Chapitre VIII. L’histoire sacrée ou l’histoire de la foi
p. 245-298
Texte intégral
1 Nous avons déjà développé un certain nombre d’éléments quant au rôle de l’histoire sacrée dans la pensée de Hobbes : prévalence, dans ses premiers usages (1640 et 1642), de la pactologie et des enjeux théologico-politiques ; approfondissement, avec le Léviathan, de la question du fond anthropologique de la religiosité, qui appelle de nouveaux développements, et notamment une eschatologie, c’est-à-dire une interprétation hétérodoxe du Salut.
2En ce sens, dans le Léviathan, Hobbes investit l’histoire sacrée dans une direction qui n’engage plus seulement les questions classiques de la double obéissance, de la discipline ecclésiastique ou encore de la pédagogie divine – ce que Dieu enseigne par les Écritures quant au gouvernement –, comme si les Écritures étaient le registre d’une certaine normativité que l’on pourrait interpréter dans les termes d’une rationalité juridique particulière, mais dans une direction tout autre – qui se superpose à la première : celle d’une expérience, d’un certain régime d’historicité, d’une mise en récit qui répond à la condition prométhéenne des hommes, lorsqu’ils ont réglé, peu ou prou, leurs problèmes politiques.
3Parvenu à ce point, notre fil directeur consistera à cerner la façon dont Hobbes peut concevoir l’histoire sacrée dans une certaine économie des relations à l’histoire (comme historiographie, comme texte sacré) et des relations à l’Histoire, comme devenir, destination, ici, comme Salut – donc dans une économie globale de l’expérience et de la croyance historiques.
4En ce sens, il est légitime de se demander d’abord dans quelle mesure Hobbes a été sensible à une veine historiographique qu’il avait toujours, auparavant, tenue pour suspecte. En effet, une certaine historiographie anglaise avait considéré le Salut chrétien comme l’horizon possible, la ligne de fuite, voire la raison, d’une histoire nationale1. L’expérience religieuse avait joué un rôle majeur en conjuguant au devenir collectif de l’Église en laquelle se définissait l’existence du fidèle – d’où la centralité de l’histoire ecclésiastique dans « l’histoire de l’idée d’Histoire » –, les dimensions du destin politique national (dans l’eschatologie de la nation élue), les spécificités constitutionnelles et éventuellement ethniques de l’Angleterre et le cheminement individuel de l’élu (dans une forme individualiste du puritanisme). Conjointement, c’était l’exigence d’écrire une histoire nationale qui pouvait pousser des écrivains à insister sur la spécificité du rôle de l’Angleterre et de ses institutions dans l’histoire du Salut et à mythifier la rupture qui avait conduit à construire une Église nationale2.
5Hobbes avait été profondément indifférent, dès ses débuts, à cette historiographie « nationale-prophétique ». Le reste-t-ilen1651 ? Assurément, puisque les genres de la connaissance historique qu’il reconnaît, de même que sa propre pratique, indiquent qu’il n’a jamais songé à mêler histoire nationale – c’est-à-dire civile – et prophétie, pas plus qu’il n’a cherché à attribuer un rôle à l’Angleterre dans la réalisation du Salut.
6Pour ce qui est de la question du Salut ou de l’expérience religieuse dans la vie individuelle, Hobbes, manifestement indifférent à la littérature puritaine du « cheminement individuel » est, à nouveau, complètement silencieux.
7Le fait que Dieu ne puisse être objet d’intellection ou d’intuition semble d’ailleurs interdire la description d’une des expériences cardinales du christianisme : une expérience « métaphysique » qui prolongerait la foi, de celles que l’on attendrait de tout penseur consacrant à la religion autant de pages. La religion n’est pas pensée d’abord comme une expérience individuelle mais comme une expérience collective et, surtout, non comme une expérience de l’intériorité, sur le mode du parcours personnel et intime qui pouvait caractériser la littérature puritaine, mais comme une expérience politique. L’accusation d’athéisme, la suspicion de double discours, issue de l’étroitesse supposée de l’expérience chrétienne chez Hobbes, étroitesse qui traduirait une indifférence profonde à la piété chrétienne, se fondent sur ce malentendu : le Léviathan parle beaucoup de religion, mais est très peu disert sur l’expérience individuelle du religieux. C’est un fait qui, sans même qu’on ait à considérer le contenu de sa politique religieuse, suffisait à le rendre vulnérable à la critique.
8Le lecteur a donc le sentiment, en lisant les chapitres dans lesquels la religion est abordée, ou encore les chapitres d’exégèse des traités, qu’il y a un problème religieux plutôt qu’une question religieuse. La rencontre du lecteur avec la religion ne se présente pas d’abord comme une rencontre avec l’expérience religieuse, mais toujours à travers un certain nombre de problèmes : problème théologico-politique – les controverses et la guerre civile –, problème épistémique – peut-on connaître Dieu ? Qu’est-ce que croire ? – problème de l’origine – pourquoi croit-on ? Quelles sont les semences naturelles de la religion ? Présenter ces biais comme l’effet d’une tradition du commentaire qui se serait centrée sur les problèmes de l’autorité ecclésiastique, du scepticisme ou de l’analyse naturaliste des semences religieuses est insuffisant. De fait, depuis les Elements, les rives du fait religieux sont occupées par la question du droit naturel, par la question de la connaissance, par la question de la discipline ecclésiastique, et d’une certaine façon notre présentation leur a aussi donné priorité. Les questions politiques ne sont jamais très loin des principaux énoncés concernant la « vraie religion », comme en témoignent par exemple, jusque dans le Léviathan, ces paragraphes sur la conscience et la foi, marqués par la polémique antipuritaine, anticatholique et par certaines provocations sceptiques.
9Enfin, il semble bien que la question de l’expérience religieuse soit subordonnée à celle de l’origine du religieux qui se découvre dans les genèses a priori que nous avons décrites dans les chapitres qui précèdent. L’éthique, comme connaissance des conséquences des passions, déploie cette expérience depuis ce qui l’engendre, et d’une certaine façon elle l’y immobilise : curiosité, crainte, anxiété sont les trois dimensions affectives de l’expérience individuelle du religieux.
10Pourtant, poser la question en termes d’expérience permet de dégager deux axes de réflexion décisifs pour le problème de l’histoire. Il faut seulement concevoir la spécificité de cette expérience chez Hobbes.
11Le premier axe consiste à mesurer les effets, en termes d’interprétation des Écritures, de l’effort qu’il consacre à concevoir l’enracinement anthropologique de la promesse du Salut, effort qui nous a semblé très clair à la lecture de l’anthropologie du Léviathan.
12Nous savons que Hobbes distingue les promesses de la politique humaine, comme salut relatif (la sécurité matérielle, la préservation de la vie et la protection des dangers de la guerre étrangère et de la guerre civile) des promesses de la vraie religion comprise comme politique divine3, ce qu’annonçait du reste la nouvelle architecture du Léviathan, qui articulait fortement le chapitre sur la religion (le 12) et le chapitre sur l’état de guerre (le 13) et ainsi, deux catégories de la condition historique, le fatalisme et la créativité, réunies en Prométhée.
13Hobbes insiste sur le fait que selon les Écritures, Adam était maintenu dans la condition d’immortalité par la grâce, non par la nature. Aussi, le Salut absolu ne restaure pas une nature immortelle, dont les étincelles résideraient en l’âme, mais mobilise à nouveau la grâce de Dieu, qui l’accorde à l’homme comme une condition, jamais comme une nature4. Hobbes veut évidemment préserver la nature humaine des attributs que lui confère la psychologie scolastique. Mais la réduction de la part du naturel par rapport à celle de la grâce mérite aussi, outre une remarque générale soulignant la proximité de la théologie de Hobbes à celle de Luther, qu’on la pense dans son rapport à l’élision des déterminations du naturel au profit de la pluralité et de la mutabilité des conditions, dans les textes de l’anthropologie. La nature humaine est privée des qualités métaphysiques (incorporéité de l’âme et immortalité) que l’hellénisation de la patristique lui avait transmis, et ce pour des raisons variées et qu’il appartiendra à Du Royaume des ténèbres comme à l’Historia Ecclesiastica de détailler. D’un côté, ceci permet d’en faire le territoire d’une investigation ne relevant que de la lumière naturelle des sciences et de l’histoire, dans le temps où la grâce s’absente, c’est-à-dire, selon le Christ (Jean XVIII, 36), le monde présent, étranger à la régénération et au Salut5. De l’autre, c’est insister, comme dans l’anthropologie, sur l’indétermination du naturel et sur le travail de la culture, qu’elle soit humaine ou divine. C’est aussi, en ce sens second, insister sur la part du devenir, et donner une place à une rationalité, celle de l’histoire, qui s’en empare, et qui l’interprète.
14Le salut absolu consiste à être sauvé de la mort et de la précarité, mais Hobbes refuse les interprétations métaphysiques qui en font un dépassement de la finitude. La tradition augustinienne considérait le Salut comme une expérience mystique de béatification. Hobbes, dès le début du Léviathan, a rejeté cette interprétation6 pour lui opposer un Salut où le désir se perpétue indéfiniment. Le Salut consiste à être sauvé du péché, c’est-à-dire sauvé de tout ce que le péché nous apporte en termes de maux et de misères : la rémission des péchés et le fait d’être sauvé de la mort et de la misère sont une seule et même chose, puisque mort et misère sont la punition du péché. La fin du péché n’est donc pas celle de la finitude. Il n’y a pas de terme au renouvellement des désirs et de leurs objets, pas de terme à la pluralité des États et à l’état de guerre, même si l’on peut supposer que le royaume de Dieu, après le Jugement, sera invincible. Hobbes suit Isaïe7, qu’il cite longuement, pour prouver que « le salut sera sur terre, quand Dieu régnera, au retour du Christ, dans Jérusalem8 ». Il n’y a pas d’expérience métaphysique nouvelle avec le Salut, mais seulement une existence nouvelle pour les élus, sur une terre qui reste un lieu d’hostilités. Le Christ restaure le royaume mosaïque sur terre, les ressuscités obtiennent un corps incorruptible et ne sont pas sujets à la génération9. Le royaume de Dieu aura à se défendre contre les cités des damnés, condamnés à la mort naturelle : on ne sort pas de la guerre. Hobbes « aligne » le royaume du Salut sur le royaume mosaïque, avec un règne du Christ en homme, au nom du père10. Il s’agit bien d’un royaume, et d’un royaume en guerre, puisque les réprouvés sont bien vivants qui, autour, ont été réssuscités dans une condition mortelle11. Les mortels continuent de faire de la politique, ils ont besoin de science politique et de science morale – il leur faut obéir aux lois naturelles pour être sauvés, « relativement », des maux terrestres. La représentation métaphysique du Salut présente donc un risque pour la politique séculaire des damnés. L’interprétation de Hobbes vise à restaurer, avec les Écritures et contre la tradition, la signification historique et politique du Salut.
15Dans le cadre du monisme matérialiste, il fallait rendre impossible l’intervention de la grâce dans les temps présents : le temps des révélations est clos, le salut promis aura bien lieu en ce monde, mais dans un avenir indéterminé12. Hobbes refuse la vision augustinienne d’un éternel présent, hors du temps et néanmoins parallèle à lui, qui serait le véritable lieu de l’accomplissement du Salut et où les âmes, immortelles par nature, rejoindraient déjà Dieu dans l’attente de la résurrection des corps. Pour ce qui est du salut individuel, et de la difficile question des « temps intermédiaires » entre la mort terrestre et la résurrection, Hobbes est bel et bien mortaliste : l’homme meurt tout entier et est ressuscité tout entier, pour l’éternité dans le cas des élus, pour mourir une seconde fois dans le cas des réprouvés13. Surtout, Hobbes rejoint par certains aspects les thèses millénaristes à ceci près que pour lui le royaume du Christ ne précède pas la fin du « monde présent » mais lui succède.
16Nous ajouterons deux conséquences qui permettent de cerner l’originalité de la pédagogie divine selon le Léviathan. On peut parler à son sujet, un peu comme on le fait de la théologie hobbésienne, de « pédagogie négative ».
17Premièrement, l’autonomie de la politique humaine a été voulue par Dieu : telle serait la leçon qu’il faudrait tirer de son retrait ou encore des échecs de l’expérience théocratique des Hébreux. Dieu aurait voulu enseigner aux hommes qu’ils doivent apprendre, sinon à faire sans lui, en tout cas à ne pas toujours s’en remettre à lui et que par conséquent, il leur faut cultiver les sciences morales et politiques. Dieu, dans son règne prophétique, apprendrait finalement aux hommes qu’il faut privilégier sa parole naturelle et les préceptes, plus transparents, de la raison.
18Deuxièmement, la politique humaine continuera de valoir après le retour du Christ, à l’extérieur de son règne, pour une humanité de damnés. Le royaume du Christ sera bien un « monde à venir14 », mais à l’intérieur d’une même structure temporelle, celle de la perpétuité. Dans cet avenir, la guerre continue, menée par le Christ et ses lieutenants, contre des damnés dont la seule damnation consiste à continuer de vivre en tant qu’hommes mortels15, et qui auront besoin, projet prométhéen, pacte presque « faustien », de la science politique, et pourquoi pas, de celle de Hobbes.
19Quelles sont les conséquences dans une économie générale de l’expérience et de la croyance historiques de cette définition du Salut à l’intérieur de l’histoire, de ce refus d’une eschatologie extra-historique, c’est-à-dire d’une apocalyptique de la discontinuité ?
20Cette conception du Salut s’inscrit dans la droite ligne de l’insistance sur l’enracinement anthropologique du religieux, s’articule à sa conscience des limites de la politique humaine et permet de ressaisir ce qui nous apparaissait comme la description somme toute assez étroite de l’expérience religieuse : le parcours du chrétien se limite à faire confiance à ce Dieu avec lequel il ne peut communiquer, et dont il ne connaît la volonté qu’en faisant confiance aux Écritures.
21Aussi, l’eschatologie hobbésienne a-t-elle pour premier corollaire la limitation de l’expérience chrétienne à la confiance en Dieu (to trust God), qui passe pour le croyant par un credo minimal – le Christ est bien Dieu en tant qu’il nous rédime –, et qui exclut toute expérience métaphysique ou mystique d’une relation directe avec le divin.
22Ensuite, le corollaire de la limitation de l’expérience religieuse, en tout cas telle qu’elle est explicitement décrite, et de la définition anthropologique du naturel religieux réside dans le privilège absolu du rapport aux Écritures, c’est-à-dire à l’histoire, pour ce qui est de la relation à Dieu. En effet, l’expérience de la foi est d’abord une lecture des Écritures. Or, puisque Hobbes exclut une relation directe à la parole de Dieu dans cette lecture, la foi se portant d’abord sur des hommes, qu’ils soient témoins de premier rang (les prophètes) ou de second rang (les rédacteurs), l’un des effets principaux de l’approche critique des Écritures est bien, pour ainsi dire, une « dé-fétichisation » du texte sacré, qui devient objet d’enquête philologique. Dieu ne parle plus directement au croyant : ce n’est pas que Dieu soit muet dans les Écritures, mais que la croyance en sa parole passe désormais par les procédures de la confiance en ses lieutenants prophétiques et leurs rédacteurs. Autrement dit, cet élément qui nous semble cohérent avec ce qui précède soulève un problème central : quels sont les effets de la critique historienne sur l’expérience religieuse ? Vise-t-elle à en renforcer les étais historiques, c’est-à-dire l’idée qu’on a bien là une histoire ? Ne la fragilise-telle pas, même si ce n’était pas là l’intention de Hobbes ?
23Pour nous, ces éléments sont liés : tout commence avec le refus des représentations augustiniennes de la contemplation de l’éternel et du nunc stans, qui impliquent la possibilité, même limitée, d’une relation intellectuelle avec Dieu, dans l’immobilité de l’être, et qui excluent de ce fait l’histoire : il s’agit de la fides spiritualis aeterna qu’Augustin opposait à la fides historica et temporalis16. Hobbes ne conserve que la seconde. Cette décision théologique est inséparable du rôle beaucoup plus fort que Hobbes fait jouer à la dimension historique du Salut et au dessein, historique lui aussi, qu’il attribue aux Écritures : montrer, par un récit, la série des pactes et la promesse de la résurrection. Elle est inséparable aussi du caractère historique – au sens discursif, narratif – qu’il va s’évertuer à prêter aux Écritures, envers et contre tout, contre ses propres tendances, héritées, entre autres, du baconisme, à l’interprétation mythographique.
LA FIDES HISTORICA
24Parce que sa façon de comprendre l’expérience chrétienne semblait étroite, réductrice, hétérodoxe par bien des aspects et, surtout, subordonnée aux intérêts du désir individuel, Hobbes a été immédiatement attaqué de tous côtés, puis suspecté d’incroyance.
25Si la conception hobbésienne de l’expérience religieuse a semblé terrifiante à ses contemporains, c’est peut-être moins par la prévalence de l’angle politique et l’étroitesse du sentiment religieux, que par son enracinement dans une anthropologie du désir. Il ne s’agit pas pour nous de montrer que ses adversaires avaient tort et qu’il y a bien chez Hobbes une définition de l’expérience religieuse plus large que celle qu’ils lui prêtaient, mais de montrer que la qualification explicite de l’expérience religieuse ne dit peut-être pas tout de ce qu’était pour Hobbes, même si nous ignorons ce qu’elle était intimement pour lui, l’expérience religieuse. Il est absolument certain en tout cas que, depuis les Elements, Hobbes récuse toute forme d’inspiration et d’enthousiasme, tout accès direct à la personne divine17.
26Il ne s’agit donc pas de soutenir que Hobbes a voulu laisser intactes la compréhension traditionnelle, la compréhension ordinaire ou la compréhension puritaine de l’expérience religieuse. Sa limitation, en ce monde, à l’anxiété (détermination générale de la condition religieuse), à la confiance en Dieu (to trust God), à un credo minimal – le Christ est bien Dieu en tant qu’il nous rédime – et à l’obéissance aux lois naturelles et civiles – qui enveloppe l’amour de Dieu – vise à exclure toute union métaphysique ou intellectuelle avec le divin, sans exclure pour autant tout sentiment religieux. Ce dernier, hormis l’inspiration, explicitement récusée, est un territoire que Hobbes laisse à l’appréciation de chacun. La relation au divin comme une relation de confiance et non d’amour (to trust God) – hormis dans De Homine, mais c’est pour le définir comme le « bonheur d’accomplir ses commandements », comme bonheur d’obéir –, ou comme une relation de culte fondée sur l’honneur, laisse finalement peu de place à un sentiment religieux plus ardent. Hobbes dit de façon très explicite qu’il ignore ce que pourrait être une expérience directe de la relation à Dieu de l’ordre de celle qui se joue dans l’intimité de la prière pour les chrétiens de son temps, toutes obédiences confondues, de même qu’il dit ne pas comprendre ce que les scolastiques entendent par la vision béatifique. Sur ce plan, sa franchise est étonnante et il est vain de le soupçonner d’avoir voulu dissimuler ce qu’il pensait. La critique qui s’exerce dès les Elements contre les privilèges nouveaux de la conscience sur le plan du critère de la foi marque bien sa volonté de ne pas laisser à d’autres le soin de définir l’expérience la plus intérieure de la religiosité comme expérience de la vérité.
LA CRITIQUE DU CREDO
27Hobbes a exclu, dès le chapitre 6 du Léviathan, alors qu’il définissait la félicité comme « succès continuel dans l’obtention de ces choses dont le désir reparaît sans cesse », que celle que nous réserve Dieu après la mort soit de l’ordre d’une « vision béatifique », expression scolastique qu’il jugeait inintelligible18. Mais quelle peut être, « en ce monde », la relation du croyant à Dieu ? Hobbes a déjà interdit qu’une relation d’intellection soit possible. Dans les grands traités, l’expérience religieuse consiste en partie seulement à rendre un culte à Dieu, à l’honorer intérieurement en lui attribuant un certain nombre de qualités, et extérieurement en les professant ou en se prêtant à des actions de grâce. Mais ces descriptions ne portent pas sur l’expérience intime, notamment chrétienne, de la promesse.
28Les Elements excluent que Dieu puisse être aimé d’un amour « humain », car Dieu est inconcevable, et que l’on ne peut pas aimer ce que l’on ne conçoit pas. L’aimer, « selon l’Écriture [c’est] obéir à ses commandements, et s’aimer les uns les autres19 ». De même, Hobbes excluait que la confiance que le croyant place en Dieu soit du même ordre qu’une confiance humaine : en effet, celle-ci suppose que nous nous reposions sur l’effort d’autrui, alors que Dieu exige au contraire un effort personnel d’obéissance20. Placer sa confiance dans la toute-puissance de Dieu revient donc à « remettre à son bon plaisir tout ce qu’il est au-dessus de notre pouvoir d’accomplir21 ». De la même façon, placer sa confiance dans le Christ revient à reconnaître qu’il est Dieu, ce qui est le premier article fondamental de la foi chrétienne, l’unum necessarium en vue du Salut. Dans De Cive, lui faire confiance revient à croire en sa promesse : croire que la seconde personne de la trinité, le Fils, viendra « instaurer le Royaume de Dieu », qu’il est, selon les mots de Jésus à Marthe, « la résurrection et la vie »22. Dans le chapitre 7 du Léviathan, Hobbes va préciser les vues qu’il adoptait en 1640 et en 1642. Ce n’est pas qu’il les infléchisse, mais qu’il cherche à mieux les justifier par rapport aux dogmes catholiques et réformés hérités de la scolastique et de l’augustinisme, en les confrontant au credo.
29Nous avons déjà pu observer que la foi enveloppe une double opinion : sur la véracité du locuteur et sur la vérité de la proposition – qu’il définit comme la croyance au sens strict. Hobbes critique d’abord les usages de believe in qui tendent à masquer l’articulation des deux opinions qui composent la croyance, et c’est à cette occasion qu’il rencontre et qu’il critique l’usage théologique du credo :
Mais nous devons observer que cette phrase, je crois en, de même que le latin credo in et le grec pisteuo eis, ne sont utilisés que dans les écrits des théologiens. À leur place, dans les autre écrits, sont mis je le crois, je lui fais confiance, j’ai foi en lui, je me repose sur lui, et dans le latin, credo illi, fido illi, et dans le grec pisteuo auto. Et cette singularité de l’usage ecclésiastique du mot a fait s’élever de nombreuses disputes à propos de l’objet réel de la foi chrétienne23.
30Les verbes to believe, credere et pisteuein, quand ils visent la foi en une personne, admettent un complément d’objet direct en anglais (I believe him) et un datif en latin (credo illi) et en grec (pisteuo auto). L’usage spécifique du believe in, credo in et pisteuo eis est réservé aux écrits théologiques. Il est immédiatement critiqué parce qu’il introduit une confusion entre les deux opinions qui composent la foi, et dès lors des controverses quant à ce en quoi l’on croit. Croit-on une personne, ce qu’elle dit, en son existence, ou croit-on en ce qu’elle dit ? Croit-on en Christ, ou croit-on le Christ en tant qu’il parle ? Croit-on Dieu ou en Dieu ? Cette difficulté est illustrée plus précisément dans la suite du texte :
Mais croire en, comme cela est écrit dans le Credo, signifie non pas la confiance en la personne, mais la confession et la reconnaissance de la doctrine. Car ce ne sont pas seulement les Chrétiens, mais les hommes de toute espèce, pour lesquels croire en Dieu (believe in God), c’est tenir pour vérité ce qu’ils l’entendent dire, qu’ils le comprennent ou non, ce qui est toute la foi et la confiance qui peuvent être placées en une personne quelle qu’elle soit. Mais tous les hommes ne croient pas la doctrine du Credo24.
31Le credo est bien d’abord une croyance en une doctrine sur Dieu. Le texte vise à distinguer la foi chrétienne et son réel contenu du carcan dogmatique imposé par les clercs. On s’attendrait dès lors à ce que Hobbes écrive que les hommes croient Dieu et non croient en Dieu (believe God et non believe in God), qu’il évite par conséquent cette équivoque. Mais il s’agit justement de mieux la faire apparaître pour la corriger, la difficulté étant que l’expression believe in est celle qui décrit justement le mieux un rapport ordinaire avec Dieu.
32L’expression « croire en Dieu » vaut pour tous les hommes et non pour les seuls chrétiens. Dans l’expérience païenne du religieux, la relation peut être directe entre le croyant et un ou des dieux, comme si un commerce ordinaire avec le divin était possible. Dans le cas du christianisme, puisque le croyant ordinaire ne peut prétendre à aucune relation immédiate de confiance avec Dieu, mais seulement avec des prophètes par la lecture des Écritures, il ne peut croire Dieu comme on croirait un locuteur avec lequel on a un commerce naturel. L’utilisation du credere in deum rend compte de cette impossibilité : on ne croit pas Dieu (credere Deo ; to believe God), mais on croit en Dieu (credere in Deum, to believe in God), au sens où l’on croit en son existence et au sens où l’on tient pour vrai ce qu’il nous dit et promet par la parole des prophètes. On ne peut par conséquent que conserver cette expression, une fois écartée la dogmatique du credo. Du reste la suite du texte l’atteste : elle confirme l’un des acquis des Elements. Hobbes préférait l’expression to trust God, to trust in God Almighty dont il rendait compte du sens en expliquant qu’il s’agissait par là « de reconnaître comme relevant de son bon plaisir tout ce qui dépasse notre propre pouvoir25 ». Cette croyance résulte donc à son tour d’une foi préalable en des hommes (les prophètes) qui nous disent lui avoir parlé. Les païens ou les inspirés qui pensent avoir une relation directe à Dieu, de même que les théologiens qui comprennent le credere in comme une relation directe de confiance avec Dieu, oublient cette médiation humaine de la foi, enveloppée dans l’expression credere in deum, et toujours susceptible d’être dissimulée dans le but de désorienter les chrétiens.
33À cette occasion, Hobbes réaménage le credere augustinien et les systématisations qu’il a pu lire chez Bède ou Pierre Lombard. On peut repérer chez Augustin un credere Deo qui signifie la confiance en la puissance de Dieu, en sa promesse, croyance qui enveloppe une confiance en celui qui parle au nom de Dieu, par conséquent, pour Augustin, en l’Église26. Il relevait aussi un credere Deo, attesté dans la traduction latine de la Genèse 15, 6 : Abraham crut la promesse de Dieu et crut Dieu (credere Deo). Il s’agit là d’une relation prophétique, celle-là même que Hobbes voulait exclure pour le croyant ordinaire, comme Augustin le faisait d’ailleurs, lorsqu’il utilisait believe in God plutôt que believe God, dans le paragraphe que nous avons étudié. Mais cette relation immédiate du prophète avec Dieu n’est évidemment pas exclue dans le De Cive ou le Léviathan III, lorsque Hobbes analyse la relation des prophètes « extraordinaires » avec Dieu. Enfin, Augustin distinguait credere Deo de credere Deum. Ce dernier usage désignait la simple croyance en l’existence de Dieu, croyance d’une essence inférieure, car n’impliquant aucun rapport à la promesse, et partagée d’ailleurs par les démons27. La formule est connue : credere in deum plus est quam credere deo. La croyance en Dieu pour le chrétien ordinaire, via la parole de l’Église (credere Deo) est un acte de foi moins essentiel que la croyance en Dieu (credere in Deum) comme mouvement de l’amour de Dieu, mouvement propre de la foi comme relation à l’éternel, mouvement de la charité qui détache l’âme de la relation à l’existence de chair du Christ ou de l’Église. Ainsi la distinction entre credere Deo et credere in Deum, du point de vue du chrétien ordinaire, recoupe-telle à peu de chose près la distinction de la fides spiritualis aeterna et de la fides historica et temporalis28. Que devient cette hiérarchie dans l’exposé du Léviathan ?
34La croyance ne peut pas être plus qu’une opinion, comme nous le notions plus haut29 ; le credere in Deum est rabattu sur le credere Deo (une croyance ordinaire via l’Église). La foi ne peut plus s’étendre ou s’élever jusqu’à une relation spéciale, directe et contemplative à l’éternel, ce qui était finalement le sens du credere in Deum au sens fort.
35La distance de Hobbes par rapport à l’augustinisme, à ce qu’en faisaient la tradition catholique, la Réforme ou la Contre-Réforme, est remarquable. La distinction entre une foi spirituelle et éternelle dont l’objet est Dieu dans son immutabilité et qui comporte un dépassement intellectuel de la simple croyance, d’une foi historique et temporelle, dont l’objet est l’incarnation et le parcours temporel du Salut, a complètement disparu. La première donnait accès à l’auteur divin, accès qui sans être une intuition intellectuelle n’en était pas moins de l’ordre de la théoria. Tel était le sens du credere ut intelligere. La foi était la première marche d’un accès intellectuel à Dieu dont Hobbes a montré, dans les chapitres qui précèdent celui-ci, qu’il le considère comme impossible. Par conséquent, la foi, qui est opinion, ne prépare en rien un accès intellectuel à l’autorité divine dans l’éternité de l’instant : elle prépare une adhésion à l’histoire des actes prophétiques qui restent pris dans les catégories du temps, de l’avant et de l’après, de la durée et de la perpétuité.
36Cettenouvelledéterminationdel’expériencechrétienneestinséparable, nous allons le voir, d’une historicisation de l’espérance du Salut, qui prendra place non à l’extérieur de l’histoire ou à ses côtés en un nunc stans parallèle30, mais à l’intérieur d’une histoire qui est une « guerre continuée ».
LA SCRIPTURA SOLA : HISTOIRE, AUTORITÉ ET TRADITION
37Le privilège des Écritures dans la définition de l’expérience chrétienne s’accompagne d’un effet majeur : leur ouverture à l’enquête et à la liberté – réglée et méthodique – d’interpréter. Quand Hobbes écrit que nos talents d’interprétation ne doivent pas rester « enveloppés dans le linge d’une foi implicite31 », que le sens et la raison doivent participer à l’interprétation, il invite la philosophie et la lumière naturelle à élucider la parole prophétique. Il lui faudra alors opérer un travail permanent de critique sur elle-même, afin de mesurer ce qui la dépasse – car aucun mystère, dans l’Écriture, « ne lui est contraire32 » – et qui, la dépassant, la subjugue – et il n’est pas question ici, en tout cas pas d’abord, d’une autorité civile quelconque, mais d’une persuasion tout intérieure33, qui relève de l’autorité adhérente au récit prophétique que nous évoquions plus haut.
38L’histoire critique est alors nécessaire. Elle porte des effets en apparence contraires : elle est nécessaire pour comprendre la parole de la façon la plus exacte mais elle reste insuffisante pour déterminer la réalité du fait prophétique en lui-même – elle ne peut authentifier la réalité de la révélation, mais seulement le fait que certains hommes, selon certains textes, la revendiquent (1). Mais ce questionnement qui voit Hobbes s’inviter, comme Ixion, au banquet de l’interprétation, pourrait aussi avoir pour effet induit de mettre à mal les anciens appuis de la croyance en l’immédiateté de la parole de Dieu au texte sacré : Hobbes fait apparaître l’aspect composite du texte, les écarts entre la rédaction et les événements, les incohérences chronologiques, les problèmes d’attribution (2). Pour autant, il ne renonce pas à qualifier l’histoire sacrée de récit véridique : il refuse les interprétations mythographiques et insiste sur la dimension de factualité des Écritures (3). La critique lui sert donc à fonder le caractère véridique et historique des Écritures sur d’autres fondements, plutôt qu’à les saper. Mais ces nouveaux fondements méritent d’être interrogés. Nous verrons comment la recollection des Écritures par Esdras, sur laquelle Hobbes insiste tant, n’est pas dépourvue d’ambiguïtés.
39Hobbes écrit dès 1642 à propos de l’interprétation d’une occurrence de parole à laquelle manquent « le moment, le lieu, le visage, le geste, et même, chaque fois que nécessaire, le locuteur lui-même expliquant sa propre pensée par d’autres mots », qu’elle « n’est pas à la portée d’une intelligence ordinaire, ni même, pour tout dire, d’une intelligence dépourvue d’érudition et d’une très grande familiarité avec l’antiquité »34. C’est aussi cette familiarité qui permet à l’enquête philologique d’apporter des éléments de datation et d’authentification des textes. Dans ce travail, la raison historienne est impuissante à vérifier la réalité comme la nature de la prophétie, elle se limite à son sens. De même, elle est impuissante à fonder le caractère prescriptif des commandements divins, qui relève du souverain, et, in fine, de la loi naturelle. Elle participe donc de l’élucidation du dessein général des Écritures, mais reste dirigée par des concepts forgés par le philosophe : le thème de la personnification, emprunté au chapitre 16 de l’anthropologie du Léviathan, est utilisé pour penser la structure trinitaire de l’histoire sacrée.
LA CRITIQUE DE L’AUTHENTICITÉ : DÉSACRALISER LES ÉCRITURES ?
40Le chapitre 33 est consacré à dater, à authentifier et à ordonner l’histoire du Salut en une périodisation qui confère une unité à une grande variété de textes, dont Hobbes marque l’aspect recollecté plutôt qu’il ne le masque35. Pourtant, comme nous l’avons déjà observé, il n’est pas question de fonder par cette enquête une connaissance de la réalité de la révélation, ni d’ailleurs de penser pouvoir définitivement en ruiner la réalité36. Datation et authentification, quand elles sont possibles, fournissent un étayage critique supplémentaire et non un fondement épistémique à la foi. Ce travail permet d’observer une transmission presque ininterrompue des textes, et, quand il y a interruption, de fournir des hypothèses sur les recollections qui ont eu lieu. Il renforce la crédibilité des Écritures pour parvenir à en formuler le dessein général puis à définir ce par quoi elles font autorité. Nous avons déjà réglé une partie des questions envisagées ici dans une section précédente de ce travail : l’autorité des Écritures – leur transformation en lois – tient, dans toute république, à l’autorité du souverain. Ce qui nous intéresse alors n’est donc pas de revenir à la question de l’autorité, mais de mesurer jusqu’où la critique textuelle peut aller chez Hobbes et en quoi elle participe du mouvement qui vise à définir la relation du chrétien à la parole prophétique d’une façon nouvelle.
41Hobbes suit l’ordre de la Bible. Il remarque que cette succession ne recoupe pas exactement l’ordre narratif de l’histoire prophétique, ni l’ordre de sa rédaction. Si ce dernier primait, il aurait fallu faire passer tous les textes les plus anciens – ceux qui sont de la main de Moïse par exemple – avant les autres, puis les textes des différents prophètes et rois antérieurs à Esdras et enfin ceux qui furent écrits ou rassemblés par Esdras. Or, l’analyse des Chroniques et des Rois a montré que ces livres furent écrits après la captivité, alors qu’ils figurent dans la Bible avant Esther qui fut vraisemblablement écrit pendant la captivité. Du point de vue de la narration, certaines histoires débordent sur d’autres ou les répètent. Dans cette histoire, l’ordre de l’exposition ne suit ni l’ordre de la rédaction, ni l’ordre de la chronologie. Toutefois, Hobbes, contrairement à Spinoza, ne se fait pas une obligation de repérer toutes ces incohérences. Ce refus, comme nous le montrerons, a un sens bien précis.
42L’analyse de l’authenticité des textes, et notamment des éléments qui tendent à prouver par exemple que Moïse n’est pas l’auteur de l’intégralité du Pentateuque, n’est pas d’une originalité complète même si elle est la marque, entre autres choses, de la liberté qui caractérisait l’époque de l’écriture du Léviathan et du souci de Hobbes de se situer à l’avant-garde des connaissances exégétiques. Avant Hobbes, Andreas Bodenstein (Karlstadt)37, Andreas Masius38, Tostatus39, Cornelius a Lapide40, Bonfrerius41 ou encore Marin Mersenne42 avaient proposé des éléments qui allaient dans ce sens. C’est même très certainement à ce dernier que Hobbes devait d’avoir connu les arguments des précédents exégètes43. Celui qui concluait à la non – mosaïcité à partir du verset 6 du chapitre 34 du Deutéronome où il est écrit que « nul homme ne connaît son sépulcre à ce jour », ce qui supposait que Moïse était mort depuis longtemps à l’époque de la rédaction, était chez Tostatus44. Celui qui allait dans ce sens à partir de la mention des Livres des guerres du Seigneur, en Nombres XXI, 14, où étaient consignées les actions de Moïse à la mer Rouge et au torrent d’Arnon, était chez Cornelius a Lapide et Bonfrerius. Enfin, l’argument qui concluait la même chose à partir de la mention du fait que « le Cananéen était alors dans le pays » quand Abraham traversa le pays de Sichem, en Genèse XII, 6, ce qui impliquait que celui qui avait écrit ces lignes vivait à une époque pendant laquelle le Cananéen n’y était plus, donc après les conquêtes des Hébreux, était chez Ibn Ezra. Ces auteurs étaient disponibles à la bibliothèque des Minimes et, même si Hobbes n’était pas hébraïste, il avait pu, pour le dernier argument, être guidé par Mersenne dans ses recherches45. Là n’est pas le plus intéressant et le plus original dans la critique historique menée par Hobbes.
43Il reste à analyser, une fois que le caractère disparate des textes a été mis en évidence, ce qui leur a donné une unité. Hobbes commence par considérer les suscriptions ou titres des livres des Écritures. Ces suscriptions introduisent presque tous les livres prophétiques en précisant l’époque à laquelle vécut le prophète. Il s’agit aussi de ces transitions entre le Pentateuque et Josué, entre Josué et les Juges, entre les Juges et Ruth, que relèvera Spinoza avec plus de précision46. À partir de ces « intertextes », il est possible de conclure que « l’ensemble des Écritures de l’Ancien Testament fut disposé sous la forme que nous possédons après le retour des Juifs de leur captivité de Babylone, et avant le temps de Ptolémée Philadelphe, qui les fit traduire en grec par soixante-dix hommes qui lui furent envoyés de Judée à cette fin47 ». Puis, pour désigner l’auteur d’une telle disposition, Hobbes recourt à des textes apocryphes – « qui nous sont recommandés par l’Église, non comme canoniques certes, mais cependant comme profitables pour notre instruction48 » – qui désignent Esdras comme l’auteur grâce auquel les Écritures « furent disposées sous la forme sous laquelle nous les possédons ».
44On peut faire plusieurs remarques sur cette présentation de la disposition des Écritures par Esdras. Hobbes parle d’une induction assez manifeste, mais ne parle pas d’évidence. On remarquera aussi la longueur de la citation du livre apocryphe Esdras II49 – égalée seulement dans l’ouvrage par celle d’Isaïe au chapitre 38 sur le royaume à venir50 – et l’absence totale de commentaire d’un texte qui, alors que Hobbes n’a pas encore commencé leur clarification exégétique, implique pourtant les notions d’Esprit Saint et d’inspiration. Surtout, l’action d’Esdras ne se limite pas à la « mise en forme » dont nous parle Hobbes puisqu’il s’agit d’une véritable réécriture sous la dictée de l’Esprit Saint, autrement dit, selon les définitions issues de l’exégèse de Hobbes (chapitre 34), soit d’un don prophétique – au sens de sense supernatural, quatrième sens du mot esprit –, soit d’une vertu intellectuelle spéciale (pourquoi pas d’ordre historique, second sens du mot esprit. La « dramatisation » de cette disposition des Écritures par Esdras, dramatisation parce qu’elle est présentée comme une réécriture inspirée, détonne avec le patient travail d’authentification mené par Hobbes pendant six pages. Le lecteur a par conséquent de quoi être décontenancé par ce qui ne peut pas être le fait d’une négligence car Hobbes le répète quelques pages plus loin : de même que les Livres du Nouveau Testament, « ne peuvent pas nous venir d’une époque plus reculée que celle où les chefs de l’Église les approuvèrent […] », les Livres de l’Ancien Testament « ne nous viennent pas d’une époque plus reculée que le temps d’Esdras (lequel, mû par l’esprit de Dieu les reconstitua lors qu’ils étaient perdus) »51.
ESDRAS OU LA DISCONTINUITÉ
45La démarche de Hobbes peut étonner si on la compare à celle que suit Spinoza au chapitre 8 du Traité théologico-politique. Quant il s’interroge sur l’identité de cet historien qui a donné unité à l’Ancien Testament, Spinoza commence par remarquer, comme Hobbes, que la disposition de l’Ancien Testament est nécessairement l’œuvre d’un rédacteur postérieur ayant opéré des transitions entre les livres et donné unité à l’ouvrage. Par élimination, il conclut que ce rédacteur ne peut être qu’Esdras, qui a fait un collage très imparfait de textes. Spinoza n’utilise pas un texte apocryphe mais, d’abord, la fin de Rois II (chapitres 24 et 25), le livre canonique d’Esdras et celui de Néhémie. Le chapitre 25 de Rois II donne une indication chronologique : le rédacteur a nécessairement assisté à la libération de Joachin, il n’était donc pas antérieur à Esdras, ce qui permet d’éliminer par conséquent de nombreux concurrents. Le Livre d’Esdras fournit deux indications sur l’historien : il était le seul à être admis auprès du roi (Esdras 7, 6), le seul à avoir la qualité de scribe (Esdras 7, 6), et il est dit de lui qu’il s’appliquait à rechercher et à enseigner la loi de Dieu (Esdras 7, 10). Le Livre de Néhémie, enfin, confirme qu’Esdras, prêtre et scribe, enseigna bel et bien cette loi de Dieu recouvrée.
46Spinoza en conclut que l’historien du Pentateuque, voire de l’Hexateuque, était Esdras. Il revient alors au Deutéronome lui-même pour montrer les interventions manifestes d’Esdras en termes de rédaction et pour essayer de déterminer le texte authentique de Moïse. Il faut noter enfin qu’Esdras n’est pour Spinoza que le scribe, ou le prêtre des textes canoniques, jamais le grand prêtre ou le prophète bénéficiant d’une révélation, tels que le décrivent les textes apocryphes, et Hobbes qui semble bien les suivre en ce sens52.
47L’absence totale de commentaire sur la révélation esdrassienne peut produire deux effets de sens complètement opposés : un cadenas sur tout examen par le recours à un texte qui affirme une révélation divine et qui doit emporter la croyance par la capture de l’entendement ou, si l’on doute de la foi de Hobbes en le bénéfice esdrassien d’une telle révélation, l’occasion d’y voir une preuve supplémentaire du « double discours » de Hobbes. Le tout est encore compliqué par le fait que l’extrait cité est un texte apocryphe.
48Il est très intéressant, pour dénouer cette difficulté, de comparer l’interprétation de Hobbes avec celle de Richard Simon. Celui-ci distingue les prophètes surnaturels (comme Moïse) des scribes inspirés, et il écrit à propos des rédacteurs de l’Ancien Testament, que « le mot prophète ne se prend pas ici pour des hommes qui prédisent l’avenir, mais pour des écrivains dirigés par l’esprit de Dieu ». Il ajoute qu’« ils avaient cela de commun avec les autres écrivains qu’ils étaient pour l’ordinaire témoins de ce qu’ils mettaient par écrit : mais Dieu leur avait accordé ce privilège qu’ils ne pouvaient pas errer »53. Simon est amené à définir le rôle des scribes de l’Ancien Testament, notamment d’Esdras, d’une façon qui n’est finalement pas très différente de celle de Spinoza : les scribes, écrivains publics ou secrétaires, ont écrit les textes religieux de l’Ancien Testament, comme cela se faisait chez tous les souverains de l’époque. Il n’y a aucune raison par conséquent de douter qu’il en ait été autrement chez les Hébreux. Que Moïse ait écrit certaines parties de l’Ancien Testament – plus nombreuses pour Simon que pour Hobbes ou Spinoza bien sûr – ou qu’il les ait dictées, il en demeure l’auteur. Dans son interprétation du rôle d’Esdras, Hobbes se rapproche-t-il de cette doctrine de l’inspiration des scribes ? Nous savons que les catégories de l’inspiration qu’il retient des Écritures rendent impossible l’existence de cette catégorie « intermédiaire » de l’inspiration à laquelle recourt Simon pour distinguer ces scribes des prophètes d’un côté et des rédacteurs ordinaires de l’autre. Pour Hobbes, la révélation est toujours surnaturelle, selon les Écritures, tandis que l’inspiration peut être comprise, toujours selon les Écritures, comme un talent procuré par des causes secondes54. Hobbes présente d’abord Esdras comme ayant bénéficié d’une révélation surnaturelle, conformément au texte des apocryphes, et non comme seulement inspiré. Il le présente surtout comme le grand prêtre qui restaure la loi.
49La démonstration de Hobbes peut paraître dissimuler ses intentions réelles, surtout si l’on a en tête la minutie de l’analyse de la datation et de l’authentification qui précède : recourir à un apocryphe quand il est loisible de recourir à un texte canonique, recourir à un texte qui « dramatise » la réécriture, en la faisant paraître dictée par Dieu, et tout ceci sans s’en expliquer. Si Esdras a tout réécrit sous la dictée de Dieu, cela fait dépendre les révélations abrahamiques et mosaïques, qui sont les actes essentiels de la politique divine, d’une révélation ultérieure : Dieu aurait révélé à Esdras qu’il avait révélé à Abraham et Moïse55, etc. Par conséquent, la seule interprétation possible du texte, qui est ici implicite, ne consiste-t-elle pas à comprendre qu’Esdras a repris une tradition écrite et orale, bref à comprendre le texte en un sens métaphorique ? Esdras est inspiré par Dieu au sens où il bénéficie du talent d’être un bon rédacteur qui rassembla les textes épars des lois et des chroniques. Hobbes jette ensuite un voile pudique sur des incohérences de cette disposition esdrassienne – qu’il n’a pas pu ne pas déceler –, tandis que Spinoza cherchera à montrer ses incohérences en les comparant aux exigences que l’on attend du genre historique, et ce aux dépens des Écritures56.
50Le rôle attribué à Esdras ne vise donc pas à discréditer l’ensemble de l’histoire mosaïque pas plus qu’il ne vise à pallier la discontinuité de la tradition écrite par le recours à une révélation surnaturelle. Nous avons vu que Hobbes n’est pas si éloigné des intentions qui seront celles de Simon et qu’il se refuse, alors qu’il le pourrait, à exercer une critique plus acérée du statut historique des Écritures, de l’ordre de celle que proposera Spinoza. Mais il aurait aussi pu être plus clair sur le moment esdrassien. Selon Malcolm, le rôle attribué à Esdras vise à donner une substance historique à la conception selon laquelle l’autorité de l’Écriture ne peut être qu’humaine et politique57. L’histoire racontée dans l’apocryphe Esdras II était « un fondement prêt à l’usage pour l’assertion selon laquelle le corps entier de l’Ancien Testament avait été produit en un moment particulier, par quelqu’un qui exerçait le pouvoir souverain58 ». Sur la révélation dont aurait bénéficié Esdras, Malcolm tranche avec raison là aussi : « Bien sûr, le propre commentaire de Hobbes ailleurs, sur l’inspiration et les dons de l’Esprit saint, impliquait qu’une explication plus naturaliste pouvait être donnée à une telle histoire59. » Après avoir montré que contrairement à Spinoza, Hobbes n’a jamais cherché à faire d’Esdras l’historien unique de cette partie pré-exilique des Écritures, il conclut : « Les questions d’authenticité [authorship] étaient pour lui d’une importance secondaire ; la question prioritaire ne concernait pas l’authenticité, mais l’autorité60. »
51De fait, la question qui succède à l’examen de l’authenticité est justement celle de la source de l’autorité des Écritures. Or cette source ne peut être que civile : si c’est l’autorité de l’Église qui rend un livre canonique – c’est-à-dire qui lui donne un caractère prescriptif, en tant qu’elle l’intègre au corpus de la Loi de Dieu –, une Église est la même chose « qu’une république civile, constituée de Chrétiens61 ». En faisant d’Esdras à la fois l’historien qui recueille et le grand prêtre qui restaure la république des Hébreux, Hobbes chercherait à faire coïncider, jusque dans la disposition des Écritures dont le chrétien a hérité, la source du discours historique et l’autorité qui la fait loi.
52Or, ces conclusions ne nous satisfont pas entièrement. En effet, il n’est pas évident qu’Esdras soit bien, dans tous les textes du Léviathan dans lesquels il est mentionné, le détenteur de l’autorité souveraine. Peut-être que la figure du rédacteur de l’histoire sacrée et celle de l’autorité civile ne coïncident pas aussi absolument que ce que la présentation du chapitre 33 et l’interprétation qui en est souvent faite veulent bien nous faire croire. L’enjeu ici serait de mesurer si Hobbes ne pense pas une forme « d’autorité adhérente » aux Écritures et au discours prophétique, qui pourrait, d’une certaine façon, surdéterminer l’autorité civile et sacerdotale qui la fait loi.
L’AUTORITÉ CONTRE LA TRADITION ?
53Il s’agirait pour Hobbes de penser une forme d’autorité qui viendrait jouer un rôle similaire, dans son nouveau dispositif, à celui que jouait la tradition dans l’établissement de l’autorité de l’Église catholique. Pour en rester à une définition fonctionnelle, celle qui nous intéresse ici, la tradition venait renforcer l’autorité de l’Église en l’inscrivant dans le tissu d’une continuité temporelle de signification depuis une origine révélée dans les Écritures. La vérité de l’origine avait à être répétée, développée et toujours validée par son « commentaire », qu’il s’agisse de celui que proposaient la patristique, l’histoire ecclésiastique ou les dogmes concilaires. Or, on considère souvent que Hobbes a purement et simplement substitué l’autorité du souverain à l’autorité diffuse de la tradition, comme en témoignent par exemple ces quelques lignes de Hannah Arendt :
Ce fut l’erreur de Luther de penser que son défi lancé à l’autorité temporelle de l’Église et son appel à un jugement individuel sans guide laisseraient intactes la tradition et la religion. Ce fut aussi l’erreur de Hobbes et des théoriciens politiques du xviie siècle d’espérer que l’autorité et la religion pourraient être sauvées sans la tradition. Ce fut aussi finalement l’erreur des humanistes de penser qu’il serait possible de demeurer à l’intérieur d’une tradition inentamée de la civilisation occidentale sans religion et sans autorité62.
54Alors que Strauss considérait que sous l’attaque contre la tradition catholique, c’était l’autorité religieuse elle-même qui était visée, Arendt perçoit ce que fait Hobbes avec plus de mesure : il viserait à détruire la tradition (catholique), en instaurant une autorité civile et religieuse qui prétendrait complètement se passer d’elle. Nous ne nous prononcerons pas sur l’échec supposé de la tentative hobbésienne. Nous allons tenter de montrer que plutôt que d’en récuser purement et simplement le concept, Hobbes essaie de décrire et de faire fonctionner, more historico et à l’intérieur de l’interprétation des Écritures, une autre forme de tradition. Elle consiste en la compréhension authentiquement hébraïque de la loi divine – rien à voir, donc, sinon fonctionnellement, avec la tradition catholique – et elle fonde l’autorité religieuse du souverain. Hobbes ne joue pas l’autorité contre la tradition, il montre, sans sortir des Écritures – en tout cas ici – que toute autorité religieuse émane d’un lieu plus diffus, moins figé et préhensible, moins juridiquement reconnaissable, que l’autorité souveraine, et qui est celui de la transmission de ce qu’il faut bien appeler une « tradition de compréhension ». Entre l’autorité souveraine et les Écritures il y a des croyances communes que, d’une certaine façon, l’autorité souveraine ne peut que sanctionner. Ce qui est intéressant ici, c’est que c’est la critique historique autant que la sensibilité à des déterminants plus diffus que le droit, appelant une sensibilité historienne tout autre, qui contribuent à façonner l’autorité réelle du texte63.
55Cette interprétation irait dans le sens de la veine libérale sur le plan religieux que nous avons déjà reconnue au Léviathan et viendrait tempérer la primauté de la question de l’autorité que les commentateurs perçoivent en général dans le traitement de l’histoire sacrée. Pour le comprendre il faut reprendre le rôle reconnu par Hobbes à Esdras.
56Esdras est celui qui restaure la république, au retour de la captivité, en proposant de renouveler la promesse d’obéir à la Loi de Dieu. Mais son rôle est présenté de façons très différentes selon le statut qui est accordé à la théocratie, du De Cive au Léviathan. Rappelons d’abord en quoi consiste cette différence de statut pour éclairer ce qui va suivre.
57Le modèle théocratique du DeCive est lui-même traversé par une tension : le royaume de Dieu ne repose que sur une promesse d’obéissance faite à Dieu ; la théocratie signifie donc bien l’absence de souveraineté humaine ; pourtant, le royaume sacerdotal implique bien que le grand prêtre dispose d’une forme d’autorité civile et sacrée. Ainsi le modèle de 1642 balance-t-il entre une complète théocratie et une théocratie sacerdotale selon que l’accent est mis sur la souveraineté de Dieu ou sur celle du grand prêtre. Le Léviathan rééquilibre les choses en faveur du grand prêtre : il y a maintenant un pacte second, redoublant la promesse d’obéissance faite à Dieu, entre les Hébreux et leur représentant, ceux-là promettant obéissance à celui-ci. Le rôle d’Esdras va varier, dans le Léviathan, selon le modèle théocratique auquel Hobbes se réfère, étant entendu que les choses ne sont pas complètement figées.
- o Dans le De Cive, Esdras suscite le renouvellement du pacte et exerce la fonction de grand prêtre, sans pour autant hériter du droit d’empire64.
- o Dans un premier texte du Léviathan (chapitre 40), Esdras ne bénéficie pas non plus de l’imperium. Hobbes insiste sur un contexte très particulier. Les Hébreux semblent passer de la captivité à l’imperium grec, après un très bref retour à la théocratie65. Or, puisque le royaume sacerdotal suppose, selon le modèle du Léviathan, et contrairement au De Cive, une promesse d’obéissance à un souverain civil66, Hobbes fait remarquer qu’après la captivité, en l’absence de promesse d’obéissance, il n’y a plus de souverain si ce n’est Dieu, et que par conséquent, le rôle d’Esdras se limite à proposer le renouvellement du pacte à partir de cette loi reconstituée. Les Hébreux ne sont en aucun cas obligés d’y obéir en vertu d’une promesse d’obéissance faite à Esdras, mais seulement en leur âme et conscience, parce qu’ils la croient divine. On est alors proche de l’un des aspects du modèle de 1642, si la théocratie signifie l’absence de souveraineté humaine.
- o Le Léviathan propose une seconde présentation67. Au moment de déterminer quelle instance fait des Écritures des lois, Esdras est présenté comme le grand prêtre, souverain civil, comme tel, d’un royaume sacerdotal, sa fonction de grand-prêtre obligeant les Hébreux à obéir aux lois divines qu’ils ont par ailleurs, semble-t-il, admises : c’est bien l’autorité civile qui fait du canon des lois. Dans cette représentation, c’est le second aspect de la théocratie de 1642, la souveraineté civile du grand prêtre, qui est mis en avant.
58Résumons-nous :
59Dans le premier texte du Leviathan (cas 2), extrait du chapitre 40, il n’y a pas de restauration au sens propre du royaume mosaïque puisqu’il n’y a pas de pacte second, instituant un représentant humain de Dieu. Esdras ne fait que proposer les Écritures telles qu’il les a reconstituées, plus précisément le Livre de la Loi. Si les Hébreux obéissent à ces lois, c’est parce qu’ils croient que Dieu les a bien promulguées. En un sens, il y a retour au modèle de 1642 compris comme souveraineté divine excluant celle des hommes.
60Dans le second texte du Léviathan (cas 3), extrait du chapitre 42, Esdras est présenté comme souverain civil. C’est donc qu’il y a bien restauration de la république sous la forme sacerdotale que décrivait aussi le De Cive. Esdras, souverain civil, fait des règles qu’il a recueillies des lois. L’enjeu ici est de montrer que la canonicité dépend du souverain civil, et qu’en son absence, elle ne peut être fondée que sur la foi de l’individu en leur promulgation divine.
61Il n’y a donc pas d’un côté référence à la théocratie de 1642 (absence de souverain humain), de l’autre au modèle de 1651 (nécessité de la médiation d’une autorité politique humaine entre le peuple et Dieu), mais réitération d’une tension présente dès 1642, en particulier au paragraphe 17 du chapitre 16 que nous avons cité (cas 1), selon que le royaume mosaïque est plutôt souveraineté de Dieu ou du grand prêtre. Alors que de manière générale, dans le Léviathan, Hobbes rectifie les thèses de 1642 sur la théocratie et élimine la tension interne du De Cive – selon que l’accent est mis sur la souveraineté de Dieu ou du grand prêtre –, il les utilise donc dans le cas d’Esdras, parce qu’elles s’ajustent bien à son intention, à savoir de combiner, à propos des Écritures, deux types d’autorité : celle du souverain civil en droit de nous commander d’obéir, celle de la vérité historique d’un texte rationnellement établi qui entraîne notre adhésion sans qu’intervienne aucune coercition.
62L’interprétation de Malcolm ne fonctionne vraiment bien que dans le deuxième cas, quand l’écrivain inspiré est aussi le souverain. Dans le premier cas, conforme à la présentation de la théocratie dans De Cive, Esdras doit persuader de la vérité des textes qu’il a rassemblés. Or, qu’en est-il au chapitre 33 ?
63Là, Esdras est seulement décrit comme un rédacteur inspiré. Il rédige, reconstitue, rassemble, recompose – « set forth in the form », la formule reste assez vague – une histoire à laquelle il intègre le Livre de la Loi de Dieu (en divers endroits du Deutéronome) auquel les Hébreux décident de se soumettre. L’historien n’est pas nécessairement le détenteur de l’autorité68. Autorité civile et autorité « adhérente » aux Écritures ne coïncident plus aussi bien.
64Or, Hobbes a-t-il vraiment besoin d’une telle figure biblique restaurant l’unité perdue des Écritures et lui donnant autorité dans le même mouvement ?
65Hobbes travaille en fait sur deux plans à la fois : Esdras peut proposer un canon auquel les Hébreux obéiront seulement eu égard à Dieu. La relation d’obligation se joue alors seulement entre eux et Dieu (Léviathan, chapitre 40, cas 2) et Esdras n’a absolument pas à être souverain civil pour proposer ce canon : il faut distinguer proposition d’un texte historique normatif et exercice d’une autorité à partir de ce texte. Pour faire obéir – faire du canon, qui n’est que loi en puissance, une loi en acte –, il a besoin d’être souverain. Pour proposer, ce n’est pas le cas. Hobbes combine les deux modèles : selon le premier (cas 2), il y a simple proposition d’un canon, qui est loi en puissance, selon l’adhésion des Hébreux – leur foi qu’il est parole de Dieu, qui va actualiser cette légalité ; dans le second modèle (Léviathan, chapitre 42, cas 3), Hobbes insiste sur le pouvoir qui est le sien – s’il est souverain – de faire du canon une loi en acte. Dans le chapitre 33, il ne se prononce pas encore. La figure du rédacteur de la disposition définitive n’a pas nécessairement à coïncider avec celle du souverain.
66Ceci conduit Hobbes à privilégier un apocryphe très problématique : l’apocryphe Esdras II, et implicitement Esdras I – seul texte qui nomme Esdras grand prêtre –, quitte à faire paraître la réécriture pour inspirée et à attribuer à Esdras un rôle immense. Sur ce dernier point, Hobbes poursuit une tradition existante et anticipe l’interprétation du xixe siècle69.
67Le choix des sources révèle en creux que la question de l’authenticité ne peut être séparée de la question du dessein global des Écritures, à savoir l’enseignement de la parole de Dieu, qui décide en dernière instance de l’authentique et de l’inauthentique, de l’appartenance au canon. Hobbes ne se livre à cette archéologie que pour mettre en valeur l’essentiel : l’humanité du texte, les intervalles entre faits, témoignages, rédaction et adoption du canon.
68L’ordre d’exposition n’affaiblit pas la figure de Moïse et la préséance du Pentateuque, tout en imposant la vision très moderne d’une réélaboration ultérieure par de nombreuses générations. Au lecteur d’en conclure, s’il le souhaite, au caractère mythique des textes vétérotestamentaires les plus anciens. Hobbes ouvre cette possibilité sans pour autant la faire sienne. La critique de l’authenticité n’est pas une démonstration de l’inauthenticité, mais une double relativisation : du caractère immédiat des rapports factuels contenus dans les Écritures au profit de l’accent sur la formation lente d’une tradition orale, d’un processus de réécriture, d’un travail de mémoire mouvant et variant ; de la distinction entre des textes canoniques se fondant eux-mêmes par leur source ou leur clarté comme canoniques et des textes apocryphes présentant moins de valeur, puisque la canonicité n’est pas adhérente aux textes mais à l’autorité qui les propose comme règles de la foi : tout vaut dans la Bible, non comme loi, mais comme histoire de la relation des prophètes à Dieu, même ce qui n’est pas adopté dans le canon.
LE DESSEIN DES ÉCRITURES
69Pour Hobbes, le mobile qui gouverne l’intégration au canon n’est pas de l’ordre de la preuve historique ou philologique, mais dans la conformité au but, au dessein général des Écritures. C’est le critère de l’unité narrative, qui fonde l’unité doctrinale et performative (l’obéissance) ou normative, donc le critère du sens, qui décide finalement, après le rapide détour par l’enquête historico-philologique, de l’authenticité des livres rassemblés dans le canon :
Et quoique ces livres aient été écrits par des hommes différents, il est néanmoins manifeste que les rédacteurs étaient tous animés (were all indued with) d’un seul et même esprit, en ce qu’ils conspirent tous à une seule et même fin, qui est l’exposition des droits du royaume de Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit. En effet, le livre de la Genèse retrace le cours de la généalogie du peuple de Dieu de la création du monde jusqu’à sa venue en Égypte ; les quatre autres livres de Moïse ont pour contenu l’élection de Dieu comme roi (des Israélites), et les lois qu’il prescrivit pour leur gouvernement. Les livres de Josué, des Juges, de Ruth et de Samuel, jusqu’à l’époque de Saül, décrivent les actes du peuple de Dieu jusqu’au moment où il rejeta le joug de Dieu et réclama un roi à la manière des nations voisines. Le reste de l’histoire de l’Ancien Testament retrace jusqu’à la captivité le cours des générations de la lignée de David, lignée d’où devait sortir notre Sauveur béni, Dieu le Fils, dont la venue était prédite dans les livres des Prophètes ; et après lui les évangélistes écrivirent sa vie, ses actions, et la manière dont il prétendit à la royauté dans le cours de sa vie terrestre ; enfin les actes et les épîtres des apôtres proclament la venue de Dieu, le Saint Esprit, et l’autorité qu’il leur a laissée à eux et à leurs successeurs pour conduire les Juifs et appeler les Gentils. En somme, les livres historiques et prophétiques de l’Ancien Testament, aussi bien que les Évangiles et Épîtres du Nouveau Testament, ont eu un seul et même but : convertir les hommes à obéir à Dieu (se manifestant) 1° dans Moïse et dans les prêtres, 2° dans l’homme Christ, 3° dans les apôtres et dans les héritiers du pouvoir apostolique. Car ces trois représentèrent, à différentes époques, la personne de Dieu : Moïse et ses successeurs les grands prêtres et les rois de Juda, dans l’Ancien Testament ; le Christ lui-même, pendant sa vie terrestre ; les apôtres et leurs successeurs, depuis le jour de la Pentecôte (où le Saint Esprit descendit sur eux) jusqu’à maintenant70.
70Le texte fait se succéder deux schèmes d’intelligibilité des Écritures.
- o Le premier est narratif : il s’agit du principe de continuité qui gouverne le récit de la généalogie du peuple de Dieu et des actes de la politique divine, la position de la trame générale des Écritures et de leur fil directeur, de l’origine (la création) jusqu’à un futur qui n’est pas déterminé dans le temps mais enveloppé dans la promesse chrétienne. Loin de fonder l’unité du canon seulement sur « ce que véhicule le Christ71 » dont il ferait, par une lecture rétrospective, le point de gravité de toutes les Écritures, Hobbes déroule trois figures sur fond de continuité – il s’agit bien d’obéir à Dieu – sous la diversité de ses représentants.
- o Le second, qui est le canevas de sa performativité (to convert men to obedience), est celui de la personnification. Celle-ci est présentée comme la condition de l’obéissance non seulement à Dieu mais aux hommes qui sont les acteurs ou représentants qui lui donnent personnalité, donc autorité. Dans le souci de donner à Dieu une continuité de représentants historiques, Hobbes va jusqu’à faire de Moïse une personne de la trinité72. L’histoire a pour fonction ou but (scope) de convertir les hommes à l’obéissance en exposant la succession des personnifications divines, ce que la philosophie ne pouvait pas faire : dans son règne naturel, Dieu n’est pas une personne qui se manifeste aux hommes par des commandements exprès.
71Ces deux schèmes entretiennent une relation spéculaire, en ceci que, d’un côté, le principe temporel de la continuité des actes politiques n’a de valeur heuristique et normative qu’en vertu de l’opération politique qu’est la personnification, et en ceci que c’est le schème trinitaire de la personnification qui définit les différentes périodes de l’histoire du Salut. L’opération de personnification est à la fois la condition de possibilité essentielle à la politique divine – les révélations ne constituant pour Hobbes qu’un mode de manifestation de cette opération – mais aussi la raison de la périodisation historique. Or, la personnification n’est pas d’abord une catégorie juridique, ni une catégorie historique, mais, selon le chapitre 16 du Léviathan, une condition anthropologique de l’existence politique.
72L’apparatus minutieux de l’histoire critique, qui détaillait la collection des Écritures, n’apparaît plus dès lors que comme une condition mineure de la croyance. Ce qui fonde le sens et la valeur des Écritures réside finalement dans un enseignement éthique et politique minimal. Sur ce plan, à nouveau, l’exégèse hobbésienne annonce la distinction spinoziste de la doctrine du sens et de la doctrine de la vérité. Certes, Hobbes ne renonce jamais à la mise en conformité des paroles naturelles et prophétiques, préférant, lorsque le texte semble contredire la raison, opter pour une interprétation métaphorique. Les Écritures ne peuvent contredire la raison. Nous avons déjà mentionné le fait que ce n’est absolument pas le cas pour Spinoza. Mais d’une façon analogue à ce qui se produit chez ce dernier, « le mouvement qui passait par une construction scientifique extrêmement complexe semble donc en fin de compte congédier cette construction elle-même au profit d’un petit nombre d’exigences liées plus à la pratique qu’à la spéculation73 ».
ONTOLOGIE PHILOSOPHIQUE ET ONTOLOGIE DE L’HISTOIRE
L’ONTOLOGIE ET LE SURNATUREL
73Même s’il est tout à fait conscient des effets potentiellement critiques qui peuvent résulter de l’affirmation selon laquelle la promesse chrétienne se situe dans la continuité des exigences de la condition humaine, Hobbes maintient l’hétéronomie – et la contingence, en tout cas « pour nous » – de la révélation et de la culture divine du naturel religieux. Il ne poursuit pas la « sécularisation » pour elle-même, comme une fin prioritaire. Il maintient au contraire d’une façon très nette et très forte l’intervention surnaturelle de Dieu dans l’histoire. Or, ces énoncés sur le surnaturel ne semblent pas compatibles avec le nécessitarisme soutenu dans la philosophie première, et ce d’autant plus qu’ils interviennent dès le chapitre 12 du Léviathan, en un lieu théorique où Hobbes devrait privilégier les énoncés de la philosophie. Si tout est nécessaire, comment y aurait-il des événements miraculeux, des événements tels que, selon la définition du miracle au chapitre 37, leur opération est différente de l’« opération par la voie de la Nature, fixée lors de la Création74 » ? Comment une causalité surnaturelle pourrait-elle se superposer à la causalité de la nature ?
74Si l’on comprend l’affirmation selon laquelle il y a bien du surnaturel sur le plan ontologique, il faut alors concevoir cette ontologie d’une façon ockhamienne : le monde serait contingent face à la toute-puissance de Dieu. S’il le veut, ce dernier peut enfreindre les lois de la nature, qu’il a pourtant voulues et créées ; la nécessité de l’univers reste dans une situation de contingence face à sa toute-puissance. Il y a bien du surnaturel sur le plan ontologique, résultant du principe de la contingence du monde. Le miracle et la révélation sont des événements qui manifestent la transcendance de Dieu à sa création.
75Les énoncés sur l’existence d’une causalité surnaturelle peuvent au contraire être perçus comme opposés à ceux de l’ontologie qui est développée non seulement dans le Léviathan, au chapitre 21, et, quelques années plus tôt, dans la controverse avec John Bramhall (1645-1646). Si le principe de nécessité qui résulte de la toute-puissance de Dieu détermine la nécessité de tous les événements du monde dans un cadre moniste, on ne voit pas comment Hobbes pourrait dire en même temps qu’il y a du miracle et du surnaturel sans tenir un double discours. Selon Strauss, la tension entre les énoncés de l’ontologie et les énoncés des Écritures trouverait sa résolution au profit des premiers et manifesterait en réalité l’enseignement fondamental des « Lumières radicales », à savoir la suppression pure et simple de la possibilité ontologique du miracle et, avec lui, de la révélation comme sensation surnaturelle. Nos analyses nous ont conduit vers une solution différente.
76Selon le premier paragraphe du chapitre 37 du Léviathan, le terme de miracle désigne « les œuvres admirables de Dieu », que les hommes appellent aussi « merveilles » (wonders)75. Nous ne savons pas pour l’instant s’il s’agit d’œuvres produites « par la main immédiate de Dieu » ou par des « moyens naturels ». Les Écritures les qualifient de signes parce qu’ils manifestent ses commandements, dans ces moments où les hommes tendent à douter.
77Deux conditions sont nécessaires pour que les hommes qualifient un événement de merveilleux : il faut qu’il soit exceptionnel et que les hommes ne disposent pas du moyen de l’expliquer par la causalité naturelle. Aussi, même si nous sommes incapables d’expliquer la génération animale, il n’y a là rien de merveilleux ; a contrario, la transformation du bois en pierre même si elle est rarissime, n’émerveille pas car nous pouvons l’expliquer76. L’exemple de l’arc-en-ciel, au paragraphe suivant, ne fait pas qu’illustrer le fonctionnement de ces deux conditions, il relie explicitement le merveilleux et la fonction de signe divin du miracle, puis tend à effacer la rupture entre nature et surnature. Le premier arc-en-ciel fut perçu comme un miracle « car il était le premier77 ». Les rédacteurs des Écritures l’ont compris comme le signe par lequel Dieu annonçait aux hommes qu’il n’y aurait plus de déluge. Ils l’ont aussi qualifié de surnaturel parce qu’ils ne parvenaient pas à l’expliquer. Or, depuis que les arc-en-ciel se sont multipliés d’une part, et que, d’autre part, nous avons trouvé les moyens de les expliquer par les progrès de l’optique, nous ne les percevons plus comme des merveilles et pas plus, par conséquent, comme des miracles. Avec cet exemple, Hobbes a non seulement montré le caractère historique des miracles, qui sont relatifs à l’avancement de l’expérience humaine d’une part (l’habitude) et de la science d’autre part, mais considérablement relativisé la distinction entre nature et surnature : le surnaturel, qui est la deuxième voie par laquelle Dieu fait signe aux hommes (« la main immédiate de Dieu ») est le nom que l’on donne à ces événements naturels qu’on ne peut pas expliquer à un moment donné, mais qui s’expliqueront sans doute un jour. Le paragraphe qu’il consacre à montrer que ce qui est miracle pour l’un ne l’est pas pour l’autre est une variation sur le même thème – il s’agit de montrer qu’il y a beaucoup plus de merveilles pour les ignorants que pour les savants, de même qu’il y a beaucoup plus de miracles pour les anciens Hébreux que pour l’Anglais du xviie siècle78 – et il lui ajoute un développement visant à montrer que l’ignorance favorise en la matière crédulité et tromperie.
78Après avoir rassemblé des éléments variés sur sa fonction de signe, Hobbes définit le miracle d’après les Écritures de la façon suivante :
Un MIRACLE est une œuvre de Dieu (différente de son opération par la voie de la Nature, fixée lors de la Création), faite pour rendre manifeste à l’élu la mission d’un ministre extraordinaire en vue de son salut79.
79Il y a bien, selon les Écritures, une nature et une surnature, des productions ordinaires et des productions extraordinaires. Comment concilier cette affirmation avec les énoncés de l’ontologie sans opter pour la contingence du monde ? Hobbes tiendrait ensemble son ontologie et l’existence d’une causalité surnaturelle en disant, dès le chapitre 32, que bien des choses, dans les Écritures, dépassent la raison sans s’opposer à elle. L’existence d’une opération surnaturelle relèverait du mystère : elle dépasserait la raison sans la contredire. Mais si la raison soutient que dans le monde tout est nécessaire, l’existence d’une opération surnaturelle ne la contredit-elle pas ? De fait, elle la contredit pour le lecteur attentif qui se souvient de l’exposé sur la toute-puissance de Dieu au chapitre 21. Pour sauver le système, il faudrait alors supposer que les thèses nécessitaristes n’ont pour champ de validité que les sciences de la nature, qu’elles ne relèvent que d’une hypothèse locale sans laquelle la valeur objective des démonstrations scientifiques serait ruinée et la prétention d’ordonner la réalité dans un discours, dénuée de sens. Le nécessitarisme et le naturalisme ne seraient que « méthodiques » et non « métaphysiques ». C’est à cette conclusion, après avoir soutenu que la position nécessitariste ruinait la croyance au miracle, qu’aboutit finalement Strauss à la toute fin de sa première étude sur Hobbes, Die Religionskritik, dont il reprendra les thèses trente ans plus tard dans Natural Law and History.
80La thèse de la contingence du monde se heurte en réalité à la clarté de l’affirmation du nécessitarisme, dans le Léviathan comme dans la controverse avec Bramhall. L’enjeu n’est donc pas tant de montrer que le nécessitarisme est bien la position ontologique défendue par Hobbes, car c’est indéniablement le cas, que de montrer que son champ de validité est global et non local, métaphysique et non méthodique – pour reprendre la terminologie de Strauss – et, qu’au fond l’idée d’une contingence du monde à l’action transcendante de Dieu n’est pas de ces mystères qui dépassent la raison tout en lui étant compatibles, mais une fiction qui contredit la raison, quand bien même il faut bien lui faire droit lorsqu’on interprète les Écritures, puisque c’est celle de ses rédacteurs, de ses prophètes, et des peuples auxquels ils s’adressaient.
81On remarquera d’ailleurs à ce titre que la notion de toute-puissance est absente de la troisième partie du Léviathan, où Hobbes pense l’intervention de Dieu dans les termes du prophétisme. Il ne s’agit pas de soumettre les énoncés de l’ontologie de la toute-puissance à une transcendance qui dépasserait la raison mais plutôt de centrer l’analyse sur les catégories de l’expérience religieuse propres au prophétisme, sans compromettre pour autant le cadre rationnel qui gouverne la compréhension des événements du monde.
82Si la nécessité est maintenue, le miracle ne peut être que ce qui dans cette nécessité reste mystérieux, y compris aux yeux du philosophe. Nous ne savons pas ce que peuvent la nature et la nécessité. L’affirmation du nécessitarisme laisse une place au mystère, même s’il garantit l’existence d’un point de vue, le point de vue divin, où connaissance et production s’ordonnant, un savoir absolu existe. L’ignorance de ce que peut la nature laisse au mystère un territoire que les rédacteurs des Écritures comprennent comme surnaturel mais que le philosophe comprend comme une résistance du réel à son savoir. Il y a donc, dans ce monde nécessaire, de l’inexplicable et par conséquence du surnaturel « pour nous », de la contingence « pour nous ». C’est à ce surnaturel que Hobbes fait référence lorsqu’il parle, au chapitre 12, de la culture par Dieu du naturel religieux, au sens où il « implante » dans les prophètes les germes surnaturels de la vraie religion.
83Avec cette lecture, il devient difficile de distinguer Hobbes de Spinoza. Tous deux s’accorderaient à dire que la religion de la révélation, du miracle et du surnaturel est l’illusion, nécessitée par des causes secondes, dont Dieu a décidé depuis l’éternité qu’elle serait la catégorie anthropologique de son action et de son culte, pour des hommes encore peu avancés dans les sciences et la philosophie. Le second le ferait seulement avec plus de franchise que le premier80. Il y a pourtant, d’un auteur à l’autre, deux différences majeures.
84En premier lieu, pour Spinoza, l’illusion de la révélation peut être dépassée. Elle convient aux hommes incapables de philosophie, dont le seul moyen d’obéir aux commandements religieux et moraux comme de gagner le salut est de se représenter un Dieu dont la toute-puissance se fait transcendance à la nature et à l’histoire. Le philosophe peut et doit dépasser cette illusion dans une expérience de l’éternité, dans un amour intellectuel de Dieu qui le libère de la temporalité de l’histoire du Salut et des catégories ontologiques qui lui sont articulées (le surnaturel, la sempiternité, la résurrection individuelle). Puisque certains hommes pieux, Salomon et Jésus, en étaient déjà capables il y a bien longtemps et que des Hollandais de son siècle s’en révèlent incapables, il ne s’agit pas de dire que les hommes progressent continuellement vers cette compréhension. Mais ce dépassement a pour conséquence possible la dévalorisation, pour les philosophes, de l’expérience religieuse traditionnelle et prépare l’idée d’une historicité des idées religieuses et de leurs rapports aux progrès de la culture.
85L’investigation spinozienne de l’histoire sacrée a certainement eu des effets extrêmement féconds : elle a permis de contextualiser les représentations et les symboliques religieuses, de comprendre historiquement le langage et les catégories du prophétisme hébreux, que l’auteur du Traité théologico-politique concevait comme le corrélat du niveau d’avancement général de la culture. Elle débouchait sur une théorie de l’historicité des formations culturelles qui devait donner une impulsion décisive à l’histoire des religions et plus généralement à la théorie de l’histoire. Mais en même temps, l’histoire du Salut n’était plus conçue comme le « lieu des significations ultimes ». L’élucidation anthropologique et historique de ses catégories avait pour corollaire la relativisation de son aptitude à fournir une réponse existentielle, ou, pour être plus précis, à avoir le monopole des réponses. Cette relativisation avait des conséquences directes sur le privilège de l’histoire sacrée pour ce qui était de l’encadrement des temps. Puisqu’elle était une réponse qui valait pour des hommes qui ne se donnaient pas les moyens intellectuels de s’arracher à la finitude et que le savoir absolu était présenté comme possible et garant d’une béatitude véritable, l’histoire du Salut ne devait plus fournir le cadre à l’intérieur duquel les autres figures de l’histoire devaient être articulées. Ce n’est peut-être pas la position explicite de Spinoza, mais en tout cas c’est celle de bon nombre de ses lecteurs plus radicaux. Pour le dire autrement, la fonction existentielle de l’histoire sacrée était elle-même historicisée, considérée comme une réponse possible mais inadéquate aux progrès rationnels que rendait tangible l’aptitude de certains à hisser leur expérience spirituelle au niveau de l’éternité. Si l’histoire n’est pas une case vide, loin de là, dans la pensée de Spinoza, il faut bien dire qu’il y a un savoir et une expérience qui la dépassent.
86En revanche, aucun dépassement de l’histoire du Salut n’est envisagé par Hobbes. Il n’y a pas d’expérience de l’éternité ou de la béatitude. Même si le savant peut ressaisir les mystères qui lui sont proposés à l’intérieur d’une structure ontologique qui élimine la transcendance, la promesse du Salut continue de faire sens pour lui. Mieux, comme nous l’avons observé avec la figure de Prométhée, les effets de la finitude suscitent en lui une exigence religieuse encore plus forte. Alors que l’ignorant peut se reposer dans des convictions polythéistes ou, même si Hobbes ne le précise pas, dans un rapport naïf à la promesse chrétienne, le savant qui, comme Prométhée, voit plus loin, a besoin du christianisme pour remplir l’espace de son horizon d’attente, toujours plus menaçant à mesure que s’accroissent ses connaissances. On dira qu’il a finalement besoin d’une « religion de l’historicité », d’une religion de la promesse d’éternité. Il se trouve que Dieu, dans sa toute-puissance, a voulu que le christianisme lui soit proposé. Son enseignement moral et politique est conforme non seulement aux exigences de la finitude mais également aux exigences de la politique : mieux que quiconque, le Christ a enseigné la morale et les lois naturelles ; surtout, il a su séparer les ordres de la politique et de la grâce. L’une des leçons qui se dégage du moment chrétien de la « pédagogie » de l’histoire du Salut consiste à dire qu’il faut continuer à cultiver l’art et la science politiques, que le royaume de Dieu n’est pas de ce monde.
87La deuxième divergence entre les deux auteurs tient à la méthode d’interprétation et d’élucidation des significations religieuses. C’est une différence, certes, sur fond de continuité.
88Il est impossible au lecteur de ne pas mettre en rapport la relativisation du miracle, dans le Léviathan, avec la critique de la vraisemblance poétique que proposait Hobbes à la même époque dans la Réponse à la préface de Gondibert. Dans ce texte, les limites de la licence poétique étaient présentées comme relatives à ce que les hommes peuvent comprendre de la nature. Comme au chapitre 37 du Léviathan, Hobbes distinguait « l’œuvre de la nature » de ses « possibilités ». Certains poètes se contentent de dépasser la première, tandis que d’autres ne peuvent s’empêcher de repousser les secondes : « il leur faut armures impénétrables, châteaux enchantés, corps invulnérables, hommes de fer, chevaux qui volent et mille autres choses semblables, qu’inventent aisément ceux qui l’osent81 ». Le domaine du vraisemblable peut s’étendre au-delà de ce que produit la nature actuellement (l’œuvre), mais il doit rester dans le domaine de ce que nous concevons en elle comme possible. Or, comment prendre parti contre la poésie fantastique sans prendre parti contre les anciens poètes ? Que penser en effet de l’invincibilité d’Achille et des autres merveilles que l’on trouve à foison chez Virgile et Homère ? La question de l’historicité du vraisemblable est alors directement posée et fait écho aux analyses contemporaines de Hobbes sur le miracle : « Aux temps anciens », écrit-il, « parmi les Païens, des fictions et des métamorphoses tellement étranges n’étaient pas aussi éloignées des articles de leur foi qu’elles le seraient maintenant des articles de la nôtre, et elles ne semblaient donc pas déplaisantes82 ».
89Pour Hobbes, « un poète a le droit, de nos jours, d’aller au-delà des ouvrages véritables de la nature ; mais, au-delà de ce qu’on peut concevoir des possibilités de la nature, en aucun cas83 ». Déjà chez les Anciens, la licence poétique était prise pour ce qu’elle était : une distance acceptable avec le réel tel que l’envisageait une Weltanschauung donnée et composite (mythique, religieuse et scientifique). La question de la vraisemblance révèle une conscience très nette de l’historicité des conceptions de la nature et de l’historicité de la « vérité » de la religion, mais aussi, avec elle, de la vérité du discours philosophique que l’on tient sur la nature, et en l’occurrence, pour Hobbes, du discours qui est le sien. La compréhension des possibilités de la nature, des limites du vraisemblable et de l’invraisemblable, comme celle des limites du naturel et du miraculeux, varient-elles avec l’évolution des représentations religieuses et de la conscience pré-scientifique et scientifique ? Hobbes applique-t-il la théorie de l’historicité de la vraisemblance poétique dans l’exégèse ?
90Le fait que nous pouvons être surpris par des œuvres de la nature auxquelles nous ne sommes pas familiarisés et que nous ne réussissons pas à comprendre – les deux conditions pour qu’il y ait « merveilles » – marque le caractère historique du miracle comme de la vraisemblance poétique. Si, avec les progrès scientifiques, le domaine du possible était voué à se restreindre d’une façon continue, alors certains faits rapportés dans les Écritures pourraient appartenir désormais au fabuleux. Ce qui est perçu aujourd’hui, dans les Écritures, comme dépassant la raison sans s’opposer à elle, pourrait la contredire franchement demain, en vertu d’un savoir toujours plus précis des possibilités de la nature. L’enracinement culturel et historique des significations mystérieuses les expose-t-il à la menace d’un processus scientifique de désillusion ?
91Certaines structures de compréhension sont protégées de cette historicité. En effet, Hobbes tient ferme sur certaines impossibilités, qu’il juge définitives, non relatives à l’avancement des sciences. Nous l’avons noté à propos des structures ontologiques les plus fondamentales. On voit Hobbes établir un certain nombre d’absurdités ontologiques concernant notamment l’existence des substances incorporelles et la réalité de la transsubstantiation84. Dans l’établissement de ces contradictions à la raison et de ces dépassements mystérieux, tout est question de mesure : les principes du matérialisme ne sont pas négociables, il faut comprendre comme métaphoriques tous les énoncés qui vont à leur encontre. Il ne s’agit plus, dans ces cas, de dire qu’il y a mystère, il ne s’agit pas non plus de faire apparaître des contradictions, puisque rien, dans les Écritures, ne saurait contredire la raison. Il faut plutôt rapporter les significations à la compréhension que les rédacteurs pouvaient se faire de la nature et de la réalité, autrement dit, il faut reconstruire le monde des significations, souvent illusoires, dans lesquelles elles prenaient sens.
92Hobbes a trouvé une solution distincte de celle pour laquelle la critique spinoziste avait opté. Pour Spinoza, les prophètes étaient eux-mêmes sujets aux illusions de leur âge théologique. Plus éclairés que le peuple auquel ils s’adressaient, ils partageaient toutefois leurs croyances les plus fondamentales. C’est en partie le cas chez Hobbes, car on voit mal ce qui ferait que Moïse n’ait pas cru dans l’intervention surnaturelle et transcendante de Dieu dans l’histoire. Mais pour ce qui concerne les points les plus absurdes des croyances présentes dans les Écritures, par exemple la démonologie, la possession ou l’exorcisme, Hobbes prend soin de montrer que les prophètes « font avec », comme s’il s’agissait de données culturelles auxquelles ils ne souscrivent pas.
93Selon le chapitre 8 du Léviathan, les Romains et les Grecs prêtaient « assez de réalité aux phantasmes pour en faire des corps vivants éthérés, et à les appeler d’une façon générale, des esprits85 ». Comme eux, les juifs « nommaient les fous prophètes ou démoniaques, selon qu’ils pensaient que l’esprit qui les possédait était bon ou mauvais ». Mais cette croyance, qui s’explique assez bien chez les païens « puisque chez eux les maladies et la santé, les vices et la vertu, et beaucoup d’accidents naturels étaient appelés démons86 », entre en contradiction directe, chez les juifs, avec l’enseignement religieux. En effet, « il n’y a rien dans la morale ou le rituel de la loi mosaïque qui enseignât l’existence de quelque envahissement divin de cette nature ou de quelque phénomène de possession87 ». Moïse doit donc « faire avec » les croyances démonologiques des Hébreux, sans les partager pour autant. Ceci ne veut pas dire qu’il les cultive, puisque Hobbes précise que son enseignement les exclut, mais plutôt qu’il doit, d’une certaine façon, s’y adapter. Il y a donc, dans les Écritures, des éléments qui manifestent ouvertement les croyances démonologiques des rédacteurs et du peuple, et un discours prophétique qui en est distinct. La droite interprétation saura les distinguer, aidée des outils de cette histoire comparée des cultures.
94D’une façon analogue, Jésus procède, en guérissant les fous, « comme s’ils étaient possédés, et non comme s’ils étaient fous88 ». Faut-il en conclure qu’il partage les croyances démonologiques des Hébreux ? S’il pratique l’exorcisme, s’« il parle à la maladie comme à une personne », c’est parce que c’est là « le style habituel de ceux qui guérissent en ne se servant que de paroles »89. Un principe plus général, mais décisif, est conjugué à cette analyse : « l’Écriture a été rédigée pour montrer aux hommes le royaume de Dieu », « elle abandonne le monde et la philosophie qui y a trait aux discussions humaines, pour exercer notre raison naturelle »90. Les rédacteurs, peut-être conscients, comme le Christ, que la possession n’existe pas, ne sont pas là pour prouver son absurdité. L’interprète, en revanche, le doit pour dégager une interprétation métaphorique de ces passages et permettre que leur sens reste conforme à la raison ou que ce sens, dans des cas rarissimes, comme dans le cas de l’existence d’anges immatériels, la dépasse sans la contredire.
95C’est sur ce plan que la distance qui sépare Hobbes de Spinoza est la plus grande, alors même que le souci d’une histoire comparée des cultures semble les rapprocher. Chez Spinoza, la distinction entre la doctrine du sens et la doctrine de la vérité est consommée. Les rédacteurs, comme les prophètes, peuvent errer. L’interprétation métaphorique ne doit pas venir « sauver » la vérité des Écritures en assurant une compatibilité forcée entre la raison et l’expression prophétique, ce qui est encore l’un des soucis de Hobbes91.
HISTOIRE SACRÉE ET CONCEPT D’HISTOIRE
96Plutôt que d’en conclure que la tension de la « lettre », entre l’immanence de la vraie religion à la nature et l’affirmation du caractère surnaturel et transcendant de l’intervention divine, révèle en réalité, dans « l’esprit », une intention foncièrement profane, ou qu’elle se résout au contraire au profit d’une nouvelle sacralisation de l’autorité, peut-être faut-il tenter de ressaisir la cohérence de ces deux positions dans les incertitudes qui résultent de la finitude.
97Ce qui est présenté comme la marque du scepticisme de Hobbes – le fait que l’expérience d’une relation à Dieu dans l’intimité de la conscience soit impossible et que, de ce fait, l’expérience religieuse comme expérience spirituelle (comme inspiration) soit interdite – est en réalité la raison même du rôle décisif de l’histoire du Salut, la condition même de l’espace laissé à l’intervention de Dieu dans l’histoire. Au fond, ce n’est pas en dépit de l’affirmation du caractère extrêmement limité de notre pouvoir de connaître que Hobbes affirme que Dieu intervient dans l’histoire, ni contre elle, mais justement à cause d’elle. L’expérience chrétienne est une expérience de la finitude et c’est sans doute ce caractère qui fait « appel d’air » et remplit le cadre expérientiel du seul contenu qui soit accessible à un esprit auquel l’expérience de l’éternité reste interdite : l’histoire donc, comme histoire du Salut.
98Reste toutefois la question de la place de la conception hobbésienne de l’histoire sacrée dans une histoire plus générale de sa situation dans l’économie des savoirs, des croyances et des expériences historiques. Pour mieux en cerner les contours il faut revenir au modèle baconien.
99On peut partir d’une parenté frappante dans les deux exposés majeurs (le De Dignitate et Augmentis Scientarum de 1623 pour l’un, le Léviathan de 1651) pour l’autre, laquelle a été pourtant peu commentée. Tous deux définissent l’histoire comme naturelle ou civile. En réduisent-ils pour autant l’objet à l’immanence du fait humainement connu ? La chose est certaine pour Hobbes, l’histoire enregistrant les faits de la connaissance absolue qui procède de la sensation naturelle. Est-ce aussi certain pour Bacon ?
100On doit d’abord noter une évolution de 1605 (Of the Proficience) à 1623 (De Dignitate). Bacon réduit la classification quadripartite des genres de l’histoire (histoire naturelle, histoire civile, histoire des savoirs, histoire sacrée) proposée en 1605 à une classification bipartite (histoire naturelle, histoire civile)92. L’histoire civile accueille désormais l’histoire sacrée et l’histoire des lettres et des arts.
101La pratique historienne en matière d’histoire sacrée se greffe sur le registre des Écritures et le prolonge par toute une série d’exercices. L’histoire ecclésiastique (historia ecclesiastica ou sacra dans le texte latin de 1623 ; history ecclesiastical, dans le texte anglais de 1605) se divise en histoire de l’Église militante (historia ecclesiastica, à nouveau, dans le latin, mais en son sens « spécial » ; history of the church dans l’anglais), depuis sa formation, sa persécution, et jusqu’à sa paix ; en histoire des prophéties (historia ad prophetias ; history of prophecy) qui cherche à l’intérieur de la Bible des correspondances entre prophéties et accomplissements ; et en histoire de la providence (historia nemeseos sive providentiæ ; history of providence), exercice visant à accorder la parole expresse de Dieu à sa secrète volonté telle qu’elle se manifeste par les réussites et les échecs des sociétés humaines et des projets ecclésiastiques.
102Ce découpage appelle une première remarque : ces trois parties de l’histoire ecclésiastique débordent les seules Écritures tout en trouvant en elles une partie éminente et la matière de divers commentaires. Mais on remarquera aussi, notamment en contraste avec Hobbes, que Bacon ne souligne pas cette éminence des Écritures, comme s’il y avait une relative continuité du texte de la révélation et des commentaires et autres exercices d’histoire qui se fondent sur lui. Cela se vérifie pour l’histoire prophétique (historia ad prophetias), qui comporte en elle la source scripturaire pour fonder ensuite une histoire des accomplissements prophétiques à partir de segments d’histoire postérieurs – nécessairement humains, ou « non inspirés ». Quant à l’histoire de l’Église (history of the church, historia ecclesiastica en son sens spécial), qui se poursuit bien au-delà du témoignage des Écritures, elle suppose le recours à une histoire ecclésiastique presque complètement extérieure à celles-ci, en tout cas pour ce qui concerne l’Église chrétienne.
103Deuxième remarque : la seule partie qui soit vraiment rendue homogène à l’histoire civile est l’histoire de l’institution ecclésiastique (historia ecclesiastica en son sens spécial, history of the church), s’il est entendu qu’elle ne verse pas dans l’hagiographie ou le merveilleux – la référence abusive à la sainteté et aux pouvoirs miraculeux du clergé93.
104On interprète parfois la classification bipartite du De Dignitate comme manifestant « une précipitation de l’historia divina hors du cosmos historique94 », notamment par rapport à la classification de Bodin dans la Methodus. Ceci suppose de marquer une évolution de statuts et de contenus entre histoire divine et histoire sacrée, et de faire porter l’accent sur le fait que de l’une à l’autre, on passerait d’une histoire révélée et surnaturelle, dont l’auteur, au fond, est Dieu lui-même, à une histoire temporelle de l’Église, de ses institutions, de ses rapports à l’État et de sa dogmatique, centrée sur ce que l’homme peut comprendre et faire, dans son historicité propre, de la parole divine ; pour le dire plus simplement, des Écritures ou de ce qui, en elles, relève de la volonté divine, à une histoire profane du fait religieux enveloppant la « vraie religion » comme un fait cultuel parmi d’autres.
105Or, chez Bacon, une histoire divine demeure, à l’intérieur des savoirs divins (theologia ou divine learning). Il le précise dès l’introduction générale de sa classification95. Il s’agit assurément des Écritures. En effet, au moment où il s’agit de qualifier la relation des savoirs divins et humains, Bacon précise que le principe de division du savoir humain selon les facultés de l’esprit en histoire, philosophie et poésie opère aussi en matière de savoir divin, car l’esprit humain est un, qu’il reçoive ses informations des sens ou de la révélation (sense or revelation of oracle ; informationes oraculi et sensus). À la poésie correspondent les paraboles bibliques, à la philosophie les préceptes et les dogmes révélés. Quelle partie du savoir divin peut correspondre à l’histoire humaine ? L’history of the church et l’historia sacra selon les versions du texte, dont il n’a d’ailleurs pas encore détaillé le contenu. Mais que faire de la prophétie ? Trouve-t-elle un analogue dans les savoirs humains ? Elle semble bien cette partie du savoir révélé qu’aucun savoir humain ne saurait imiter ou atteindre. La prophétie semble absente de ce jeu d’analogies, puisqu’une prophétie humaine est impossible. Quelle forme de savoir humain pourra donc correspondre à la prophétie ? La réponse de Bacon est étonnante : la prophétie n’est rien d’autre qu’une « histoire divine, qui a la prérogative sur l’histoire humaine de pouvoir narrer les faits avant ou après qu’ils aient eu lieu96 ».
106Le lecteur peut en conclure deux choses : d’abord, que l’histoire sacrée qui est intégrée au savoir humain est aussi une partie de la théologie ; ensuite, que même si l’histoire divine (divine history, historia divina) ou la prophétie, qui constitue bien l’historicité spécifique des Écritures, ne trouve pas d’exact analogon dans le savoir humain, elle n’en reste pas moins une partie intégrante de l’histoire sacrée. En effet, celle-ci comprend une historia ad prophetias, qui s’exerce très directement sur la matière de la prophétie pour en examiner les manifestations. Cette historia ad prophetias contient à la fois la prophétie des Écritures elle-même et le commentaire qui en examine les réalisations ultérieures dans le temps de l’histoire humaine. L’idée d’une franche évolution par rapport à Bodin devient donc, sinon caduque, en tout cas très complexe, ambivalente. Il est en tout cas très difficile de comprendre les décisions de Bacon en termes d’expulsion de l’histoire divine du « cosmos historique97 ». C’est plutôt une différenciation interne : d’un côté on dit que l’histoire sacrée appartient à l’histoire civile, ce qui revient à faire entrer dans cette histoire quelque chose qui ne relève pas des sens mais d’un savoir oraculaire, car c’est ainsi que Bacon continue de définir la matière et l’objet de l’histoire religieuse chrétienne, de l’autre on dit que ce qui, dans cette histoire, relève vraiment de la dimension prophétique, la volonté divine à l’œuvre dans la totalité du temps historique, la transcendance divine sur l’écoulement du temps, l’historia ad prophetias, n’est pas humaine dans sa source mais divine, et que sa mention dans la classification des connaissances humaines ne doit pas tromper quant à sa vraie nature.
107Si l’on suit bien la manœuvre de Bacon, il faut en conclure que l’histoire sacrée qui figure dans la classification des savoirs humains n’est plus une histoire divine au sens où Bodin l’entendait, certes, mais reconnaître en même temps à cette histoire sacrée une origine qui n’est pas exactement la même que les sens et la mémoire qui président à l’histoire civile. On a vu expulsion plus évidente.
108Hobbes semble beaucoup plus clair, tranchant98. Certes, il ne détaille pas les connaissances historiques au-delà de leurs genres, histoire naturelle et histoire civile. Il semble donc en première analyse s’inscrire dans la lignée d’un Bacon que l’on comprendrait comme « séculariste » – ce dont nous avons vu que c’était loin d’être évident –, et poursuivre son geste en réduisant les champs narratifs humains à la nature et à la république, donc à l’immanence du fait politique – puisque l’histoire civile est définie comme registre de la « connaissance des actions humaines dans les républiques ». En réalité, il prend des positions beaucoup plus fermes que Bacon : la plus importante consiste à refuser de penser l’histoire de l’Église (l’history of the church chez Bacon) en termes oraculaires ou révélés, ce que continue de faire Bacon, donc à la considérer sous un jour absolument temporel. En revanche, le registre des Écritures, et exclusivement ce registre-là, relève d’une autre histoire, absente de la classification parce qu’elle ne relève pas d’une connaissance naturelle, mais d’une « sensation surnaturelle » dont, précise Hobbes, nous ne savons rien des procédures. C’est à partir de cette sensation, inconnue de celui qui ne bénéficie pas du privilège prophétique, que se constitue le registre historique de la foi, qui n’a pas à apparaître dans la classification et dont Hobbes n’a plus à préciser qu’il lui appartiendrait si l’on en excluait ce qui, en lui, relève de la conscience divine elle-même, de sa transcendance sur le temps, comme le fait, semble-t-il, Bacon.
109Il n’est pas inintéressant de rapporter cette évolution à un « effet de seuil » et à une différence des temps. On peut dire, pour simplifier, que de Bacon à Hobbes, on passe d’une idéologie théologico-politique, ou d’un consensus théologico-politique jacobéen à un problème théologico-politique ou théologico-juridique en temps de révolution : un « théologico-politique de dissensus ». Ce seuil a des répercussions très directes sur la définition de l’objectivité historique et de ses frontières internes, mais il doit aussi être compris dans son prolongement épistémologique et systémique.
110Il n’est jamais question chez Bacon d’interroger directement, ou de remettre en cause directement, le lien de l’autorité politique à l’autorité divine, ni de questionner le fondement de l’autorité politique ou religieuse. La place de l’histoire sacrée dans l’orbe des savoirs n’est dès lors pas fondamentalement bousculée parce que, semble-t-il, le rapport à l’autorité divine délivrée dans les Écritures surplombe l’autorité politique, sans que ce rapport soit clairement thématisé donc répercuté dans la mise en ordre des savoirs.
111Avec Hobbes, le rapport entre connaissance et autorité est affronté d’emblée puisque c’est la connaissance du fondement qui conditionne l’obéissance, qui en fait la permanence et l’efficace. La connaissance fonde très directement des relations d’autorité et cette connaissance se joue dans la constitution même de la science civile. Disons que la relation entre la connaissance et l’autorité, non questionnée chez Bacon, devient absolument centrale, car problématique, chez Hobbes. On ne peut plus positionner l’histoire sacrée en surplomb sans autre forme d’examen : il faut en produire une épistémologie et une exégèse, voire leur articuler une anthropologie de la croyance et de la religiosité.
112Au fond, Bacon n’a pas à pratiquer une exégèse interrogeant directement le fondement de l’autorité politique et religieuse. Hobbes, la pratiquant, a à faire des choix beaucoup plus tranchés. Exclure l’histoire sacrée de la classification des connaissances est absolument nouveau. C’est sa grande « décision », et il est étonnant de voir que chez des auteurs comme Reinhart Koselleck, ce soit toujours à Bacon qu’il soit fait référence sur ce point. C’est que le geste de Hobbes est difficile à comprendre : exclusion de la classification, et pourtant pratique d’une exégèse assidue ; fondation profane et matérialiste de l’autorité politique, et proposition d’un discours eschatologique développé.
113C’est aussi Hobbes qui fait une histoire profane du fait religieux chrétien comme délivrance de la Parole divine et non pas Bacon, qui la programme sans très bien la distinguer de l’histoire sacrée, puisque, justement, les Écritures sont une expression de l’enseignement atemporel de Dieu, alors que Hobbes les constitue vraiment en événements. Il y a chez Hobbes une attention à l’historicité des Écritures, une discrétion qui vaut en réalité récusation de la structure référentielle liant le temporel à un atemporel : la prophétie et la révélation sont bien des événements. D’où l’intérêt, chez Hobbes, pour la question de la rédaction des Écritures, et notamment de la recollection et de la disposition du texte par Esdras au chapitre 33 du Léviathan, que Bacon ne pouvait pas ne pas connaître puisqu’elle était très discutée en son temps, mais sur laquelle il n’éprouve pas le besoin de se prononcer.
114La position de Bacon restait donc partagée, voire hésitante. Puisque l’histoire ecclésiastique n’est pas seulement une histoire de l’Église, mais aussi une histoire des prophéties et une histoire de la providence, intégrer celles-ci au genre de la connaissance historique civile, en 1623 – dans un système très cohérent d’intégration pyramidale qui reflète en histoire l’organicité des sciences sous la métaphysique99 – peut avoir pour effet, d’une part, de compromettre l’unité du temps humain plutôt que de la préserver, et d’autre part de ramener la causalité des actions civiles à une structure providentielle supérieure dans ce qui se présenterait comme une « métaphysique de l’histoire ». Koselleck a remarqué l’aspect ambivalent de cette « expulsion » de l’histoire sacrée du « cosmos du savoir historique », puisqu’il note qu’avec Bacon, « l’histoire civile devient un concept qui englobe l’histoire sacrée et l’histoire des religions »100. Mais il n’a pas thématisé toutes les ambiguïtés de ce jeu d’inclusion-exclusion, notamment au sujet de Leibniz. Lorsqu’il écrit « qu’en correspondance avec l’expérience mondialement accumulée par un grand nombre de religions et par l’Église chrétienne, Leibniz transforme l’historia sacra en une historia religionum située à l’intérieur de l’histoire humaine101 », il néglige de signaler que, pour l’auteur de la Théodicée, cette histoire des religions reste « la plus importante pour notre salut, afin de savoir ce que Dieu a révélé ou non » et « qu’on peut dire avec raison que le plus grand usage de la connaissance des antiquités et des langues mortes est celui qu’on en tire pour la théologie »102. Il ne s’agit donc pas de « séculariser » l’histoire sacrée en « noyant » sa dimension révélée ou eschatologique spécifique à l’intérieur d’une histoire universelle des religions mais bien au contraire de vérifier la sacralité de l’histoire sacrée auprès des autres récits et des autres expériences religieuses, qu’elles soient antérieures ou contemporaines. Ce qui s’amorce n’est pas – en tout cas pas seulement – une histoire profane de la religion révélée, mais une forme d’optimisme en la méthode historique, philologique et critique – l’élaboration pour le moins naïve aux yeux d’un lecteur contemporain des chronologies comparées en est un témoignage – pour avérer l’histoire du salut dans un premier temps et l’exercice de la providence dans un second temps, forme d’optimisme que l’on retrouvera dans la Scienza Nova de Vico.
115Les frontières baconiennes se sont déplacées. Hobbes compte, à n’en pas douter, l’histoire ecclésiastique pour un genre de l’histoire civile. Sa pratique, dans l’Historia Ecclesiastica le confirme, comme nous le montrerons. Le sujet de cette histoire, l’Église, ne participe pas de la série des actes révélés ou transcendants103. L’histoire ecclésiastique est purgée de la dimension du surnaturel qui continuait chez Bacon de l’habiter, ainsi peut-être que l’histoire civile, si l’on se réfère aux classifications qui font de la première une partie de la seconde. L’histoire providentielle disparaît et l’histoire sacrée reçoit dans les grandes œuvres un traitement qui ne fait jamais mention d’un plan providentiel. Mais s’il y a bien là le signe d’une plus nette distinction entre les parties de l’histoire ecclésiastique telle qu’elles étaient mises en série par Bacon (histoire de l’Église, histoire des prophéties comme histoire divine au sens strict, histoire de la providence) Hobbes accorde, dans ses grands traités politiques, une place majeure à l’histoire sacrée : si l’on omet le Béhémoth, il l’exerce – en l’occurrence il l’interprète, la résume et la scande – d’une façon apparemment prioritaire par rapport à ces deux genres de l’histoire qu’il a pourtant reconnus épistémiquement, l’histoire civile et l’histoire naturelle.
116Nous avons suffisamment expliqué que, par son ontologie nécessitariste, Hobbes refuse la compréhension providentialiste de l’histoire. Même pour Bacon, qui avait opéré le travail de séparation des champs de l’histoire, une histoire providentielle continuait de fournir à l’historia sacra, l’une de ses parties. Il ne s’agissait plus, comme chez Ralegh, de faire un principe d’explication général, mais de conserver une approche judiciaire de l’histoire, et de la cantonner dans le domaine de l’histoire sacrée, même si, par sa nature même, l’exercice était voué à la déborder constamment puisque c’est bien l’histoire civile qu’on interprète depuis le plan providentiel. Autrement dit, Bacon avait sans doute cherché à cantonner l’histoire providentielle dans le genre du sacré, tout en étant conscient qu’elle était vouée à en sortir. Hobbes refuse l’usage de la notion, et va jusqu’à le refuser comme forme de compréhension ou d’extrapolation de l’histoire sacrée.
117Si l’on considère dès lors que la lecture providentialiste de l’histoire a été un mouvement profond, une première forme de synthèse historique préparant l’idée d’un sens de l’histoire, par l’import, en elle, d’une version plus ou moins rationalisée de la promesse eschatologique, la place de Hobbes se situe radicalement à l’écart de ce mouvement. S’il y a rationalisation de l’eschatologie, elle consiste d’abord pour lui à ramener la promesse aux principes rationalistes de l’ontologie quand c’est possible, à montrer la relativité du surnaturel aux limites de notre pouvoir de connaître. Sur le plan ontologique, toutes les histoires se situent sur le même sol, puisque tous les faits, même ceux que, selon les Écritures, nous qualifions de miraculeux, obéissent à la nécessité. En outre, le Salut est un Salut historique. Il ne s’opère pas dans un « autre monde », un monde métaphysique, ou dans un autre temps, celui du nunc stans, mais dans le nôtre, après la résurrection générale.
118La « rationalisation » est aussi anthropologique et politique : il y a continuité entre la condition guerrière de l’humanité de la chute et la condition guerrière qui caractérise les relations entre le royaume de Dieu et le royaume des damnés après le Jugement. Hobbes essaie, dans le cadre de l’eschatologie, de faire valoir une approche réaliste de la condition humaine. Mais, d’un côté, cette « rationalisation » l’éloigne du mouvement que le modèle de la sécularisation pense pouvoir lire dans le passage de l’histoire universelle de Ralegh ou de Bossuet, jusqu’aux philosophies de l’histoire. Et d’un autre côté, son « monisme historique » – avec l’insertion de la révélation et du Salut dans le tissu temporel mondain – nous interdit de voir en Hobbes un auteur ayant œuvré sans hésitation, en poursuivant le geste de Machiavel, à l’élaboration d’une histoire complètement libérée des catégories et de la normativité religieuses. Hobbes reste inclassable ou du moins incompris lorsqu’on utilise les modèles classiques. Il l’est absolument du côté du processus conduisant, via l’histoire providentielle, à une philosophie de l’histoire, comprise comme prolongement des théodicées, des théologies de l’histoire ; il l’est aussi, sans doute d’une façon moins nette, du côté de la réduction de l’histoire à la temporalité humaine, comprise comme champ sans autre détermination qu’intrinsèque – l’autonomie de l’histoire civile étant à la fois manifeste et problématique.
119Reprenons. Selon le modèle de la sécularisation, la structure de la promesse eschatologique a été progressivement ramenée par les philosophes à l’immanence des progrès politiques, civilisationnels, rationnels. Le processus culmine et s’achève dans les philosophies de l’histoire du xixe siècle : le dualisme chrétien originel, qui opposait un siècle dépourvu de finalité (le lieu de l’histoire profane) à un plan de rédemption extra-historique, dualisme reconduit et réellement fondé doctrinalement par saint Augustin, était définitivement consommé par l’import dans le siècle du plan de rédemption, dont l’origine chrétienne était niée – d’où l’idée que les acteurs de la sécularisation (Marx et Comte par exemple) ignorent ce qu’ils sécularisent, en l’occurrence « l’esprit prophétique ». Les théologies de l’histoire qui visaient à dégager la signification rédemptrice des événements mondains (croissance et déclin des empires, relations de l’Église et de l’État, etc.) du désordre apparent de l’histoire humaine sont alors présentées comme assurant une forme de « transition » vers les philosophies de l’histoire.
120Or, pour que le théorème de la sécularisation fonctionne dans le détail, il faut qu’il y ait une continuité possible entre l’eschatologie comprise au sens strict – celle qui est révélée dans les prophéties bibliques et cantonnée en elles – et la lecture providentialiste de l’histoire, qui repose sur l’idée d’un plan divin, ordonné depuis la création, guidant l’histoire de l’Église, des États et des empires à l’intérieur du segment de la chute, et relevant de l’organisation générale des causes, non d’une intervention extraordinaire. Il faut même que la seconde soit comme l’effet de l’import de la première sur le champ de l’histoire humaine. Mais cette rencontre entre l’eschatologie et l’histoire de la Cité terrestre avait été rendue impossible par Augustin. Si la signification de l’histoire civile était pensée à partir d’un plan divin, cette signification était comme déconnectée des prophéties qui avaient trait à la Cité de Dieu. La rencontre entre eschatologie et histoire politique pouvait pourtant avoir lieu. Augustin s’était d’ailleurs opposé à une tendance qui opérait cette jonction, consistant à présenter Rome comme la nouvelle Jérusalem. Plus tard, c’est dans une position dissidente par rapport à l’augustinisme qui faisait le sol de la doctrine de l’Église catholique que l’on retrouve cette jonction : chez Joachim de Flore puis dans le protestantisme, dans la littérature des martyrologues notamment ou dans celle des radicaux millénaristes104.
121En ce sens, ces histoires – dont le modèle reste la théologie de l’histoire de Bossuet –, même si elles savaient faire abstraction du principe providentiel général dans l’analyse événementielle au sens strict, œuvraient indéniablement à produire des formes d’intelligibilité du temps long. Sans remettre en cause frontalement le dualisme chrétien du siècle et de la rédemption, elles ont développé d’une façon considérable l’idée que le siècle avait un sens, qu’il y avait un plan de récompense et de châtiment divin à l’intérieur de l’histoire séculière, qu’une sorte de « pédagogie divine » pouvait être lue dans l’histoire et que par conséquent l’histoire faisait système. En avançant l’idée qu’un accès rationnel à la providence est possible, elles contribuaient à produire une forme « d’eschatologie non révélée105 ».
122Dans cette recherche d’une transition de l’eschatologie vers l’idéologie du progrès, on met alors en avant le providentialisme historique de Bossuet ou la problématique de la théodicée leibnizienne, et l’on tente de les rattacher, comme des étapes, au pas supplémentaire accompli par Hegel, qui continuait de présenter sa philosophie de l’histoire comme une théodicée106, de même que Johann Gustav Droysen un peu plus tard. Comme l’écrit Odo Marquard, qui admet toutefois ce que sa thèse a de « téméraire », il avait fallu que « la transformation de la théodicée traditionnelle en théodicée idéaliste donne le jour à la philosophie de l’histoire moderne107 ». Pour comprendre cette transformation, il convient de se représenter les philosophies idéalistes de l’autonomie de Kant, Fichte et Schelling dans le cadre général du traitement métaphysique du mal : travailler à démontrer l’innocence de Dieu impliquait de développer une philosophie de l’autonomie et de faire de l’homme « l’unique créateur dont les hommes puissent exiger sérieusement qu’il rende le monde meilleur qu’il ne l’a déjà fait, et de telle sorte que tous les hommes y rentrent dans leurs droits : c’est-à-dire par la transformation des rapports de droit108 ». La crise de l’optimisme (le débat Leibniz-Voltaire sur le meilleur des mondes) avait appelé une nouvelle forme de justification du mal : « Lorsque le monde est trop antinomique pour que l’on puisse dire encore que Dieu est son créateur, l’homme devient l’acteur et le guide du monde, c’est-à-dire le sujet de l’histoire, comme sujet d’un progrès dans les rapports de droit humains109. » L’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique serait alors un « moment » dans le cadre du problème général de la théodicée, moment qui résout radicalement la question dans le sens de l’affirmation d’une responsabilité humaine dans les progrès et les reculs moraux. Ce sont les « histoires providentielles » qui étaient censées assurer la conversion d’une histoire sacrée douée d’un sens axial en un concept de l’histoire pour la philosophie, comme développement politique et éthique doté d’un sens axial. La philosophie de l’histoire faisait seulement un pas de plus en remettant le principe du développement à l’homme.
123Pour Hobbes, s’il n’y a qu’un seul sol historique, le sens de l’histoire continue de tenir essentiellement à la promesse eschatologique, qui, même si elle n’est surnaturelle que « pour nous », continue d’encadrer la représentation du temps. Dès lors, l’histoire civile, et le Béhémoth le montre bien, ne pourra être écrite et comprise qu’à partir de la considération de la condition théologico-politique des sujets, en tant qu’ils se définissent historiquement par leurs anticipations, qu’ils se comprennent dans le présent à partir de ce qu’ils se représentent de l’avenir. Le fait religieux est alors privilégié dans l’histoire civile et, pour les sujets de l’histoire, il continue de prendre la forme de l’eschatologie. Celle-ci n’est ni « transformée » en providence, ni importée dans l’histoire civile pour lui apporter une dynamique générale et un sens. Elle lui fournit plutôt une catégorie d’événements privilégiés et les traits d’une condition humaine que l’on verra toujours ressurgir. L’eschatologie est centrale, non pas en tant que causalité immanente à l’histoire, mais comme un ordre décisif de la représentation, donc comme un champ d’enquête privilégié.
124Le concept d’histoire chez Hobbes résiste donc à la synthèse de la sécularisation. Pour mieux dire, il lui résiste car il en inverse complètement le sens : plutôt que de participer à l’import inconscient de la linéarité de l’histoire sacrée vers un procès historique immanent à la politique humaine, il conserve délibérément le cadre eschatologique pour l’interpréter, là aussi délibérément, dans un sens politique proprement humain et profane.
Notes de bas de page
1 Voir supra, première partie, chap. 1.
2 L’expérience religieuse est particulièrement intéressante parce qu’en elle, les deux extrémités de l’intégration historique, l’expérience de l’individu et celle de la communauté, convergent et s’articulent au dualisme du temporel et du spirituel. À ces perspectives se conjugue l’éventuelle tension d’autres modes de conscience : ceux qui résultent de la différenciation d’une Église nationale à l’intérieur d’une Église universelle, et ceux, entre autres, qui résultent de l’intégration de l’individu à l’histoire du Salut via l’État.
3 « Les joies de la vie éternelle sont toutes comprises dans l’Écriture sous le nom de SALUT, qui désigne le fait d’être sauvé. Être sauvé, c’est être mis en sûreté, soit relativement à tel ou tel mal, soit absolument, à l’égard de tous les maux, y compris le besoin, la maladie, et la mort elle-même. » Lév., III, chap. 38, Mcph., p. 490 ; tr., p. 484.
4 Hobbes récuse la séparation d’une âme immortelle et d’un corps mortel, comme l’interprétation qui veut que l’âme survive par essence au corps. C’est seulement la grâce de Dieu qui la fait être telle, et en l’occurrence, cette grâce ne s’exercera qu’au moment de la résurrection, comme elle s’était exercée avant la chute. C’est donc la promesse, non la nature, qui nous fait immortels. Lév., III, chap. 38, Mcph., p. 490-491 ; tr., p. 484-485.
5 Ibid., p. 494-495 ; tr., p. 488-489.
6 Lév., I, chap. 6, Mcph., p. 130 ; tr., p. 58.
7 Isaïe 33, 20-24.
8 Lév., III, chap. 38, Mcph., p. 492-493 ; tr., p. 486-487.
9 Ibid., p. 481 ; tr., p. 475.
10 La représentation augustinienne et scolastique est écartée pour plusieurs motifs. Elle promeut d’abord un dualisme ontologique, voire une dislocation du monde en mondes et espaces métaphysiques (un enfer et un ciel nouveaux). Le Salut, selon le Léviathan, est terrestre : il « correspond à la restauration du royaume de Dieu institué sous Moïse. » Ibid., p. 480 ; tr., p. 474. Ce n’est pas parce que l’on parle de royaume céleste que le royaume sera réellement dans les cieux. L’expression coelum empyreum est absente de la Bible et n’est qu’une métaphore scolastique pour dire que le royaume sera gouverné depuis le ciel, c’est-à-dire par le Christ sous le commandement de Dieu, son père.
11 Hobbes refuse le dogme des tourments éternels : « Et bien qu’il y ait de nombreux passages qui affirment un feu et un supplice éternels (où les hommes peuvent être jetés successivement, l’un après l’autre, à jamais), je n’en trouve aucun pour affirmer la vie éternelle au sein de ce feu et de ces supplices, d’aucune personne individuelle. » Ibid., p. 490 ; tr., p. 484. Les damnés sont donc ressuscités au Jugement, et condamnés à une nouvelle expérience de la mortalité.
12 Voir J. G. A. Pocock, « Time, History and Eschatology », dans Id., History, Language and Time, Londres, Methuen, 1972.
13 Ceci le rapproche, le fait a été abondament souligné, de certains radicaux, notamment de Richard Overton (Man’s Mortality, 1643). Voir notamment J. G. A. Pocock, « Time, History and Eschatology » art. cité, p. 174 et suiv. La thèse contraire, un Hobbes non mortaliste, souscrivant à la thèse de Calvin selon laquelle les âmes rejoignent Dieu au moment de la mort, n’est pas recevable. Sur ce point aussi, il est fort probable que la pensée de Calvin ait semblé peu conséquente à Hobbes. Sur cette thèse, voir N. H. Henry, « Milton and Hobbes : Mortalism and the Intermediate State », Studies in Philology, XLVIII, 1951, qui fournit, sauf sur Hobbes, une bonne synthèse des positions théologiques, de la patristique jusqu’à la révolution anglaise.
14 2 Pierre III, 13 ; Lév., III, chap. 38 ; Mcph., p. 494-495 ; tr., p. 488-489.
15 Hobbes rejette la doctrine de la mort éternelle comme châtiment éternel, dans le même chapitre. Nous y reviendrons.
16 De Vera religione, Paris, Desclée de Brouwer (Bibliothèque augustinienne, 8), 1982, chap. XXIX, §52, p. 99.
17 Voir Elements, I, chap. 11.
18 Lév., I, chap. 6, Mcph., p. 130 ; tr., p. 58.
19 Elements, chap. 11, §11 ; OUP, p. 69.
20 Ibid.
21 Ibid.
22 Jean, 11, 25-27 ; De Cive, chap. 18, §5, Warr., p. 285 ; tr., p. 381.
23 Lév., I, chap. 7, Mcph., p. 133 ; tr., p. 61-62 (tr. de l’auteur).
24 Lév., I, chap. 7, Mcph., p. 133 ; tr., p. 62 (tr. de l’auteur).
25 Elements, chap. 11, §11, Tönnies, p. 59-60 ; OUP, p. 69.
26 De Utilitate credendi, Paris, Desclée de Brouwer (Bibliothèque augustinienne, 8), 1982, chap. XIV, §31, p. 281-283.
27 « Ut credatis in eum, non ; ut credatis ei. Sed si creditis in eum, creditis ei ; non autem continuo qui credit ei credit in eum. Nam et daemones credebant ei et non credebant in eum ». Tractatus in Johannis Evangelium, Paris, Desclée de Brouwer (Bibliothèque augustinienne, 72), 1978, chap. XXIX, § 6, p. 608 ; voir aussi, De Utilitate credendi, op. cit., chap. XI, § 25.
28 De Vera religione, op. cit., chap. XXIX, §52, p. 99.
29 Voir supra, chap. 4.
30 Sur la critique du nunc stans, qui n’est pas directement rapporté à saint Augustin, voir Lév., IV, chap. 46, Mcph., p. 693 ; tr., p. 687.
31 Lév., III, chap. 32 ; Mcph. p. 409 ; tr. p. 395.
32 Ibid., p. 409-410 ; tr. p. 395-396.
33 Ibid., p. 410 ; tr. p. 396.
34 De Cive, III, §18 ; tr., p. 352. Voir aussi, Elements, I, chap. 13, Tönnies, p. 68 ; OUP, p. 77.
35 Voir infra, sur Esdras, le « recollecteur inspiré » de la Loi perdue.
36 Selon Strauss, tout le chapitre sur l’authenticité et l’autorité des Écritures est un exercice de double-langage manifeste. Voir La critique de la religion chez Hobbes, Paris, PUF, p. 82-83.
37 De Canonicis Scripturis Libellus, Wittenberg, 1520.
38 Josuae Imperatoris historia illustrata atque explicata, Anvers, 1574.
39 Opera Omnia, Venise, 1596, vol. V, fol. 184r.
40 In Pentateuchum Mosis Commentaria, Paris, 1630.
41 Pentateuchus Moysis commentario illustratus, Anvers, 1625.
42 Quaestiones Celeberrimae in Genesim, 1623.
43 Voir N. Malcolm, « Hobbes, Ezra and the Bible », dans Aspects of Hobbes, op. cit., p. 412. Nous devons aussi à cet article les principaux éléments de l’énumération des notes précédentes.
44 Sur ces arguments, Lév., III, chap. 33, Mcph., p. 417-418 ; tr., p. 405-406.
45 Voir N. Malcolm, « Hobbes, Ezra and the Bible », art. cité, p. 412.
46 Voir TTP, chap. VIII.
47 Lév., III, chap. 33, Mcph., p. 421-422 ; tr. modifiée, p. 410-411.
48 « Et si les livres apocryphes […] méritaient crédit sur ce point, les Écritures furent disposées sous la forme sous laquelle nous les possédons par Esdras, comme ce qu’il dit lui-même le fait apparaître dans le second livre (XIV, p. 21-22 et suiv.), où, s’adressant à Dieu, il parle ainsi : Ta Loi est brûlée ; en conséquence, nul homme ne connaît les choses que tu as faites ou les œuvres qui doivent commencer ; mais si j’ai trouvé grâce devant toi, fais descendre ton Esprit-Saint en moi, et j’écrirai tout ce qui a été fait dans le monde depuis le commencement, choses qui étaient écrites dans ta Loi, pour que les hommes trouvent ton sentier, et que ceux qui voudront vivre dans les derniers jours vivent ; et au verset 45 : et il arriva, quand les quarante jours furent accomplis, que le Très-Haut parla, disant : les premiers que tu as écrits, publie-les ouvertement, afin que les dignes et les indignes puissent les lire ; mais conserve les soixante-dix derniers, pour les livrer à ceux-là seuls qui sont sages parmi le peuple. Voilà ce que j’avais à dire touchant le moment où furent écrits les livres de l’Ancien Testament. » Lév., III, chap. 33, Mcph., p. 422 ; tr. modifiée, p. 411.
49 Pour la clarté de l’analyse qui suit, il convient de rappeler que les deux livres canoniques d’Esdras étaient séparés dans le canon juif et la Septante en Livre d’Esdras et Livre de Néhémie. La King James revient à cette séparation, que la vulgate avait abandonnée, en nommant Esdras, Esdras I et Néhémie, Esdras II. La vulgate nomme le premier apocryphe Esdras III et le second Esdras IV, alors que la King James les nomme I Esdras et II Esdras. C’est cette dernière appellation que nous suivrons mais essaierons dans la mesure du possible de qualifier les textes de canoniques et d’apocryphes.
50 Isaïe 33, v. 21-14 ; Lév., III, chap. 38, Mcph., p. 492.
51 Lév., III, chap. 33 ; Mcph., p. 423 ; tr., p. 412.
52 « Qui fut cet historien, je ne puis le faire voir avec autant d’évidence ; je soupçonne cependant que ce fut Esdras, et je formule cette hypothèse en m’appuyant sur plusieurs indices sérieux et concordants. En effet, puisque cet historien (dont nous savons déjà qu’il fut unique) poursuit le récit jusqu’à la libération de Joachin et ajoute que celui-ci s’est assis à la table du roi toute sa vie (c’est-à-dire la vie soit de Joachin, soit du fils de Nabuchodonosor : le sens est fort ambigu), il s’ensuit qu’il ne peut avoir été antérieur à Esdras. Mais d’aucun homme qui comptât alors, si ce n’est du seul Esdras (voir Esdras 7, 10), l’Écriture n’atteste qu’il ait mis tous ses soins à rechercher et à faire valoir la loi de Dieu et (même chapitre v. 6) qu’il ait été un écrivain versé en la Loi de Moïse. C’est pourquoi, en dehors d’Esdras on ne voit guère qui pourrait avoir écrit ces livres. Ensuite, nous voyons, par ce témoignage que porte l’Ecriture à son propos, qu’Esdras mettait tout son soin non seulement à rechercher la loi de Dieu mais aussi à la mettre en valeur ; et dans Néhémie (8, 8) il est dit aussi : ils lurent le livre expliqué de la loi de Dieu, ils y appliquèrent leur entendement et ils comprirent l’Écriture. Or, comme le livre du Deutéronome ne contient pas seulement le livre de la Loi de Moïse, ou sa plus grande partie, mais qu’y sont ajoutées beaucoup de choses utiles à une meilleure explication, j’en tire l’hypothèse suivante : le livre du Deutéronome est le livre de la loi de Dieu écrit, mis en valeur et expliqué par Esdras tel qu’il fut lu à ce moment. » TTP, chap. VIII, dans Œuvres, Paris, PUF, 1999, t. III, p. 347-349.
53 Lettre à Monsieur l’Abbé Pirot, Docteur et Professeur de théologie, touchant l’inspiration des Livres sacrés, Rotterdam, Reinier Leers, 1686, p. 20. Texte cité par Jean Steinmann dans Richard Simon et les origines de l’exégèse biblique, Paris, Desclée de Brouwer, 1960, p. 211-212.
54 Elle est incompréhensible sans être ontologiquement surnaturelle, bien entendu. Voir supra, sur le miracle et le surnaturel.
55 Ce qui fera dire à un Richard Simon à propos de ces exégètes qui accordent un rôle de prophète et non de scribe inspiré à Esdras, qu’ils en font un nouveau ou un autre Moïse.
56 « Le principal est qu’Esdras (je le tiendrai pour le rédacteur de ces livres jusqu’à ce qu’on en désigne un autre avec plus de certitude) n’a pas mis la dernière main aux récits contenus dans ces livres : il n’a rien fait d’autre que de réunir des récits historiques tirés de différents rédacteurs, qu’il s’est parfois contenté de transcrire ; puis il les a laissés à la postérité sans les avoir examinés ni mis en ordre. » TTP, chap. VIII, tr., p. 353. Spinoza énumère ensuite les erreurs et les incohérences en reconstituant une chronologie. Il conclut : « Si quelqu’un pense cependant que je parle de façon trop générale et sans fondement suffisant, je demande qu’il essaie de nous montrer dans ces récits un ordre déterminé, que des historiens puissent imiter dans une chronologie sans commettre de faute […]. S’il y réussit je m’avoue aussitôt vaincu et je le reconnais comme un sage aussi grand qu’Apollon. » Ibid., p. 367-369. Il faut toutefois noter, avec Pierre-François Moreau que même si l’interprétation obéit aux lois de la philologie et de l’histoire profane, il ne faut pas présumer, selon Spinoza « que l’Ecriture observe ces lois (au contraire, ce serait ce présupposé qui nous conduirait au scepticisme, tant la chronologie est brouillée, les témoignages non critiqués, le style fondé sur les usages d’une rhétorique) ». Voir « Les arguments sceptiques dans la lecture de l’Écriture Sainte », dans Is. (dir.), Le scepticisme au xvie et au xviie siècle, op. cit., p. 389.
57 « Hobbes, Ezra and the Bible », dans Aspects of Hobbes, op. cit., p. 426.
58 Ibid.
59 Ibid.
60 Ibid.
61 Lév., III, chap. 39, Mcph., p. 498.
62 La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 168.
63 Il est intéressant de comparer ces conclusions avec celles de Nicolas Piqué, qui portent sur un tout autre champ mais dont la conceptualisation ne peut qu’intéresser le nôtre, dans De la tradition à l’histoire. Élements pour une généalogie du concept d’histoire à partir des controverses religieuses en France (1669-1704), Paris, Champion, 2009.
64 « XVII. Après le retour de leur servitude à Babylone, et l’alliance renouvelée et signée, le royaume sacerdotal fut restauré, tel qu’il avait été de la mort de Josué jusqu’au début de l’époque des rois ; si ce n’est qu’il n’est pas considéré en termes explicites qu’Esdras (sous les auspices duquel les Juifs, à leur retour, procédèrent à l’ordonnancement de leur régime) ou quelqu’un d’autre en dehors de Dieu lui-même s’est vu transmettre le droit d’empire. Cette réforme semble plutôt n’être rien d’autre que les vœux et les promesses nues faites par chacun d’eux d’observer ce qui était écrit dans le livre de la loi. Mais cependant (sans peut-être que ce soit l’intention du peuple), en vertu du pacte que maintenant ils renouvelaient (car le pacte était le même que celui qui avait été passé au mont Sinaï), le régime en question était le royaume sacerdotal, ce qui veut dire que l’autorité suprême civile et sacrée résidait dans les prêtres […]. » De Cive, chap. 16, §17, tr. J. Terrel, dans « Le royaume mosaïque selon le De Cive, le Léviathan et le Traité théologico-politique », dans J. Saada (dir.), Spinoza ou les politiques de la parole, Lyon, ENS Éditions, 2009, p. 145-146.
65 « Pendant la captivité, les Juifs n’avaient pas du tout de république. Et après leur retour, même si ils renouvelèrent le pacte avec Dieu, aucune promesse d’obéissance ne fut faite cependant, ni à Esdras, ni à aucun autre ; et juste ensuite, ils devinrent sujets des Grecs (dont les coutumes et la démonologie, ajoutées à la doctrine des cabalistes conduisirent leur religion à se corrompre beaucoup) : de telle sorte que rien ne peut être conclu à partir de cette confusion à la fois dans l’État [state] et dans la religion, en ce qui concerne la suprématie, ni en l’un, ni en l’autre. Et par conséquent pour tout ce qui concerne l’Ancien Testament, nous pouvons conclure que quelque soit celui qui détenait la souveraineté de la république parmi les Juifs, il détenait aussi l’autorité suprême en matière de culte extérieur rendu à Dieu et représentait la personne de Dieu, c’est-à-dire la personne de Dieu le Père, même si il n’était pas appelé par ce nom de Père, jusqu’à ce temps où il envoya dans le monde son fils Jésus pour rédimer l’humanité de ses péchés et les conduire dans son royaume éternel, pour être sauvés à jamais. » Lév., chap. 40, Mcph., p. 510-511. Hobbes ne cite pas la source biblique. Il s’agit de Néhémie, chap. 8-10.
66 C’est à Moïse que revient l’autorité de communiquer avec Dieu, à l’issue d’un pacte avec le peuple hébreu.
67 « De là nous pouvons inférer que les Écritures de l’Ancien Testament, que nous possédons aujourd’hui, n’étaient pas canoniques, ni une Loi pour les Juifs avant le renouvellement de leur pacte avec Dieu à leur retour de la captivité, et la restauration de leur république sous Esdras. Mais à partir de ce moment elles furent tenues pour la Loi des Juifs, et traduites comme telle en grec par soixante-dix anciens de Judée, et placées dans la bibliothèque de Ptolémée à Alexandrie et approuvées comme étant la Parole de Dieu. Or, puisque Esdras était le grand-prêtre, et que le grand-prêtre était le souverain civil, il est manifeste que les Écritures ne furent jamais faites lois que par le pouvoir civil souverain. » Lév., III, chap. 42, Mcph., p. 549.
68 À quelle option faut-il rapporter le traitement de la disposition par Esdras tel qu’il est exposé au chapitre 33 ? « Il n’y a pas non plus d’accord plus grand aujourd’hui qu’un quart de siècle plus tôt, touchant l’œuvre du scribe Esdras. Même ceux qui admettent ses réalisations indubitablement historiques, continuent à discuter la date où il vécut : soit sous Artaxerxès Ier (précédant de la sorte d’un décade son collègue Babylonien Néhémie, dont l’activité autour de 445, constitue l’un des rares repères certains de la chronologie post-exilique) soit sous Artaxerxès II, c’est-à-dire 397. » S. W. Baron, Histoire d’Israël, tr. fr., Paris, PUF, 1962, t. 1, p. 140. De l’Esdras qui n’est pas apocryphe, l’on peut tout de même tirer le rôle prépondérant d’Esdras, mandaté par Artaxerxès pour conduire le peuple hébreu à Jérusalem et reconstruire le temple (Esdras VII, v. 12-28), puis du Livre de Néhémie, son rôle dans le renouvellement du pacte. Mais des textes canoniques, il est impossible de conclure qu’il était grand prêtre et souverain civil. Ce point se trouve confirmé par la critique moderne et par les plus grands spécialistes du « continent apocryphe ». On remarquera la modernité de Spinoza et de Hobbes en ce sens. Mais la spécificité de Hobbes est qu’il s’inscrit dans une tradition apocryphe, ce qui n’est pas sans poser problème. Si du livre canonique d’Esdras il est possible de conclure au rôle d’Esdras dans la disposition du Pentateuque, il est impossible de conclure son rôle politique de grand prêtre. Ces spécialistes signalent par ailleurs que toute une tradition ne mentionne pas Esdras : il s’agit de Siracide (l’Ecclésiastique), de 2 Maccabées 1-2, qui mentionnent Néhémie, comme prêtre, sans jamais mentionner Esdras ; il s’agit des Paralipomènes de Jérémie (The Epistle of Jeremy dans la King James) qui ne mentionnent jamais Esdras dans la dissolution des mariages avec des femmes étrangères, contrairement à l’Esdras biblique et à 1 Esdras (apocryphe I) ; il s’agit encore, sur la constitution du canon, de 2 Maccabées 1-2, qui ne mentionne pas Esdras comme nous l’avons vu ; et enfin, il s’agit, à propos de la narration de l’exil, de l’absence totale d’Esdras en Esther, Judith, Daniel, 1 Henoch, Jubilées, Écrits de Damas). Voir J.-C. Picard, Le continent apocryphe. Essai sur les littératures apocryphes juive et chrétienne, Turnhout, Brepols, 1999. Une autre difficulté est posée par l’interprétation hobbésienne de l’apocryphe Esdras II. Nous avons vu que cette interprétation, si elle anticipe sur les interprétations du xixe siècle (notamment de Graf et Wellhausen), n’est pas sans poser problème. Elle suppose un choix assez arbitraire dans le corpus scripturaire. Cet arbitraire se double d’une possible incohérence : selon le livre canonique, Esdras et Néhémie étaient contemporains, et restent unis selon la tradition exégétique jusqu’au xvie siècle. Mais dans le premier apocryphe d’Esdras, Néhémie est totalement absent. C’est aussi dans ce seul livre, à ma connaissance, qu’Esdras est nommé grand prêtre. Or, c’est ce livre que Hobbes privilégie ; ni dans Esdras, ni dans Néhémie, Esdras n’est présenté comme grand prêtre. Il est présenté d’abord comme scribe (Esdras VII, v. 6 ; v. 11 ; Néhémie VIII, 1, 4), un scribe talentueux (Esdras VII, v. 6), puis comme un prêtre (Esdras VII, 12, 21, 26, etc.), ou un docteur de la loi (Néhémie XII, v. 26). Dans Néhémie, c’est Néhémie qui détient très clairement le droit de gouverner. Seul l’apocryphe 1 Esdras, au chapitre 9 , v. 40 et 49, intitule Esdras grand-prêtre. On donne ici la traduction de la King James : « So Esdras, the chief priest brought the law unto the whole multitude… », « Then spake Attharates unto Esdras the chief priest and reader. » 1 Esdras, p. 22-23.
69 Cette entreprise peut être décrite de la façon suivante : « L’essentiel en cette affaire aura été d’ancrer dans une figure biblique le principe et le départ d’un processus canonique commun aux juifs et aux chrétiens. » J.-C. Picard, Le continent apocryphe…, op. cit., p. 206. Hobbes nous semble participer à cette opération : voir le commentaire, plus bas, de la définition du dessein global de l’Écriture au chapitre 33, qui me semble surdéterminer la question de l’authenticité de tel ou tel texte et décider de l’émergence de la figure d’Esdras. « Ce n’est que longtemps après Spinoza qu’Esdras et le livre biblique qui porte son nom ont été sollicités par les historiens du judaïsme antique. Il fallut attendre que la mosaïcité du Pentateuque commence à être sérieusement battue en brèche vers le deuxième quart du xixe siècle, pour voir les “orphelins de Moïse” chercher, à l’autre bout de l’histoire du peuple hébreux, une figure capable de se substituer à Moïse dans la fonction d’éditeur du Pentateuque. La mémoire savante avait sans doute hérité d’une figure d’Esdras composée autant de traits bibliques que de traits apocryphes (IV Esdras, 14 principalement). Ces derniers attribuaient à Esdras le mérite d’avoir reconstitué les Écritures après qu’elles eurent été détruites après la catastrophe de – 587. Rien ne vient soutenir cette tradition dans les livres bibliques d’Esdras : le scribe y est dit expert de la loi donnée par le Dieu du ciel à Moïse ce qui est à entendre d’une compétence particulière dans la connaissance des lois, sans doute, mais surtout dans l’art de les interpréter pour en permettre l’application dans les cas les plus variés. » J.-C. Picard, Le continent apocryphe…, op. cit., p. 199. « Il suffit de lire les notices que tous les grands dictionnaires de langue et d’histoire édités entre 1830 et 1880 consacrèrent à Esdras pour s’avertir qu’il existait une “vulgate” érudite à propos du scribe Esdras et que, nourrie des traditions apocryphes et rabbiniques, cette “vulgate” est très certainement à l’origine du rôle que les spécialistes du Pentateuque firent jouer à Esdras dans la mise en forme définitive du Pentateuque, sinon même du premier “canon scripturaire” promulgué à l’occasion de la fameuse lecture publique narrée dans Néhémie VIII », ibid., p. 200.
70 Lév., III, chap. 33, Mcph., p. 424-425 ; tr., p. 413-414.
71 C’est, selon Oscar Cullmann, le critère d’unité luthérien du canon. Voir Le salut dans l’histoire, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1966, chap. V, p. 291.
72 Il est certain que dans ce passage, la grille narrative influence le schème trinitaire : Moïse semble devenir une personne de la trinité. C’est justement ce point scandaleux qui sera corrigé dans l’Appendice au Léviathan latin. Nous ne nous étendrons pas sur le sujet. Il a été traité notamment par A. Matheron, « Hobbes, la Trinité et les caprices de la représentation », dans Y.-C. Zarka, J. Bernhardt (dir.), Thomas Hobbes, philosophie première, théorie de la science et politique, Paris, PUF, 1990 ; J. Terrel, Hobbes, matérialisme et politique, Paris, Vrin, 1994 et « Le royaume mosaïque selon le De Cive, le Léviathan et le Traité théologico-politique », art. cité ; D. Weber, Hobbes et l’histoire du Salut : ce que le Christ fait à Léviathan, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2007 et Hobbes et le corps de Dieu, Paris, Vrin, 2009 ; G. Wright, Religion, Politics and Thomas Hobbes, Dordrecht, Springer (Archives internationales d’histoire des idées), 2006.
73 P.-F. Moreau, « Les arguments sceptiques dans la lecture de l’Écriture Sainte », art. cité, p. 389.
74 Lév., III, chap. 37, Mcph., p. 473 ; tr., p. 466.
75 Ibid., p. 469 ; tr., p. 462.
76 Lév., III, chap. 37, Mcph., p. 470 ; tr., p. 463.
77 Ibid.
78 Ibid., p. 471 ; tr., p. 464.
79 Ibid., p. 473 ; tr., p. 466 (tr. de l’auteur).
80 Voir à ce sujet le débat entre Edwin Curley et Aloysius Martinich sur la question de savoir si Hobbes préfigure Spinoza ou bien s’il soutient d’une façon sincère des thèses calvinistes. L’étendue de ce débat est plus large que la question que nous discutons ici. Si la thèse de Curley nous semble « plus vraie » que celle de Martinich, nous pensons avoir dépassé sur ce plan la façon dont ils traitent tous deux de ces questions. A. Martinich, « On the Proper Interpretation of Hobbes’s Philosophy », Journal of the History of Philosophy, 34/2, 1996, p. 273-283. E. Curley, « Reply to Martinich », Journal of the History of Philosophy, 34/2, 1996, p. 285-287.
81 Réponse, tr., p. 180.
82 Réponse, tr., p. 180.
83 Ibid., p. 180-181. Hobbes conclut avec une métaphore amusante : « Je puis autoriser un géographe à faire figurer dans la mer un poisson ou un bateau qui, à l’échelle de sa carte, atteindraient un longueur de trois ou quatre cents milles, et supposer que ce dessin est là en guise d’ornement, parce que son auteur a franchi les bornes de son entreprise ; mais quand il peint un éléphant de la même façon, j’ai tôt fait d’y voir de l’ignorance et l’aveu d’une terra incognita. »
84 Lév., IV, chap. 46, Mcph., p. 693 ; tr., p. 687.
85 Lév., I, chap. 8, Mcph., p. 143 ; tr., p. 73.
86 Lév., I, chap. 8, Mcph., p. 143 ; tr., p. 73.
87 Ibid., p. 144 ; tr., p. 74.
88 Ibid., p. 145 ; tr., p. 75.
89 Ibid., p. 145 ; tr., p. 76.
90 Ibid., p. 145 ; tr., p. 75.
91 P.-F. Moreau, « Les arguments sceptiques dans la lecture de l’Écriture Sainte », art. cité, p. 389.
92 « Historiam civilem in tres species recte dividi putamus : primo sacram, sive ecclesiasticam, deinde eam quae generis nomen retinet, civilem ; posteremo, literarum et artium. » De Dignitate, II, chap. IV ; Sped., II, p. 198. La classification quadripartite antérieure (le Of the Proficience, de 1605) conservait quatre genres : histoire naturelle, histoire civile, histoire sacrée (history of the church), histoire des arts et lettres. Of the Proficience, II, Sped., VI, p. 183.
93 Pour tout ce développement, voir Of the Proficience, II, Sped., VI, p. 199 et suiv. ; De Dignitate, II, chap. XI ; Sped., II.
94 R. Koselleck, « Le concept d’histoire », dans Id., L’expérience de l’histoire, Paris, Gallimard/ Seuil, 1997, p. 57-58.
95 Of the Proficience, II, Sped., VI, p. 182-183.
96 Voir De Dignitate, Sped., II, p. 188 ; Of the Proficience, Sped., VI, p. 182-183.
97 Reinhart Koselleck le reconnaît d’ailleurs puisqu’il parle d’englobement de l’histoire sacrée dans l’histoire civile. R. Koselleck, « Le concept d’histoire », art. cité, p. 58.
98 Son cas, pourtant, est peu analysé. Il ne l’est pas par Koselleck dans l’ouvrage que nous avons cité.
99 « Car les connaissances [knowledges] sont comme des pyramides dont l’histoire serait la base. Il en est ainsi de la philosophie naturelle, dont l’histoire naturelle est la base. Le plan juste au-dessus de cette base est la physique, et le plan juste au-dessous du sommet est la Métaphysique. Quant au sommet, qui est l’opus quod operatur Deus a principio usque ad finem [l’œuvre que Dieu opère depuis le début jusqu’à la fin], la loi condensée de la nature, nous ne savons pas si la recherche humaine peut y atteindre. En tout cas, les trois premiers sont les vrais plans de la connaissance. » Of the Proficience, II, Sped., VI, p. 221-222.
100 R. Koselleck, « Le concept d’histoire », art. cité, p. 58.
101 Ibid.
102 Mémoire pour des personnes éclairées et de bonne intention (1692), texte reproduit dans Schriften und Briefe zur Geschichte, Hanovre, Hahnsche Buchhandlung, 2004, p. 67-68. Leibniz notait, en 1686, dans les Nouvelles Ouvertures, que « l’histoire de l’antiquité est d’une nécessité absolue pour la preuve de la vérité de la religion » (p. 63).
103 Hobbes répète souvent que Dieu a repris son pouvoir surnaturel et critique l’hagiographie surnaturelle de l’histoire ecclésiastique traditionnelle.
104 Sur cette avancée décisive dans l’interprétation de saint Augustin, voir J. G. A. Pocock, Le moment machiavélien, op. cit., chap. 1, p. 51.
105 J’emprunte l’expression à Pocock, sans vouloir toutefois l’associer aux pensées de la sécularisation : la question existe chez lui sans recevoir un traitement aussi monolithique que chez les penseurs du « modèle de la sécularisation ».
106 Hegel, Werke, Glockner (éd.), XI, p. 569. Pour Odo Marquard notamment, les philosophies de l’histoire dérivent nécessairement de la théodicée leibnizienne. Voir sur ce point, et pour tout ce développement, l’analyse concise de B. Binoche, dans La raison sans l’histoire, op. cit., p. 351-362.
107 Difficultés avec la philosophie de l’histoire, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2002, p. 61.
108 Ibid.
109 Difficultés avec la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 62.
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