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Chapitre III. Réalisme historique et réalité politique

p. 85-96


Texte intégral

HOBBES ET LE RÉALISME DES HISTORIENS : DE TACITE À THUCYDIDE

1Il y a au moins deux plans sur lesquels le réalisme de Hobbes ne semble faire aucun doute : l’anthropologie, que l’on qualifie même de pessimiste, et les relations internationales, si l’on comprend par là la prévalence des rapports de puissance sur les rapports de droit entre les nations1.

2Ce qui nous intéresse, c’est une autre forme de réalisme : non pas le réalisme compris comme une façon d’évacuer l’idéal d’excellence de l’éthique, ou le réalisme comme façon de montrer que l’honnête est toujours le masque de l’utile, le droit, le masque de la puissance, etc. C’est le réalisme des historiens comme réalisme de la représentation ou de l’art d’écrire qui nous intéresse, à une époque où Hobbes n’est pas philosophe et n’a sans doute même pas l’intention de l’être un jour, mais est pourtant déjà en train de forger un concept de la réalité politique.

3Ce réalisme est un dispositif de représentation, porté selon Hobbes à son degré de perfection par Thucydide, « l’écrivain le plus politique » qui ait écrit : une certaine façon d’écrire l’histoire, de lui donner pour but, non pas d’enregistrer des faits, mais de construire par la dispositio narrative une réalité éminemment politique et éminemment vivante, pour définir, mieux que ne l’ont jamais fait Platon ou Aristote, ce que l’expérience politique est vraiment.

4Mais alors, y a-t-il un sens à parler d’un cheminement délibéré de Hobbes, de Tacite vers Thucydide, délibéré au sens où son motif ne relèverait que d’une décision liée au contenu des œuvres, à une préférence manifestant un choix cohérent, donc révélatrice de ce qu’il était en train de considérer comme l’expression de la réalité politique la plus vraie ?

5Des motifs circonstanciels peuvent expliquer le passage des Annales à La guerre. Hobbes estime sans doute à juste titre que Tacite a été bien mieux traduit vers l’anglais que ne l’a été Thucydide2, et que par ailleurs, la littérature du commentaire politique tacitéen (de l’histoire ruminée ou du recueil de sentence) est déjà immense à l’époque à laquelle Hobbes écrit (1610-1630). Thucydide est moins connu, le texte a été moins bien établi et moins bien traduit. Hobbes fait ainsi œuvre utile avec sa traduction.

6Le commentaire de Tacite ne relève peut-être pas du choix de Hobbes, mais de celui de Cavendish qui veut complaire, à l’époque, aux cercles baconiens et à Bacon lui-même. L’intérêt pour Tacite relèverait en partie de l’opportunisme. Ce ne serait pas le cas pour la traduction de Thucydide. Hobbes aurait été assurément thucydidéen, mais pas forcément tacitéen.

7Sans écarter complètement ces motifs, il reste intéressant de considérer les raisons intellectuelles, théoriques et historiographiques du parcours qui le conduit d’un commentaire de Tacite à la traduction de Thucydide. Quand bien même Hobbes n’aurait pas choisi Tacite, il n’est pas complètement inutile de considérer ce qui fait que c’est bien Thucydide, et non Tacite, qui est pour Hobbes l’écrivain le plus politique qui ait jamais écrit – ce qu’il n’aurait pas renié en écrivant le Léviathan ou le Béhémoth.

8On pourrait mettre en avant la question des régimes politiques ou, plus précisément, la façon dont les régimes représentés et implicitement préférés par les historiens peuvent servir à mettre en perspective les insuffisances ou les réussites du régime anglais. D’un côté, l’Empire de Tacite – avec tous ses effets de mise en écho de la fin tragique et pourtant nécessaire de la République –, de l’autre la démocratie athénienne – avec ses aspects monarchiques sous Périclès, et ses aspects anarchiques quand le nombre ne se trouve plus de chefs, en suit plusieurs ou les révoque. Avec Thucydide et sa représentation très critique de la démocratie athénienne, Hobbes se libérerait de l’ambiguïté des lectures de Tacite. Passer de Tacite à Thucydide ce pourrait être passer d’une critique de la perversion de la monarchie à une critique d’une démocratie toujours perverse.

9Mais un autre usage possible du tacitisme consiste justement à faire valoir l’équilibre de la monarchie anglaise par opposition aux dérives tyranniques des empereurs, à la servilité du Sénat et à la terreur engendrée par les accusations publiques sous Tibère ou Néron. Par simple effet de comparaison, le caractère raisonnable du pouvoir jacobéen trouverait sa confirmation. Même si Hobbes et Cavendish pouvaient s’intéresser par ailleurs à Tacite pour ce genre de raisons, comme le faisaient certains historiens anglais, leur commentaire ne se place pourtant pas dans cette perspective puisqu’il s’arrête à Auguste, c’est-à-dire à la fondation du régime, non à sa corruption. Pour ce qui est de la République, il s’agit bien plutôt de montrer que, toute vertueuse qu’elle soit, elle n’est pas adaptée dans un État en expansion.

10Le commentaire sur Tacite est une leçon politique sur le changement de régime et la fondation d’un nouvel État, car les monarques ont toujours à apprendre d’une telle fondation. Elle est la meilleure leçon en vue du maintien, elle en enseigne les principes logiques, mis à nu selon l’ordre chronologique. Un pan des commentaires relève plus directement d’une littérature typique de la raison d’État : des leçons plus prudentielles quant à l’usage des titres et des institutions, puis encore plus empiriques quant à la succession, viennent compléter l’enseignement tacitéen. La mise en écho critique du passé et du présent, sur le fond d’une analogie d’époques ou de régimes, est tout à fait seconde par rapport à l’enseignement technique directement tiré de l’expérience augustéenne, notamment sur la succession.

11Avec Thucydide, Hobbes serait ensuite un monarchiste trouvant dans La guerre les preuves des dangers de la démocratie. Il reconnaît explicitement, mais sans en proposer de commentaire, que Thucydide n’aimait pas la démocratie athénienne, et lui préférait une démocratie limitée par un élément aristocratique ou monarchique. Or, dans les années 1620, Hobbes n’est pas monarchiste au sens où il le sera dans les années 1640, et surtout le caractère démocratique d’Athènes est aussi, pour Thucydide, un des motifs de sa noblesse et de sa puissance.

12Ce qui intéresse Hobbes dans La guerre, c’est justement la variété des régimes représentés, et surtout leurs confrontations, non pas seulement par la guerre, mais par l’idéologie et l’influence, qui redouble la guerre étrangère par la stasis, par la guerre des factions démocrates et oligarchiques dans chaque cité3.

13Une telle variété de régime n’existe pas chez Tacite et l’épreuve guerrière à laquelle sont constamment soumis les régimes grecs, véritable test pour leur stabilité, leur durabilité, est comme une expérience in vivo. Ce sont tous les régimes qui sont assujettis à cette épreuve, la démocratie comme les autres.

14Peut-on, ensuite, référer le passage à Thucydide à une exigence croissante d’objectivité historique, thème fondamental des textes liminaires à la traduction ?

15Thucydide n’a pas le même rapport à Athènes, sa cité, que Tacite à Rome. Il ne s’agit pas, toutefois, de comparer l’objectivité de l’un ou de l’autre, leur aptitude et leur exigence de neutralité. Selon Hobbes, ils sont restés célèbres pour avoir atteint justement au plus haut degré d’objectivité. Il s’agit bien plutôt d’une question d’inhérence, d’appartenace ou d’adhérence au pouvoir, au temps et à l’action, triangle au sein duquel se définit la position de l’historien.

16Tacite écrit quelques décennies après les règnes qu’il narre dans les Annales et les Histoires ; et même si, dans ces dernières, il avait prévu d’écrire une histoire des règnes de Nerva et de Trajan, les Histoires, dans leur texte original, s’arrêtent à Domitien, le texte qui nous est parvenu, les quatre premiers livres et le cinquième seulement en partie, s’achevant au début du règne de Vespasien.

17Tacite n’est donc pas exactement un « historien du présent », contrairement à Thucydide. Mais ce rapport au temps ne fait pas grand sens à lui seul pour comprendre la préférence de Hobbes pour Thucydide. Ce qui importe beaucoup plus réside dans le fait que Thucydide est un historien en quelque sorte apatride : la guerre l’a conduit à un exil en droit et de fait, mais surtout, Thucydide se sent grec plus qu’athénien ou lacédémonien, ionien ou dorien. Il est le témoin du monde grec en guerre et ne donne aucune préférence à sa cité d’origine, dont il n’hésite jamais, comme le note Denys d’Halicarnasse pour le déplorer sans grande intelligence historique, à en montrer les erreurs ou pire, les fautes, et à insister en revanche, à travers les discours de ses personnages, jamais en son nom, sur la justice de la cause spartiate.

18Inutile de dire que si Tacite écrit sur un passé qui lui permet d’éviter haine ou flatterie, il reste « complètement romain » : il raconte des conflits politiques romains et une domination romaine quasiment sans partage sur le monde. C’est une histoire centrée sur un empire, sans extériorité sinon aux frontières d’un monde soumis, alors que Thucydide raconte l’histoire de deux empires en guerre. C’est une histoire moniste, quand celle de Thucydide est fondamentalement dualiste, voire pluraliste.

19Ce monisme est inséparable de la catégorie d’histoire choisie par Tacite : l’histoire des temps, des époques, chronologique si l’on omet quelques rétrospections nécessaires pour la compréhension du récit, centrée sur des règnes, c’est-à-dire sur la succession de l’Empire, sans extériorité. Car c’est la continuité du règne qui fonde l’histoire chronologique, en lui donnant la permanence d’un objet sans lequel une chronologie n’est qu’une coquille vide. Même si l’on retient la dimension tragique, voire crépusculaire de son histoire – pour ce qui est, au moins, de la République, de ses vertus et de ses idéaux –, l’objet ne fait pas question, il n’est ni choisi ni considéré comme problématique. En historien romain, Tacite écrit l’histoire de la Ville et de l’Empire. Thucydide, en revanche, n’écrit pas l’histoire d’Athènes. Dans les vingt premiers chapitres du Livre I, il se doit de constituer son objet, d’expliquer pourquoi il lui semble que c’est bien la guerre du Péloponnèse qui lui donne accès à la réalité la plus concrète de son temps et que c’est par elle que l’on comprendra le monde grec et le monde en général.

20Le temps, le pouvoir et finalement l’action : Thucydide n’est pas un historien des temps ou des époques, même si son texte suit la chronologie. Il a su délimiter un objet singulier, la guerre, pour en faire le concentré de la réalité politique du temps. On va donc de l’objet constitué, ou encore à constituer par l’écriture, vers l’histoire d’un temps, et non dans le sens inverse. C’est bien l’événement qui fait l’époque, non l’époque qui est traversée par des événements. Or, cette constitution du temps par l’action, par l’objet le plus réel (« la plus grande des guerres »), a deux conséquences majeures pour l’histoire.

21D’abord, elle en fait quelque chose de vivant, un « trésor voué à durer toujours », et Hobbes insiste beaucoup là-dessus : La guerre, comme action et comme discours, est une réalité éternellement vivante, et non un segment découpé dans une succession sans substance. Si c’est l’action même qui donne sa substance au récit et qui le constitue, l’élément chronologique en devient l’effet. Il n’en est plus le cadre préexistant et abstrait.

22Ensuite, elle permet de penser l’universalité de la guerre et de la politique dans l’événement lui-même, dans le particulier, même si elle ne le thématise jamais directement puisque les énoncés gnomiques, les sentences générales ne sont jamais, ou seulement très rarement – beaucoup plus rarement que chez Tacite – assumés par Thucydide en sa qualité d’historien, ils sont toujours placés, nous l’avons dit, dans la bouche des personnages. Ce refus de se faire juge de l’événement, si ce n’est pour dire qu’il est le plus grand des événements, c’est-à-dire à l’écart de toute prévention morale ou patriotique, ne fait qu’accroître l’effet de réalité du récit. Aucun jugement ne vient relativiser et affaiblir la présentation de l’objet, qui semble ainsi se présenter lui-même et de lui-même.

23Finalement, l’extériorité, l’étrangeté de Thucydide à sa cité n’est pas d’abord l’effet d’une exigence de neutralité qui l’aurait conduit à opter pour une position apatride, de l’ordre de celle que recherche Tacite par la distance temporelle, donc physique, à son objet. C’est bien plutôt la meilleure ressource dont il dispose, peut-être la condition sine qua non de la vocation de son œuvre à durer toujours, à être toujours animée de la même vie et de la même universalité.

24De ce point de vue, le rapport au pouvoir, toujours chez Thucydide à la pluralité des pouvoirs, est secondaire pour Hobbes : Thucydide n’est pas, selon lui, le meilleur des historiens parce qu’il est le plus incorruptible des témoins, mais parce que l’effacement de la position gnomique ou axiologique de l’historien est nécessaire dans l’entreprise poïétique du réel.

RÉALISME HISTORIQUE ET NORMES PHILOSOPHIQUES

25Nous disposons à présent d’un tableau assez complet des rapports de l’histoire civile et de la pensée politique dans la vie intellectuelle de Hobbes, en tout cas au moins de ses tout premiers moments :

  1. o Avec le commentaire de Tacite, la pensée politique se construit au contact des récits civils. Sur le plan d’une théorie de l’histoire, ou plus modestement d’un commentaire, la variété des exercices fait de Hobbes un représentant particulièrement compétent et impliqué : il y a confrontation avec Machiavel plutôt qu’imitation, un déplacement habile du territoire d’investigation (de Tite-Live vers Tacite), un évitement non moins habile des topoï du machiavélisme ou de l’antimachiavélisme. Machiavel a découvert le « continent » de l’interprétation historique et ses méthodes, Hobbes s’y est provisoirement installé. Les développements sur l’art de gouverner sont exempts de tout caractère sentencieux et du recours pléthorique aux diverses autorités qui caractérisaient la littérature des civil discourses. Mais Hobbes ne se fait pas lui-même historiographe, contrairement à Bacon qui, au même moment – celui de son retrait contraint de la vie politique – écrit une histoire croisant le genre des vies et de la relation (la narration d’un événement précis) avec Henry VII, et, contrairement à Machiavel ou à Bacon, il ne propose pas une théorie « séparée », développée pour elle-même, de l’innovation et du changement, et ce, même si ce n’est pas sans une conscience aiguë des rythmes et de la durée politique que le passage de la République à l’Empire, narré par Tacite dans les Annales, est commenté4.
  2. o En affirmant à propos de Thucydide que les généralités politiques ou éthiques n’ont rien à faire dans une histoire, et qu’en outre, elles enseignent moins bien la prudence que la narration, Hobbes relie deux choses : le statut narratif de l’histoire, la qualité prudentielle de l’histoire. Si l’on considère que la pratique antérieure des Discourses reposait sur une définition moins stricte des territoires de l’histoire et de la philosophie, on peut en conclure que Hobbes devient « plus historien », moins soucieux de « théoriser » ou de « philosopher ». Mais cette conclusion doit être immédiatement pondérée : Hobbes n’interdit en aucun cas une réflexion sur la narration, qu’il réserve à la pensée politique ou à la philosophie. Si elle peut être utile, elle le sera certainement moins que la narration elle-même.
  3. o Avec le troisième moment, « le tournant philosophique et scientifique », les interprétations classiques convergent, mais divergent des nôtres. Selon Quentin Skinner5, Hobbes rompt avec la culture rhétorique et, ainsi, avec l’histoire. Selon Strauss et la lecture ordinaire, Hobbes « renvoie l’histoire à son insignifiance d’antan » (antérieure au moment humaniste)6.

26Selon nous, la rupture avec une certaine pratique de la rhétorique se joue déjà dans le premier moment de la carrière de Hobbes, surtout au moment où il traduit Thucydide. Cette rupture est gouvernée par l’idéal d’une pratique transparente et objective du récit historique. Le tournant philosophique radicalise ce qui pouvait déjà se lire en 1629, mais ce n’est plus au nom de la vérité historique que les illusions de la rhétorique sont révoquées, c’est au nom d’un autre modèle de vérité : la science démonstrative.

27Le scénario de Strauss enrichit le parcours de Hobbes d’un certain nombre d’hypothèses sur ses centres d’intérêts antérieurs à sa « carrière historiographique » : la philosophie éthique et politique. L’intérêt de Hobbes pour l’histoire est compris comme un approfondissement, grâce à la fréquentation des historiens, de ce que la philosophie des Anciens, en particulier Aristote, réduit toutefois à un enseignement éthique minimal tiré en particulier de la Rhétorique, lui aurait appris. À l’époque, conclut Strauss, Hobbes s’intéresse, dans la continuité de Bacon, à la question de l’application de normes philosophiques et c’est à ce titre que l’histoire civile présente un intérêt pour lui : « Durant sa période humaniste », Hobbes aurait « tenté de combler les lacunes (réelles ou prétendues) de la morale aristotélicienne en s’efforçant de découvrir par l’étude de l’histoire quelles forces déterminent effectivement les hommes7 ». Ainsi, les normes elles-mêmes devaient-elles demeurer inchangées. Strauss opposait à ce modèle la radicalité de Machiavel, qui s’était résolument attaqué aux morales antiques et qui avait fait retour vers l’histoire comme vers une terra incognita – la politique réelle, l’homme réel – dont la connaissance devait produire de nouvelles normes. Aussi, la rupture philosophique de la fin des années 1630 était comprise comme une rupture avec le baconisme certes, mais surtout comme un passage à la radicalité sur un nouveau terrain, avec de nouveaux outils, l’invention de nouvelles normes sur le continent que Machiavel avait découvert avant lui. Ceci supposait la discontinuité d’un nouveau refus, mais aussi d’une nouvelle invention : la théorie du droit naturel fondée sur une nouvelle anthropologie. C’est pourquoi Hobbes, selon Strauss, « revient à la philosophie dès qu’il aperçoit une possibilité de développer une théorie de l’application des normes (traditionnelles) fondée sur l’étude directe de la nature humaine, ou un moyen de remplacer les normes traditionnelles supposées inapplicables par des normes applicables8 ». La remise en cause de l’applicabilité devient une remise en cause de la validité. Mais ce n’est pas la méthode philosophique qui en a permis, d’abord, la découverte, c’est la fréquentation des historiens et en particulier de Thucydide et de son analyse de la complexité des passions et des causes anthropologiques de la stasis9. Au fond, le baconisme et la radicalité machiavélienne auraient coexisté pendant cette période historienne : alors que son attitude générale et initiale le conduisait vers des questions d’application, pour des normes inchangées, il découvre avec Thucydide, une véridiction anthropologique qui les ébranle.

28Cette lecture tend à présenter la première carrière de Hobbes comme essentiellement polarisée par sa philosophie ultérieure : c’est une manière de comprendre la rupture sur fond de continuité, d’un souci philosophique des normes éthico-politiques qui seraient toujours déjà présentes.

29Il est beaucoup plus vraisemblable que Hobbes se soit tenu sur la réserve10. Rien ne permet d’affirmer en effet qu’en élisant un modèle comparatiste de prudence (dans « Sur la vie et l’œuvre de Thucydide » et qu’en doutant de l’efficacité des normes traditionnelles – ce qui, nous le montrerons, est vrai en partie – il ait eu en tête un projet visant à les renouveler. Il est même difficile d’envisager qu’il ait eu l’idée d’une nouvelle façon, autre qu’historique, d’envisager la question politique. Quand bien même une place serait laissée à la philosophie, sur le plan politique, c’est la narration qui renseigne le lecteur, le rend « spectateur de l’action » et capable d’en tirer des principes pratiques dont l’historien doit se garder. Selon nous, ce « premier Hobbes », avec cette définition non axiomatique du conseil, cette définition de la prudence qui tend à évincer la généralité du précepte, son intérêt pour les principes de l’interprétation historique plutôt que pour les préceptes pratiques – creux ou compromis avec des autorités livresques –, sa rumination critique de l’histoire de la puissance catholique, se situe beaucoup plus près de ce que propose Machiavel que ne le pensait Strauss, non pas sur le plan de la radicalité, mais sur le plan de la méthode dont il convient d’user pour penser la politique.

30S’il y a des continuités d’attitudes à rechercher, par-delà la rupture méthodique, il convient plutôt de se tourner vers le rapport à l’autorité. Les thèmes de l’extériorité et de la neutralité de l’historien, le fait – pour reprendre les termes de Lucien cités par Hobbes dans la préface – que l’historien doive se comporter « comme s’il n’avait pas de patrie et vivait sous sa seule propre loi, sujet d’aucun roi et indifférent à ce que chacun aimera ou n’aimera pas11 », n’est pas sans évoquer, déjà, la posture revendiquée par Hobbes en philosophie : être l’inventeur solitaire, à l’écart de toute école, de toute secte, de toute université ou académie, de la science politique.

31Dans « Sur la vie et l’œuvre de Thucydide », la question des normes éthiques est supplantée par celle d’un enseignement à la fois empirique et dramaturgique sur la politique. Ce qui est commun, nous semble-t-il, à ces deux moments, c’est l’absence presque complète du souci de définir la philosophie, de s’engager sur le terrain de la généralité et d’un savoir théorique constitué. L’empirisme de ces œuvres est frappant, et déjà un certain rapport à l’expérience et à l’autorité annonce ce que le tournant philosophique adoptera comme une attitude fondamentale de sa pensée : la critique, la défiance envers les généralités et les préceptes philosophiques non démontrés.

Notes de bas de page

1 On dit de Hobbes, en politique étrangère, qu’il est un réaliste et nombre de politistes en appellent à lui pour justifier une conception des relations internationales qui élimine le droit ou le tient pour de peu d’importance. Ils se réfèrent au chapitre 13 du Léviathan et aux exposés antérieurs de l’état de guerre, dans lesquels Hobbes compare l’état de nature entre individus à l’état de guerre entre États, lesquels se tiennent toujours sur la défensive, craintifs et anticipant l’attaque si besoin est. Si les individus à l’état de nature peuvent élever une souveraineté qui met fin à l’état de guerre, les États ne le peuvent pas : la paix intérieure, sous la souveraineté, suppose l’état de guerre entre nations qui, lui, est indépassable. Nous ne discuterons pas de la validité d’une telle lecture, discussion déjà menée, notamment par N. Malcolm, « Hobbes’s Theory of International Relations », dans Id., Aspects of Hobbes, op. cit., p. 432 et suiv. N. Malcolm analyse les points de vue des auteurs qui font de Hobbes un promoteur du réalisme en matière de relations internationales, notamment E. H. Carr, M. Wight, M. Walzer et C. Beitz, avant d’en proposer la critique. L’essentiel est de retenir pour l’instant que les relations entre États ne sont pas laissées dans une complète anomie par Hobbes, qu’il y a bien des traités, des alliances, un droit des gens, des lois naturelles qui ordonnent le jeu des puissances. Un État peut être injuste envers un autre lorsqu’il rompt une promesse. Ce qui est intéressant, c’est la façon dont ce réalisme est rapporté – jusque chez M. Walzer dans Guerres justes et injustes, Paris, Gallimard (Folio essais), 2006 – à l’auteur politique que Hobbes admirait le plus : Thucydide, associant ainsi les deux noms dans un même réalisme. Dans un passage très célèbre de La guerre du Péloponnèse, au Livre V, l’historien athénien recompose le discours d’ambassadeurs de sa cité à Mélos, colonie spartiate mais neutre dans la guerre, qu’ils menacent d’agression si elle ne s’engage pas à leurs côtés. Ils ne justifient cette menace, dit-on, que par le droit du plus fort. On voit alors une filiation entre l’impérialisme et le droit du plus fort, incarné par Athènes, et une théorie et la pure puissance dans les relations extérieures, incarnée par Hobbes. Or, Thucydide ne se contente pas de faire des ambassadeurs athéniens des représentants d’un point de vue qui correspondrait à la caricature platonicienne de Calliclès ou de Thrasymaque. Pour les Grecs, y compris pour les Athéniens gagnés par l’ubris, le droit n’est pas la force.

2 Rappelons qu’il a été traduit vers l’anglais par Thomas Nicolls (parution en 1550) mais à partir de la traduction latine de Laurent Valla (vers 1450). Les Annales ne posent certainement pas le même genre de problèmes, en terme d’établissement du texte, puisque l’édition de Juste Lipse est disponible depuis 1574 et son commentaire quelques années plus tard, et que la traduction anglaise ne semble pas faire problème pour Hobbes qui d’ailleurs, dans le Discours, ne travaille que sur le latin – et pas dans l’édition de Juste Lipse à notre connaissance. Les Annales avaient été traduites vers l’anglais par Peter Grennwey dans les années 1590.

3 Les Syracusains, par exemple, pourtant dirigés par le parti démocratique, évitent de justesse la stasis lorsqu’ils apprennent qu’Athènes les menace. Ils craignent autant sa puissance militaire que les effets de sa menace sur leur équilibre politique. Inversement, les Athéniens, s’appuyant d’habitude sur les factions démocratiques des cités ennemies, pensent pouvoir éviter la guerre effective. Or, ils ne le peuvent pas dans le cas d’une cité déjà démocratique. Ce passage le montre bien, dans lequel Thucydide décrit le découragement des Athéniens après le revers de Démosthène arrivé en renfort contre les Syracusains : « Quant aux Athéniens, ils étaient au comble du découragement. Ils étaient amèrement déçus et regrettaient plus amèrement encore d’avoir entrepris l’expédition elle-même. Ils s’étaient attaqués pour la première fois à des cités du même type qu’Athènes, c’est-à-dire démocratiquement gouvernées comme elle et possédant des navires et une population nombreuse. Ils n’avaient donc eu la possibilité ni de les gagner en provoquant des changements de régimes qui les eussent dotées de gouvernements plus favorables à Athènes, ni d’avoir sur elles une large supériorité militaire. » La guerre, VII, 55, op. cit., p. 1225.

4 Le canon de cette interprétation du changement et de l’innovation étant l’essai que Bacon lui consacra ; Of Innovations, Essays, XXIV.

5 Voir Reason and Rhetoric…, op. cit.

6 Voir PPH, chap. VI.

7 Ibid., tr., p. 199. Strauss a sans doute raison de reconnaître qu’en 1629, Hobbes continue d’accepter l’autorité d’Aristote en philosophie : « Certains ont remarqué qu’Homère en poésie, Aristote en philosophie, Démosthène en éloquence, et que d’autres parmi les anciens pour d’autres connaissances [knowledges], maintiennent leur primauté : nul n’a été dépassé, certains pas même approchés par quiconque au cours de ces derniers temps. » EW, VIII, p. VII ; tr., p. 134. On remarquera aussi l’utilisation flottante, y compris par rapport à celle qu’en fait Bacon en 1605, du mot knowledge qui semble aussi porter sur l’éloquence, la poésie, la rhétorique. Mais cet argument de la reconnaissance de la primauté d’Aristote se retourne comme un gant : il montre bien que Hobbes ne s’est pas encore intéressé à la nature de la connaissance philosophique, puisqu’elle comprend des savoirs qui lui seront plus tard extérieurs (la poésie, l’éloquence). Ce qui signifie qu’il ne s’intéresse pas encore à la nature du savoir comme il le fera plus tard. Dès lors, l’idée selon laquelle il cherchait à l’époque à fonder un nouvel empirisme (celui de l’application) ne tient pas. Peut-être que, tout au plus, il participe de cette attitude baconienne, mais sans l’avoir considérée comme un programme.

8 PPH, chap. VII ; tr., p. 159.

9 On ne dira jamais assez à quel point la stasis de Corcyre (La guerre, III, 81-56) a pu être importante aux yeux de Hobbes, et notamment ce passage (84) considéré aujourd’hui comme une interpolation, qui conclut, à un certain niveau de généralité, qu’obéissance et protection sont inséparables.

10 Nous ne pouvons que souscrire ici aux thèses de Jean Terrel qui montre bien que les principaux arguments en faveur de la thèse de Strauss ne résistent ni à la lecture des autobiographies, ni à celle du Supplément de Richard Blackburne, quand il est correctement cité. Dans les autobiographies, pour la période 1615 – 1629, Hobbes ne mentionne que des lectures d’histoire, de grammaire et de littérature, « ce qui prouve au minimum que ses lectures philosophiques éventuelles ont été à ses yeux de peu de poids » ; Hobbes. Vies d’un philosophe, op. cit., p. 86-87. Dans le Supplément, Blackburne parle, certes, de la recherche d’une alia ratio philosophandi (Auctarium, OL, I, p. XXIV-XXV). C’est sur cet argument que Strauss conclut que la volonté de réformer la philosophie préexiste au tournant philosophique et qu’elle emprunte à Aristote un humanisme moral cherchant sur des terrains empiriques un champ de vérification et d’application. Mais à regarder le texte de plus près, Blackburne mentionne dans ce texte l’intérêt de Hobbes pour Bacon.

11 Comment il faut écrire l’histoire, 41, dans Lucien de Samosate, Œuvres complètes, t. II ; tr. Chambry, Paris, Garnier, 1934.

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