Chapitre V. Le Léviathan et les figures de l’histoire : ténèbres et salut
p. 125-165
Texte intégral
1 Rappelons les évolutions les plus marquantes du Léviathan par rapport aux précédents traités pour ce qui concerne le traitement et les usages de l’histoire.
21o Nous venons d’évoquer un certain nombre de traits permanents de l’histoire sacrée, du De Cive au Léviathan, pour ce qui est des grandes lignes théologico-politiques. Qu’en est-il des innovations ? Nous en avons relevé trois.
3Il y a d’abord l’insistance croissante sur le salut chrétien, qui occupe désormais tout un chapitre (le 38), comme si la dimension future du récit des Écritures était enfin prise en compte, comme si, en fait, l’histoire sacrée était enfin une histoire du Salut, une eschatologie proprement dite et non plus seulement une « pédagogie divine » prenant pour objet prioritaire le passé de l’expérience théologico-politique des Hébreux.
4Il y a ensuite le fait que cette histoire du Salut est articulée à une histoire des ténèbres, la quatrième partie du Léviathan, qui n’est pas seulement une partie de l’exégèse – sa partie critique et négative –, mais le lieu où s’élabore une caractérisation nouvelle de l’expérience historique : un effet ou un contre-effet de la promesse du Salut qui se déploie dans le cadre de l’histoire religieuse, politique et intellectuelle et qui constitue comme le point nodal d’un concept unitaire de l’expérience historique, et, peut-être, de l’histoire tout court.
5Enfin, Salut et ténèbres sont traités dans la science de l’homme (chapitres 1 à 12, et en particulier 8 et 12) comme des faits dont il faut comprendre l’enracinement anthropologique, comme des éléments qui deviennent essentiels pour conduire l’analyse de la condition humaine.
62o On repère ensuite des usages multiples de la connaissance historique à l’intérieur de l’éthique (les chapitres 6 à 12 du Léviathan) dont la finalité consiste à réfléchir les catégories de l’anthropologie au sein de structures de temps, de structures d’époques : figure typique de l’histoire politique, comme accumulation de puissance des empires ; scansions de l’histoire sacrée, comme linéarité du Salut combinée aux cycles de construction et de destruction des cultes ; crises de l’histoire intellectuelle, dont le cours est dialectique au sens où chaque progrès enveloppe de possibles revers ; discontinuités des rencontres et de l’inventivité. On dira qu’il s’agit de faire entrer la contingence et la rencontre dans la pensée anthropologique, et de faire entrer les catégories de l’anthropologie à l’intérieur de structures de temps différenciées.
7 Le rapport entre ces deux lignes d’évolutions peut être défini comme le résultat de la pente « historio-poïétique » du Léviathan. Cette entreprise gagne à être détaillée davantage :
- oIl s’agit d’abord de produire un récit rendant intelligible la crise anglaise et qui rende légitime la proposition d’une nouvelle philosophie. On peut considérer déjà que, sur ce plan, l’historiographie de Hobbes est originale. Ce mouvement commence avant l’écriture du Léviathan. Dès 1646, dans la préface de la deuxième édition du De Cive, Hobbes propose, avec le mythe d’Ixion1, de retracer à grands traits, sur le temps long, les causes de la crise de légitimité des États modernes. Il propose une interprétation de l’histoire centrée sur ce que la pensée philosophique et ses lumières ambivalentes peuvent avoir de corrosif sur l’autorité de l’État, et dont la figure principale est Socrate. Le thème intellectuel de son historiographie ultérieure se trouve déjà engagé. On peut supposer que cette pente vers l’histoire intellectuelle qui devient une histoire des rapports du savoir et du pouvoir, de l’institution, en quelque sorte, des discours qui ont une prétention à la vérité, tient au désir qu’a Hobbes de retracer les conditions historiques d’émergence et de possibilité de la politique de la vérité qu’il est en train de proposer. Au fond, le discours de l’histoire intellectuelle n’a pas le caractère encyclopédique que Bacon trouvait manquant : elle accomplit chez Hobbes une fonction d’objectivation des conditions de la théorie, comme institution de la vérité, production d’un savoir-pouvoir, dirait Michel Foucault.
- o On repère ensuite, dans le Léviathan, une nouvelle forme de discours, difficile à classer à partir des taxinomies classiques du savoir, à la fois exégétique, critique, narratif et judiciaire : l’histoire des ténèbres, discours composite mais qui traduit une réflexion nouvelle sur la crise anglaise comme crise intellectuelle, qui prolonge la préface de 1646 en articulant aux causes politiques et intellectuelles de la crise de l’État les grands mouvements de l’histoire religieuse et sacrée. Le royaume des ténèbres vient compléter la description des deux royaumes, humain et divin, comme si les deux traités antérieurs avaient raté une dimension mixte, une dialectique, dans l’histoire, de la politique humaine et de la politique divine.
- o Le Léviathan propose une réflexion sur la condition historique, ou, pour mieux dire, sur différentes figures de la condition historique : insistance sur le Salut, auquel un chapitre entier de l’exégèse est consacré, ainsi que de nombreux passages d’autres chapitres ; définition d’une condition générale de l’humanité à travers la figure de Prométhée enchaîné ; invention d’une figure historique complexe, les ténèbres, image des empêchements de l’histoire présente, qui se prolonge, sous l’effet d’une analyse anthropologique, en « régime d’historicité », celui du présentisme et qui, en termes historio-poïétiques, se propose notamment de repérer la construction et la dissolution du pouvoir ecclésiastique catholique. À cela s’ajoute une proposition historio-poïétique paradoxale, négative : l’état de guerre, fiction d’une condition naturelle dans laquelle « l’humanité de l’État » – ou l’homme civilisé – doit faire sans l’État, où la condition de son développement intellectuel et religieux lui est retirée, sans que lui soit retiré ce que l’État a, pour ainsi dire, « naturé » en lui, ce qu’il a rendu justement possible en termes de culture et d’humanisation. On dira que cette condition est étrangère à l’histoire, anhistorique, en s’autorisant des propos même de Hobbes. Mais ce faisant, on confond le fait que cette fiction est étrangère aux récits de l’historiographie civile, et le fait qu’elle n’a, en fait, rien à voir avec l’histoire. Notre thèse consiste à dire que l’état de guerre est bien une nouvelle qualification de la condition historique, dont elle fournit une espèce d’épure, et que la condition naturelle des hommes fournit, dans sa relation aux autres figures de la condition humaine, une détermination du réel-historique.
8Avant d’en développer les contenus, cette énumération appelle un certain nombre de remarques et de questions relatives au problème de l’histoire :
- o Il y a bien sûr un rapport entre, d’une part, le contexte historique (la crise anglaise) et le développement d’une histoire du temps long la rendant intelligible. L’histoire réelle rentre avec fracas dans la vie de Hobbes et elle le fait en résistant à ses concepts politiques. Un retour à la narration semble nécessaire même si celle-ci va changer d’objet, de temporalités, de causalités : l’histoire est toujours politique et peut-être l’est-elle encore davantage que pendant les années baconiennes, mais sa compréhension se joue aussi ailleurs, sur le terrain de l’historiographie intellectuelle, prophétique et ecclésiastique.
- o L’un des points cardinaux de notre enquête consiste à relever s’il y a un lien entre l’inflation des recours à la connaissance historique dans la philosophie et la réflexion nouvelle, insistante, sur la condition historique des hommes. Il serait même naturel qu’il y en ait un : un philosophe qui s’intéresse à la condition historique ne pourrait pas ne pas s’intéresser de près à la connaissance historique, jusqu’à lui faire une place dans sa philosophie. Or, comme nous le montrerons, ce lien est loin d’être évident. La réflexion sur « l’historicité de l’homme », sur les figures temporelles de sa condition, prend pour base la projection et les anticipations des mythes et de la religion (le supplice de Prométhée d’un côté, le salut chrétien de l’autre) ou se déclare explicitement étrangère au récit historique (l’état de guerre) plutôt qu’elle ne se fonde sur l’histoire civile, sur des faits enregistrés. Pour penser la condition historique, il faut peut-être, paradoxalement, savoir écarter la connaissance historique. La seule exception à cela réside dans la figure des ténèbres, qui suppose une historio-poïétique qui va mêler des catégories sacrales et mythiques (le salut, l’attente prométhéenne), des catégories complètement anhistoriques (l’état de guerre, la course à la félicité), et des structures de temps plus « positives », la formation des clergés, du sectarisme, l’union de la métaphysique et des Évangiles – union difforme que Hobbes compare, dans la dédicace du De Corpore, à l’Empouse. Le monstre de la comédie attique se tenait d’un côté sur un pied d’airain, de l’autre sur une patte d’âne, de la même façon que la métaphysique scolastique se tient sur le « pied ferme » de la vraie religion des Écritures et sur celui, « pourri », de la « philosophie pernicieuse »2. Et la métaphore de l’Empouse porte, comme celles des ténèbres ou de Prométhée, une certaine signification temporelle : envoyée par Hécate, l’Empouse annonçait aux Athéniens l’approche d’un malheur.
9C’est en moderne, à partir de la considération des philosophies de l’histoire, en particulier de Hegel, que nous jugeons qu’une pensée de la temporalité ou de l’historicité de la condition humaine ne peut se construire que dans la contemplation historique, voire dans l’insertion en elle, de contenus historiques, et qu’une telle pensée comporte nécessairement une valorisation des historiographies, au moins de celles qu’elle utilise. Ces relations typiques du concept réflexif d’histoire n’existent pas chez Hobbes. En être conscient permet de sortir d’une autre aporie, qui a paru longtemps embarrassante : bien qu’il fasse de plus en plus d’histoire dans le Léviathan, le statut accordé à l’histoire civile comme connaissance, statut pour le moins réducteur dans les traités, reste quasiment inchangé. L’historio-poïétique peut se développer sans que l’histoire civile soit particulièrement revalorisée en tant que discours et savoir. L’histoire comme connaissance n’est pas toujours nécessaire à son développement, même si ce genre de réflexion suscite, comme nous le montrerons, une révision des catégories du récit et de la causalité historique comme une redéfinition de ses genres, ainsi, enfin, qu’un exercice historique tout à fait original dans la quatrième partie du Léviathan. À considérer cette tension, on peut même imaginer une « contre-réaction » épistémique de Hobbes à ce qu’il ne peut pas ne pas être conscient d’avoir fait sur le plan des usages de l’histoire : pour un texte plein d’histoires comme le Léviathan, il est de la plus haute importance de continuer à répéter, quitte à caricaturer, qu’on ne fait pas d’histoire quand on philosophe et que même quand, en philosophie, on pense l’Histoire, il ne s’agit pas « d’historiographier », mais de tout autre chose.
LA CRISE ANGLAISE ET SON HISTOIRE
LA CRISE DU MYTHE DE L’ÉTAT : IXION ET PROMÉTHÉE
10Tout commence en 1646. Dans la préface à la seconde édition du De Cive, le temps de la sacralisation païenne du politique est décrit comme un âge d’or de l’obéissance. Les souverains païens avaient sagement recouvert l’origine humaine des lois par le recours au mythe d’une origine sacrée. Ils aimèrent mieux couvrir la science du droit de fables, que de l’exposer à l’agitation des disputes : ils jugeaient « qu’elle ne devait être transmise à la postérité qu’ornée de poésie ou enténébrée d’allégories, comme pour éviter que des débats entre particuliers n’altèrent ce qu’on pourrait appeler le très beau et très saint mystère de la souveraineté3 ». La sacralisation participe de l’hétéronomie heureuse du politique. Le mythe d’Ixion vient illustrer la vertu autant que la faillite de cette heureuse hétéronomie : Ixion, convié au banquet de Jupiter, veut embrasser Junon mais étreint une nuée et enfante des monstres, les centaures. Ainsi, les particuliers se convient-ils au conseil des souverains et, croyant connaître la justice, ne font que créer des absurdités et des controverses4. La prétention à l’autonomie produit des dogmes et des institutions qui n’enfantent que le chaos et la stasis.
11En 1646, la figure parallèle de Prométhée illustre la tentation, immédiatement punie par le désordre et la guerre civile, d’imiter l’art politique de Dieu, qui, d’un façon naturelle, a instauré les pouvoirs patriarcaux. Dans l’énumération des arguments traditionnels en faveur du régime monarchique5, qu’il allait juger insuffisants sur le plan scientifique, Hobbes retenait l’idée que le premier gouvernement avait été royal et que « les autres gouvernements ont été façonnés ultérieurement par un artifice des hommes6 ». Les Anciens auraient voulu nous le signifier par la fable de Prométhée. Celui qui, « en dérobant du feu au soleil, fit un homme à partir de la boue » est une figure de l’ingéniosité humaine en matière politique, qui a « subtilisé à la monarchie ses lois et sa justice (par imitation), par la force desquelles (comme la force du feu dérobé à sa source naturelle), la multitude (sorte de boue et de glaise humaine) s’est animée, a pris vie, et est devenue une personne civile singulière (appelée aristocratie et démocratie) »7. Pour le lecteur de Hobbes, Dieu instituerait un empire paternel monarchique qui, dissous par les séditions, aurait donné les débris dont l’artifice humain aurait tiré ensuite tous les autres régimes. Les révolutionnaires de son temps – le texte répond au contexte du durcissement de la guerre civile – sont comparés à ces hommes qui tentent sans succès d’imiter la création, comme Prométhée qui dérobait le feu pour animer la boue. Les régimes non monarchiques, issus de ces tentatives, sont condamnés au supplice prométhéen : le retour perpétuel de l’aigle dévorateur de la guerre civile. En 1646, le mythe de Prométhée appartenait encore à l’arsenal de défense de la monarchie. Hobbes se plaisait à rejouer le dialogue de Socrate et de Protagoras.
12Pour Protagoras, Prométhée donna aux hommes la technique et les arts mais il oublia de leur donner la science politique8. Les dieux devaient envoyer Hermès pour réparer l’oubli. C’est encore le cas chez Hobbes puisqu’avant les tentatives malheureuses de créer des régimes nouveaux par l’insurrection, la politique était un art que les hommes ne maîtrisaient que parce qu’ils n’y avaient pas encore mêlé leur inventivité désastreuse : ils le maîtrisaient seulement à la condition de ne pas tenter de l’imiter, donc de le comprendre. Mais ce qui sépare Hobbes de Protagoras et le rapproche de Socrate et de Platon est essentiel : les qualités techniques ont été inégalement distribuées par Épiméthée, mais Zeus, selon Protagoras, commande à Hermès de répartir le sens politique de façon égale entre tous. Or, pour Hobbes, en tout cas encore à cette époque (1646), comme c’était le cas pour Platon et Socrate, la vertu politique ne doit être le privilège que de quelques-uns ; tous les hommes ne doivent pas s’inviter au banquet des Dieux ou pénétrer les mystères de l’État. Hobbes prend le contre-pied de Protagoras : tous les hommes ne sont pas aptes à prendre part à l’art politique9.
13Le mythe d’Ixion illustre bien mieux les nuances de la pensée historique de Hobbes, ainsi que la façon dont s’articulent sa philosophie de la légitimité et sa sensibilité à l’histoire intellectuelle. Alors que le souverain païen n’avait pas à justifier rationnellement son empire, le souverain moderne le doit. La critique des premiers philosophes païens a produit des effets irrémédiables. Le lecteur pourrait penser que Hobbes souhaiterait rendre à l’État son mystère ; et sa réponse, en effet, n’est pas sans ambiguïté : pour mettre un terme à « ces dogmes hybrides que soutiennent les philosophes moraux, moitié corrects et élégants, moitié brutaux et sauvages », il faut justement démontrer « qu’il n’y a pas de doctrine authentique du juste et de l’injuste, du bien et du mal, en dehors des lois établies dans chaque État et que nul ne doit chercher à savoir si une action sera juste ou injuste hormis ceux à qui l’interprétation de ces lois a été confiée »10. Autrement dit, il faut parvenir à démontrer que nul ne doit chercher à démontrer la justice des lois et le fondement de l’autorité. L’interdit qui porte sur la prostitution de la philosophie politique passe désormais par une philosophie politique. C’est tout le paradoxe de la position de Hobbes : un autre âge de l’autorité est advenu qui, s’il doit exclure les particuliers et leurs controverses du banquet des dieux, ne le peut qu’en montrant par de très fortes raisons les motifs d’une telle exclusion. La philosophie de Hobbes vise assurément la restauration de l’autorité mais sans nier les exigences que lui impose son moment, cet « âge de la critique ».
14Avec le mythe d’Ixion, une première représentation de la crise du politique sur le temps long est proposée. Mais, d’une certaine façon, cette représentation avait tendance à écraser la différence des temps. Depuis Socrate et les premiers philosophes moraux et politiques, les États vivraient la même crise. Hobbes ne propose pas encore de creuser cette différence entre antiquité et modernité, entre la crise hellénique et la crise anglaise : pour la marquer, il faut proposer une investigation plus poussée de l’histoire politique et intellectuelle ; il faut enquêter sur les liens entre les changements de la politique humaine en ses différents âges et ceux de la culture et du savoir. Il faut proposer un tableau de la « civilisation » sur le plan des valeurs et des mœurs, et l’articuler, enfin, aux progrès et aux reculs de la philosophie. C’est ce que propose Hobbes dans l’anthropologie du Léviathan lorsqu’il réfléchit, au chapitre 10, à l’historicité des valeurs sociales ; c’est ce qu’il fait également dans les chapitres consacrés à la culture et à l’histoire de l’esprit.
1651 : LES TÉNÈBRES
15L’écriture de la quatrième partie du Léviathan peut se comprendre comme la réalisation systématique d’une histoire que le mythe d’Ixion ne faisait qu’esquisser. Mais Hobbes réalise, en fait, quelque chose de complètement nouveau. Les rébellions et l’instabilité politique étaient rapportées jusque-là, sans différenciations significatives, à une tendance critique, démocratique, prométhéenne. À présent, Hobbes établit un lien fort entre les progrès ambivalents de la science et des exigences de la transparence politique d’un côté et la crise qui affecte la « vraie religion », de l’autre. Mais il ne s’agit pas seulement de viser ici la Réforme et ses prolongements problématiques en Angleterre, jusqu’à la révolution presbytérienne. Avec Du Royaume des ténèbres, Hobbes présente la crise comme consubstantielle à la vraie religion, comme si le christianisme portait en lui, en son revers, des ténèbres qu’il rend possibles et qu’il accroît au moment même où il les révèle :
En plus des pouvoirs souverains, Divin et Humain, desquels j’ai discouru jusqu’ici, il est fait mention dans les Écritures d’un autre pouvoir, nommément celui des chefs des ténèbres de ce monde, le Royaume de Satan, et la Principauté de Belzébuth sur les Démons, c’est-à-dire des phantasmes qui apparaissent dans l’air : et pour cette raison, Satan est aussi appelé le Prince du pouvoir de l’Air ; et parce qu’il exerce son pouvoir dans les ténèbres de ce monde, le Prince de ce monde : et en conséquence de ceci, ceux qui sont sous son empire, par opposition aux fidèles (qui sont les enfants de la lumière) sont appelés les enfants des ténèbres11.
16Les accents baroques, la veine démonologique – que l’on attendrait plutôt d’un John Milton – traduisent une conception très aiguë de la complexité de l’expérience historique, dont le texte propose une espèce de (méta) physique : les ténèbres contre la lumière, Satan contre le Sauveur, l’air contre le sol. Hobbes semble d’abord scinder l’espace de l’expérience historique ; surtout, il la politise. À partir des Écritures, il trace les frontières de trois sujétions : humaine, divine et ténébreuse. Il n’y a, parmi elles, que deux pouvoirs souverains : celui, humain, qui est suspendu à la constitution par contrat d’une autorité civile et qui a fait l’objet de l’exposé des deux premières parties du Léviathan ; celui de Dieu qui se révèle à des prophètes, qui a régné sur les Hébreux et qui peut-être régnera à nouveau, en la personne du Christ après le Jugement dernier, dont l’exposé occupe la troisième partie du Léviathan. Le royaume des ténèbres, gouverné par « Satan, Prince de ce monde12 », est un empire paradoxal, sans souveraineté.
17Pourquoi, dès lors, chercher à présenter les ténèbres sous la catégorie juridique d’un royaume ? Un royaume est « un État [estate] que les hommes ont organisé pour obtenir une sécurité perpétuelle contre leurs ennemis et le besoin13 », formule qui vaut même pour le royaume de Dieu, ce qui suppose que toute souveraineté, instituée, acquise, ou résultant de la politique divine, est au fond constituée par les hommes à travers leur consentement. Mais en quel sens les ténèbres pourraient-elles répondre à cette définition ? Et d’abord, à quoi tient leur réalité ontologique ?
18Troisième pouvoir dont le prince est Satan ou Belzébuth, ses sujets sont des « démons qui apparaissent dans l’air14 ». Au prix d’une double réduction rhétorique, les sujets du royaume des ténèbres sont décrits comme des apparitions démoniaques, des phantasmes et des esprits d’illusion. Le royaume des ténèbres n’est que l’effort d’une « confédération de trompeurs qui pour obtenir l’empire sur les hommes dans le monde présent, s’efforcent, en répandant des doctrines ténébreuses et erronées, d’éteindre en eux la lumière de la Nature et de l’Évangile, et ainsi à les rendre inaptes au Royaume de Dieu à venir15 ». La métaphore glisse des enfants des ténèbres comme démons, à des êtres de chair et de sang : les hommes spirituels16 qui enseignent les doctrines ténébreuses se confondent avec leur enseignement. Ils sont les spectres qui enseignent qu’il y a des spectres. Avec la métaphore des ténèbres, Hobbes désarme la démonologie en même temps qu’il la retourne contre ses adversaires : ne sont des démons que ceux qui enseignent trompeusement qu’il y a des démons, ne sont des spectres que ceux qui enseignent qu’il y a des spectres. La spiritualisation des puissances du mal est retournée contre eux, pour les dé-réaliser. Le royaume des ténèbres n’est pas un royaume au sens propre mais une confédération de trompeurs qui utilisent des doctrines mensongères dont le but est d’éteindre la lumière de la raison et de l’Écriture17.
19Le royaume des ténèbres n’a ni la réalité ontologique ni la réalité juridique des deux autres pouvoirs avec lesquels il était d’abord comparé. Nous avons affaire à un troisième pouvoir dont Hobbes précise immédiatement qu’il n’est royaume que par métaphore. Il ne satisfait pas aux conditions remplies par les deux précédents. D’une part, il n’est pas ordonné par les hommes afin de gagner une sécurité perpétuelle : ses sujets ne sont pas des hommes, mais d’abord des démons. Si l’on suit le glissement métaphorique, ils ne sont qu’imaginaires. Les ordonnateurs du royaume des ténèbres, à suivre le troisième glissement métaphorique, sont des ennemis de l’humanité puisqu’ils mettent en crise la politique présente ainsi que l’admission dans le royaume de Dieu. D’autre part, ce pseudo-royaume n’est qu’une confédération, une alliance de trompeurs sans souverain réel18.
20Mais si le royaume des ténèbres semble ainsi déréalisé, parce qu’il n’est qu’empire sur des phantasmes qui ne sont que de petits mouvements des organes du cerveau19, il est aussi, à suivre le glissement de la métaphore, un empire doctrinal sur les consciences qui, elles, sont bien réelles. Sans épaisseur ontologique, il a l’épaisseur politique d’un pouvoir sur les esprits, que certains hommes savent cultiver (les poètes, les législateurs et les rois païens notamment, puis les clercs chrétiens)20. Il est dès lors, si toute action dérive d’une opinion, un pouvoir sur les conduites.
21Enfin, ce royaume volatil et disparate des doctrines n’est pas sans se donner une réalité juridique. Le pouvoir pontifical et les clergés presbytériens semblent directement visés, quand, au chapitre 22 du Léviathan, « Des SYSTÈMES sujets, politiques et privés », Hobbes définit des « corps privés réglés mais illicites21 ». Ils sont réglés car « unis de manièreà avoir une personne représentative unique », mais illicites car ils se constituent « en l’absence de toute espèce d’autorisation [authority] publique »22. Et Hobbes en fournit un certain nombre d’exemples, « les compagnies de mendiants, de voleurs, de bohémiens », avant de mettre en cause « les compagnies qui se réunissent dans un empire, de par l’autorité d’une personne étrangère, pour propager plus aisément leurs doctrines et pour constituer un parti opposé au pouvoir de la République23 ». Le fait que ce soit depuis son siège pontifical que la papauté continue son effort d’enténèbrement clérical, et que ce soit depuis l’Écosse que le presbytérianisme se soit répandu en Angleterre ne laisse aucun doute sur leur mise en cause.
22De la ténuité des phantasmes, la métaphore conduit vers l’épaisseur historique d’un effort politique bien réel. D’ailleurs, avant que la République ne se dote d’organes et d’institutions concevables comme autant de parties subordonnées, elle n’est qu’une fiction juridique pour les sujets : l’intégration intellectuelle d’un calcul. Sa corporéité est logiquement postérieure à l’adhésion seulement intellectuelle qui l’institue et la maintient. Même si elle est « incorporée » par différents dispositifs institutionnels, elle est d’abord une « fiction juridique » partagée. C’est d’ailleurs la « fragilité » de cette fiction juridique qui expose l’État aux dangers de la « possession » des consciences par les clergés24.
23Sur le plan de la structure des traités politiques, Du Royaume des ténèbres traduit un nouvel équilibre. En effet, on a souvent lu le Léviathan d’une façon dualiste, en considérant qu’il était composé de deux blocs, un bloc scientifique (I et II) et un bloc scripturaire ou théologique (III et IV). La troisième partie (De la République chrétienne) et la quatrième (Du Royaume des ténèbres) forment alors un bloc presque insécable. Il y a là une part de vérité puisque les ténèbres sont pensées à partir des Écritures, sous une figure qui est d’abord théologique. Mais on peut considérer aussi que Du Royaume des ténèbres entretient des relations tout aussi fortes avec le premier bloc du Léviathan, celui que composent les deux premières parties, notamment l’éthique et la science politique. Si l’on anticipe un peu sur la suite de la présentation du projet de cette partie, dont nous venons d’exposer l’incipit, on s’aperçoit que les ténèbres ne désignent pas seulement le « monde des infidèles », extérieur aux Évangiles, mais le monde chrétien lui-même lorsque la parole des Évangiles est détournée de son sens et mise au service des puissances mondaines. Certes, Hobbes précise que « la partie la plus sombre du royaume des ténèbres est celle qui est à l’extérieur de l’Église de Dieu, c’est-à-dire parmi ceux qui ne croient pas dans Jésus Christ25 ». Mais c’est pour concéder, juste après, que « nous ne pouvons pas dire pour autant, que l’Église jouisse, comme le pays de Gessen, de toute la lumière nécessaire à l’œuvre que Dieu nous a enjoint d’accomplir26 ». Et il poursuit avec cette question : « D’où vient-il que dans la Chrétienté, il y ait eu presque depuis le temps des Apôtres, une telle manie chez les hommes de se déloger les uns les autres, à la fois par la guerre étrangère et par la guerre civile, de leurs places respectives27 ? » Or, l’œuvre que Dieu « nous a enjoint d’accomplir » est double : mettre en œuvre les lois naturelles, préparer l’audition nécessaire au salut. Les deux saluts distingués au chapitre 38, le salut relatif qui est rendu possible par la politique humaine et le salut absolu (la sécurité par rapport à tous les maux, l’immortalité individuelle) qui est rendu possible seulement par l’art politique de Dieu, sont mis en relation sans être tout à fait confondus : en compromettant le chemin du salut absolu, les puissances ténébreuses éteignent aussi les lumières qui permettent aux chrétiens de se diriger dans le présent, et le salut relatif est par conséquent compromis lui aussi. L’échec de la politique humaine ne peut être séparé du dévoiement de l’enseignement évangélique. La perspective eschatologique est ainsi placée au cœur de l’histoire intellectuelle et politique. Mais cette centralité traduit aussi le fait que l’origine des questions qui sont adressées à l’histoire sacrée et à l’eschatologie est à situer dans l’actualité politique de la guerre civile.
24L’histoire sacrée a besoin, désormais, d’être secondée, complétée, prolongée par une contre-histoire des ténèbres cléricales et intellectuelles. Il ne suffit plus de retracer l’histoire du royaume de Dieu, mais il faut la tisser avec celle des ténèbres et du sens eschatologique du présent. On passe donc d’une pédagogie divine, qui décrit ce que Dieu a voulu enseigner aux hommes, à travers l’histoire de son art politique, de l’expérience théocratique à son retrait du temps des Hébreux, de son enseignement pastoral avec l’Incarnation visant à enseigner aux hommes à séparer les sphères de la religion et de la politique, pédagogie qui, tout en répondant à l’actualité de la crise, n’en retrace pas l’histoire, à une enquête sur tous les dévoiements possibles de la promesse, et sur son devenir ténébreux.
25En 1651 Hobbes prend pleinement la mesure des effets concrets, historiques, de la structure eschatologique de l’histoire du Salut quand celle-ci est détournée de son sens véritable et utilisée par les clergés en vue du pouvoir. Cette conscience ne fait pas que susciter une historiographie et un regard historique nouveaux, elle hante les parties strictement scientifiques du traité – d’où l’importance accordée aux lumières et aux ténèbres et à leurs effets dialectiques dans l’anthropologie –, comme le discours sur l’histoire sacrée.
26Hobbes reconnaît, certes, que la partie la plus sombre du royaume des ténèbres est celle de ceux qui sont restés étrangers ou indifférents à la révélation. Mais cette concession ne signifie pas que les Évangiles aient eu des effets immédiatement favorables dans l’histoire humaine. Pour le comprendre, il faut analyser la façon dont Hobbes traite de la promesse évangélique.
LE SALUT CHRÉTIEN ET LA POLITIQUE HUMAINE
27Hobbes distingue les promesses de la politique humaine, comme salut relatif (la sécurité matérielle, la préservation de la vie et la protection des dangers de la guerre étrangère et de la guerre civile) des promesses de la vraie religion comprise comme politique divine :
Les joies de la vie éternelle sont toutes comprises dans l’Écriture sous le nom de SALUT, qui désigne le fait d’être sauvé. Être sauvé, c’est être mis en sûreté, soit relativement à tel ou tel mal, soit absolument, à l’égard de tous les maux, y compris le besoin, la maladie, et la mort elle-même28.
28Le salut absolu consiste à être sauvé de la mort et de la précarité, mais Hobbes refuse les interprétations métaphysiques qui en font un dépassement de la finitude. La tradition augustinienne considérait le Salut comme une expérience suprasensible de béatification. Hobbes, dès le début du Léviathan, a rejeté cette interprétation29, pour lui opposer un Salut où le désir se perpétue indéfiniment. Le Salut consiste à être sauvé du péché, c’est-à-dire sauvé de tout ce que le péché nous apporte en termes de maux et de misères : la rémission des péchés et le fait d’être sauvé de la mort et de la misère sont une seule et même chose, puisque mort et misère sont la punition du péché. La fin du péché n’est donc pas celle de la finitude. Il n’y a pas de terme au renouvellement des désirs et de leurs objets, pas de terme à la pluralité des États et à l’état de guerre, même si l’on peut supposer que le royaume de Dieu, après le Jugement, sera invincible. Hobbes suit Isaïe30, qu’il cite longuement, pour prouver que « le salut sera sur terre, quand Dieu régnera, au retour du Christ, dans Jérusalem31 ». Il n’y a pas d’expérience suprasensible avec le Salut, mais seulement une existence nouvelle pour les élus, sur une terre qui reste un lieu d’hostilités.
29Le Christ restaure le royaume mosaïque sur terre, les ressuscités obtiennent un corps incorruptible et ne sont pas sujets à la génération32. Le royaume de Dieu aura à se défendre contre les cités des damnés, condamnés à la mort naturelle : on ne sort pas de la guerre. Hobbes « aligne » le royaume du Salut sur le royaume mosaïque, avec un règne du Christ en homme, au nom du père33. Il s’agit bien d’un royaume, et d’un royaume en guerre, puisque les réprouvés sont bien vivants qui, autour, ont été ressuscités dans une condition mortelle34. Les mortels continuent de faire de la politique, ils ont besoin de science politique et de science morale – il leur faut obéir aux lois naturelles pour être sauvés, « relativement », des maux terrestres. La représentation métaphysique du Salut présente donc un risque pour la politique séculaire des damnés. L’interprétation de Hobbes vise à restaurer, avec les Écritures et contre la tradition, la signification historique et politique du Salut, tout en maintenant la perpétuité de la politique profane.
30La politique humaine continuera donc de valoir après le retour du Christ, à l’extérieur de son règne, pour une humanité de damnés. On ne voit pas en effet pourquoi les damnés, qui, selon Hobbes, continuent de mourir de mort naturelle – telle est en effet leur seule punition – n’auraient pas besoin de principes politiques démontrés, autrement dit, de la science de Hobbes. Son interprétation du Salut ménage cette possibilité, même si les royaumes de damnés se verraient confrontés au royaume du Christ, en un combat dont l’issue serait, pour eux, très improbable.
31Il est très révélateur de remarquer que la conception de l’histoire sacrée chez Hobbes n’est pas centrée sur le christianisme : le messianisme chrétien trouve son origine dans un messianisme et une eschatologie hébraïques, qu’il prolonge par d’autres moyens. Il est un épisode, majeur, mais un épisode tout de même, d’une histoire que Hobbes conçoit comme continue, et non comme finalisée par l’événement chrétien. Le christianisme marque pourtant un point de bascule dans l’histoire du genre humain : il déborde le prophétisme ancien, de toutes parts, en réactualisant la promesse d’immortalité et en l’étendant à l’humanité entière. Hobbes insiste désormais sur le fait que le christianisme, en restaurant la promesse d’immortalité qu’Adam avait perdue en désobéissant et que les pactes abrahamiques et mosaïques ne prétendaient pas reprendre, rompt les anciens équilibres théologico-politiques : tant ceux des Hébreux que ceux des païens. Ce faisant, du point de vue politique il marque à la fois l’insuffisance, pour le politique, du rôle palliatif des anciennes suppléances mythiques et religieuses et la nécessité de produire une nouvelle légitimation de l’ordre théologico-politique global. Comme la crise du mythe de l’État, il ressortit beaucoup plus aux lumières qu’aux ténèbres mais ses premiers effets sont immédiatement ténébreux car il fait basculer l’équilibre de la religion et de la politique : la sacralisation et la politisation qu’ils s’assuraient mutuellement.
32La prétention adamique à la connaissance du bien et du mal est punie par la mortalité. Adam, essaie, comme Ixion, de s’inviter dans le secret des dieux. Hobbes commente peu le récit adamique, même s’il structure l’histoire du Salut, de son début à sa fin. Selon le chapitre 20 du Léviathan, Adam aurait désobéi à n’importe quelle autre interdiction qu’il eût été puni de la même façon ; c’est l’infraction qui compte plus que ses motifs35. Le récit est interprété comme le symbole de l’hétéronomie religieuse et politique, ce qui mérite d’être analysé en rapport avec le mythe d’Ixion qui illustrait la mise en crise du régime païen de l’autorité politico-religieuse sous l’effet de la critique et de la prétention socratique à questionner l’autorité de la loi. Alors que la prétention païenne à l’autonomie n’est punie que par la stasis et par la crise de l’ancien régime de l’autorité dans la polis, la Bible met en scène la conséquence existentielle maximale de la désobéissance : elle la radicalise et lui fait jouer un rôle qui n’est plus du ressort de la politique humaine mais du ressort d’une autre politique, celle de Dieu : Dieu seul peut restaurer l’immortalité perdue, comme il était le seul à avoir donné à Adam cette condition. Dans ce cadre, ce n’est plus la politique humaine qui est rendue problématique, c’est la condition humaine qui est suspendue aux conséquences désastreuses de la désobéissance. Le cadre de la lecture mythique change littéralement d’échelle.
33Avec le Christ, les effets historiques de la réitération de la promesse d’immortalité sont massifs : la politique humaine ne peut plus s’autoriser de la menace d’une punition divine surnaturelle puisque « le royaume du Christ n’est pas de ce monde ». Pour Hobbes, le christianisme, et c’est tout le drame de son dévoiement clérical, est d’abord une doctrine du retrait des clergés et de la séparation radicale des saluts politiques et religieux, peut-être même est-elle la première. En termes de pédagogie divine – nous voulons désigner par là les leçons qu’enseigne l’histoire sacrée – les Évangiles devaient être une leçon inaugurant un âge où les hommes comprendraient la séparation du sacré et du profane. Mais l’effet immédiat de la promesse, avant même le dévoiement clérical catholique, fut une crise du pastorat religieux traditionnel (païen comme juif) car la réactivation de la promesse adamique le déborde, de même qu’elle déborde la politique humaine, non par la nature de la puissance qui gouverne mais par la nature de ce qui est promis.
34La mise en crise de ce qui subsistait de la religion païenne est redoublée par les effets syncrétiques de cette crise puisqu’il y a transfert vers cette « nouvelle religion » des éléments païens – pythagoriciens et platoniciens – susceptibles de la soutenir philosophiquement, comme l’immortalité naturelle des âmes36 : la régénération chrétienne intègre immédiatement des éléments culturels qui vont en affaiblir la pureté. Surtout, elle est contemporaine – très mauvaise rencontre historique – de la chute de l’Empire romain qui va fournir aux évêques de Rome puis aux papes les assises administratives suffisantes à pourvoir l’empire spirituel d’une emprise politique. Selon le Léviathan, la Réforme commence à défaire les conditions institutionnelles des ténèbres médiévales et d’une certaine façon la guerre civile anglaise achève ce processus qui restaure la liberté des chrétiens, de nouveau « libres de suivre Paul, Céphas ou Apollos37 ». Mais cet événement, qui lui aussi ressortit aux Lumières, a des effets, à nouveau, immédiatement ténébreux (le sectarisme et la guerre civile), de sorte que du point de vue de la relation à l’autorité, on voit Hobbes articuler bien souvent deux discours, l’un conservateur et l’autre radical, selon que sa réflexion adopte le point de vue du maintien des suppléances et des régimes d’autorité qu’elles supportent et équilibrent, ou qu’au contraire elle privilégie la valeur de vérité de la doctrine dont procède la mise en crise. Si Hobbes approuve la Réforme et l’accès aux Écritures, si leur confiscation par la papauté est interprétée en maints endroits comme un outil d’enténèbrement qu’il faut absolument supprimer, la diffusion en langue vulgaire est, en beaucoup d’autres, un risque majeur. La confiscation est dépeinte comme un acte de prudence eu égard au moment du « développement historique38 ». La droite interprétation des Écritures et la réflexion historique qui en pense l’insertion politique, qui en mesure les effets à l’intérieur des grands équilibres intellectuels et moraux, se conjuguent.
35L’histoire du royaume de Dieu, la politique divine, en particulier le pastorat et le salut chrétiens, ne sont plus étrangers à la pensée historique profane, ou pour mieux dire, à la pensée historique « tout court » : il ne s’agit pas de dire que Hobbes réintroduirait l’eschatologie dans l’histoire civile, sous la forme d’un providentialisme qui lui donnerait un sens, une direction, mais de bien mesurer à quel point les grandes scansions de l’histoire religieuse déterminent celles de l’histoire politique dans l’Occident chrétien. Les développements de l’anthropologie sur le naturel religieux et sa culture, sur l’histoire intellectuelle et ses grandes scansions, et le déploiement d’une théologie révélée, une théologie du Salut, ne sont pas séparables. N’en est pas non plus séparable l’écriture Du Royaume des ténèbres, histoire critique de l’erreur, de la superstition mais aussi de la fausse philosophie et des mauvaises interprétations historiques.
36Les ténèbres sont une entrave pour la diffusion de la science civile, au moins autant que pour l’audition des Écritures. Elles sont le moment ou bien le lieu théoriques d’une convergence des problèmes politiques et religieux, un nœud autour duquel une nouvelle perspective sur les problématiques à l’œuvre dans le Léviathan peut se constituer. En elles convergent les thèmes et les inflexions nouvelles que nous avons citées dans l’introduction de cette partie : l’intérêt anthropologique pour la condition historique, la dimension eschatologique de l’histoire sacrée, le traitement critique et historiographique de l’actualité anglaise.
37Dans le Léviathan, la perspective de l’exégèse est secondée par celle du royaume des ténèbres et l’une ne se comprend pas sans l’autre. La raison de cette évolution réside dans l’importance donnée au Salut et à l’eschatologie, dont la crise anglaise a révélé toute l’importance dans le déroulement de l’histoire politique. L’histoire sacrée devient le pivot d’une réflexion sur l’histoire qui intègre toutes les dimensions des récits que les classifications des savoirs tendaient jusque-là à séparer : l’histoire prophétique comme l’histoire politique, l’histoire intellectuelle et l’histoire de l’Église. Certes, l’histoire prophétique, exclue de la classification des connaissances du chapitre 9, reste une histoire singulière en tant qu’elle est l’histoire d’une révélation donnée pour transcendante aux événements civils. Mais par ses effets sur l’histoire profane, la propagation du monothéisme puis du christianisme et de sa forme catholique, elle ne peut pas, dans le cadre d’une réflexion globale sur l’histoire, en être exclue. Les deux histoires, civile et sacrée, sont devenues complètement inséparables lorsqu’il s’agit de comprendre les ruptures, les progrès et les crises de l’Occident chrétien : de la religion de Moïse à l’apparition du christianisme, puis de la constitution des Églises paléochrétienne, chrétienne, catholique à la Réforme et à la crise anglaise, de la constitution des premiers clergés chaldéens, des sectes et des écoles grecques, jusqu’aux sciences et aux pseudosciences modernes, Du Royaume des ténèbres articule toutes les dimensions disponibles des récits, les ramène finalement à un même cadre dont il faut souligner qu’il n’a rien de providentiel ou du prophétique : il est fait de rencontres accidentelles qui provoquent la formation de séquences politiques et religieuses, des cycles et des crises. D’ailleurs, tout l’intérêt de la réflexion historique de Hobbes consiste à montrer que les séries ne sont pas indépendantes, qu’elles se nouent et se nourrissent de leurs effets réciproques, parfois jusqu’au désastre, qu’il y a des cycles religieux qui croisent des parcours politiques et que c’est à partir de leur rencontre que l’on peut comprendre les sources des discordes présentes.
TÉNÈBRES ET CONDITION HISTORIQUE
38Dans le texte qui suit l’incipit du Royaume des ténèbres, Hobbes cherche à nouer autour du concept de ténèbres, la variété des figures de la condition humaine qu’il a décrite dans l’anthropologie :
De même que les hommes qui sont entièrement privés, depuis leur naissance, de la lumière de l’œil du corps, n’ont pas la moindre idée d’une telle lumière, et de même aussi que nul ne conçoit dans son imagination une lumière plus grande que celles qu’il a une fois ou l’autre perçue par ses sens externes : de même pour ce qui est de la lumière de l’Évangile et de celle de l’entendement, nul n’en conçoit un degré plus haut que celui qu’il a déjà atteint. De là vient que les hommes n’ont pas d’autre moyen de reconnaître les ténèbres où ils se trouvent que de raisonner sur les malchances imprévues qui leur échoient sur leurs chemins. La partie la plus sombre du royaume de Satan est celle qui est à l’extérieur de l’Église de Dieu, c’est-à-dire parmi ceux qui ne croient pas dans Jésus-Christ. Mais nous ne pouvons pas dire pour autant que l’Église jouisse, comme le pays de Gessen, de toute la lumière nécessaire à l’œuvre que Dieu nous a enjoint d’accomplir. D’où vient-il que dans la Chrétienté, il y ait eu presque depuis le temps des Apôtres, une telle manie chez les hommes de se déloger les uns les autres, à la fois par la guerre étrangère et par la guerre civile, de leurs places respectives ? Et une telle façon de trébucher à chaque petite aspérité que leur présente leur fortune, et à la moindre élévation de celle des autres ? Et une telle diversité des manières de poursuivre le même but, la félicité, si ne se trouvait pas entre nous une Nuit, ou au moins, un brouillard ? Nous sommes donc encore dans les ténèbres39.
39Nous retiendrons deux perspectives significatives, où se croisent histoire et anthropologie. D’abord une forme de « présentisme », essentiel aux ténèbres : les hommes sont livrés à la contingence et à l’accident du fait de leur finitude. Ils ne peuvent mesurer les ténèbres dans lesquels ils sont pris faute de pouvoir, comme l’aveugle, concevoir la lumière, c’est-à-dire mesurer leurs manques et leurs imperfections. Pour reprendre une expression kantienne, commentant l’ignorance socratique, ils n’ont pas la science de leur inscience (1). Les ténèbres rendent ensuite problématique la course vers la félicité : celle-ci prend l’apparence terrifiante d’une course désordonnée où tous se font trébucher : Hobbes articule donc une catégorie historique, un concept de l’époque, avec la plus ancienne description qu’il donnait de la condition humaine (dans les Elements), celle de la course, rendue encore plus problématique du fait du brouillard intellectuel et religieux. Or, cette condition naturelle est articulée, d’une façon qui reste à préciser, aux thèmes de la promesse du Salut, visiblement impuissante, de la reformatio et de la chute (2).
40(1) Plus encore qu’une époque ou qu’une période spécifique de l’histoire, les ténèbres sont un régime d’historicité. La lumière des sciences et des Évangiles est comparée à la lumière corporelle : un aveugle ne peut se former une idée de la lumière, pas plus qu’il ne peut se former une idée des ténèbres ; de même, les hommes ne peuvent concevoir un degré de lumière plus haut que le degré qu’ils ont déjà perçu, et ce même s’ils ont expérimenté l’échelle des degrés inférieurs. Rapportée à la science et aux Évangiles, la similitude implique que nous ne pouvons nous représenter la finitude du savoir qu’à partir de l’expérience des bornes que nous éprouvons. Conformément à la comparaison avec la vision, ni l’aspect provisoire, ni l’envers ténébreux de ces bornes ne peuvent être perçus, sinon grâce au spectacle désastreux de leurs conséquences pratiques. Prenant la finitude relative des bornes du savoir actuel, pour une fin, un terme, quand bien même ils seraient capables de se faire une idée des progrès accomplis dans l’ordre du savoir, ce qu’ils ne font pas faute d’une histoire intellectuelle authentique et d’une forme de modestie quant à leurs capacités, ils ne seraient pas conscients des progrès qui sont encore possibles.
41La vanité, la vaine gloire ou la vanité intellectuelle de celui qui, parce qu’il est proche de son intelligence, la juge supérieure à celle des autres40, ou de celui qui, si l’on nie la réalité de son inspiration ou la qualité de son érudition, enrage et défend sa doctrine par la force et la conspiration41, trouve ici un champ d’application historique. Or, que la vanité soit présentée comme une des dimensions du rapport au temps peut paraître inattendu. Le lecteur du Léviathan sait pourtant qu’elle trouble le rapport des hommes à l’Antiquité, et plus généralement qu’elle empêche une juste estimation des œuvres du passé : si l’on rivalise avec des vivants, qu’il faut rabaisser, il devient naturel d’attribuer aux anciens plus que leur dû, « afin de pouvoir mieux obscurcir la gloire » des premiers42. La vanité n’est pas étrangère à la constitution de l’argument d’autorité et au blocage des progrès scientifiques. Mais l’originalité ici, notamment par rapport à la critique baconienne de la fausse clôture vaniteuse des savoirs métaphysiques, consiste à articuler la vanité aux affects consubstantiels à la finitude – le désir et la crainte. Les hommes semblent se reposer de la crainte dans la tranquillité des faux savoirs, qui les précipitent par leurs échecs dans une crainte plus grande encore. Le thème du mauvais rapport à la finitude est ensuite mis en relation avec l’absence de maîtrise des processus historiques, l’idée de Hobbes étant que la maîtrise de ceux-ci, maîtrise de notre cheminement sur la route du temps, dépend de l’avancement des sciences, et que ce dernier est fonction de la conscience critique du pouvoir cognitif qui enveloppe une certaine modestie quant à notre finitude. Puisque les hommes se considèrent comme suffisamment élevés dans la connaissance de leurs propres forces, parce qu’ils ne peuvent concevoir un degré plus élevé de savoir, ils négligent la culture scientifique et évangélique et éprouvent nécessairement des échecs successifs. Hobbes rappelle donc l’aspect absolument essentiel de la connaissance de soi, d’une connaissance de soi qui ne se contenterait pas de l’introspection anhistorique présentée dans l’introduction au Léviathan, mais d’une connaissance de l’histoire de l’humanité.
42Les hommes semblent enfermés dans la satisfaction présente et leur impuissance ne leur est manifestée que par des échecs imprévus. Leur rapport au temps n’est pas construit à partir d’anticipations rationnelles, ce qui supposerait de prendre acte de leurs puissances et de leurs impuissances, mais il est subi. Il est alors vécu comme une malchance – comme un effet de la fortune – et non comme une nécessité interne. En effet, seule une véritable lucidité sur leur degré d’élévation intellectuelle et religieuse pourrait faire apparaître les progrès qui sont possibles et les crises qui s’annoncent.
43Hobbes illustre au fond le paradoxe de la condition historique : si ontologiquement, tout est nécessaire, l’histoire prend nécessairement l’aspect de la contingence. Il y a un décalage entre la nécessité objective de l’histoire et l’expérience subjective de l’histoire, rapport qui est constitutif de notre finitude. Hobbes le combine d’une façon très adroite au thème chrétien de la reformatio : la lumière est toujours déjà là comme enfermée dans les Évangiles, en même temps que toujours à comprendre, déchiffrer et accomplir43. Dans le modèle de la reformatio, il y a cette affirmation d’un progressus indefinitum des hommes vers un but qu’ils ne sont pas capables d’atteindre sans la grâce, mais que celle-ci, d’une certaine façon, leur a toujours garantie par la foi. À la reformatio comme cheminement vers la compréhension de ce qui a toujours déjà été proposé, mais jamais vraiment déchiffré, Hobbes conjugue la condition d’indétermination qui caractérise les essais hasardeux des hommes sinon livrés à eux-mêmes, en tout cas faiblement guidés par les lumières des Écritures et de l’entendement.
44(2) Avec la course, Hobbes reprend une métaphore datant des Elements (I, chap. 9) qu’il avait décidé d’abandonner dans l’éthique du Léviathan. Dans ce texte célèbre, le désir était effort pour rester dans la course ; le fait de s’attarder, sensualité ; de chercher à dépasser le prochain, émulation ; de chercher à prendre sa position et à le faire tomber, envie ; de perdre du terrain en regardant derrière soi, vaine gloire ; et l’abandon de la course, la mort. Mais même si Hobbes signalait qu’elle ne comportait pas de ligne d’arrivée, ni de trophée, la course était jugée trop utilitariste et trop finalisée44 pour figurer la nature du désir : elle suppose déjà que les hommes courent dans le même sens. La course figure la comparaison différentielle des pouvoirs, comme si l’homme ne pouvait mesurer son pouvoir qu’en dépassant les autres ou en regardant leur position dans la course. Tout l’intérêt de ce passage est de la voir reprise à un niveau historique plus qu’anthropologique : s’il est difficile de concevoir que les hommes courent dans la même direction, il est possible d’imaginer des communautés humaines le faisant dans un cadre temporel, celui de l’histoire religieuse et politique, comme si les communautés étaient capables d’une linéarité dans le devenir que Hobbes refuse désormais aux individus.
45Sans la récuser, Hobbes lui préfère, dans l’anthropologie de 1651, une figure cyclique, circulaire, dont la course n’est qu’un effet. En effet, si le désir est un incessant renouvellement dont la visée n’est pas une finis ultimus ou un summum bonum, mais l’ensemble des conditions assurant la route des désirs futurs, ce que l’on désire c’est pouvoir continuer de désirer, et éventuellement plus et mieux45. La circularité du désir a pour effet, dans la société, une lutte pour conquérir pouvoir après pouvoir. Elle a aussi pour effets la crainte et l’anxiété face à l’avenir, qui suscitent des cultures religieuses dont certaines promettent l’immortalité. Cette figure nouvelle du désir est celle de Prométhée, sur laquelle nous reviendrons dans le développement suivant.
L’ENRACINEMENT ANTHROPOLOGIQUE DE LA CONDITION HISTORIQUE
46Dans l’éthique du Léviathan Hobbes réserve un chapitre entier à la religion, tandis que dans le De Cive, le fait religieux était traité dans une partie expressément dévolue à la « Religion » (III), et ce dans un rapport toujours étroit à la religion révélée, c’est-à-dire dans les limites de ce que les Écritures peuvent autoriser en termes de naturalisme. Pourtant, ce fait n’est pas en soi une nouveauté. En effet, le chapitre 11 des Elements traitait déjà de la religion, en particulier du christianisme, à l’intérieur de la partie du traité intitulée Human Nature. Pour autant, la religion chrétienne, était-elle déjà conçue, dans les Elements, comme un fait anthropologique ? Était-elle pensée comme une production humaine, générée depuis les passions et cultivée sur un modèle analogue aux autres pouvoirs humains, c’est-à-dire sujette à une histoire ?
47À observer le titre du chapitre 11 des Elements, « Quelles imaginations et quelles passions les hommes ont-ils à l’endroit des noms des choses surnaturelles46 », l’angle du traitement se distingue radicalement de celui du Léviathan, qui, plus classiquement intitulé De la religion (Of Religion), s’emploie, depuis les passions de curiosité et d’anxiété, à déduire les germes d’un naturel religieux et les cultures diverses selon lesquelles ceux-ci peuvent être amenés à se développer – de fait, ils le sont toujours, un état naturel de la religion étant, semble-t-il, impossible.
48Dans les Elements, il s’agit d’abord de montrer les limites de la connaissance de Dieu (§1 à 3), puis la façon dont il s’adresse aux hommes dans les Écritures (§3), de traiter de la croyance aux esprits (§4, 5 et 6), puis de cette croyance dans le contexte des Écritures (§7), de la foi et de l’autorité des Écritures (§8, 9 et 10), et enfin, mais seulement en deux paragraphes à la fin du chapitre, du culte et des passions que ce culte implique – et notons que culte (worship) n’est pas culture.
49On remarquera donc que ce parcours ne se propose pas une genèse, depuis des passions plus fondamentales, du naturel religieux, ni une distinction, ensuite, des différentes cultures de ce naturel, le paganisme et la vraie religion, autant d’enjeux centraux dans le Léviathan. Ce qui est frappant est que dans le texte de 1640, la religion des Écritures est comme un donné dont on analyse les effets sur les pouvoirs cognitifs et moteurs. Le Léviathan part au contraire de l’universalité d’un naturel, qu’il a fallu engendrer à partir de la curiosité et de l’anxiété, pour ensuite décrire deux formes de culture de ce même naturel.
50Il y a, certes, une forte discontinuité entre la culture païenne, qui repose sur l’inventivité des hommes, et la culture chrétienne de ce naturel, qui suppose que Dieu lui-même cultive, qu’il implante lui-même un germe spécifique dans des prophètes. Mais ces derniers sont, quant à eux, dans la position des cultivateurs qui ont à agir sur un naturel religieux commun avec celui des païens.
51Nous nous concentrerons d’abord sur la genèse du naturel religieux, pour suivre ensuite la façon dont Hobbes différencie les formes de la culture religieuse, selon qu’elles sont « vraies » ou « fausses ». Ceci nous permettra de mieux comprendre l’enracinement anthropologique de la religion, y compris lorsqu’elle est « vraie » et qu’elle se propose le Salut absolu. Ainsi pourrons-nous établir que ce sont les régimes de l’historicité religieuse qui constituent le soubassement de l’idée hobbésienne de l’histoire, avant d’en observer les effets théoriques dans ce que nous commençons de concevoir comme une anthropologie historique.
UNE GENÈSE DEPUIS LES PASSIONS
52La religion, quelle que soit sa culture, païenne ou chrétienne, est une forme de crainte : en effet, « la crainte d’une puissance invisible forgée par l’esprit ou imaginée à partir de récits [tales] permis publiquement [est appelée] RELIGION », écrit Hobbes au chapitre 6, et il ajoute : « SUPERSTITION s’ils ne sont pas permis. Et quand la puissance imaginée est vraiment telle que nous l’imaginons VRAIE RELIGION47. »
53Cette définition n’est pas encore une genèse depuis les passions fondamentales que nous avons évoquées. Certes, la religion s’identifie à une passion, la crainte, mais le chemin qui y conduit associe crainte, anxiété et curiosité. Surtout, le rapport aux récits, ici tales, ce qui fait signe vers le mythe et la fiction plutôt que vers une histoire sacrée que Hobbes définit, au chapitre 33, comme « le registre véridique de ce que les prophètes ont dit et fait », est présenté, déjà, comme déterminant, non pas pour la religion comme forme spécifique de passion mais pour la religion comme culture instituée de cette passion portant sur les puissances invisibles. Comme fait social, la religion implique a minima la « communauté du récit »48.
54Quant au fait de définir la vraie religion d’une façon réaliste, comme si nous pouvions imaginer Dieu, et ainsi valider la croyance, elle ne fait sens qu’à l’intérieur d’une sorte de « théologie négative », un discours mental véridique qui ne prétendrait pas dire positivement ce que Dieu est. Sur ce plan-là, la vraie religion n’est pas vérifiable : il faut seulement conjecturer que le Dieu que nous nommons est conforme aux attributs que nous pouvons négativement concevoir de lui.
55L’aspect le plus décisif pour le problème de l’histoire réside dans ce rapport de la crainte à un récit, c’est-à-dire à un certain rapport au temps, au passé et à l’eschaton – les origines et la destination décrites par le mythe ou par l’histoire prophétique. Ce rapport au temps intervient de façon décisive dans la genèse anhistorique du naturel religieux qui s’engage au chapitre 11.
56Hobbes part en effet de la condition anxieuse de l’humanité : « l’anxiété de l’avenir dispose à s’enquérir des causes des choses » et cette connaissance « rend l’homme d’autant plus apte à ordonner le présent en vue de son plus grand profit »49. L’anxiété est le corrélat existentiel de la curiosité. Rares sont les hommes en effet dont la curiosité ne repose que sur un amour désintéressé de la connaissance des causes. C’est à propos de ceux-ci que Hobbes mentionne l’issue presque religieuse de l’enquête sur les causes : ils aboutissent à l’idée qu’existe une cause sans cause, non pas par intuition ou démonstration, c’est-à-dire avec évidence, mais plutôt en supposant qu’il y a une cause première, comme s’ils s’épuisaient dans la recherche et comme si, pour remédier à cet épuisement, ils faisaient la supposition de l’existence d’une cause première. Comme des aveugles-nés qui sentent le feu sans le voir, les hommes sentent qu’il y a un Dieu mais ne savent pas ce qu’il est. À suivre la métaphore des hommes rassemblés autour du feu, il faut que certains hommes disent aux aveugles le nom de cette première cause50. Qui sont-ils ? Sont-ils, comme eux, des hommes ordinaires qui prétendent ou croient le voir, ou bien de vrais prophètes ayant bénéficié d’une révélation par sensation surnaturelle ? Le texte, pour l’instant, n’en dit rien. Les autres hommes, exclus de la réunion autour du feu, « qui se livrent peu, ou pas du tout, à l’investigation des causes naturelles des choses, sont cependant enclins, sous l’effet d’une crainte provoquée aisément par leur ignorance touchant ce qui a le pouvoir de leur faire beaucoup de bien ou de mal » sont conduits « à supposer et à se forger à eux-mêmes plusieurs espèces de puissances invisibles » et « à éprouver une crainte religieuse à l’égard de leurs propres imaginations »51. La fonction fabulatrice est alors spontanée ou orientée par une culture.
57La première forme de religiosité procède donc d’une curiosité qui n’est pas entravée, et qui est comme exempte de crainte. Mais pour qu’il y ait religion véritable, conformément à la définition du chapitre 6, il faut que la cause première, éternelle et toute-puissante, devienne un Dieu à craindre, qui récompense, qui châtie et qui exerce une providence judiciaire sur le monde. Comme nous l’avons vu52, c’est parce que les hommes, sauf l’Abraham du De Cive, échouent à comprendre cette royauté naturelle, que celle-ci n’est pas suffisante pour ordonner le droit et les lois naturelles, et que non seulement l’artifice du pacte reste nécessaire, mais aussi que la foi en les Écritures joue un rôle décisif dans la compréhension de la providence divine.
58Au chapitre 12, Hobbes semble renverser le rapport entre l’anxiété et la curiosité qu’il avait décrit au chapitre 11. C’était la première, qui, même chez les ignorants, en tout cas chez ceux qui aiment le moins la connaissance ou que l’intensité de leur anxiété empêche de mener une recherche désintéressée, conduisait vers cette curiosité minimale qui débouchait sur le polythéisme. Maintenant, il y a cercle : c’est bien la curiosité qui suscite une nouvelle anxiété y compris chez les curieux de nature : « en effet, étant assuré que toutes les choses qui se sont produites jusqu’ici, ou se produiront dorénavant, ont une cause, il est impossible à un homme qui s’efforce continuellement de s’abriter du mal qu’il redoute et de se procurer le bien qu’il désire, de ne pas être dans un souci perpétuel de l’avenir »53. Le renversement du rapport curiosité-anxiété marque l’intrication des pouvoirs moteurs et cognitifs : les hommes anxieux de leur fortune à venir enquêtent sur les causes afin « d’ordonner d’autant mieux leur présent54 ». Cette aptitude leur révèle de possibles réitérations et augmente leur anxiété. Aussi, se trouvent-ils tous dans une condition prométhéenne.
PROMÉTHÉE ET L’HISTOIRE
59En 1651, Prométhée devient le symbole de la condition religieuse. Cet usage du mythe est privilégié dans l’esprit de Hobbes, puisque Prométhée n’est plus évoqué pour figurer la créativité politique :
Aussi, tous les hommes, et spécialement ceux qui voient le plus loin, sont-ils dans un état semblable à celui de Prométhée : car de même que Prométhée (dont le nom, une fois traduit, donne l’homme prudent) était attaché sur le mont Caucase, endroit d’où la vue s’étend fort loin, et où un aigle qui se nourrissait de son foie dévorait le jour ce qui en renaissait dans la nuit, ainsi l’homme qui regarde trop loin devant lui par souci de l’avenir, a le cœur rongé tout le jour par la crainte de la mort, de la pauvreté ou de quelque autre malheur : et son anxiété ne connaît ni apaisement ni trêve, si ce n’est dans le sommeil55.
60Prométhée est le symbole de l’homme prudent et curieux, de celui qui « voit loin ». Comme tout bien, dans la pensée de Hobbes, sa puissance d’anticipation comporte un envers ténébreux : celui-ci, pourtant, ne relève pas d’un mésusage, d’une illusion ou d’un dévoiement de la puissance de l’imagination. La prudence, dont Prométhée est la figure paradigmatique, est immédiatement associée à l’anxiété : curiosité et prudence l’augmentent plus qu’elles n’y mettent fin. Comme nous le montrerons en étudiant plus précisément les catégories de l’historicité dans l’anthropologie, elles n’arrachent pas à la finitude, mais y enfoncent.
61En 1651, la démiurgie politique n’est plus condamnée mais semble relever de l’affirmation de l’autonomie humaine. La démiurgie prométhéenne n’est plus, pour l’auteur du Léviathan, le signe de l’ubris, mais de la nécessité pour les hommes de créer, de mobiliser leur inventivité en imitant la création divine. La démiurgie réprouvée encore dans la deuxième édition du De Cive est désormais une façon pour l’homme de « passer l’homme ». Certes, Prométhée est encore enchaîné quand il illustre la condition religieuse mais il est libre, dans l’attente du Salut, de créer des États, que ceux-ci soient monarchiques, aristocratiques ou démocratiques. De 1646 à 1651, quelque chose s’est évidemment produit, qui conduit Hobbes à innocenter Prométhée : la stabilisation politique inattendue de ces pseudo-régimes encore désavoués en 1646.
62L’interprétation qui verrait Hobbes substituer la science comme technè de la prédiction à l’anticipation religieuse doit être exclue puisque même Prométhée, l’homme prudent, reste dévoré par cette anxiété qui détermine le caractère co-essentiel de l’anticipation et de la religiosité. Mais, objectera-t-on, l’épistémologie de Hobbes distingue très nettement anticipation prudentielle et anticipation savante. La figure de Prométhée serait alors le symbole d’une prudence qu’il faudrait dépasser. Pour Strauss, « la science politique de Hobbes ne se tourne […] pas simplement contre la science politique de la tradition, mais également contre toutes les normes, toutes les valeurs qui reposent sur l’opinion, contre toute morale vulgaire, préscientifique ». Il ajoute que « l’idéal d’une philosophie politique exacte, scientifique, signifie donc que seule la science découvre à l’homme les buts auxquels devront obéir sa volonté et son action »56. La science devrait permettre à l’homme de dépasser les anticipations non seulement insuffisantes de la prudence, mais dangereuses lorsqu’elles s’appuient sur une eschatologie, figurée ici par la vue perçante, mais illusoire, de Prométhée.
63Pourtant, si Hobbes s’évertue à distinguer science et prudence dans les chapitres précédents du Léviathan, il est impossible de faire de Prométhée un emblème de l’insuffisance de la prudence. La science n’est d’ailleurs pas vouée à faire disparaître les anticipations prudentielles. Elle améliore la prudence sans pour autant se substituer à elle : le savant est d’autant plus prudent qu’il est savant et partant, le philosophe ne peut pas, semble-t-il, se dérober à cette condition prométhéenne. Il est même plus susceptible d’en souffrir que les autres, voyant plus loin que ceux qui se réfugient dans un polythéisme étroit.
64La conscience qu’avait Hobbes de l’enracinement anthropologique de la prudence n’explique pas seulement l’intérêt que représentait pour lui l’histoire du Salut, mais également l’intérêt de l’écriture d’une histoire civile se donnant une certaine hauteur sur les reliefs de l’histoire : dans le Béhémoth, la métaphore de la montagne du diable, promontoire d’où l’on peut observer non seulement la nature humaine mais toute l’histoire humaine, le confirme57.
65Hobbes n’est pas le premier à avoir utilisé la figure de Prométhée pour illustrer la condition religieuse. Bacon l’avait fait avant lui dans De Sapientia Veterum. Du reste, avant même de comparer ces deux utilisations de la fable, on peut mesurer l’évolution de la figure prométhéenne à l’intérieur même de la pensée de Hobbes, qui l’avait mobilisée dès 1646, dans la seconde édition du De Cive, comme nous l’avions repéré plus haut. Nous avons vu qu’en 1651, il n’est plus question de punir l’inventivité de Prométhée. Mais dans ce nouvel usage de la figure du titan, c’est le pendant fataliste de la démiurgie (l’éternel retour de l’aigle), l’autre facette de la condition historique de l’humanité, qui est envisagée.
66De ce point de vue, le texte le plus célèbre par rapport auquel Hobbes a à se situer est celui de Bacon. Ce dernier avait utilisé la fable pour illustrer quelque chose qui est de l’ordre de la métis prêtée à Ulysse. Prométhée a désobéi aux dieux en offrant aux hommes la technique et les sciences, plus rusé qu’Épiméthée, il refusait d’ouvrir la boîte de Pandore, empêchant ainsi « les guerres, les tumultes et tyrannies qui tirent leur origine de la même source », cette « volupté » dont « ont découlé une infinité de maux pour l’esprit, le corps et la fortune des hommes […], et qui affectent non seulement l’état des individus, mais aussi les royaumes et les républiques »58. Ceci revenait à reconnaître, très indirectement certes, que Prométhée avait joué son rôle dans la diffusion d’un savoir sur la politique, et à prendre ses distances, au moins en ce sens, avec Protagoras. Bacon écrivait que « les disciples de Prométhée […] sont des hommes extrêmement prudents, qui considèrent attentivement le futur » contrairement aux « sectateurs d’Épiméthée », qui sont « imprévoyants et incapables d’envisager les choses à longue échéance »59. Mais la prévoyance de Prométhée s’accompagnait déjà de « la privation de nombreuses voluptés et de bien des joies de l’existence60 ». Les prométhéens « trompent leur naturel et, ce qui est pire, sont tourmentés et accablés de craintes intérieures, de soucis et d’inquiétudes » ; en outre, « liés à la colonne de la Nécessité, ils sont torturés par d’innombrables pensées (voltigeant comme l’aigle par lequel elles sont signifiées) qui leur piquent, mordent et rongent le foie »61. Le lecteur reconnaît la description de l’anxiété décrite par Hobbes au seuil des chapitres 11 et 12 du Léviathan : Prométhée « ne connaît ni apaisement ni trêve, si ce n’est dans le sommeil » quand le Prométhée de Bacon ne connaît « que quelques brefs moments de soulagement et de répit, pour retomber aussitôt après dans des craintes et des angoisses nouvelles62 ».
67Bacon interprétait son supplice, sur le mont Caucase, « à la lacération de ses entrailles » indéfiniment répétée, comme la punition d’un sacrilège, l’agression de Minerve. Le supplice était le symbole de la tentation humaine « d’assujettir la sagesse divine aux sens et à la raison ; d’où il suit nécessairement une perpétuelle lacération de l’esprit et une souffrance sans merci63 ».
68C’était l’ubris de la curiosité humaine qui était punie en Prométhée, selon De Sapientia Veterum, dans une interprétation assez proche du récit adamique, et Bacon avait l’habileté de la doubler, en contre-chant, d’une critique envers les théologiens qui veulent « mastiquer » les mystères de la foi, les soumettre à la raison, alors que ceux-ci devraient être avalés sans ratiocinations. La fin du chapitre rapprochait la figure de Prométhée enchaîné de celle du chrétien, comparable à celle de Of Adversity64. Il voyait dans la libération de Prométhée par Hercule, non sans les précautions d’usage visant à hiérarchiser sagesse païenne et sagesse chrétienne, « une correspondance aux mystères de la foi chrétienne » : Hercule, figure christique, traverse, dans une coquille de grès, les océans, « et semble présenter une image du verbe divin » venu libérer l’humanité65.
69Dans la version de Hobbes, Prométhée n’est jamais libéré. C’est sans doute le point le plus important. Ce pessimisme ne manifeste pas une incrédulité particulière quant à la promesse du Salut mais une façon de resituer la condition religieuse sur le sol de l’attente et de la souffrance, ce qui apparenterait plutôt son interprétation à un certain luthérianisme.
70Même si le Salut est toujours possible, il n’est pas représenté dans la séquence mythique. Hobbes refuse aussi l’interprétation baconienne de la punition comme figure de la chute, du mythe adamique ou de la prétention à percer le mystère qui caractérise les développements récents de la théologie : cette condition n’est pas une punition, elle est « d’essence ». De ce fait, elle signe l’un des aspects tragiques de la condition humaine : Prométhée voit très loin en haut du mont Caucase, et la culture religieuse la plus vraie est justement celle qui est capable de lui faire voir le plus loin : au-delà même de l’histoire, ou plutôt, puisque nous verrons que le Salut n’est pas la fin de l’histoire, au-delà en tout cas du segment du retrait divin, dans l’espérance de son retour. Mais ce que Prométhée aperçoit, ce n’est pas le retour du Christ, ou Hercule sur sa barque, c’est le retour éternel de l’aigle dévorateur. La promesse est dialectisée dans la métaphore prométhéenne : parce que la vraie religion nous donne l’occasion de voir le plus loin possible, elle nous donne aussi l’occasion de la plus grande anxiété possible, puisque, sur l’horizon de la promesse, c’est le retour de l’aigle qui est perçu toujours plus tôt, en vertu de la vue perçante à laquelle accède le chrétien. De ce fait, toute religion, y compris celle qui se construit sur l’histoire d’un Salut linéarisé, vectorisé, est sujette à l’anxiété du cycle. La linéarité de la vraie religion reste vécue sur le mode de l’éternel retour. Cette articulation de la linéarité de la promesse et de l’expérience décourageante du cycle trouvera un écho dans la suite du texte, quand Hobbes décrira les cycles de construction et de déclin qui affectent même le christianisme.
UNE NOUVEAUTÉ DU LÉVIATHAN : LE CONCEPT DE CULTURE
71La notion de culture est une innovation majeure du Léviathan et cela a été perçu par certains commentateurs66. La première utilisation explicite du mot « culture » se trouve au chapitre 8 et est définie en opposition à l’esprit naturel obtenu « sans méthode, culture ou instruction ». Puisque l’esprit acquis est défini ensuite par la méthode et l’instruction sans mention explicite de la culture, on peut supposer que « culture » et « instruction » sont des équivalents, du moins dans ce contexte67.
72Au chapitre3, Hobbes distinguait les facultés qui sont des plants naturels (naturally planted in him) et les autres facultés, spécifiques à l’homme, qui sont « acquises et augmentées par application et industrie » et pour la plupart des hommes « apprises par instruction et discipline »68. Hobbes distingue donc, en matière d’esprit acquis, ceux qui inventent les acquisitions scientifiques et ceux à qui elles sont ensuite enseignées. La culture, comme instruction, est donc ici une partie de l’art humain qui transforme la cognition : le moment de la propagation des inventions au grand nombre.
73Mais la première utilisation développée du mot « culture » se trouve au chapitre 12, au chapitre qui précède l’exposé de l’état de guerre. Le concept de culture déborde, dans ce contexte, celui d’instruction scientifique.
74Les plants (plants) sont maintenant des germes (seeds) et ces germes, à la différence des plants naturels du chapitre 3, sont explicitement dits propres à l’homme69. Ces germes ne sont pas seulement cognitifs : ils sont les effets cognitifs – opinion qu’il y a des esprits, ignorance des causes secondes, action de pronostiquer à partir des casual things – et pratiques – la dévotion, le culte – d’une passion, la crainte70. À la différence du chapitre 3, si Hobbes parle de germes plutôt que de plants c’est peut-être pour suggérer le fait que ces germes, pris isolément, c’est-à-dire coupés de tout développement résultant d’une culture, seraient invisibles à l’œil nu – contrairement à des plants. Ceci conduit à se demander si la destruction de toute religion instituée, comme c’est le cas au chapitre 13, peut nous ramener à un état où les germes existeraient en l’absence de tout effet d’une culture présente ou passée.
75Au chapitre 12, la destruction de telle ou telle culture du naturel religieux n’aboutit pas de facto à un état de nature parce que toute religion déclinante est immédiatement surmontée par une autre institution religieuse. Le christianisme succède immédiatement au paganisme dans le monde méditerranéen. Hobbes n’a d’ailleurs pas besoin de faire abstraction des cultures religieuses pour isoler le germe, il opère plutôt par abstraction des différences entre les cultures qui le révèlent71.
76On peut d’abord être surpris du fait que les mots worship et culture, utilisés largement au chapitre 12, soient si tardivement définis. Une explication possible consisterait à dire que la définition de worship va particulièrement faire scandale lorsqu’elle vise le culte divin, si bien que Hobbes la pratique avant de l’expliciter. En effet, culture et worship sont bien deux manières de cultiver quelque chose pour en tirer un bénéfice72. Dans le premier cas les objets « dont nous tirons avantage […] nous sont assujettis », comme la terre ou l’esprit des enfants que l’on éduque. Dans le second, l’objet n’est pas assujetti et il s’agit alors « non par la violence, mais à force de prévenances, d’amener la volonté des hommes à concourir à nos desseins », autrement dit de « courtiser, ce qui signifie gagner la faveur de quelqu’un par de bons offices : par exemple par des louanges, par la reconnaissance de sa puissance, et en général par tout ce qui peut plaire à celui dont on attend un avantage »73. Deux exemples de worship sont donnés, celui de Publicola, qui rendait un culte au peuple, et celui du Cultus Dei. Ce rapprochement a encouragé des lecteurs à prêter à Hobbes une conception machiavélienne de la religion et l’intention de faire du christianisme une « religion civile74 ». Nous montrerons les limites de ces hypothèses dans un autre lieu, et nous nous contenterons de remarquer, pour le problème qui nous concerne, que la relation au divin est pensée sur le modèle des relations de puissances humaines. Nous serons amenés à largement y revenir lorsque nous étudierons la façon dont Hobbes qualifie l’expérience chrétienne more historico75.
77Le concept de culture permet-il de penser de façon cohérente l’action politique du souverain ? Quand un souverain agit sur l’esprit de ses sujets et sur leurs désirs de puissance pour en obtenir un bénéfice, on usera du mot « culture » (au sens plein) si on dépasse l’action ponctuelle pour développer une pratique ou un travail de longue haleine, comme un enseignement institutionnalisé par exemple. Ces activités délibérées, si on néglige le cas où l’un des termes de la relation est une chose, correspondent assez bien à ce que Foucault appelle « relation de pouvoir » : une relation où un homme veut agir sur un autre pour transformer sa conduite, sans que cette action se réduise à la pure contrainte. Certes, Hobbes ne semble faire appel à la persuasion que dans le cas du culte dont l’objet n’est pas assujetti au cultivateur. Dans le cas de la culture – et il a manifestement d’abord en tête la culture de la terre –, « le profit qu’elles [les choses cultivées] nous procurent suit le travail que nous leur consacrons, comme un effet naturel76 ». On sait cependant que la culture des esprits n’est pas, même dans une situation d’extrême inégalité, un « forçage » des esprits et qu’elle implique la persuasion : le fait que l’effet soit naturel, loin d’exclure le rôle du libre jeu du discours mental et de la délibération passe au contraire par ce jeu.
78Le cas décrit au chapitre 12 des prophètes et des fondateurs des religions païennes, qui travaillaient à la paix et à la sociabilité par la culture n’est donc pas généralisable pour qualifier l’art politique. Toutefois, les phénomènes de culture et de contre-culture – par opposition à la culture qui sert la paix civile – permettent à Hobbes de penser bien des aspects des pratiques intellectuelles, religieuses, ou encore des valeurs, par rapport auxquelles son projet intellectuel peut prendre sens.
L’HISTORICITÉ DES CULTURES : CYCLE ET LINÉARITÉ
79Hobbes a distingué deux catégories d’hommes « qui ont pris soin de cultiver » les germes du naturel religieux : « La première est composée de ceux qui les ont soignés et disposés au gré de leurs inventions personnelles. Les autres l’ont fait sous les ordres et la direction de Dieu77. » Mais il s’empresse aussitôt de faire apparaître leur intention commune : s’ils ont cultivé le naturel religieux, c’est bien « dans l’intention de rendre les hommes qui les suivaient mieux aptes à l’obéissance, aux lois, à la paix, à la charité et à la société civile78 ». L’intention politique et morale est bien commune aux deux cultures mais à la culture seulement humaine de la religion, qui est un instrumentum regni, autrement dit une partie de la politique humaine, s’oppose la culture par Dieu, qui définit alors une tout autre relation entre politique et religion :
Aussi, la religion des premiers est-elle une partie de la politique humaine, et enseigne-t-elle une partie des devoirs que les rois de la terre exigent de leurs sujets. Et la religion des seconds est la politique divine [Divine Politiques] : ses préceptes s’adressent à ceux qui, en se soumettant, sont devenus sujets dans le royaume de Dieu. À la première catégorie appartenaient tous les fondateurs de Républiques et les législateurs des Gentils ; à la seconde, Abraham, Moïse, et notre Sauveur béni, par lesquels les lois du royaume de Dieu sont venues jusqu’à nous79.
80La culture religieuse des Gentils prend en charge une partie des enseignements nécessaires à l’obéissance. Elle est pensée comme assurant une forme de suppléance. La vraie religion en revanche n’est pas un accessoire de la politique : elle est au contraire une politique à part entière, la politique divine, et ne peut en ce sens être tout à fait « commensurable » et partant instrumentalisée par la politique humaine. Notre texte, qui distribue en partie les développements ultérieurs du chapitre, est explicité quelques paragraphes plus loin. Après avoir eu recours à l’histoire pour illustrer les développements païens du culte des esprits, Hobbes revient à cette notion de suppléance religieuse. Une histoire universelle de la relation théologico-politique chez les Gentils est proposée80. Numa Pompilius, le premier roi du royaume du Pérou et Mahomet81 viennent illustrer une telle ingéniosité dans l’usage politique de la culture du naturel religieux. Le recours aux origines mythiques et divines des lois et de l’État, déjà décrit comme le régime archaïque de l’autorité dans le mythe d’Ixion, dans la préface de l’édition de 1646 au De Cive, aboutit à ce que, « par ces dispositions et par d’autres du même genre, ils réussirent à faire, en vue de la fin qu’ils se proposaient (à savoir, la paix dans la République), que le commun du peuple, imputant la responsabilité de ses infortunes à un accomplissement des rites négligeant ou fautif, ou à sa propre désobéissance aux lois, fût d’autant moins enclin à se mutiner contre ses dirigeants ; et que, diverti par la solennité et l’amusement des fêtes et des jeux publics célébrés en l’honneur des Dieux, il n’eût besoin outre cela de rien d’autre que de pain pour être détourné du mécontentement, des murmures et de l’agitation contre l’État82 ». Un tel usage du religieux – tout à fait minimal en son fond dogmatique – conduisit les Romains vers la tolérance envers tous les autres cultes sauf, justement, envers ceux qui ne s’accommodaient pas d’une telle relation entre religion et politique : le peuple juif. La suite du texte reprend la distinction entre la religion comme politique divine (Divine Politics) et la religion comme suppléance au gouvernement :
Mais là où c’est Dieu lui-même qui, par une révélation surnaturelle, a implanté [planted] la religion, il s’est constitué aussi un royaume particulier, et a donné là des lois touchant la conduite des hommes non seulement envers lui, mais aussi les uns envers les autres ; et c’est ainsi que dans le royaume de Dieu l’organisation politique et les lois civiles sont une partie de la religion ; c’est pourquoi aussi la distinction du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel n’y a pas sa place83.
81Première remarque : Dieu implante la religion. Faut-il comprendre qu’il implante un autre germe et qu’il cultive un autre naturel religieux ? Comment la culture divine du naturel religieux se détache-t-elle sur le fond invariant qui nous a été décrit depuis la condition prométhéenne ? Si l’on met ce texte en rapport avec le paragraphe étudié plus tôt sur les deux sortes de cultivateurs, on a l’impression que pour Hobbes, dire que Dieu « implante » la religion revient à souligner qu’il guide certains hommes, les prophètes qu’il a choisis, d’une façon surnaturelle.
82Il n’y a pas, dès lors, de naturel spécifique à la vraie religion : les premiers principes de la religion, qu’elle soit vraie ou fausse, consistent en l’opinion qu’existe une divinité ou des pouvoirs invisibles et surnaturels. Ceux-ci ne peuvent être arrachés à la nature humaine ou abolis à un point tel qu’on ne puisse à partir d’eux faire surgir de nouvelles religions par le soin d’hommes aptes à les cultiver. Hobbes tient pourtant à marquer, sans revenir sur l’universalité du naturel religieux, la spécificité d’une culture qui dépend de l’action directe de Dieu. Aux réitérations et aux variations autour d’un thème commun qui caractérisaient les cultures païennes s’oppose maintenant un événement décisif, un événement dont l’historicité n’est pas d’emblée réductible aux schèmes mis en place par la théorie des passions et des ingenia, à savoir la Révélation.
83Le recours à une histoire universelle révélait que le germe est toujours cultivé, qu’un état de pure nature du point de vue religieux est, comme il le sera au point de vue politique, une fiction : la représentation d’une limite que l’histoire ne donne jamais à voir pleinement réalisée. Ceci avait pour conséquence que la culture du naturel religieux était comme impliquée dans la nature humaine. Aussi, l’histoire, lorsqu’elle illustrait les différentes modalités de culture du naturel religieux, était-elle utilisée en un sens naturaliste. Il en allait de même pour l’État le plus naturel. L’artifice tendait vers le naturel, comme s’il était une de ses déterminations régionales.
84À l’art politique divin en revanche est réservée une détermination non naturelle de l’artifice, non inscrite dans les germes : si Dieu cultive le même naturel, il est dit le cultiver selon un art surnaturel, un art que la nature humaine semble impuissante à produire. L’historicité conçue comme un territoire irréductible au naturel, territoire d’un artifice spécifique, semble bien réservée à la politique divine, à l’histoire du Salut, en tout cas pour ce qui concerne l’étude du fait religieux, puisque seule l’histoire du Salut vient briser les réitérations du modèle païen.
85Deuxième remarque : dans cette culture divine du naturel religieux, qui s’accomplit par la constitution d’un « royaume particulier », le régime politique est une partie de la religion : le sujet du royaume de Dieu est sujet sur deux plans désormais identiques, sujet religieux et sujet politique, puisque Dieu est roi et législateur84. En ce sens la distinction du spirituel et du temporel s’efface dans le royaume particulier : il n’y a pas lieu d’opposer des lois qui seraient les effets d’un règne divin à des lois qui seraient les effets d’un règne humain.
86Une troisième remarque consiste à pointer deux formulations voisines mais distinctes de la relation entre religion et politique. Dans le texte que nous commentons, la politique est bien une partie de la religion. Dans le paragraphe antérieur, dans lequel il opposait les deux catégories de cultivateurs, ceux que Dieu guide et ceux qui « inventent » une religion, cette relation se présentait autrement. La religion des païens était présentée comme « une partie de la politique humaine » et la « vraie religion » comme la politique divine tout court (Divine Politics). Dans ce premier texte, par conséquent, Hobbes tendait à identifier la politique divine à une culture, ce qui n’est pas sans poser problème. Nous avons vu que le modèle de la culture suppose la sujétion du cultivé par rapport au cultivateur, mais que la façon dont le cultivateur obtient les effets qu’il souhaite du cultivé ne pouvait se réduire à la contrainte : il s’agissait plutôt de « conduire une conduite » par la persuasion. Puisque dans le royaume des Hébreux, Moïse était présenté comme gouvernant d’une façon politique, par la coercition, et non seulement par la persuasion, on voit mal comment le modèle qui identifie la politique à la culture pourrait s’appliquer sans résidus. En allant un peu au-delà de ce que dit Hobbes, il faudrait comprendre que le gouvernement de Moïse est l’élément coercitif d’un modèle culturel qui l’enveloppe, où il s’agit en réalité, pour Dieu, de persuader les hommes d’entrer dans son royaume. Mais de fait, le modèle fonctionne beaucoup mieux pour le christianisme, puisque dans le royaume du Christ, le Salut est censé être absolu et les vices liés à la précarité, absents, et que l’on ne voit pas, dès lors, pourquoi le Christ règnerait par la coercition.
87L’apport du Léviathan consiste donc à inscrire la réflexion philosophique, en particulier anthropologique et politique, dans le cadre eschatologique de la parole prophétique, ce que les traités antérieurs ne faisaient absolument pas, ou pour mieux dire, à la faire valoir dans l’interprétation de la promesse chrétienne. D’une part, comme nous venons de l’observer, la politique divine n’exténue pas complètement la politique humaine. D’autre part, le Salut n’est pas conçu comme un arrachement au temps, comme une vision béatifique à la manière des scolastiques, mais est interprété au contraire à partir des catégories anthropologiques du désir et de ses projections temporelles : vidé de toute dimension suprasensible, il consiste, pour les élus, à perpétuer leur désir sans les entraves que constituent le péché et sa punition, dans ce qui se présente finalement comme une continuation de la politique par d’autres moyens sur le plan intérieur – par d’autres moyens car les lois et la contrainte ne semblent plus nécessaires pour les élus – et par les mêmes moyens sur le plan extérieur – la guerre continue. Il y a donc continuité pour Hobbes entre l’arrachement naturel au présent qui définit l’essence même de la condition humaine et l’arrachement surnaturel à la mortalité que décrivent les Écritures, qui est dès lors comme l’expression religieuse du premier : la promesse de l’immortalité prend le sens d’une perpétuation surnaturelle du désir.
88L’aspect extrêmement novateur de ce qui se présente comme l’une des premières « réductions anthropologiques » du foyer d’historicité des Écritures doit être rapporté aux différents épisodes de la constitution du concept d’Histoire. Il nous appartiendra de la faire dans un chapitre que nous réservons à l’histoire sacrée, dans la troisième partie de ce livre. Mais pour l’instant, il importe surtout d’observer les effets de l’invention d’une anthropologie de l’historicité de l’homme sur les catégories qui continuent de soutenir, malgré une tension évidente selon nous, le droit naturel, la politique et l’épistémologie85.
Notes de bas de page
1 Voir infra.
2 « À partir de ce moment, au lieu de la théosébie (le culte de Dieu), nous avons eu la théologie dite scolastique ; elle marche sur une pied ferme – l’Écriture sainte – et sur un autre pourri – cette philosophie que l’apôtre Paul a appelée vaine, et qu’il aurait pu appeler la philosophie pernicieuse ; car elle a suscité d’innombrables controverses dans le monde chrétien sur le sujet de la religion, et de ces controverses elle a fait naître des guerres. On peut la comparer à cette Empouse de la comédie attique : on la considérait à Athènes comme un démon aux formes changeantes, qui avait un pied d’airain et une patte d’âne et qui était envoyée par Hécate, à ce que l’on disait, pour annoncer aux Athéniens l’approche d’un malheur. »« Dédicace au Comte de Devonshire », dans De Corpore, OL, I, Vrin, p. 5 ; tr. P.-F. Moreau, dans Hobbes, philosophie, science, religion, Paris, PUF, 1989, p. 108-109.
3 De Cive, préface de 1646, Warr., p. 77 ; tr., p. 81.
4 De Cive, préface de 1646, Warr., p. 79 ; tr., p. 83-84.
5 De Cive, II, chap. 10, §3 note 1, Warr., p. 172 ; tr., p. 221.
6 Ibid.
7 Ibid.
8 Protagoras, 320c-322d, Paris, Les Belles Lettres, 1999.
9 Dans le Léviathan, Prométhée n’illustre plus cette ubris politique révolutionnaire. Il y a évidemment là, avec beaucoup d’autres éléments, le signe d’un déplacement idéologique de Hobbes et d’un nouveau positionnement dans le contexte de la révolution anglaise. Ce qui compte désormais, ce n’est plus de défendre la monarchie mais de défendre le caractère absolu d’une souveraineté qui est en train de se construire et dont on ignore quelle sera l’issue en termes de régimes. Le moment est certes « prométhéen », mais il ne s’agit pas de condamner d’entrée Cromwell et les siens au supplice du mont Caucase. C’est pourquoi Hobbes conclut son discours comparatif des régimes, engagé au chapitre 19 et achevé au chapitre 20, en insistant sur le fait que tout pouvoir doit être absolu, « qu’il réside en un seul homme, comme dans une monarchie, ou dans une assemblée, comme dans les Républiques populaires ou aristocratiques ». On notera toutefois que lorsqu’il a cherché, dans les paragraphes qui précèdent, à mobiliser un fondement sacral au caractère absolu de la souveraineté, c’est toujours à la royauté qu’il pensait. Les arguments scripturaires vont tous dans le sens de la monarchie absolue, ce qui tendrait à montrer qu’il reste quelque chose qui s’apparente à une justification scripturaire de l’éminence de la monarchie (comme en 1642), même si elle est mieux dissimulée, et que par conséquent, la punition de l’ingéniosité politique illustrée par Prométhée pourrait continuer de valoir en 1651 et se superposer à la nouvelle signification qui lui est reconnue au chapitre 12 et que nous n’avons pas encore abordée.
10 De Cive, préface de 1646, Warr., p. 79 ; tr., p. 84.
11 Lév., IV, chap. 44, Mcph., p. 627 ; tr., p. 625 (tr. de l’auteur).
12 Ibid.
13 « […] an estate ordained by men for their perpetual security against enemies and want. » Lév., III, chap. 38, Mcph., p. 491 ; tr., p. 485.
14 « Étant donné en effet que Belzébuth est le prince des phantasmes, habitants de son empire de l’air et des ténèbres, l’expression d’enfants des ténèbres désigne allégoriquement ces démons, phantasmes et esprits d’illusion. » Lév., IV, chap. 44, Mcph., p. 627 ; tr., p. 625.
15 Ibid., p. 628 ; tr., p. 626.
16 Voir la précocité dans le Léviathan, de l’ironie sur ces « ghostly men », dès les chapitres 2 et 3 ; puis 29, où le jeu de mots est utilisé d’une façon systématique.
17 Si l’on poursuit la réduction de la métaphore, le royaume des ténèbres est celui des ennemis de l’Église : « Ces noms significatifs, Satan, diable, Abbadon, ne nous présentent aucune personne individuelle, comme le font généralement les noms propres, mais seulement une fonction, une qualité : ce sont donc des noms communs, qu’on n’aurait pas dû laisser non traduits comme on le fait dans les bibles latines et modernes, car ainsi, ils semblent être le nom propre de démons et les hommes sont plus aisément séduits par la doctrine des diables, qui en ce temps-là, était la religion des Gentils, contraire à celle de Moïse et du Christ […]. En conséquence, Satan signifie tout ennemi terrestre de l’Église. » Lév., III, chap. 38, Mcph., p. 488 ; tr., p. 482-483. Second glissement donc : le royaume des ténèbres désigne métaphoriquement ceux qui cultivent les phantasmes : les ennemis, de chair et de sang, de la philosophie et de l’Évangile : les prêtres, les papes, les vains philosophes, etc. L’allégorie trouvera sa dernière déclinaison au chapitre 47, quand le clergé romain sera comparé au monde des sylphes et des fées.
18 Le pape n’est souverain que dans les frontières de son territoire romain.
19 Dès le chapitre 12, Hobbes opposait une opinion naturelle (relevant d’une culture « spontanée ») sur la substance des puissances invisibles, à savoir que ce sont des corps éthérés et subtils, opinion partagée par les païens et les juifs, à « l’opinion selon laquelle de tels esprits étaient incorporels ou immatériels [et qui] n’a jamais pu entrer naturellement dans l’esprit d’aucun homme ; car encore que les hommes puissent mettre ensemble des mots de signification contradictoire, comme esprit et incorporel, ils ne peuvent concevoir l’image de quoi que ce soit qui y corresponde », Lév., I, chap. 12, Mcph., p. 171 ; tr., p. 106. On a l’impression que dans la Chrétienté, l’immatérialisme a fait s’élever quelque chose de non naturel. Les ténèbres chrétiennes résultent par conséquent d’un certain mésusage de la raison et du langage, autant que d’une culture spontanée de l’imagination. La crainte du chrétien gagné aux doctrines immatérialistes n’a même plus pour objet quelque chose qui serait de l’ordre du concevable, mais seulement un substrat discursif. C’est en ce sens que la culture du naturel religieux a évolué : on passe d’une culture de la crainte par des images, à une culture de la crainte par des dénominations absurdes. L’instrument a changé, et il est d’autant plus nocif qu’il mime la seule puissance de vérité, à savoir la raison. Ce thème sera développé au chapitre 45 du Léviathan.
20 Comme le montrait le chapitre 12 du Léviathan.
21 Lév., II, chap. 22, Mcph., p. 285 ; tr., p. 249.
22 Ibid.
23 Ibid.
24 La différence qui subsiste entre la fiction du royaume des ténèbres et celle de la république consiste seulement en ceci que la seconde est produite ou conduite par la droite raison, tandis que la fiction « des apparitions de l’air » résulte d’une culture de l’imagination (dans le cas du paganisme), puis d’un dévoiement métaphysique de la raison qui s’apparente un peu à ce mouvement ambivalent de spiritualisation dont parlait Nietzsche au sujet de la culture en général. En témoignait, dès le Discours sur Rome, l’admiration ambiguë que porte le voyageur aux arts (« presque divins » pour la musique) que le Vatican a mis à son service, à l’extrême sophistication de la peinture et de l’architecture, à laquelle fait écho la complexité de la scolastique. Le ton moqueur et polémique du Léviathan, qui comparera le royaume des ténèbres à un royaume de sylphes, marque d’ailleurs une évolution : les charmes du baroque se sont dissipés, en 1651.
25 Lév., IV, chap. 44, §2, Mcph., p. 628 ; tr., p. 626.
26 Ibid.
27 Ibid.
28 Lév., III, chap. 38, Mcph., p. 490 ; tr., p. 484.
29 Lév., I, chap. 6, Mcph., p. 130 ; tr., p. 58.
30 Isaïe 33, 20-24.
31 Lév., III, chap. 38, Mcph., p. 492-493 ; tr., p. 486-487.
32 Ibid., p. 481 ; tr., p. 475.
33 La représentation augustinienne est écartée pour plusieurs motifs. Elle promeut d’abord un dualisme ontologique, voire une dislocation du monde en mondes et en « espaces métaphysiques » distincts (un enfer et un ciel nouveaux). Le Salut, selon le Léviathan, est terrestre : il « correspond à la restauration du royaume de Dieu institué sous Moïse ». Lév., III, chap. 38, Mcph., p. 480 ; tr., p. 474. Ce n’est pas parce que l’on parle de royaume céleste que le royaume sera réellement dans les cieux. L’expression « coelum empyreum » est absente de la Bible et n’est qu’une métaphore scolastique pour dire que le royaume sera gouverné depuis le ciel, c’est-à-dire par le Christ sous le commandement de Dieu, son père.
34 Hobbes refuse le dogme des tourments éternels : « Et bien qu’il y ait de nombreux passages qui affirment un feu et un supplice éternels (où les hommes peuvent être jetés successivement, l’un après l’autre, à jamais), je n’en trouve aucun pour affirmer la vie éternelle au sein de ce feu et de ces supplices, d’aucune personne individuelle. » Lév., III, chap. 38, Mcph., p. 490 ; tr., p. 484. Les damnés sont donc ressuscités au Jugement, et condamnés à une nouvelle expérience de la mortalité.
35 Lév., II, chap. 20, Mcph., p. 259-260 ; tr., p. 218-219.
36 Dont Hobbes opère constamment la critique dans Du Royaume des ténèbres. Voir sur ce point les analyses de George H. Wright quant aux rapports de Hobbes avec les sources helléniques de la religion chrétienne. Religion, Politics and Thomas Hobbes, Dordrecht, Springer (Archives internationales d’histoire des idées), 2006.
37 Lév., IV, chap. 47, Mcph., p. 710-711 ; tr., p. 705-706.
38 Béh., EW, VI, p. 190-191 ; tr., Paris, Vrin, p. 60.
39 Lév., IV, chap. 44, Mcph., p. 628 ; tr. modifiée, p. 626.
40 Cette proximité vaniteuse de soi à soi tient un rôle de toute première importance dans la genèse de l’état de guerre : elle est au fondement de l’égalité dans l’espoir d’atteindre nos fins, donc au fondement de la rivalité. Lév., I, chap. 13.
41 « L’opinion véhémente de la vérité d’une chose, quand elle est contredite par d’autres, est rage. » Lév., I, chap. 8, Mcph., p. 140 ; tr., p. 70.
42 Lév., I, chap. 11, Mcph., p. 161 ; tr., p. 96.
43 Sur la reformatio, voir en particulier, J. G. A. Pocock, Le moment machiavelien, op. cit., chap. 2, p. 47.
44 Hobbes précise bien que la limite de l’image de la course en vue de représenter la condition humaine est justement que toute course a un but, une ligne d’arrivée. Pour que la similitude fonctionne, il faut enlever ce dernier élément de finalité : le seul but, dans cette course, consiste à se dépasser les uns les autres. Elements, I, chap. 9, §21, Tönnies, p. 47 ; OUP, p. 58.
45 Voir Lév., I, chap. 11.
46 « What imaginations ad passions men have, at the names of things supernatural », Elements, I, chap. 11.
47 Lév., I, chap. 6, §36, Mcph., p. 124 ; tr., p. 53.
48 Certes, il existe des religions sans récits communs, forgées par l’esprit dans une forme de solitude. Ce sont celles, par exemple, dont parle le chapitre 14, lorsque Hobbes écrit que la crainte des puissances invisibles est à chacun sa propre religion avant même qu’existe une société civile.
49 Lév., I, chap. 11, §24, Mcph., p. 167 ; tr., p. 102.
50 Lév., I, chap. 11, §24, Mcph., p. 167 ; tr., p. 102.
51 Lév., I, chap. 11, §26, Mcph., p. 167-168 ; tr., p. 103.
52 Voir chap. 4.
53 Lév., I, chap. 12, Mcph., p. 169 ; tr., p. 105.
54 Lév., I, chap. 11, §24, Mcph., p. 167 ; tr., p. 102.
55 Lév., I, chap. 12, Mcph., p. 169 ; tr., p. 105.
56 PPH, chap. VIII, p. 198.
57 Voir infra, chap. 10.
58 De Sapientia Veterum, Prometheus, sive statu hominis, Sped., XIII, p. 50 ; tr., p. 135.
59 Ibid.
60 Ibid.
61 De Sapientia Veterum, Prometheus, sive statu hominis, Sped., XIII, p. 50 ; tr., p. 135-136.
62 Ibid., p. 50 ; tr., p. 136.
63 Ibid., p. 51 ; tr., p. 137.
64 Essays, V.
65 De Sapientia Veterum, Prometheus, sive statu hominis, Sped., XIII, p. 51 ; tr., p. 137-138.
66 Voir D. Johnston, The Rhetoric of Leviathan, Thomas Hobbes and the Politics of Cultural Transformation, Princeton, Princeton University Press, 1986. Le problème est que l’ouvrage ne définit pas suffisamment son objet, le concept de culture, dans ses différents contextes, ce que nous allons entreprendre de faire. Il faut noter d’emblée que Hobbes attend le chapitre 31 pour définir la culture, alors qu’il utilise le concept depuis le chapitre 3. Or, non seulement David Johnston ne dénoue pas la difficulté du concept de culture en lui-même, mais il ne fait pas non plus le distinguo qui s’impose avec le culte (worship) et n’aborde pas la question de cet effet de retard dans la définition. C’est dans les travaux de Jean Terrel que l’on observe une insistance particulière et une analyse complète de cette notion.
67 Lév., I, chap. 8, Mcph., p. 134 ; tr., p. 64.
68 Lév., I, chap. 3, Mcph., p. 98 ; tr., p. 25. Tricaud traduit « acts of mans mind […] naturally planted in him » par « activité mentale […] naturellement inhérente », ce qui masque la métaphore des plants et de la culture. Notre traduction le corrige.
69 Lév., I, chap. 12, Mcph., p. 168 ; tr., p. 104.
70 Ibid., p. 172 ; tr., p. 108.
71 Lév., I, chap. 12, Mcph., p. 181 ; tr., p. 118-119.
72 Lév., II, chap. 31, Mcph., p. 399 ; tr., p. 383-384.
73 Ibid. En effet, le culte – au sens français qui traduit worship – et la culture sont deux manières de « cultiver » ; on « cultive » une terre, mais aussi on cultive l’amitié de gens dont on veut utiliser la puissance, si bien que cultiver a gardé en français le sens large que Hobbes reconnaît au latin cultus.
74 Voir J. Collins, The Allegiance of Thomas Hobbes, op. cit., chap. 1. Nous y reviendrons.
75 Voir infra, chap. 8.
76 Lév., II, chap. 31, Mcph., p. 399 ; tr., p. 383-384.
77 Lév., I, chap. 12, Mcph., p. 173 ; tr., p. 109.
78 Ibid.
79 Lév., I, chap. 12, Mcph., p. 173 ; tr. modifiée, p. 109.
80 « C’est pourquoi les premiers fondateurs et législateurs des républiques, parmi les Gentils, dont le but était seulement de maintenir les hommes dans l’obéissance et dans la paix, ont pris soin, dans tous les pays : premièrement d’imprimer dans les esprits une croyance telle que ces préceptes qu’ils donnaient au sujet de la religion ne fussent pas considérés comme procédant de leur propre invention, mais au contraire comme édictés par quelque dieu ou esprit ; ou encore selon laquelle ils étaient eux-mêmes d’une nature plus haute que les simples mortels, de façon que leurs lois fussent d’autant plus facilement reçues. » Lév., I, chap. 12, Mcph., p. 177 ; tr., p. 114.
81 « C’est ainsi que Numa Pompilius prétendait recevoir de la nymphe Égérie les rites qu’il instituait parmi les Romains ; que le premier roi et fondateur du royaume du Pérou prétendait que lui-même et sa femme étaient les enfants du soleil ; et que Mahomet, pour établir sa nouvelle religion, prétendait avoir des entretiens avec le Saint-Esprit, présent sous la forme d’une colombe. » Ibid.
82 Lév., I, chap. 12, Mcph., p. 178 ; tr., p. 115.
83 Ibid.
84 « Il est bien vrai que Dieu est roi de toute la terre : néanmoins il peut être roi d’une nation particulière et choisie. Il n’y a pas là en effet plus de contradiction que si celui qui a le commandement général de toute l’armée a, en outre, un régiment particulier, ou une compagnie à lui. Dieu est roi de toute la terre en vertu de sa puissance : mais de son peuple d’élection, il est roi en vertu d’un pacte. Mais à un exposé plus étendu concernant la royauté qui peut appartenir à Dieu tant par nature que par pacte, j’ai réservé, ci-dessous, un autre endroit. » Lév., I, chap. 12, Mcph., p. 178-179 ; tr., p. 115. Hobbes renvoie au chapitre 35. Il devrait tout aussi bien renvoyer au chapitre 31, consacré au règne naturel.
85 Nous traitons du droit naturel et de la politique dans le chapitre suivant, des questions épistémologiques au chapitre 7.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Foucault, les Pères, le sexe
Autour des Aveux de la chair
Philippe Büttgen, Philippe Chevallier, Agustín Colombo et al. (dir.)
2021
Le beau et ses traductions
Les quatre définitions du beau dans le Hippias majeur de Platon
Bruno Haas
2021
Des nouveautés très anciennes
De l’esprit des lois et la tradition de la jurisprudence
Stéphane Bonnet
2020
Les mondes du voyageur
Une épistémologie de l’exploration (xvie - xviiie siècle)
Simón Gallegos Gabilondo
2018