Introduction
p. 98-101
Texte intégral
1La période de rédaction des traités, des Elements of Law Natural and Politic (1640) et du De Cive (1642) au Léviathan (1651), a été longtemps considérée comme une période blanche sur le plan de l’historiographie politique et, d’une façon plus générale, sur le plan de la pensée historique. Quand l’Histoire entre dans la vie de Hobbes, l’historiographie se tait. De fait, il faudra attendre les années 1660 et la restauration de la monarchie pour voir Hobbes revenir vers l’histoire civile, avec le Béhémoth. Celui-ci ne s’est pourtant pas désintéressé de l’histoire, mais son cheminement l’a conduit, dans les années1640, pour ainsi dire, d’Athènes vers Jérusalem et de l’histoire politique vers la philosophie politique. Rappelons les principales données de ce parcours.
- o La philosophie construirait ses raisonnements à l’extérieur des structures de l’histoire, dans un élément anhistorique, dans un éternel présent philosophique, un espace aux parois théoriques épaisses, protégé de la réalité historique par la fiction de l’état de guerre. Si dans cette dernière, l’expérience de la rebellion et de la guerre civile semblent comme résonner, elle le fait sur un mode qui en écarte la spécificité événementielle, pour des raisons sur lesquelles nous aurons, bien sûr, à revenir. La seule histoire dont la philosophie aurait vraiment à se soucier au sortir de ses démonstrations ou bien en amont d’elles, serait l’histoire sacrée, non pas parce que celle-ci révèlerait quelque chose d’essentiellement historique – elle est d’ailleurs absente des classifications des connaissances historiques – mais parce qu’elle porte une parole qui fait autorité et à laquelle il faut faire droit.
- o De fait, dans les deux premiers traités (les Elements en 1640, De Cive en 1642), l’intérêt pour l’histoire s’est exclusivement porté sur l’histoire sacrée, sur l’exégèse et sur ce qui en elle est décisif pour la politique : les questions d’autorité, de droit sacré, de discipline ecclésiastique, bref vers le théologico-politique. Or, la concentration sur ces enjeux, centraux dans la discorde anglaise, ne traduit pas directement le souci de penser l’être même de l’histoire humaine, son devenir et les formes de son actualité : si Hobbes doit passer par l’histoire sacrée, c’est justement pour ménager à son système politique une position protégée du poids normatif de cette histoire-là. Il faut passer par la lourde reconstruction de l’art politique de Dieu pour mieux définir le moment de son retrait, les marges de son action, le territoire de ses abstentions, en lesquels la science de la politique humaine peut avancer ses principes sur un mode anhistorique. Aussi, de l’inflation du discours consacré à la parole prophétique de Dieu, du premier traité au second1, il est difficile de conclure mécaniquement à un souci particulier, plus marqué, du devenir historique. Il est difficile aussi de conclure que se jouerait là quelque chose de tout à fait décisif pour le concept d’histoire dans le « scénario de son histoire2 ».
2Le tournant philosophique, l’arrêt des pratiques historiographiques profanes, le privilège historiographique de l’exégèse et des enjeux théologico-politiques ont conduit des générations de lecteurs à penser, avec Strauss, qu’il y avait là la marque d’un désintérêt général pour l’histoire de la politique humaine, et d’une certaine façon, pour l’histoire tout court. Les trois traités, écrits de 1640 à 1651, étaient alors compris comme constituant un bloc philosophique homogène, et les nouveautés du Léviathan, lues plutôt comme des moyens d’approfondir, parfois d’amender, un ensemble parvenu presque d’un coup à la maturité. Or, l’attention aux usages de l’histoire, aux emprunts à la diversité des historiographies et enfin, d’une façon plus générale, à une certaine idée de l’historicité des États et des institutions politiques et religieuses, nous semble permettre de faire évoluer la compréhension de ce qui se produit réellement dans le Léviathan.
3Son diagnostic d’une crise de la représentation et de la légitimité explique l’intérêt nouveau de Hobbes pour le concept d’autorité. Toutes les parties de la science civile – de la génération de la république par autorisation jusqu’à l’autorité doctrinale et pastorale du souverain –, de l’art de gouverner par les lois – qui explique le développement d’une théorie de l’incorporation et de la diffusion de l’autorité dans les parties de la république3 – et la dimension pédagogique que doit porter un traité adressé en anglais aux Anglais – cette dernière dimension appelant un recours massif aux outils rhétoriques que Hobbes avait assimilés au cours de ses années baconiennes – constituent un certain nombre d’innovations remarquables allant dans ce sens. Mais ce qui est plus remarquable encore, c’est le fait que ces nouvelles orientations sont inséparables, justement, des rapports nouveaux qui vont se tisser entre philosophie, historiographies, et Histoire, dans la période d’écriture du Léviathan. Plus précisément, ce sont la relation à une conscience d’époque et la proposition d’une historiographie mieux ajustée à la science civile sont décisives pour nous. Le traité de 1651, l’opus major, constitue donc un terrain d’exercice privilégié pour la réflexion sur l’idée d’histoire, mais aussi, d’une façon incidente quoique non moins centrale, un nouvel enjeu, interne à la formation du système. Ce serait, si nos hypothèses se vérifiaient, le rapport à l’idée d’histoire, au carrefour des usages de l’historiographie, des conclusions de la philosophie et des défis de l’époque, qui pourrait rendre raison de son originalité et de sa variété de contenus par rapport aux deux traités précédents.
4Nous montrerons donc dans le chapitre 4, en limitant la lecture anhistorique des traités aux deux premiers (1640-1642), comment Hobbes a rompu, en effet, avec l’histoire politique qui avait marqué le premier moment de sa carrière. Dans un premier temps, nous exposerons donc le modèle démonstratif de la nouvelle science civile et la façon dont elle prétend exclure la connaissance historique. Nous exposerons ensuite les traits principaux de l’exégèse. Notons bien que Hobbes est resté fidèle, dans le Léviathan, à ces traits méthodiques fondamentaux et que le traité de 1651 ne marque aucune rupture franche ni sur le plan épistémique, ni quant aux principaux enjeux théologico-politiques. Mais à l’intérieur de ce modèle, Hobbes développe un certain nombre d’aspects que les traités antérieurs ne laissaient pas imaginer et qui, pour notre problème, vont se montrer essentiels. C’est ce que nous montrerons dans le deuxième chapitre, en mettant en avant les éléments suivants.
- o On remarque d’abord les usages très variés de la connaissance historique, des registres de l’histoire civile comme sacrée, à l’intérieur de segments réputés scientifiques. Le plus intéressant à ce titre, ce sont les usages de l’histoire dans l’anthropologie, c’est-à-dire dans la science de l’homme (chapitres 1 à 12 du Léviathan) qui précède l’hypothèse de l’état de nature. Au fond, la connaissance historique n’est plus absolument exclue de ce qui se donne pour science, en particulier de la science de l’homme, qui fournit pourtant les fondements de la science civile. Dès lors, avec le Léviathan, il faut affiner l’idée d’une exclusion de l’histoire, montrer que, peut-être, la science s’étend en amont des démonstrations, jusqu’à son commencement historiographique.
- o Le développement d’une « historio-poïétique4 », l’effort de définition d’un cadre historique, voire de cadres historiques articulés : à ce titre, nous avons relevé trois éléments clés.
5D’abord l’insistance nouvelle sur le thème du Salut et l’interprétation pour le moins hétérodoxe qui en est donnée, par rapport à la tradition. Quel est le sens de ce nouveau développement ? Pourquoi Hobbes a-t-il éprouvé le besoin, en 1651, de proposer une telle interprétation ?
6Ensuite, l’introduction du concept de « ténèbres », comme le pendant du Salut, dans sa triple dimension de régime d’historicité, de catégorie d’explication de l’histoire de l’Occident, et enfin d’époque.
7Hobbes pense enfin l’inscription anthropologique du Salut et des ténèbres, et celle-ci est l’une des clés de sa nouvelle conception des pratiques historiographiques. La religion est comprise comme une culture, humaine ou divine, et comme une forme d’aménagement du rapport au temps et à l’histoire. Notre lecture se présente comme un essai pour relier toutes ces questions.
8Mais quels peuvent être les effets de ce « travail » de l’histoire sur ce qui se présente explicitement comme anhistorique, notamment sur la fiction de l’état de guerre et la théorie du droit, naturel et politique ? C’est à ce problème que s’attache le chapitre 6. Puisque, dans la théorie du droit politique, l’essentiel est maintenu par rapport aux traités antérieurs, puisque le système du droit en son fond se construit autour de la crainte des hommes de l’état de guerre et non autour de l’anxiété religieuse, des projections eschatologiques ou de la conscience des ténèbres, c’est-à-dire, semble-t-il, à l’écart de tout rapport au temps (en tant que rapport cultivé, mis en récit), faut-il considérer que le contenu d’historicité ne touche pas à l’essentiel ? Faut-il, au contraire, envisager de lire ces chapitres qui excluent la connaissance historique, d’une façon nouvelle ? C’est dans le dernier chapitre de cette partie que nous envisagerons la question des sources d’une philosophie hobbésienne de l’histoire (chapitre 7).
Notes de bas de page
1 Les Elements lui dédient deux chapitres quand le De Cive lui réserve toute une partie, la troisième.
2 Nous montrerons pourtant que cette vision de ce qui se joue dans l’histoire sacrée, pour ce qui regarde l’idée d’histoire, est réductrice. Elle l’est évidemment pour le Léviathan, mais elle l’est aussi, dans une certaine mesure pour le De Cive et même pour les Elements.
3 Lév., II, chap. 22 à 30. Sur ces questions, voir J. Terrel, « La loi civile », dans J. Berthier et al. (dir.), Hobbes, Paris, Ellipse (Lectures de…), 2013 et J. Berthier, « La théorie du gouvernement : l’institution de la République comme devoir du souverain », dans ibid.
4 Nous désignons par là toute une variété de problématisations historiques, de réflexions de structures et de périodisations, qu’elles se fondent sur les récits constitués de l’histoire civile et de l’histoire sacrée, pour les modeler, les remodeler, les interpréter, parfois les produire, ou sur les catégories de l’anthropologie et du droit naturel, pour dresser des séquences à l’intérieur desquelles la condition humaine pourra être isolée, donc étudiée et conçue d’une façon différenciée.
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