, Hobbes délaisse la dimension doctrinale du conflit pour n’étudier que des stratégies sur le court terme. C’est la métaphore du jeu de cartes, à travers laquelle la stratégie de conquête du pouvoir par Cromwell se trouve décrite selon une iconologie typique du thème de la fortuna, au troisième dialogue, qui prend la main. Autrement dit, la réflexion sur la crise qui provoque la mise à feu révolutionnaire est de part en part spéculative, car, dans l’élément de la « séduction », elle examine avant tout des doctrines – conçues comme artifices dans la conquête du pouvoir ou tout simplement comme erreurs – tandis qu’une fois la guerre déclarée, puis la défaite du camp royaliste acquise, il s’agit d’étudier, sur un terrain qui n’est plus celui du conflit d’opinion, mais celui du struggle for soveraignty ou du struggle for power, des stratégies et des tactiques de conquête du pouvoir dans leur nudité, dans leur brutalité – voir le rôle réservé au roi dans le jeu de carte : les occasions font les hommes, voire les idées. Cromwell n’agit qu’en fonction de cette situation : il pare au plus pressé, profite des opportunités. Paradoxalement, le moment républicain est le moins riche idéologiquement, car la cible est manquée, car sous le parlement se cache l’oligarchie, l’armée, Cromwell. Hobbes ne s’intéresse quasiment pas aux « marginaux » qui intéressent tant les historiens modernes et qui, selon Christopher Hill, sont réellement porteurs d’un projet de révolution sociale (les diggers et levellers), de la même façon qu’il ne s’était pas intéressé au premier dialogue à la figure du militant puritain, chère à Walzer, mais aux meneurs ambitieux d’une faction hypercléricale.
161Par conséquent, à partir du troisième dialogue, c’est le défaut de causalité intellectuelle qui est frappant. Deux interprétations sont possibles pour en rendre raison : l’on peut penser que Hobbes ne fait que dérouler le fil qu’il a tissé dans le premier dialogue, mais cette solution est difficile à soutenir tant les déplacements du pouvoir souverain sont, une fois la monarchie détruite, et la république manquée, étrangers à toute logique autre que la logique des armes. Il faut penser au contraire que si la crise mérite et permet une explication par les causes, l’accélération révolutionnaire et les revirements successifs, les déceptions et les revers notamment de la « cause révolutionnaire » ressortissent, une fois le système détruit, à un autre cadre catégoriel : la froide nécessité de la logique de guerre, puis le retour progressif vers un régime d’autorité. Ce retour apparaît tout à fait logique aux personnages du dialogue, par delà l’apparente confusion et le disparate des intentions déçues : la nécessité la plus implacable conduit les Anglais à revenir progressivement vers la monarchie.
Notes de bas de page
1 On ne sait pas exactement quand cette présentation et cette censure eurent lieu. La lettre du 19 juin 1679, dans laquelle il raconte l’événement, ne le précise pas. Toutefois, il est peu vraisemblable que Hobbes ait tardé à présenter le texte au roi après sa rédaction, datant, selon des indices internes, de 1666-1668. Voir Corr., II, p. 771.
2 Béhémoth est un monstre terrestre, tandis que Léviathan est un monstre aquatique, Job, XL, v. 10. Le titre Béhémoth est bel et bien de Hobbes selon Malcolm. Dans la lettre du 18 août 1679 à John Aubrey dans laquelle il semble le récuser (« a foolish title »), Hobbes viserait plutôt l’exergue – le titre Behemoth n’apparaissant pas dans les premières publications « pirates » du texte –, une citation irréligieuse de Lucrèce, dont il n’était pas responsable et qui, au vu du contexte, ne semblait pas tout à fait bien venue. Voir Corr., II, p. 772.
3 Lév., IV, chap. 45, Mcph., p. 681 ; tr., p. 677.
4 Le titre original est Behemoth or the Long Parliament. Les manuscrits ne font pas mention du genre historique dans le titre. Seules les éditions pirates ou posthumes le font mais taisent cette fois le nom du monstre terrestre du Livre de Job : The History of the Civil Wars of England, pour les éditions pirates de 1679 (voir H. MacDonald et M. Hargreaves, Thomas Hobbes, a Bibliography, Londres, The Bibliographical Society, 86-87, 1952.
5 Voir « Introduction », dans Béhémoth, édition Clarendon (CL), Oxford, Clarendon Press, 2010, vol. 10, p. 57.
6 Il s’agit des campagnes contre l’Écosse (1637 et 1640) qui refusait d’organiser la discipline épiscopale. On remarque une importance semblable de l’événement chez Hume et chez Clarendon mais les historiens whigs ou les tenants d’une révolution puritaine tendaient à faire de la révolution un événement anglo-anglais, pour les besoins de leur démonstration. Le facteur écossais tendait à passer au second plan dans les conceptions plus sociologiques ou idéologiques de la révolution. L’importance des Bishop’s wars et plus généralement des relations entre Angleterre et Écosse suite à l’infructueuse tentative d’union sous Jacques Ier a été réévaluée par les historiens récents, notamment C. Russell, qui y voient la condition sans laquelle la guerre n’aurait pas pu avoir lieu. Sur la position précise de Hobbes sur cette question, voir infra.
7 Béh., « Dédicace » ; tr. Borot, p. 37. Sauf mention particulière, les traductions sont de l’auteur.
8 Il écrit en effet ne pas prétendre avoir la vue assez acérée pour chercher les causes avant le règne de Charles Ier, peut-être en référence au Béhémoth, dont il a pu prendre connaissance au moment où il écrit son texte – qu’il a pu modifier jusqu’à sa mort, postérieure de quelques années à la diffusion de Béhémoth. Voir The History of the Rebellion and Civil Wars in England. Begun in the year 1641, Oxford, Oxford University Press, 1888 [rééd. 1992], p. 3.
9 Ibid., p. 122.
10 Clarendon innocente le parlement, si ce n’est quelques uns de ses membres (« distempered speeches of particular persons »), ibid., p. 6. Il tient Buckingham pour responsable d’une détérioration du climat parlementaire (ibid., p. 8-9). Il met en cause une politique des taxes maladroite pour rendre raison de l’opposition parlementaire (ibid., p. 85-86). Il pointe enfin le discrédit des juges, par exemple de Lord Finch, qui aboutit au discrédit des lois (ibid., p. 88).
11 Voir infra, p. 370.
12 Parue en deux volumes, en 1682 et 1683.
13 Il en est ainsi chez les premiers historiens de la cause parlementaire, comme Thomas May. Voir History of the Parliament of England, 1647. Pour un commentaire instructif, voir R. C. Richardson, The Debate on the English Revolution, Londres, Methuen, 1988, p. 12-13.
14 « Pour le sujet, la question pendant ces années (1642-1643) n’était pas de savoir où le pouvoir législatif résidait légitimement mais à quelle partie d’une souveraineté divisée devait aller son allégeance dans la lutte visant à lui restituer son unité. Il s’agissait d’un problème de conscience et de casuistique plutôt que de théorie constitutionnelle. » J. G. A. Pocock, L’ancienne constitution et le droit féodal, Paris, PUF, 2000, p. 380.
15 Richard Baxter fournit une interprétation aussi originale que délirante du régicide. Charles aurait essayé d’instituer un catholicisme à la française, c’est-à-dire un catholicisme national en Angleterre, selon un modèle qu’il attribue à Grotius dans Grotian Religion Discovered. Il aurait été jugé et exécuté par des catholiques italiens aidés par l’armée, selon A Key for Catholiks. Voir « Introduction », dans A Holy Commonwealth, éd. W. Lamont, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. XVIII.
16 John Vicars (1580-1652) écrivit une histoire puritaine engagée : England’s Parlamentarie Chronicle, 1644-1646.
17 Voir Historians, Puritanism and the English Revolution : The Religious Factor in English Politics before and after the Interregnum, Toronto, University of Toronto Press, 1983, p. 46-47.
18 L’histoire de Clarendon ne parut qu’en 1702. Elle fonde une tradition historique tory : un royalisme constitutionnaliste. Née en réaction à l’histoire royaliste de Clarendon, l’histoire whig présente la révolution comme la victoire progressive des libertés anglaises, via celles des Communes. Elle promeut une conception à la fois libérale et progressiste de l’histoire anglaise, tout en justifiant la rébellion comme mouvement de retour à la Grande Charte, conçue dès lors comme cause finale de tous les phénomènes politiques. Deux histoires du début du xviiie siècle en témoignent : celle de Paul Rapin-Thoyras, Histoire d’Angleterre, La Haye, A. de Rogissart, 1724-1727, 8 vol., et William Guthrie, A General History of England, Londres, 1744-1751. Claude Gautier, dans Hume et les savoirs de l’histoire, op. cit., en fait une présentation comparative très intéressante. On trouve ces conceptions encore défendues telles quelles, ou réaménagées, au xxe siècle, par exemple chez Notestein, The Winning Initiative by the House of Commons, Oxford, Oxford University Press, 1925. Le style historique de l’ouvrage est brièvement commenté par Kevin Sharpe dans Faction and Parliament. Essays on early Stuart History, Oxford, Clarendon Press, 1978.
19 La whig history a l’inconvénient d’avoir présenté une conception anachronique de l’unité de l’opinion anglaise, et de l’intensité des questions constitutionnelles : la révolution se résumerait à l’impossible entente dégénérant en conflit de deux conceptions du droit anglais, de deux conceptions du rule of law. Or, semble-t-il, c’est d’une situation de consensus autour du constitutionnalisme qu’il faut partir – ce qui donne en partie raison à Hobbes –, ou, si l’on admet des divergences d’opinions, montrer en quoi ces divergences impliquent un risque de guerre. Elle a présenté l’inconvénient également de survaloriser le rôle des Communes, et partant, de la gentry, considérée comme un bloc progressiste, contre l’Église, la Couronne et la chambre des Lords, de la même façon que le tiers état était, dans le cadre de la Révolution française, investi du rôle d’accomplir la montée en puissance de la bourgeoisie par les historiens marxistes. Voir G. Burgess, Absolute Monarchy and the Stuart Constitution, New Haven, Yale University Press, 1996, et C. Russell, The Causes of the English Civil War, Oxford, Clarendon Press, 1990, chap. 6.
20 R. MacGillivray, Restoration Historians and the English Civil War, La Haye, M. Nijhoff, 1974, p. 82 (cité ensuite RHEC).
21 « Cet essai historique brillant est desservi [distorted] par un défaut fondamental propre à l’essentiel de la philosophie politique de Hobbes – son échec ou son refus pour ce qui est de comprendre des mentalités [minds] qui étaient radicalement différentes de la sienne, c’est-à-dire la plupart des mentalités. » RHEC, p. 82. Une telle critique n’a rien de nouveau. Elle portait, dès sa parution, sur toute l’œuvre politique de Hobbes, notamment sur la théorie de l’état de guerre. Mais elle n’a pas pour seul intérêt de manifester la persistance de l’hostilité de certains historiens envers le Léviathan, et sa réputation de dogmatisme. Ce qui est assez intéressant, c’est qu’implicitement ce dogmatisme de Hobbes est comparé à la souplesse des points de vue de Clarendon. Cette opinion comporte bien sûr une part de vérité. Hobbes, nous le montrerons, ne cherche jamais à comprendre la « mentalité puritaine », ou la mentalité des pairs réformateurs ou des indépendants – ce que Clarendon ne fait pas non plus, même s’il cherche constamment à excuser les pairs réformateurs –, en tout cas pas dans le Béhémoth. Toutefois, l’intransigeance des personnages du dialogue ne doit pas masquer un effort d’interprétation et de compréhension des opinions, qui ne sont pas, certes, des mentalités au sens moderne du terme. Au demeurant, là n’est pas son objet, et on ne peut accuser un essai historique de manquer d’une qualité dont il annonce clairement qu’il ne la visera pas. Au fond, cette critique, constamment renouvelée, nous invite d’abord à redéfinir le « pacte d’écriture » ou le pacte de lecture du Béhémoth, son genre, ses ambitions et ses limites assumées, pour définir seulement ensuite ses possibles défauts, et une fois de plus, dans les limites de nos connaissances car, nous l’avons vu, l’historiographie de la révolution anglaise est aussi mouvementée que son histoire.
22 RHEC, p. 72.
23 À propos du militia act de 1661, par lequel Charles II devait recouvrer sa souveraineté, et sur lequel Hobbes fait porter un accent qu’il juge dérisoire, Royce MacGillivray écrit : « La possession du pouvoir militaire est jugée équivalente à la possession de la souveraineté dans le système politique de Hobbes, mais au regard du conflit titanesque que Hobbes vient de décrire, cette insistance sur les droits “de papier” et sur les victoires “de papier” n’échappe que de très peu au ridicule. » RHEC, p. 83. Voir Béh., EW, VI, p. 418 ; tr., p. 248.
24 La guerre civile achève, selon Harrington, un processus de déclin de la « prudence gothique » et de restauration de « l’ancienne prudence ». Le peuple, redevenu libre propriétaire des terres par l’épuisement des mécanismes de la féodalité, peut recouvrer armes et citoyenneté. Si la guerre civile traduit un mouvement de balancier excessif, elle annonce la possibilité d’une meilleure répartition du pouvoir entre peuple, noblesse et royauté. Les historiens de tendance marxistes furent fascinés par l’importance du déterminisme économique dans Oceana – qui est plutôt un déterminisme de la propriété foncière.
25 Dans une perspective marxiste, même si la révolution se couvre des oripeaux des régimes républicains et consulaires, puis impériaux, même si elle est l’étape d’un processus, elle inaugure une période à l’intérieur du processus.
26 Hist. Eccl., vers 1 à 20, p. 304.
27 Béh., dialogue I, CL, p. 107 ; EW, VI, p. 165 ; tr. modifiée, p. 39.
28 Nous entendons par acmé, un apogée, sans ignorer qu’en un sens plus originel l’acmé est le dernier moment d’une crise, celui de la manifestation au plus haut degré de tous ses symptômes. Cette dualité est constitutive des notions d’acmé et de krisis.
29 La cité et l’homme, op. cit., p. 199.
30 La guerre du Péloponnèse, I, 1, §1 ; tr., p. 693.
31 Nous disons convergence ou coïncidence, parce que Thucydide refuse d’interpréter les catastrophes comme des punitions divines. Il note seulement une concomitance, dans une rhétorique cosmique. La guerre du Péloponnèse, I, 1, §23 ; tr., p. 707.
32 Pour le chapitre 13, l’absence de toute culture possible dans l’état de guerre peut être inspirée de la préface (I, 1) de La guerre. Les thèmes de la recherche de puissance, de la cupidité, de l’ambition comme permanences tenant à la nature humaine, et comme causes permanentes de guerre une fois que les lois ne les enserrent plus dans des bornes salutaires, sont également à mettre à l’actif du réalisme thucydidéen. Plus précisément à propos du Livre III de La guerre, Hobbes reprend l’analyse selon laquelle ceux qui triomphaient dans la situation du conflit civil radical étaient ceux qui se défiaient de leur propre intelligence, et qui par conséquent prenaient les devants contre ceux qui, se pensant « pleins de sagesse et d’astuce » croyaient pouvoir dominer leur adversaire par des stratégies plus complexes : « Ceux qui l’emportaient dans les combats, écrit Thucydide, n’étaient généralement pas les plus intelligents. Conscients de leurs insuffisances en face d’adversaires plus habiles, ils craignaient d’avoir le dessous dans un débat ou de se laisser devancer par les intrigues d’hommes à l’esprit plus fertile. » La guerre, III, 2, §83, tr., p. 920, à comparer avec Lév., chap. 11, Mcph., p. 163 ; tr., p. 98.
33 La guerre du Péloponnèse, III, 2, §82 ; tr., p. 918.
34 Le diable, ayant transporté Jésus sur une montagne pour qu’il contemple tous les royaumes du monde, le tente ainsi : « Je vous donnerai toutes ces choses, si en vous prosternant devant moi, vous m’adorez. » Mat. IV, 8-10, Luc IV, 1-5.
35 Béh., I, CL, p. 145 ; EW, VI, p. 200 ; tr., p. 69.
36 On désigne par là la période au cours de laquelle Charles Ier ne convoquera aucun parlement.
37 Béh., I, CL, p. 156 ; EW, VI, p. 210 ; tr., p. 76.
38 Béh., I, CL, p. 170 ; EW, VI, p. 224 ; tr. modifiée, p. 86-87.
39 Of the Proficience, II, Sped., VI, p. 189-190, et notre commentaire, supra, chap. 1.
40 Béh., III, CL, p. 263 ; EW, VI, p. 309 ; tr., p. 157.
41 Il y a très peu d’éléments sur les meneurs du Long Parliament, aux Communes et à la Upper House, qu’il s’agisse de John Oliver Pym, Denzil Holles, Saint-John, ou de Bedford, Essex, Warwick ou des Fiennes, père et fils.
42 Cromwell est dépeint comme totalement cynique. L’historiographie moderne en fait un homme beaucoup plus sincère. Il y a là un trait caractéristique de l’historiographie de la restauration.
43 Laud est habituellement présenté comme « le méchant de l’histoire », notamment dans la tradition whig et puritaine. Hobbes l’épargne sur le plan moral, se concentre sur son inaptitude politique et ses mauvais conseils, en particulier sur l’introduction catastrophique dans la sphère de l’État des controverses religieuses. La question de B. qui demande à A. la raison pour laquelle les Écossais et leur parti craignaient Laud à ce point, alors qu’il n’était pas un homme de guerre, supposant alors qu’il « était peut-être un grand politicien », est évidemment ironique et permet de mettre plus discrètement en cause la maladresse de Charles Ier, qui a cédé face à l’épiscopat et précipité l’alliance des presbytériens et des mécontents des deux royaumes, qui ne demandaient pas mieux qu’une telle occasion. Voir Béh., II, CL, p. 201 ; EW, VI, p. 255 ; tr., p. 112. Pour Strafford, nous commenterons plus longuement son portrait dans la suite de ce chapitre.
44 Sur Charles Ier, nous y viendrons également à l’occasion du procès de Strafford : il est dépeint comme d’une moralité peu conciliable avec l’exercice du pouvoir en temps de crise. On ne trouvera aucune empathie chez A. pour le roi. On est bien loin des miroirs du Prince souffrant, de l’Eikon Basilike et de ce genre de martyrologie. Sur le roi et sa conscience, voir K. Sharpe, Remapping Early Modern England, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, chap. 5, p. 172 et suiv., et aussi G. Burgess, « Stuart Monarchy and the Case of the Regicide », dans R. Von Friedeburg (éd.), Murder and Monarchy, Regicide in European History, 1300-1800, Basingstoke, Palgrave Mcmillan, 2004, p. 212 et suiv.
45 « Mais le peuple était corrompu dans son ensemble, et ceux qui désobéissaient étaient tenus pour les meilleurs patriotes. » Béh., I, CL, p. 108 ; EW, VI, p. 166 ; tr., p. 40.
46 En ce sens, Hobbes est plus proche de Harrington que de Clarendon.
47 Béh., I, CL, p. 111 ; EW, VI, p. 168-169 ; tr., p. 43.
48 Béh., I, CL, p. 142-143 ; EW, VI, p. 197-198 ; tr., p. 66.
49 La fin du passage n’exclut pas que le roi puisse créer par ailleurs un parti qui lui soit dévoué, mais la question structurelle des ressources économiques rend cette performance problématique ou même complètement désespérée. Voir Béh., I, CL, p. 142-143 ; EW, VI, p. 197-198 ; tr., p. 66.
50 Voir Peter Heylyn, William Dugdale, Richard Baxter et nos précisions supra.
51 « A. Les séducteurs étaient de diverses sortes. Une première sorte était constituée de ministres, les ministres du Christ, comme ils s’intitulaient eux-mêmes ; et parfois, dans leurs sermons au peuple, les ambassadeurs de Dieu, prétendant ainsi avoir le droit divin de gouverner tous ceux de leur paroisse, et leur assemblée, le droit de gouverner la nation toute entière. » Ce sont les presbytériens, comme le confirme la suite du texte. Voir Béh., I, CL, p. 109 ; EW, VI, p. 167 ; tr., p. 40. A. présente ensuite les papistes, qui continuent à croire, malgré l’Act of Restraint of Appeals et la rupture du lien juridique avec Rome, que le pape devait régner sur l’Église anglaise, et enfin les indépendants, favorables à la liberté en religion (liberty in religion), dans une description qui correspond à l’aile séparatiste de l’indépendantisme plutôt qu’à la magisteriall independencie du parti du Cromwell.
52 En 1651 en effet, si la liberté congrégationnelle est déclarée, le système presbytérien – dans une version certes, bien pâle – est encore le système religieux anglais. Ceci explique d’ailleurs l’apparente étrangeté de ces indépendants en politique qui étaient eldermen dans la pseudo-église presbytérienne mise en place à partir des années 1643-1645.
53 Les presbytériens conservent de leurs ennemis catholiques la doctrine selon laquelle le règne du Christ est de ce temps, afin de légitimer leur prétention à la juridiction spirituelle et, par voie de conséquence, temporelle. Lév., IV, chap. 47, Mcph., p. 705-706 ; tr., p. 704-705.
54 « Troisièmement, il y en avait plus d’un qui ne furent pas remarqués au début des troubles, mais se déclarèrent peu après en faveur de la liberté de religion, et avaient des opinions différentes les uns des autres. Certains, parce qu’ils voulaient que toutes les congrégations de fidèles fussent libres et indépendantes les unes des autres furent appelés indépendants. D’autres qui soutenaient que le baptême administré aux enfants et à ceux qui ne comprennent pas ce en quoi ils sont baptisés, était sans effet, furent pour cette raison appelés anabaptistes. D’autres encore, qui soutenaient que le royaume du Christ devait à cette époque commencer sur la terre furent appelés hommes de la Cinquième Monarchie ; par ailleurs, il y avait diverses autres sectes, telles que les Quakers, Adamites, etc., dont je ne me rappelle pas bien le nom ni les doctrines particulières. Voilà quels étaient les ennemis qui se dressèrent contre le roi, au nom de l’interprétation privée de l’Écriture exposée à l’examen de tout homme dans sa langue maternelle. » Béh., I, CL, p. 109 ; EW, VI, p. 167 ; tr. modifiée, p. 40.
55 Avec la rupture du lien pontifical, et l’appropriation puis l’attribution des charges ecclésiastiques aux laïcs, une génération de prédicateurs put en effet s’emparer des ouailles de l’ancienne Église catholique.
56 Les soutiens patriciens aux prédicateurs presbytériens sont avérés : Hobbes vise Leicester, Essex, ou Warwick, sans les citer nommément (Béh., I, CL, p. 109 ; EW, VI, p. 167 ; tr., p. 63). Certains pairs comme Brooke et Say sont foncièrement antipresbytériens, d’un puritanisme érastien proche de l’indépendantisme. Le presbytérianisme est aussi analysé par Hobbes dans son élément « populiste » : séduction des foules par une « rhétorique histrionique », par la captation de la notion d’inspiration, suivant des catégories semblables, quoique un peu plus désenchantées encore, à celles du Léviathan.
57 Pour un texte très clair sur la responsabilité des presbytériens dans la rébellion, qui minore, sans les exonérer, une partie des indépendants et des ministres fidèles à l’épiscopat, voir Béh., IV, CL, p. 323 ; EW, VI, p. 363 ; tr., p. 202. Nous commenterons ultérieurement ce passage.
58 « A. […] Quatrièmement, il y avait un nombre excessivement grand d’hommes de la meilleure naissance qui avaient été ainsi éduqués que dans leur jeunesse ils avaient lu les livres des hommes fameux des républiques grecques et romaines, racontant leur constitution politique et leurs grandes actions. Dans ces livres, le gouvernement populaire était vanté sous le nom glorieux de liberté, et la monarchie dépréciée sous le nom de tyrannie, ce par quoi ils tombèrent amoureux de leurs formes de gouvernement. » Béh., I, CL, p. 110 ; EW, VI, p. 168 ; tr. modifiée, p. 40.
59 Voir notre analyse de la narration, infra, dans le dernier développement de ce chapitre.
60 Les historiens, aujourd’hui, ont réévalué le rôle des pairs réformateurs : en examinant les relations de patronage et de clientèle, ils ont considéré que les pairs avaient exercé sur les Communes un rôle directeur. Pym était un client de Bedford, John Barrington un client de Warwick, et John Hampden, un client – dans une relation d’ailleurs de quasi-égalité, ce qui le distingue de Pym dans sa relation à Bedford – de Say. Si la crise anglaise est avant tout une crise de gouvernement, animée par des pairs réformateurs ayant une puissance à la fois économique – par leur participation aux grandes compagnies de commerce, comme la Virginia Company ou la Providence Company – et politique – par la relation de clientèle avec les leaders des Communes –, alors il faut concevoir une évolution à l’intérieur d’une relation encore formellement aristocratique. Voir P. Christianson, « The Peers, the People and the Parliamentary Management in the First Six Months of the Long Parliament », Journal of Modern History, 49/4, 1977, p. 575-599 ; J. E. Farnell, « The Social and Intellectuel Basis of London’s Role in the English Civil War », Journal of Modern History, 49/4, 1977, p. 641 et suiv. ; M. Kishlansky, « The Emergence of the Adversary Politics in the Long Parliament », Journal of Modern History, 49/4, 1977, p. 618 et suiv.
61 « Je considère en effet la plupart des riches sujets, qui se sont rendus tels par leur adresse au travail ou par le commerce, comme des hommes qui n’envisagent jamais rien d’autre que leur profit présent, et qui sont, d’une certaine manière, aveugles à tout ce qui ne se rencontre pas sur cette route, étant paralysés par la seule pensée du pillage. » Béh., III, CL, p. 299 ; EW, VI, p. 340 ; tr. modifiée, p. 184. Le contexte est celui de la soumission de la City, par ses instances représentatives, à l’armée de Fairfax.
62 « Au contraire, des hommes besogneux, hardis, insatisfaits de leur présente condition, et également des hommes qui ambitionnent un commandement militaire, sont inclinés à entretenir des causes de guerre, à susciter les troubles et les discordes civiles. En effet, il n’est pas d’honneur militaire, si ce n’est par la guerre, ni d’espoir d’améliorer un mauvais jeu, si ce n’est en battant les cartes à nouveau. » Lév., I, chap. 11 ; Mcph., p. 162 ; tr., p. 97. Il peut s’agir d’hommes qui pensent être pourvus de qualités que la république ne leur reconnaît pas, mais aussi de laissés pour compte et de rancuniers de toutes sortes. La métaphore du jeu de cartes servira aussi à décrire le « grand jeu » de Cromwell au moment du régicide, ce qui n’est certainement pas un hasard. Voir infra.
63 Voir infra, notre développement sur les universités et le débat avec Mark H. Curtis.
64 Béh., I, CL, p. 110-111 ; EW, VI, p. 168-169 ; tr., p. 42.
65 Ibid.
66 Nous serons amenés à développer ce point ultérieurement, à propos du procès de Strafford, l’inflation de l’attribution des titres a connu des sommets sous Jacques, pour qui elle était une arme politique – se constituer une majorité au parlement. Charles a fait un moratoire sur l’élévation à partir de 1630 mais le ressort de cette politique reste inchangé. C’est elle que Hobbes met en cause dans sa narration du procès Strafford, moment essentiel du deuxième dialogue. Pour des informations sur ce point, voir L. Stone, The Crisis of the Aristocracy, Oxford, Clarendon Press, 1979, p. XX.
67 Béh., I, CL, p. 157-158 ; EW, VI, p. 211-212 ; tr., p. 77-78.
68 Ibid.
69 Voir J. G. A. Pocock, Le moment machiavélien, op. cit. ; Q. Skinner, « Hobbes on the Proper Signification of Liberty », dans Id., Visions of Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 209 et suiv. ; Id., Liberty before Liberalism, Cambridge, Cambridge University Press, 1998 ; Id., Hobbes et la conception républicaine de la liberté, Paris, Albin Michel, 2009.
70 « Après que le flot des peuples du Nord eut submergé les parties occidentales de l’empire, et qu’ils se furent emparés de l’Italie, le peuple de la Cité de Rome se soumit dans les affaires temporelles comme spirituelles, à son évêque ; c’est alors que le Pape devint prince temporel et qu’il n’eut plus la même crainte des empereurs qui vivaient loin de là, à Constantinople. C’est à cette époque que le pape commença, prétextant son pouvoir spirituel, d’empiéter [incroach] sur les droits temporels de tous les autres souverains d’Occident, et il continua ainsi à gagner sur eux jusqu’à ce que son pouvoir fût à son apogée dans les quelques trois cents ans qui se sont écoulés entre le huitième et le onzième siècles c’est-à-dire entre les papes Léon III et Innocent III. » Béh., I, CL, p. 120-121 ; EW, VI, p. 178 ; tr. légèrement modifiée, p. 51-52.
71 Voir l’exemple de Frédéric Barberousse et la métaphore de l’étrier, en Lév., IV, chap. 47, Mcph., p. 709 ; tr., p. 705.
72 Béh., I, CL, p. 130 ; EW, VI, p. 186 ; tr., p. 57.
73 Béh., I, CL, p. 130-131 ; EW, VI, p. 186 ; tr., p. 57.
74 Hobbes ne le précise pas, mais il a fait mention de cette invention aux côtés de la parole et de l’écriture dans le Léviathan, au chapitre 4.
75 Béh., I, CL, p. 130-131 ; EW, VI, p. 187 ; tr., p. 58.
76 Béh., I, CL, p. 130-131 ; EW, VI, p. 187-188 ; tr., p. 58-59.
77 Béh., III ; CL, p. 290-291 ; EW, VI, p. 332 ; tr., p. 177.
78 Sur ce point Hobbes exagère la position et surtout la puissance des évêques : rares furent ceux qui, sous Elizabeth, excepté peut-être Bancroft, prétendirent ouvertement à ce droit.
79 Béh., III ; CL, p. 136-137 ; EW, VI, p. 192 ; tr., p. 62.
80 Béh., I ; CL, p. 134 ; EW, VI, p. 190 ; tr., p. 60.
81 Béh., I, CL, p. 134-135 ; EW, VI, p. 190-191 ; tr., p. 60-61.
82 Ibid.
83 Béh., I, CL, p. 135 ; EW, VI, p. 191 ; tr., p. 61.
84 Ibid.
85 La liberté de suivre Paul, Céphas ou Appollos, selon le chapitre 47 du Léviathan.
86 Lév., « Révision et conclusion », Mcph., p. 722-723 ; tr., p. 717-718.
87 Béh., I, CL, p. 177 ; EW, VI, p. 231 ; tr., p. 92.
88 Hobbes comprend cette rencontre sur le mode d’une stratégie délibérée – conformément au climat révolutionnaire : il a fallu que les presbytériens s’allient aux républicains. Tout l’enjeu de la narration va consister à comprendre le sens de cette alliance qui rend possible le basculement. Pour répondre à cette question, il faut examiner la validité des catégories hobbésiennes : notamment celle de presbytériens, la façon dont il analyse les rapports de force au parlement, entre Lords et Communes, au sein de chaque chambre, et aussi les transversalités entre parlement et organisation extérieures, entre parlement et armée, etc.
89 Hobbes prête-t-il trop d’importance à la querelle arminienne ? Il lit la crise à travers les lunettes de William Prynne, Pym et Francis Rous qui ne font qu’exploiter la controverse à des fins politiques : assimilation de l’arminianisme à une tentative de retour au catholicisme, qui a masqué jusqu’aux historiens modernes, les subtilités du réel – Laud n’est ainsi même pas arminien ; en tant que sabbatarien, il n’utilise pas le Book of Sports contre les anticonformistes. Ce sont les presbytériens comme Prynne qui faisaient ces associations, jusqu’à voir dans la politique de Laud une remise en question du dogme de la prédestination. Or cette dernière, en Angleterre, n’a jamais été une prédestination à la réprobation – voir les Lambeth Articles et les actes de la conférence de Dort qui fixent le dogme anglais sur la question.
90 Les évêques de Lincoln et d’Ely, respectivement et de droit, chanceliers des universités d’Oxford et de Cambridge.
91 Je résume les pages 19 à 23 de M. H. Curtis, Oxford and Cambridge in Transition : 1558-1642, Oxford, Clarendon Press, 1959, chap. 1 (cité ensuite OCT).
92 George Neville par exemple, évêque d’Exeter et Lord Chancelier d’Angleterre.
93 Cette politique se poursuivit sous l’impulsion de Thomas Cromwell qui, en 1535, nomme une commission de visiteurs et d’investigation des universités appelée au fil des années à être dominée par des laïcs.
94 La liste des chanceliers depuis Elizabeth jusqu’à Charles Ier, à l’exception notable de Bancroft sous Elizabeth et de Laud sous Charles Ier, étaient tous des laïcs. Voir Statutes of the Realm IV, 13 Eliz, c.29. Pour un commentaire plus complet, voir G. R. Elton, The Parliament of England : 1559- 1581, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
95 Nous observerons plus loin les programmes d’enseignement.
96 Une chute vertigineuse des ordinations fut enregistrée entre 1540 et 1560.
97 Ceci explique que Charles Ier ait laissé Laud visiter Oxford et Cambridge « metropolitically », comme si elles étaient des institutions ecclésiastiques, des corps politiques subordonnés de l’Église d’Angleterre, et qu’il l’ait autorisé à donner aux universités des programmes statutaires conservateurs. OCT, chap. X, p. 277, et chap. I, p. 32.
98 OCT, chap. 3, p. 59, qui cite J. Neale, The Elizabethan House of Commons, Londres, Jonathan Cape, 1949, p. 303.
99 OCT, p. 59-60, citant J. H. Hexter, « The Education of the Aristocraty in the Renaissance », Journal of Modern History, 22/1, 1950, p. 8.
100 Les universités devaient fournir les cadres de ce que Elton appelait la « révolution gouvernementale Tudor » dans le livre du même nom (The Tudor Revolution in Government, Cambridge, Cambridge University Press, 1960). L’urgence de disposer de cadres dirigeants formés, lettrés, appelait le recours de l’université, et ce recours était encouragé par une longue tradition de clercs universitaires associés au gouvernement. C’est ce besoin qui détermina la réorientation de l’enseignement : les universités devinrent des écoles de droit civil et de science politique au sens large du terme. Dans le même temps, les universités perdaient leur lien avec l’Église et passaient sous l’obédience directe de l’État. L’humanisme joua dans ce développement un rôle que Hobbes jugeait très certainement ambigu : critiques des universités, les humanistes devaient les faire évoluer, mais pas suffisamment pour en extirper le « venin antimonarchique », pour paraphraser Hobbes. Par ailleurs, ils parvenaient à convaincre l’aristocratie et la gentry que l’humanisme professé dans les universités était un bagage indispensable pour gouverner l’État, phénomène catastrophique selon l’auteur du Léviathan.
101 La faculté de « Divinity » est en effet la plus empruntée après l’obtention du Bachelor of Arts (BA), et l’enseignement des arts reste orienté vers elle, ce en quoi Hobbes a tout a fait raison de dire, au chapitre 46 du Léviathan, qu’on y enseigne de « l’aristotélité ».
102 Par Érasme, par exemple, dont la critique portait autant sur le contenu de l’enseignement que sur l’institution elle-même et ses procédés de lectures et de disputations ; voir OCT, p. 65. Érasme fut lecteur à Cambridge, en grec, au début des années 1510.
103 Thomas Elyot estimait dans The Governour qu’un bon tuteur dans les arts libéraux et en philosophie, puis l’enseignement des inns of court en droit étaient suffisants, sans détour par l’université. Thomas Starkey voulait transformer des grammar schools, par exemple Saint-Albans ou Westminster, en écoles plus grandes, où la noblesse eût pu se réunir et s’éduquer, ou encore transformer les monastères en écoles. Voir A Dialogue between Roginald Pole and Thomas Lupset, p. 169-170 et 181-182 ; et voir OCT, p. 66. Nicholas Bacon proposa ce projet à Cecil en 1561, sans que sa demande puisse aboutir. Sir Humphrey Gilbert voulait de son côté, créer une « Queen Elizabethes Academy », réservée à la noblesse et à la gentry et ce faisant séparer l’enseignement clérical de l’enseignement laïc, pour le bien de chacun : comme Starkey, il voulait réserver l’université aux basses couches de la société vouées à s’intégrer à l’Église.
104 Lév., I, chap. 1, Mcph., p. 86-87 ; tr., p. 13.
105 Ibid., p. 87 ; tr. légèrement modifiée, p. 13.
106 Béh., II, CL, p. 199 ; EW, VI, p. 252 ; tr., p. 110.
107 Béh., I, CL, p. 159 ; EW, VI, p. 213 ; tr., p. 79.
108 Lév., II, chap. 30, Mcph., p. 384 ; tr., p. 366.
109 Ibid., p. 385 ; tr., p. 366.
110 « Pour conclure, il n’est rien dans tout ce traité ni dans celui que j’ai précédemment écrit en latin sur le même sujet, qui soit, pour autant que je puisse m’en apercevoir, contraire à la parole de Dieu ou aux bonnes mœurs, ou qui puisse troubler la tranquillité publique. Je pense donc qu’il y a aurait profit à l’imprimer, et plus encore à l’enseigner dans les Universités, au cas où ceux à qui il appartient d’en juger penseraient de même. Étant donné en effet que les universités sont la source de l’enseignement civil et moral, à laquelle les prédicateurs et les nobles puisent l’eau comme ils la trouvent, et qu’ensuite ils ont coutume (soit du haut de la chaire soit dans leurs conduites) de faire aspersion de cette eau sur le peuple, on devrait certainement prendre soin de la garder pure tant du poison des auteurs politiques païens que des enchantements des esprits trompeurs. Par ce moyen, le grand nombre, connaissant leurs devoirs, seraient moins sujets à servir l’ambition de quelques mécontents dans leurs desseins hostiles à l’État ; ils seraient aussi d’autant moins chagrinés par les contributions nécessaires à la paix et à la défense ; et les gouvernants eux-mêmes auraient d’autant moins de motifs d’entretenir au frais de tous une armée plus grande qu’il n’est nécessaire pour maintenir la liberté publique contre les attaques et les empiétements des ennemis de l’extérieur. » Lév., « Révision et conclusion », Mcph., p. 727- 728 ; tr., p. 721.
111 Hobbes le soulignera à plusieurs reprises dans le Béhémoth.
112 Voir Béh., I, CL, p. 128-130 ; EW, VI, p. 185-186 ; tr., p. 56-57 et CL, p. 159 ; EW, VI, p. 213 ; tr., p. 79.
113 Voir la réponse de Seth Ward à Hobbes dans les Vindiciae Academiarium. Le texte de 1654 est reproduit dans Science and Education in the 17th Century, the Webster-Ward Debate, éd. A. G. Debus, Londres/New York, McDonald/American Elsevier, 1970, p. 53 et suiv.
114 Au chapitre 46, Hobbes avait pourtant défini les universités de la façon suivante : « Ce que nous appelons aujourd’hui une université est l’union et l’incorporation sous un même gouvernement de plusieurs écoles publiques, dans une seule et même ville ou Cité. » Lév., IV, chap. 46, Mcph., p. 687-688 ; tr., p. 682.
115 M. H. Curtis, « The Alienated Intellectuals of Early Stuart England », Past and Present, 23, 1962, p. 26 et suiv.
116 L’organisation se développe à l’intérieur de Cambridge : des synodes s’y tiennent dans une relative discrétion en 1587 et en 1589. Voir OCT, p. 201.
117 Je laisse de côté la reprise en main des universités par Charles et Laud dans les années 1630.
118 Lév., IV, chap. 46, Mcph., p. 699-700 ; tr., p. 690-691.
119 Lév., IV, chap. 46, Mcph., p. 701 ; tr., p. 691.
120 Ce texte se présente, un peu comme le chapitre 47, comme une défense du libéralisme religieux : être libre, comme Céphas ou Apollos, de suivre tel ou tel ministre, d’une façon totalement indépendante.
121 Christopher Hill reproche à Mark H. Curtis de s’être essentiellement appuyé sur le programme de lecture novateur de William Holdsworth, Directions for a Student in the University, qui, il est vrai, fait mention de Bacon en sciences naturelles, de Camden, Peter Martyr, Thomas Fuller en histoire, de Thomas Elyot, Baldassare Castiglione, John Fortescue, Bodin en sciences politiques. Mais il n’est pas certain, d’une part, que Holdsworth, professeur à Gresham de 1629 à 1637, en soit l’auteur, et d’autre part, s’il l’est, il n’est pas pour autant, selon Hill, représentatif du corps enseignant des universités (voir Intellectual Origins of the English Civil War, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 268 et suiv.). William Thomas Costello souligne l’absence totale de mathématiques à Cambridge : John Wallis lui-même n’a pas pu bénéficier d’un enseignement conséquent avant d’intégrer le groupe d’Oxford (voir The Scholastic Curriculum at Early Seventeenth Century, Cambridge, Harvard University Press, 1958, p. 102-103). Il est donc plus juste de penser que ce n’est qu’à partir des années 1650 qu’un enseignement alternatif à l’aristotélisme se met en place dans les universités, au moment même où Hobbes produit sa critique.
122 OCT, p. 27, p. 40 : elles ont formé entre 1603 et 1640 à peu près 25000 étudiants, et parmi eux, Curtis estime que 15 à 20 % n’ont pas eu de débouché.
123 « Of the Life and History of Thucydides », EW, VIII, p. XVI-XVII.
124 Voir supra, chap. 6.
125 Béh., II, CL, p. 208 ; EW, VI, p. 261 ; tr. Borot, p. 117.
126 Le règne de Henri III marque la rupture. Il « reprend la main » et initie le mouvement de décapitation de l’aristocratie anglaise.
127 « Quant à ceux qui sont établis pour recevoir du peuple les pétitions et les autres informations, et qui sont pour ainsi dire l’oreille publique, ils sont des ministres publics et dans l’exercice de leurs fonctions, ils représentent leur souverain. » Lév., II, chap. 23, Mcph., p. 294 ; tr., p. 259.
128 Voir les analyses de Mark Kishlansky, qui montre que le phénomène de faction a été marginal au début du Long Parliament, dont les principales offensives ont été menées par le middle group de Pym. Le phénomène ne se dessine vraiment qu’avec la radicalisation des années 1645-1646. « The Emergence of the Adversary Politics in the Long Parliament », Journal of Modern History, 49/4, 1977, p. 618 et suiv.
129 Voir supra, l’introduction de ce chapitre.
130 Béh., I, CL, p. 150 ; EW, VI, p. 205 ; tr., p. 72.
131 Béh., I, CL, p. 141 ; EW, VI, p. 197 ; tr., p. 66.
132 Voir Béh., II, CL, p. 243 ; EW, VI, p. 292-293 ; tr., p. 142-143. Et C. Russell, The Causes, op. cit., p. 134-135. Jamais les pairs réformateurs, favorables à la mixarchie, ne soutinrent une quelconque théorie de la résistance. De même, l’impeachment du marquis de Hertford, au moment de l’appel du ban, se fit au nom du roi et du royaume. Ibid., p. 135.
133 Complot de certains membres de la cour et de l’armée visant à libérer Strafford. Charles aurait fait en sorte de propager la rumeur de complot afin de négocier avec les Lords réformateurs. Voir P. Christianson, « The Obliterated Portions of The House of Peers Journal Dealing with the Attainder of Strafford », English Historical Review, 95, 1980.
134 Ibid., p. 137.
135 William Cavendish assura quatre mandats aux Communes (1611, 1614, 1621-1622, 1625- 1626). Voir N. Malcolm, Aspects of Hobbes, op. cit., p. 63-79.
136 Béh., I, CL, p. 141 ; EW, VI, p. 197 ; tr., p. 66.
137 Histoire d’Angleterre, Paris, Furne et compagnie, 1839, IV, p. 551. Sur la Pétition des droits, voir ibid., V, p. 42 et suiv.
138 La Pétition des droits avait rassemblé une très large majorité aux Communes et fut adoptée, ce qui est plus surprenant, à la Chambre des lords, dans laquelle Charles pensait s’être constitué une majorité par la création de nouveaux titres de pairs. Le parti qui s’opposait à lui était à nouveau constitué des Country lords : Shrewsbury, Essex, Sussex, Warwick, Lincoln, Bolingbroke, Say notamment. C’est cette politique royale autant que l’opposition des pairs que Hobbes met en cause à l’occasion du procès de Strafford. Les évêques étaient divisés, et le parti favorable à la pétition, derrière Shrewsburry, Essex, Sussex, Warwick, Lincoln, Bolingbroke, Say et l’aristocratie la plus ancienne, finit par l’emporter. Voir C. H. Firth, The House of Lords during the Civil War, Longmans, Green, 1910, p. 48-52 (cité ensuite HLW). Cette précision est décisive pour comprendre le sens du texte de Hobbes : c‘est la majorité du parlement qui dès les années 1620 a fait vaciller la monarchie. La difficulté est que très peu d’entre eux entretenaient le projet conscient d’instaurer un gouvernement populaire et qu’au contraire l’immense majorité des parlementaires agissait ou soutenait une lutte dans ces parlements contre la prérogative royale pour tel ou tel motif – et bien souvent pour un motif pécuniaire –, sans se rendre compte qu’ils favorisaient par là les projets les plus radicaux.
139 Ibid., p. 33. Firth cite une lettre de Newcastle reproduite dans A. Strong, Catalogue of the Letters and Historical Documents at Welbeck, Londres, John Murray, 1903, p. 215. Voir aussi E. Walker, Historical Discourses, Londres, 1705, p. 289.
140 Buckingham avait été élevé au titre de vicomte en 1616, de comte en 1617, de marquis en 1619, et finalement de duc en 1623, titre dont il était le seul à jouir depuis le règne d’Elizabeth. HLW, p. 37.
141 Béh., CL, p. 193 ; EW, VI, p. 248 ; tr. L. Borot, p. 105-106.
142 La fortune de Buckingham s’était faite sur le démembrement et la faillite de l’antique noblesse de la famille Howard.
143 Une telle relation unissait par exemple Bedford et Pym, Warwick et Barrington, Say et Hampden. Voir P. Christianson, « The Peers, the People and the Parliamentary… », art. cité, p. 575-599. Voir aussi un article passionnant sur les campagnes successives de Wentworth pour les élections au parlement pendant les années 1620, dans J. K. Gruenfelder, « The Electoral Patronage of Sir Thomas Wentworth, Earl of Strafford, 1614-1640 », Journal of Modern History, 49/4, 1977, p. 554-574. Pendant la session de 1621, Southampton mena l’attaque contre Buckingham. Arrêté après la séance, il eut à répondre à la question suivante : « Si oui on non, durant le temps du Parlement, un membre quelconque de la chambre basse n’était pas fréquemment venu au comité de la chambre haute, à complot et à dessein, pour en recevoir une directive à propos de ce qu’ils devraient faire dans leur propre chambre ? » (question reproduite dans HLW, p. 38).
144 En effet, dès le début du Long Parliament, ce sont des clients des pairs parlementaires des années 1620, qui font assaut de pétition, notamment Harbottle Crimston, client de Warwick, Francis Seymour neveu du Comte de Hertford, Benjamin Rudyard, client de Pembroke, et bien sûr Pym, client de Bedford, William Strode, ami d’Essex, Lord Digby, fils du Comte de Bristol, etc. Autrement dit, ce furent des clients ou des proches des pairs anti-buckinghamiens qui menèrent l’attaque générale contre le gouvernement ministériel du royaume, en l’occurrence contre Strafford. Ce sont ces mêmes pairs qui avaient pétitionné en août pour obtenir un parlement, qui avaient proposé la Twelve Peers Petition, pour peser sur le règlement de la paix avec l’Écosse, et qui était quasiment un acte de trahison. Les douze pairs sont : Bedford, Hertford, Essex, Warwick, Rutland, Bolingbroke ou Mandeville, Exeter, Mulgrave, Say, Howard of Esrick, Brooke. Cette pétition fut probablement écrite par Pym et Saint-John, leurs clients aux Communes, et elle contient un appel à la paix, à une politique plus dure envers les récusants, une complainte contre l’arminianisme et les monopoles et demande un parlement. Quoi qu’il en soit de son contenu, le plus important c’est qu’elle constitue un appel à la paix en pleine guerre, ce que Hobbes aurait considéré comme une trahison. Ce qui est intéressant également est qu’elle fut écrite en référence à « l’érection des douze pairs » en 1258 en faveur d’un parlement, prétention aristocratique que Richard II avait anéantie. Saint-John avait en sa possession pour rédiger le texte, le Calendar of Patent Rolls, 1247-1258. La trahison est avérée par le fait que les pairs travaillaient en relation avec les Écossais. Un client de Warwick dans la City, Maurice Thompson, fit en sorte que les pétitions se multiplient. Or, Charles était au courant de tout cela, notamment de la trahison de Brooke et de ses rapports avec les Écossais. Ceci étant, de chaque côté, la solution ne pouvait se trouver que dans la radicalité : chacun, pour se sauver, devait aller au bout de sa politique. Sur cette question, voir C. Russell, The Fall of the British Monarchies, Oxford, Clarendon Press, 1992, p. 149-163. Ce sont les mêmes qui formèrent un comité pour l’impeachment de Strafford à la Chambre des lords. On retiendra principalement Bedford, meneur des Country lords, Essex qui tentait de se gagner des courtiers et Say, leur stratège dans cette opération. Sur Say, surnommé old subtelty et old Machiavel, voir, P. Christianson, « The Peers, the People and the Parliamentary… », art. cité, p. 583-584.
145 Les principaux opposants au roi (Bedford, Bristol, Essex, Hertford, Say, Mandeville, Savile et Warwick) avaient obtenu des postes au privy council le 19 février 1641.
146 C’est-à-dire de déchéance.
147 Comme Hyde, Culpepper, ou Falkland. Voir C. Russel, The Fall of the British Monarchies, op. cit., p. 288-291 ; P. Christinason, « The Peers, the People and the Parliamentary… », art. cité, p. 592.
148 Comment comprendre en effet qu’ils aient pu soutenir le Bill of Attainder, que ce soit par 45 ou 60 voix. HLW, p. 91 ou C. Russell, The Fall of the British Monarchies, op. cit., p. 288-291.
149 HLW, p. 74-75.
150 L. Stone, The Crisis of the Aristocracy, op. cit., p. 751-752.
151 Béh., II, CL, p. 197 ; EW, VI, p. 250-251 ; tr., p. 108-109.
152 De fait, le soutien de la City aux Communes était un enjeu réel mais une fois de plus, s’il fut en apparence l’œuvre des Communes, le patronage des pairs réformateurs dans ce processus fut essentiel. Voir l’article de J. E. Farnell, « The Social and Intellectuel Basis of London’s Role in the English Civil War », Journal of Modern History, 49/4, 1977, p. 641 et suiv. Si les pairs réformateurs n’avaient pas pu compter sur le soutien de la City, ils n’auraient pu défier la puissance des pairs royalistes. Ce sont les Lords, là aussi, et leurs fils ou clients aux Communes, qui réussissent à obtenir ce soutien.
153 Béh., II, CL, p. 197-198 ; EW, VI, p. 251 ; tr., p. 109.
154 Ibid.
155 Quarante-huit membres des Communes au Long Parliament sont des fils de pairs, voir M. F. Keeler, The Long Parliament, 1640-1641. A Biographical Study of its Members, Philadelphie, American Philosophical Society, 1954.
156 À l’issue du procès Strafford, les principaux organisateurs de la politique antiministérielle au parlement recevront également des fonctions publiques : Say devient master of the courts of wards, Hertford est nommé governour of the Prince of Wales, Essex est élevé au titre de Lord Chamberlain. Paul Christianson résume le projet des Lords opposants à la politique royale de la façon suivante : « Dans le but de maintenir ensemble les pairs et le peuple, ils devaient s’assurer de la condamnation de Strafford et soutenir une réforme de l’Église et de l’État. Dans le but d’obtenir des fonctions publiques [offices] pour eux-mêmes et pour leurs clients et relations, ils devaient gagner la confiance du roi Charles. S’il n’était pas conduit avec le plus grand soin, l’un des objectifs compromettrait le succès de l’autre. » P. Christianson, « The Peers, the People and the Parliamentary… », art. cité, p. 590.
157 Say en étant le représentant emblématique.
158 Brooke étant le principal godly peer. Il était aussi favorable à la réduction de la prérogative royale au strict minimum. Le roi serait réduit selon son expression à une « necessity of granting », voir les Two Speeches, de 1642.
159 Ce texte est d’une grande difficulté et exige une traduction commentée. Le texte anglais est très elliptique : « He [the king] would have pardoned him [Strafford], if that could have preserved him against the tumult raised and countenanced by the parliament itself, for the terrifiyng of those they thought might favour him. » L’interrogation porte sur le second « him », que nous soulignons. Le début de la phrase laisse entendre que le roi faisait peu de cas de sa propre sécurité, que celle-ci n’aurait pas pesé si sauver Strafford avait été possible. Par conséquent, ce him nous semble désigner Strafford, qui, menacé par le tumulte parlementaire et londonien, ne pouvait plus être sauvé.
160 Béh., II, CL, p. 199-200 ; EW, VI, p. 253-254 ; tr., p. 111.
161 Hobbes ne mentionne pas le fait que la tête de Strafford faisait partie d’un marchandage avec les Écossais. La mort de Strafford reste selon lui une affaire entre le roi et le parlement, sur fond d’agitation populaire.
162 Même si Hobbes surestime dans ce texte, à dessein, le danger que représente le peuple, alors que la guerre civile n’a pas encore éclaté, et que les manifestations populaires contre le roi sont encore équilibrées par celles qui lui sont favorables. Le gouvernement était loin d’être favorable au roi dans son ensemble, y compris bien sûr le privy council.
163 Béh., II, CL, p. 200 ; EW, VI, p. 253-254 ; tr., p. 111.
164 Béh., II, CL, p. 200-201 ; EW, VI, p. 254 ; tr., p. 111-112.
165 Ibid.
166 Selon un texte du début du quatrième dialogue, le roi Charles II se demande s’il ne peut pas négocier avec les presbytériens. Hobbes fait dire à ses personnages que l’État ne doit pas devenir l’objet d’une vieille dette, sans quoi il ne sera jamais pleinement recouvré. Nous retrouvons un écho de cette idée, déjà exposée dans le Léviathan (chap. 29), selon laquelle le roi ne doit faire aucune concession quant à la complétude de son pouvoir : « B. En fait, je crois qu’un royaume, s’il n’est devenu que l’objet d’une vieille dette, ne sera recouvré qu’avec grande difficulté. En outre, le roi était certain, de quelque côté que luît la victoire, qu’il ne perdrait rien dans cette guerre que des ennemis. » Béh., IV, CL, p. 332 ; EW, VI, p. 370-371 ; tr., p. 208-209.
167 Hume distingue en effet trois sortes de puritains : les démocrates qui s’opposent à la Cour, les « disciplinaires » opposés au gouvernement épiscopal de l’Église, et les puritains de doctrine, défenseurs « idéologiques » de la Réforme et de ses dogmes, qui s’opposent aux Arminiens. Histoire d’Angleterre, op. cit., V, p. 65-66.
168 Nous parlons des deux Admonitions au Parlement et du rapport remis au parlement sur la situation de l’Église établie (vers 1584), et du lobbying de Field. Au demeurant Elton a démontré que cette pénétration ne pouvait pas s’appuyer sur un « parti puritain » au Parlement, voir The Parliament of England, op. cit., chap. 9.
169 « B. Cependant, certains d’entre eux prêchèrent fréquemment contre l’oppression. A. C’est vrai, je l’avais omis ; mais c’était devant des gens qui en étaient suffisamment protégés ; je veux dire ces gens du commun, qui ont facilement tendance à croire qu’ils sont oppressés, mais jamais oppresseurs. Et par conséquent, vous pouvez relever ceci parmi leurs artifices : faire croire au peuple qu’il était oppressé par le roi ou peut-être par les évêques, ou par les deux ; incliner sa part la plus vile [meaner] à rejoindre leur parti, quand l’occasion se présenterait. » Béh., I, CL, p. 140-141 ; EW, VI, p. 196 ; tr., p. 65.
170 Hobbes ne critique pas la politique d’Elizabeth, qu’il dépeint comme « rude et jalouse » : « A. […] Mais ils ne le firent qu’avec ménagement au temps de la reine Elisabeth, dont ils redoutaient la crainte et la jalousie » (ibid.). Les historiens contemporains sont plus sévères : au contraire, ils insistent sur les effets pervers de sa tolérance. Elle laissa des collèges de prédication presbytérienne se développer à Cambridge. À la fin du xvie siècle, deux collèges spécialisés dans le prêche sont créés à Cambridge : Emmanuel College, en 1584, créé par Sir Walter Mildmay, alors chancelier de l’Échiquier, et Sidney, Sussex College, en 1596, par la Comtesse de Sussex, tante de Phillip Sydney. Ces deux collèges seront les creusets du prêche presbytérien. Un homme comme Edward Dering, favorable à discipline défendue par Thomas Cartwright, ne fut jamais interdit de prêche, après qu’il fut pourtant traduit devant la Star Chamber pour avoir tenu un prêche très violent à la cour, en présence d’Elizabeth, en 1570, lui faisant part de sa déception quant à la réforme. Voir W. Haller, The Rise of Puritanism, op. cit., p. 13-14. Hobbes ne l’ignore certainement pas et le texte célèbre du deuxième dialogue dans lequel A. suggère « qu’il eût peut-être mieux valu que ces ministres séditieux, qui n’étaient peut-être pas un millier, eussent tous été massacrés avant de prêcher » s’adresse plutôt à Elizabeth qu’à Charles. En effet, sous Charles, les prédicateurs étaient déjà bien plus d’un millier. Il y a donc certainement dans le Béhémoth, une critique implicite de la tolérance d’Elizabeth.
171 « A. […] Et ils n’avaient pas non plus alors un grand pouvoir au parlement, grâce auquel ils eussent pu remettre en question sa prérogative par des pétitions du droit et autres procédés, comme ils le firent après, une fois que ces gentilshommes démocrates les eurent reçus dans leurs conseils, dans le dessein de changer le gouvernement de monarchique en populaire, gouvernement qu’ils appelaient du nom de “liberté”. » Béh., I, CL, p. 141 ; EW, VI, p. 196 ; tr., p. 65.
172 C’est d’ailleurs ce texte que cite MacGillivray à l’appui de sa critique : Hobbes croirait qu’avant même la précipitation des événements révolutionnaires, le dessein de changer le gouvernement existait. Voir RHEC, p. 76-78 et 82 et notre introduction à ce chapitre.
173 Béh., I, CL, p. 136-137 ; EW, VI, p. 192 ; tr., p. 62.
174 « B. Je sais bien qu’au début de la dernière guerre, le pouvoir des presbytériens était très grand, et que non seulement les citoyens de Londres leur étaient presque tous dévoués, mais que la plus grande partie des autres cités et villes à chartes d’Angleterre l’étaient aussi. Mais vous ne m’avez pas encore dit par quel art et par quels degrés ils devinrent si forts. A. Ce n’est pas leur propre art qui fit cela à lui seul, car ils avaient le concours d’un très grand nombre de gentilshommes, qui ne désiraient pas moins un gouvernement populaire dans l’État qu’eux dans l’Église. » Ibid.
175 Béh., II, CL, p. 205 ; EW, VI, p. 257 ; tr., p. 114-115.
176 On commence à discuter du droit du parlement à lever une armée en décembre 1641, selon le Béhémoth, II, CL, p. 211 ; EW, VI, p. 264 ; tr., p. 119.
177 « Pym présenta toujours la rébellion irlandaise comme une partie de la conspiration papiste active dans les trois royaumes, et insinua continuellement le soupçon que la racine de la conspiration était à l’intérieur de la cour. » C. Russell, The Fall of the British Monarchies, op. cit., p. 419. Russel n’écarte pas, loin s’en faut, l’usage cynique et stratégique de l’antipapisme. Il cite en ce sens le passage d’un discours tenu aux Communes le 9 novembre 1641 : « Les maladies qui viennent des parties internes, comme le foie, le cœur ou le cerveau, qui sont les parties les plus nobles, il est difficile de leur appliquer un remède. » Ce discours est on ne peut plus clair : l’épiscopat, la cour, la reine sont visés.
178 Sur la Grande Remontrance, voir J. H. Hexter, The Reign of King Pym, Harvard, Harvard University Press, 1941 et C. Russell, The Fall of the British Monarchies, op. cit., p. 425-426. L’obsession presbytérienne de Hobbes n’est pas exagérée au regard des débuts de la révolution, puisqu’il s’agit bien dans la Remontrance, d’instaurer le presbytérianisme en Angleterre. Si la suite des événements tend à montrer que le parlement dans sa majorité ne tenait pas à une telle discipline, le début des événements ne le laissait pas prévoir. Certes, cette discipline convenait mieux à Holles – soi-disant leader presbytérien, mais dont la sincérité est sujette au doute – qu’à Cromwell. La Remontrance fut néanmoins adoptée par 159 votes contre 148. Ibid., p. 426-429.
179 Hume en critique la fausseté et la malhonnêteté mais elle marque aussi selon lui un tournant dans la révolution en ceci qu’elle ne s’adresse plus seulement au roi mais aussi au peuple. La division intérieure au cercle de la représentation politique gagne l’ensemble de la population. Ceci ne peut que radicaliser la révolution. Voir Histoire d’Angleterre, op. cit., V, p. 221-223, et Cl. Gautier, Hume et les savoirs de l’histoire, op. cit., p. 284. De fait, la Grande Remontrance fut signée, y compris par le « proto-parti » du roi dirigé par Hyde et Culpepper. Ce dernier s’opposa à ce que la Remontrance fût adressée au peuple : il pensait que cette méthode aurait pour effet de dresser le roi contre le parlement et de l’obliger à se replier du côté du parti catholique, jésuite et papiste que la Remontrance accusait. Voir C. Russell, The Fall of the British Monarchies, op. cit., p. 428.
180 Béh., II, CL, p. 213 ; EW, VI, p. 266 ; tr., p. 121.
181 Cette accusation s’adressait implicitement au roi. Le stade atteint par le conflit n’autorisait plus la moindre modération : un compromis avec le roi ne pouvait plus protéger les opposants du groupe de Pym de la vengeance royale. Et Russell cite alors Hobbes : « It was not in Pym’s temperament to be a Hamilton, who could go back to court believing the king guilty of an attempt to kill him, so the search for security was liable to become “a perpetual and restless desire of power after power, that ceaseth only with death”. » C. Russell, The Fall of the British Monarchies, op. cit., p. 405.
182 Béh., II, CL, p. 213 ; EW, VI, p. 267 ; tr., p. 122.
183 Béh., II, CL, p. 223-224 ; EW, VI, p. 274 ; tr. p. 128.
184 The Case of the Kingdom Stated, op. cit., I, p. 1-2.
185 Ibid.
186 Selon Hill, la gentry et l’aristocratie écossaises tentaient par là de se subordonner l’Église. Une fois l’Église gagnée, il est facile de se gagner le peuple sous le prétexte que l’Église est en danger. Voir Society and Puritanism, Londres, Panther Book, 1969, p. 246-248.
187 Hume arrive à des conclusions assez semblables à celles de Hobbes. La noblesse écossaise est jalouse du pouvoir des évêques et entre massivement dans les assemblées presbytériennes afin de les contrôler. L’enthousiasme religieux du peuple est instrumentalisé par la noblesse et par le clergé à des fins politiques. Histoire d’Angleterre, op. cit., chap. 45, p. 107 et 117-118.
188 Selon William Haller, la différence entre l’Angleterre et l’Écosse vient de ceci qu’en Écosse, le principe de stabilité dans l’État, contre la noblesse féodale et le roi, reste l’Église presbytérienne, ce qui explique qu’une frange de l’aristocratie et une énorme majorité de la gentry s’engagent dans le système presbytérien. Pour les Anglais, le parlement serait jugé suffisamment représentatif pour protéger leurs intérêts. Ceci explique certainement aussi l’incompréhension du personnage de Hobbes devant l’opposition des Lords aux évêques et leur prise de position en faveur du presbytérianisme. Voir Liberty and Reformation in the Puritan Revolution, New York, Columbia University Press, 1955, p. 110-111.
189 De fait, les Lords, dans leur grande majorité, étaient pour un statu quo en matière d’organisation religieuse. Ils avaient voté la suppression des innovations à une très faible majorité, sous l’égide de John Williams, évêque de Lincoln, directeur du comité consacré à cette question, à partir de mars 1641. Mais ils ne comptaient absolument pas ratifier les bills qui demandaient l’exclusion des évêques. Le premier bill pour l’exclusion des évêques monta de la chambre basse à la chambre haute au mois d’octobre 1641. Les Lords « jouaient la montre ». HCW, p. 95. Voir aussi C. Russell, The Fall of the British Monarchies, op. cit., p. 410-411. Ils essayaient tant bien que mal de résister à l’offensive des Communes, qui visait à les faire basculer dans un rapport de forces nouveau, qui verrait une majorité favorable à une réforme plus poussée dans les deux chambres. Le bill d’exclusion mis en attente ou repoussé, les Communes formulèrent alors une procédure d’impeachment contre 13 évêques, et demandèrent que le bill contre les récusants entrât en exécution. HCW, p. 97-98 et C. Russell, The Fall of the British Monarchies, op. cit., p. 410-411. La Grande Remontrance, dirigée en partie contre les Lords qui bloquaient leurs menées en matière religieuse, finit d’affaiblir la position du statu quo à la chambre haute.
190 Hobbes ne fait pas référence aux godly peers (Essex, Say, Brooke et Bolingbroke) et à leur action à la fois chez les Lords, et aux Communes. Selon Russell, « quand le Bill d’exclusion des évêques remonta des Communes, Essex, Mandeville et Brooke insistèrent pour qu’il soit débattu immédiatement, ce que les Lords refusèrent », C. Russell, The Fall of the British Monarchies, op. cit., p. 411. Nous savons pourtant qu’il n’ignore pas leur rôle.
191 Béh., II, CL, p. 225 ; EW, VI, p. 274-275 ; tr., p. 129.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Foucault, les Pères, le sexe
Autour des Aveux de la chair
Philippe Büttgen, Philippe Chevallier, Agustín Colombo et al. (dir.)
2021
Le beau et ses traductions
Les quatre définitions du beau dans le Hippias majeur de Platon
Bruno Haas
2021
Des nouveautés très anciennes
De l’esprit des lois et la tradition de la jurisprudence
Stéphane Bonnet
2020
Les mondes du voyageur
Une épistémologie de l’exploration (xvie - xviiie siècle)
Simón Gallegos Gabilondo
2018