Chapitre IX. L’histoire intellectuelle ou l’histoire de la critique
p. 299-328
Texte intégral
1 La lecture de ce qui fait la spécificité du Léviathan, et en particulier de ce qui constitue son principal effort sur le plan historique, nous a conduit à observer l’importance considérable de l’histoire de la culture de l’esprit. La crise de la légitimité politique anglaise appelait ce genre de compréhension historique : fictions religieuses, doctrines politiques, cadres et régimes de la compréhension historique sont, non pas des éléments de contexte pour définir ce qu’il advient de la nature humaine dans des conditions données, mais, en quelque sorte, des éléments qui entrent dans sa constitution même.
2Nous montrerons ici que Hobbes en produit une historiographie systématique, mais surtout qu’il conçoit ses rapports avec l’histoire civile ou avec la case prétendument vide dans son œuvre de l’histoire universelle ou générale, d’une façon absolument nouvelle, et très certainement aussi décisive que celle que proposait ou souhaitait Bacon. Ceci est dû, en grande partie, au fait qu’il a pu la préciser dans toute une série de textes qui l’ont occupé, de 1651 avec le Léviathan, à la fin des années 1660 avec le Béhémoth.
3Commençons par l’objet de cette histoire. Les sciences ne font pas, dans une telle histoire, un sujet facile à identifier, un sujet dont les effets idéologiques et pratiques apparaîtraient d’une façon immédiate. Le lecteur a plutôt affaire à des mixtes doctrinaux, ni purement scientifiques, ni complètement fantastiques, à l’image des ténèbres bien sûr, mais aussi de l’Empouse métaphysique du De Corpore ou des centaures du De Cive : des monstres qui naissent de l’union des sciences ou – le point est crucial – de l’ébauche de sciences avec, d’un côté, des pseudo-sciences qui en miment la méthode et la systématicité – comme le fait la scolastique – et, de l’autre, des mythes et des « histoires ».
4Autrement dit, l’histoire intellectuelle de Hobbes ne saurait être une histoire des sciences. Ceci ne s’explique pas parce que les sciences seraient jeunes ou qu’elles ne pourraient apparaître, à l’image des hommes dans l’état de nature, que comme des champignons, c’est-à-dire déjà adultes. Il est vrai que, hormis la géométrie, elles datent, selon Hobbes, du siècle précédent pour la cosmologie avec Copernic, et du sien pour la médecine avec Harvey, pour la physique avec Galilée, et de sa propre intervention pour la science politique. Mais, si les sciences de la nature ne sont parvenues à leur vrai développement qu’en son temps, Hobbes n’est pas indifférent aux tâtonnements et aux hypothèses qui ont préparé les maturations, aux premières naissances avortées, voire à l’histoire naturelle qui en constitue les soubassements. Il y a chez Hobbes, ce qui n’est pas tout à fait nouveau en soi par rapport à Bacon, une histoire du passage des proto-sciences aux sciences. Mais ce qui est justement nouveau par rapport à l’œuvre du chancelier, c’est que Hobbes accuse la rupture que constitue le passage des premiers essais, qui semblent exclus de la scientificité constituée, aux sciences véritables. Il ne faut pas pour autant en déduire que les sciences commenceraient purement et simplement en son temps. On a au contraire une conceptualisation nouvelle des articulations entre temporalités et méthodes : une archéologie du savoir qui remonte très en amont de leur constitution méthodique achevée1.
5Si l’objet de l’histoire intellectuelle est un mixte d’imaginaire et de rationalité, de fictions et d’expériences bien conduites, c’est parce que les doctrines, savoirs positifs et pseudo-savoirs sont liées d’une façon fonctionnelle, comme des suppléances, à des régimes politiques qu’elles ont pour rôle d’épauler, de renforcer, d’appuyer, de légitimer plus ou moins clairement. Mais dans ce mouvement même, et selon les rapports de force qui les traversent, elles peuvent, délibérément ou non, les miner.
6Aussi, le sujet de l’histoire intellectuelle chez Hobbes, est bien la suppléance idéologique des régimes d’autorité. Considérées comme suppléances, les doctrines peuvent être, en elles-mêmes, des éléments d’équilibre, ce qui fonctionne assez bien pour l’imaginaire religieux ou mythique des origines, âge d’or de l’autorité « naturelle » de l’État. Ce qui intéresse Hobbes, c’est justement ce seuil historique qui voit un élément d’équilibre et de suppléance au pouvoir, devenir un élément perturbateur, dissolvant. Il en est ainsi des supléances religieuses et mythiques : la justification théologique, qui provient du politique lui-même, se retourne contre son concepteur.
7Mais Hobbes insiste, nous l’avons vu, sur la capacité des doctrines à se conserver, sur leur aptitude à l’inertie et à la durée, sur le fait qu’elles ne sont pas toutes immédiatement finalisées et consciemment utilisées, et que leur ustensilité originaire se perd pour s’offrir, d’une façon fortuite, à de nouvelles instrumentalisations.
8En ce sens, ce n’est pas tant le caractère de vérité des doctrines – il y a des vérités dans la science grecque et la théologie réformée se fonde sur l’accès libre aux Écritures – qui aimante les narrations hobbésiennes, que les effets de pouvoir qui parfois vont transformer les doctrines intrinsèquement les plus vraies en cause de crise qui font régresser les États à un stade plus dramatique, pour les sciences elles-mêmes, que l’état d’ignorance qui précède.
9Pour autant, il ne suffit pas de dire, dans une comparaison un peu rapide avec Bacon, que Hobbes, contrairement au chancelier, ferait une histoire de l’erreur et non de la vérité. Bacon fait lui aussi une histoire de l’erreur, et Hobbes ne néglige jamais de mentionner les sciences qui ont atteint un certain stade de positivité.
10À partir d’une lecture de l’historiographie intellectuelle de Hobbes nous chercherons à vérifier l’hypothèse suivante : l’histoire intellectuelle est l’histoire, la seule histoire, architectonique. En elle, se lisent des projets d’équilibre, projets qui traduisent la structure des régimes d’autorité qui sont mis en place et qui autrement seraient illisibles. Si elle devient le lieu de l’histoire générale, c’est justement parce que rassembler les faits des histoires civiles et ecclésiastiques ne permet plus de construire une compréhension de l’histoire satisfaisante.
11Ainsi c’est par les ténèbres cléricales que peuvent se lire, selon le chapitre 47 du Léviathan, les actions et les intentions des sujets politiques, de l’histoire médiévale jusqu’à la crise anglaise. Le projet politique pontifical ne peut se comprendre qu’en passant par les doctrines qui en traduisent la légitimation, en permet l’avènement, s’offrent, hic et nunc, à l’instrumentalisation. On objectera que la politique catholique est en elle-même présentée comme un projet politique que l’on peut ramener à un certain nombre de faits : c’est tout à fait exact si on la considère une fois parvenue à un degré de puissance susceptible de s’organiser en projet de domination limpide. Mais les manœuvres circonstancielles antérieures n’ont pu se transformer en projet qu’à partir de la série concomitante des déséquilibres de l’agencement politique des États, et de ce que ces déséquilibres avaient produit en termes idéologiques. La papauté s’appuie sur le sectarisme grec, sur le cléricalisme oriental et sur le besoin de légitimation des États qui les ont mobilisés ou laissés se développer au gré des rencontres fortuites de leurs développements internes et de leurs rencontres guerrières avant que de s’affirmer comme une puissance qui produit consciemment l’idéologie qui la renforce.
12Ainsi, poser l’histoire intellectuelle comme une médiation nécessaire à la compréhension de l’histoire civile, comme la raison de son architectonique, nous semble être l’apport décisif de Hobbes sur tous les plans qui sont considérés actuellement comme nécessaires à l’invention de la science historique : privilège des textes doctrinaux en tant que témoignant des volontés historiques bien mieux que des témoignages factuels ; réinterprétation du texte de l’histoire, par un paratexte doctrinal ; théorie de l’histoire qui pense l’apparition des idéologies à partir de la transformation de suppléances politiques impensées en projets de domination délibérée, c’est-à-dire en outils ou en artifices doctrinaux.
13Notre thèse consiste donc aussi à soutenir que Hobbes fait de l’histoire intellectuelle le lieu d’une histoire universelle, jamais thématisée comme telle. L’histoire intellectuelle ne fait pas de l’esprit le sujet de l’histoire humaine, puisque la politique empirique, nécessitée par les rencontres fortuites de la puissance des États continue de jouer un rôle absolument décisif notamment dans l’éveil premier du loisir et des sciences. Elle en fait en revanche toujours le médium d’interprétation, le lieu des rencontres signifiantes. Elle en fait, enfin, une pleine détermination.
14On entre en effet avec Hobbes dans une histoire qui thématise, voire qui problématise le pouvoir symbolique. Les doctrines ne sont pas seulement le signe des volontés ou des accidents politiques : par un effet de seuil qui va mobiliser toute l’attention de Hobbes, elles deviennent des déterminations historiques fondamentales. Ce qui intéresse Hobbes, c’est justement cet effet de seuil, qui fait que les ténèbres ne légitiment ou ne soutiennent plus après coup, mais produisent directement une historicité légitimante ou critique.
15Nous le montrerons en trois temps : en commençant par rassembler en un corps les différents exposés de l’histoire intellectuelle, des origines jusqu’à l’essor des sciences démonstratives qui marquent son temps ; en nous concentrant ensuite sur ce segment si décisif de l’étouffement des sciences que constitue le segment précisément ténébreux que décrivent toutes les œuvres et qui trouve sa raison dans la formation et la dissolution des puissances cléricales : autrement dit l’histoire du Royaume des ténèbres proprement dit ; en reprenant enfin, en conclusion, ces développements dans le cadre d’une réflexion sur l’histoire intellectuelle pensée depuis le modèle baconien et en réinscrivant Hobbes dans cette histoire, autant que faire se peut.
L’HISTOIRE DES SCIENCES
LES ORIGINES DU SAVOIR
16Nous avons vu que les premières vérités sont antérieures à la science ; elles sont presque aussi anciennes que le langage lui-même2. Celui-ci précède toute forme de science. La faculté de raisonner dans l’élément des dénominations en est une conséquence spontanée, mais alors on en reste à quelque chose de très rudimentaire, ou bien cultivée pour elle-même, et l’on a là l’amorce de la philosophie. Pendant longtemps, les hommes se sont contentés du rudimentaire : ils se satisfaisaient des plants naturels de la raison humaine, sans les cultiver. Il est également inutile de chercher chez ces hommes les rudiments d’une science politique. Ils ne connaissent qu’empiriquement l’art de bâtir les sociétés : leurs maisons leur tombent sur la tête3. Ce qui rend possible l’apparition de la philosophie, c’est le loisir, donc la paix. Avant cela, la nécessité empêche toute culture du superflu. La naissance de la philosophie est donc liée à la formation des grandes républiques. Avant, ce qui correspond chez Hobbes à l’époque des micro-États, il y a complète stagnation sur le plan intellectuel. Nulle cumulation, car les plants de la raison ne sont pas bien séparés des plants vulgaires de l’erreur. Le désordre intellectuel, l’absence de méthode empêchent tout progrès.
17C’est par conséquent un facteur politique empirique, extérieur à la raison – et à la science politique – qui rend les sciences possibles. Le passage des plants naturels à la culture tient à l’art politique humain empirique : les guerres de conquête favorables à la formation de grands États vont permettre la culture de l’esprit acquis. Ceci étant dit, cette condition de possibilité au développement des sciences n’est pas une condition suffisante à ce que la culture de l’esprit acquis soit intrinsèquement une bonne culture. Le chapitre 46 distingue plusieurs étapes4.
18Première étape. Dans les royaumes les plus anciens (Perse, Inde, Égypte, Chaldée), les mages, les gymnosophistes, les prêtres sont comptés parmi les plus anciens philosophes. Ce sont des castes ou des sectes. Les Chaldéens et les Égyptiens cultivent les plants naturels de la géométrie. On peut supposer qu’ils approfondissent les observations astronomiques. Dans le même temps, les royaumes grecs et d’Occident vivent dans une guerre permanente. Leur loisir est entièrement consacré à s’observer en vue d’une guerre prochaine. Progressivement, par des guerres de conquête, les cités grecques s’unifient.
19Deuxième étape. Une fois les grandes républiques grecques formées, suffisamment grandes pour garantir la paix ou du moins, ce que Hobbes ne théorise pas, pour confier les soins de la guerre à une caste spécifique, la philosophie peut y apparaître. À ce facteur politique s’en ajoute un autre : les philosophes grecs, les Sept, héritent des connaissances égyptiennes et chaldéennes en géométrie et en astronomie. Cette deuxième étape est donc déjà cumulative et linéaire. Mais les écoles de philosophie n’apparaissent pas encore. Les spéculations philosophiques des particuliers ne sont pas rendues publiques. Les philosophies sont inoffensives du point de vue politique5 : elles ne s’y intéressent pas. Dans le De Cive, Hobbes parle des présocratiques qui s’adonnent en toute liberté à leurs spéculations sur la nature des choses, du mouvement, des figures. Leurs inventions sont utiles : elles ont sans doute aussi des conséquences techniques6.
20Troisième étape. L’unification de la Grèce, sous l’égide d’Athènes et la conquête de l’Asie achèvent ce processus de pacification de la région et le développement du loisir. L’Académie, le Lycée, la Stoa apparaissent. Aux écoles succèdent, après la mort du fondateur, des sectes. Enfin, la coutume se répand dans toute l’Asie : notamment chez les juifs, dans toutes les cités sous influence grecque.
21Mais qu’ont produit ces écoles ? Au mieux des savoirs sans conséquences, au pire des fictions qui fourniront immédiatement aux clercs des instruments de domination. Même s’ils ne sont pas encore des instruments, les pseudo-savoirs théologiques notamment vont remplir le champ inertiel du sens : originellement innocents, les savoirs sont instrumentalisables. Surtout, la production sociale de la connaissance, le sectarisme ou le régime scolaire ont des effets directs sur les progrès scientifiques, les déploiements internes de la méthode. C’est dans l’Historia Ecclesiastica que Hobbes revient sur ces questions avec le plus de précision.
LE SECTARISME
22L’Historia Ecclesiastica apporte d’abord des modifications à l’histoire intellectuelle développée dans les œuvres antérieures7. Alors que la préface de 1647 au De Cive et le Léviathan décrivaient une forme d’âge d’or où les rois et les législateurs païens recouvraient les mystères de l’État d’un voile religieux salutaire, l’Historia Ecclesiastica décrit cet âge comme le moment où, déjà, commencent à se lever les ténèbres doctrinales et s’affirmer la volonté de puissance des clergés. Dès que les États croissent et que le loisir apparaît, commence l’histoire de l’esprit qui est, en même temps que le début d’une histoire des lumières, le début de l’histoire des ténèbres. En effet, les premières lumières engendrent deux formes d’obstacles pour la paix et la concorde : en Éthiopie, les premiers clergés usurpent le pouvoir souverain et assujettissent les rois, grâce à leurs lumières cosmologiques. À la suite de l’Éthiopie, ce sera le cas en Égypte et dans tout le Moyen-Orient. En Grèce, naît la critique philosophique, qui s’attaque justement au mythe de l’État et qui se retourne en dogmatisme sectaire avec la fondation des premières écoles. Les éléments de l’analyse de 1647 et de 1651 sont réorganisés : le souverain n’est plus décrit comme cultivant librement la religion mais assujetti à la puissance des clergés d’un côté, au feu de la critique de l’autre. L’âge d’or est réduit à une « peau de chagrin » : il n’est que ce court laps de temps, avant l’apparition du loisir et des grands royaumes, où les hommes comprenaient le caractère naturel du pouvoir souverain.
23L’Historia Ecclesiastica définit ensuite deux processus de formation doctrinale que les œuvres antérieures ne thématisaient pas précisément dans leurs différences : l’un clérical, l’autre sectaire.
24La voie éthiopienne est celle du cléricalisme : face à l’impuissance du commun à prévoir, les castes qui maîtrisent l’astrologie utilisent leurs connaissances à des fins de domination8. Dans le Béhémoth, on retrouve le type éthiopien, associé à celui des druides, des mages perses, des prêtres égyptiens, des lévites dans la république des juifs.
25L’autre voie, la voie grecque, est celle de la philosophie morale et de la critique. Ce moment n’est pas non plus dénué d’ambivalence. Hobbes reconnaît aux premiers philosophes des découvertes majeures et un souci réel de la vérité. Toutefois, la pensée socratique s’attaque à l’État sans avoir prévu de justifications de remplacement pour l’autorité qu’elle met en crise. À cela s’ajoutent d’autres ténèbres : avec les écoles grecques apparaît l’esprit sectaire9. Aux premiers inventeurs succèdent des disciples qui défendent leurs dogmes au nom de l’argument d’autorité, mais sans rien apporter de consistant scientifiquement.
26Le drame du christianisme est qu’il va rencontrer le sectarisme grec. Ses premiers propagateurs avaient besoin d’hommes formés à la philosophie, armés pour débattre et convaincre. En les acceptant, les communautés chrétiennes firent entrer les controverses philosophiques, la propension à « mastiquer les mystères de la foi » et surtout l’argument d’autorité dans l’Église primitive. Enfin, la conversion de Constantin, loin de permettre l’avènement de la vérité des Évangiles, eut des effets, à nouveau, très mitigés. L’empereur met fin aux controverses théologiques qui agitent l’empire au sujet de la trinité. Mais plutôt que de définir un credo minimum et de distinguer clairement vraie religion et philosophie, il donne aux conciles autorité pour définir une orthodoxie qu’il défendra par tous les moyens dont il dispose. La pente théologique grecque, l’esprit sectaire et l’argument d’autorité se trouvent justifiés par l’État, qui devient un instrument décisif, inespéré serait-on tenté de dire, de la volonté de puissance cléricale.
LA RÉVOLUTION COPERNICIENNE
27Pour poursuivre l’histoire des sciences ou celle de leur étranglement par les ténèbres des fausses doctrines, il faut aller voir deux autres textes : la préface du De Cive et l’« Épître dédicatoire » du De Corpore. Ce n’est que là que Hobbes montre les progrès de l’époque moderne, qui va marquer la naissance de véritables sciences, ou la renaissance de sciences étouffées.
28Hobbes retrace l’évolution de l’astronomie comme histoire naturelle et comme science. Cette façon de retracer la progression de l’observation, ou de la connaissance du fait, jusqu’à l’élaboration d’une science constituée est suffisamment rare dans le corpus pour être soulignée. Il ne le fera pas pour la physique, ni pour la science civile, en tout cas d’une manière aussi précise. L’astronomie naît avec l’astrologie des mages de Perse et de Chaldée. Elle s’enrichit d’observations dans l’Antiquité grecque. Elle reste néanmoins une histoire naturelle et non une science. Mais déjà dans l’Antiquité, Pythagore, Aristarque et Philolaüs émettent l’hypothèse héliocentriste. Celle-ci n’est pas démontrée. Pourtant, l’outil mathématique existait déjà. Hobbes n’attribue pas le blocage à une rencontre mathématique-astronomie qui n’aurait pas eu lieu. Il faut attendre Copernic pour que la démonstration ait lieu, c’est-à-dire près de vingt siècles. Le blocage n’est pas scientifique mais politique. L’Empouse métaphysique, les enjeux religieux ont fait avorter cette science, et une seconde naissance a été nécessaire. Le développement de l’astronomie après Copernic et Galilée s’accélère : Kepler, Gassendi, Mersenne poursuivent l’œuvre des héros fondateurs « de façon extraordinaire en considération du peu de temps écoulé ». Deux naissances ont ainsi été nécessaires à l’astronomie. La première initie déjà une linéarité : enrichissement des observations, libération de la gangue astrologique, hypothèse héliocentriste. Ensuite, rupture pour des raisons extérieures à la science ; la proto-science est étouffée ; la rencontre avec les mathématiques n’a pas lieu. Après ce long sommeil, il y a renaissance. Copernic va chercher (refero, dans le texte original) l’hypothèse héliocentriste et la démontre. Vraie naissance, plus que nouvelle naissance, donc, puis accélération. Pour conclure, la linéarité des progrès scientifiques en matière d’astronomie connaît plusieurs séquences : la période antique est une lente évolution, sans réelle cohérence, puisqu’elle superpose des observations et des hypothèses non démontrées. Elle est plus un rêve qu’une science. La véritable naissance ne dure que le temps de la vie de Copernic : c’est une naissance en tant que science, mais qui peut s’appuyer sur des observations accumulées et sur une hypothèse déjà formulée, puis une croissance extraordinairement rapide. Le temps des continuateurs voit encore s’accélérer le mouvement de constitution de cette science. Linéarité, discontinuité et accélération.
29Copernic ayant remis le monde à l’endroit, il est nécessaire de repenser les sciences de la nature. Hobbes insiste sur la nécessité interne qui lie le développement des parties de la philosophie. Galilée s’intéresse aux lois de la chute des graves parce que Copernic a démontré que la terre tourne. Cette question de la chute des graves le conduit à aborder la question plus générale des lois du mouvement. La physique apparaît après l’astronomie. Les parties de la philosophie se mettent en place d’une manière continue et cohérente, quand d’une part, des facteurs extérieurs à la science ne viennent pas les entraver, et quand d’autre part, dans son propre développement, elle ne produit pas d’argument d’autorité à l’intérieur de son propre régime de production scientifique.
30Deux remarques pour conclure :
311o Hobbes s’accorde avec Bacon pour dire que l’aspect imparfait, partiel des premiers savoirs philosophiques enveloppent des causes d’enténébrement qui restaient étrangères aux peuples restés dans l’ignorance. Les ténèbres chez Hobbes, comme les idoles du théâtre chez Bacon, sont internes au savoir, à mesure qu’il se développe, dans sa vérité même, ou dans l’incomplétude de ses vérités. Hobbes insiste particulièrement sur ce point, et son histoire intellectuelle, plus que l’histoire baconienne, est une histoire de l’ambivalence des lumières :
- Ambivalence des premières vérités cosmologiques, qui provoquent, d’une façon quasiment nécessaire, la constitution d’une caste sacerdotale comprenant la puissance qu’elle peut en tirer pour soumettre souverains et sujets (modèle oriental : Éthiopie, Égypte, Chaldée). La découverte de la vérité enveloppe son mésusage politique.
- Ambivalence de la science morale socratique, qui provoque la crise de la Polis grecque (voir la préface de 1646 au De Cive). Les effets de la vérité et de la critique sont corrosifs.
32On peut considérer ce thème hobbésien comme prolongeant les analyses de Bacon. Une différence d’accent demeure. Elle est centrale : plus une doctrine est vraie, plus elle présente, selon Hobbes, de risques politiques. Cette remarque paraîtra étrange à ceux qui connaissent les textes du Léviathan dans lesquels Hobbes affirme qu’aucune vérité n’est contraire à la paix. Cette dernière assertion ne vaut qu’en droit ou dans l’élément de l’enseignement du souverain qui n’a pas intérêt à censurer la vérité au nom de la paix civile – même s’il peut toujours le faire –, car en droit, il est certain que nulle vérité n’est intrinsèquement hostile à la paix qui résulte du pacte social. On se souvient aussi des textes dans lesquels Hobbes explique que les mathématiques sont neutres sur les plans éthiques et politiques, parce qu’elles n’ont jamais été considérées comme un enjeu de pouvoir – cet argument, d’ailleurs, n’est pas si éloigné de ceux de Bacon lorsqu’il rend raison du peu d’intérêt porté aux sciences de la nature. Mais dans l’analyse historique à laquelle procède Hobbes, les États et républiques dont il est question ont été bricolés. Justifiés par le mythe et la religion, ils sont dotés d’un régime d’autorité spécifique que les vérités nouvelles ne peuvent qu’ébranler, précipiter dans des crises. Aussi, la diffusion de la vérité, bonne en soi, peut-elle leur être politiquement fatale. Pour eux, plus une doctrine est vraie, plus ses effets historiques sont dangereux dans l’immédiat : Hobbes affirme toujours que la Réforme est un événement favorable, qui ressortit aux lumières plus qu’aux ténèbres, pour dire en même temps que la guerre civile anglaise en est l’effet.
332o Hobbes remarque la capacité des sciences modernes à se développer en très peu de temps et d’une façon qui transcende leurs domaines : que l’on considère la transposition de la méthode démonstrative dans les sciences morales qui préside, Hobbes en est conscient, à l’invention de la science politique ; ou la relation entre les domaines de réalité mathématique, cosmologique et physique. On a là un effet de seuil considérable : l’invention de la science politique résulte, non peut-être dans toutes ses intuitions fondamentales, des avancées d’autres sciences qu’une certaine situation historique rend possible. Ce seuil est difficile à penser : il suppose le reflux de l’argument d’autorité interne aux sciences, l’intervention de génies scientifiques libres par rapport aux écoles et aux universités en particulier (donc un système de production des connaissances nouveau), la possibilité de donner aux savoirs une publicité dans un système d’autorité ou de censure en relatif repli du fait de la Réforme et surtout de l’imprimerie. Le contexte présente, d’un côté, l’ambivalence d’un risque d’étouffement maximal – avec, pour les Anglais, la montée d’une nouvelle intransigeance cléricale issue des révolutions puritaines, et pour le continent, la contre-attaque du pouvoir pontifical –, et de l’autre, celle d’un vide politique et idéologique rendant possible la diffusion d’une véritable radicalité scientifique, notamment en politique. C’est à ce segment, celui qui concerne proprement l’histoire du royaume des ténèbres, que nous allons nous intéresser dans ce qui suit.
LA MÉTHODE DE L’HISTOIRE INTELLECTUELLE
34Du Royaume des ténèbres n’est pas d’abord un texte d’histoire mais un inventaire complet de « l’ivraie des erreurs spirituelles » semées par la « confédération des trompeurs » : d’abord l’interprétation incorrecte des Écritures, à laquelle est réservée le chapitre 44 ; l’introduction, ensuite, de la démonologie des poètes païens et de leur idolâtrie (chapitre 45) ; en troisième lieu, le mélange avec les Écritures de la religion et de la philosophie des Anciens (chapitre 46) ; enfin, la construction de traditions fausses et incertaines vouées à obscurcir les Écritures et, d’une façon plus générale, le passé historique (chapitre46). Le chapitre47 conclut l’ensemble en instruisant l’accusation des bénéficiaires des ténèbres, sur le fondement du principe cicéronien du cui bono – à qui profite le crime ?
35Ce programme mérite plusieurs remarques. On notera d’abord le fait que seul le premier chapitre (chapitre 44) est exclusivement exégétique et qu’il constitue comme le négatif de ce que Hobbes a défendu d’une façon positive dans les chapitres précédents de l’exégèse, qu’il s’agisse par exemple de la confusion entre le royaume de Dieu et l’Église présente, ou encore de l’immortalité de l’âme, qui renvoient respectivement aux chapitres 35, 40 et 38 de la troisième partie. Pourtant, il ne s’agit pas ici d’une redite ou d’un exposé renversant les fonctions didactiques des chapitres précédents. Relever des abus dans l’interprétation des Écritures permet de comprendre comment se sont construites les ténèbres et par conséquent leurs effets historiques, discours qui devait rester extérieur à l’exégèse.
36On notera ensuite que des narrations sont insérées dans un dispositif qui n’est pas prioritairement historiographique : il est exégétique, critique et judiciaire. Cette articulation des narrations et de l’interprétation, déjà remarquable dans le chapitre 44, est de plus en plus prégnant quand il s’agit de démêler ce qui relève de l’Écriture de ce qui n’en relève pas : pour les interprétations démonologiques, il faut bien d’abord retracer la genèse païenne de l’idolâtrie, puis montrer, en revenant aux Écritures, que les autorités juives et évangéliques lui étaient opposées quand bien même les peuples y croyaient. Il faut donc croiser des sources pour désenmêler ce que les clercs ont tantôt adroitement mixé, tantôt laissé tel quel par négligence.
37On notera surtout que Du Royaume des ténèbres prétend à une sorte de systématicité, ou de rationalité, proprement historique, comparable à celle qui a été promue en philosophie ou dans l’exégèse, même si c’est sur de tout autres fondements épistémiques. Ainsi, « l’abus le plus grand et le plus important de l’Écriture, à l’égard duquel presque tous les autres sont dans la relation de la conséquence ou du moyen, consiste à faire violence à celle-ci pour prouver que le royaume de Dieu dont l’Écriture parle si souvent est l’Église présente, la multitude des Chrétiens qui vivent maintenant ou qui, étant morts doivent ressusciter ai dernier jour [… ]10 ». C’est à partir de cet abus de l’Écriture que :
Le pape prétendant exercer ce pouvoir royal, sous le Christ, d’une manière universelle, et les assemblées locales des pasteurs prétendant l’exercer dans les républiques particulières (alors que l’Écriture ne le donne à nul autre qu’aux souverains civils), ce pouvoir en vient à être disputé avec une passion telle que la lumière naturelle s’en trouve éteinte, et qu’en conséquence il se répand dans l’entendement des hommes des ténèbres si épaisses qu’ils ne distinguent plus à qui ils ont engagé leur obéissance11.
38Autrement dit, Hobbes cherche à repérer le fondement dogmatique de la domination politique du clergé, qui détermine, en dernière instance, les échecs répétés en politique. Le texte s’emploie ensuite à montrer comment les doctrines erronées sont les éléments d’un système de domination politique. Pour cela, il faut les articuler entre elles, montrer par exemple comment la confusion que le clergé répand sur les voies du Salut passe par certaines doctrines absurdes sur le temps (le « nunc stans », ou éternel présent, dont nous avons déjà amplement parlé), sur l’ontologie (il y a des êtres qui n’occupent aucun lieu, des esprits incorporels) et sur la politique : l’idée selon laquelle il y a une monarchie universelle et que la papauté est la seule puissance qui l’acomplisse ; la nécessité, pour les rois d’être sacrés par les papes ; la qualification de clergé pour l’ensemble des pasteurs, la distinction des lois en civiles et canoniques, etc.
39Les doctrines sont presque toutes dans un rapport d’ustensilité, ustensilité systémique, avec la volonté de puissance pontificale. Ces erreurs font système entre elles d’une part, mais d’autre part, elles permettent de comprendre, une certaine systématicité des pratiques et des artifices politiques en terre chrétienne. Les doctrines signalent en effet, d’une façon claire pour celui qui sait les questionner, quel est l’intérêt qui les porte.
LES TÉNÈBRES ET LA CRISE ANGLAISE
40Hobbes revient au moins deux fois, dans le Léviathan, sur la principale ligne de crête historique qui a conduit à la crise anglaise. Dès le chapitre 12, il propose un modèle cyclique pour comprendre la formation et la dissolution des religions. Le catholicisme est le principal sujet de cette histoire et la Réforme est présentée comme une étape de sa déconstruction. Au chapitre 47 du Léviathan, Hobbes en propose un exposé plus complet.
41Selon le chapitre 12, toutes les religions, y compris la vraie religion, sont assujetties à des cycles de croissance et de déclin. Le thème du discrédit n’est pas nouveau : Guichardin, puis Machiavel et Bacon l’avaient déjà largement exploité, et peut-être Hobbes lui-même, dans A Discourse of Rome12. Il distingue désormais deux genres de causes de déclin : le premier est pleinement imputable au cultivateur qui perd la confiance nécessaire à son magistère en perdant sa réputation de sagesse – par la profession de dogmes contradictoires –, de sincérité – quand il ne croit pas en ses propres dogmes – et d’amour – lorsqu’il récolte des bénéfices du culte. Le second dépend de l’aide de Dieu, lorsque le cultivateur ne peut plus « présenter aucun gage plausible de révélation divine13 ». Ces deux causes s’appliquent d’une façon tout à fait différente selon que la religion est vraie ou fictive.
42Hobbes ose assujettir la vraie religion aux mêmes cycles de croissance et de déclin que ceux qui régissent les fausses. Le premier exemple est celui de Moïse, dont le peuple retourne à l’idolâtrie dès que le prophète qui les avait conduits hors d’Égypte ne leur présente plus de miracles. Après la période de Moïse, Aaron et Josué, « les miracles, venant à manquer, la foi manqua aussi14 ». La fin de la théocratie en revanche, qui marque la sortie du royaume prophétique, est interprétée comme le résultat de la mauvaise magistrature des fils de Samuel sur un mode qui s’apparente au déclin des religions païennes, à ceci près que le vrai Dieu est déposé de son règne politique : « Ainsi, la justice venant à manquer, la foi manqua aussi15. »
43Enfin, la dissolution du paganisme romain et la croissance du christianisme sont articulées : pour les raisons évoquées plus haut, le clergé païen subit une crise de discrédit au moment même où la prédication chrétienne se répand dans toute l’Europe méditerranéenne16. En disant que l’accroissement extraordinaire du nombre des chrétiens aurait été impossible sans le déclin du paganisme, Hobbes relativise la puissance de la prédication apostolique. La relativisation se poursuit par une comparaison entre ce premier moment de l’implantation de la religion chrétienne et le moment de la Réforme :
C’est aussi, en partie, pour cette raison que la religion de l’Église de Rome fut abolie en Angleterre et en maints autres pays de la chrétienté, car la défaillance de la vertu des pasteurs fait défaillir la foi parmi le peuple ; cela vient aussi en partie de ce que les scolastiques introduisirent dans la religion la philosophie et la doctrine d’Aristote, d’où surgirent tant de contradictions et d’absurdités que les membres du clergé y acquirent une réputation d’ignorance et de mauvaise foi, et que les peuples furent inclinés à répudier leur autorité, soit malgré les princes, comme en France et en Hollande, soit avec leur accord, comme en Angleterre17.
44La « religion de l’Église de Rome » croît et décline comme toutes les religions païennes d’un défaut de signes surnaturels – qui n’est ici qu’implicite – et du discrédit des prêtres. La Réforme est censée répéter, contre une Église de Rome assimilée à une forme de paganisme, le premier moment de l’implantation du christianisme : la « régénération ». La Réforme a pu s’opérer contre les Princes (en France et en Hollande) ou avec leur consentement (l’Angleterre). Si les princes chrétiens n’avaient pas été rivaux et si par conséquent, le pape n’avait pas pu jouer les uns contre les autres, ces princes auraient pu sans difficulté apercevoir la feinte et « rejeter toute autorité étrangère, aussi aisément que cela s’est fait en Angleterre18 ».
45Après avoir implicitement salué le courage d’Henri VIII et son intelligence politique19, puisqu’il a su éviter à l’Angleterre, au moins sous son propre règne, les aléas qu’impliquent une Réforme « venue d’en bas », c’est-à-dire d’une partie du clergé, ou de côté, par des Grands convertis, comme en France, Hobbes oriente la polémique vers « cette Église où l’on se pique le plus d’avoir opéré une réforme » et qui est évidemment l’Église d’Angleterre :
Je peux donc attribuer tous les changements de religion de ce monde à une seule et même cause, à savoir, à la défaveur encourue par les prêtres ; et ceci non seulement chez les catholiques, mais même au sein de cette Église où l’on se pique le plus d’avoir opéré une réforme20.
46Mais de quelle Église s’agit-il ? S’agit-il d’une critique de l’épiscopat, au moment, en 1651, où celui-ci est déjà dissous depuis de nombreuses années ? En effet, dès 1643, le Long Parliament a consenti à la Solemn League and Covenant proposée par les Écossais, qui impliquait l’adoption progressive du presbytérianisme. L’assemblée de Westminster, convoquée en juin 1643, était vouée à proposer un settlement religieux proche du presbytérianisme, que l’alliance des rebelles avec l’Écosse semblait imposer. L’instauration du presbytérianisme butta sur l’attachement des parlementaires anglais à la Réforme henricienne, sur l’érastianisme dont elle était marquée, et sur la résistance envers tout clergé prétendant tenir son autorité jure divino21. Au moment où il écrit, le presbytérianisme a déjà subi un reflux politique majeur et les indépendants préparent activement une autre organisation religieuse. Vers 1651, la question de la discipline ecclésiastique se concentre autour de The Humble Proposals rédigés par John Owen, Thomas Goodwin et Phlipp Nye22 qui réaffirment, d’une façon érastienne, le pouvoir du magistrat sur les affaires religieuses. On s’achemine vers un règlement religieux, qui ne sera adopté qu’en 1653, très proche de celui que connaissait l’Angleterre avant que l’épiscopat laudien ne prétende réinstaurer l’autorité jure divino du clergé, que Hobbes décrira dans le Béhémoth, avec une grande clairvoyance, comme ayant rendu possible l’alliance objective des opposants religieux et républicains23.
47Le chapitre 47 du Léviathan précise le modèle du cycle en l’appliquant spécifiquement au clergé catholique. La construction, ou la synthèse, du pouvoir pontifical a connu trois moments qui sont autant de « nœuds » qui enserrent la liberté chrétienne. La « toile » a commencé avec les premiers rudiments du pouvoir pastoral qui sont la sagesse, l’humilité, la sincérité, et les autres vertus apostoliques, qui persuadent sans obliger. Le premier nœud qui enserra la liberté chrétienne consistait en l’autorité que s’arrogèrent les premiers presbytres, sur le fondement d’abord innocent de la persuasion, à voir leur enseignement suivi sous peine d’excommunication ; le second en celle des évêques sur l’ensemble des presbytres ; et le troisième en celle du pape sur tous les évêques. Pour dégager le rôle de l’autorité civile dans ce processus, il faut l’articuler à celui de la dissolution de l’Empire romain. Que les papes se soient constitués en pontifes exerçant une autorité temporelle sur Rome et spirituelle sur l’Europe entière n’est pas le fait de la seule puissance doctrinale qui le sous-tend : à partir de Constantin, le christianisme devint religion impériale sans que l’autorité pontificale ne s’autonomisât. Mais l’Empire déclina, l’empereur se retira à Constantinople, et les papes furent de facto investis d’une autorité civile que le peuple, face aux invasions barbares, leur reconnut volontiers.
48Ici, l’enchaînement qui voit le pape transformer une puissance de persuasion en puissance de contrainte, une puissance d’enseignement en puissance de coercition, un pouvoir sur son propre territoire en influence presque directe sur la politique de toute l’Europe, est comme déconnecté d’un certain nombre d’éléments contingents par rapport à la logique propre de la synthèse religieuse. Il avait fallu pour cela que les rois carolingiens (Pépin puis Charlemagne), en manque de puissance et de légitimité, demandent au pape d’être couronnés. Les papes avaient su donner ensuite un « substrat ontologique » à leur puissance : en inventant un pouvoir spirituel et un « monde spirituel », lequel était censé définir les fins du temporel, ils avaient réussi à « faire loucher » non seulement les sujets, les fidèles, mais les empereurs eux-mêmes. Les universités seront l’instrument idéologique le plus décisif dans ce strabisme ontologique et politique.
49Selon le chapitre 47, les premiers empereurs ou souverains civils sont directement responsables de la croissance du pouvoir pontifical qui s’est faite pourtant à leur insu : ils sont les « auteurs accessoires de leur propre préjudice et du préjudice public24 », puisqu’en autorisant l’enseignement des doctrines ténébreuses, ils condamnaient toutes les politiques nationales de leurs successeurs à l’échec. Par conséquent, à partir du troisième nœud, s’engageait une amplification du pouvoir pontifical qu’aucune volonté politique ne pouvait plus menacer.
50Une fois cette « sorcellerie » mise en place, seul un remède divin pouvait changer le cours des choses. Mais la providence divine laisse les ennemis parvenir au sommet de leur puissance. Une résistance trop précoce au processus ne fait que le renforcer. En effet, si Dieu
ne manque jamais, à son heure propice, de détruire toutes les machinations que les hommes ourdissent contre la vérité, il faut attendre son bon plaisir, lequel souffre souvent que la prospérité de ses ennemis, ainsi que leur ambition, s’élèvent assez haut pour que leur violence ouvre les yeux des hommes antérieurement scellés par la prudence de leurs prédécesseurs, et font que les gens, à force de trop étreindre laissent tout aller, comme le filet de Pierre fut rompu par le trop grand nombre de poissons qui s’y débattaient, alors que l’impatience de ceux qui s’efforcent de résister à de tels empiètements avant que les yeux de leurs sujets ne fussent ouverts ne fit qu’accroître le pouvoir auquel ils résistaient25.
51Seuls sont donc à blâmer les empereurs qui, disposant d’un pouvoir entier, ont autorisé, au début, la tentative de possession par le biais des universités. Remède divin et providence sont ici une manière transparente de désigner un procès historique long et complexe, seul capable de produire, à un moment donné (le moment de la réforme), des esprits aptes à être cultivés par d’autres et autrement que par l’Église de Rome.
52Pour mesurer la distance entre cette analyse et celle des historiens plus « politiques » – voire des « politiques » – il suffit de comparer le chapitre 47 du Léviathan aux premiers chapitres des Histoires florentines de Machiavel, et notamment au chapitre IX, « Comment les Papes acquirent leur puissance », qui, d’abord attentif aux vertus intrinsèques des évêques en termes de religion et de sainteté – puis de ruse ! –, insiste surtout sur les invasions barbares qui, causant la vacance du pouvoir civil retiré à Constantinople26, facilitaient l’émergence de la puissance pontificale, bref, sur des occasions toutes temporelles. Le Léviathan anglais est plus discret sur cette causalité croisée, disons sur la dimension fortuite des événements, qui en termes de providence divine laisse songeur – cela ne pouvait pas se passer plus mal, comme si Dieu avait choisi le moment le moins opportun pour la « régénération » de la promesse adamique27.
53Dans ses Histoires florentines, la perspective de Machiavel était celle d’une histoire nationale, qui s’assignait un détour par l’histoire pontificale comme elle eût fait le détour par l’histoire des autres États italiens afin de pister « l’origine des divisions et des haines28 ». Guichardin, dans sa longue digression sur le pouvoir de Rome, greffée sur la question des provinces de Romagne, procède de la même façon29. Ainsi, l’emprise pontificale ne se définit-elle pas chez Machiavel et Guichardin comme une emprise spirituelle mais comme une puissance parmi d’autres sur le champ des stratégies, une puissance qui bénéficie d’une « supplément symbolique » tout relatif, en aucun cas décisif, comme il l’est pour Hobbes. Ce supplément symbolique tient autant en la posture qui consiste à succéder à l’Empire romain, qu’à user du Dei gratia ou d’une quelconque menace d’intercession divine30.
54En tant que telle, la révolution anglaise est décentrée dans l’espace et dans le temps, pour être pensée comme segment d’un développement logique qui la dépasse, et les acteurs divers (Henri et les premiers protestants anglais, puis les presbytériens, les indépendants et les sectaires) assument un rôle dans un processus dissolutif que nul ne commande : comme processus, il transcende toute emprise, toute anticipation, toute délibération individuelles. Il n’est pas exagéré de dire dès lors, avec certaines précautions toutefois, que Hobbes invente, en 1651, la notion de procès historique : même si les ténèbres sont diffusées et instrumentalisées et même s’il n’est pas bien difficile de découvrir leurs auteurs – Hobbes recommande pour cela le principe cicéronien du cui bono31 –, l’enténébrement et ses conséquences, de la Réforme à la crise anglaise, sont pour une large part une histoire « sans sujet ». Disons que la finalité polémique de Du Royaume des ténèbres conduit son discours historique dans une tension, ou une équivoque. D’un côté, si les ténèbres sont essentielles au sujet humain en raison de sa finitude, si nul ne peut concevoir un degré de lumière plus haut qu’il a déjà atteint, si, en cherchant la lumière, les hommes s’égarent doctrinalement, du fait même de cette recherche32, et si enfin certains d’entre eux s’abandonnent complètement à la déraison, comment concevoir, alors, une raison pour un quelconque processus ? De l’autre, si des acteurs gouvernent d’une façon délibérée le cours de l’histoire, dans une position d’extériorité aux ténèbres qu’ils diffusent comme leurs instruments, la notion de processus historique, comme série d’événements échappant pour tout ou partie à l’emprise des sujets empiriques, mais justifiable d’une autre « raison » que celle du « sujet », s’évanouit.
55La question, du reste, est sans doute plus complexe encore puisque bon nombre de représentations intellectuelles ou religieuses ne sont pas des instruments délibérés dans le projet de la domination pontificale. Il y a des phénomènes d’inertie qui affectent un certain nombre d’institutions, de discours, de cultures, qui continuent d’exister d’une façon quasiment indépendante de leur fonction première. Il en est ainsi de bon nombre de « vestiges » du paganisme, tantôt immédiatement exploités par les premiers clergés chrétiens pour faciliter la conversion, tantôt laissés tels quels, par négligence. Il est important, aussi, de repérer à quel moment la religion chrétienne se retourne en procès de domination. Sur ce plan, Hobbes distingue bien deux moments. On a une construction naturelle des trois premiers nœuds qui enserrent la liberté chrétienne. Il est naturel en effet que la religion de l’Évangile ait ses pasteurs et que l’Empire romain, à son apogée, dirigé par des empereurs non chrétiens, favorise l’unification des chrétiens autour de leurs pasteurs. Tout au long de cette période, il y a une culture chrétienne d’un naturel religieux informé par le paganisme et ses vestiges, sans que ces restes ou vestiges soient instrumentalisés dans un souci de domination. La domination vient ensuite. Elle tire sa force irrésistible d’une dynamique de maximisation. L’instrumentalisation des doctrines joue à plein, avec ses effets institutionnels, d’autant qu’il y a un vide politique, un désordre, puis une division politique de l’Europe chrétienne.
DE BACON À HOBBES
56L’Instauratio Magna de Bacon n’est pas, à proprement parler, un système philosophique. Décrivant la démarche d’un esprit scientifique bien mené, dans une position qui surplombe les pratiques, les détaillant et les agençant, en anticipant de possibles résultats mais sans en construire réellement la continuité démonstrative, Bacon propose un programme plutôt qu’un système. Le rapport à l’histoire des sciences peut être critique, mais c’est surtout l’ancienne articulation, scolastique, des principes aux sciences empiriques qui est repensée, ce dont Hobbes hérite comme d’une évidence. Car du point de vue des sciences positives, Bacon instaure et réinstaure. Le rapport à l’histoire des sciences et à l’histoire de la philosophie ne peut être le même que celui qui se joue chez Hobbes, qui, d’une certaine façon, rompt avec cette forme même de rupture, comme s’il lui disait, par son silence, qu’elle n’en était pas vraiment une.
57Les seuils épistémologiques (révolution galiléenne) et les différences de contexte (consensus jacobéen et dissensus révolutionnaire) ne font pas l’objet de la présente analyse. Le silence de Hobbes sur Bacon marque sans doute ici la différence des temps et la différence des projets.
58Ce qui est plus intéressant, pour la question de l’histoire, c’est que cette rupture « de fond » est redoublée par une rupture de forme ou d’attitude théorique qui touche les rapports à l’histoire et à l’historiographie de très près. Car il se pourrait bien que, même si on ne rompt pas de la même façon et avec les mêmes choses, des analogies de structure dans l’agencement de la positivité du discours et de la critique historique sur laquelle elle s’appuie puissent exister.
59Car c’est bien une structure « histoire critique/positivités scientifiques » que l’on trouve chez ces deux « instaurateurs ». Il y a bien une analogie de structure que l’on découvre sous l’écart massif des projets. Or cette analogie structurelle, altérée bien sûr par la différence des moments et des programmes, on ne la trouve pas chez d’autres auteurs de l’époque, même chez ceux qui instaurent un système, comme Descartes ou Spinoza, même chez ceux qui pratiquent l’histoire critique de plus près, comme Gassendi et Mersenne.
60En faisant de l’histoire intellectuelle un élément incontournable de l’histoire politique, Hobbes altère la structure baconienne autant qu’il en hérite. Car Bacon considère l’histoire des savoirs comme l’œil qui manque à la statue de Polyphème, le cyclope, comme l’histoire qui donne sens à la totalité du corps historique en révélant son esprit, la seule alors, peut-être, à avoir une dimension universelle.
61Dès 1605, Bacon constate que la quatrième espèce d’histoire, après l’histoire naturelle, l’histoire civile et l’histoire ecclésiastique, à savoir l’histoire des lettres, est complètement manquante33. Dans les autres genres d’histoire, des auteurs ont proposé un tableau général des œuvres de la nature, de l’état civil et ecclésiastique, mais l’histoire des lettres n’a pas encore été assemblée. C’est l’absence d’une telle histoire, pour Bacon, qui rend impossible l’achèvement du savoir historique, pourtant bien avancé dans les autres domaines. Du fait de ce manque, l’histoire du monde (« history of the world ») est comparable à la statue de Polyphème. Il faut prendre cette métaphore au sérieux : c’est bien l’histoire des lettres et des arts qui manifeste l’esprit et la vie de l’histoire universelle, comme l’œil (ici, avec l’exemple de l’œil unique du cyclope) le fait pour l’esprit. Sans cette histoire-là, les histoires nationales ne font pas sens, et partant, l’histoire universelle manque d’une détermination essentielle. C’est une façon, pour Bacon, de montrer que les programmes historiographiques de ses prédécesseurs étaient incomplets, y compris pour ce qui était de saisir l’esprit des peuples, esprit censé non pas gouverner complètement leur agir politique particulier dans une histoire du monde, mais les signifier, comme l’œil est le signe de ce qui se produit dans l’âme.
62L’Advancement, en 1605, ne décrit encore que d’une façon imprécise le contenu de l’histoire des savoirs. Celle-ci, nous dit-il, doit proposer, en suivant une chronologie opérant à travers des âges bien déterminés, une narration juste de l’Antiquité, de l’origine des connaissances (knowledges) et des sectes qui les défendent ; décrire leurs inventions et traditions, les modes d’administration des institutions par lesquelles elles s’exercent, de leur âge d’or, de leurs controverses les plus marquantes, de leur déclin et de leur oubli, le tout en parcourant tous les âges du monde (« throughout all the ages of the world »).
63Dans le De Dignitate, en 1623, alors que l’historia litterarum est devenue une partie de l’histoire civile, Bacon en étoffe considérablement la méthodologie et ajoute un certain nombre de remarques quant à la centralité de ce savoir pour la compréhension des champs politique et religieux.
64Pour ce qui est des précisions de méthode, Bacon souhaite, entre autres, « qu’avec les événements, on accouple leurs causes (« cum eventis causae copulentur »), c’est-à-dire qu’on spécifie la nature des régions et des peuples qui ont eu plus ou moins de disposition et d’aptitude pour les sciences ; les conjectures et les accidents qui ont été favorables ou contraires aux sciences ; le zèle et les mélanges avec la religion (« zeli et mixturae religionum ») ; les pièges que leur ont tendus les lois, et les facilités qu’elles leur ont procurées (« malitiae et favores legum ») ; enfin les vertus et l’énergie qu’ont déployées certains personnages pour l’avancement des lettres et autres choses semblables34 ».
65Cette histoire doit prendre la forme d’un tableau chronologique, définissant des périodes de temps relativement brèves, « en marchant siècles par siècles », et surtout, en s’abstenant de multiplier les critiques ou les éloges. Ainsi, l’histoire littéraire doit-elle être à la fois un tableau, une synthèse historique, mais aussi une histoire « toute nue », presque uniquement factuelle, comme si la reprise réflexive ou critique de la matière qu’elle fournit dépendait d’une autre science. De fait, c’est la cultura animi, la culture de l’esprit, qui doit prendre le relais, semble-t-il, pour en déduire des préceptes et des règles. Mais surtout, c’est à la science civile de traiter de ses conséquences ou de la « ruminer ».
66La pars destruens du Novum Organum constitue donc une histoire ruminée de l’histoire des lettres – ce que leur méthode strictement entendue interdit –, et en ce sens Hobbes procède aussi à une rumination historique dans ses écrits. Il n’est pas évident, d’ailleurs, que le plus intéressant chez Bacon soit dans le programme de l’Advancement of Learnings ou du De Dignitate mais dans sa propre pratique de l’histoire intellectuelle telle qu’elle est proposée dans le Novum Organum. Par ailleurs, il n’est pas certain que Bacon considère que ce qu’il fait dans le Novum Organum corresponde à ce qu’il programme pour les historiens, dans le De Dignitate. Peut-être comprend-il le travail des historiens comme une forme de documentation à mettre au service du philosophe des sciences qui vise, d’une façon critique, à comprendre son propre projet à l’intérieur d’une histoire mieux informée – et c’est, au fond, ce que fait Hobbes. Ce premier rapprochement ne doit pas nous faire oublier que la comparaison entre Hobbes et Bacon, et notamment celle qui suit, peut « porter à faux » selon que l’on considère le projet ou la pratique de Bacon.
671o Avec la description de l’amour des Grecs pour le professorat et pour l’exercice de l’autorité et de la structure sectaire de leur enseignement, Bacon accomplit d’une façon très rapide, très tranchante, l’histoire presque sociologique de l’institution du savoir dont il jugeait qu’elle était peut-être plus profitable que la connaissance des œuvres elles-mêmes. De ce point de vue, l’historiographie de Hobbes va prolonger ces thèmes en les politisant davantage, en les référant systématiquement à la volonté de puissance des clergés.
68Ce que rumine Hobbes dans son histoire intellectuelle, c’est en particulier ce que le programme historiographique baconien mentionnait sous le chapitre des zeli et mixturae religionum, le zèle et les mélanges des sciences avec la religion ou encore sous celui des conjectures et accidents qui leur ont été favorables35. L’histoire intellectuelle devient une histoire des ténèbres, tandis que celles-ci ne constituaient qu’un sujet parmi d’autres pour Bacon. Certes, les ténèbres étaient déjà pour lui la figure d’un mélange contre-nature de superstition et de science, de religion et de philosophie36. Mais, selon la pars destruens du Novum Organum, toute l’histoire des lettres n’était pas jugée ténébreuse et Bacon distinguait trois époques favorables au développement des sciences : une époque grecque, une époque romaine et une époque moderne, décrivant, pour chacune d’entre elles, leurs ratés, leurs progrès, toujours insuffisants, leur bilan propre. Ces trois époques étaient séparées par des temps intermédiaires caractérisés par un désintérêt pour les sciences plutôt que par une tentative d’étranglement, de dévoiement ou d’instrumentalisation systématiques, autrement dit, par ce que Hobbes nomme le « royaume des ténèbres ».
69Ainsi, les Romains firent peu de sciences naturelles parce que la chose publique les appelait à d’autres charges et, de même, l’époque intermédiaire médiévale se désintéressa des sciences parce qu’elle leur préférait théologie et foi37. Mais se désintéresser ou se détourner des sciences de la nature, ce n’est pas les bloquer ou les étrangler sciemment. L’interprétation hobbésienne accuse la dimension de kampflatz de l’histoire des doctrines.
70Cette différence dans la compréhension des blocages, rend raison des écarts dans la périodisation et la dispositio de leurs histoires intellectuelles respectives, peut-être autant que ne le font les modèles de réussite scientifique qu’ils peuvent défendre, un modèle plus empiriste chez Bacon, un modèle galiléen chez Hobbes.
71En Léviathan IV, puis dans Historia Ecclesiastica, Hobbes ne distingue pas trois époques : plus baconien que Bacon, qui souhaitait accabler les Grecs et louer les Orientaux38, mais qui n’en fait rien dans la pars destruens, Hobbes part d’une philosophie antérieure à celle des Grecs. Elle est vraie, comporte en tout cas une part de vérité, mais est immédiatement utilisée politiquement par une caste sacerdotale. Le tropisme grec pour la philosophie éthique et politique ne fait pas que les détourner des sciences de la nature, comme s’il s’agissait de rendre raison de la différence d’achèvement de la pratique scientifique par une dynamique des distributions de la quantité d’énergie intellectuelle dans divers canaux, elle a un effet politique critique, dissolvant, qui, en retour, paraît bloquer une investigation dépassionnée, savante, des causes naturelles. Mais surtout, les Grecs inventent une forme sectaire d’enseignement, qui voit des disciples diffuser un enseignement avec lequel le moindre écart devient cause de controverse. Ce sont les conditions sociopolitiques de l’émergence de la vérité qui vont étouffer les sciences. Sur ce plan, Hobbes retrouve le thème baconien de la mentalité sectaire des Grecs, mais pour la creuser considérablement, la radicaliser.
72Surtout, les temps intermédiaires ne sont pas des temps producteurs, chez Bacon, de ténèbres nouvelles : ce sont, globalement, des temps morts. Pour Hobbes, c’est au contraire le Moyen Âge romain, au cours duquel se déploie la volonté de puissance pontificale, qui prépare les ténèbres contemporaines, en accumulant de la puissance spirituelle par la diffusion délibérée, la culture de l’erreur. Là aussi, la causalité historique hobbésienne est plus tendue, moins neutre, toujours ramenée à la quête de puissance, quand elle est le lieu pour Bacon, de déperdition, d’oubli, de faute, sans doute, mais par négligence.
73Soit, par exemple, le caractère dominateur de l’aristotélisme. Bacon utilise une image, celle des matériaux légers qui continuent de flotter quand le fleuve du temps voit couler les matériaux lourds : c’est le caractère creux, logique et dialectique, qui assure la survie de l’aristotélisme après les invasions barbares, tandis que les théories plus riches finissent par couler. Pour Hobbes, la théologie grecque est d’abord utilisée pour trancher les controverses dogmatiques du christianisme pendant les conciles, d’une façon encore neutre mais pas complètement innocente puisque ceux qui maîtrisent cet art et qui défendent l’orthodoxie s’assurent une puissance normative, c’est-à-dire une puissance tout court. Hobbes approfondit là aussi un thème baconien, l’idée selon laquelle la religion serait devenue, au contact d’Aristote, un art, mais il le politise à un degré inconnu de Bacon.
742o Dans le Novum Organum, Bacon applique-t-il les principes de son programme ? Le projet consistant à articuler une histoire des lettres et des arts à une histoire civile générale des peuples n’est pas son objet : la pars destruens du Novum Organum n’articule pas systématiquement l’esprit scientifique et le destin politique des nations, mais seulement l’esprit conçu comme mentalité, à l’histoire scientifique elle-même : ainsi les Grecs, caractérisés par l’esprit scolaire, et le peu de progrès dans les sciences empiriques de la nature ; ainsi les Romains caractérisés par l’esprit civique, et la concentration sur les sciences morales et politiques au détriment des sciences de la nature ; ainsi enfin, l’esprit du Moyen Âge et le privilège des savoirs théologiques. Au fond, l’histoire intellectuelle, telle qu’elle est ruminée par Bacon, accorde l’œil à l’âme d’une tout autre façon que ce qu’il souhaite dans le programme historiographique : la pars destruens déduit de l’histoire des lettres et des arts, la facilitation ou l’obstacle à une pratique très spécifique des lettres et des arts, à savoir les sciences.
75Comment comprendre la pratique de Hobbes en référence à ce modèle ? Du point de vue du programme, il semble clair que Hobbes n’éprouve aucun intérêt particulier pour l’histoire universelle en tant que telle – cette histoire se constitue chez lui sans avoir été intrinsèquement posée, visée et explicitement nommée. Que l’histoire des lettres et des arts rende manifeste l’esprit d’une nation est évident pour lui mais ne constitue pas un objet historiographique posé pour lui-même : si on ne comprend pleinement Thucydide, Aristote ou Platon qu’à l’intérieur d’une mentalité politique ou théologique grecque, cette compréhension n’a pas pour finalité la constitution d’une histoire nationale qui viendrait s’intégrer à une histoire universelle. Elle va bien plutôt servir à éclairer ponctuellement la nature des suppléances intellectuelles du régime grec d’autorité ou, inversement, de la critique qui les mine. L’effet sera pensé à l’intérieur d’un processus occidental global qui ne ressemble en rien à l’histoire générale baconienne où les esprits des nations concourent à produire un tissu historique consistant, mais à l’intérieur du processus qui fait l’objet de son historiographie : la synthèse des pouvoirs doctrinaux universels, leurs dissolutions et l’inertie des régimes de représentation qu’ils ont semés dans leur constitution et dans leur dissolution. En un sens, la pratique hobbésienne se situe complètement à l’écart de tout projet d’histoire universelle ainsi compris, et qui via l’Encyclopédie, donnera à Bacon toute l’importance qu’on lui connaît jusqu’au xixe siècle.
76Hobbes se garde de substantialiser un « esprit d’époque » dont les œuvres seraient l’expression, contrairement à Bacon, mais il repère les textes comme des actes relevant d’intentions dans des enjeux de pouvoir non pas personnels – comme le lui a appris Tacite – mais institutionnels. Elle est en deçà et, en un sens, au-delà par la précision de sa thématisation.
77Quand on compare sa pratique avec celle de Bacon dans le Novum Organum, on voit bien que le rapport de signification et de détermination entre doctrines et histoire civile, et notamment entre fictions religieuses et métaphysiques et projet politique de domination, est beaucoup plus développé chez Hobbes. Si, chez Bacon, on va d’un esprit très général, vers le blocage ou le sommeil des sciences, on parcourt avec Hobbes le rapport de signification dans les deux sens, et surtout, on comprend beaucoup mieux le lien entre la sphère politique et religieuse du pouvoir, et la production des doctrines qui entravent les sciences.
783° Pour Bacon, le but de l’histoire intellectuelle est de rendre les hommes plus sages quant à l’administration et à l’usage politique du savoir. De même qu’un théologien deviendra bien plus prudent en lisant consciencieusement l’histoire de l’Église qu’en lisant saint Augustin ou saint Ambroise, il est plus profitable de lire l’histoire des lettres et de leurs institutions pour être sage dans l’administration du savoir, plutôt que telle ou telle œuvre majeure en tel ou tel domaine.
79Le texte de 1623 précise l’utilité de cette histoire en politique de la façon suivante :
Nous pensons qu’une histoire telle que celle dont nous avons donné l’idée pourrait augmenter plus qu’on ne pense la prudence et la sagacité des savants dans l’administration et l’application de la science ; et nous pensons de plus qu’on peut, d’une semblable histoire, observer les mouvements et les troubles, les vertus et les vices du monde intellectuel, aussi bien qu’on observe ceux du monde politique, et tirer ensuite de ces observations le meilleur régime possible39.
80La connaissance de l’institution du savoir primerait presque sur la connaissance du savoir lui-même, comme le montre l’analogie, elle aussi plus développée en 1623, du prélat qui gagne davantage en sagesse à la lecture minutieuse de l’histoire ecclésiastique qu’à la lecture de l’œuvre d’Augustin. Un savoir non organisé sur le plan institutionnel est finalement de peu de fruits.
81C’est sur ce point qu’une comparaison avec ce que fera Hobbes en la matière s’avère des plus instructives. On dit souvent que Hobbes n’est pas baconien dans son rapport au savoir : le fait qu’il doute de l’utilité d’une histoire encyclopédique des sciences et des arts – d’ailleurs, il n’en propose aucune – en serait le signe – et il lui préfère en effet, en tout cas pour ce qui est digne de conservation et d’intérêt une « micro-histoire » de la révolution copernicienne (et de son enracinement dans la géométrie euclidienne, comme dans certaines préfigurations de la cosmologie alexandrine)40. De fait, son histoire intellectuelle est critique, voire hargneuse, toujours extraordinairement clivée par les enjeux relatifs à ses positions philosophiques, en bref, tout le contraire de ce que propose Bacon.
82Or, deux éléments devraient permettre de redresser cette idée : d’une part, Bacon n’a jamais, lui non plus, écrit ce genre d’histoire encyclopédique du savoir, et la seule histoire intellectuelle qu’il ait écrite, deux ans avant le De Augmentis, dans le Novum Organum, est une histoire critique qui dresse un état du savoir, un état, en l’occurrence critique, afin de dégager un espace pour sa propre proposition, pour en montrer la nouveauté et plus particulièrement les conditions de possibilité politiques, religieuses et sociales. Autrement dit, Bacon « n’est même pas baconien » sur ce plan, son histoire ressemble par bien des points à celle que propose Hobbes : c’est une histoire de la stagnation des sciences et de ses causes. D’autre part, lorsqu’il avance que l’histoire de l’institution du savoir est plus importante que l’histoire du savoir elle-même (l’histoire de ses accomplissements), c’est-à-dire, quand on relativise sa provocation, au moins autant, on reconnaît un trait qu’en général on attribue à Hobbes plutôt qu’à lui. On dit en effet de Bacon que sa confiance dans les lettres et les arts devait permettre un progrès politique – c’est, en grande partie, le sens de la fable d’Orphée dans le De Sapientia Veterum. L’optimisme scientifique et technique porte un optimisme politique : c’est la science et ses progrès qui permettront qu’apparaisse un bon gouvernement, car Orphée ne doit pas seulement faire de la politique, il doit d’abord cultiver les esprits pour les débarrasser des fictions superstitieuses. Or, on constate ici que c’est bien plutôt la science du bon gouvernement de la science qui permet d’abord que des savoirs progressent et qu’ils n’entravent pas ensuite les progrès politiques, en servant par exemple des intérêts religieux qui en feraient de nouveaux instruments d’enténébrement.
83Or, c’est à Hobbes d’ordinaire que l’on attribue cette priorité de l’institution politique du savoir sur les progrès internes au savoir, non à Bacon. C’est aussi à Hobbes que l’on rapporte d’ordinaire l’idée selon laquelle la connaissance de l’institution de la connaissance – ce qu’il faut connaître, c’est le moyen, toujours politique, de faire adhérer les sujets aux « vérités » scientifiques – serait plus importante que la vérité (inaccessible au demeurant) d’une doctrine. Or, même quand on ne cède pas à la caricature décisionniste de Hobbes – la vérité ne dépend pas pour Hobbes de l’arbitraire politique –, on voit bien que son insistance – réelle, elle – sur l’institution de la vérité, il la tient de Bacon, beaucoup plus « politique » qu’on a voulu le croire sur ce plan-là.
Notes de bas de page
1 Sur les rapports de Hobbes et de Bacon quant à l’histoire des sciences, le lecteur pourra se reporter à P.-F. Moreau, Hobbes, philosophie, science, religion, Paris, PUF, 1989, p. 39-47 ; A. Milanese, Principe de la philosophie chez Hobbes. L’expérience de soi et du monde, Paris, Garnier (Classiques), 2011 ; Hobbes et Bacon, le sens d’un silence, actes du colloque de Bordeaux de mars 2012, à paraître en 2014 dans la revue Astérion.
2 « The faculty of reasonning being consequent to the use of speech, it was not possible, but that there should have been some generall truthes found out by reasonning, as ancient almost as language itself. » Lév., IV, chap. 46, Mcph., p. 683.
3 Lév., III, chap. 30, Mcph., p. 378 ; tr., p. 359.
4 Lév., IV, chap. 46, Mcph., p. 683-684 ; tr., p. 679.
5 Voir la préface au De Cive.
6 « Les uns considéraient les figures et les mouvements, au grand avantage des commodités de la vie, qui était avancée par leurs inventions. » Ibid. ; tr. Sorbière, p. 67.
7 Voir J. Terrel, « Au principe de l’Historia Ecclesiastica de Hobbes : une histoire de l’origine de la culture », compte rendu de lecture pour la revue Études philosophiques, octobre 2010, de l’édition de P. Springborg, P. Stablein et P. Wilson (Paris, Champion, 2008), p. 9 et suiv.
8 Hist. Eccl., vers 315-318, p. 318.
9 Hist. Eccl., vers 409-415, p. 348.
10 Lév., IV, chap. 44, Mcph., p. 628 ; tr., p. 626.
11 Lév., IV, chap. 44, Mcph., p. 630 ; tr., p. 628.
12 Voir supra, chap. I.
13 Lév., I, chap. 12, Mcph., p. 179-180 ; tr., p. 116-117.
14 Ibid., p. 181 ; tr., p. 118.
15 Ibid.
16 « Et quand, au cours de l’implantation de la religion chrétienne, les oracles se turent en tous les points de l’empire romain, et que le nombre des Chrétiens s’accrût extraordinairement chaque jour et en chaque endroit, par l’effet de la prédication des apôtres et des évangélistes, ce résultat peut raisonnablement être attribué pour une grande part au dédain qu’avaient suscité envers eux-mêmes les prêtres des Gentils de ce temps, par leur impureté, leur cupidité, et les astuces qu’ils déployaient auprès des Princes. » Ibid.
17 Lév., I, chap. 12, Mcph., p. 182 ; tr., p. 119.
18 Ibid.
19 Ce qu’il fera aussi dans le Béhémoth, voir infra, IV, chap. 2 et 3.
20 Lév., I, chap. 12, Mcph., p. 183 ; tr., p. 120.
21 L’assemblée était composée de 121 membres du clergé et de trente délégués laïcs : elle était dominée par les Écossais et leurs alliés presbytériens anglais. Mais il y avait une minorité de résistance composée d’indépendants et d’érastiens comme Thomas Coleman, John Lightfoot et John Selden. Dès qu’il s’est agi de réinstaurer une autorité jure divino, la minorité s’est opposée, soutenue par le parlement, qui devait très vite rappeler à l’assemblée son rôle seulement consultatif (après une pétition de l’assemblée, à l’automne 1645). Autour du printemps, le parlement attaquait plus frontalement l’assemblée en disant qu’elle tentait de rompre ses privilèges et le 21 avril 1646 un vote affirmait que toute juridiction « en des causes spirituelles réside dans le magistrat civil d’Angleterre ». Le droit divin est rejeté, la capacité du parlement à déterminer les cas d’hérésie et d’excommunication réaffirmée, comme celui de contrôler les ordinations. Voir Robert Paul, The Assembly of the Lord : Politics and Religion in the Westminster Assembly and the « Grand Debate », Édimbourg, T & T Clark, 1985, p. 102-127. Voir aussi, pour une bonne synthèse et des conclusions qui seront discutées ici sur les positions de Hobbes, J. Collins, The Allegiance of Thomas Hobbes, op. cit., p. 95-97.
22 Ibid., p. 167.
23 Voir le chapitre suivant.
24 Lév., IV, chap. 47, Mcph., p. 709 ; tr., p. 704.
25 Lév., IV, chap. 47, Mcph., p. 709 ; tr., p. 705.
26 Histoires florentines, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1952, p. 961-962.
27 On trouve dans le Léviathan la métaphore du pape qui trône sur le défunt Empire romain, et dans ce texte du chapitre 47, il est fait mention de la faiblesse des empereurs, faiblesse dont profitèrent les papes.
28 Histoires florentines, op. cit., p. 945.
29 L’histoire d’Italie, Paris, Robert Laffont, 1996, IV, chap. XII, p. 320 et suiv.
30 Cette nouvelle historiographie fait donc passer la culture au premier plan, ce qui est tout à fait cohérent avec les orientations de la philosophie en termes d’artifice et de pratique : l’emprise des idées, la condition théologico-politique, la Weltanschauung ontologique (le dualisme), sont autant d’éléments tout à fait décisifs de la domination pontificale. Pour réformer l’État il faut en avoir pris la mesure, il faut aussi, pour en comprendre la puissance, en avoir retracé l’histoire.
31 « Cicéron cite avec éloge l’un des Cassius, qui fut à Rome un juge sévère, pour l’habitude qu’il avait, dans les causes criminelles, lorsque le témoignage des témoins n’était pas suffisant, de demander aux accusateurs : cui bono ? C’est-à-dire : quel profit, quel honneur, ou quelle autre satisfaction l’accusé avait-il reçus ou attendus de l’acte en question. » Lév., IV, chap. 47, tr., p. 701 et suiv. Ce qui est intéressant ici, c’est que Hobbes reconnaît que pour cette histoire du temps long et cette interprétation judiciaire de la diffusion des ténèbres, les témoins ne sont pas toujours suffisants. C’est, entre autres, une des raisons pour lesquelles ce genre de discours n’est pas considéré par lui comme une histoire au sens strict de ce terme, au sens qu’il lui donne dans la classification comme connaissance du témoin.
32 Voir l’incipit de Du Royaume des ténèbres, en particulier le paragraphe 2 du chapitre 46 ; tr., p. 626.
33 Of the Proficience, II, Sped. III, p. 183.
34 De Dignitate, Sped. II, p. 200 ; tr., Buchon modifiée, p. 60.
35 De Dignitate, Sped. II, p. 200.
36 Voir Novum Organum, aphorisme 89, entre autres.
37 Ibid., aphorisme 62.
38 Voir Commentarius Solutus, Sp. Letters IV, p. 64-65. Nous devons cette référence à D. Deleule, dans son introduction aux Cogitata et Visa.
39 Sped. I, p. 504 ; tr., Buchon, p. 60.
40 Voir l’épître au De Corpore.
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