Chapitre VII. Une philosophie de l’histoire ?
p. 221-241
Texte intégral
1 Parler de philosophie de l’histoire à l’âge classique revient bien souvent, et au mieux, à entendre une méthodologie critique de l’historiographie. Si c’est bien Voltaire qui invente l’expression dans l’Essai sur les mœurs (1756), et s’il limite son sens à l’examen critique, rationnel, des récits, l’usage rétrospectif du terme devrait s’en tenir à ce sens. De notre côté, nous avons constamment recherché ce qui, chez Hobbes, pouvait nous faire entendre la philosophie de l’histoire comme une application véritable des concepts de nature, de droit, de politique, à la réalité qui se tient au-delà du récit historique et qui rend raison de sa dynamique : l’Histoire. Dans ce qui suit, nous allons développer ces questions autour de trois points.
2Hobbes semble bien, et ce sera l’objet de notre premier point, ne pas considérer ces savoirs comme complètement étanches en certains moments de sa philosophie et le statut apparemment réducteur de la connaissance historique – enregistrement de faits sans relations, qui seraient comme « insularisés » – mérite d’être réexaminé. Nous reviendrons ensuite sur ce que peuvent signifier, dans une histoire plus générale de la théorie de l’histoire, les usages des récits, civils et sacrés, dans l’anthropologie : y a-t-il dans le Léviathan les éléments d’une théorie empiriste ou naturaliste de l’histoire, bref, les ferments d’une histoire naturelle (ou conjecturale et typique) de l’humanité, qui préfigurerait celle des philosophes des Lumières, en particulier écossais, et qui serait comme parallèle, chez Hobbes, à la genèse contractualiste ? Enfin, nous conclurons d’une façon plus générale sur les rapports de la philosophie et de l’histoire chez Hobbes, en puisant un certain nombre d’éclairages rétrospectifs dans ceux qui sont à l’œuvre chez Hume.
LE STATUT ÉPISTÉMIQUE DE LA CONNAISSANCE HISTORIQUE
3L’aspect très réducteur du modèle démonstratif de la science peut étonner, eu égard à la pratique même de Hobbes dans certains champs du savoir, en particulier dans la connaissance de l’homme et dans l’éthique, qui constituent bien les principes des démonstrations de la science politique, antérieurs à l’hypothèse de l’état de guerre dans l’ordre des traités. Est-il si certain que le jugement qui prévaut en histoire soit complètement étranger à la démarche scientifique ?
4Dans le De Corpore, Hobbes mentionne l’utilité voire la nécessité de l’histoire pour la philosophie :
[Excludit a se philosophia] La philosophie exclut [d’elle-même] l’histoire, aussi bien naturelle que politique, même si ces histoires sont très utiles (et même nécessaires) à la philosophie ; parce qu’une telle connaissance est expérience ou autorité, et non ratiocination1.
5Le critère de l’exclusion de l’histoire des connaissances scientifiques tient au fait qu’en histoire on ne raisonne pas. Aussi est-on en droit de se demander s’il y a rupture entre d’un côté l’insistance, dans les textes consacrés à l’histoire (de Sur la vie et l’histoire de Thucydide au Léviathan, chapitre 8), sur la phronèsis du témoin, sur le pouvoir conjectural et le jugement du narrateur, qui dispose les événements en un « corps de récit », en une unité presque vivante, et de l’autre la façon, dans des textes consacrés à souligner la nature démonstrative de la science, dont le raisonnement est exclu des opérations intellectuelles attribuées à l’historien. La seule tâche de ce dernier semble bien désormais d’enregistrer. Hobbes prend bien soin de distinguer le raisonnement scientifique de l’intelligence qui œuvre dans l’histoire, et à laquelle il réserve un autre vocabulaire que celui de la raison et de ses opérations. Le raisonnement scientifique, nous l’avons vu, est la marche logique d’un esprit qui analyse et articule entre elles des définitions générales jusqu’à parvenir à la connaissance de toutes leurs implications possibles tandis que l’intelligence historienne s’applique à constituer des séquences d’événements dont elle cherche à représenter la succession de la façon la plus fidèle à l’ordre du réel.
6Que dire pourtant de ce moment très précis, en lequel la démarche du savant trouve son point de départ : la définition ? Si l’on décrit le territoire de la science à partir du processus de raisonnement strictement entendu (comme déduction des implications conceptuelles), le moment de la définition lui est extérieur. Définir consiste en effet à construire, à partir de dénominations générales, de nouvelles dénominations pour fixer une signification. Mais dans ce travail d’articulation des mots et des significations, ce sont bien des conceptions (des images mentales) qui sont comparées, distinguées et composées.
7Dans le chapitre 4 du Léviathan, consacré à la parole, Hobbes souligne que définir, c’est ordonner des multiplicités :
On impose une dénomination universelle à des choses multiples parce qu’elles se ressemblent [for their similitude] par quelque qualité ou quelque autre accident : et, alors qu’une dénomination propre ne fait venir à l’esprit qu’une seule chose, les universaux rappellent n’importe laquelle de ces choses multiples2.
8Il s’agit bien d’un travail de mise en ordre, en soi, de la pluralité des conceptions, encore étranger à la démarche de déduction scientifique et qui appelle plutôt des qualités intellectuelles comme le jugement, ou discernement quand il est bon – l’aptitude à percevoir des différences – et l’imagination – fancy, l’aptitude à percevoir des similitudes3. Ces qualités constituent le soubassement non scientifique de la science4. Extérieures à celles qui sont mobilisées dans le raisonnement scientifique, elles sont pourtant décisives pour l’aptitude à définir et à nommer dans l’élément de la multiplicité des conceptions sensibles. Elles sont, au fond, celles du bon témoin qui sait nommer, ordonner, évaluer ce qu’il perçoit. Selon cette théorie de « l’esprit naturel » – la rationalité scientifique relevant, de son côté, de « l’esprit acquis » –, le bon témoin doit disposer d’un discernement d’autant plus fort qu’il a à dominer une imagination plus sagace. Ces analyses sur le bon témoin restent remarquablement conformes à celles des années passées à traduire Thucydide, même si ces qualités du témoin n’étaient pas encore détaillées en 1629. L’inventivité de l’historien ne consistait que dans sa qualité de témoin et dans la dispositio du récit dont il concevait l’architecture. Il semble alors évident que tout philosophe (surtout en politique) est d’abord un bon témoin, bon témoin des phénomènes du monde, et surtout bon témoin de lui-même, capable d’évaluer la force de ce qui l’affecte et les conditions de la subjectivité qui est, en lui, affectée5. Invention des définitions scientifiques, lecture de soi et témoignage historique trouvent leur naissance dans les mêmes vertus naturelles. Les qualités intellectuelles nécessaires au travail de définition dans les sciences ne sont pas complètement étrangères à celles de l’historien lorsqu’il ordonne des séquences événementielles. Tous deux ont affaire à des multiplicités empiriques, à des ensembles qu’il faut savoir ordonner. Le point de contact entre philosophie et histoire est donc plus profond que ne le laissait penser l’exclusion à partir de la définition étroite de la science comme raisonnement. La rationalité ne s’épuise pas dans la démarche démonstrative. On comprend mieux dès lors pourquoi l’origine de toute connaissance réside dans le nosce te ipsum, la lecture de soi, dont Hobbes souligne toute l’importance dans l’introduction au Léviathan6.
9Le bon historien, selon les textes liminaires à la traduction de Thucydide, rend l’action présente et laisse les analyses prudentielles, éthiques et politiques au lecteur, libre de théoriser, et même encouragé à le faire, sur une matière qui n’est brute qu’en apparence, et dont la vérité repose sur la dispositio – c’est-à-dire sur une construction dramatique qui ne peut viser le vrai qu’en tant qu’elle le reconstruit, le mime sans l’imiter. Le lien de Hobbes avec la littérature et la poétique – disons, avec l’invention littéraire – va sans doute bien au-delà, pendant la période de la maturité, de ce qui le lie seulement à l’ornement rhétorique et aux stratégies esthétiques dont on reconnaît, dans le Léviathan, toute l’importance7. L’état de guerre est bien un récit : le récit, ouvert par la fiction de l’absence d’État, de la perte, progressive, en série, de tout ce dont l’État était la condition, des biens de la civilisation d’abord (arts, techniques, échanges), de ceux de la sociabilité ensuite, et enfin de l’humanité elle-même8, dans une logique paradoxale de dénaturation9. Ce récit, dans lequel le narrateur veut représenter des conditions d’existence génériques, de la société civile jusqu’à la bestialité de l’état de guerre, plutôt que des actions singulières, comme le ferait un historien, est un récit composite : fictif et analytique à la fois, au-delà de la connaissance historique et permettant pourtant de penser différents cadres historiques ou extra-historiques.
10Il y a un autre élément remarquable dans le texte du De Corpore que nous avons cité. L’histoire est définie comme « expérience ou autorité ». Il faudrait comprendre que l’histoire est « expérience » lorsque le savant est son propre historien. Pour son lecteur, elle reste objet de foi. Elle n’est une connaissance absolue, au sens le plus strict, que pour le témoin direct qui enregistre. D’ailleurs Hobbes recommande fortement le témoignage direct pour les sciences de la nature : il est encore étranger à cette réflexion que l’on trouvera en particulier chez Leibniz, sur la confiance critique que le savant doit placer dans les registres de ses prédécesseurs, notamment pour ce qui est de leurs preuves empiriques10. Il faudrait donc comprendre que l’histoire est « autorité » lorsque l’on n’est pas l’historien de sa propre expérience, que l’on fait confiance à un témoin et que l’on use de son registre. C’est le cas pour l’histoire civile lorsqu’elle n’est pas une histoire du présent dont on pourrait témoigner aussi, afin de vérifier les dires de l’histor, celui qui « sait pour avoir vu11 ». Toute prise de connaissance de l’histoire du passé enveloppe un rapport de confiance, sans doute minimal, suffisant en tout cas pour susciter le souci d’examiner la véracité et la compétence du témoin. Dans sa transmission, l’histoire ne perd pas sa dimension de savoir, mais elle lui ajoute une autre dimension, la confiance, qui est immédiatement redoublée par une seconde, la critique. D’une certaine façon, l’insistance de Hobbes sur la critique historique dans les chapitres consacrés à l’opinion et à la croyance résulte de cette définition très étroite de la connaissance historique comme autopsie12. Elle est le pendant de la confiance, comme la confiance est l’élément de la transitivité historique.
11Enfin, il faut être plus attentif au texte du chapitre 46 du Léviathan qui détaille ce que la philosophie exclut d’elle-même et les motifs de cette exclusion13. La révélation surnaturelle, comme « sensation surnaturelle », privilège des prophètes dans leur communication extraordinaire avec Dieu, est aussi une connaissance du témoin, mais extérieure à la connaissance naturelle. Elle est exclue de la philosophie comme de la classification des genres de la connaissance historique, l’histoire naturelle et l’histoire civile, au chapitre 9. Au chapitre 46, Hobbes excluait aussi « le raisonnement qui s’appuie sur l’autorité des livres, parce que cela ne s’acquiert pas en raisonnant de la cause à l’effet ou de l’effet à la cause, et n’est pas savoir mais foi14 ». Il y a donc bien des raisonnements qui ne sont pas scientifiques : ceux qui s’appuient sur l’autorité des livres. Le raisonnement ne suffit plus à distinguer la science de ce qui n’est pas elle. De toute évidence, Hobbes veut parler de ce qu’il vient de faire dans la partie précédente en matière d’histoire sacrée. L’exégèse n’est ni philosophie ni histoire au sens strict, au sens de la classification du chapitre 9. Son point de départ est la foi et non l’expérience des causes et des effets naturels ; et pourtant, l’exégète raisonne. En outre, exclure de la philosophie le raisonnement qui s’appuie sur l’autorité des livres, c’est implicitement reconnaître que le raisonnement qui s’appuie sur l’expérience des faits est bien intégré à elle. Autrement dit, celui qui raisonne sur sa propre expérience peut faire de la philosophie. On reconnaît là une pratique intellectuelle et un moment de la philosophie que Hobbes a du mal à qualifier selon le modèle génétique de la science : la connaissance de l’homme et des premiers principes de la politique, qui précède l’hypothèse de l’état de nature et qui suppose un rapport très étroit à l’expérience.
12En effet, la science civile au sens large comporte une éthique (des chapitres 7 à 12 du Léviathan) supposant des apports historiques, ceux qui sont nécessaires, en physique, à une démonstration qui part des effets. Ces apports sont préalables à l’hypothèse de l’état de nature. La fiction de l’absence d’État opère une épochè de ces apports, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’ont pas été nécessaires à la connaissance de cette condition et de cette nature humaines – en particulier dans ses caractères d’insociable sociabilité – mais qu’ils seront, au moins provisoirement, mis entre parenthèses par la fiction de l’absence d’État.
13L’argument épistémique qui conclut à l’exclusion de l’histoire de ce qui dans le système est donné pour connaissance authentique repose sur une définition étroite de la science comme démonstration, exprimée par l’argument du fabricant. S’il y a des connaissances, voire des connaissances scientifiques qui reposent sur un rapport plus étroit avec une « réflexion sur l’expérience », si, au fond, la science s’élargit à son commencement, alors l’argument ordinaire à partir duquel on conclut à cette exclusion pourrait bien tomber. Dans le Léviathan en effet, le fait que l’éthique soit intégrée à la physique a conduit les lecteurs à considérer qu’il ne pouvait pas y avoir dans la démarche anthropologique un rapport décisif à l’histoire. Par histoire, nous n’entendons d’ailleurs pas le registre des data empiriques, car il est évident que toute enquête scientifique doit y recourir, nous entendons plutôt un ensemble varié de relations aux récits, à leurs informations mais aussi à leurs significations éthiques, politiques et religieuses ainsi qu’une façon pour le témoin de s’insérer dans l’expérience et de réfléchir, par introspection, à ses conditions de manifestation. Il est fort possible que, dès le Léviathan, Hobbes ait été conscient du fait que son éthique n’était pas démonstrative au sens où le sont les autres parties de la physique et qu’il était en train d’inventer un nouveau discours mixte et varié dans ses sources, sa démarche et ses points d’appui15.
14Dans le De Homine, où se trouve exposé l’argument du fabricant, Hobbes sera d’ailleurs beaucoup plus réservé sur le caractère démonstratif de ce que le Léviathan appelle l’éthique. Rappelons que dans le texte de 1658, l’éthique désigne la science des lois naturelles et que Hobbes la juge conforme au modèle de la connaissance a priore (depuis l’antérieur). L’éthique du Léviathan, les chapitres 7 à 12, qui prend pour objet les conséquences sociales des passions, correspond à ce que Hobbes appelle dans le De Homine une « connaissance des principes premiers de la politique » : la connaissance des caractères et des mœurs (ingenia et mores). En effet, selon sa « Dédicace », le parcours du savant trouve un précipice au milieu de la deuxième partie des Éléments de philosophie. Sur une rive, la philosophie première et la physique du De Corpore, qui sont démontrées, l’une a priore, l’autre a posteriore (depuis le postérieur) puis, au sein même du De Homine, l’optique, elle aussi pleinement démontrée. Sur l’autre rive, l’éthique au sens étroit, comme science de la justice et du contrat, et la politique, science des droits politiques, toutes deux démontrées a priore. Au milieu, l’homme, qui « n’est pas seulement un corps naturel, mais aussi, partie d’une Cité, c’est-à-dire (pour user de ce langage) d’un corps politique16 ». Pour le connaître, il fallait « unir les derniers éléments de la physique avec les premiers principes de la politique ». Ceux-ci « reposent sur l’expérience »17. Si les dernières démonstrations de la physique sont celles de l’optique, il faut alors reconnaître que la connaissance qui se déploie des chapitres 10 à 15, qu’il s’agisse des passions, des caractères, des mœurs ou de la religion, n’est pas une physique et qu’elle n’est pas démonstrative. Il s’agit d’une connaissance réflexive de soi et de la nature humaine, celle dont Hobbes parlait dans l’introduction du Léviathan en mettant en avant le précepte delphique de la connaissance de soi, nosce te ipsum. Et pourtant, si nous sommes bien dans l’espace de la science, c’est que celle-ci tend à envelopper son commencement empirique18.
15Pour conclure, l’épistémologie de Hobbes ne dévalorise pas la connaissance historique, ni d’un point de vue intrinsèque, ni dans ses rapports avec la démarche philosophique. D’une main, il fonde l’histoire civile en connaissance absolue dont les apports seront indispensables à la définition des principes anthropologiques de la politique. Dans le Léviathan en particulier, jusqu’à l’hypothèse de la condition naturelle des hommes et de l’état de guerre, l’histoire civile intervient massivement pour illustrer des traits invariants des pratiques humaines, qu’elles soient politiques ou religieuses. Les historiens antiques ou modernes sont utilisés – sans être nommés, à part dans le cas de Selden19 – pour décrire la culture des pouvoirs et des relations d’honneur dans les républiques anciennes et modernes au chapitre 10 ou encore, au chapitre 12, la culture du naturel religieux. Ces éléments d’histoire sont mis entre parenthèses lorsqu’il conçoit la condition de pure nature (étrangère à tout artifice politique), mais sans y être tout à fait étrangers puisqu’ils constituent la matière brute qu’il faut découper pour obtenir la pure nature. Hobbes réintroduit, en 1651, une réflexion plus large sur les recueils de l’histoire qui témoigne d’un retour à l’histoire civile. Ce retour manifeste pourtant un déplacement majeur : l’intérêt glisse de l’histoire purement politique (modèle thucydidéen ou tacitéen) vers une histoire politique de la culture et du savoir, et notamment, avec Du Royaume des ténèbres (Léviathan IV), vers une histoire de la « politique de l’erreur ». Il lui faut donc, de l’autre main, et sans doute influencé en cela par sa pratique exégétique, développer – ou emprunter – des méthodes de critique historique : établissement des textes, dans le prolongement de ses textes liminaires à la traduction de Thucydide, établissement des faits, véracité des auteurs, appartenance de ceux-ci à telle ou telle école ou mouvement philosophique, porteurs de tels ou tels intérêts politiques. Histoire des rédactions et des traductions, épistémologie de l’opinion et de la croyance historique, le Léviathan, beaucoup plus que les textes antérieurs, intègre ces éléments de méthodologie.
HOBBES ET HUME : LE LÉVIATHAN ET LA PHILOSOPHIE EMPIRISTE DE L’HISTOIRE
16Nous avons noté, dans l’introduction de ce livre, que l’anthropologie de Hobbes avait été trop souvent lue rétrospectivement, à partir de ce qu’elle pouvait présenter d’archaïque par rapport à une anthropologie plus expérimentale, historienne ou historiciste, c’est-à-dire, avant plus ample précision, avec celle de Hume et de l’école écossaise. Nous remarquions qu’à lire le Léviathan avec les lunettes de Hume – ou des lunettes humiennes puisque Hume dissimule constamment ses rapports avec Hobbes –, on s’interdisait de comprendre un certain nombre de continuités ou de mieux cerner le caractère complexe des discontinuités et des transformations d’une question centrale pour comprendre les sources possibles de la philosophie de l’histoire : celle de ce qui allait devenir, avec Adam Ferguson notamment, une « natural history of mankind »20.
17Nous disions, à propos de Hume, « avant plus ample précision » : en effet, les histoires naturelles écossaises se construisent sur des problèmes humiens, mais en partie contre l’auteur du Traité de la nature humaine et de L’histoire naturelle de la religion, ou pour mieux dire, elles opèrent un certain nombre de choix à l’intérieur des problèmes posés par Hume21. Pour retracer l’élaboration de ces problèmes en amont de la constitution nouvelle, chez Hume, des rapports entre science de la nature et connaissance du fait, entre le savoir de la genèse hypothétique – qui est du ressort de la philosophie – et la connaissance proprement historique, l’historien de la philosophie n’est pas conduit vers Locke mais plutôt vers le Léviathan. C’est ce que nous montrerons ici sans faire prévaloir l’idée peu crédible d’une continuité, mais plutôt une certaine précision dans l’altération des problèmes et de leurs réponses.
18En effet, l’anthropologie de Hume se donne pour point de départ une considération de l’animal humain comme d’un être à la fois nécessiteux et impuissant. La dynamique de la sociabilité sera comprise comme un ensemble de solutions provisoires et problématiques face à ce déséquilibre entre besoins et pouvoirs sur la nature. L’économie familiale puis sociale est directement déduite de ce constat anthropologique. Des formes politiques lui correspondent, de la barbarie à la civilisation en passant par différents degrés d’élaboration sociale. La naturalisation des données et des hypothèses historiques permet au philosophe de penser graduellement la civilisation dans une genèse qui n’est pas une historiographie, mais qui est déjà une histoire hypothétique de la sociabilité.
19Hobbes ne se propose jamais de partir du besoin et de la constitution physique et, ce faisant, il est certain qu’il s’interdit de développer une histoire naturelle de la société et de la civilisation. Son point de départ, ce n’est pas une barbarie originelle, ce n’est pas non plus une condition naturelle sauvage. Dans le chapitre 13 du Léviathan, les hommes sont privés des fruits de leur labeur par la guerre de tous contre tous, mais pour en être privés, il faut bien qu’ils en soient naturellement capables. Hume remonte au-delà de la conflictualité politique, vers des difficultés humaines qui précèdent, in re, la société – en tout cas telle que nous la connaissons –, et qui, ce faisant expliquent son apparition, là aussi, in re : l’incapacité pour les hommes de subvenir seuls à leurs besoins, la nécessité de la société pour que s’organise une division du travail – autant de choses que Hobbes ne juge pas foncièrement problématiques. Pour qu’il y ait une histoire naturelle de l’humanité, il faut donc faire remonter la genèse à une conflictualité plus originaire que la conflictualité interhumaine : vers une dynamique du rapport à la nature, qui se joue entre le besoin et le travail. Aussi, ce n’est jamais vers Hobbes que Hume « penche » lorsqu’il se cherche des devanciers au xviie siècle, mais vers Harrington, et ce même si sa théorie de la tranformation des pouvoirs militaires en pouvoirs légitimes n’est pas sans évoquer le pacte d’acquisition hobbésien22.
20Pourtant il y a bien un plan sur lequel une comparaison de Hobbes et de Hume peut faire sens : celui de l’histoire de l’esprit et de l’histoire des religions, là où la genèse rationaliste du premier et l’histoire naturelle du second peuvent se rencontrer.
21Mais qu’est-ce que l’histoire naturelle pour Hume ? Au moins deux choses.
221o C’est d’abord, un texte, L’histoire naturelle de la religion23. Le premier aspect marquant de cette histoire est qu’elle considère la religion révélée comme un phénomène naturel relevant, pour ainsi dire, de sa juridiction, même si elle ne pousse pas l’investigation de ses principes serait-ce seulement autant que ne le fait l’Enquête sur l’entendement humain, à propos du miracle en particulier24. C’est le premier motif, d’ailleurs, de son titre. Autrement dit, elle atteint un caractère d’universalité en considérant, certes avec précautions, mais en considérant tout de même, que le théisme – qu’il soit vrai ou faux – et le polythéisme font partie d’une même histoire religieuse, sont les sujets d’une même totalité historique.
23Le deuxième aspect est méthodique et épistémique : elle n’est ni une histoire au sens d’une connaissance des faits, ni une genèse hypothétique des productions sociopolitiques de la nature humaine, de l’ordre de celles que le Traité peut présenter, presque complètement à l’écart du témoignage de l’histoire civile. C’est bien plutôt la reconstruction hypothétique de genèses et d’origines naturelles, de relations entre passions, formes d’esprit, formes politiques et religieuses, le tout modélisé dans le temps, mais dans un temps typique qui se soutient de l’histoire civile sans avoir besoin pour autant d’elle, puisque ce qui est typique se subsume les contingences factuelles des rapports historiques factuels, autrement dit des accidents que la théorie ne vise pas d’ailleurs en tant que tels25. Le modèle suivi par Hume énonce des lois de développement pour des processus qui sont, certes, seulement possibles, mais qui n’en sont pas moins nécessaires, non pour toute réalité sociale donnée, mais pour tout rapport entre les attributs moraux, sociaux et religieux d’une société donnée.
24Ainsi, il y a selon Hume un lien systématique entre les progrès de la civilisation, de la liberté et de la science et les progrès qui conduisent du polythéisme au théisme, en vertu de l’axiome selon lequel « l’esprit s’élève progressivement de l’inférieur au supérieur26 ». Pour autant, s’il y a bien des connexions nécessaires entre des stades de développement typiques de la civilisation, de l’avancement de l’esprit et des croyances religieuses, Hume conclut avec un certain pessimisme au flux et au reflux des formes de croyances, ce qui va lui permettre de penser l’aspect dynamique et pourtant répétitif de l’histoire religieuse ainsi que la singularité des théismes dogmatiques et intolérants de son temps27.
25Dès lors, rien ne permet d’affirmer que le théisme, ou la « vraie religion » positive (le christianisme), considéré comme la manifestation historique de la religion naturelle28, soit la destination religieuse de toutes les nations ou de la civilisation dans son ensemble, bien au contraire. Lorsque « le théisme constitue le principe fondamental d’une religion populaire, sa doctrine apparaît si conforme à la saine raison que la philosophie est capable de s’incorporer à un tel système théologique ». Mais loin d’aboutir, par d’autres voies (celles des religions positives) à une croyance raisonnable qui se présenterait comme l’accomplissement cultuel de la religion naturelle, cette théologie populaire met la philosophie « au service de la superstition »29. Ses effets sociopolitiques sont alors décrits comme bien plus terribles que ceux d’un polythéisme inculte sur le plan de l’étranglement des savoirs et des progrès culturels, et ce d’une façon qui n’est pas sans rappeler la critique hobbésienne des ténèbres. Mais nous y reviendrons.
262o L’histoire naturelle, comme méthode et comme forme de discours philosophique, enveloppe par ailleurs une signification plus vaste.
27Elle répond à l’axiome selon lequel la société est une réalité historico-naturelle, qu’elle n’est pas un artifice, qu’elle ne relève pas d’une décision mais d’une nature. Mais en même temps, puisqu’elle est historico-naturelle, il faut continuer de penser, à l’intérieur de cet ordre, la contingence – relative par rapport à la nature comme ordre qui se régule nécessairement – des inventions, des artifices et des formes mouvantes de la vie sociale. On mesure ici la distance prise avec Hobbes et revendiquée par Hume, distance qui fait que le regard rétrospectif sur les anthropologies contractutalistes sera nécessairement celui de la rupture – regard dont nous essayons de montrer dans ces pages qu’il en dit davantage sur Hume que sur Hobbes.
28Autrement dit, puisque la société et les gouvernements sont à la fois naturels et artificiels, tout ce qui relève de l’histoire civile peut être ramené à un soubassement ordonné à la nature et à ses différents procès sociopolitiques en tant qu’ils traduisent une légalité universelle. En ce sens, Hume est un classique : sous les faits de l’histoire, il y a toujours une nature.
29Mais son apport majeur, qui fera le fond des penseurs écossais ultérieurs, c’est que la nature humaine est un processus, qu’elle est plus une naturation, ou pour mieux dire, un certain ordre de naturation, qu’une substance donnée. La nature se constitue dans le temps, et même quand l’histoire civile est complètement absente, notamment dans le Traité de la nature humaine, le Temps est entré en scène, c’est-à-dire, pour un regard moderne, l’Histoire – ce que Hume n’aurait absolument pas compris d’ailleurs comme tel.
30Or, ce processus de naturation dans le temps, qui ne peut être compris comme un finalisme, comme si tout ce qui est à la fin était au début, ni comme une méthode qui consisterait à faire apparaître les déploiements de l’esprit, du religieux, de la politique dans le temps parce que la forme temporelle déplie ce qui est replié, et donc le rend manifeste, ce processus qui est donc bien un processus ne rejoint pas l’histoire réelle et sa chronologie, sinon en certains points de rencontre possibles, là où l’histoire civile de la politique humaine telle qu’elle raconte ses successions peut rencontrer l’histoire typique et ses conjectures. Comme le note Bertrand Binoche, entre le processus ou la genèse hypothétique et la connaissance historique, le précipice n’est pas encore comblé30. Hume reste un classique : la médiation de l’Histoire, entendue comme concept réflexif, entre le discours de la naturation progressive et la connaissance de la succession des faits historiques, médiation qui rendrait leur synthèse théoriquement possible – en un sens presque positiviste –, demeure inexistante31.
31Y a-t-il un sens à parler d’un apport hobbésien quant à ces deux notions de l’histoire naturelle ?
321o On attribue souvent à Hume le fait d’avoir complètement ramené à l’unité de la nature humaine les différents secteurs des histoires politique, religieuse et sacrée32. Ce n’est, en effet, pas le cas chez Hobbes.
33Si l’on note un début d’intégration, sous une seule et même histoire, des religions païennes et révélées – en l’occurrence de la vraie religion –, c’est un début d’intégration seulement car même si c’est autour du concept de culture que s’opère cette intégration, Hobbes maintient la distinction entre une culture humaine et une culture divine33. Cette distinction ne pouvait pas ne pas être maintenue à l’époque, dira-t-on, et justement, le fait de les ramener à un même concept, celui de culture, mais aussi, à un même naturel, témoignerait d’une telle intention, à peine dissimulée. Il est vrai que si la culture divine consiste à guider surnaturellement les prophètes, Dieu n’implante pas dans les croyants un germe spécifique. C’est sur une même nature humaine que Dieu opère sunaturellement sa culture. Pour autant, il n’y a pas chez Hobbes, à proprement parler, de réduction naturaliste de la vraie religion, ce que nous montrerons dans le chapitre suivant.
34La vraie religion conserve la spécificité de son cadre de développement, le cadre prophétique et eschatologique. Même quand elle est assimilée aux autres religions dans sa tendance à croître et à décroître en tant que forme de culte, soumise, comme les religions païennes, à des cycles de construction et de déconstruction, elle reste, en tant que cadre eschatologique, séparée des autres cultures religieuses. Mais après tout, n’en est-il pas de même chez Hume, à la fin du chapitre X de l’Enquête, lorsqu’il conserve à la vraie religion une spécificité, celle de la foi, un cadre propre, celui de la grâce34 ?
35L’autre aspect intéressant et novateur du chapitre 12, tant du point de vue interne à la pensée de Hobbes que de celui de la question d’une histoire philosophique de la religion, est le suivant : avec la religion, du naturel à sa culture, Hobbes élabore une genèse qui n’est pas une genèse de jure, une genèse normative, qui permettrait de dessiner une forme de perfection de l’institution religieuse ou encore le fondement d’une religion naturelle, mais bien plutôt une genèse a priore du naturel religieux, depuis l’antérieur, depuis les pouvoirs cognitifs et moteurs humains, en particulier la crainte, l’imagination et la curiosité. On a là une genèse naturaliste du fait et non du droit : une genèse de ce fait, parfois invisible, du naturel religieux et de ses quatre germes, qui se donnent à voir dans un certain nombre de cultures qui feront, quant à elles, l’objet d’une analyse.
36En présentant les registres des pratiques religieuses, la connaissance historique permet au lecteur de se faire une idée précise de ce que sont ces cultures dans leur diversité. À partir d’une telle diversité des cultures, Hobbes abstrait des invariants voués à constituer les germes du « naturel religieux » : l’opinion selon laquelle il y a des esprits, l’ignorance des causes secondes, la dévotion à l’égard de ce que les hommes redoutent, l’attribution d’une valeur de pronostic aux choses accidentelles. Les différences individuelles développent le germe en des rites « si différents que ceux qui sont pratiqués par un homme sont pour la plus grande part ridicules aux yeux d’un autre ». Le naturel est obtenu par déconstruction du culturel, par réduction de l’historique. Certains germes supposent que soient observés dans leur diversité un certain nombre de pratiques et de représentations avant que d’opérer leur « réduction » à l’invariant. Cet usage de l’histoire n’est déjà plus seulement illustratif : il apporte des éléments que l’on peut légitimement, en vertu de leur universalité, nommer naturels. Puisqu’il n’y a pas d’état de nature du religieux observable dans l’histoire, puisque le germe indéracinable est toujours cultivé par des hommes supposés ingénieux, l’inférence menant de la culture à la nature semble possible.
37Dans cette réduction, les registres historiques de l’Antiquité qui décrivent les cultes païens sont beaucoup plus mobilisés que ceux de la vraie religion. Mais pour le lecteur du Léviathan qui se remémore le chapitre 8, Hobbes a déjà fait apparaître la permanence du naturel cultivé, du paganisme à la vraie religion. Moïse, s’il ne croit pas en la démonologie, doit « faire avec ». Le naturel religieux enveloppe le potentiel d’inventivité de toutes les cultures religieuses, qu’elles soient païennes ou qu’elles relèvent de la vraie religion : Dieu, nous dit Hobbes, cultive le même naturel religieux que les souverains païens même s’il implante dans ses prophètes d’autres germes et les virtualités d’une autre culture religieuse.
38Pour mieux comprendre les lignes d’évolution, de Hobbes à Hume, il faut être attentif, autant qu’aux structures du naturalisme et de la culture, aux perspectives qui sont les leurs sur les objets, les causalités, les diverses motricités qui animent cette histoire des systèmes religieux. Il faut aussi être attentif à la question centrale de la religion naturelle. Nous commencerons par ce second aspect des choses.
39Il n’y a pas à proprement parler de religion naturelle chez Hobbes : le théisme philosophique ne devient jamais véritablement une religion, sauf s’il rencontre une révélation qui fait du premier moteur un Dieu personnel qu’il faut craindre – la religion est toujours une forme de crainte –, ce qui suppose qu’une culture spécifique s’empare de la supposition philosophique de la cause première pour en faire un objet de crainte et, par conséquent, de culte35. Dès lors, l’histoire de la religion est nécessairement une histoire de la culture religieuse.
40Hume, au premier paragraphe de L’histoire naturelle de la religion distingue l’objet propre de son enquête, à savoir celle de l’origine de la religion dans les passions et les mœurs, d’une autre question, qui touche au fondement rationnel de la religion, et qui concerne spécifiquement la religion naturelle, question traitée dans les Dialogues sur la religion naturelle. Pourtant, la question du fondement rationnel de la religion naturelle peut rencontrer celle de l’origine des religions positives, et bien sûr du théisme philosophique. Puisqu’elle repose sur l’argument du dessein, qui, tout en étant rationnel, est une croyance qui a une histoire, la religion naturelle est susceptible, à son tour, d’être affectée d’une historicité qui lui soit propre36, et de suivre un cours susceptible de rencontrer celui des religions populaires. Or, la rencontre, comme le montre le « Corollaire général » de L’histoire naturelle de la religion, ne s’opère pas, ne se fait pas. Les religions populaires restent des religions passionnelles dont les croyances, même lorsqu’elles sont théistes, sont pénétrées de flux superstiteux ou pire, d’une philosophie scolastique, retorse, dogmatique et intolérante.
41Hobbes et Hume, par des chemins différents, se rejoignent alors dans un même pessimisme : le premier nie qu’une telle religion puisse exister, serait-ce même en droit ; le second, reconnaissant qu’en droit il y a bien une religion naturelle, conclut pourtant qu’elle ne se laisse pas voir dans le flux et le reflux des religions instituées, entre dogmatismes, enthousiasmes et superstitions. Par ailleurs, tous deux expriment, certes d’une façon très différente, la complexité historique des religions instituées, le fait qu’elles ne sont jamais intrinsèquement pures mais toujours en déséquilibre d’une forme vers une autre (surtout Hume) ou toujours syncrétiques et bricolées (Hobbes et Hume), à la croisée de l’imaginaire et d’une pseudo-philosophie qui finit par les constituer en blocages, en empêchements historiques – surtout Hobbes, quoique Hume soit encore très sensible à cette question.
42Pourtant, les deux auteurs comprennent la systématicité des formations religieuses, la façon dont elles font corps avec les autres procès de l’histoire, sur des fondements, à nouveau, très différents. Il y a chez Hobbes une prévalence du facteur clérical pour rendre raison du déclin et de la croissance des religions, prévalence que l’on peut sans difficulté rattacher au fond de l’analyse humaniste de la domination religieuse. Hume refuse l’idée selon laquelle les clergés sont les principaux acteurs de l’histoire des religions : ils en sont bien plutôt une émanation. L’historicité propre aux phénomènes religieux tient bien plutôt à une appréhension pour ainsi dire « holiste » de l’histoire des passions, des mœurs et de l’esprit. Disons que les formes de la culture religieuse et de la mentalité religieuse – ce dernier concept désignant une réalité que l’on est bien en peine de trouver chez Hobbes – sont les effets d’une modulation spécifique à chaque degré du tout d’une société ou d’une forme de sociabilité donnée, comme d’une forme d’affectivité dominante, prévalente, selon que l’on se place à tel ou tel endroit du processus typique de l’histoire de l’humanité.
43L’aspect réaliste et matérialiste de l’explication « cléricaliste » des cycles religieux chez Hobbes, la façon dont, d’ailleurs, ces cycles « collent » de beaucoup plus près à l’histoire réelle – son modèle de la croissance et de la dissolution ayant le caractère factuellement ancré d’une histoire ecclésiastique universelle – que ne le fait l’histoire naturelle proposée par Hume, nous permet de tirer un certain nombre de conclusions quant à la possibilité de comprendre les transformations de la question de l’histoire naturelle.
44Hobbes est « plus historien », d’un côté, parce que son mode d’explication suppose de mettre en évidence la volonté singulière d’une volonté de puissance singulière : celle des prêtres. La volonté de puissance de la prêtrise universelle du pape fournit, nous l’avons dit, le thème majeur de la constitution du « nœud » historique dont les révolutions modernes, Réforme puis rébellion anglaise, vont continuer de dérouler les effets. Hobbes ne peut pas rendre son histoire complètement typique : il a besoin du fait, de la connaissance des « nœuds », il ne peut pas écrire une histoire naturelle, c’est-à-dire typique, d’une genèse réelle des cultures religieuses.
45Sur le plan de la genèse, dès lors, il ne peut en rester qu’à celle de la façon dont les passions, crainte anxieuse et curiosité, vont produire différents germes, mais ce qui rend ces germes apparents, c’est bien une analyse des cultures données – c’est-à-dire historiques –, une réduction des cultures à l’invariant. Sa pensée de la culture n’est pas intrinsèquement génétique ; entre les passions productrices de religiosité et les germes qui sont toujours à cultiver, et qui le sont d’ailleurs toujours, il y a intromission d’un facteur historique irréductible, la volonté de puissance des clergés, autrement dit, il y a, même si toute volonté de puissance est naturelle et si tout, dans le monde hobbésien, est nécessaire, une contingence irréductible sur le plan théorique.
46Pour ce qui est du modèle de développement des cultes religieux, Hobbes commence donc à réaménager la scission de la genèse et de l’histoire, en historicisant la genèse, en lui faisant serrer de plus près l’histoire, en la mêlant d’histoire. Mais la genèse comprise au sens strict, celle du naturel religieux, reste complètement génétique – elle part de la lecture en soi des passions et de l’imagination –, tandis que la genèse réelle des religions réelles bascule du côté d’une « presque histoire » : la naturalisation de l’histoire des formes religieuses est impossible, il faut laisser les faits parler même si, jusqu’à un certain point, on peut les modéliser et les détacher de telle ou telle forme de leur avènement historique.
472o Les différents éléments dont nous disposons ne permettent pas vraiment de trancher avec clarté la question des sources hobbésiennes d’une philosophie empiriste de l’histoire. Hume est plus classique qu’on le dit quand on ne le lit pas « avec les lunettes » de ses successeurs écossais. La nature obéit à des lois immuables dont la compréhension suppose qu’on les aborde dans le processus de leur mise en ordre, ce qui ouvre la possibilité de construire de nouveaux rapports entre philosophie et histoire, sans pour autant qu’une philosophie de l’histoire ne voie le jour. Hobbes n’est pas le naturaliste que l’on s’imagine « avec les lunettes de Hume » qui sont d’ailleurs, peut-être aussi, celles des Écossais : il y a bien une modélisation des phénomènes historiques mais cette modélisation n’est pas encore une histoire naturelle, non pas parce que la nature serait donnée une fois pour toutes, mais parce que justement, elle se présente comme ouverte à l’histoire, à la contingence – toujours pour nous en régime nécessitariste – des artifices. C’est justement l’irréductibilité des faits – du fait révélé, prophétique, mais pas seulement de lui – qui rend une histoire naturelle qui les résorberait impossible, ou encore théoriquement de peu d’intérêt pour Hobbes.
48Mais peut-être que la dimension épistémologique du problème pourrait nous aider à mieux comprendre les transformations, de Hobbes à Hume, des rapports de la philosophie et de l’histoire. À ce titre, le constructivisme et le phénoménisme de Hume ont fasciné bien des lecteurs et continuent de les fasciner quant aux effets qu’ils ont pu porter pour la constitution de la critique historique moderne. Ils rendent en effet possible une relation inédite de l’histoire et de la philosophie, s’il est vrai qu’elles ont un terrain commun, ou mieux, sont faites de la même matière : des perceptions, des idées, des fictions, des croyances.
49L’auteur du Léviathan continue d’affirmer que la connaissance historique est une connaissance absolue quand l’auteur du Traité de la nature humaine, affirme que nous ne connaissons que nos impressions, et, éventuellement, ce qui est l’objet même de la science de l’homme, la régularité de leurs relations forgées par l’imagination. Aussi, l’objet de l’historiographie, pour Hume, si l’on radicalise un peu ses vues, ce n’est pas tant la connaissance du fait que la connaissance de la production du fait, comme objet d’une croyance commune. De même, l’objet de la philosophie n’est pas d’abord l’être ou le monde ou la causalité et la nécessité, mais la façon dont l’esprit est conduit, via l’imagination, à les forger et à y croire. C’est le caractère réflexif de la pensée philosophique humienne, qui ne prend pas le réel pour objet mais sa perception ou sa représentation, qui lui permet de penser le terrain commun de la philosophie et de l’histoire et de réunir ce que le rationalisme avait artificiellement séparé. Le phénoménisme sceptique de Hume donne à l’histoire et à la philosophie un tissu commun que le réalisme de Hobbes leur interdirait.
50De fait, l’historiographie humienne s’attache autant à narrer les croyances des historiens que les faits qu’elles sont censées décrire ou plutôt transformer37. C’est le phénomène de croyance qui est producteur d’historicité, et non la platitude du fait et c’est dès lors à ce phénomène-là qu’il faut prêter la plus grande attention. Quand il fait de l’histoire, Hume se sait pris dans des idéologies historiennes et même s’il tend vers la plus grande neutralité, il sait que celle-ci est impossible, en tout cas au sens où l’entendent naïvement les historiens qui prétendent à un tel point de vue38. Par exemple, la nature même de l’ancienne Constitution anglaise, à propos de laquelle il faut pourtant être rigoureux et s’en tenir aux documents, ne compte pas plus, dans l’Histoire d’Angleterre, que les effets de la croyance en telle ou telle interprétation de la Constitution, de même que d’une façon analogue, en philosophie, c’est la croyance en la causalité qui est intéressante, et non la causalité en elle-même.
51L’historiographie peut alors être reprise dans un savoir aux finalités techniques et politiques : le principal outil de gouvernement est l’affermissement ou la fragilisation des croyances, la discrimination entre croyances raisonnables et déraisonnables. Or, pour qu’un « savoir-faire » s’exerçant sur des croyances soit possible, il faut avoir compris préalablement comment se construisent historiquement les fictions qui occupent le terrain dogmatique, sur quel sol de croyance elles se constituent.
52Histoire et philosophie se rejoindraient donc dans une réflexivité dont la pensée de Hobbes n’offrirait même pas l’ébauche. Mais cette lecture, à nouveau, « vieillit » excessivement Hobbes autant qu’elle « modernise » excessivement Hume. C’est ce que nous montrerons, du côté de Hobbes en tout cas, en analysant ses historiographies.
Notes de bas de page
1 De Corpore, chap. 1, §8, OL, I, p. 9.
2 Lév., I, chap. 4, §7, Mcph., p. 103 ; tr., p. 29.
3 Hobbes cherche, au chapitre 8 du Léviathan, à définir les qualités de l’esprit naturellement implantées et qui sont développées seulement par l’usage et l’expérience (non cultivées, non disciplinées, non méthodiques).
4 Lév., I, chap. 8, §3, Mcph., p. 135 ; tr., p. 65.
5 Voir l’importance du principe nosce te ipsum dans l’introduction au Léviathan.
6 Lév., « Introduction », tr., p. 6-7
7 Voir Q. Skinner, Reason and Rhetoric in the Philosophy of Thomas Hobbes, op. cit.
8 C’est l’exposé du Léviathan qui donne le mieux à voir l’enchaînement dramatique de ces pertes qu’entraîne l’hypothèse de l’absence d’État, notamment au paragraphe 9, qui est nouveau par rapport aux deux exposés précédents ; voir tr., p. 124.
9 C’est à nouveau le Léviathan qui marque le mieux ce mouvement paradoxal, le fait que la pure nature est finalement dénaturante, puisque in fine, au bout du processus, « la vie de l’homme est alors solitaire, besogneuse, pénible, bestiale [brutish] et brève. » Lév., I, chap. 13, §9. Mais dès les Elements, cet aspect des choses était souligné : « l’état d’hostilité et de guerre est tel que la nature elle-même en est détruite. » Elements, I, XIV, 12. Mais cette dénaturation était immédiatement ramenée à une illustration historique (les exemples indien puis germain), ce qui en neutralisait la radicalité anthropologique qui se dégage de la lecture du Léviathan. Cette radicalité devient impossible à penser historiquement. Dans ce traité, Hobbes retarde le moment des approximations historiques (l’approximation indienne, et non plus germaine, les guerres civile et étrangère), et surtout, il leur assigne un caractère très différent, non plus celui d’exemple ou d’illustration, mais d’approximations, toujours très clairement définies comme approximations. Enfin, si dans le Léviathan, le « devenir bestial » de l’homme est compris comme une dénaturation, ceci implique que la vie politique est un effet de la nature, même si Hobbes, pour se démarquer de la tradition du droit naturel, insiste sur la nécessité de la penser à partir de la catégorie de l’artifice. Nous ne pouvons pas ici développer cette question fondamentale à propos de laquelle existe une immense littérature.
10 Nouveaux essais sur l’entendement humain, Paris, Flammarion (Garnier-Flammarion), 1990, IV, chap. 16, « Des degrés d’assentiment ».
11 C’est l’une des définitions les plus anciennes de l’histor, d’après le savoir par « autopsie ».
12 Elements, I, chap. 6 ; De Cive, chap. 18 ; Lév., I, chap. 7.
13 Lév., IV, chap. 46, Mcph., p. 683 ; tr., p. 679.
14 Lév., IV, chap. 46, Mcph., p. 683 ; tr., p. 679.
15 En 1651, Hobbes présentait l’éthique comme une partie de la physique. Elle était la « connaissance des conséquences des passions des hommes ». À cette connaissance pleinement démonstrative, l’histoire devait se cantonner à fournir des data empiriques.
16 De Homine, « Dédicace au distingué Guillaume, Comte de Devonshire ».
17 Ibid.
18 Pour un développement complet, voir J. Terrel, Introduction à la traduction du De Homine, réalisée par le groupe Hobbes de Bordeaux, à paraître chez Vrin en 2014.
19 Grand historiographe et antiquaire anglais, également jusnaturaliste, contemporain de Hobbes, auteur notamment d’une histoire des titres honorifiques en Europe depuis l’Antiquité, Titles of Honour. C’est cet ouvrage qui est cité (relativement librement) au chapitre 10 du Léviathan. L’ouvrage le plus complet à ce jour sur John Selden est G. J. Toomer, John Selden. A Life in Scholarship, Oxford, Oxford University Press, 2009.
20 Autrement dit une source de la philosophie empiriste de l’histoire. Pour une présentation et des analyses sur les représentants de cette histoire, de Henry Home (Lord Kames) à Dugald Stewart, en passant par Adam Ferguson et John Millar, voir B. Binoche, Les trois sources de la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 79-81 et p. 101 et suiv.
21 « Dans la mesure où Hume élabore définitivement, dans le Traité, une légalité aussi immuable que celle de la gravitation, par laquelle il définit une nature humaine qui, pour être strictement phénoménale, n’est est pas moins anhistorique, il est tout à fait inévitable qu’il continue d’exploiter l’histoire sur le fond de cette permanence. Hume rendit sans doute possible les histoires naturelles ultérieures de l’humanité ; mais il n’en écrivit pas lui-même et ce ne fut pas par hasard, pas plus que ce ne fut l’effet d’une impuissance à développer son propre discours. Ce fut simplement parce qu’il avait posé le problème dans des termes qui n’étaient pas ceux de ses successeurs. » Ibid., p. 84 (nous soulignons).
22 Ceci étant, c’est plutôt par leur réalisme que Hobbes et Hume se rejoignent et rejoignent, sur ce point, les théoriciens du de facto power. Sur Hume et Harrington, voir notamment D. Wootton, « David Hume, the Historian », dans D. F. Norton (éd.), The Cambridge Companion to Hume, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 281-312, et D. Deleule, Hume et la naissance du libéralisme économique, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 317 et suiv.
23 G. C. A. Gaskin (éd.), Principal Writings on Religion including Dialogues Concerning Natural Religion and The Natural History of Religion, Oxford, Oxford University Press, 1998 ; L’histoire naturelle de la religion, tr. M. Malherbe, Paris, Vrin, 1996.
24 Enquête sur l’entendement humain, section X, Paris, Flammarion (Garnier-Flammation), 1983, p. 183 et suiv.
25 Voir l’introduction à L’histoire naturelle de la religion, op. cit. et B. Binoche, Les trois sources de la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 96 et suiv.
26 L’histoire naturelle de la religion, op. cit., VIII, p. 41. Et aussi : « Il semble certain qu’en vertu du progrès naturel de la pensée humaine, la mutitude ignorante doit d’abord entretenir des notions vulgaires et familières des puissances supérieures avant d’étendre sa pensée à cet Être parfait qui confère l’ordre à l’entier agencement de la nature. » Ibid., p. 41.
27 « Il est à remarquer que les principes de la religion suivent une sorte de flux et de reflux dans l’esprit humain et que les hommes ont une tendance naturelle à s’élever de l’idolâtrie au théisme, puis à sombrer de nouveau du théisme dans l’idolâtrie. » Ibid., p. 69.
28 Sur la question de la religion naturelle, voir infra.
29 L’histoire naturelle de la religion, op. cit., p. 78.
30 « Quel que soit l’intérêt que Hume ait pu accorder à l’histoire, il n’a jamais résorbé la scission des deux disciplines et l’Histoire d’Angleterre ne s’est jamais substituée aux spéculations du Traité et de la seconde Enquête sur les origines de la justice et du gouvernement. » B. Binoche, Les trois sources de la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 83. « La philosophie de Hume maintient la “scission genèse/histoire”, corrélative de son concept de nature humaine. » Ibid., p. 88.
31 Hume propose seulement une articulation beaucoup plus fine entre la genèse hypothétique et l’histoire. C’est d’ailleurs à l’intérieur de l’idée de genèse hypothétique que les rapports entre genèse et histoire sont redistribués. Dans L’histoire naturelle de la religion, Hume propose une inflexion supplémentaire dans les rapports de la genèse et de l’histoire. Cette histoire naturelle n’est ni histoire ni genèse : « En fonction des faits historiques disponibles, elle retrace la trajectoire que doit suivre naturellement toute nation si des circonstances extraordinaires ne l’en détournent pas. » Située dans un temps typique, prenant pour objet une humanité et une sociabilité typiques, elle décrit génétiquement des développements nécessaires sans être une histoire, et temporellement des historicités possibles, sans être pour autant une genèse réelle. Autrement dit, elle « ne résorbe pas la scission genèse/histoire » de l’âge classique, mais « la reconduit entre l’histoire naturelle et l’histoire réelle », B. Binoche, Les trois sources de la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 99.
32 Voir l’introduction à L’histoire naturelle de la religion par M. Malherbe, mais aussi J. C. A. Gaskin, « Hume on Religion », dans D. F. Norton (éd.), The Cambridge Companion to Hume, op. cit., p. 313 et suiv.
33 Nous reprenons ici les éléments de nos analyses du chap. 5.
34 « Notre très sainte religion se fonde sur la foi et non sur la raison ; et c’est une méthode sûre de la discréditer que de la soumettre à une épreuve qu’elle n’est, en rien, disposée à subir. » Enquête sur l’entendement humain, op. cit., p. 206. Puis : « Si bien que, somme toute, nous pouvons conclure que la religion chrétienne ne s’est pas seulement accompagnée de miracles à ses débuts, mais que même à ce jour aucun homme raisonnable ne peut y croire sans un miracle. » Ibid., p. 207. Nous renvoyons, pour une synthèse sur la croyance religieuse chez Hume, aux travaux de J. C. A. Gaskin, « Hume on Religion », art. cité, ainsi qu’à ceux de J.-P. Cléro, dans « La religion : “a saving game” ? Critique et usage des attitudes et des discours religieux », dans J.-P. Cléro, Ph. Saltel (dir.), Lectures de Hume, Paris, Ellipses (Lectures de…), 2009, p. 189 et suiv.
35 Voir supra, chap. 5, notre analyse du chapitre 12 du Léviathan.
36 Voir le « Corollaire général » de L’histoire naturelle de la religion et l’introduction par M. Malherbe, op. cit., p. 16.
37 Voir notamment, C. Gautier, Hume et les savoirs de l’histoire, Paris, Éditions de l’EHESS/Vrin, 2005.
38 Et ceci passe par une analyse de la confiance : qu’est-ce qui me porte à croire en des faits dont je ne saurais pouvoir témoigner ? Et même si je témoigne, qu’est-ce qui, plus radicalement, m’autorise à croire que des faits sont liés entre eux par telle ou telle causalité ? La connaissance historique est prise dans le même contructivisme que toute autre connaissance puisqu’elle est fondée sur la transition aisée ou difficile des impressions. Les faits sont eux-mêmes – en tant qu’ils sont au-delà de l’impression – à l’horizon de la croyance, impensables sans elle. Bref, on ne trouve pas d’affirmation aussi tranchée chez Hume que chez Hobbes quant au caractère absolu de la connaissance historique, qui ferait son extériorité à la science, connaissance des consécutions. La connaissance historique est déjà un phénomène de croyance pour Hume, puisqu’en histoire, il faut toujours conjecturer, aller au-delà de l’impression présente.
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