Chapitre II. Prudence politique et histoire
p. 57-84
Texte intégral
1 Hobbes partageait la tendance humaniste qui consistait à aller puiser dans l’histoire les principes d’un art de gouverner ou des principes politiques plus généraux. Mais nous avons vu que le discours historique, source de prudence selon l’introduction à la traduction de Thucydide, ne devait pas contenir de tels préceptes. Or, avant de révoquer la rumination historique, Hobbes l’a pratiquée en commentant Tacite. Nous montrerons comment les Discourses appartiennent à un genre mixte, à la frontière de l’histoire et de la philosophie, proche de la littérature des « essais », et que cet aspect mixte appelait un effort de justification rhétorique en lequel pouvaient se lire les différents partages de l’expérience et de la théorie, de la pratique et du précepte, des faits et de leur interprétation. La façon dont Hobbes, avant que d’être philosophe, investit ces partages, se les approprie et d’une certaine manière les transforme, permet de mieux mettre en perspective le « tournant scientifique et philosophique » des années 1630 et d’en discuter les effets : si l’on met de côté l’intérêt pour les sciences de la nature et la géométrie, que l’on se concentre sur la politique, n’y a-t-il pas des éléments de continuité ?
RUMINER L’HISTOIRE
LE COMMENTAIRE DE TACITE
2L’auteur du Discours sur le commencement de Tacite se confronte à un problème méthodologique qui avait traversé toute l’œuvre de Bacon, de la première version de Of the Proficience and Advancement of Learning (1605) jusqu’à sa traduction latine, De Dignitate et Augmentis Scientarum (1623).
3Comment devait s’organiser selon Bacon la relation entre histoire civile et science civile ? La sagesse des Anciens couvrait de paraboles les sentences générales découvertes quant à la science du gouvernement. La première fonction de la fable est cryptique, elle dérobe au vulgaire ce qui doit lui rester caché, notamment ces arts de l’empire (arcana imperii) ou les mystères de la religion qui, mis entre ses mains, en sortiraient altérés ou encore, comme le dirait Hobbes à propos des mystères de l’État, dans la préface à l’édition de 1646 du De Cive, « prostituée au sens commun du premier venu1 ». Mais elle est aussi « un type de récit par lequel les choses de l’intellect sont portées jusqu’aux sens2 ». Bacon en avait déjà tiré, en 1609, une riche mythographie dans le De Sapientia Veterum. Mais quel que fût l’intérêt qu’il y avait à décrypter la sagesse parabolique des Anciens, à partir des figures d’Orphée, de Prométhé ou de Diomède, les progrès de la connaissance historique permettaient bien de substituer le réel au fabuleux3 : « les fables cependant, sont des suppléantes, nécessaires quand les exemples font défaut : à présent que nous avons abondance d’histoires, la visée est plus claire quand on prend pour cible quelque chose de réel », aussi quelle que fût sa reconnaissance de l’apport de la poésie parabolique sur le plan cryptique ou de la poésie narrative sur celui de l’enseignement moral, il fallait, pour la science du gouvernement et la connaissance des affaires (le negotium), se tourner vers l’histoire civile4.
4Comment Bacon distinguait-il les différents genres historiques pour leur utilité en vue d’une science civile ? Les Discorsi de Machiavel illustraient le rôle d’une history of times en vue de la connaissance du gouvernement, mais les vies se montraient plus appropriées à l’induction pour ce qui était de la deuxième partie de la science civile, à savoir le negotium, car elles éclairaient bien mieux la vie privée des hommes. Mieux que les vies, les correspondances, qui ne sont pas un genre de la perfect history mais relèvent plutôt des appendixes, contribuaient à la formation d’un savoir du negotium. Les Lettres à Atticus de Cicéron en fournissaient le meilleur exemple.
5La meilleure façon de tirer des règles de l’expérience historique était attribuée au Machiavel des Discorsi5 qui avait su fournir à la théorie une relation étroite à la pratique. Il ne soumettait plus l’exemple, d’une façon servile, à ses a priori, mais, partant de la diversité des exempla, était parvenu à construire une connaissance susceptible d’embrasser les singularités qui se présentent dans l’art de gouverner6. Il y avait là comme un « contrôle » de l’expérience et de l’histoire sur les préceptes de l’art politique qui les protégeait des généralités et des fausses inférences et leur permettait de prétendre à la fonction de paradigme pratique, de « modèle pour l’action ». Cette relation très forte entre history et civil knowledge obligeait aussi Bacon à bien distinguer la connaissance historique de la connaissance des préceptes généraux : que faire, dès lors, d’un discours mêlant les deux ? Quelles règles donner à cette mixt history dont nous pouvons supposer que les Discourses sur Rome et Tacite font partie ?
6Dans la version de 1605 de Of the Proficience, Bacon semblait désapprouver ce genre mixte que constituait la ruminated history, laquelle mêle à la narration des sentences générales :
Je ne peux pas non plus ignorer une manière d’écrire dont usent certains hommes sérieux et sages : l’histoire dispersée des actions qu’ils jugent dignes de mémoire est accompagnée de discours et d’observations politiques à leur propos, non pas incorporés à l’histoire mais séparés d’elle, et présentés comme l’essentiel selon leurs intentions. Cette sorte d’histoire ruminée, je juge plus convenable de la placer parmi les livres de politique, dont nous allons parler plus loin, que parmi les livres d’histoire ; car la véritable fonction de l’histoire est de représenter les événements eux-mêmes en même temps que leurs desseins et conseils, et de laisser les observations et conclusions qui les concernent à la liberté de juger dont chacun dispose. Mais les mélanges sont des choses irrégulières que personne ne peut définir7.
7Le sort que Bacon réservait à la ruminated history montre bien qu’il ne se résolvait pas à tolérer une trop grande mixité de registre. Il était dès lors tout à fait logique qu’en 1605, les Discorsi de Machiavel fussent donnés en exemple d’une œuvre de philosophie politique inductive. Bacon cherchait à séparer les éléments du discours : à l’histoire de narrer, à la philosophie de tirer de l’histoire des préceptes, mais sans jamais refermer tout à fait, nous l’avons vu, les registres de l’histoire. Quant au lecteur, il devait se concentrer sur le caractère séquentiel et narratif des événements et garder par-devers lui sa propre rumination. Si, pour ruminer, il avait besoin d’un théoricien plus avancé, il pouvait consulter les Ricordi de Guichardin, ou les Commentaires et autres traités politiques de Machiavel.
8C’était une façon, pour Bacon, de situer sa propre synthèse par rapport à celle de Bodin dans Methodus ad facilem historiarum cognitionem. Celui-ci avait traité de l’articulation de l’histoire, comme narration exacte, et de la philosophie. Nous en retraçons ici les grandes lignes car ce moment nous semble essentiel pour comprendre les positions successives de Hobbes dans les Commencements de Tacite, le Discours sur Rome et la préface au lecteur de sa traduction de La guerre.
9Bodin commençait par reconnaître qu’il était « terriblement perplexe quant à savoir si l’historien a qualité pour louer, blâmer ou juger les faits qu’il rapporte, ou s’il doit laisser aux lecteurs toute leur liberté d’appréciation ». Si l’histoire « ne doit être que l’image de la vérité, et comme un tableau des actions passées proposées au grand jour du jugement public, toute appréciation anticipée de l’historien semble bien porter préjudice aux faits rapportés, en imposant des préjugés divers aux esprits peu avertis et en rendant fort suspect aux lecteurs circonspects qui craignent de se tromper en se rangeant à un avis qu’ils n’ont pas sollicité ». Il faut distinguer très clairement le travail de l’historien de celui du rhéteur et du philosophe : le défaut que représente « l’appréciation anticipée » est « encore accru du fait que la plupart des historiens se comportent dans ce cas en rhéteurs ou en philosophes, et interrompent le fil de leur récit pour en détourner l’attention et la mémoire du lecteur »8.
10Jean-Louis Vivès avait critiqué Philippe de Commines pour avoir interrompu « un récit commencé pour discuter sur les mœurs et les vertus des princes, voire sur la béatitude à la manière des philosophes9 ». Mais Bodin ralliait le point de vue de Commines, avec l’autorité de Polybe qui avait reproché à Phylarque d’avoir omis la principale fonction de l’histoire, à savoir « l’encouragement que les bons y trouvent à poursuivre une vertu dont leurs semblables reçoivent de telles louanges, et dans l’effroi que peuvent causer aux méchants les reproches de l’infamie qui leur sont réservés ». Commines était en état de juger, plus que quiconque, puisqu’il avait une tout autre expérience que Vivès « du gouvernement, de la guerre ou des grandes ambassades ». Selon Bodin, « Tacite et Procope adoptent la même attitude, et les historiens les plus considérables ne se privent pas de juger les faits qu’ils exposent ». Entrait alors en scène Cicéron, qui allait faire pencher la balance du côté de la narration « nue » : en effet, il « place César loin au-dessus des autres historiens pour cette raison que son récit sobre, simple, direct, et comme dépouillé de tout vain ornement, laisse à chaque lecteur le soin de juger ». La remarque s’étendait à Xénophon et à Thucydide, dans l’œuvre desquels on ne « trouverait pas la moindre appréciation, la moindre digression, la moindre fleur de rhétorique ». Suivait alors la distinction, si décisive chez Bacon – et chez Hobbes, comme nous l’observerons – entre la philosophie qui s’occupe des préceptes, et l’histoire qui en reste aux res gestae :
Mais puisque l’opinion du plus grand nombre vit dans l’éloge des bons et la critique des méchants l’un des principaux fruits de l’histoire, il convient de confier cette tâche aux philosophes plutôt qu’aux historiens : elle n’en sera que plus exactement et mieux remplie puisque c’est là leur principal office. L’historien aura donc suffisamment condamné Néron en racontant comment il égorgea les hommes les plus vertueux, son précepteur, ses deux épouses, son frère Britannicus et enfin jusqu’à sa mère : c’est ce que fait Suétone en nous décrivant tous ces forfaits purement, simplement, et sans la moindre emphase10.
11En introduisant sa traduction de La guerre, Hobbes, d’une façon assez analogue, dira contre Denys qui accusait Thucydide de malveillance envers les Athéniens, sa propre patrie, que l’on ne trouve « rien dans ses propos qui tende à leur déshonneur en tant qu’Athéniens, mais uniquement en tant que peuple, et cela parce que la narration le rend nécessaire, mais non pas au terme de quelque digression calculée11 ». Mais le genre de l’historia justa devait gagner en autonomie par rapport aux préceptes et aux jugements philosophiques chez Bacon, puis chez Hobbes, son continuateur plus radical, car in fine, pour Bodin, l’autorisation d’insérer des préceptes dépendait de la qualité du jugement de l’historien. Il concluait en effet après une série d’exemples analogues à celui de Néron, en disant « que tout cela soit d’ailleurs dit avec la permission de ceux qui ne trouvent rien d’aussi insipide que l’histoire toute nue : car je n’interdis pas aux historiens de juger les exploits de leurs héros, pourvu qu’ils soient capables d’en juger correctement12 ».
12Bacon, en 1605, prenait en effet le parti de « l’histoire toute nue », érigeant en modèle Salluste et Thucydide. Quelle que soit la qualité de l’historien, le genre mixte était exclu. Or, il existe chez Bacon une seconde qualification de l’histoire ruminée et une nouvelle définition de sa place dans l’orbe du savoir historique. Il écrivait ainsi en 1623 :
On a quelquefois introduit une certaine manière d’écrire où l’on trouve, des narrations qui n’ont pas l’ordre et la continuité de l’histoire, mais sont choisies selon le gré de l’auteur ; ensuite, ce dernier les médite, les soumet à une espèce de rumination et saisit l’occasion qu’elles lui offrent pour disserter sur la politique. Ce genre d’histoire ruminée, nous l’approuvons très vivement, pourvu que l’auteur agisse ainsi en avertissant le lecteur. Mais qu’un homme qui avoue écrire une histoire qui vise la justesse [historia justa] introduise partout des réflexions politiques qui viennent interrompre le fil de l’histoire, c’est hors de propos et pénible. Nul doute que toute histoire politique assez avisée ne soit comme grosse de préceptes et de remarques ; mais encore l’écrivain ne doit-il pas être son propre accoucheur13.
13Il ne s’agissait plus d’exclure l’histoire ruminée du genre historique mais de l’y admettre tout en la dotant d’une méthode plus aboutie et en la distinguant de l’historia justa, par essence chronologique et narrative. Il s’agissait surtout de protéger l’historia justa de toute intrusion de précepte ; mais une place était faite à l’histoire ruminée, qui de son côté n’était plus du tout tenue à l’ordre narratif. L’ordre du discours était remis au choix des événements que l’auteur avait décidé de méditer. L’historien au sens strict (auteur d’une historia justa) ne devait pas être son propre accoucheur : Bacon restait fidèle aux arguments qui, en 1605, le conduisaient à critiquer la Methodus. Mais il est remarquable de noter que cette inclusion à l’histoire du genre de l’histoire ruminée ne venait pas bouleverser l’articulation entre histoire et science civile telle qu’elle était exposée en 1605. En effet, la traduction latine de 1623 reprenait textuellement le discours de 1605 sur Machiavel : son œuvre restait incluse dans la science civile, si bien que l’on pouvait avoir l’impression que la distinction entre une science civile rivée à l’exemplum et à l’exactitude des situations, et une histoire ruminée qui soumettait l’exemple à sa rumination devenait bien difficile14. Il y avait, en quelque sorte, un doublon en termes de discours qui révèle la ténuité de la séparation entre philosophie et histoire civile dans l’empirisme de Bacon et la popularité du genre des civil discourses à l’époque.
14En commentant les débuts des Annales de Tacite, l’auteur suit-il les conseils de Bacon ? Quels sont les rapports qui se nouent ici entre la narration et le précepte ? Se voit-il en nouveau Machiavel, méditant sur Tacite, comme le Florentin imprimait à la première décade de Tite-Live les directions d’un questionnement qui soumettait les séquences historiques à une théorisation préalable – fondée, mais ce rapport est réflexif, sur la fréquentation de l’histoire15 – et dont les Discorsi constituaient un canon ?
15Uneincertitudepréalabledoitêtrebiencernée : ilestsûrqueLe Commencement de Tacite a été écrit avant la version de 1623 du De Dignitate, et qu’à l’époque de sa rédaction (1615-1620), l’auteur, selon les classifications baconiennes, écrivait un discours politique extérieur à l’histoire. En écrivant A Discourse of Rome il avait déjà produit une littérature mixte, à l’image de celle de Robert Dallington qui avait écrit un fameux The View of Fraunce (sic) et un non moins fameux A Survey of the Great Dukes State of Tuscany16. Mais l’auteur a aussi pu prendre connaissance des oscillations de Bacon à propos de l’histoire ruminée : son intégration au genre historique à la condition de l’application d’une méthode distinguant bien la continuité narrative des réflexions qui lui sont articulées. Le fait que cette méthode soit scrupuleusement suivie présente l’intérêt d’apporter un argument supplémentaire en faveur de l’idée d’une participation déterminante de Hobbes dans l’écriture du discours, voire de sa complète responsabilité sur le texte, eu égard aux échanges permanents qu’il avait avec Bacon à cette époque. Répondre à cette question suppose toutefois une investigation plus poussée du texte.
16L’auteur du Discours cite très distinctement Tacite en latin et développe ses réflexions dans un caractère et une langue différents. Il annonce le plan de sa rumination. La couche du récit est nettement séparée du commentaire, et surtout la narration est citée in extenso, son ordre n’est jamais désorganisé par les questions philosophiques et éthiques. Il s’agit de conserver au texte historique sa nature narrative. Au fond, l’auteur applique les principes baconiens de l’histoire ruminée, mais d’une façon sans doute plus méthodique encore : il refuse la primauté de l’ordre philosophique des questions et des préceptes, telle que l’autorisait la seconde version de l’histoire ruminée selon Bacon. L’auteur durcit la méthodologie baconienne, ce qui, en annonçant la rigueur de la définition thucydidéenne de la narration, est un signe supplémentaire de la paternité de Hobbes sur le texte.
17Il n’est pas inintéressant pour cerner l’originalité des Discours de s’arrêter un moment sur un modèle contemporain, les Aphorismes Civill and Militarie, Amplified with Authorities and Exemplified with Historie, out of the First Quaterne of Fr. Guicciardine, de R. Dallington, publiés en 1614. Pour définir sa façon de procéder, celui-ci écrivait :
Notre exposé est général et, en lui, le ministre public pourra rencontrer son expérience, le soldat, sa pratique, l’étudiant, ses lectures : et chacune d’entre elles, à sa propre place, sera mise en parallèle à la fois avec l’aphorisme, l’exemple et des autorités. La méthode n’est pas commune, car bien que les livres de discours civil soient remplis d’axiomes, ceux des philosophes de preuves, et ceux des historiens d’événements, vous ne les rencontrerez cependant que rarement combinés en un seul ensemble17.
18Il s’agit d’abord de faire en sorte que chacun, ministre public, soldat ou étudiant, rencontre sa propre expérience. Pour y parvenir, Dallington conjugue trois couches de discours : l’aphorisme, tourné comme un conseil général, l’exemple, puisé dans l’histoire (ici L’histoire d’Italie de Guichardin), et des autorités diverses. Reconnaissant que les livres de civil discourse sont déjà pleins d’axiomes généraux, que les livres de philosophes sont pleins de démonstrations et que ceux des historiens sont pleins d’événements, il prétend réunir, en un seul texte, ces trois dimensions du savoir, et juge que c’est là le seul moyen de réunir théorie et expérience.
19Le premier aphorisme du Livre I, placé sous l’autorité d’Hippocrate, de Plutarque, d’Aristote, de Sénèque et d’Horace, montre que dans les corps naturels, plus la prospérité et la santé sont longues, plus la maladie est dangereuse et qu’il en va de même dans les corps politiques. Le début de L’histoire d’Italie de Guichardin, abrégée, vient illustrer l’aphorisme : l’Italie connut un déclin d’autant plus brutal avec l’entrée des Français sur son territoire qu’elle avait joui pendant très longtemps de tous les bienfaits de la terre et de tous les « fleurs de la paix18 ». La généralité précède la reproduction du texte de Guichardin. Pourtant, c’est bien L’histoire d’Italie qui gouverne l’ordre des aphorismes : ils sont construits à partir de la continuité du texte des quatre premiers livres de l’œuvre du Florentin.
20Selon les catégories baconiennes, il s’agit bien d’une histoire ruminée à ceci près que Bacon n’autorisait pas un recours aussi massif à l’argument d’autorité dans ce genre de littérature. La pratique de Hobbes tranche aussi avec la dimension bigarrée, synthétique à l’excès, de ces discours. Deux éléments sont décisifs : l’abandon du recours à l’autorité et la primauté du texte historique sur le commentaire.
21En effet, la généralité du commentaire ne précède pas la narration. Elle la suit dans un mouvement d’amplification ou accompagne son interprétation depuis une position critique extérieure. La rumination consiste bien plutôt à insérer un intertexte dans la brevitas extrême de la narration tacitéenne qui résume sept cents ans en quinze lignes. L’intertexte du lecteur qui rumine est ici rendu à l’explicite, mais sans l’intention nette ou en tout cas première de déduire des conseils, même si, à partir d’une telle interprétation des séquences historiques, des conseils peuvent être plus facilement tirés.
22La brièveté du texte tacitéen appelle d’abord un certain nombre d’ajouts d’information. Il s’agit surtout de compléter un récit si bref qu’il ne consacre qu’une phrase à chaque forme de gouvernement jusqu’à l’Empire d’Auguste. On apprend ainsi que les contemporains de Romulus étaient Jotham en Judée, Pekaiah en Israël ou encore Chérops chez les Athéniens et Thurimasen en Macédoine. Il s’agit alors d’articuler le texte de Tacite à un culture plus vaste19.
23La longue durée apparente l’entreprise à celle du Machiavel des Discorsi. Elle permet de dégager un certain nombre de leçons et d’archétypes, notammentsurlasuccessiondesrégimes, l’instabilitéetlesconflitsdeclasses, la maîtrise de l’autorité. Il est fort vraisemblable que Hobbes et son élève Cavendish aient eu le modèle machiavélien en ligne de mire, sur la forme, mais aussi sur le fond, comme en témoigne notamment le commentaire de la première phrase des Annales : Urbem romam a principio Reges habuere (« La cité de Rome fut d’abord gouvernée par des rois »). Ils écrivent que « la première forme de gouvernement dans tout État est accidentelle » en reprenant quasiment textuellement les Discorsi de Machiavel (I, 2) : « Le hasard a donné naissance à toutes les espèces de gouvernement parmi les hommes. » Le commentaire n’a que peu de rapport avec le texte de Tacite. En ce sens, comme nous le verrons à bien des reprises, le précepte n’est pas tiré de la narration, mais il la surplombe pour en permettre l’interprétation. Sur le plan de la conception de la politique, Hobbes, en ce premier moment de sa carrière intellectuelle, rejette le contractualisme épicurien ou celui des sophistes, autant que l’immanence naturelle de la Cité à l’homme défendue par Aristote, ce qui revient, pour reprendre les mots de Louis Althusser, à « rejeter toute ontologie anthropologique de la société et de la politique20 ».
VOYAGE À ROME
24Si nous sommes parvenus à la quasi-certitude de la paternité de Hobbes sur le Discours sur le commencement de Tacite, il n’en va pas de même pour le second discours des Horae Subsevicae auquel s’attache notre enquête. A Discourse of Rome offre toutefois un premier point de vue sur les conceptions que Hobbes et Cavendish partageaient certainement, avec bon nombre d’Anglais, au sujet des religions païennes et catholique.
25A Discourse of Rome appartient au genre du survey, texte historico-géographique dont A View of Fraunce, de Dallington était à l’époque une espèce de canon21, et que Hobbes et son élève avaient très certainement lu. A View of Fraunce, par bien des aspects, constitue une autre forme d’histoire ruminée : rumination de géographie humaine et physique qui mobilise une profondeur de champ historique et qui donne occasion à l’auteur de disserter et de digresser sur des sujets d’actualité, en l’occurrence les guerres civiles. Pour l’auteur du Discourse of Rome, la puissance de la papauté et de la religion romaine occupe l’essentiel de la « rumination » de voyage. C’est pourquoi, il n’est pas inintéressant, pour introduire et chercher à cerner la contribution de Hobbes à ce genre de discours, de le comparer à nouveau au modèle de Dallington. L’auteur définit leur projet de la façon suivante :
Et maintenant, la description de Rome telle que je l’ai vue. Dans cette description je n’irai pas au-delà de mon propre savoir, ni ne m’envolerai vers les rapports des autres, toutefois, je ne m’en tiendrai pas non plus à une description toute nue, mais je pourrai à l’occasion de ces choses particulières que j’ai vues, coucher mes observations et les réflexions que j’ai eues alors, qui portent d’abord sur la situation ; deuxièmement sur les antiquités ; troisièmement sur les monuments chrétiens ; quatrièmement sur les bâtiments modernes, les jardins, les fontaines, et cinquièmement sur les collèges, Églises, et lieux de culte. Sixièmement sur la puissance de la Cité et du pape, avec la description de sa magnificence et de celle des cardinaux. Et dernièrement, sur la sécurité et le danger qu’il y a à voyager à Rome pour un Anglais22.
26L’auteur ne s’en tiendra pas à une « description toute nue » : il s’agit bien de suivre le modèle d’un survey ruminé, conforme sur ce point au modèle de Dallington. Mais il précise aussi qu’il évitera de recourir aux « rapports des autres », ce qui distingue son entreprise de la vaste synthèse, truffée d’auteurs et d’autorités, proposée par l’auteur des Aphorismes.
27La première occasion de digresser est bien le site romain et s’engage sur le topos de l’aridité et de la misère des terres qui fit des Romains des hommes rudes et âpres, travailleurs et conquérants. Elle s’achève par une insistance baconienne sur le conseil : « l’aptitude à donner des conseils n’est pas inférieure » à celle de « l’action et de la décision »23. La description géographique se poursuit d’une façon plus objective : l’accès à la mer, décisif pour la maîtrise des échanges et les conquêtes, l’importance du Tibre pour la circulation fluviale, etc. ; enfin, les principaux monument païens.
28A View of Fraunce commence aussi par une étude de géographie physique suivie d’une description des principales villes. La comparaison de Paris et de Londres24 conduit très vite vers un genre qui se rapproche de l’histoire ruminée : l’analyse de l’inutilité des forteresses, « qui rendent les hommes couards25 », s’autorise de Plutarque qui racontait que Lycurgue refusa de faire fortifier Spartes, ou encore de Guichardin qui prêtait la même intention au duc d’Urbino dans le Livre IV de L’histoire d’Italie. Dallington en conclut que sur un territoire, seule la capitale doit être fortifiée, citant Bodin qui s’opposait à ce que les villes prennent trop d’importance dans un royaume, au Livre VI de La république. Il en arrive ensuite à une description politique de la France inspirée des modèles constitutionnalistes : l’État est monarchique mais certaines institutions sont démocratiques (maires, échevins, consuls jureurs) tandis que d’autres sont aristocratiques (parlement, chambre des comptes, etc.). L’autorité du roi est complète et absolue26. La présentation politique générale s’achève par un descriptif des lois.
29La première digression notable porte sur les guerres de religion. On passe du survey, c’est-à-dire du genre descriptif, à une narration et plus précisément à une narration ruminée, réordonnée selon des préceptes politiques et moraux, que Dallington signale par le titre marginal suivant : « A digression to the civill warres ». Il suit pour l’essentiel l’Histoire de France de Bernard de Girard Du Haillan27, s’appuyant sur son autorité non seulement d’historien mais de commentateur, pour conclure que la véritable cause des guerres de religion n’était pas dogmatique et relative à la foi, mais que celle-ci n’en était que le prétexte « selon les esprits du païs » ou « selon les menées et pratiques des grands, qui donnent cette opinion aux peuples »28. La rumination comporte aussi des éléments d’histoire comparée : les guerres françaises rappellent les divisions athéniennes sous Solon, que Plutarque décrivait comme un monstre à trois têtes (les hommes de la plaine favorables à une aristocratie, ceux de la montagne à une démocratie et ceux des côtes à un gouvernement mixte). La comparaison emprunte ensuite ses traits principaux à la nosologie de La république : la maladie du corps politique qui voit le noùs (le roi) n’être plus obéi ni par l’epithumia (le peuple) ni par le thumos (les grands). La digression s’achève par la comparaison de la situation française à de grands précédents historiques : Florence, Rome ou Gênes.
30On mesure aisément la distance qui sépare l’élaboration du discours de Dallington de la simplicité du survey auquel se prête l’auteur de A Discourse of Rome. Ce dernier fait précéder le moment de la géographie physique et de l’énoncé du programme par une captatio benevolentiae qui narre la succession des régimes à Rome jusqu’à l’Empire, pour faire de la Ville une sorte de résumé du monde : « orbem in urbe29 ». La suite de cette introduction, contrairement au texte de Dallington, mentionne déjà l’essentiel de ce qui occupera l’attention des commentateurs : après l’évocation du martyr des chrétiens pendant la période impériale, qui semble un passage obligé, la montée en puissance du pouvoir pontifical est décrite d’une façon extrêmement ramassée, inspirée du célèbre passage de L’histoire d’Italie de Guichardin censuré par l’Inquisition30 et qui annonce déjà la recherche des causes qui fera l’objet de la rumination.
31Les prélats de Rome profitèrent du zèle chrétien des empereurs pour accroître leur autorité, jusqu’à la suprématie en toutes choses et dans tous les royaumes du monde, pour « faire des rois leurs propres créatures ». Mais cet accroissement démesuré de la suprématie s’est fait plutôt par empiètement (encroachment) que par justice (right)31. Comment les princes ont-ils pu être si aveugles ? L’auteur y voit l’effet du destin mondial de Rome, se perpétuant de cette nouvelle façon. Mais il conclut plus sèchement : par leur prudence et leur pouvoir, sous couleur de religion, et grâce aux clés de saint Pierre. Le texte s’inscrit donc dans la tradition de la polémique protestante, dans la droite ligne de A Briefe Inference upon Guicciardines Digression, in the Fourth Part of the First Quaterne of his Historie, de Dallington, paru quelques temps avant le voyage de Hobbes et de Cavendish à Rome.
32Nos deux Discours manifestent-ils une certaine originalité par rapport à la pratique de l’histoire ruminée ?
33On peut dire que l’on se trouve là face à un canon d’interprétation plus proche de Machiavel que de Dallington, dans la façon dont les principes sont articulés à l’histoire. Hobbes privilégie l’interprétation de l’histoire sur la formulation du conseil. D’où l’intérêt qu’il porte pour le temps long (puissance pontificale, histoire de Rome jusqu’à l’Empire). Le conseil, pour la majeure partie des textes, n’est qu’un effet incident de la compréhension de l’histoire. Il faut alors proposer une nouvelle distinction, qui va avoir des effets majeurs lorsqu’il s’agira de comprendre le tournant philosophique32 : entre règles pratiques ou préceptes prudentiels d’un côté, et principes d’interprétation historique de l’autre. Dans les Discourses, Hobbes privilégie, de toute évidence, les seconds. Puisqu’il n’est pas philosophe, il ne dispose pas encore de ces principes pratiques qu’il se vantera d’avoir fondés sur un sol plus certain que celui de la prudence et de l’art de gouverner antérieurs : les règles infaillibles de l’escrime ou les principes, extérieurs à toute pratique, fondés sur la nature humaine, n’ont pas encore été découverts. Sans les avoir trouvés, il est pourtant déjà rétif à ces généralités de l’art de gouverner et leur préfère une réflexion où l’histoire, dans la complexité des séquences, est constituée en objet d’interprétation plutôt qu’en prétexte à exposer des sentences éthiques et politiques. Cette préférence est donc décisive pour comprendre le partage ultérieur entre connaissance du général (civil knowledge puis civil science) et connaissance du fait (civil history) qui sera celle non seulement de la préface à la traduction de La guerre, mais qui déterminera aussi l’articulation dans le Léviathan d’une prudence fondée sur la compréhension éclairée, raisonnable – et critique – de l’histoire, et une sapience fondée sur la science a priori des principes de la politique. Au fond, cette « phronèsis historienne », apte à interpréter les lois à l’œuvre dans l’histoire, reste l’une des qualités du bon conseiller tel que le définira le chapitre 25 du Léviathan. Le genre de discours que Hobbes disqualifiera toujours, des commentaires et des ruminations en passant par le modèle thucydidéen, jusqu’à l’écriture du Béhémoth, est celui du conseil pratique, recueil de sentences non appuyées à la réalité des réussites et des échecs d’une politique examinée dans ses moindre recoins, autant d’approximations qu’il renverra, d’un bout à l’autre de son œuvre, à une confiance aveugle en l’autorité ou à des généralités vides.
34En ce sens, il ne faut pas exagérer le rupture entre ce premier rapport à l’histoire et le dessein baconien de donner leur pleine autonomie aux savoirs de l’histoire, en particulier aux relations – ce genre spécifique de la perfect history, qui prend pour objet un événement défini et non une séquence déterminée par la chronologie. C’est en revenant au texte liminaire de la traduction de Thucydide que nous pourrons montrer la cohérence entre la pratique de l’histoire ruminée et l’élection de la narration « nue » comme modèle d’excellence historienne.
TRADUIRE THUCYDIDE
35En homme de son temps, Hobbes écrit dans la préface au lecteur de sa traduction de La guerre du Péloponnèse que « la tâche principale de l’histoire » consiste à « instruire les hommes et [à] les rendre capables, par la connaissance des actions passées, de se conduire de manière prudente dans le présent et prévoyante envers l’avenir »33. Nous avons déjà décrit les principaux caractères de l’écriture thucydidéenne qui conduisaient Hobbes à l’ériger en modèle. Nous ne les rappellerons que brièvement : simplicité et naturel de la narration, refus d’insérer des prescriptions et des réflexions générales, acuité de la compréhension des passions, vérité des discours pourtant fictifs prêtés aux principaux acteurs de l’histoire, interdit toujours respecté de conjecturer quant aux desseins et aux résolutions des acteurs de son histoire plus loin que ne l’y autorise l’évidence des faits. Thucydide est bien l’historiographe « le plus politique » qui ait jamais écrit parce qu’il fait, selon Plutarque, de son auditeur un spectateur et non l’étudiant passif d’un cours de morale et de politique. La nature politique de son historiographie tient d’abord à sa phronèsis de témoin ainsi qu’à celle qui préside à la dispositio des faits : ce sont ces qualités qui marquent, avant celle de l’expression, citée par Hobbes en dernier, l’intelligence thucydidéenne du politique, mais aussi sa valeur prudentielle pour ses lecteurs.
36Deux couches du discours historique valorisées par la tradition rhétorique – une certaine tradition rhétorique en tout cas34 – sont exclues de cette définition de l’excellence narrative, et cette exclusion participe de l’excellence même du modèle : les conjectures sur les desseins et résolutions invisibles, dont nul ne peut témoigner, et en lesquelles le retrait même de l’historien laisse au lecteur le loisir de s’aventurer, à ses risques et périls ; la dimension des leçons éthiques et politiques. Sur ce second point, une question demeure : si cette couche du discours est éludée, est-ce parce qu’il faut laisser la liberté au lecteur de tirer lui-même ces leçons ? Est-ce que celles-ci sont inutiles parce que naturellement enveloppées par la narration ? En quel sens une narration pourrait-elle être porteuse de règles prudentielles ou de valeurs, sur le plan moral et politique ?
37Hobbes répond à cette question quelques pages plus loin :
Des digressions à fin d’instruction et autres moyens semblables de véhiculer ouvertement des préceptes (rôle qui revient au philosophe), il n’en use jamais, dans la mesure où il met si clairement devant les yeux des hommes les chemins et les conséquences des bons et des mauvais conseils que la narration elle-même instruit secrètement le lecteur, plus efficacement qu’un précepte ne pourra jamais le faire35.
38La couche de l’amplification vers la généralité, supposée faciliter le conseil, a « sauté ». Elle n’appartient pas à l’historien mais au philosophe. Or, au moment même où Hobbes lui reconnaît un tel rôle, il affirme la supériorité indiscutable de l’histoire sur le plan de l’instruction des préceptes. C’est maintenant la narration qui « instruit secrètement le lecteur ». Le « secrètement » est d’ailleurs excessif : si une bonne narration, conformément à l’enseignement cicéronien, doit présenter les desseins – c’est le moment du conseil ou de la délibération –, les actions et leurs conséquences, alors c’est d’une façon tout à fait explicite qu’elle enseigne. Thucydide, et c’est leseullieuoùils’autoriselafiction, leseulpontavecunepoétique, reconstruit, en effet, les discours des principaux personnages. La délibération et l’action sont articulées quand c’est possible. Autrement dit, la narration comprend, mais au niveau de la singularité des circonstances passées, une représentation de la prudence in vivo. Il n’est d’ailleurs pas interdit au lecteur, comme Hobbes et son élève l’avaient fait pour Tacite, de tirer des réflexions encore plus générales depuis la narration. Ce qui importe, c’est que l’intégration à la narration d’un niveau de généralité qui lui est inutile soit supprimée. On a l’impression que la source de la prudence a changé : d’un conseil général, qui vaut pour toutes les situations – le précepte – et qui était le passage obligé de la prudence, on passe à une forme de comparatisme. L’histoire n’a pas à être ruminée vers le général pour être efficace sur le plan prudentiel car la diversité des situations est irréductible à un même dénominateur. Pour que l’histoire soit efficace sur le plan prudentiel, il faut éviter au contraire de se dépêcher d’en neutraliser la singularité. Celui qui voudra ruminer Thucydide pourra construire des préceptes philosophiques, mais le chemin de la prudence est différent. Il ne passe plus par là mais par la froide comparaison des circonstances historiques, celles des passés – qu’ils soient narrés par Tite-Live, Tacite, Thucydide et les autres –, et des présents, et par la différenciation des séquences.
39Pourtant, puisque chez Thucydide, c’est la narration elle-même qui « instruit secrètement » le lecteur, et que les sentences, les préceptes, l’affirmation des préférences politiques s’en trouvent exclues, une telle conclusion pouvait sembler difficile. Ici aussi, le lecteur a à interpréter une narration qui dans son objectivité ne manifeste aucun choix explicite. Afin de cerner les convictions de Thucydide, Léo Strauss, dans son étude sur La guerre, distingue, d’une façon qui emprunte à la préface de Hobbes, les jugements explicites de l’historien, qui sont extrêmement rares, de ceux que l’on peut lui prêter à partir de l’ordre des causes de la guerre, et bien sûr des discours qu’il prête aux principaux acteurs, mais dans ce dernier cas, la conclusion s’opère avec un grand risque d’erreur. Appartiennent à la première catégorie, le jugement liminaire selon lequel la guerre du Péloponnèse fut la plus grande des guerres, plus grande que la première guerre médique, plus grande encore que la guerre de Troie, le jugement sur l’esprit, le caractère des Cités, à savoir la modération et la sagesse spartiates en opposition avec l’audace et l’ambition athéniennes – qui se résout universellement en repos et mouvement, comme dialectique guerrière. Les jugements sur l’ordre des causes permettent de tirer un enseignement général sur la « théorie politique » de Thucydide : la société des Cités ne peut pas être pacifique, leurs relations sont nécessairement guerrières – on retrouvera cet argument dans la philosophie de Hobbes, réinjecté dans la fiction de l’état de guerre, avant de servir de modèle aux relations internationales ; la guerre est l’horizon des relations entre Cités, elle structure leurs modes d’existence et leurs hiérarchies internes, ce qui met à mal les philosophies qui font de l’autarcie la visée de la Cité, que ce soit celle d’Aristote ou de Platon – thème que l’on croisera aussi dans les grands traités de la maturité. Les jugements que l’on peut tirer des discours des acteurs de la guerre ne permettent pas de déduire avec certitude les opinions de Thucydide36. Mais c’est justement cet écart entre des discours d’une extrême partialité et un discours plus global et plus « vrai », mais discret, presque impossible à assigner à l’auteur, qui fait de Thucydide l’historien le plus politique qui ait jamais écrit, non pas par son engagement, mais par son enseignement implicite.
40Surtout, et c’est ici que s’annonce la confrontation avec Hérodote, Thucydide « ne s’imposa pas une tâche excessive en entreprenant d’écrire l’histoire de choses qui se seraient passées longtemps avant son époque et dont il n’eût pas été en mesure de s’informer lui-même ». Contre Denys d’Halicarnasse, selon lequel « Hérodote est plus sage, dans le choix de son sujet que Thucydide37 », Hobbes écrit « que le premier et le plus nécessaire devoir de celui qui s’apprête à écrire une histoire est de prendre un sujet qui soit, à la fois, parfaitement à sa portée et profitable pour la postérité qui le lira, et que Thucydide, de l’avis de tous, a mieux réussi en cela qu’Hérodote ; car ce dernier entreprit d’évoquer des choses dont il ne pouvait connaître la vérité, et qui ravissent l’oreille grâce à des narrations fabuleuses plus qu’elles ne satisfont l’esprit grâce à la vérité, tandis que Thucydide parle d’une seule guerre sur le déroulement de laquelle du début à la fin, il lui était possible de se renseigner avec certitude38 ».
41Hérodote pratiquait encore une histoire de type judiciaire visant à recueillir des témoignages et des opinions et à en mesurer la valeur. Il s’agissait dans l’historia de « juger des jugements » d’une façon explicite ou d’en ménager la possibilité pour le lecteur39. Cette pratique de l’historia restait donc fortement articulée à un logos sous-jacent et pluriel qui constituait sa matière objective, offerte à l’évaluation. Dès 1628, Hobbes a tranché entre deux pratiques de l’historia au sens antique : entre une pratique d’évaluation des logoi ou des témoignages, au sens hérodotéen, et une pratique qui valorise la présence immédiate, l’objectivité du fait, la narration thucydidéenne, dans la continuité d’ailleurs, ou plutôt dans un approfondissement, de la froideur et de l’objectivité pessimiste de Tacite. Avec Thucydide le fait prime sur le discours et le logos sous-jacent est dissous – comme trompeur, porteur d’illusions –, ce qui libère un espace objectif et chronologique, un espace de continuité temporelle libéré de toute mise en intrigue préalable, et que l’on peut considérer comme indéfiniment « remplissable » par l’historien40. On peut référer cette rupture à une crise plus générale du monde grec qui vit la nature humaine comme moteur de la dynamique historique se substituer à l’immanence structurante de la justice dans les rapports politiques et sociaux, substitution contemporaine de la crise du ve siècle, et particulièrement prégnante chez Thucydide, qui en fut le témoin privilégié41. En élisant ce dernier comme modèle, Hobbes choisit une histoire objective, narrative, entée sur l’expérience directe et rendant le lecteur comme « spectateur de l’action », mais il choisit aussi une histoire qui rend un écho lointain, comme nous le verrons, à la conscience qu’il a de la dimension critique de son époque. N’y a-t-il pas dans ce choix les premiers signes de son diagnostic, antérieur au tournant philosophique, de la crise du régime de l’autorité en Angleterre ? Sans doute, mais les éléments de rupture avec sa pratique ultérieure de l’histoire devraient nous arrêter encore davantage. L’historiographie hobbésienne sera essentiellement, à partir de Du Royaume des ténèbres (Léviathan, IV), puis dans l’Historia Ecclesiastica et le Béhémoth, une histoire des actes de parole et des artifices doctrinaux, dans un exercice renouvelant profondément l’objet historique et retrouvant, sur des fondements nouveaux, l’histoire hérodotéenne des logoi.
42L’élection de l’objet historique ainsi que la réalisation de la narration finit par déterminer la confiance que l’on peut faire à l’historien : « En bref, si la vérité d’une histoire se manifesta jamais à la manière dont on la relate, c’est bien ici le cas, si cohérente, claire et persuasive est la narration tout entière, ainsi que chacune des parties qui la composent42. » Elles la déterminent bien plus encore que le fait qu’il fut « bien éloigné de la nécessité où sont les écrivains serviles soit de craindre, soit de flatter », qui fait écho à la célèbre digression, commentée par Hobbes et son élève, du commencement des Annales.
43Tacite, commente Hobbes43, explique que pour une histoire qui a été suffisamment bien écrite ou déjà accomplie par d’autres, c’est une marque excessive d’estime de soi que de prétendre l’écrire à nouveau44. Il ne veut pas réécrire Ab urbe condita, ni Salluste, ni tout autre historien s’étant intéressé et ayant réussi à écrire l’histoire de telle ou telle époque. Ceci explique d’ailleurs en partie la brevitas de cette première narration des commencements de Rome. Mais à cela s’ajoute une réflexion sur l’extériorité et la neutralité de l’historiographe qu’il convient de comparer avec celle qu’il proposera en 1628 dans son introduction à La guerre :
La raison pour laquelle les temps de la République ont été mieux relatés [historified] que ceux qui vinrent après, semble être la liberté que permet un tel gouvernement. Car là où celui qui gouverne (qui est toujours le sujet principal des Annales d’une cité) n’est pas un seul homme mais un grand nombre d’hommes, les accusations personnelles n’entraînent pas aussi souvent une offense publique45.
44Pour Tacite, il ne manquait pas d’historiens à même d’écrire le temps d’Auguste, mais ils étaient détournés de cette tâche par le risque de flatter. Une histoire du présent est susceptible d’être mieux écrite en régime républicain. Tant que les choses se déroulent bien pour le monarque, l’historien fait bien son travail, mais dès que « les choses tournent mal », il est contraint de mentir ou d’encourir la censure. Et Hobbes de citer la devise de Cicéron : Ne quid falsis dicere audeat, neque vere non audeat (« Qu’il n’ose pas dire le faux, qu’il n’ose pas taire le vrai »). Cette loi de l’histoire est nécessairement rompue là où il y a flatterie. Tacite ajoute qu’il y a une sorte de mouvement de balancier qui conduit les historiens flatteurs, par exemple envers Tibère, Gaius et Claude, lorsqu’ils étaient vivants, vers une acrimonie sans bornes une fois que ces derniers sont morts ou disgraciés. Hobbes commente ce texte d’une façon quelque peu attendue : les humeurs sont comme des ressorts, qui, lorsqu’elles sont trop longtemps comprimées, se relâchent avec plus de vigueur.
45Tacite s’est décidé à écrire la fin du règne d’Auguste et les règnes des empereurs suivants parce qu’une bonne histoire, une histoire vraie, manquait pour les raisons exposées : la bonne position revient à cet équilibre entre flatterie et haine excessives. Hobbes commente ce passage d’une façon qui annonce l’introduction à Thucydide, mais aussi le thème de la critique historique, très présent dans le Léviathan46. Les causes d’affection excessive et de haine ont disparu avec la distance des temps, et Hobbes ajoute :
Ces causes doivent être soit la crainte, soit l’espoir de quelque bien futur ou de quelque mal à venir, ou encore de quelque bénéfice ou de quelque injure reçus auparavant, dont tout auteur d’histoire devrait montrer qu’il est exempt, s’il le peut, parce que beaucoup d’hommes mesurant les autres à partir d’eux-mêmes, sont faits ainsi qu’ils pensent que tous les hommes agiront non seulement en ceci, mais dans toutes leurs actions, en respectant davantage ce qui les conduit à avancer vers leurs propres buts, plutôt que la vérité et le bien des autres47.
46On retrouve les thèmes de la lecture de soi et de la censure d’autrui, dans l’introduction du Léviathan, mais aussi dans ces passages de Du royaume des ténèbres où Hobbes critique les traditions fabuleuses issues des hagiographies des Pères et des Saints48. Si les hommes lisent les autres à partir d’eux-mêmes, ils auront nécessairement tendance à voir le mensonge chez l’historien qui se sera, un tant soit peu, commis avec le pouvoir.
47À propos de La guerre, Hobbes s’interroge à nouveau sur le mouvement de balancier entre la flatterie et la haine excessive qui menace toute écriture d’une histoire du présent. Mais le problème se joue à front renversé :
Et, si l’on peut penser que [Thucydide] éprouva de la malveillance envers sa patrie, parce que ses compatriotes méritaient qu’il en fût ainsi, il n’a, cependant, rien écrit qui dévoile une telle passion. Encore ne trouve-t-on rien dans ses propos qui tende à leur déshonneur en tant qu’Athéniens, mais uniquement en tant que peuple, et cela parce que la narration le rend nécessaire, mais non pas au terme de quelque digression calculée. Aussi n’est-ce pas un seul mot de lui, mais leurs propres actions qui, parfois, portent jugement contre eux49.
48Cetteréflexionanticipesurlescritiquesultérieures, quiportentsurl’elocutio, et dont Denys d’Halicarnasse est le procureur. Celui-ci « voudrait en écarter les calamités et le malheur de ses concitoyens, qu’il souhaiterait voir enfouis dans le silence au bénéfice de leurs actions glorieuses et magnifiques » – par exemple le massacre des Méliens. En outre, « parmi les vertus d’un historiographe, il compte l’amour de sa patrie ; le soin mis à plaire à l’auditeur ; la rédaction d’un plus grand nombre de choses que ne le justifie le sujet ; et le fait de taire toutes les actions qui n’ont pas été à l’honneur de sa patrie : autant de vices manifestes ». Hobbes rompt ainsi sèchement toute relation entre l’histoire et l’ornement rhétorique. En effet, Denys « était un maître de la rhétorique, et il semble qu’il eût souhaité ne voir rien écrire qui ne fût avant tout susceptible d’ornement rhétorique50 ». De même, c’est l’occasion pour Hobbes de séparer hermétiquement poétique et histoire : Denys est sévèrement critiqué pour avoir « assigné […] comme fin à l’histoire, non pas le profit qu’il y a à écrire la vérité mais le plaisir de l’auditeur, comme si l’on avait affaire à une chanson ».
49À propos de la dernière critique de Denys sur la disposition du récit, Hobbes expose une théorie de la hiérarchie et de la disposition des causes qu’il ne sera pas inintéressant de mettre en rapport avec sa propre pratique en tant qu’historiographe, dans le Béhémoth. Denys reproche à Thucydide d’avoir fait précéder son récit par cette longue archéologie qui met « la plus grande des guerres » dans la perspective d’une histoire du temps long sur l’origine des grandes Cités et du monde hellénique. Or, pour Hobbes, cette archéologie est nécessaire car « sans quelques notions générales touchant les premiers temps, bien des passages de ce récit deviennent malaisés à comprendre, parce que reposant sur la connaissance de multiples villes et coutumes telles qu’elles existaient aux origines ». Ces notions générales « ne pourraient en aucune façon être insérées dans le récit » sans briser la continuité narrative et « doivent être soit présumées connues par avance du lecteur, soit enseignées à celui-ci au début, en matière de préface nécessaire »51.
50Enfin, Hobbes porte une très grande attention, à la fin de sa préface, à la hiérarchisation du prétexte de la guerre et de son motif secret, respectivement la querelle au sujet de Corcyre et la rivalité des deux plus grandes puissances du monde grec – du côté spartiate l’envie, du côté athénien l’ubris impérialiste. Denys reproche à Thucydide d’avoir fait figurer le prétexte avant la « véritable cause de la guerre ». À cette critique, Hobbes répond ceci :
Quant au fait que Thucydide expose d’abord la cause officielle et admise de cette guerre et ensuite son vrai et secret motif, le reproche, sur ce point, est absurde ; car il est clair qu’une cause de guerre divulguée et admise, si mince paraisse-t-elle, entre dans les tâches de l’historiographe, et non pas moins que la guerre elle-même. Sans prétexte en effet, aucune guerre n’éclate. Ce prétexte est toujours un préjudice subi, ou que l’on prétend avoir subi, alors que le motif secret n’est que conjectural et ne possède pas un degré d’évidence tel qu’un historiographe devrait immanquablement le percevoir : ainsi de l’envie que suscite la grandeur d’un autre État, ou de la crainte d’un préjudice à venir52.
51Le problème central de l’écriture narrative, comme nous l’avions déjà observé, réside dans la notion de conjecture : jusqu’où l’écrivain peut-il conjecturer quant aux mobiles secrets des acteurs de l’histoire ? Doit-il laisser au lecteur la responsabilité de telles conjectures pour des éléments qui ne sont pas de l’ordre du fait établi ? Si la conjecture est certaine, doit-elle avoir la primauté dans l’exposé sur les faits, quand ceux-ci ne sont qu’occasion ou prétexte ? À ces questions, Hobbes avait déjà répondu qu’en régime d’incertitude l’historien ne doit pas être « son propre accoucheur », nous l’avons suffisamment remarqué, mais ici, le cas est spécifique : la rivalité, qui n’est pas un fait, mais plutôt un état, donne lieu à une conjecture plus que probable, même s’il « ne possède pas un degré d’évidence tel qu’un historiographe devrait immanquablement le percevoir » tandis que le fait n’est qu’un prétexte. Mais la priorité absolue est donnée au fait, justement en tant qu’il se dévoile comme prétexte – le préjudice est de l’ordre de l’évidence factuelle – et la conjecture, qui n’est pas interdite, vient justement souligner cette dimension, et c’est pourquoi elle ne doit pas être première dans la narration. C’est là, selon le traducteur, l’ordre le plus « clair et le plus naturel ».
52Le plus intéressant, lorsque se pose la question de la vérité, ou âme de l’histoire, est, d’une part, sa relation immédiate avec la question de la foi que l’on peut lui accorder, qui sera évidemment une question essentielle dans le Léviathan tant à propos de l’histoire civile que de l’histoire sacrée53, et, d’autre part, une première anticipation sur « l’historiomachie » qui opposera les deux pères de l’histoire, Hérodote et Thucydide :
Pour la foi que l’on peut accorder à cette histoire, c’est l’aspect sur lequel j’aurai le moins à dire, attendu que nul ne l’a jamais mise en question. Pas plus que quiconque ne pourrait douter à bon droit de la véracité de cet auteur, chez lequel on ne peut pas suspecter de ces choses qui conduisent à mentir volontairement ou à proposer par ignorance une contre-vérité54.
53Le premier argument est étayé sur le consensus des historiens, mais aussi sur l’étude pointilleuse, nourrie de témoignages externes et d’éléments internes à La guerre, engagée par le traducteur au début de sa préface. Hobbes avait exclu trois autres Thucydide avant de trouver l’auteur de La guerre55. Il avait dressé ensuite sa biographie, attentif en premier lieu à sa noble ascendance56, puis à sa formation intellectuelle. Celle-ci nous intéresse particulièrement sur deux points. Ses maîtres furent Anaxagore en philosophie et Antiphon en éloquence57. Du premier, il hérita une attitude critique envers la superstition païenne. Cette remarque permet à Hobbes de dresser le portrait d’un témoin raisonnable et d’un historien qui dans sa narration s’en tiendra aux faits58. Ce qui permet de conclure quant à la nature des opinions religieuses de Thucydide relève principalement de ses propres écrits et non des conjectures relatives à ses maîtres : « Dans ses écrits, donc, notre auteur apparaît comme n’étant ni superstitieux d’une part, ni athée d’autre part59. »
54Malgré l’enseignement d’Antiphon, Thucydide ne versa pas dans la discipline rhétorique60. Comprenant les dangers des assemblées populaires et de la démagogie, il ne prit pas part à la vie publique, autant que le permettait en tout cas sa noble ascendance. C’est à cette occasion que Hobbes expose pour la première fois une thèse qui ne variera pas dans son œuvre : les délibérations dans les assemblées conduisent à l’immodération politique, car elles cultivent l’orgueil et étouffent la crainte61. Il est facile de déduire de cette analyse la préférence de Thucydide en matière de régimes. Mais la priorité est donnée là aussi aux arguments internes :
Quant à son opinion touchant le gouvernement de l’État, il est manifeste que c’était la démocratie qu’il aimait le moins. À différentes reprises, il fait observer l’émulation et les rivalités qui existaient entre les démagogues, dans leur quête de la réputation et de la gloire, qui va au bel esprit ; l’opposition de leurs conseils, au détriment de l’intérêt public ; l’incohérence des résolutions causée par la diversité des fins que poursuivaient les orateurs jointe à la puissance rhétorique […]. Il loue le gouvernement d’Athènes lorsqu’il était un mixte de gouvernements du petit et du grand nombre ; mais il lui décerne d’avantages d’éloges lorsque Pisistrate régnait (n’eût été le fait qu’il s’agissait d’un pouvoir usurpé) et lorsque, au commencement de cette guerre, le gouvernement était démocratique par le nom, mais en réalité monarchique sous Périclès62.
55L’interprétation de la position politique de Thucydide se forme à partir de son œuvre plutôt que de témoignages externes. Tandis que l’éducation pouvait l’encourager à suivre la voie de la rhétorique politique, son œuvre manifeste ouvertement la défiance envers la démagogie des rhéteurs : la défaite d’Athènes s’explique par l’immodération d’un peuple dont l’orgueil a été cultivé par des hommes en quête de puissance. La confiance se joue dans ce choix de la vérité historique contre l’usage de la puissance de l’éloquence, chez un homme que tout destinait à une carrière politique. Ce choix décisif est le principal critère de la confiance que Hobbes conseille à son lecteur de placer en la narration de Thucydide. Il précise néanmoins que cette neutralité n’est pas un retrait complet : ainsi, l’historien « afin de n’être ni de ceux qui commirent le mal, ni de ceux qui en pâtirent, s’abstint-il de paraître aux assemblées, et préféra-t-il mener une vie retirée, pour autant que l’éminence d’une personne si fortunée et la rédactions de l’histoire qu’il avait entreprise le permettaient63 ». Là aussi, l’équilibre entre un retrait suffisant à garantir l’extériorité et l’objectivité de la narration, et la proximité aux faits exigée du témoin est souligné comme décisif.
Notes de bas de page
1 De Cive, Préface de 1646, Warr., p. 77 ; tr., p. 81. Voir infra, notre commentaire, chap. 5.
2 « Parabolica vero est historia cum typo, quae intellectualia deducit ad sensum. » De Dignitate, Sped., II, p. 221.
3 « Par conséquent la manière d’écrire qui, parmi toutes, convient le mieux pour traiter de ce sujet si diversifié que constituent les affaires et les situations [negociations and occasions], c’est celle que Machiavel a choisie avec tant de discernement pour traiter du gouvernement. » Of the Proficience, Sped., VI. p. 359, tr. M. Le Doeuff, Gallimard (Tel), 1991, p. 244.
4 La philosophie civile et politique traite de l’homme en tant qu’être social. Ce caractère social est divisé en trois genres d’actions : le vivre ensemble, la négociation (negotium en latin, negociation ou business en anglais) et le gouvernement, qui donnent leur contenu aux trois parties de la philosophie civile. Le negotium désigne des relations humaines (commercer, organiser une entreprise, veiller à l’économie d’une famille, etc.) qui poursuivent un objectif précis, mais en lesquelles les catégories du commandement et de l’obéissance ne sont pas essentielles.
5 Of the Proficience, Sped., VI, p. 359.
6 « Car un savoir que l’on tire directement et sous nos yeux de points particuliers, trouve le mieux du monde le chemin vers d’autres points particuliers. […] Ceci n’est pas une question d’ordre mais une question de fond. Lorsque l’exemple fournit la base, comme il est établi par une histoire qui n’est pas directement finalisée, il est présenté avec toutes ses circonstances, lesquelles peuvent, dans certains cas, contrôler le discours qu’on tient sur lui, voire le fournir, comme un véritable modèle pour l’action. » Of the Proficience, Sped., VI, p. 359 ; tr., p. 245.
7 Of the Proficience, Sped., VI, p. 197.
8 Methodus, chap. 4, tr., p. 298.
9 Ibid., p. 299 (pour l’ensemble des citations qui suivent).
10 Methodus, chap. 4, tr., p. 299.
11 « Sur la vie et l’histoire de Thucydide », EW, VIII, p. XXI ; voir infra, chap. 2.
12 Methodus, chap. 4, tr., p. 299.
13 De Dignitate, II, chap. 10, Sped., II, p. 214-215.
14 Pour la reprise du texte de 1605 dans la traduction latine de 1623, voir De Dignitate, VIII, Sped., III, p. 86-87.
15 Voir sur ce point l’étude éclairante de T. Ménissier, Machiavel, la politique et l’histoire, op. cit.
16 R. Dallington, The View of Fraunce, 1604, Shakespeare Association, Facsimile, no 13, Oxford, Oxford University Press, 1936. Mais dans la préface au lecteur des Aphorismes Civill and militarie, Amplified with Authorities and Exemplified with Historie, out of the First Quaterne of Fr. Guicciardine, Londres, Edward Blount, 1613, il en déplorait non le contenu mais la publication. Voir « To the Reader », Aphorismes, A4. Voir aussi, A Survey of the Great Dukes State of Tuscany, Londres, Edward Blount, 1605.
17 « The argument is generall, wherein the publicke minister may meete with his experience, the solider with his practice, the scholler with his reading : and every of these in his owne element parallel both of aphorisme, Example, and Authorities. The method is not vulgar, for though bookes of civill discouse be full of axiomes, philosophers of proofes, and historians of instances, yet shall ye hardly meete them all combined in one couplement. » Aphorismes…, op. cit., A4.
18 Voir, par exemple, le cinquième aphorisme du Livre IV : « Comme dans la nature, rien de ce qui est violent dans un gouvernement n’est constant. Aussi est-il difficile de rencontrer un vieux tyran. Car bien que pour un temps il maintienne son État par la force et la police [policie], cependant à la fin, la justice divine confond ses pratiques [confounds his practices], et donne à ses conseils une apparence infatuée, jusqu’à sa propre ruine et son renversement. » Suit un texte de L’histoire d’Italie consacré à Ludovico Sforza. La rumination fait intervenir l’argument d’autorité et l’histoire divine.
19 « Tous ceux qui ont lu les Histoires romaines peuvent dire à quel point cet acte de Lucius Brutus a été magnifié, à tel point qu’ils instituèrent en son honneur un jour férié, appelé Regifugium. » Three Discourses, op. cit., p. 33.
20 Machiavel et nous, Paris, Tallandier (Texto), 2009, p. 82. « Si un homme ayant un pouvoir absolu sur le reste devient le fondateur de la Cité, il deviendra de la même façon son législateur », et il en sera de même avec la domination du petit nombre ou de la multitude. Comme l’a remarqué Louis Althusser, ceci montre une indifférence encore complète au thème du contrat : la force fait droit, les faibles obéissent, et il n’est pas question de pacte.
21 R. Dalligton, The View of Fraunce, op. cit.
22 Three Discourses, op. cit., p. 72.
23 Ibid., p. 74.
24 R. Dalligton, The View of Fraunce, op. cit., D3.
25 Ibid., D4.
26 Ibid., E2.
27 L’Histoire de France de Du Haillan avait été publiée en 1576.
28 Histoire de France, op. cit., I.
29 Three Discourses, op. cit., p. 71.
30 Histoire d’Italie, IV (cap. XII), Paris, Robert Laffont, 1996, p. 320 et suiv.
31 Ce vocabulaire est le véhicule classique de la critique de l’usurpation : il apparaît déjà chez Dallington dans son commentaire de la digression de Guichardin sur le pouvoir pontifical (A Briefe Inference upon Guicciardines Digression, in the Fourth Part of the First Quaterne of his Historie, Londres, Edward Blount, 1613). Il figure dans l’analyse du chapitre 47 du Léviathan.
32 Ceci notamment par rapport à l’interprétation un peu binaire de Léo Strauss qui oppose connaissance empirique au ras de la narration et conseil d’ordre général. Notre enquête a, je crois, montré que les choses étaient plus complexes que cela.
33 « To the Reader », EW, VIII, p. VII ; tr., p. 134.
34 Celle que nous avons appelée plus haut « histoire de l’honnête ».
35 « Of the Life and History of Thucydides », EW, VIII, p. XXII ; tr., p. 148.
36 Strauss pose cette difficulté de la façon suivante : « Les discours [des personnages] sont partiaux à deux égards : ils portent sur une situation ou une difficulté particulière, et ils se conforment au point de vue de l’une ou de l’autre des cités en guerre ou des parties combattantes. La narration corrige cette partialité : le discours de Thucydide est impartial à deux titres : il n’est pas partisan et il est global puisqu’il porte, pour le moins, sur la guerre toute entière. En intégrant les discours politiques au discours vrai et global, il rend visible la différence fondamentale entre le discours politique et le discours vrai. Aucun discours politique n’a jamais pu avoir pour but de révéler la vérité en tant que telle ; tout discours politique poursuit un but politique particulier, et il essaie d’y parvenir par l’exhortation ou la dissuasion, par l’accusation ou la disculpation, par l’éloge ou le blâme, par les supplications ou le refus […] alors que le discours de Thucydide est plein de réserve. » La Cité et l’homme, Paris, Presses Pocket, 1987, p. 212-213.
37 Lettre à Pompée, chap. 3, tr. dans Examen critique des plus célèbres écrivains de la Grèce par Denys d’Halicarnasse, Paris, Brunot-Labbé, 1826, t. II, p. 95-96.
38 EW, VIII, p. XXIV ; tr., p. 151.
39 La dimension judiciaire du savoir hérodotéen est résumée de la façon suivante par C. Darbo-Peschanski : « Le praticien de l’historia fixe donc les positions des uns et des autres, jusques et y compris lorsqu’il prend lui-même rang parmi les énonciateurs de logoi. Le plus souvent il statue, plus ou moins explicitement, sur le fait en question, mais, en règle générale, il laisse à son lectorat le soin de déterminer si son arrêt doit l’emporter, car la gnôme (arrêt ou avis) est aussi la sentence des juges et le verbe dokein (opiner) sert à exprimer les décisions politiques qui, vu l’absence de séparation des pouvoirs dans une Cité grecque, peuvent toujours être des décisions politico-judiciaires. » Voir L’Historia. Commencements grecs, Paris, Gallimard, 2007, p. 80.
40 Après avoir expliqué comment Hérodote avec l’historia avait procédé à un changement de régime du logos mythique ou épique, C. Darbo-Peschanski explique de la façon suivante la rupture thucydidéenne : « Or, nouvelle rupture, ce changement de régime du logos ne sera pas pris en charge par Thucydide qui lui en substituera un autre. Pour l’auteur de La guerre du Péloponnèse, en effet, il convient de se méfier de ce bavardage incontrôlé venu du fond des âges et de groupes divers. Il faut le “torturer” pour en extraire une part vraie. On ne peut comme dans l’historia, l’inviter à se dire dans le foisonnement de ses sources d’énonciation pour espérer le juger en confondant ainsi ce qui est et ce qu’on décide d’admettre comme tel. Le logos pluriel d’Hérodote ne sera plus qu’accessoirement la matière de l’œuvre, l’essentiel de celle-ci étant fourni par celui de l’expérience réelle, ou postulée telle, de l’auteur de La guerre du Péloponnèse. Logos raréfié donc, voire unique, qui s’identifie avec la raison politique, apanage de quelques dirigeants et de l’auteur, puisque l’œuvre pourra être utilisée analogiquement pour comprendre des situations à venir comparables et devenir ainsi un “trésor pour toujours” », L’Historia…, op. cit., p. 256.
41 Ce point est fondamental pour Hobbes et nous serons longuement amenés à commenter les références à cette rupture. Ibid., p. 293 et suiv.
42 EW, VIII, p. XXI ; tr., p. 147.
43 Hobbes introduit de la façon suivante cette digression : « Mais parce que Tacite fait ici une digression afin de montrer les fautes des historiens, et la droiture qu’il se propose d’exercer dans sa propre histoire [story], je vis moi aussi examiner ses propos tels qu’il les tient, à ma façon, et après cela, revenir à l’histoire elle-même. » Three Discourses, op. cit., p. 38-39.
44 « Sed veteris populi romani prospera vel adversa claris scriptoribus memorata sunt. » Hobbes donne César en exemple, qui destinait ses commentaires sur La guerre des Gaules à être réécrits, remis en forme, reconstruits, par un historien de métier, afin de les faire passer du compte rendu à l’histoire parfaite. Mais l’entreprise, pour tout historien de métier, était d’emblée décourageante, eu égard à la perfection des commentaires, comme l’avait déjà fait remarquer Cicéron. On trouve déjà ici, en filigrane, l’idée que se fera Hobbes dans l’introduction à la traduction de La guerre : tout commentaire de Thucydide vaut déjà mieux que sa mise en forme parfaite (son elocutio et sa dispositio, selon les catégories cicéroniennes et quintiliennes) par un historien médiocre. Comme nous l’avons dit, c’est la phronèsis du témoin qui fait la qualité de l’historien, ce témoin inséré dans l’action qui, déjà en voyant, dispose les événements dans leur ordre le plus naturel.
45 Three Discourses, op. cit., p. 39.
46 Voir supra, chap. 1, sur les premiers énoncés d’une critique des idéaux républicains dans le Discours sur le Commencement de Tacite qui annoncent ceux du Léviathan.
47 Three Discourses, op. cit., p. 40-41.
48 Voir notre commentaire, infra, chap. 6.
49 EW, VIII, p. XXI ; tr., p. 147.
50 Ibid., p. XXVI ; tr., p. 152-153.
51 EW, VIII, p. XXVII ; tr., p. 155.
52 Ibid., p. XXVII-XXVIII ; tr., p. 155.
53 Voir le chapitre 7 du Léviathan, et notre analyse de l’histoire critique.
54 « Sur la vie et l’histoire de Thucydide », EW, VIII, p. XX ; tr., p. 147.
55 Notre historien n’est ni Thucydide de Pharsale (mentionné au Livre VIII de La guerre), ni Thucydide fils de Milésias (mentionné par Plutarque dans la Vie de Périclès), ni Thucydide fils d’Ariston, poète dont l’œuvre ne nous est pas parvenue. C’est par conséquent ce que l’on pourrait appeler un travail d’authentification du texte, en tant qu’il vise à attribuer un discours à un auteur. Il s’appuie essentiellement sur l’autorité de Plutarque (Vie de Cimon) et de Marcellin (Sur la vie et le style de Thucydide), et occasionnellement de Cicéron (Orator, IX, 32), trois auteurs qui ne furent pas contemporains de Thucydide, mais qui recueillirent des témoignages – évidemment très indirects – sur sa vie.
56 La généalogie fondée sur les indications de Plutarque et de Marcellin prend pour argument le lieu de la sépulture de Thucydide, parmi celles des fils d’Oloros, dynastie des rois de Thrace. Hobbes évacue au passage des conjectures infondées qui apparentent l’historien aux Pisistratides, conjectures qui prennent appui sur le respect au gouvernement de Pisistrate et l’atténuation de la gloire de ceux qui le renversèrent, tels qu’ils pensent – à raison d’ailleurs – les voir s’exprimer dans La guerre.
57 « En philosophie, en effet, il fut l’élève d’Anaxagore (comme Périclès et Socrate), dont les opinions, étant d’une espèce qui dépassait l’appréhension du vulgaire, lui valaient la réputation d’athée. De cette appellation, tous les gens qui ne partageaient pas les opinions des gens du commun relativement à leur religion ridicule étaient affublés, et elle finit par coûter la vie à Anaxagore. Socrate connut, après lui, le même sort. Aussi n’y a-t-il pas lieu d’être surpris si cet autre disciple d’Anaxagore fut également réputé athée par certains, car, bien qu’il ne le fût nullement, il n’est pas improbable que, par la lumière de la raison naturelle, il ait pu voir assez clair dans la religion de ces païens pour la juger vaine et superstitieuse, ce qui suffisait à en faire un athée aux yeux du peuple. » EW, VIII, p. XIV-XV ; tr., p. 140.
58 Les conjectures quant aux opinions religieuses et philosophiques de Thucydide se nourrissent surtout d’arguments internes à La guerre, qui tendent à montrer que tout en « remarquant le caractère équivoque des oracles », il invoqua une prédiction oraculaire pour étayer la sienne quant au temps que dura la guerre, et que par ailleurs, blâmant Nicias pour une observance trop pointilleuse des cérémonies – observance aux conséquences calamiteuses pendant la campagne de Syracuse –, il le loue pour le culte qu’il rendait aux dieux.
59 EW, VIII, p. XV ; tr., p. 141.
60 « En rhétorique, il fut le disciple d’Antiphon, c’est-à-dire, d’après la description qu’il en offre au huitième livre de cette histoire, d’un homme dont la puissance oratoire tenait du prodige (miracle) et qui était redouté du peuple pour son éloquence. […] Il n’y a guère à douter que, instruit par un tel maître, Thucydide eût acquis les capacités nécessaires pour devenir un grand démagogue, jouissant d’un puissant ascendant (authority) sur le peuple. Mais il semble qu’il n’éprouvât aucun désir de se mêler du gouvernement, parce que, à cette époque, il était impossible à quiconque de dispenser de bons et profitables conseils relatifs à la république sans encourir le déplaisir populaire. » EW, VIII, p. XVI ; tr., p. 141.
61 « Le peuple, en effet, s’était formé une telle opinion de sa puissance et de la facilité d’accomplir toute action qu’il entreprendrait, que les seuls hommes à pouvoir fléchir les assemblées et à jouir de la réputation de sages et bons citoyens étaient ceux qui l’invitaient aux aventures les plus dangereuses et les plus désespérées. À l’inverse, celui qui donnait au peuple des conseils tempérés et réfléchis passait pour un lâche, ou pour un faible d’esprit, ou encore pour une personne mal disposée envers sa puissance, ce qui n’a rien de surprenant, car beaucoup de prospérité (à quoi ils étaient, depuis de nombreuses années, accoutumés) est cause d’infatuation, et il est difficile à un homme de s’éprendre d’un avis donné pour qu’il soit moins épris de lui-même. Encore, cela vaut-il beaucoup plus pour une multitude que pour un individu singulier, car un homme qui raisonne avec lui-même n’aura pas de honte à accepter les timides suggestions relatives à ses affaires, quand le but en est qu’il pourvoie avec plus d’efficacité ; mais lors de délibérations publiques, et en présence d’une multitude, la crainte, qui est le plus souvent bonne conseillère, bien que peu propre à l’exécution, ne se montre ou n’est admise que rarement, sinon jamais. Il advint ainsi que les Athéniens, qui se croyaient capables de tout, furent poussés tête baissée par des malveillants et des flagorneurs à ces actions qui devaient les ruiner, et que les citoyens honnêtes, soit n’osèrent pas s’y opposer soit, s’ils le firent, furent vaincus. » EW, VIII, p. XVI ; tr., p. 141-142.
62 EW, VIII, p. XVII ; tr., p. 142.
63 EW, VIII, p. XVII ; tr., p. 141-142.
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