Chapitre VI. Droit naturel et histoires
p. 167-220
Texte intégral
1 D’une façon générale, le cœur de la science politique du Léviathan et plus généralement des traités politiques de Hobbes a été compris à partir d’un certain nombre de structures, de catégories et de concepts qui semblent exclure l’histoire comme connaissance et l’histoire comme réalité des pratiques empiriques.
- o Le naturalisme est nécessaire à la déduction des règles universelles du droit et de la génération de la république par le pacte. Il faut bien déterminer une invariance des pouvoirs moteurs et cognitifs pour que ce qui se joue dans l’état de guerre fournisse un modèle théorique qui vaille universellement. Même si la connaissance historique intervient pour déterminer ce qu’est la nature humaine, elle le fait comme contribution à la généralisation, l’immobilisation de la nature, fixation à l’invariant. Si la nature était instable, il n’y aurait en effet pas d’essence de la souveraineté, ou en tout cas cette essence serait sujette à des accidents, ce que Hobbes, en fondateur d’une science politique prétendant à la même scientificité que celle des géomètres, semble refuser.
- o À ce naturalisme anthropologique qui définit les facultés humaines succède une expérience de pensée, l’état de guerre, qui vise à mettre la nature humaine à l’épreuve, en lui ôtant les conditions de l’existence politique et de la civilisation, à savoir l’État. À partir de cette condition nouvelle, la compréhension du droit naturel, des lois naturelles et du pacte est appréhendé sur le mode de l’artifice : la nature est insuffisante à produire la concorde, les lois naturelles ne sont que des théorèmes de la raison, qu’il faut accomplir, mettre en œuvre. Il faut que les hommes instituent leurs conditions d’existence pacifiques. L’artifice entre donc en scène.
- o À partir de l’état de guerre, de la découverte du droit naturel, et des lois naturelles et de la génération de la souveraineté par le pacte, l’ordre théorique et l’ordre de la pratique semblent presque coïncider. L’argument du fabricant (ou du producteur) vaudrait à la fois pour le savant qui pense la nécessité du pacte et pour les sujets politiques qui le font. Il vaudrait pour ceux-ci parce qu’il vaudrait pour celui-là, autant qu’il vaudrait pour celui-là parce qu’il vaudrait pour ceux-ci.
2Le modèle du fabricant rend d’abord raison, en effet, de la pratique du savant qui génère, intellectuellement, la forme politique. Il vise également à décrire l’activité du gouvernant quand il construit, entre autres, des institutions et qu’il « fabrique » des lois. Le modèle rend compte, enfin, du consentement des sujets qui, en un sens certes minimal, fabriquent aussi les lois à partir du moment où ils les autorisent par le pacte. Pourtant, théorie et pratique se rejoignent sans pour autant que la seconde soit totalement réduite à la première. L’acte de gouverner ne saurait se limiter à des actes juridiques, à la production de lois.
3Un second modèle, celui de la création, comprend l’acte de production des institutions jusqu’au pacte. Il est comparé, dans l’introduction au Léviathan, au fiat (« faisons l’homme ») de la création d’Adam, ce qui donne une dimension ontologique à l’institution du corps politique.
4Or, pour le concept d’histoire (comme connaissance et comme réalité), les conséquences de cet artificialisme seraient ambivalentes. Strauss l’a particulièrement bien souligné : en écartant un certain historicisme (civil comme sacré) par le recours à l’argument du fabricant et à la métaphore de la création, Hobbes inventerait cet îlot d’autonomie qui allait devenir le « monde historique », au sens objectif du terme, comme concept de réalité : monde où se déploie, dans l’immanence, l’art politique des hommes. L’institution de l’Histoire supposerait la suppression des recours à la connaissance historique.
5À partir de cette lecture, on conçoit aisément les résistances des interprètes à faire la part de l’histoire, comme connaissance et comme souci du réel-historique. L’historicité de l’homme semble bloquée par une anthropologie de la fixité et de l’invariance. Elle serait ensuite immobilisée dans un état de nature qui récuse toute progressivité. L’institution s’opère tout d’un coup, ex abrupto, par la décision de mettre en œuvre les lois naturelles par le pacte. Si l’on reconnaît qu’avec l’institution, l’homme institue quelque chose d’historique, comme semble le faire Strauss, on remarque immédiatement que cette institution de l’historicité se fait contre la contemplation historique, ramenée à la rémanence des pratiques non éclairées par la science.
6Or, dans les chapitres qui précèdent, nous avons mis en évidence le fait que la structure anhistorique elle-même était encadrée par une anthropologie historique, et qu’il fallait donc en comprendre les rapports, déterminer les effets de sens que peut produire cette insertion. Nous avons relevé, contre Strauss, que Hobbes pense historiquement les effets de l’institution politique, qu’ils soient intellectuels, moraux ou religieux. Notre thèse, ici, est que si la connaissance historique est exclue du segment de la philosophie du droit, le souci de l’historicité des institutions humaines ne peut pour autant lui rester complètement étranger. Dans le chapitre qui suit, nous allons donc proposer un autre modèle de compréhension, à partir de l’histoire, des structures conceptuelles du Léviathan.
7 Soit d’abord l’idée de nature. Elle recouvre, chez Hobbes, des significations complexes et stratifiées, dont on a tendance à écraser les reliefs.
8Comme « art par lequel Dieu a produit le monde et le gouverne1 », la nature a un sens extensif qui se confond avec la nécessité ; comme nature humaine, elle est l’ensemble des pouvoirs cognitifs et moteurs2. En ces deux sens, nous l’avons suffisamment observé, la nature « enveloppe » l’histoire (comme expérience des faits particuliers) autant qu’elle constitue son substrat.
9Or, on confond souvent la nature en son sens extensif, celle qui est « sous l’histoire », qui est son invariance et sa raison – la nature, au fond, de « l’idée de nature » à l’âge classique, peu ou prou identifiée à la nécessité et à l’invariance des caractères – avec la « condition de pure nature » telle qu’elle est exposée dans le chapitre 13 du Léviathan, qui entretient des rapports beaucoup plus complexes non seulement avec l’idée d’histoire mais avec l’idée de nature humaine.
10En effet, l’idée de nature acquiert des fonctions régionales dans la théorie, à mesure que la pensée anthropologique de Hobbes se déploie, en particulier dans le Léviathan : elle est ce qui est donné, inné ou immédiat, par différence avec ce que l’homme fabrique, produit ou crée. Le langage, l’esprit acquis, les sciences, sont des artifices qui lui sont localement opposés, mais qu’elle enveloppe lorsqu’on la comprend comme l’idée d’un mécanisme universel et nécessaire3. L’artifice privilégié est le corps politique, créé, selon le Léviathan, par le pacte. La question se pose dès lors de savoir s’il est la condition non seulement des autres artifices, mais aussi de ce qui pourrait se présenter comme une humanisation, c’est-à-dire comme une naturation, ce qui semble bien être le cas, puisque quand on l’ôte – et tel est bien le sens de l’hypothèse de l’état de nature –, l’humanité en l’homme ne réussit plus à se faire voir.
11Nous montrerons dans un premier temps qu’avec l’état de guerre se joue, pour l’idée de nature, un drame conceptuel qui fait écho au drame existentiel de la guerre de tous contre tous : plutôt que l’idée de nature, c’est l’idée de naturation – c’est-à-dire de la puissance de l’artifice – qui se dégage de l’hypothèse de l’état de guerre. C’est pourquoi l’anthropologie de Hobbes se présente davantage comme une anthropologie de la pluralité des conditions humaines plutôt que de l’invariance du naturel. Ce qui est intéressant dès lors, du point de vue des régimes d’historicité, c’est la façon dont ces deux rapports au temps sont articulés dans la pensée de Hobbes : celui de Prométhée et celui de l’homo homini lupus de l’état de guerre – avec la difficulté que ce dernier est un rapport au temps bien paradoxal puisqu’il est ramené à une presque immédiateté.
12Dans un deuxième temps nous chercherons à comprendre comment cette anthropologie de la naturation peut se donner un contenu à travers le concept de culture4. Nous savons que le modèle de la culture joue un rôle fondamental dans l’anthropologie qui précède l’état de guerre et qu’il permet à Hobbes de penser, aussi, une forme de naturation.
13D’une façon un peu intuitive, et sans doute sous l’influence de la lecture de Bacon, selon lequel la « culture » de l’esprit était le moteur même de la propagation spontanée des avancées scientifiques, techniques, religieuses et morales, le modèle de la culture nous apparaît moins anhistorique, plus empirique, conformément au rôle qu’il jouait dans la théorie de l’histoire de Of the Proficience. La culture des esprits n’était pas d’abord conçue par Bacon comme l’effet d’un programme politique délibéré mais comme la figure relativement dispersée de progrès tâtonnants. Elle était un objet de la science morale avant que de constituer un programme pour la science politique et pour un éventuel souverain l’appliquant. Hobbes reprend en partie ce modèle. Il lui permet, d’une part, de conceptualiser ces mixtes de naturel et d’artifice qui constituent le tissu même du tâtonnement empirique des hommes qui inventent des suppléances pour pallier l’insuffisance manifeste de leur compréhension des lois naturelles et les déséquilibres des divers régimes d’autorité qu’ils ont mis en place pour la pallier. Nous disons « en partie », parce que la culture sera aussi pensée sous une catégorie plus programmatique, comme une politique délibérée, dans les termes donc de la rupture qui caractérisent en effet une dimension de la pensée politique de Hobbes. Surtout, l’intérêt du concept de culture est de rendre raison, d’autre part, d’un décalage qui dessine une profondeur de champ historique : avant même l’invention d’une science politique constituée, des souverains ont su cultiver les puissances de leurs sujets et leurs naturels politiques et religieux.
14Le modèle de la culture permet de systématiser un certain rapport aux savoirs de l’histoire, à l’histoire intellectuelle, pour être plus précis. Or, l’intrication des progrès cognitifs et des progrès politiques est telle chez Hobbes que le contenu d’historicité enveloppé par le concept de culture, qui tient une place évidemment centrale dans l’anthropologie, ne peut qu’influer sur les autres modèles qu’il fournit pour penser l’art politique.
15C’est alors que la question d’une influence de la pensée de Hobbes sur la constitution des histoires naturelles du siècle suivant pourra se poser. Y a-t-il une histoire typique, qui s’autorise de la synthèse des récits pour énoncer des lois de succession et d’engendrement, ou qui, s’écartant des récits, opte pour une histoire hypothétique, une histoire modélisée ? Y a-t-il une histoire des origines, complètement conjecturale cette fois, à la façon, toute mesure gardée, de ce que font Hume ou bien Rousseau ? C’est ici qu’un débat sur l’origine de l’histoire naturelle prendra forme : la nature humaine fait-elle le sujet d’un développement, d’une constitution par différenciations temporelles ou historiques ? Est-ce suffisant pour parler d’une esquisse d’histoire naturelle ? Peut-on considérer que l’on en trouve les sources chez Hobbes ? Et si une telle histoire reste impossible, si elle est, pour ainsi dire, empêchée, par quoi l’est-elle ? Par la prévalence de l’histoire sacrée ? Par la neutralisation de l’historicité de l’homme à partir du moment où il faut énoncer les règles du droit naturel ? Bref, par le contrat ?
16Dans les troisième et quatrième temps de ce chapitre, nous pourrons préciser les rapports nouveaux, défendus dans le Léviathan, entre le droit et le fait, c’est-à-dire aussi entre philosophie et historiographies, entre la science civile et l’histoire qu’elle a besoin de s’ajuster.
17Pour ce qui concerne la fabrication et la création, il nous a semblé que penser la politique en termes d’artifices juridiques ne revient ni à révoquer la connaissance historique ni à ôter à la pratique la dimension de la durée, du temps, ou la profondeur de champ du récit. Le biais artificialiste de la pensée de Hobbes ne le conduit pas à défaire les liens spéculaires que les penseurs humanistes de l’histoire avaient patiemment tissés entre l’objectivité des faits et la diversité des structures du récit (linéarité et cycles, continuités, discontinuités, finalités, dénouements, etc.). L’artifice ne s’oppose pas à l’histoire mais permet, par la complexe opération d’insertion que nous avons détaillée, de la penser dans les termes paradoxaux de l’invariance de l’historicité (comme condition humaine), dans ceux, ensuite, d’une théorie de l’écart des pratiques et du droit, et enfin, d’une façon beaucoup plus surprenante encore, dans les termes d’une herméneutique. Le cours de l’histoire est conçu comme le terrain d’une réalisation des artifices juridiques, politiques et intellectuels. Les catégories de la théorie du droit sont des catégories du réel.
18L’art politique prudentiel tel que le concevaient encore Machiavel ou Bacon, qui était réglé selon des normes immanentes à l’histoire et aux pratiques de gouvernement, est bien dépassé par un nouveau modèle de la gouvernementalité. Reste à identifier, pour le problème qui nous concerne, la place qui sera faite à la connaissance historique dans ce modèle nouveau des rapports entre théorie et pratique. L’hypothèse que nous chercherons à vérifier ici consiste à supposer que jusque dans le Léviathan, la pratique empirique du pouvoir et une théorie du conseil sont articulées à une phronèsis historienne. Cette articulation ne se présente pas sous les traits que décrivaient Machiavel, Bacon, et Hobbes lui-même jusqu’en 1629, certes. La mise en ordre séquentielle et systématique d’une expérience historique qui soit la plus large possible – elle enveloppe désormais l’histoire sacrée – est combinée à un programme de rupture.
NATURE, CONDITIONS ET HISTORICITÉS
19Dès 1640, Hobbes articule au moins deux concepts de la nature humaine : la nature humaine comme ensemble de facultés, motrices et cognitives, d’un côté, et la pure nature de l’autre, comme état de l’humanité à laquelle on ôte l’État et toutes les conditions de la sociabilité. Ce geste comporte une conséquence surprenante : la nature humaine est détruite par l’expérience de la condition de pure nature. Hobbes prend bien soin de le souligner dès 1640 : « L’état d’hostilité et de guerre » est tel « qu’il détruit la nature elle-même5 ». C’est placer la contradiction au cœur du concept de nature en le dialectisant : quoique naturelle, cette condition est bien dénaturante. Hobbes approfondit cette tension dans le Léviathan.
20Les sept premiers paragraphes du chapitre 13 décrivent les conditions de l’insociable sociabilité (égalité, désir exclusif, défiance, rivalité et fierté). Il ne s’agit pas encore de l’état de nature au sens propre. Cette insociabilité est décrite à l’intérieur des limites d’une socialisation empirique, non encore déconstruite : il y est question de conquêtes, de lutte pour la reconnaissance, d’honneur, de réputation, de défense d’une propriété6. L’état de nature appelle un supplément d’abstraction : celui de toute relation d’autorité, de toute forme, même archaïque, d’État. Hobbes, même s’il a pu déjà la faire jouer implicitement7, n’introduit qu’au huitième paragraphe la fiction radicale :
Ceci rend manifeste que tant que les hommes vivent sans un pouvoir commun pour tous les tenir en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et qu’un telle guerre est une guerre de chacun contre chacun8.
21À partir de l’insociable sociabilité dont il a défini les ressorts dans les chapitres précédents de l’anthropologie (chapitres 1 à 11 au moins)9, Hobbes pense ôter les conditions de la sociabilité en ôtant le « pouvoir commun ». N’est retenu que le libre jeu des passions insociables. L’état de guerre est alors défini comme la permanence de la menace de guerre qui trouve une illustration avec la similitude du climat : le mauvais temps est une disposition à l’orage, celui-ci n’éclate pas nécessairement, et il en va de même pour la guerre de tous contre tous qui ne réside pas dans la bataille mais dans sa permanente possibilité. Cette similitude ne pondère pas les effets psychologiques de la guerre mais les radicalise dans un mouvement d’intériorisation de la menace.
22Hobbes en énumère ensuite les conséquences : la disparition de tous les acquis de la civilisation (industrie, navigation, échanges, techniques, sciences, arts) que son anthropologie de l’homme de l’insertion sociale supposait possibles et que pour partie, elle décrivait. L’abstraction, en ôtant la relation d’autorité, ôte la relation sociale, sans régresser jusqu’à ôter les effets de la sociabilité que sont les passions comparatives (amour propre, gloire, émulation). Puisque l’état de guerre présuppose la possibilité du rapport voire de l’association – le maintien de ces passions comparatives l’implique –, c’est bien que cet état reste la manifestation d’une insociable sociabilité : la soustraction des conditions de la sociabilité ne va pas jusqu’à ôter des passions qui, pour être insociables, n’en prennent pas moins sens que dans une société. Ce sera le reproche que Rousseau adressera à Hobbes. Il comprendra très bien que le produit de la fiction est un mixte : on a un pur état de nature qui oppose des hommes strictement égaux et solitaires poussant comme des champignons, mais ces hommes se font la guerre à partir d’un certain nombre de mobiles qui sont ceux d’hommes ayant connu la société civile10. Ce que Rousseau feint d’ignorer – ce serait d’ailleurs ajouter au scandale –, c’est que Hobbes en est parfaitement conscient. Il est conscient que l’enjeu théorique de l’épochè de l’État a pour conséquence de ne faire apparaître que les tendances belliqueuses des hommes, et que cette conséquence est le « prix à payer », en termes esthétiques et moraux, de sa démonstration.
23À l’issue de cette expérience, « la vie de l’homme » est décrite comme « solitaire, misérable, pénible, bestiale [brutish] et courte11 ».
24Tous les effets de l’ordre politique, serait-il minimal, qui ont été dépeints dans l’anthropologie semblent anéantis : la culture de l’esprit naturel qui résulte de la propagation des inventions et des artifices humains ; la culture de l’esprit acquis et de ses finalités techniques ou industrielles ; toutes les formes de culte religieux, toutes ces relations honorifiques, décrites au chapitre 10, qui structurent l’équilibre des puissances politiques intérieures.
25Mais en quel sens cette aventure dans la bestialité est-elle une dénaturation ? Le meilleur exemple, parce qu’il est aussi le plus paradoxal, est sans doute celui des valeurs guerrières. La force et la noblesse sont des pouvoirs naturels selon le chapitre 10 du Léviathan. À l’état social ils peuvent se renforcer de pouvoirs instrumentaux, dont la renommée, la réputation, et surtout la valeur (la dignité) que l’ordre social leur reconnaît, qui est aussi un pouvoir instrumental supposant l’existence d’une société civile. Les valeurs issues de la reconnaissance sociale de ces pouvoirs naturels disparaissant, ce sont ces mêmes pouvoirs naturels qui sont réduits à néant, s’il est vrai qu’à l’état de nature le plus faible peut tuer le plus fort. Certes, dans une telle guerre, « la force et la fraude sont les deux vertus cardinales », et l’on peut supposer qu’elles résistent mieux à l’épochè de la reconnaissance, de la dignité et de l’honneur, que d’autres pouvoirs naturels comme la beauté, l’éloquence, la libéralité ou les arts. Mais l’état de guerre est tellement déstructurant qu’en annihilant les différences des pouvoirs naturels, il détruit jusqu’aux valeurs guerrières : l’état de guerre est plus qu’un état guerrier. En lui, la « civilisation de la guerre » – les rapports internes issus des dignités guerrières dans les monarchies féodales ou post-féodales, mais aussi la nature des rapports guerriers entre ces États – est abolie.
26Ce premier aspect de la dénaturation – de la neutralisation de l’inégalité entre pouvoirs naturels en tant qu’elle ne prend sens que dans une société – montre que le pouvoir institué ou instrumental détermine la nature humaine, et qu’en ce sens, l’institué ou l’instrumental, et partant l’art politique, est une condition de l’actualisation du naturel. Cet aspect est particulièrement prégnant dans le Léviathan, qui insiste de façon beaucoup plus claire sur l’articulation des pouvoirs naturels et des pouvoirs instrumentaux que ne le faisaient les Elements.
27L’idée de dénaturation qui résulte de la « condition naturelle » suppose la dialectisation du concept de nature. Celle-ci est d’abord un ensemble de pouvoirs attachés à l’essence de l’homme, et une condition (l’état de nature) qui implique justement leur mise en péril. La pure nature inflige donc à la première définition, essentialiste, de la nature, une épreuve contradictoire. Cette dialectique fait apparaître la dimension instituée du naturel : l’artifice est alors ce qui permet de penser l’actualisation de la nature, mais en ce sens, l’artifice est, peu ou prou, naturalisé.
28Au chapitre 13, avec la disparition des cultures, la fiction opère une réduction asymptotique de l’homme à la bestialité : l’hypothèse d’une dénaturation semble menacer le germe lui-même. La culture religieuse pourrait alors apparaître elle aussi comme « naturante ». Un texte cependant entre en tension avec cette hypothèse. Le chapitre 14 affirmera que les hommes restent naturellement religieux avant la société civile, et que le germe est indestructible y compris à l’état de nature :
La crainte [du pouvoir des esprits invisibles] est en chacun sa propre religion, laquelle trouve place dans la nature de l’homme, avant la société civile12.
29Cet « avant la société civile » désigne-t-il l’état de nature de la fiction la plus radicale du chapitre 13 ? Une réponse semble impossible : Hobbes décrit ici ce germe invisible qui était défini comme le propre de l’homme, au chapitre 12. Ceci ne veut pas dire que dans l’expérience anthropologique à laquelle il se prête au chapitre 13, il n’a pas tenté autre chose : la réduction à la bestialité, une destruction du « monde humain » qui irait jusqu’à la négation de l’humanité en l’homme, comme si la nature ne trouvait pas seulement ses conditions d’exercice mais sa réalité et son contenu dans la culture et la civilisation. Telle est sans doute la leçon de l’hyperbole. À prendre au sérieux l’hypothèse jusque dans ses dernières conséquences, il semble bien que la nature humaine ne soit pas « naturée » avant l’artifice politique, et qu’elle ne le soit, dans l’enchâssement des conditions – l’artifice politique conditionnant la culture, la culture conditionnant la nature – que par la décision contractuelle qui sera présentée dans les chapitres suivants (de 14 à 17). L’anhistoricité du recours à l’hyperbole servirait le projet de marquer la primauté de l’artifice politique et, en ce sens, Hobbes nous proposerait bien là un artificialisme conséquent : sans l’artifice politique, condition des conditions, il n’y aurait pas de nature humaine.
30Les conséquences, pour l’idée d’histoire, de la dialectisation du concept de nature sont majeures : elles rendent tout simplement pensable une histoire hypothétique de la naturation. S’il est exagéré de lire le chapitre sur l’état de guerre dans ce sens, il convient de se pencher sur les chapitres antérieurs de l’anthropologie, dans lesquels Hobbes décrit ces artifices naturalisés et naturants que sont la domination politique – il n’y a pas encore d’institution –, les valeurs et les relations de puissance, les religions et les progrès intellectuels, pris entre ténèbres et lumières.
31Ces deux nouveaux aspects de l’état de guerre – la présence de cette condition à tous les moments de l’histoire, et la destruction de la culture – vont dans le sens de notre hypothèse de départ : ce qui est pensé avec l’état de guerre, c’est bien une condition historique non pas propre à tel ou tel moment de l’histoire humaine, mais présente comme un risque, un péril essentiel à chacun de ses moments. Le fait d’écarter les registres de l’histoire est donc ce qui permet de se hisser à un niveau supérieur de la considération de l’histoire : au niveau d’un concept anthropologique de l’historicité. Du fait de la spécificité de leur inventivité et de leur rapport au temps, les hommes créent des États, progressent et se civilisent, mais ce qui leur permet de s’arracher au présent et à la précarité est aussi ce qui les menace de la façon la plus « intérieure », de la façon la plus essentielle : les qualités, qui dans un premier temps les sauvent, sont susceptibles de se retourner contre eux.
32La condition de pure nature n’est pas « toute la nature », mais une forme d’hyperbole, comparable à celle du doute cartésien qui conduit à l’épochè de l’extériorité. C’est un drame philosophique dont les principaux personnages sont des passions insociables – des personnages mauvais, les bons étant insuffisamment puissants pour se faire entendre. Ce drame n’est pas de l’ordre du fait mais d’une représentation sélective, présentée comme objective au motif que ce qui décide du privilège de l’insociabilité sur la scène consiste dans la décision apparemment neutre théoriquement d’ôter l’État. On obtient cet étrange précipité, devenu depuis une évidence du corpus hobbésien et de la science politique moderne, qui n’est l’expression que partielle de la nature humaine et qui démontre que l’État est bien la condition de la manifestation des bonnes passions et des calculs bien orientés. Mais, comme nous avons commencé de l’observer, l’épochè porte sur une réalité dont il est difficile de dire qu’elle n’est pas, elle aussi, naturelle : les cultures humaines sont pensées par Hobbes dans la continuité de la nature ; il y a des dominations naturelles et par conséquent une « naturalité de l’existence politique ». Au fond, la nature, déjà, assure des suppléances pour parer aux tendances destructrices qu’elle porte en elle.
33Puisque cette condition est le déploiement de la négation que la nature porte en elle-même, la connaissance historique doit être écartée : elle obscurcit ce déploiement dans la représentation. Il faut, pour la produire, faire appel à une fiction philosophique qui soit à même de procéder au découpage des éléments de l’expérience. L’histoire comme connaissance est exclue, mais c’est à ce prix que la « condition naturelle » permet d’entrevoir l’humanité dans la dynamique de son historicité.
34À la charnière du Léviathan, entre l’éthique et la théorie du droit naturel, Hobbes met alors implicitement en parallèle deux figures de la condition craintive de l’humanité : l’anxiété de Prométhée au chapitre 12 et la crainte de l’homme de l’état de guerre au chapitre 13. D’un côté, l’anxiété peut se déployer, elle peut même donner lieu à des religions qui permettent et prennent en charge ce déploiement, sans le résoudre. De l’autre, il n’est même plus question d’anxiété mais d’une crainte brutale et immédiate d’autrui dont rien ne peut jamais garantir le caractère inoffensif. La première forme de crainte présuppose donc un art politique minimal, la seconde demande son absence. Il est difficile de ne pas percevoir dans ces deux formes de la condition humaine une stratégie de dramatisation : sans l’État, l’homme ne peut même plus être anxieux, il est réduit à la crainte la plus brutale. Hobbes commence à distribuer les contenus et les questions de la suite du traité à partir de ces rapports au temps : la question religieuse qui occupera les parties III et, dans une moindre mesure, IV ; la question morale et politique qui occupe la fin de la première partie et toute la deuxième. On peut presque considérer que la structure du Léviathan est fondée sur ces deux figures de l’inquiétude : il s’agirait de régler d’abord la question la plus urgente, celle de la crainte, et de traiter ensuite celle de l’anxiété, avec l’histoire du Salut et des ténèbres.
35Dans les premiers chapitres de Of Man, le rapport au temps permettait de dégager, sans rupture ontologique du matérialisme, l’humain de l’animalité. C’était cette articulation de la curiosité, de la puissance de l’imagination, du pouvoir des possibles et de la maîtrise du temps qui permettait à Hobbes de penser une spécificité de l’animal humain au-delà de la compexité naturelle du corps, dont au fond le philosophe ne peut encore rien savoir. En ce sens, Prométhée est « plus humain » que l’homme de l’état de guerre, dont la nature est détruite au terme de l’hypothèse.
36Ce sont en effet les conditions d’une vie proprement humaine qui sont détruites. Or, détruire l’humanité en l’homme, le ramener à la brutalité de la bête, c’est justement détruire sa différence spécifique, c’est-à-dire son rapport au temps, son aptitude à avoir une histoire. Ainsi, l’état de guerre, impossible à concevoir pour une autre créature que l’homme, qui n’est rendu possible que parce que l’homme est cet être calculateur, rusé, mais aussi curieux et prudent, aboutit à la destruction de cette différence spécifique. Ce qui est décrit, c’est un état dans lequel les ténèbres comme l’enchaînement prométhéen sont impossibles : toute histoire, tout rapport à une histoire sont détruits. La condition de pure nature est alors à comprendre comme la figure emblématique de cette condition menacée d’autodestruction : les hommes peuvent régresser radicalement dès qu’ils progressent, chaque nouveau progrès enveloppant de nouveaux périls, de nouvelles ténèbres, comme si leur rapport au temps les menaçait intérieurement d’autodestruction. La condition de pure nature est la figure de ces périls nichés dans le procès de civilisation, la figure de ce risque que la nature humaine se détruise elle-même en se développant.
37Dès lors, l’état de guerre ne serait pas seulement anhistorique parce qu’il serait fictif : il serait anhistorique parce qu’il serait la négation de toute possibilité anthropologique d’avoir une histoire, d’être le sujet d’une histoire.
38Mais inversement, on peut se demander si ce n’est pas leur naturel anxieux, prométhéen, qui conduit les hommes dans de telles crises politiques qu’ils risquent de voir leur humanité réduite à néant. Le rapport entre condition prométhéenne et condition de pure nature redoublerait la dialectique de la nature et de la pure nature : les projections temporelles de Prométhée pourraient venir défaire ce que la politique empirique (naturelle) vient mettre en place. L’état de guerre en serait comme un résultat paradoxal.
L’ANTHROPOLOGIE DE LA CULTURE ET LES USAGES DE L’HISTORIOGRAPHIE
39Dans les chapitres de l’éthique, Hobbes explore les principaux champs de ce qu’il appelle la culture. Celle-ci, d’une façon encore héritée de l’humanisme, est cultura animi. Mais elle est plus précisément cet effort que l’homme consacre généralement à sa propre nature pour en tirer un avantage, en particulier à son esprit, mais aussi à ses passions et à ses pouvoirs cognitifs, dans le cas notamment du naturel religieux. Elle décrit aussi un rapport interhumain, une frontière, d’ailleurs très poreuse, entre cultivateurs et cultivés, comme c’est le cas dans la religion, ou des relations de puissance à l’intérieur de l’État – appelé « cultus » plutôt que « cultura » en latin, « worship » plutôt que « culture » en anglais. C’est dans le cadre d’une description de ces différents champs qu’interviennent, à des niveaux divers, des segments d’histoire civile et religieuse. Par rapport aux textes antérieurs et pour les textes postérieurs de philosophie au sens strict (le De Homine surtout, bien entendu), cette spécificité du Léviathan est frappante.
40Hobbes va-t-il jusqu’à penser sous une forme historique ce que la fiction de l’état de guerre, avec l’époché de l’État, et, avec lui, de toutes les conditions de la civilisation et de la culture, présente ex abrupto ? Va-t-il chercher à penser des passages continus là où la fiction décrit un saut complet de la nature au politique ? Autrement dit, faut-il appréhender la séquence fictive conduisant de l’état de guerre au pacte comme la seule façon pour Hobbes de penser les conditions de la politique ? Ou bien faut-il considérer que Hobbes cherche à la seconder, voire à la soutenir ou à l’évaluer par une autre réflexion, plus historienne car attentive à la succession des institutions humaines, de la domination familiale ou clanique jusqu’aux grandes républiques ?
41Ce qui irait dans ce sens, c’est que, plus que dans tout autre texte, Hobbes, s’intéresse à un stade archaïque, presque prépolitique, de la domination et du droit, dont il cherche à comprendre les structures de puissance et les structures judiciaires. Cette périodisation va au-delà des témoignages de l’histoire, d’une façon complètement conjecturale pour ce qui concerne les stades des communautés humaines antérieures à l’État. Hobbes s’intéresse au passage de cette domination clanique aux micro-États puis aux grandes républiques, non pas pour lui-même, mais pour concevoir les conditions de la mise en œuvre des lois naturelles :
Sans doute, dans les nations imparfaitement civilisées [not thoroughy civilized], diverses familles, grandes par le nombre, ont-elles vécu dans une continuelle hostilité, et se sont-elles attaquées les unes les autres à l’aide de forces privées : mais il est assez clair qu’elles l’ont fait injustement, ou alors qu’elles ne possédaient point de république13.
42De ces nations imparfaitement civilisées à une république authentique, il y a bien un saut qualitatif. Mais il y a aussi une zone grise : celle de républiques impuissantes à éteindre la guerre privée, à faire valoir des droits souverains. Par rapport à ce que dit la théorie du droit, pour laquelle la souveraineté possède par essence le droit de guerre, les hypothèses historiques font entendre une autre musique. Pour que la République ait le monopole du droit de la guerre, il faut que ses sujets, conquis ou non, le lui reconnaissent. Mais cette reconnaissance dépend, soit de la puissance irrésistible du conquérant ou du prétendant à la souveraineté, soit d’un assentiment à être gouverné. Dans le premier cas, la compréhension des lois naturelles ne semble pas nécessaire, même s’il faut toujours, peu ou prou, « transformer sa force en droit ». Dans le second cas, la question du consentement à être gouverné devient essentielle. Autrement dit, la question qui se pose est celle de la façon dont les hommes ont pu comprendre la nécessité de mettre en œuvre les lois naturelles, d’obéir aux lois civiles qui les enveloppent, dans une situation où leur démonstration scientifique était encore impossible. Le recours à l’histoire permettrait d’explorer cette question : comment, sans que les lois naturelles ne soient démontrées scientifiquement, peuvent-elles être mises en œuvre, et sur quels fondements ? C’est, pour Hobbes, se demander comment des rapports de justice peuvent émaner des rapports de puissance ; comment, dans l’ignorance relative – disons, sans la connaissance claire – des fondements du droit naturel, les hommes ont pu progresser jusqu’à créer des républiques et faire respecter la justice en leur sein. Ce premier thème mobilise une problématisation historique très originale puisqu’il s’agit de décrire le caractère historique des règles de l’honneur et des règles de justice, autour notamment de la question de savoir si la justice, comme vertu, peut s’enraciner dans la magnanimité, c’est-à-dire dans la générosité de ceux qui dominent. C’est ce thème qui mobilise l’histoire la plus conjecturale. Le deuxième, dans la continuité de ce premier thème, porte une dimension plus critique et « plus actuelle » eu égard aux questions du droit féodal anglais que soulevaient les instrumentalisations contemporaines de l’ancienne Constitution : Hobbes va défendre un certain modèle de féodalité, conforme à sa théorie de la souveraineté qu’il appuie sur une expertise historique. Enfin, plus généralement, dans la continuité du premier thème, celui des rapports de puissance et des motifs de l’obéissance, Hobbes va s’interroger sur les conditions politiques qui permettent les progrès de la civilisation, avec une réflexion sur la taille des républiques, la mise en œuvre des lois naturelles, l’apparition ambivalente des sciences morales antiques, la substitution possible des motifs de l’obéissance.
VALEURS ET HISTOIRE
43L’obéissance aux lois naturelles résulte d’abord de la domination familiale et despotique. De ce fait, les hommes accomplissent une justice dont, semble-t-il, ils ne comprennent pas les fondements. Ainsi, Hobbes va-t-il jusqu’à dire que dans les communautés claniques ou les micro-États archaïques, la manifestation de la puissance et l’honneur qui en résulte sont conçus comme conformes à la loi de nature :
Partout où les hommes ont vécu en petites familles se voler et se dépouiller les uns les autres a été une profession qu’ils étaient si loin de regarder comme contraire à la loi de nature qu’on était d’autant plus honoré qu’on avait acquis de plus grandes dépouilles. L’on n’observait alors pas d’autres lois que celles de l’honneur : s’abstenir de cruauté, laisser aux hommes la vie sauve, ainsi que les instruments agricoles14.
44Dans cet état de guerre quasiment général entre familles, tout n’est pourtant pas permis. L’on n’est pas dans la « pure nature ». La loi naturelle a déjà un sens, même si elle n’est pas toujours suivie et que le vol, par exemple, comme le brigandage ou la piraterie, prêtés aux dieux et honorés en eux, ne sont pas considérés comme contraire à elle15. La situation guerrière laisse en effet une place aux lois naturelles que la pure nature exclut directement.
45L’honneur vient limiter l’exercice de la cruauté : s’il est honorable de vaincre dans la guerre, l’exercice de la cruauté manifeste plutôt une forme de faiblesse. La clémence et l’équité sont les premiers signes d’une justice dont l’enracinement anthropologique est la magnanimité de celui qui est suffisamment fort pour limiter l’exercice de sa puissance. Il n’est pas surprenant que la définition de la magnanimité comme « dédain des secours et empêchements minimes16 » soit reprise au moment où Hobbes définit la justice du point de vue des mœurs : « Ce qui donne » en effet « aux actions humaines la saveur caractéristique de la justice, c’est une certaine noblesse ou générosité (qui se rencontre rarement) du tempérament, par laquelle un homme dédaigne d’envisager, pour la satisfaction de son existence, le recours à la fraude ou à la violation de ses promesses. C’est de cette justice des mœurs qu’on entend parler quand on appelle la justice une vertu et l’injustice un vice17 ». Aussi, on peut s’abstenir de cruauté par grandeur d’âme ou bien au nom de la première loi de nature (rechercher la paix) :
En outre, la vengeance exercée sans égard pour l’exemple et l’avantage futur revient à retirer triomphe ou gloire du mal souffert par autrui, sans que cela tende à une fin (car la fin est toujours une chose à venir) ; or tirer gloire de ce qui ne tend à nulle fin, c’est là de la vaine gloire, chose contraire à la raison ; et en faisant souffrir sans raison, on tend à amener la guerre, ce qui est opposé à la loi de nature : c’est ce qu’on désigne généralement du nom de cruauté18.
46L’honneur enveloppe déjà un certain respect des lois naturelles y compris dans cet âge proto-étatique : il est honorable d’acquitter ses promesses, honorable de ne vaincre que des ennemis puissants, honorable, au fond, d’être « juste » en un sens moral. Les règles de l’honneur tiennent lieu de loi naturelle, ou y suppléent pour une large part.
47Mais ces règles subsistent à la fois dans les rapports des sujets entre eux et des sujets au souverain, que ce soit dans les grandes républiques ou entre elles. La Grèce archaïque est dès le De Cive le modèle de la société fondée sur l’honneur ; dans le Léviathan, elle est secondée par le modèle germain qui permet de penser les origines – et les difficultés – des monarchies européennes. Il serait excessif de penser que la justice tend à faire disparaître les règles de l’honneur : le courage, la magnanimité et la clémence ne s’effacent pas avec l’apparition de la justice, puisqu’entre États, c’est l’état de guerre qui perdure.
48Toutefois, il y a bien un progrès de la justice dans les grandes républiques, qui statuent juridiquement là où le faisaient naturellement la clémence et l’équité en l’absence de lois. Hobbes note que sur le plan religieux, un Dieu de miséricorde a remplacé, pour les chrétiens, les dieux du Panthéon antique, voleurs, rusés ou injustes, et honorés pour être tels. Mais l’idée d’une adéquation complète de l’honneur et de la justice dans les grands États est immédiatement démentie par l’exemple du duel, honoré quoiqu’injuste19, et par le fait que pour ce qui regarde les relations entre États, les lois naturelles n’obligent les souverains qu’in foro interno, que la guerre, en somme, continue. La modernité politique continue d’honorer les valeurs guerrières : tendanciellement maîtrisées à l’intérieur du corps politique, le fait qu’elles soient décisives dans les rapports entre États contribue à ce qu’elles continuent de structurer les valeurs internes20.
49La réflexion sur l’honneur concentre l’une des tensions de la nouvelle anthropologie et de la politique qui lui est articulée. La crainte, qui semble le fondement, pour la majorité, de l’obéissance aux lois naturelles et par conséquent de l’avènement d’une justice positive ou légale, paraît sans rapports avec cette magnanimité qui est le fondement moral de la justice. Comment coexistent le fondement moral (c’est-à-dire l’honneur) et le nouveau mobile, pensé à partir du droit naturel, qui semble privilégier l’obéissance craintive ? Cette question a été soulevée par de nombreux lecteurs : Hobbes chercherait à substituer une morale bourgeoise à une morale aristocratique, en remplaçant par la crainte de la mort la magnanimité21. De fait, n’y a-t-il pas là une tension entre ce que l’enquête historique nous dit de la justice – que dans sa forme la plus archaïque, elle réside non pas dans la primauté du mobile craintif, mais dans l’affirmation de la puissance et ce que nous dit le droit naturel, à savoir que la seule source de la justice est la crainte de tous envers tous ?
50Au fond, la tension disparaît si l’on considère attentivement le statut purement fictif de l’état de guerre, qui égalise les hommes jusqu’à rendre impossible le déploiement de la moindre qualité morale. L’épochè permet de neutraliser le facteur de magnanimité, ce qui ne veut pas dire que la politique hobbésienne ne vaut que pour les craintifs : même le magnanime, peut-être surtout lui, doit s’imaginer désemparé à l’état de nature.
51L’état de pure nature, dont nous avons montré que, considéré dans sa radicalité, il conduit à une dénaturation dont la neutralisation de la magnanimité n’est qu’un des aspects, en apparence, les plus paradoxaux – si la force et la ruse sont les vertus cardinales dans l’état de guerre, les valeurs guerrières qui en sont issues, comme l’honneur et la magnanimité, n’ont plus de sens – vise donc à fournir un autre fondement à la justice, qui passe par l’expérience d’une contradiction par rapport à ce que la première anthropologie a pu en dire. Cette contradiction n’abolit en rien la magnanimité comme fondement moral de la justice car il s’agit d’aller au-delà, justement, de ce que fait la nature en établissant des rapports de puissance, pour que tous reconnaissent, dans une même expérience de pensée, l’universalité du mobile craintif.
LA QUESTION FÉODALE
52Le chapitre 9 du Léviathan, « Du Pouvoir, de l’importance, de la dignité, de l’honneur et de la qualification » présente un intérêt majeur pour notre questionnement sur l’histoire. Les contenus historiques y sont les plus fournis de l’éthique du Léviathan, juste après ceux du chapitre 12 (« Of Religion »), et surtout, une réflexion s’engage, à partir d’eux, sur la question générale des valeurs et de leur devenir, des micro-États archaïques aux États modernes. Pour être plus précis, on peut considérer qu’il y a une première réflexion historique dont le caractère, eu égard à la fragilité des sources et à la nature même d’un raisonnement qui cherche à formuler des principes historiques typiques plutôt qu’une narration, s’approche d’une histoire hypothétique. Nous voulons parler de la façon dont Hobbes pense la relation entre les valeurs de justice et d’honneur, ce qui revient aussi à concevoir celles qui unissent les formes historiques et archéologiques de l’État et l’accomplissement des lois naturelles. C’est seulement dans un second temps que des développements historiques plus précis vont intervenir, qui concernent la constitution des titres féodaux. À cette occasion Hobbes s’engage dans le débat parlementaire contemporain sur la nature du droit féodal et l’antiquité du droit anglais, suivant en cela les auteurs les plus informés de l’époque – John Selden, qui est cité, mais aussi, en sourdine, Henry Spelman, auquel l’historiographie anglaise doit la périodisation ternaire de l’histoire politique européenne22. L’attention à l’effet structurant, sur le plan intérieur, de l’hostilité entre « micro-États » puis entre États rattache ce texte à son intérêt antérieur pour Thucydide, puis pour Homère à la fin de sa vie, autant qu’à l’enquête juridique qu’il mènera dans les années 1666 avec le Dialogue des Common Laws, ouvrage dans lequel il prendra clairement position concernant les questions de droit constitutionnel anglais23.
53Nous n’évoquerons que brièvement ici, avant un traitement plus complet, la compréhension hobbésienne de la féodalité, telle qu’elle est développée à partir de l’histoire des titres honorifiques. Cette interprétation est gouvernée par un principe a priori qui émane de la science civile : tout pouvoir, qu’il soit temporaire ou héréditaire, dépend du souverain, qui peut l’accorder, le refuser ou l’enlever selon l’estimation qu’il fait de la valeur d’un sujet. Ce point de vue tient autant à la culture historique de Hobbes, de Thucydide à Tacite, que des conclusions de la science politique : les souverains qui ont compris ce à quoi tient leur souveraineté réussissent à la faire durer. L’histoire vérifie ce que la philosophie dit d’une autre façon24.
54La transmission héréditaire, typiquement féodale, pose un problème majeur : elle rend possible toutes les prétentions à exercer certains droits en vertu des titres sans nouvelle autorisation du souverain, notamment un pouvoir de conseil, ce qui avait constitué l’un des principaux motifs de crise au parlement et notamment chez certains pairs dont les revendications à l’époque du Long Parliament étaient relayées par les Communes25. Hobbes conçoit très bien que ce risque soit inhérent à l’ordre archaïque autant qu’à l’ordre féodal. Pourtant, il veut à tout prix dépeindre la féodalité comme un régime organisé et centralisé par le souverain26. Le service féodal n’est pas pour Hobbes un obstacle à la souveraineté monarchique mais sa condition, à un certain moment de l’unification politique occidentale.
55Le système politique féodal est pensé par Hobbes, mais ici à l’instar de Spelman plus que de Selden27, comme un modèle qui vient d’en haut, qui tient son unité du souverain. Il le précise d’entrée, en définissant le terme de baron, notion centrale du débat anglais sur les liens féodaux :
[…] baron semble avoir été un titre gaulois, désignant un grand, un de ces personnages attachés au roi ou au prince, que ceux-ci employaient auprès d’eux en temps de guerre28.
56Hobbes emprunte ensuite à Titles of Honour, de Selden, l’étymologie du terme :
Le mot semble dériver de vir, devenu ber et bar, qui ont le même sens, dans la langue des Gaulois, que vir en latin, et s’être ensuite transformé en bero et baro ; aussi ces hommes furent-ils appelés berones, puis barones, et, en espagnol, varones29.
57Mais l’usage qu’en fait Hobbes est étranger aux intentions de Selden. Montrer qu’un baron est un « homme du roi », un capitaine de guerre – expression dont il usera dans le Béhémoth30 – permet de neutraliser les prétentions des Grands avec l’appui de l’antiquaire le plus apprécié du parlement. Hobbes prépare dans l’anthropologie, sur le plan de l’histoire, ce qu’il va énoncer sur le plan du droit aux chapitres suivants, et qu’il énonce déjà ici, more historico :
Avec le temps on fit de ces fonctions honorifiques, à l’occasion de troubles, et pour permettre une bonne et pacifique administration, de simples titres, servant dans la plupart des cas à marquer la préséance, la place et le rang des sujets dans la République31.
58Selden se gardait bien de tirer de son étymologie de telles conséquences. Le parlement du xiiie siècle en Angleterre, après la conquête, était selon lui l’équivalent d’une curia féodale : les barons pouvaient conseiller le souverain et l’aider à administrer l’État. Selden s’accorde avec Spelman pour dire que le parlement avait ce caractère-là. Selon Hobbes, les révoltes des barons conduisirent le souverain à en déposséder certains de leur droit de siéger au grand conseil, ou de leur pouvoir militaire, ainsi qu’à créer, par writ, comme il le précisera dans le Béhémoth32, de nouveaux barons, sans tenures, qui lui étaient plus favorables, ou qui du moins ne pouvaient lever une armée contre lui. Pour Selden, les petits barons furent exclus par les grands, parce que ceux-ci défendaient leurs privilèges contre une gentry montante, alors que pour Spelman, c’est le roi qui le fit pour contrôler leur pouvoir. C’est pourquoi nous disions que Hobbes a une vision plus proche de celle de Spelman que de celle de Selden du droit féodal et de l’ancienne Constitution, alors même qu’il mentionne le second et non le premier.
59En maintenant que les titres et les signes d’honneurs ne peuvent être accordés que par le souverain – la césure entre micro-États et États féodaux étant marquée en ce qui concerne les cottes d’armes par la création de l’office de héraut –, Hobbes dépeint la féodalité comme une organisation politique qui n’est déjà plus archaïque. Il montre en même temps que les monarchies féodales reposent sur des structures qui le sont encore, ce qui marque – il ne le dira que dans la deuxième partie avec l’exemple des prétentions des barons, et de leurs révoltes – la faiblesse de ce type d’institution ou de régime. C’est même là, selon le chapitre 29 du Léviathan, la première infirmité de la république anglaise : concéder un droit que l’on ne pourra recouvrer qu’en paraissant injuste. Hobbes l’illustre avec l’exemple de Guillaume le Roux qui, « pour obtenir que les barons l’aidassent à recueillir la succession aux dépens de son frère aîné », porta « leur pouvoir à un niveau incompatible avec l’existence d’un pouvoir souverain », ce qui provoqua in fine l’appui des « Français dans leur rébellion contre le roi Jean »33. La concession n’est pas seulement un risque sur le plan intérieur, mais extérieur. Aux concessions, qui relèvent des circonstances et de l’art de gouverner, s’ajoute un a priori propre à « la partie de l’Europe que nous habitons34 ». À la suite des conquêtes des anciens Germains, chez lesquels « un grand nombre de seigneurs souverains, au moment de s’unir pour subjuguer d’autres nations, ne voulurent pas entrer dans cette confédération sans recevoir de privilèges propres à marquer une différence, par la suite, entre leur postérité et celle de leurs sujets », on croit facilement que « certaines personnes avaient héréditairement le droit de siéger au conseil suprême de l’État »35, ce qui est, sur le plan du droit, incompatible avec le pouvoir souverain.
60La conception de Hobbes de l’histoire féodale reste donc tiraillée entre la nécessité de prouver ses principes a priori, en mettant dès lors en avant une permanence presque naturalisée qui écrase la perspective historique, et la volonté de se positionner d’une façon plus critique dans le débat sur le pouvoir de conseil des barons qui faisait l’actualité des débats constitutionnels depuis les années 1620. Comme le confirment les chapitres 29 et 30 du Léviathan, Hobbes ne conçoit pas le pouvoir de conseil baronnial comme un droit attaché à l’antique Constitution, mais soit comme une concession malheureuse de Guillaume le Roux pour conserver l’Angleterre, et dont le pouvoir monarchique anglais continue de payer le prix, soit comme un a priori historique lié à la structure des monarchies gothiques. Il y a bien dans le Léviathan une tension entre la volonté d’user d’une histoire objective, qui reconnaîtrait le caractère intrinsèquement désordonné de la féodalité et la fragilité du lien vassalique, et celle de prouver, coûte que coûte, ses principes, qui le conduit à projeter sur l’époque féodale le modèle de l’acquisition et de l’absolutisme. Hobbes maintient cette tension en articulant les deux discours.
61En effet, au-delà de l’affirmation du caractère absolu de la souveraineté, la description du processus qui conduit à la captation de l’honneur et de ses signes par le souverain témoigne d’une sensibilité presque harringtonienne à l’histoire féodale anglaise. Mais le diagnostic de James Harrington sur la « captation » de l’honneur et du pouvoir des magnats par les souverains, de Henri VII à Elizabeth, aboutissait à des conclusions complètement différentes.
62Selon Harrington, la répartition féodale de la propriété avait fait son temps et la hiérarchie sociale qui lui correspondait ne pouvait que disparaître avec elle36. Le passage à la république était une nécessité économique autant que politique, puisque « la croissance du peuple anglais, à la suite de l’effondrement indiqué de la noblesse et du clergé, parvint, sous le règne d’Elizabeth, à un niveau qui n’était plus compatible avec l’intérêt et même avec la nature d’une monarchie bien fondée et durable37 ». C’est pourquoi Harrington fera du Léviathan – nom donné à Hobbes dans la fable d’Oceana – le modèle perpétué, mais illusoire, de la prudence moderne. Si « le gouvernement (pour le définir de jure, ou selon l’ancienne prudence) est un art par lequel une société civile d’hommes est instituée et préservée sur les fondements du droit commun ou de l’intérêt, […] ou (pour suivre Aristote et Tite-Live) un empire des lois et non des hommes », il est, quand on le définit « de facto, ou selon la prudence moderne, un art par lequel un homme ou quelques hommes, soumettent une ville ou une nation et la régissent selon leur intérêt particulier »38. Le Léviathan, cherche à détruire la première espèce, l’ancienne prudence, pour faire perdurer la seconde, la prudence moderne, féodale, gothique, pourtant définitivement mise en crise.
63Nous voyons bien qu’il est difficile de faire de Hobbes un défenseur de la « prudence gothique ». Pour Harrington, une monarchie sans aristocratie féodale est un non-sens, ce qui explique l’aspect inévitable de la crise. Pour Hobbes au contraire, il n’y a de monarchie véritablement absolue que lorsque ce pouvoir des magnats est réduit. Il comprendrait plutôt la crise anglaise, ce dont témoignera notre analyse du Béhémoth, comme le désir aristocratique de recouvrer des prérogatives perdues du fait de la croissance inexorable d’un pouvoir central et absolu. À suivre cette hypothèse, il se situe assez près de certains historiens modernes, qui comprennent la révolution anglaise comme une contre-révolution aristocratique.
64La période moderne se caractérise selon Hobbes par la réduction croissante du pouvoir des magnats, que remarquait aussi l’auteur d’Oceana. Mais alors que celui-ci en fera la cause principale de la crise anglaise – puisqu’avec l’aristocratie, c’est l’un des éléments de la balance gothique qui flanche –, Hobbes décrit la réduction de leur pouvoir de conseil ou de leur pouvoir militaire comme un progrès sans ambivalences : « Avec le temps on fit de ces fonctions honorifiques, à l’occasion de troubles, et pour permettre une bonne et pacifique administration, de simples titres, servant dans la plupart des cas à marquer la préséance, la place et le rang des sujets dans la République39. » S’il remarque, comme Harrington, que « l’on fut fait duc, comte, marquis et baron d’endroits où l’on ne possédait rien et où l’on n’exerçait aucun commandement », c’est plutôt pour marquer un progrès vers l’absolutisme autant que vers une forme de « civilisation ». En effet, remarque-t-il dans la version latine, « avec le temps, le pouvoir exercé par certains hommes dans le royaume de la République d’Angleterre constitua une gêne : aussi les pouvoirs des détenteurs de ces titres ayant pris fin ou leur ayant été enlevés, les titres furent-ils conférés à des hommes riches ou qui avaient rendu de grands services, pour nulle autre fin que de distinguer les rangs des citoyens40 ». S’il est conscient de la sortie de la féodalité et de ses principaux motifs – ici il les attribue avec quelque excès au volontarisme des rois autant qu’à l’extinction naturelle des familles –, il n’en conçoit pas encore le potentiel critique.
65Même si l’actualité de la crise anglaise est bien présente à ce chapitre, son objet direct est plutôt une anthropologie historicisée des valeurs qui prédominent à tel ou tel moment de la croissance empirique des États. Hobbes reste alors fidèle à son moment tacitéen : la taille critique des États détermine leur régime, leur ordre et leur contenu éthique. Selon Tacite, l’Empire territorial romain ne pouvait pas ne pas adopter une forme monarchique. Il semble que les grands États territoriaux modernes doivent aussi adopter cette forme de souveraineté.
LES CONDITIONS D’APPARITION DE LA SCIENCE ET DE LA CRITIQUE
66Ce qui décide de la teneur de la civilisation, en tout cas dans ce chapitre 10, ce sont des valeurs sociales issues des rapports guerriers. La question historique qui succède logiquement à celle-ci consiste à se demander comment les lois naturelles en sont venues à être démontrées : c’est, pour Hobbes, s’interroger sur les conditions de possibilité de sa propre philosophie ; c’est opter, nécessairement, pour une histoire intellectuelle retraçant les conditions de possibilité de son propre moment. Ici, la considération de l’histoire devient décisive, comme connaissance de l’ensemble des conditions éthiques et intellectuelles qui rendent la science possible. Hobbes introduit dans son anthropologie les éléments décisifs de l’histoire intellectuelle qu’il a préparée pour clore le Léviathan.
67Or, ces progrès des sciences et des arts dépendent d’abord de la taille des États, avant que de dépendre de l’influence positive ou néfaste des savants, des écoles et des clergés. Au chapitre 46 du Léviathan, Hobbes précise que la philosophie n’a pu naître que dans des États suffisamment grands pour que le métier de la guerre soit réservé à certains, qu’une division du travail se mette en place et que certains hommes puissent se consacrer au loisir et à l’étude :
C’est le loisir qui enfante la philosophie ; et c’est la République qui enfante la paix et le loisir. Là où débutèrent de grandes et florissantes cités, là débuta l’étude de la philosophie41.
68Cette histoire des conditions empiriques de la civilisation permet à Hobbes de rejeter deux visions traditionnelles de la naissance de la philosophie : la version seldenienne d’une antériorité de la sagesse de Moïse sur toutes les autres sagesses, puis la vision humaniste d’une naissance grecque de la philosophie. En effet, selon Hobbes, « les Gymnosophistes de l’Inde, les mages de Perse et les prêtres de Chaldée et d’Égypte sont comptés parmi les plus anciens philosophes : or ces pays furent les royaumes les plus anciens42 ». En revanche, les républiques des Grecs « ne connaissaient jamais la paix, sinon quand les craintes qu’elles s’inspiraient les unes aux autres s’équilibraient43 », et il fallut attendre l’unification des cités pour que la philosophie grecque prenne son essor. Mais l’importance du moment grec sera décrite, dès 1651, et de plus en plus, avec Historia Ecclesiastica, comme le moment d’une invention ambivalente et décisive : s’il est vrai que les philosophes grecs ne sont pas les premiers philosophes, ils sont les premiers à chercher à philosopher à l’écart de l’argument d’autorité en questionnant notamment la valeur de vérité des mythes. De cette attitude, qui les distingue des philosophes chaldéens, égyptiens ou éthiopiens qui recherchaient surtout à accumuler de la puissance grâce à leur pouvoir de prédiction, notamment astrologique, devait toutefois découler une crise générale de l’ancien équilibre mythique, comme nous l’avons observé avec la figure d’Ixion, puis la constitution d’une nouvelle forme, déconcentrée et scolaire, de l’argument d’autorité, celle des sectateurs qui défendent la doctrine de leur maître sans penser par eux-mêmes. L’apport du chapitre 46 du Léviathan réside dans l’insistance sur ce dernier thème, qui trouvera dans Historia Ecclesiastica un développement systématique mais aussi un certain nombre d’aménagements.
69Il s’agit donc pour Hobbes de penser sur le fond d’une histoire l’accomplissement de ce que la science morale a dégagé sans jamais recourir à une connaissance historique : les lois naturelles. Les recours à l’histoire permettent de saisir les conditions politiques empiriques (la taille des États, les rapports belliqueux) qui en rendent possibles la compréhension et éventuellement une science constituée. La naissance des morales antiques sera pensée dans le cadre de cette histoire de la croissance empirique des États. C’est pourquoi, pour appréhender un concept de la civilisation qui viendrait seconder le schème de la genèse anhistorique du pacte, il faut se tourner vers les usages, dans l’anthropologie, d’une histoire de l’esprit qui recompose deux catégories que nous venons d’envisager : l’acquisition (ou invention) et la culture.
Une histoire hypothétique : le langage
70La réflexion sur l’origine du langage doit combiner la considération de l’inventivité naturelle et le récit biblique du don divin, l’histoire adamique selon laquelle Dieu invente le langage et le communique à Adam, qui apprend, sous sa direction, à nommer les diverses créatures44. Le don divin est immédiatement complété par l’inventivité d’Adam, qui ajoute « d’autres dénominations à mesure que l’expérience et l’usage des créatures » lui en donnent « l’occasion », et ce jusqu’à acquérir un langage plus étendu. Il y a déjà, à l’intérieur du récit adamique, l’insistance sur l’inventivité humaine et sur son aspect progressif : ce premier langage en effet, n’a rien de commun, et ce pour le meilleur, avec celui des orateurs et des philosophes de l’école. Puis, « tout ce langage obtenu puis accru par Adam et sa postérité fut perdu derechef à la tour de Babel, quand la main de Dieu frappa chaque homme, à cause de sa rébellion, de l’oubli de son premier langage »45. C’est l’occasion pour Hobbes de dégager le moment purement naturel d’une seconde acquisition puisque la nécessité « est mère de toutes les inventions ». Une histoire naturelle du langage est conciliée avec le récit biblique qui, sans être « mis entre parenthèses » comme il le sera dans l’histoire naturelle ultérieure, notamment écossaise puis rousseauiste, est débordé par l’histoire hypothétique.
71Il y a aussi un « étagement » ou une hiérarchisation des autorités historiques. Dieu intervient pour faire le premier don et provoquer la dispersion babélienne, deux événements rendus compatibles et même mieux, pleinement articulés, avec le scénario de l’invention naturelle. Mais pour représenter historiquement l’invention de l’écriture, invention moins noble et moins profitable, Hobbes recourt à la tradition mythique de Cadmus, censé l’avoir introduite en Grèce. Enfin, l’imprimerie, « quoiqu’ingénieuse, n’est pas grand-chose en comparaison de celle de l’écriture ».
72Les effets historiques de l’invention du langage sont évidemment bénéfiques : les mots servent « de marques ou de notes en vue de la réminiscence46 », puis de signes pour se communiquer affects et volontés, ce qui permet aux hommes « l’acquisition des arts », de « s’enseigner et de se conseiller » les uns les autres et surtout de passer des contrats, bref, d’instituer des républiques. Mais toute invention, déjà, a son envers.
Lumières et ténèbres
73Si la science est la connaissance du caractère consécutif des dénominations, si, par conséquent, elle est impossible sans langage, celui-ci peut aussi avoir pour fonction de tromper ou de blesser. En retraçant cette histoire hypothétique, voire fictive, Hobbes prépare la vision qui lui sera si caractéristique d’une histoire dont chaque progrès est porteur de revers ténébreux, comme le montrait déjà, en 1646, l’invention ambivalente des sciences morales :
Pour conclure, la lumière de l’esprit humain, ce sont des mots clairs, épurés, en premier lieu, et purgés de toute ambiguïté, par des définitions exactes. La raison en est la marche, l’accroissement de la science en est le chemin, et le bien de l’humanité, l’aboutissement. Au contraire, les métaphores, les mots ambigus ou qui ne veulent rien dire sont comme des feux follets ; s’en servir pour raisonner, c’est errer parmi d’innombrables absurdités ; leur aboutissement ce sont les conflits, les discordes, les mépris47.
74Les effets de l’invention intellectuelle sont immédiatement pensés à l’intérieur d’une histoire politique dont le bien de l’humanité, ou sa discorde, font l’horizon. Conflits, séditions et discordes, qui marquent la crise qu’illustrait le mythe d’Ixion, ne sont possibles que lorsqu’un discours sans signification est mis au service de fins pseudo-rationnelles. Au chapitre 46 (Du Royaume des ténèbres) Hobbes montre bien que cette subversion des fins rationnelles – qui supposait donc l’invention d’une méthode philosophique – est étrangère aux sauvages d’Amérique, dont le tableau, ici, tranche avec la caricature du chapitre 13 :
La faculté de raisonner étant conséquente à l’usage de la parole, il n’était pas possible qu’il n’y ait pas eu quelques vérités générales découvertes en raisonnant, presque aussi anciennes que le langage lui-même. Les sauvages d’Amérique ne sont pas sans quelques bonnes sentences morales ; ils ont aussi un peu d’arithmétique pour ajouter et diviser quand les nombres ne sont pas trop grands : mais ils ne sont pas par là philosophes48.
75Hobbes essaie de décrire un état de nature de la rationalité, qui précède l’invention de la méthode philosophique, en filant la métaphore pastorale de la cueillette. Les sauvages sont maintenant capables de « quelques bonnes sentences morales », ce qui implique qu’il y a bien un décrochement entre le rôle qu’ils tiennent en tant qu’approximation de l’état de nature au sens politique et celui qu’ils tiennent dans cette représentation de l’état de nature de la rationalité. Ce temps préphilosophique est semblable à celui « où les hommes se nourrissaient de glands et buvaient de l’eau », ou « de plants de blé et de vigne dispersés en petite quantité dans les champs et dans les bois » sans en connaître encore « la vertu » et avant de les « planter à part dans des champs et des vignobles ». Aussi, avant que les plants de la raison – qui rappellent les plants de l’esprit évoqués au chapitre 3 – ne soient cultivés pour eux-mêmes et avec méthode, « il y eut dès le début diverses spéculations vraies, générales et profitables, qui étaient les plants naturels de la raison humaine ». Mais ces spéculations « étaient au début peu nombreuses ; la vie humaine reposait sur une expérience grossière ; il n’y avait pas de méthode, autrement dit ni on ne semait ni on ne plantait la connaissance pour elle-même, à part des mauvaises herbes et des plants communs de l’erreur et de la conjecture49 ». Pour rendre raison des débuts ambivalents de la culture du germe rationnel, Hobbes faisait appel, nous l’avons observé, à la croissance des États et à l’apparition du loisir. Avec les premiers royaumes, l’embranchement est dessiné : la philosophie et la contre-philosophie, étrangères l’une et l’autre aux peuplades sauvages, apparaissent en même temps. L’objet du Royaume des ténèbres puis de toutes les œuvres historiographiques des années 1660 consistera à préciser les conditions politiques, religieuses et institutionnelles de l’enveloppement des ténèbres et des lumières.
76Aussi, ce n’est pas un hasard si, dès l’anthropologie du Léviathan, Hobbes précise les conditions d’apparition de deux phénomènes qui entravent le développement des sciences : la démonologie comme croyance naturelle aux esprits, qui est analysée dans les termes d’une pathologie (folly) dont les enjeux dépassent une simple médecine et qui ont à voir avec de grands socles culturels (païens et hébreux)50 ; ses formes modernes et spécifiquement chrétiennes ou juives (l’inspiration, le prophétisme)51 ; la métaphysique, autre forme de déraison, qui entrave les efforts de la clarification scientifique et de la connaissance de la nature, de l’homme et de la politique52.
77Au fond, dès l’anthropologie, se dessine une figure de l’histoire qui articule lumières et ténèbres comme deux catégories non pas opposées d’une façon binaire et alternative, mais qui s’enveloppent l’une l’autre. La démonologie est un effet du naturel religieux qui vient corrompre le message des Évangiles : on a là un obstacle qui prend la figure de l’inertie naturelle et qui préexiste non seulement à la religion chrétienne mais à la religion mosaïque puisqu’elle est un développement presque naturel du germe religieux. Mais cette inertie peut être cultivée d’une manière contraire à la nature : la croyance à l’incorporéité des esprits par exemple, notion forgée depuis l’hellénisme, dans les Écoles occidentales et la théologie chrétienne, est « moins naturelle », comme culture, que la démonologie originelle des païens et des Hébreux53. Enfin, la prétention à l’inspiration ou à l’enthousiasme est un contre-effet de la vraie religion et des Évangiles, de même que la métaphysique qui entrave les sciences de la nature et les sciences politiques suppose aussi, à son origine, un progrès de la raison.
L’ARTIFICE POLITIQUE ET L’HISTOIRE : THÉORIE ET PRATIQUE
78L’une des raisons qui ont empêché les lecteurs de considérer les rapports de Hobbes à l’histoire et de penser qu’il y avait dans son œuvre une élaboration originale de l’idée d’histoire consistait à mettre l’accent sur le fait que les principaux concepts à partir desquels la politique est pensée recouvrent un rapport entre théorie et pratique dont l’histoire est exclue. Dans ce nouveau rapport, la pratique humaine serait assimilée à une éternelle répétition des erreurs de l’art politique empirique. La pratique passée, ancien territoire de l’investigation politique (machiavélienne ou baconienne), en tant qu’elle se concentrait sur l’imitation, l’adaptation et qu’elle portait nécessairement une attention spéciale à la différence des temps, n’intéresserait plus Hobbes. On a vite fait d’insister sur la façon baroque dont il représente le passé comme une masse de ténèbres. Nous verrons qu’il y a là, sur le plan historiographique, une méprise. Mais pour ce qui nous concerne à présent, il faut surtout montrer que les catégories grâce auxquelles la politique est conçue et décrite n’excluent pas la considération de la pratique, mieux, que d’une certaine façon, la théorie de la production du corps politique et de la création de l’État, enveloppe un rapport tout à fait cohérent à l’histoire plutôt qu’il ne le nie, qu’il suscite même une forme nouvelle d’interprétation historique. Au fond, il faut faire apparaître qu’à travers le privilège du droit et du devoir être l’histoire politique sort repensée.
CRÉATION POLITIQUE ET RUPTURE AVEC L’HISTOIRE : LA LECTURE DE LÉO STRAUSS
79La thèse de Strauss relie fortement l’artificialisme – c’est-à-dire le modèle de la production et celui de la création confondus – et l’exclusion des recours à l’histoire. Pour être plus exact, en écartant un certain historicisme (civil comme sacré) par le recours à l’argument du fabricant et à la métaphore de la création, Hobbes inventerait cet îlot d’autonomie qui allait devenir le « monde historique », au sens objectif du terme, comme concept de réalité : monde où se déploie, dans l’immanence, l’art politique des hommes.
80L’insistance sur la distinction entre l’être et le devoir être lui semblait propre au Léviathan. Entre la pratique empirique – vouée, le plus souvent, à l’échec – et la pratique que la science devrait rendre possible, la discontinuité serait devenue presque totale. L’argument du fabricant manifesterait la conscience de plus en plus claire de la nécessité d’une pratique intellectuelle de rupture. Hobbes passerait d’une entreprise visant à justifier les autorités historiques à une entreprise prétendant fonder une théorie du devoir être de l’État artificiel. Aussi, le texte du De Homine que nous avons commenté plus haut devrait-il être compris dans un sens artificialiste54, ce qu’annoncerait l’introduction du Léviathan, qui compare le fiat de la création du « grand LÉVIATHAN » à celui de la création divine : nous faisons la république, nous effectuons les lois naturelles, dans la transparence d’un acte simultanément producteur et théorique. Mais cette transparence et cette intellection du processus demeureraient le privilège et la propriété du fiat de l’institution qui se détache par sa clarté d’une histoire vouée à l’opacité. C’est au nom d’une pratique complètement indexée à la production d’un modèle d’intelligibilité possible que l’histoire comme contemplation du passé humain, et éventuellement connaissance des usages théoriques et gouvernementaux de la politique empirique, serait destituée du rôle qu’elle revêtait chez les auteurs humanistes.
81La théorie de Hobbes évoluerait d’une théorie de la justification vers une théorie de l’invention55. Jusqu’au De Cive, Hobbes ne distinguerait le fait et le droit que pour légitimer le fait par le droit. Ainsi, les pratiques politiques se trouveraient-elles fondées en droit, que ce soit par le recours à la théorie de l’institution ou par celle de la domination naturelle. L’histoire vérifierait d’ailleurs abondamment la vérité de la théorie, surtout lorsqu’il s’agit de vérifier la légitimité de la monarchie comme État le plus naturel56.
82Ce ne serait qu’en 1651 que Hobbes distinguerait vraiment le droit du fait, non pour justifier le second par le premier, mais pour les opposer. Strauss s’appuie d’abord sur la réduction des chapitres de confirmation de la philosophie politique par les Écritures du De Cive au Léviathan57, et sur l’exposé de l’objection de la pratique au chapitre 20 du Léviathan. Cette objection consiste à opposer aux principes de la théorie des droits politiques la réalité de la pratique des hommes, pratique dans laquelle de tels principes ne se laisseraient pas deviner. L’objection consiste donc à renvoyer le modèle politique parmi les idéalités : République de Platon, Utopie ou Nouvelle Atlantide58. Hobbes y répond par une fin de non-recevoir : « En effet, même si en tous les endroits du monde, les hommes établissaient sur le sable les fondations de leurs maisons, on ne pourrait pas inférer de là qu’il doit en être ainsi59. » L’argument de la pratique ne peut plus faire autorité. Il ne s’agit plus de légitimer la domination et les « États naturels », mais de proposer un programme résolument nouveau, contre des pratiques définitivement déficientes, sans verser pour autant dans l’utopie : or, ne pas verser dans l’utopie revient à peser sur la politique, à proposer des principes suffisamment efficaces pour qu’ils soient mis en œuvre60. L’artificialisme croissant commanderait donc la relégation de l’histoire : « L’histoire est rejetée à l’arrière-plan à mesure que la nouvelle philosophie politique gagne en clarté. Car la nouvelle philosophie politique remplit la fonction qui devait être celle de l’histoire tant que la philosophie traditionnelle faisait autorité61. » Alors qu’il revenait à l’histoire de fournir les principes empiriques de normes pratiquement « applicables », dans le contexte humaniste d’une philosophie traditionnelle qui ne proposait pour normes éthico-politiques que des préceptes inaccessibles à la nature humaine, la philosophie nouvelle en plein accord avec l’homme tel qu’il est – et ce grâce à l’enquête anthropologique – n’aurait plus aucun besoin d’histoire, l’ayant dépassée dans la perspective qui consiste à fournir aux hommes des règles de conduite dont la mise en œuvre est possible.
83Mais cette thèse se heurte à plusieurs limites : la première touche à la fabrication en tant qu’elle serait censée décrire l’art politique des hommes (1) ; la seconde touche au concept de création dont il faut aussi percevoir les limites quand il s’agit de penser la pratique politique (2).
84(1) Quand Hobbes écrit, dans le De Homine, que « nous avons fait les causes de la justice, parce que nous avons institué des lois », il semble, en écrivant le texte au passé, concevoir le pacte et la génération de la république comme la délimitation moderne d’un champ d’autonomie qui inclut jusqu’à l’invention de la justice. Le texte est écrit au passé et il emprunte les traits chronologiques du récit : avant l’institution des conventions et des lois, la justice n’existait pas. Il s’agirait pour Hobbes de dire que l’homme, par son propre pouvoir instituant, s’est donné une justice et une Cité depuis le vide éthique et politique de l’état de nature. Mais il ne s’agit pas pour autant d’en faire un factum qui prendrait sens dans une histoire typique62. Il s’agit de montrer que, comme pour l’objet géométrique dont la construction ne dépend que du savant, accéder à une connaissance pleinement transparente de l’ordre juridique ne dépend que de l’homme.
85Selon cette interprétation, nous fabriquons les lois naturelles : nous démontrons a priori la science du juste et de l’injuste parce que « nous avons fait les causes de la justice », à savoir non seulement les pactes et les conventions mais aussi les lois naturelles. Cette question est fondamentale pour exclure une interprétation radicale de l’artificialisme, celle que nous avons brièvement commencé d’exposer, défendue par Strauss puis, sous une forme décisionniste, par Carl Schmitt63, interprétation qui viserait à montrer que la nature n’est pas intrinsèquement normative, que l’homme est le seul producteur, contre la nature, des normes politiques.
86Ce point se révèle particulièrement important pour définir le rapport du modèle à la pratique et le statut, éventuellement nouveau, de l’idée d’histoire, mise à l’épreuve des concepts les plus prégnants de la théorie : la nature et l’artifice. Or, le texte, de même que le statut des lois naturelles dans l’œuvre, résiste au décisionnisme que lui prêtent Schmitt, et, avec sans doute plus de finesse, Strauss. Certes, nous faisons les pactes et les lois et, en ce sens, les causes de la justice. La droite raison du souverain en sera la source d’évaluation. Mais les lois naturelles ne sont pas comprises dans ces causes de la justice que nous « faisons » au sens plein du terme. Celles-ci en effet doivent être mises en œuvre en tant que théorèmes de l’autoconservation, mais nous ne faisons ces théorèmes au sens propre qu’à travers l’institution d’un souverain qui va leur donner force de loi. Avant l’institution du souverain, les lois naturelles sont des théorèmes qu’il nous faut « découvrir » sans les fabriquer au sens strict. Leur donner notre assentiment afin de conclure à la nécessité de contracter n’est pas encore les fabriquer64. Aussi, faut-il distinguer ce qui dépend de notre vouloir et ce qui en reste indépendant : ce qui dépend de nous est la génération de la république ; ce qui n’en dépend pas, les théorèmes de la raison qui constituent les moyens dont la mise en œuvre est nécessaire à notre sécurité65.
87En somme, pour décrire l’art politique humain, le modèle du fabricant ne vaut que si l’on pratique trois limitations.
88La première consiste à le réserver à l’art politique que la science hobbésienne rend possible, ce qui exclut les pratiques purement empiriques par lesquelles les hommes, dès qu’ils ont existé, se sont donné des institutions politiques, plus ou moins solides. La deuxième limitation consiste à le réserver à ce qui, dans cet art fondé sur la science, relève seulement de la pratique théorique, c’est-à-dire de la démonstration génétique. C’est en effet quand on se contente de produire la république rationnelle dans un discours verbal que la production et la connaissance s’impliquent mutuellement au point de se confondre. Or le souverain qui aurait rencontré la science hobbésienne, l’aurait adoptée et voudrait en user pour agir ne fabriquerait pas la république comme l’artisan-ingénieur fabrique une montre. Enfin, il y a lieu de se demander si le modèle du fabricant peut fonctionner sans aménagements à partir du chapitre 22 du Léviathan, quand la science excède une simple déduction génétique des principes du droit politique, et quand il s’agit de doter le grand Léviathan de parties et d’organes spécifiques, et surtout de le doter d’une âme.
89(2) Hobbes mobilise le thème de la création dès l’introduction au Léviathan. Dans l’amplification rhétorique qui succède à la figure cosmogonique du frontispice, Hobbes, compare le pacte au fiat, le « faisons l’homme » de Dieu au moment de la création de l’humanité66. Il lui « ressemble67 ». Pourquoi l’art politique de l’homme n’est pas simplement production mais aussi création ?
90L’art de l’homme ne se contente plus d’imiter celui de Dieu – qui fait (to make) et gouverne le monde – en faisant (to make) des automates – qui restent des corps naturels –, mais, en imitant l’œuvre rationnelle la plus excellente de la nature, l’homme crée (to create) le « grand LÉVIATHAN ». Alors que le vocabulaire de la création n’avait pas été utilisé initialement pour la production du monde, Hobbes suggère clairement que « faire l’homme » est une création à laquelle on peut comparer le processus « par lequel les parties du corps politique sont au commencement faites, mises ensemble et unifiées ». L’art humain est assurément créateur dans la façon dont il imite l’homme, en créant « ce grand LÉVIATHAN qu’on appelle RÉPUBLIQUE ou ÉTAT, (CIVITAS en latin), lequel n’est qu’un homme artificiel, quoique d’une stature et d’une force plus grandes que celles de l’homme naturel, pour la défense duquel il a été conçu68 ». Créer Adam, ce n’est pas seulement le « faire » au sens de la première phrase de l’introduction, au sens où le ferait un Dieu cause toute-puissante, le faire comme corps naturel mortel, mais c’est le faire dans une condition qui implique le don surnaturel de l’immortalité (à condition d’obéissance). Cette création est le début de la politique divine qui, dans la durée, se confond ensuite avec la culture des germes religieux qui sera décrite au chapitre 12. Du fait de son âme, le corps politique créé excède la nature. Il résiste à la comparaison avec un homme naturel ou un automate car ceux-ci n’ont pas d’âme. Peut-être est-ce la raison pour laquelle le « grand LÉVIATHAN » est comparé à un Dieu : même s’il est mortel, le créer ne serait plus seulement imiter l’homme, mais créer un être surnaturel.
91Dieu crée l’homme en lui donnant l’immortalité de la même manière que l’art humain donne à l’État une éternité de vie artificielle, ce qui précise la comparaison avec Dieu : créé à l’image de Dieu, soit fait pour être immortel, l’État est cependant un dieu mortel du fait des faiblesses et des fautes des architectes.
92Enfin, on peut mettre en relation la tendance des hommes, sous l’effet de la crainte, à créer des dieux – au chapitre 12, c’est bien ce verbe qui est utilisé69 – qu’ils peuvent ensuite personnifier70, et à créer des idoles politiques, ce qui d’ailleurs expliquerait pourquoi il y a un lien si fort chez les païens entre fonder un État et cultiver les germes de la religion à des fins politiques71.
93Mais quelles sont les limites de cette métaphore de la création ? Permet-elle de penser l’art politique humain dans toutes ses dimensions ?
94Les étapes de la fabrication visent autant de moments de la théorie qui feraient comme s’actualiser techniquement, in concreto. Il faut donner au corps politique une âme artificielle, et tous ses attributs : une « raison et [une] volonté artificielle », ce seront « l’équité et les lois »72. Il faut aussi construire un corps bien articulé à cette âme : ce seront des membres, « les magistrats et les autres fonctionnaires préposés aux taches judiciaires et administratives73 », et des nerfs, « la récompense et le châtiment qui, attachés au siège de la souveraineté, meuvent chaque articulation et chaque membre en vue de l’accomplissement de sa tâche74 ». Les conseillers seront sa mémoire75. Il faut enfin lui définir des états, normaux ou pathologiques : « La concorde est sa santé, les troubles civils sa maladie, et la guerre civile, sa mort76. »
95Mais l’essentiel, théoriquement, est donné tout d’un coup, avec le fiat du pacte : la souveraineté, avec ses droits essentiels, ses devoirs envers les anciens contractants, son autorité politique et doctrinale, tout est là sur le plan du droit, dès les chapitres 17, 18, 19 et 20. Les principes de l’usage de la loi, de ses modes de promulgation, de son usage par le gouvernement, apparaissent bien plus tard, au chapitre 26, juste après la définition du bon conseil, au chapitre 25. La construction des parties de la république et des systèmes subordonnés commence au chapitre 22. Le chapitre 29 détaille les causes de dissolution, et la mort de l’État, conformément au programme annoncé.
DEVOIR ÊTRE ET UTOPIE
96Hobbes ne propose pas, même dans le Léviathan, un projet institutionnel de rupture. Il dit toujours deux choses : qu’il est l’inventeur de la science politique, le découvreur de l’essence de la souveraineté et des fondements de l’art politique, qu’il propose un modèle théorique absolument nouveau, et il présente ses découvertes comme le seul règlement efficace de la crise, ce qui donne à son projet une double dimension de réparation et d’innovation77. Mais il dit aussi qu’il ne propose pas un idéal nouveau, une république idéale ou une république-modèle, que ce qu’il explique existe déjà, est déjà pratiqué. Dès les Elements, il note que les États qui ont duré reposaient sur de tels principes78. Il s’agit bien d’expliquer les principes de quelque chose qui existe déjà et qui existait déjà sans la connaissance de ces principes : l’essence de la souveraineté n’est pas un idéal à réaliser, un « devoir être », mais elle est une condition sine qua non de l’existence des États. Pour grossir le trait, la seule innovation réelle est un événement intellectuel : le fait nouveau, c’est qu’un auteur ait réussi à démontrer l’existence d’une essence de la souveraineté et non qu’une telle essence se soit trouvée réalisée dans l’histoire – car c’est toujours déjà le cas pour les États qui durent. C’est au creux de cette ambivalence que viennent se loger nombre d’objections : si cette essence est la condition du maintien des États et que ces États existent, quel besoin d’en exposer démonstrativement les principes ? Si les hommes ont déjà compris – puisqu’ils l’ont réalisée – que la souveraineté était indivisible, leur réexposer une telle nécessité est-il opportun et surtout utile ? Sous l’explicitation des raisons de l’obéissance et sous couvert de remédier à la crise, une tendance utopique ne viendrait-elle pas, dès lors, se nicher ?
97L’insistance sur la création politique, l’articulation du fiat et de la construction de l’automate politique dans l’introduction, bref, toutes les ambitions nouvelles qui sont les siennes en 1651, l’exposent d’une façon plus évidente au reproche d’utopie. Ce n’est donc pas un hasard si c’est dans le Léviathan que le besoin de s’en défendre est le plus insistant. Hobbes s’y attelle à trois reprises au cours de l’exposé79.
L’OBJECTION DE LA PRATIQUE
98La première objection consiste à opposer aux principes philosophiques de l’indivisibilité de la souveraineté la pratique des hommes, qui, à la sonder, n’en aurait jamais rempli les conditions :
La plus grande objection est celle de la pratique : quand les hommes demandent où et quand un tel pouvoir a été reconnu par les sujets. Mais on devrait leur demander en retour quand et où il a existé un Royaume exempt longtemps de sédition et de guerre civile. Dans ces Nations, dont les républiques ont duré et n’ont pas été détruites si ce n’est par la guerre étrangère, les sujets n’ont jamais disputé du pouvoir souverain80.
99L’objection argue du fait, de la pratique, contre une philosophie qui aurait alors à se défendre d’être une utopie81. Le premier argument que Hobbes oppose à cette objection consiste à retourner l’arme contre ses adversaires, à se prévaloir, à son tour, du fait : les séditions et les guerres civiles témoignent justement de ceci que les hommes n’ont pas compris les vrais principes de la politique, dont la fin prioritaire est la paix. La pratique milite, comme a contrario, pour la vérité des thèses du Léviathan, qui, justement parce qu’elles n’ont pas été comprises et appliquées, n’en sont, par le spectacle de la guerre civile, que mieux démontrées82. Mais une telle démonstration n’est pas pleinement apodictique : la réalité historique des guerres civiles et des révolutions pourrait tout à fait militer en faveur d’autres normes politiques et juridiques, pour un autre modèle de souveraineté. Il faut dès lors ajouter un autre argument tiré de la pratique : dans les républiques qui ont duré, « les sujets n’ont jamais disputé du pouvoir souverain », c’est-à-dire qu’ils en ont reconnu l’indivisibilité. Hobbes répond donc à l’objection de la pratique par un argument lui aussi tiré de la pratique : la vérité des thèses philosophiques est vérifiée dans l’histoire, que ce soit a contrario, ou comme « par l’absurde », ou que ce soit d’une façon positive. En ce sens, le Léviathan reconduit l’argument des premiers traités.
100Ce n’est que dans un second moment de sa réponse à l’objection qu’il souligne l’écart entre le droit et le fait et le potentiel transformateur de sa philosophie, et qu’apparaît l’idée que l’être ne doit pas être la mesure du devoir être : « Même si, en tous les endroits du monde, les hommes établissaient sur le sable les fondations de leurs maisons, l’on ne pourrait en inférer qu’il doit en être ainsi83. » L’hypothèse, certes, est irréelle puisque Hobbes a déjà recouru à la pratique pour montrer que les républiques n’ont pas toujours été bâties sur des fondations mouvantes, que l’histoire, pour une part, a déjà vérifié sa théorie. Ce qu’elle vise à souligner c’est que même si des hommes ont bien exercé une pleine souveraineté ou concédé une pleine obéissance, il importe avant tout qu’ils aient compris comment ils y étaient parvenus, car c’est dans ce comment que se logent les effets pratiques de l’explicitation84. Ceux qui ne connaissent pas les principes rationnels de la politique et qui pratiquent la chose sans règles ne peuvent pas être pris pour exemples : ils peuvent réussir d’une façon prudentielle, en composant avec les circonstances. Au chapitre 30, Hobbes montre que cette intelligibilité nouvelle a des effets pratiques que les réussites prudentielles ou hasardeuses sont insuffisantes à produire : « Longtemps après que les hommes ont commencé à constituer des républiques imparfaites et susceptibles de retomber dans le désordre, on peut, par une réflexion industrieuse, découvrir les principes rationnels propres à faire que leur constitution (mis à part le cas d’une violence d’origine externe) dure à jamais85. »
LE DROIT, INTERPRÈTE DU FAIT
101Le thème de la création n’a pas une portée programmatique – sinon lorsqu’il est strictement limité au programme de construction des « systèmes » et des parties de l’automate – mais heuristique. Le privilège n’est pratique que parce qu’il est d’abord heuristique. En effet, puisque les républiques d’institution sont « plus fictives » et plus « artificielles » – elles supposent la création d’une inégalité qui n’existait pas dans la condition de pure nature alors que la domination naturelle implique une inégalité momentanée – elles donnent à voir la construction de l’État in abstracto depuis des relations de droit instaurées contre l’égalité destructrice. L’institution met mieux en évidence la relation de l’égalité naturelle – qu’elle pose dans la fiction – et de l’obéissance à un pouvoir indivisible. La domination naturelle se donne pour point de départ une inégalité qui, pour être fictive, est toutefois plus proche de la concrétude des rapports historiques entre factions, associations et républiques. Mais ce faisant, elle masque l’égalité naturelle dont la compréhension est essentielle à la reconnaissance de la souveraineté, en la recouvrant de multiples rapports d’inégalité qui, pour être vrais dans l’instant de la lutte, n’en sont pas moins « faux » si l’on considère la nature humaine sous la perspective de la condition de pure nature. Meilleure interprétation des processus concrets, elle voile la relation juridique qui se comprend d’une façon optimale depuis la relation d’égalité et la crainte mutuelle. Ainsi, l’institution est-elle nécessaire à la compréhension de la logique de ce qui est appelé dans le Léviathan, acquisition. Pour comprendre dans l’histoire la légitimité de l’obéissance à une république qui est toujours acquise, le détour par l’institution est nécessaire86. Et en ce sens, le privilège de l’institution pour la viabilité de la république est pratique parce qu’il permet aux hommes de comprendre – privilège heuristique – la nécessité d’obéir aux républiques d’acquisition dans lesquelles ils vivent réellement. Sur cette question, le Léviathan variera finalement très peu. Le privilège de l’institution dans le Léviathan n’est pas plus que dans le De Cive le privilège d’un artifice voué à être mis en pratique contre une spontanéité historique vouée à faire entrer mécaniquement les républiques d’acquisition en crise. Le privilège de l’institution n’est pas celui du devoir être dont Hobbes préparerait la réalisation, car les conditions de l’égalité du pur état de nature ne seront jamais rassemblées87. La république d’institution est privilégiée sur un plan épistémique, didactique, méthodique, plus que sur un plan « ontologique ».
102La pensée de Hobbes n’est donc ni conservatrice ni radicale dans le projet constitutionnel qu’elle promeut tout en prétendant porter des effets pratiques radicalement nouveaux qui résident dans l’intelligence par tous de la transparence du fondement de l’autorité88.
LE SUJET « BROUILLÉ » DE L’HISTOIRE
UNE THÉORIE DE L’AGENT HISTORIQUE : LE MAKER
103Pour Hobbes, la condition politique des sujets et la santé de l’État dépendent toujours de la compréhension du calcul qui conduit à la reconnaissance de l’autorité et à la légitimité de l’obéissance, du côté des sujets comme des souverains :
Bien que rien ne puisse être immortel de ce que fabriquent des mortels, toutefois, si les hommes avaient cet usage de la raison auquel ils prétendent, leurs républiques pourraient être assurées de ne pas périr de maladies internes. En effet, par la nature de leur institution, elles sont conçues pour vivre aussi longtemps que l’humanité, ou que les lois de nature, ou que la justice elle-même, qui leur donne vie. Par conséquent, quand il arrive qu’elles soient dissoutes, non par une violence externe mais par un désordre intestin, la faute n’en revient pas aux hommes en tant qu’ils sont la matière de la République, mais en tant qu’ils sont ses fabricants et ses ordonnateurs. En effet, fatigués à la longue de se bousculer et de s’écorcher les uns les autres au hasard et sincèrement désireux de s’accorder en un édifice solide et durable, et cependant, manquant de l’art de faire des lois propres à ajuster leurs actions autant que de l’humilité et de la patience requises pour souffrir que les plus rugueuses et les plus gênantes extrémités de leur grandeur présente leur soient ôtées, les hommes ne sauraient, sans l’aide d’un très habile architecte, être assemblés en autre chose qu’en un édifice branlant89, qui, peinant à durer plus longtemps qu’eux, ne peut qu’assurément s’écrouler sur la tête de leurs descendants90.
104Qui faut-il blâmer lorsqu’une république périt d’un mal intestin ? Les hommes considérés en tant que fabricants (makers) et ordonnateurs (orderers) et non en tant que matière de la république. Que recouvre une telle distinction ? Non pas la séparation empirique entre une élite de gouvernants et une masse de gouvernés, mais, en chaque homme, les pôles que doit articuler l’existence politique : une propension naturelle à l’insociabilité, qui est irréductible – il y aura toujours de l’orgueil et de l’ambition ou, en chacun, leur résidu « refoulé » par la compréhension des lois naturelles – et la « fonction » du lien politique qui doit faire adhérer les sujets aux requisits de la science morale, de la science du droit et de leur catéchisme, l’unum necessarium qui lie obéissance et protection. En ce sens, tout sujet, en tant qu’il autorise les lois, est un fabricant en un sens minimal, et tout fabricant, même le « législateur » empiriquement distinct du « simple citoyen » est sujet aux affects, aux opinions et aux conduites qu’ils induisent : il est aussi matière. Il n’est aucun « artisan » susceptible de se soustraire à cette nature qui parle en lui de la même façon qu’il n’est aucun sujet qui puisse s’exclure de la relation d’autorisation. L’appel implicite à réformer d’abord les makers et non les matériaux, les équarisseurs des pierres et non les pierres elles-mêmes, implique un dédoublement des makers (des acteurs historiques), selon qu’ils construisent en « bricolant » – sans posséder les moyens de leurs fins – ou en producteurs conscients, qui disposent d’un savoir complet de l’architecture.
105La fin du texte nous fait comprendre que l’expérience des échecs politiques et toute la « bonne volonté » du monde sont insuffisantes à mettre les hommes à l’abri des périls de la coexistence. Deux conditions sont absolument nécessaires : l’art de faire des lois propres à ajuster les actions de cette matière rebelle d’un côté, l’humilité et la patience appelées par la limitation de la grandeur et de la liberté prépolitiques de l’autre. Leur absence condamne les républiques à ne durer que le temps d’une génération, celle qui aurait encore en mémoire la dernière crise – la génération de la « bonne volonté » – ou bien à recourir au génie d’un improbable architecte qui pourrait miraculeusement empêcher que la bâtisse s’effondre sur la tête de leurs descendants. Hobbes nous dépeint les mauvais fabricants : ceux qui ignorent la science civile et ceux qui sont trop orgueilleux et impatients pour se rendre à ses conclusions.
106Or, ces deux conditions ne relèvent pas du même niveau de l’analyse : la première relève à coup sûr de la fonction productrice est en ce sens justiciable de ses échecs tandis que la seconde semble plutôt relever de la matière innocente des passions. L’absence de l’art de construire est une absence à laquelle on peut remédier, sans quoi le Leviathan serait totalement inutile. La seconde condition en revanche relève d’une donnée naturelle : il y aura toujours des orgueilleux pour ne pas reconnaître l’égalité, des impatients pour anticiper une fabrication sans la science des lois. Si l’on peut effectuer la première condition, la seconde semble abandonnée aux aléas des constitutions et des histoires individuelles : la majorité peut certes intégrer le calcul minimal de l’obéissance et y conformer sa conduite mais il restera toujours des hommes injustes qui enfreindront les lois naturelles. Les orgueilleux, les impatients, sont-ils responsables de leur orgueil et de leur impatience ? N’est-ce pas incriminer la matière ? Si ce n’est pas le cas – et on peut le supposer –, ne faut-il pas considérer alors que le respect des lois naturelles (la patience, l’humilité) est déjà une œuvre de la « fabrication politique91 » ? Au fond, ces deux questions reviennent à se demander ce que c’est qu’être un sujet, un citoyen, pour Hobbes. Ce questionnement est décisif pour nous : s’il y a une redéfinition de ce que c’est qu’être un sujet politique, il y a nécessairement redéfinition de ce que c’est qu’être un sujet historique d’une part, ce que c’est que raconter une histoire de ces sujets qui « agissent volontairement dans les républiques » d’autre part.
107Le portrait d’une humanité condamnée à la guerre, rétive à toute amputation de son indépendance, donc foncièrement apolitique, portrait qui est souvent prêté à Hobbes, n’entre en réalité jamais dans son propos. Ceci est vrai même de l’état de guerre, d’où émane souvent cet a priori : il a fallu poser l’impossible dans la fiction, ôter l’État pour que l’hostilité se déchaîne. Les hommes sont naturellement portés à comprendre, empiriquement, par tâtonnements, les lois naturelles. Ceci expliquait d’ailleurs que Hobbes conjuguait à l’artificialisme les modes plus narratifs et empiriques de la culture, qui rendaient raison d’une intelligence politique spontanée.
108Exonérer la matière ne veut pas dire qu’il faut considérer les orgueilleux et les impatients comme innocents. La distinction entre la matière et l’artisan passe en un chacun et l’orgueilleux est bien coupable de ne pas respecter les lois naturelles. Le respect des lois naturelles est déjà un acte de fabrication, le premier même. La matière est exonérée parce qu’il y aura toujours, en chacun, des passions, y compris chez le sujet qui consent aux lois, qui comprend la fiction qui lui dit qu’il a participé au pacte, qu’il adhère à la fiction juridique de l’État. Le travail du fabricant – du politique – a commencé dès le niveau des mœurs qui rendent possible la coexistence. L’hypothèse, à la fin du texte, du « très habile architecte » qui viendrait sauver la république qui prétendrait s’ériger à l’écart de toute science et à l’écart de tout respect des lois naturelles, est une hypothèse irréelle qui souligne non sans ironie la responsabilité réelle des fabricants.
109La fabrication politique est, dans l’ordre de la fiction, un récit théorique qui rappelle à chacun qu’il a autorisé les lois auxquelles il obéit. Elle est, dans l’ordre du fait, un consentement aux lois qui peut sembler bien décevant par rapport à la fiction. C’est pourtant la définition hobbésienne de la citoyenneté ; et nous observons à quel point, sous des dehors de passivité, elle implique en fait une compréhension très profonde de l’acte politique qui est ramené, essentiellement, à un acte de maîtrise de soi, puis de fabrication par le pacte du corps politique. La citoyenneté est enfin, sur le plan ontologique, un acte de création par lequel les hommes font quelque chose qui s’apparente à un don surnaturel, un don divin, en dotant la république d’une âme. Tout le paradoxe est là : la fiction de la création et de la fabrication aboutit à une sujétion de fait.
110Celle-ci commence dans un rapport de soi à soi : dans celui-ci, en chacun, de la raison à sa propre matière passionnelle. Que celle-ci ne soit pas fautive ne signifie pas qu’il faudrait prendre acte d’une incapacité de l’homme à se gouverner lui-même, donc à exonérer l’individu comme être moral et à reporter toute la responsabilité de l’ordonnancement sur un improbable architecte qui pourrait faire à la manière des Incas, une Cité avec des pierres non équarries. Cela revient plutôt à prendre acte de la naturalité des passions qui continuent à exercer leur conatus sur la tentative toujours politique de maîtrise.
111Revenons à la redéfinition du sujet de l’histoire et des nouveaux soucis de l’historien. L’existence politique duelle du sujet, qui fait de chaque partie prenante du lien civil un producteur et un produit – comme matière ajustée par l’art politique qu’il autorise lui-même –, assujettit toute fabrication politique aux régimes brouillés de l’opinion : si le fabricant doit connaître les règles de l’art de bâtir, il hérite d’un certain nombre de représentations erronées sur l’homme et sur la forme politique. Ce qui s’interpose au niveau de la constitution du sujet politique et qui empêche l’avènement du fabricant est à comprendre en termes de discours, d’opinions, de jugements, de doctrines. Entre l’effort du conatus insociable, le respect des lois naturelles et le consentement politique, il y a bien cet écran d’opacité : les ténèbres. C’est cet objet qui concentre l’attention de Hobbes lorsqu’il s’intéresse à l’histoire et tente d’en dégager les ressorts : c’est un objet intellectuel et doctrinal.
112Les fictions juridiques en lesquelles se définissent la sujétion volontaire, le consentement aux lois, autant que l’autonomie du créateur – qui finit dans un consentement au devoir, d’une façon, et cela a été remarqué, qui rappelle, toute proportion gardée, ce que fera Kant en morale – ont à pâtir de ces interpositions doctrinales multiples. L’insistance de l’introduction du Léviathan sur le « brouillage » du rapport à soi semble alors décisive pour la compréhension des entraves à la constitution du sujet politique et à l’élaboration de bonnes lois, qui sont, rappelons-le, dans une relation de conditionnement réciproque. Bien lire en soi-même pour bien lire en autrui, bien lire en soi-même pour considérer avec objectivité la nécessité en soi comme en autrui du pacte et de l’autorisation illimitée, tout ceci est « rendu confus » par les doctrines erronées qui interposent entre le fabricant et sa matière passionnelle l’écran de valeurs et d’objets (salut, savoirs, régimes, etc.) qui mettent en péril la coexistence.
OPACITÉ ET TRANSPARENCE DE LA RÉALITÉ HISTORIQUE
113Sous des dehors baconiens, le De Cive décrivait les divisions factieuses selon un modèle emprunté à la physique, avant de déployer, déjà, une théorie des opinions séditieuses92. Le Léviathan privilégie un modèle organique. Ce sont les doctrines, des maladies « psychosomatiques », qui gouvernent la métaphore, y compris les maladies liées à une mauvaise institution, disons à un mauvais précédent, à une faiblesse originelle du souverain ou à l’usage des institutions : infirmités originaires, poisons des doctrines séditieuses et mauvaise organisation des parties du corps, semblent relever en dernière instance des doctrines de ceux qui font et entretiennent la république. Les pathologies politiques sont pour l’essentiel des psychopathologies, ou des maladies psychosomatiques, au sens où elles affectent d’abord les pouvoirs cognitifs et intellectuels de la république.
114Hobbes distingue en effet deux causes de dégénérescence. La première relève des infirmités congénitales, comme la division de la souveraineté ou tout renoncement apparent à l’un ou l’autre des droits qui en constituent l’essence, au moment de l’institution : exemples anglais de la liberté laissée à tort aux barons comme au clergé au moment de la conquête et, juste après, exemple romain de la division du peuple et du Sénat, exemple grec de l’interdit portant sur la guerre contre l’île de Salamine93. L’histoire nationale sera nécessairement celle d’une crise larvée si le pouvoir n’est pas habilement recouvré dans sa totalité. Or il ne peut l’être que difficilement : revenir sur une concession passe pour une injustice et rend les rébellions en apparence légitimes. On remarquera que Hobbes, dans sa lecture de l’histoire, reste extrêmement attentif à ces éléments de légitimation et d’adhésion. Les Anglais ont visiblement échoué, les Romains également et les Grecs ne doivent leur réussite qu’au génie de Solon, qui se fit passer pour fou afin de persuader le peuple de revenir sur l’interdit de la guerre contre Salamine. Si la crise est structurelle – les institutions sont congénitalement déséquilibrées – elle relève, en dernière instance, d’un défaut théorique plus que de la nécessité d’un processus socio-politique. Pourtant, Hobbes tend à reconnaître que les meilleurs souverains ont toujours su d’une façon prudentielle ce qu’était l’essence, indivisible, de la souveraineté. Aussi, ce qu’il dénonce ici est plutôt de l’ordre d’un calcul erroné qui sacrifie le long terme au gain d’un avantage immédiat que la situation historique et le rapport de forces semblent rendre nécessaire. Autrement dit, sous l’apparence assez « mécanique » de cette théorie des crises, qui associe à chaque échec une forme d’ignorance ou d’opinion erronée, se niche en réalité un souci du temps long. La science de Hobbes prétend bien, comme celle de Machiavel, mais sur d’autres fondements (ceux du droit), ordonner l’art politique à une science qui permet la maîtrise de la longue durée.
115La deuxième cause de crise consiste dans l’empoisonnement des citoyens par des opinions séditieuses. Les artisans, affectés d’opinions erronées, ne comprennent plus ni la nécessité de l’obéissance ni la nécessité des institutions comme l’impôt, le pastorat du souverain, les décisions de justice, etc. Il faut alors montrer la nécessité du passage de telle ou telle doctrine à telle ou telle situation de fait. La causalité est presque univoque. La vulgate calviniste sur la conscience privée, théorie de la résistance déguisée, l’opinion commune sur la propriété privée, ou encore le consensus autour de la monarchie mixte, qui mène à la division de la souveraineté, et à la guerre entre ses différents éléments, ont pour conséquence directe la maladie de la république du fait du relâchement du consentement et de l’obéissance, du fait de la crise des fictions du fabricant. Les institutions s’effondrent ou entrent en crise : la crise est d’abord doctrinale avant d’affecter le fonctionnement d’une institution94.
116Le lecteur ne trouvera que très rarement dans ce chapitre le souci d’expliquer en quoi l’usage des institutions – nous entendons par là une approche empirique du gouvernement et non le souci de la durée de l’État dont nous venons de parler – peut être déterminant et comment des actes ou des événements contingents pour les acteurs peuvent enclencher ou aggraver une crise. Les opinions sont toujours premières. Les institutions périclitent parce que les sujets ne leur obéissent plus. C’est justement parce que Hobbes pense l’art politique comme une fabrication d’institutions plus que comme un certain « fonctionnement empirique », qu’il privilégie les doctrines dans la causalité des crises. Ceci est particulièrement frappant dans le cas de l’institution dont la génération est défectueuse : la malformation féodale de la monarchie anglaise vient d’abord de la concession délibérée – dans le cadre d’une stratégie occasionnelle certes – d’un droit que l’on pense pouvoir recouvrer. Hobbes n’envisage pas la possibilité que ce droit doive nécessairement être cédé selon la logique même du processus féodal : le fait qu’une certaine organisation politique ne puisse pas ne pas déboucher sur une division de la souveraineté résiste à son analyse, sans doute parce que la science politique ne fait qu’exhiber la nécessité de la souveraineté implicitement présente dans toutes les créations politiques historiques, si elles recherchent avec sincérité l’efficacité. Si Hobbes sait que ce savoir, immanent le plus souvent aux pratiques, ne suffit pas à produire une décision correcte – les rois avaient bien vu que la concession de droits aux barons ou au clergé était un risque –, le fait que l’agencement social suive sa pente critique indépendamment des intentions des agents, qu’elles soient droites ou erronées, n’a pas sa place dans son analyse du procès historique, qui reste gouverné par les actions volontaires des hommes dont l’histoire tient le registre. Or ces actions dépendent de leurs désirs et de leurs opinions, qui dépendent elles-mêmes d’autres actions volontaires, celles de tous ceux qui les cultivent, pour le meilleur et pour le pire.
117Lorsqu’il s’intéresse au manque d’argent dans l’État, Hobbes lui assigne à nouveau, comme cause, une opinion erronée, selon laquelle « chaque sujet a une propriété telle sur ses terres et ses biens, qu’elle exclut le droit du souverain d’en faire usage95 ». L’analyse économique est certes complétée, d’une façon plus baconienne, par celle du dysfonctionnement proprement institutionnel de la collecte des impôts : l’accumulation des richesses par des organes sans distribution adéquate provoque l’équivalent d’une pleurésie dans l’État. Dans ce texte au moins, car on peut aisément reconstituer le genre de calcul erroné (chez le gouvernant) ou de doctrine (chez les sujets privilégiés) qui permet ou justifie de telles accumulations de richesse, Hobbes ne mentionne explicitement aucune cause doctrinale, laissant penser qu’il y a là un mécanisme que les souverains ont tantôt voulu pour s’assurer les faveurs « d’hommes privés », tantôt laissé faire par erreur, tantôt ignoré ou été incapables d’empêcher.
118Même si ce dernier exemple peut à la rigueur tempérer cette impression, on pourrait reprocher à Hobbes, dans ce chapitre, de ne pas avoir vu que les institutions avaient des pentes critiques, indépendantes des décisions et des opinions des acteurs, qu’il existe des tendances historiques autonomes tenant à l’usage, à une dynamique interne aux institutions96, aux effets d’inertie de la coutume et de ce que Bacon appelait tout simplement, faute peut-être d’en comprendre tous les ressorts, le « Temps97 » : pour être bref, une forme d’entropie dans l’expérience politique.
119Si l’on cède à la tentation de critiquer cette perspective sur les pathologies politiques, la comparaison avec Harrington n’est pas très flatteuse, en tout cas pour ce chapitre. La spécificité du procès historique, ce qui explique l’attrait qu’il peut exercer sur les penseurs politiques, réside justement dans le fait que sa logique échappe, au moins en partie, dans son opacité, aux volontés et aux calculs de ses acteurs. Le penseur qui cherche à comprendre un enchaînement historique ne doit pas seulement supposer les acteurs plus ou moins inconscients de ce qui se joue réellement, il doit également estimer que son explication se heurte à des limites, qui d’une certaine façon sont du même ordre. Où qu’il se situe en effet dans la chaîne de l’histoire, il n’en connaît pas entièrement l’issue. Un certain relativisme fait partie du « jeu historique ». En comprenant la politique féodale anglaise, par exemple, comme une série d’erreurs, Hobbes manifeste une sensibilité à l’impuissance des acteurs dans un temps qu’ils ne comprennent pas complètement, dont ils ne mesurent pas les effets – dramatiques, y compris au moment de la rébellion anglaise. Dans le même mouvement, son dogmatisme – il y a pour lui des théorèmes moraux et politiques démontrés qui rendent possible la critique des doctrines erronées – peut lui interdire une forme de sensibilité historienne. Il ne joue pas complètement le jeu relativiste de l’histoire. Pour un penseur de la finitude, conscient des limites des savoirs humains, le chapitre 29 peut paraître décevant, surtout si on le compare aux textes portant sur l’indétermination de la condition historique que nous avons commentés au chapitre qui précède, ce qui tendrait à montrer que le traitement de l’histoire, l’écriture de l’histoire, l’éventuelle théorie de l’histoire que nous cherchons ne sera pas à la hauteur des promesses que le souci de la condition historique nous semblait avoir faites.
120Ceci étant, le chapitre 29, malgré son rapport à l’actualité et à l’histoire, ne se veut pas un texte d’histoire ruminée ni une explication complète et exhaustive de l’histoire politique de l’humanité. Du reste, ni le Béhémoth ni l’Historia Ecclesiastica ne s’assigneront un tel but. Il s’agit ici de fournir un inventaire des causes de sédition, non une compréhension de la séquence révolutionnaire ou, plus largement, de la crise que traverse l’Europe depuis la Réforme. Ce but de l’enquête historique – faire le bilan contrasté des erreurs et des échecs – accompagne celui qu’il assigne à la science politique comme à la vraie religion : permettre aux recherches indéfinies de félicité de se poursuivre sans autodestruction. Les caractères de son approche de l’histoire, que nous allons énoncer d’une façon quelque peu critique dans les lignes qui suivent, répondent à ce programme.
121Hobbes privilégie le déterminisme de l’erreur et de l’opinion subversive pour mettre en scène la mort de l’État. Il érige le remède qu’il pense pouvoir fournir à la crise institutionnelle – remède qui vaut pour la théorie – en norme directrice « intériorisable » pour les agents historiques, ce qui implique une double projection dans les phénomènes : l’insertion d’une norme « de rééquilibrage » dans le réel qui devient sa norme d’équilibre, et, par effet de retour dans l’explication historique, une intellectualisation, certainement excessive, des relations politiques et sociales et de leurs dysfonctionnements. La « transcendance de l’artisan », qui est aussi transcendance de l’opinion au procès historique, doit être interrogée.
122La fabrication de la république est l’ensemble des processus intellectuels partagés qui aboutissent à des fictions juridiques performantes sur le plan des institutions. La matérialité du substrat institutionnel n’est pas l’objet privilégié de cette théorie. À l’intérieur d’un tel dispositif, l’historique est cet élément de l’altération des capacités normatives et institutionnelles des producteurs. En ce sens, une telle théorie de l’histoire exclut de son champ le « procès de la passivité » : l’anthropologie s’intéresse à la matière, la philosophie politique à la fabrication, l’histoire aux brouillages et interpositions qui causent les échecs de la fabrication. Tout sujet en tant que fabricant de la république est un sujet de ses crises, un acteur de ses troubles ou de son maintien : le « non-fabricant » n’intéresse pas Hobbes et, d’ailleurs, on serait en droit de se demander s’il reste des hommes qui ne sont pas fabricants, autrement dit si le point de vue adopté par Hobbes ne le conduit pas à « tout politiser ». Cette « hyperpolitisation » du champ social en 1651 est certainement l’effet le plus remarquable de l’expérience de la crise : la brutalité du changement est spontanément imputée à des volontés, l’extension et l’intensité des engagements sont interprétées comme la performance des représentations politico-religieuses. Entropie institutionnelle et passivité des sujets de l’histoire sont nécessairement refoulées en ces temps où tout se bouscule : si Hobbes décentre l’événement et recherche ses causes lointaines, il tend à réintroduire des volontés directrices dans les procès historiques sur le temps long, notamment celui du pouvoir pontifical et de sa dissolution.
Notes de bas de page
1 Lév., « Introduction », Mcph., p. 81 ; tr., p. 5.
2 La définition « potentialiste » de la « nature de l’homme (man’s nature) », qui figure au premier chapitre des Elements, comme « somme de ses facultés naturelles et de ses pouvoirs, comme les facultés de nutrition, de mouvement, de génération, de sensation, de raison, etc. », définition qui repose sur le fait que nous appelons « unanimement ces pouvoirs » du nom de naturels et qu’ils « sont contenus dans la définition de l’homme sous ces mots, animal et rationnel », tend à s’effacer progressivement dans le Léviathan, qui n’abandonne pas complètement la notion de nature humaine, mais qui en précise les contours d’une façon plus nette en distinguant plans et germes « naturellement implantés » et culture de ces germes et plans, à propos par exemple de la cognition ou de la religion. Du reste, Hobbes renonce à intituler l’anthropologie Human Nature comme il le faisait en 1640, au profit de Of Man (Léviathan I) et De Homine (Elementa philosophiae, I).
3 Charles Ramond parle d’une relation de « supplémentarité » pour désigner les rapports de la nature et de l’artifice chez Hobbes. Voir Spinoza et la pensée moderne, constitution de l’objectivité, Paris/Montréal, L’Harmattan, 1998, p. 101. Les registres, en effet, sont superposés, l’artifice est à la fois intérieur et extérieur à la nature : « Mais introduire un rapport de supplémentarité entre la nature et l’artifice, c’est, encore une fois, reconnaître comme conséquence ultime et rigoureuse du mécanisme l’absence d’une réalité déterminée et fixe qui serait désignée par le nom de “nature” : si une telle réalité existait, serait-il en effet possible de lui donner toujours, outre son nom (“nature”) le nom (“artifice”) de son autre ? », ibid., p. 102. Notre interprétation conclut, d’une façon analogue, au maintien et à la mise en crise simultanés du cadre naturaliste traditionnel.
4 En effet, si l’art politique est compris à partir des modèles de la production et de la création, nous avons mis en évidence, dans le Léviathan, un troisième mode de compréhension de la politique : celui de la culture (humaine et divine). Il constitue une nouveauté du traité de 1651. Cultiver, sur le plan de la politique humaine, consiste à enseigner, à « former les esprits » à l’obéissance et à son unum necessarium, le lien entre protection et obéissance, mais aussi à cultiver les pouvoirs naturels des sujets dans les sciences et les arts. Sur le plan de la politique divine, il s’agit, pour Dieu, de se choisir des prophètes pour guider l’humanité vers le Salut, sans perdre de vue les requisits de leur appartenance à la Cité : la culture par Dieu du germe du naturel religieux est aussi une pédagogie dont Hobbes a déjà retracé les différents moments dès 1642, sans en penser toutefois les fondements anthropologiques d’une façon aussi systématique qu’en 1651 – le thème de la finitude restant encore discret, la notion de culture étant absente dans les premiers traités.
5 Elements, chap. 14, §12, Tönnies, p. 73 ; OUP, p. 80.
6 Voir Lév., I, chap. 10.
7 Voir l’exemple du champ, et de l’agriculteur sans défenses. Lév., I, chap. 13, Mcph., p. 184 ; tr., p. 122.
8 Ibid., p. 185 ; tr., p. 124 (tr. de l’auteur).
9 J’excepte le chapitre 12 qui semble insister sur le fait que la culture du naturel religieux favorise aussi la paix politique, même si Hobbes pointe aussi les crises qui l’affectent cycliquement, quelle que soit d’ailleurs la religion en question. Mais au fond, des chapitres 1 à 12, ce sont autant les conditions de la sociabilité humaine que les germes de l’insociabilité qui sont décrits. Au chapitre 5, l’usage du langage est présenté comme ambivalent sur le plan de la culture de même que toutes les formes de culture de l’esprit (Lév., chap. 8), ou des relations honorifiques (Lév., chap. 10).
10 De Cive, chap. 8, §1, Warr., p. 160.
11 « […] and the life of man, solitary, poore, nasty, brutish, and short », Lév., chap. 13, Mcph., p. 186 ; tr., p. 125.
12 Lév., I, chap. 14, Mcph., p. 200 ; tr., p. 140.
13 Lév., II, chap. 22, Mcph., p. 287 ; tr., p. 251.
14 Lév., II, chap. 17, Mcph., p. 223-224 ; tr., p. 173-174. On peut comparer ces textes à ceux du De Cive, chap. 5, §2, Warr., p. 131.
15 « En l’absence de toute souveraineté [imperium], hormis celles des pères de famille », c’est-à-dire en un temps où la loi naturelle n’oblige, pour une large part, qu’in foro interno, les lois civiles ne les ayant pas instituées en commandements civils, « le brigandage sur terre et sur mer procurait un gain non seulement licite mais même (pourvu qu’on s’abstînt d’être cruel et d’enlever les instruments agricoles) honorable. » Selon le Léviathan latin, « c’est du reste ce qu’enseigne l’histoire de la Grèce antique », Lév., II, chap. 17 ; tr., note 3, p. 174.
16 Lév., I, chap. 6, Mcph., p. 123 ; tr., p. 52.
17 Lév., I, chap. 15, Mcph., p. 206-207 ; tr., p. 148-149.
18 Lév., I, chap. 15, Mcph., p. 210 ; tr., p. 153.
19 Ici aussi, l’influence des œuvres de Selden est palpable. Il avait consacré l’un de ses premiers textes à l’histoire du duel : The Duello or Single Combat, Londres, imprimé par G. E. for I. Helme, 1610.
20 « Et comme le faisaient alors les petites familles, de même aujourd’hui les cités et les royaumes, qui ne sont que des familles plus grandes, étendent en vue de leur sécurité leurs empires, prenant prétexte du moindre danger, de la crainte d’une agression, de la crainte de l’assistance qui pourrait être donnée aux agresseurs : s’efforçant autant qu’ils le peuvent de soumettre ou d’affaiblir leurs voisins, de vive force ou par machinations secrètes ; et en l’absence de toute autre garantie, ils agissent en cela avec justice, et leur souvenir est à cause de cela entouré d’honneur dans les âges suivants. » Lév., II, chap. 17, Mcph., p. 224 ; tr., p. 174. Si l’on considère que dans l’état de guerre entre souverains, les lois naturelles continuent de valoir pour eux in foro interno, et que Hobbes est attentif à certains aspects de la coopération internationale, on le situera plus près du « progressisme [ameliorism] de la tradition rationaliste que du pessimisme des réalistes ». Voir N. Malcolm, Aspects of Hobbes, op. cit., p. 455.
21 L. Strauss, PPH, chap. VIII, p. 238-239. Voir aussi, C. B. Macpherson, The Political Theory of Possessive Individualism, Oxford, Oxford University Press, 1962, tr. fr. La théorie politique de l’individualisme possessif, Paris, Gallimard (Folio essais), 2004.
22 Il s’inspire de John Selden plutôt que de Henry Spelman, parce que la publication complète des textes décisifs de ce dernier sur ces questions (les deux volumes de l’Archeologus) date de 1664. Seul le premier avait été publié, avant 1651, en 1626. Hobbes cite dans ce chapitre du Léviathan – fait rarissime pour un historiographe dans les grands traités – l’ouvrage de Selden, Titles of Honour, auquel il va emprunter des éléments d’histoire héraldique, et une généalogie des titres d’honneur. Voir Titles of Honour, Londres, imprimé par William Stansby pour J. Helme, 1614 ; et la seconde édition, Londres, imprimé par William Stansby pour Richard Whittakers, 1631, qu’a certainement consultée Hobbes. Il cite aussi Selden à la fin du Dialogue des Common Laws, et sans le nommer, dans de nombreux emprunts du Béhemoth. Mais ces références à l’œuvre de Selden soulèvent un certain nombre de problèmes, qui tiennent notamment à la divergence de leurs positionnements politiques pendant la révolution. Si une certaine forme d’érastianisme leur est commune, le rôle joué par Selden dans l’opposition parlementaire depuis les années 1620 est à l’opposé des positions de Hobbes qui voit dans la Pétition des droits le début de la rébellion, en tout cas selon le Béhémoth. Ceci a bien sûr son importance dans leur façon de concevoir le droit féodal et l’ancienne Constitution.
23 Cet intérêt anthropologique pour les valeurs suppose des pré-requis en matière d’histoire féodale qui n’ont rien d’anecdotique et qui ne relèvent pas de l’amateurisme. D’ailleurs, si ces vues vont gagner en précision dans les œuvres ultérieures, Hobbes ne s’écartera pas franchement du tableau historique et des périodisations qui commandent le discours de 1651.
24 C’est d’ailleurs le sens de la réponse de Hobbes à l’objection de la pratique, que nous avons expliqué ailleurs : la politique existait bien avant que la science n’en démontre les principes, ce qui suppose que les souverains l’avaient déjà mise en pratique sans nécessairement la comprendre, ce qui explique d’ailleurs les erreurs occasionnelles ou répétées, « chemin faisant ».
25 Voir infra, chap. 10.
26 En rapportant la noblesse la plus haute et la plus antique d’Angleterre à une origine archaïque, militaire et germaine, Hobbes adopte une position finalement confortable : l’antiquité, la hauteur, marquent le respect et la révérence qui est due aux Grands féodaux et à leur rang, conservés dans les monarchies modernes. Dans le même temps, l’histoire montre que les prérogatives des Grands dans les républiques, même archaïques ou féodales, ont toujours dépendu du souverain, ce qui permet de neutraliser leurs prétentions par le recours à l’autorité des faits. Enfin, en montrant que les Grands ont été dépossédés de leurs pouvoirs, politiques ou militaires, pour le bien de tous, Hobbes présente la sortie de la féodalité comme un progrès.
27 Selon Pocock, cette vision de la féodalité est commune chez les royalistes de cette époque, comme Robert Filmer dans ses trois pamphlets des années 1647-1648 qui annoncent les principales thèses de Patriarcha : The Freeholder’s Grand Inquest, The Anarchy of a Limited Monarchy ou encore The Necessity of the Absolute Power of all Kings. Mais le point de vue de Selden est différent, et ici, en faisant de l’État féodal un État hiérarchique et centralisé, Hobbes se rapproche plus du point de vue traditionnel, que de celui de Selden, dont la tendance consiste à rapporter tout droit à une origine locale assignable.
28 Lév., I, chap. 10, Mcph., p. 159 ; tr., p. 93.
29 Ibid. Cette étymologie est erronée : bar ne dérive pas du latin vir, et s’il désigne en langue gauloise un homme d’exception, il est plus vraisemblable que baron vienne du francisque baro, qui désigne l’homme par opposition à la femme. Voir, pour des précisions, la note de F. Tricaud, tr., p. 92, n. 98.
30 « Quant à ces Saxons et à ces Angles, qui dans les temps anciens se sont rendus maîtres de notre nation par plusieurs invasions, ils n’étaient pas en eux-mêmes une République constituée en un corps, mais seulement une ligue de divers petits États et seigneurs germains comme l’était l’armée grecque dans la guerre de Troie […]. Ces seigneurs n’étaient pas non plus pour la plupart souverains dans leur propre pays, mais ils avaient été choisis par le peuple comme capitaines de forces qu’ils emmenaient avec eux. » Béh., II, CL, p. 206 ; tr. Luc Borot, p. 116.
31 Lév., I, chap. 10, Mcph., p. 159 ; tr., p. 93.
32 Voir infra, chap. 10.
33 Lév., II, chap. 29, Mcph., p. 364 ; tr., p. 343-344.
34 Lév., II, chap. 30, Mcph., p. 392 ; tr., p. 374.
35 Ibid.
36 Voir « Oceana », dans J. G. A. Pocock (éd.), The Political Works of James Harrington, Cambridge, Cambridge University Press (tr. fr., Paris, Belin, 1995) et L’art de légiférer, suivi de Un système de politique, traduction, présentation et notes de B. Gracianniette, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2009. Le plus intéressant dans ces deux derniers textes pour le problème qui nous concerne est le chapitre II de L’art de légiférer : « Qui montre le changement d’équilibre en Angleterre », p. 73-77.
37 Ibid., p. 75.
38 « Oceana », dans The Political Works of James Harrington, op. cit., p. 161 ; tr., p. 230. Notre traduction est modifiée.
39 Lév., I, chap. 10, Mcph., p. 159 ; tr., p. 93.
40 Lév., I, chap. 10, tr., note 100, p. 93.
41 « Leasure is the mother of philosophy », Lév., IV, chap. 46, Mcph., p. 683 ; tr., p. 679.
42 Ibid., p. 683-684 ; tr., p. 679.
43 Lév., IV, chap. 46, Mcph., p. 684 ; tr., p. 679.
44 Lév., I, chap. 4, Mcph., p. 100-101 ; tr., p. 27-28.
45 Ibid., p. 101 ; tr., p. 28.
46 Ibid.
47 Lév., I, chap. 5, Mcph., p. 116-117 ; tr., p. 44.
48 Lév., IV, chap. 46, Mcph., p. 683 (tr. de l’auteur).
49 Lév., IV, chap. 46, Mcph., p. 683.
50 Lév., I, chap. 8.
51 Ibid.
52 Lév., I, chap. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 8.
53 « Mais l’opinion selon laquelle de tels esprits seraient incorporels ou immatériels ne pouvait pas entrer dans l’esprit d’aucun homme d’une façon naturelle. » Lév., I, chap. 12, Mcph., p. 171 ; tr., p. 106.
54 De Homine, chap. 10, §5, OL, II, p. 94.
55 « Les évolutions suivantes caractérisent la genèse de la science politique de Hobbes : (1) le passage de l’idée de monarchie comme forme d’État la plus naturelle à l’idée de la monarchie comme forme la plus accomplie de l’État artificiel […] ; (4) le passage de l’étude des États du passé (et des États existants) à la libre construction de l’État à venir. » PPH, chap. VIII, p. 187. Il convient de noter toutefois la rareté de l’expression d’État ou de Cité naturelle (« civitate naturali ») dans l’œuvre, y compris dans De Cive. Voir l’une des rares occurrences, au chapitre 8, §1, Warr., p. 160.
56 « Dans le De Cive, Hobbes consacre spécialement deux chapitres à prouver ses propres théories de la loi naturelle et du pouvoir absolu des monarques à l’aide des Écritures ; dans le Léviathan, il n’y a rien qui corresponde au premier de ces deux chapitres et le contenu du second est expédié en deux paragraphes dans le chapitre qui traite de l’État naturel. » PPH, chap. VI, p. 108-109. Les deux chapitres en question sont le chapitre 4, consacré à confirmer la divinité des lois naturelles par les Écritures, et le chapitre 11, confirmant par les Écritures certains articles de la théorie politique, notamment le pacte, la domination naturelle, l’indivisibilité de la souveraineté.
57 Disparition du chapitre 4, et réduction du chapitre 11 du De Cive à deux paragraphes dans le chapitre 20 du Léviathan.
58 « Je crains que mon présent ouvrage ne soit placé sur le même plan que La République de Platon, l’Utopie, l’Atlantide, et autres semblables jeux de l’esprit. » Léviathan latin, tr., p. 392.
59 Lév., II, chap. 20, Mcph., p. 260-261 ; tr., p. 219-220.
60 « La remarque incluse dans les présentations antérieures, selon laquelle il existe en fait dans chaque État un pouvoir souverain qui obéit aux exigences de la philosophie politique est passée sous silence. » PPH, p. 144. Du De Cive, il cite le §18 du chapitre 6, et des Elements, II, 1, §19. Hobbes leur oppose une distinction plus nette de l’être et du devoir être dans le Léviathan, distinction tenant au caractère idéal enfin assumé du modèle de l’État artificiel. L’État naturel n’est dès lors plus central dans sa pensée, et la relation à la pratique naturelle du politique devient seconde, et partant, la relation à l’histoire tout à fait insignifiante, au point que la distinction, pour la philosophie, de l’histoire et de la fiction serait sans importance.
61 PPH, p. 144-145.
62 Selon cette première hypothèse, il faudrait lire Hobbes à la lumière de Giambattista Vico, selon lequel l’histoire – comme champ de la pratique politique et comme connaissance de ce champ – devint privilégiée sur la physique parce que, contrairement à cette dernière qui prend pour objet une nature que nous ne faisons pas, nous faisons l’histoire, nous la produisons d’une façon consciente : « Geometrica demonstramus quia facimus ; si physica demonstrare, faceremus », De nostri temporis studiorum ratione, IV, 1708.
63 Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique, tr. D. Trierweiler, Paris, Seuil, 2002.
64 Selon Jean Terrel, Hobbes étend à la loi de nature une formule qui semble mieux convenir à la lois civile : « Chaque homme fait par son consentement [make by his consent] la loi qu’il est tenu de respecter » (The Questions, EW, V, p. 151-152). Contre John Bramhall, il réaffirme : « Et quand il dit que la loi de nature est une loi sans notre assentiment, c’est absurde ; car la loi de nature est l’assentiment même que tous les hommes donnent aux moyens de leur propre préservation. » (The Questions, EW, V, p. 180.) Voir J. Terrel, « Hobbes et la crise sceptique », dans P.-F. Moreau (dir.), Le scepticisme au xvie et xviie siècle. Le retour des philosophies antiques à l’âge classique, Paris, Albin Michel, 2001, t. 2, p. 315-316.
65 Lév., II, chap. 30, Mcph., p. 379 ; tr., p. 360. Une difficulté demeure : il y a une relation d’enveloppement entre ce qui dépend de nous – l’institution – et ce qui n’en dépend pas – les lois naturelles. En effet, celles-ci, en tant que réalisées comme lois civiles, deviennent notre production en un sens dérivé : la fabrication contractuelle de la souveraineté est la condition de la démonstration du caractère effectif des lois naturelles. La difficulté est-elle totalement réduite ? Il y a bien cercle : pour faire les lois naturelles et les connaître selon l’étalon de transparence de l’argument du fabricant, il faut d’abord faire un souverain. Mais pour faire celui-ci, les lois naturelles doivent nous être connues. Les lois naturelles sont le terminus a quo de la fabrication, et sont dès lors dotées d’un statut de principe, pour n’être pleinement démontrées qu’une fois déduits les droits essentiels de la souveraineté qui sont les « lois naturelles et fondamentales ».
66 Lév., « Introduction », Mcph., p. 82 ; tr., p. 6.
67 Ibid.
68 Lév., « Introduction », Mcph., p. 82 ; tr., p. 5.
69 Lév., I, chap. 12, Mcph., p. 170 ; tr., p. 105.
70 Voir Léviathan, I, chap. 16.
71 Nous anticipons ici sur nos commentaires sur le chapitre 12. Voir supra, chap. 2.
72 Lév., « Introduction », Mcph., p. 82 ; tr., p. 5.
73 Ibid.
74 Ibid.
75 Ibid. ; tr., p. 6. Ce partage des tâches rappelle la distinction entre narration et rumination de la première époque de la carrière de Hobbes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Hobbes cantonne le rôle du conseiller à la connaissance de l’histoire, comme si le souverain devait ruminer lui-même. Sur la rumination de l’histoire, voir supra, chap. 1.
76 Lév., « Introduction », Mcph., p. 82 ; tr., p. 6.
77 C’est de cette façon qu’il présente son projet, dès 1640, dans l’Épître dédicatoire aux Elements, Tönnies, p. XV-XVI ; OUP, p. 19-20.
78 « Dans toute république où les particuliers sont privés de leur droit de se protéger eux-mêmes il réside une souveraineté absolue, comme je l’ai déjà montré. » Elements, II, chap. 1, §19, Tönnies, p. 117.
79 Aux chapitres 20, 30 et 31. Pour des références plus exactes, voir infra.
80 Lév., II, chap. 20, Mcph., p. 260-261 ; tr., p. 219-220.
81 Ce dont il se défend au moment de clore la partie strictement philosophique du Léviathan : « Je n’ai rien à ajouter, touchant la constitution, la nature, et le droit du souverain, ainsi que le devoir des sujets tels qu’ils découlent des principes de la raison naturelle. Et maintenant, considérant à quel point cette doctrine diffère de la pratique de la plus grande partie du monde, spécialement de ces pays d’Occident qui ont reçu de Rome et d’Athènes leur éducation morale, et à quel point ceux qui ont la disposition du pouvoir souverain devraient avoir approfondi la philosophie morale, je suis sur le point de croire mon présent travail aussi inutile que la République de Platon : car lui aussi est d’avis qu’il est impossible de mettre fin aux désordres de l’État et aux changements de gouvernement provoqués par les guerres civiles, aussi longtemps que les souverains ne seront pas philosophe. » Lév., II, chap. 31, Mcph., p. 406 ; tr., p. 392.
82 On reprochera beaucoup au Béhémoth d’être un vaste exercice de confirmation ex post de la validité de sa philosophie : un argumentaire pro domo prenant prétexte de la crise.
83 Lév., I, chap. 20, Mcph., p. 260-261 ; tr., p. 219-220. C’est cette phrase qui est commentée par Strauss dans l’optique de marquer la distance qui sépare le projet transformateur du Léviathan des traités antérieurs, voués à légitimer l’ordre existant.
84 « Mais quel qu’il soit, un argument en faveur de la pratique des hommes, quand ceux-ci n’ont pas sondé jusqu’au fond, et pesé avec une droite raison les causes et la nature des républiques, et souffrent tous les jours des misères qui procèdent de cette ignorance, est invalide. » Ibid.
85 Lév., II, chap. 30, Mcph., p. 378 ; tr., p. 359.
86 Par ailleurs, l’acquisition dans l’histoire qui voit se greffer par la conquête une domination nouvelle sur des situations antérieures d’inégalité expose la république au risque d’une « infirmité congénitale », liée à ces relations de pouvoir antérieures. Voir à ce propos le chapitre 29 du Léviathan.
87 Certes, la guerre civile est donnée pour approximation de l’état de nature. À suivre l’approximation, la guerre civile pourrait nous ramener à un état d’égalité parfait qui rendrait possible, par le vide, une génération totale, conforme au modèle de l’institution. Mais la guerre civile n’est qu’une approximation et ne ramène pas l’humanité à une condition dont pourraient être retranchées les factions, les partis et les rapports collectifs de force. Dans le Béhémoth, la guerre civile est analysée en termes de conquête et de division partisane et jamais l’individu ne se trouve seul contre tous.
88 Cette conclusion vaudrait aussi pour Spinoza, chez qui on a également tendance à surestimer la question de la transformation et de la rupture.
89 « Crazy building ». Il s’agit d’une construction en « patchwork », bigarrée, bricolée. Pour un vêtement, on dirait « rapetassée », mais l’équivalent ne nous vient pas à l’esprit en matière de bâtiments.
90 Lév., II, chap. 29, Mcph., p. 363.
91 Hobbes distingue ici ce qui est inséparable in re : l’humilité est une loi naturelle (la neuvième et la dixième : contre l’orgueil et l’arrogance), et la patience pourrait aisément être démontrée comme son corollaire. Or, cet effort pour obéir aux lois naturelles est l’une des conditions de possibilité du pacte. N’est-il pas étrange, dans un texte consacré à l’art de faire de bonnes lois civiles, susceptibles d’ajuster les passions insociables, dans un texte donc qui surligne la fonction formatrice et positive de l’artifice – comme extériorité du fabricant à la matière qu’il cherche à transformer –, de réaffirmer la nécessité d’obéir aux lois naturelles in foro interno, alors que cette nécessité semble logiquement antérieure ? Et si l’homme se montrait incapable de se tenir in foro interno à ces lois naturelles, ne serait-ce pas l’homme comme matière qu’il faudrait incriminer ? Mais l’hypothèse est irréelle : sans un respect minimal des lois naturelles, la république ne peut pas voir le jour, par conséquent la question du bon artifice ne se poserait alors même pas. En conséquence, la présence de cette condition à la pérennité de l’ordre politique, qui nous apparaît plutôt comme une des conditions « instauratrices » de l’ordre, vient rappeler que la condition de la pérennité reste morale et que cette condition morale est en quelque façon une « création morale continuée » du lien politique. Elle nous rappelle que les lois civiles reposent et enveloppent les lois naturelles : qu’il y a un conditionnement réciproque entre les bonnes mœurs et les bonnes lois. La matière humaine, arrogante et orgueilleuse, peut être cultivée au sens où les bonnes lois obligent aux bonnes mœurs et que les bonnes mœurs conditionnent les bonnes lois.
92 « Il faut maintenant voir quelles sont les causes qui tendent à la ruine des États, c’est-à-dire quelles sont les causes des séditions qui les détruisent : en quoi j’aurai soin de garder ma brièveté ordinaire. Or, comme au mouvement des corps naturels il y a trois choses à considérer, à savoir, la disposition intérieure, qui les rend propres au mouvement ; l’agent externe, par lequel un certain et déterminé mouvement est produit en effet, et l’action même. Aussi en un État où le peuple fait du tumulte, il se rencontre trois choses dignes de considération. Premièrement, les doctrines et les affections contraires à la paix, d’où les esprits des particuliers reçoivent des dispositions séditieuses ; en second lieu quels sont ceux qui sollicitent à prendre les armes et à la dissension, qui assemblent et qui conduisent les peuples déjà disposés à la révolte. Et enfin, la manière en laquelle cela se fait, ou la faction elle-même. » De Cive, chap. 12, §1, Warr., p. 185 ; tr., Sorbière, p. 214-215.
93 Lév., chap. 29, Mcph., p. 365 ; tr., p. 344.
94 Pour ce qui concerne l’axe théologico-politique, la réflexion, là aussi, est intellectuelle : en ce sens, s’il fallait comparer Hobbes à l’un de ses contemporains, il faudrait opposer cette conception intellectuelle de la division théologico-politique à celle plus historiciste que propose Spinoza, qui voit dans la division, aussi et surtout, une question d’institution du religieux, avec l’attribution exclusive aux lévites, de la fonction cultuelle. Voir J. Terrel, « Le royaume mosaïque selon le De Cive, le Léviathan et le Traité théologico-politique », dans J. Saada (dir.), Spinoza ou les politiques de la parole, Lyon, ENS Éditions, 2009.
95 Lév., II, chap. 29, Mcph., p. 373 ; tr., p. 352.
96 Du type de ce que l’on trouve chez Harrington lorsqu’il réfléchit à la féodalité anglaise, à la crise de l’aristocratie. Enfin, un autre exemple nous éloigne du déterminisme doctrinal au sens strict : l’émergence d’un homme fort, d’un général populaire notamment dans l’armée, dont l’exemple est César – et pour le lecteur avisé, Cromwell –, ne relève pas d’une intoxication doctrinale mais d’une sorcellerie dont nulle république ne peut se protéger définitivement, tant qu’il y aura des armées et des démagogues.
97 Voir Of Innovations, Essays, XXIV.
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