Chapitre I. Le « jeune » Hobbes et l’historiographie en Angleterre
p. 43-55
Texte intégral
1 L’historiographie politique en Angleterre a occupé une place singulière à l’intérieur des discours historiques dominants sous les Tudor et les Stuart. Son objet, l’État et son maintien, son horizon prudentiel et théorique, la raison d’État, ses modèles et ses sources anciens (Tacite, Salluste, Thucydide) et modernes (Machiavel et, surtout, François Guichardin), dessinaient un genre qui ne se distinguait pas tant par son degré de technicité que par son objet et par son lien très fort avec la littérature du conseil, dans un environnement dont les principaux objets historiques étaient des spécificités nationales, l’Église réformée et l’ancienne Constitution en particulier.
2L’historiographie anglaise fut particulièrement inventive au seuil du xviie siècle. On a parlé de « révolution historiographique1 » à propos de cette période très féconde en termes de genres historiques, dont les antiquités et l’histoire politique devaient être les fleurons. Or, il n’était pas évident dans l’Angleterre de la Réforme de pratiquer une histoire purement séculière de l’État et de décrire objectivement les pratiques gouvernementales2. Une histoire politique « à l’anglaise » devait se détacher autant de l’histoire nationale des chroniqueurs Tudor, comme Polydore Vergil et Raphael Holinshed3, dont les récits fonctionnaient comme des « rituels » d’intensification et de renforcement de la souveraineté4, que des historiens de la Nation élue, qui mobilisaient à la fois le fond « martyrologique » de la Réforme, une réinsertion de l’histoire anglaise dans le drame eschatologique et un recours permanent à la catégorie de Providence. J. G. A. Pocock a montré que les modes de l’existence civique en Angleterre interdisaient l’import pur et simple de l’historiographie et de la pensée politique florentine et que celles-ci devraient être considérablement remaniées pour être articulées aux modes variés de la conscience autochtone, « la hiérarchie des rangs, la communauté de la coutume, la structure nationale de l’élection5 » notamment.
3Les historiens politiques revendiquaient d’abord une plus grande extériorité par rapport au pouvoir que celle des chroniqueurs qui travaillaient sur commande. La capacité de l’auteur du Dialogue des Orateurs à ne pas flatter l’Empire, à décrire les pratiques du pouvoir dans ses méandres et ses traîtrises, à faire même, parfois, les louanges de la République perdue, en faisait un nouveau modèle d’objectivité. L’auteur du Discours sur le Commencement de Tacite commente d’ailleurs longuement le passage dans lequel Tacite souligne toute la distance entre l’écriture de l’histoire aux temps de la République et celle des temps de l’Empire. Il explique que la proximité de l’historien au pouvoir impérial provoque une flatterie qui se retourne ensuite en une haine libératrice à la mort de l’empereur, et que les histoires contemporaines comme les histoires immédiatement postérieures au règne, prises dans ces deux extrêmes, sont incapables de vérité. Seule une histoire distanciée, la sienne lorsqu’il écrit plusieurs générations après la mort de Tibère ou Néron, s’acquitte de la tâche de véridiction qui définit la valeur d’une histoire6.
4Les historiens de la Nation élue refusaient cette histoire séculière, héritée d’une antiquité (Tacite et les autres) ignorant la révélation ou d’une Italie, celle de Machiavel ou de Guichardin, qui considérait la religion sub specie politice. Machiavel rapportait l’affaiblissement de l’Italie aux manœuvres temporelles de la curie mais aussi aux vertus évangéliques, ravivées à la fin du Moyen Âge par les ordres mendiants, qui minaient la virtu du peuple italien7. Cette historiographie entrait en contact avec une Angleterre « rechristianisée » par la Réforme à laquelle la littérature des martyrologues, les Acts and Monuments de John Foxe par exemple, apportait une dimension à la fois édifiante et nationale8. Mais de la structure de l’élection procédait aussi un effort d’historiographie politique puisque l’Angleterre de la Réforme henricienne avait besoin d’un récit dans lequel traduire ses spécificités constitutionnelles ou ecclésiastiques, qu’il s’agisse de la coutume et de la common law, de l’importance du pouvoir consultatif de la noblesse et du parlement, dans le contexte de la rupture avec l’Europa christiana sous domination papale. Les efforts historiques des chroniqueurs pouvaient aussi converger avec les énoncés de l’eschatologie nationale : la figure de Constantin, né à York, permettait de tracer la filiation de l’Angleterre avec Rome mais aussi avec cet empereur qui avait su faire du christianisme une religion nationale, que le prince réformateur restaurait après une longue usurpation.
5Les recherches des « antiquaires » n’étaient pas étrangères à cet enjeu d’écriture d’une histoire nationale9. L’antiquirianisme répondait au besoin de définir la place de l’Angleterre dans la Renaissance et surtout dans la Réforme. L’histoire nationale était tantôt écrite par des historiens populaires, comme John Stow (A Summarie of Englishe Chronicles, 1565)10, tantôt, avec un bien plus haut degré d’achèvement historiographique, sous la plume d’historiens comme William Camden avec Britannia (1586). Avec sa recherche des origines saxonnes de l’État anglais, son enquête sur l’histoire ecclésiastique, la façon dont il insérait à l’histoire politique une réflexion sur les sources de l’ancienne Constitution, Camden mettait au service de l’histoire nationale une méthodologie visant à multiplier les sources (registres paroissiaux, chroniques anciennes, writs parlementaires, chartes, rolls et registres de l’échiquier, Domesday book), une aptitude de plus en plus nette à les distinguer en sources primaires (les documents) et secondaires (des discours déjà élaborés en histoire), une certaine maîtrise, enfin, de la philologie. C’est avec John Selden que cette discipline historiographique devait atteindre à la fois son plein développement méthodique et une dimension beaucoup plus critique. Ce développement méthodique tenait à la fois à sa maîtrise de la philologie, sur laquelle nous aurons le temps de nous étendre, notamment en matière d’histoire sacrée, et sur une approche nouvelle des catégories qui avaient gouverné l’analyse historique des antiquaires et des légistes qui le précédaient, notamment Edward Coke.
6Alors que ceux-ci estimaient qu’apporter la preuve qu’une coutume était immémoriale suffisait à la fonder en droit, Selden cherchait plutôt à repousser les limites de l’enquête, au-delà de l’immémorial, à partir de l’histoire comparée et de la méthodologie. Suivant la préface qu’il écrirait au Poly-Olbion de Michael Drayton (1612), on pourrait qualifier ce mouvement de « synchronisme ». Si les registres ne témoignaient pas de tel ou tel fait, on pouvait, grâce au pouvoir de conjecture appuyé aux informations d’autres territoires historiques, proposer des hypothèses, construire des faits possibles. L’œuvre de Selden est particulièrement intéressante pour qui étudie celle de Hobbes, parce que ce dernier était sensible au changement de paradigme historique que le premier faisait subir aux catégories de la recherche historiographique. C’est vers ce dernier qu’il se tournerait, dans une attitude à la fois sincère et polémique. Sincère quand il s’agirait par exemple de proposer, dans le Léviathan, une histoire des titres féodaux ou, dans le Dialogue des Common Laws, des éléments sur les temps précédant la conquête par Guillaume, quitte à tirer des conclusions que Selden n’auraient pas fait siennes. Polémique, car il s’agirait d’opposer aux catégories fondamentales de la common law, à savoir la primauté de la coutume, la position téléologique de l’ancienne Constitution dans l’histoire anglaise, le concept juridique de raison artificielle (la longue chaîne des constructions jurisprudentielles des générations de juges), catégories résumées dans la figure de Coke, un autre modèle de rationalité historique, appartenant pourtant au même camp politique – celui des réformateurs du parlement qui s’appuyaient sur la common law pour limiter la prérogative royale. Enfin, Selden s’était fait connaître en 1614 par un texte auquel Hobbes, parmi ses contemporains, ne pouvait pas être indifférent : History of Tithes (Histoire des dîmes), véritable chef-d’œuvre de recherche juridique, dont l’objet était de retracer le droit portant sur la levée des dîmes, de ses origines vétérotestamentaires à la common law, en passant par le droit civil et le droit canon, pour conclure qu’elle ne relevait pas du droit divin mais d’un droit institué et qu’en la matière, c’était l’État qui en était le seul juge. Ce texte, de veine érastienne, puisqu’il soumettait le droit à prélever les dîmes au souverain civil, souleva des débats tels que Selden dut, comme Galilée, en désavouer non pas le contenu (l’enquête elle-même) mais les conclusions politiques qui pouvaient en être tirées. On retrouve des traces de ce texte, de son érastianisme et de sa méthodologie dans l’exégèse de Hobbes, non seulement sur la question des dîmes, sur l’excommunication, et sur bien d’autres sujets. L’historiographie anglaise était donc traversée de multiples tensions. L’eschatologie de la nation élue encourageait l’écriture d’une histoire nationale qui d’un côté pouvait avoir l’allure extraordinairement moderne des études seldeniennes, mais qui de l’autre pouvait empêcher l’écriture d’une histoire narrative conforme aux modèles antiques, et notamment à ceux de Thucydide et de Tacite. L’Angleterre était « demandeuse » d’histoire, elle suscitait des synthèses narratives fortes et de nouvelles méthodologies ; mais en réinsérant l’histoire anglaise dans le drame du Salut, elle réinsérait aussi ce dernier et les structures de l’histoire sacrée dans l’histoire civile, ce qui rendait problématique l’avènement d’une histoire non finalisée, l’histoire politique tacitéenne comme l’histoire réflexive machiavélienne. Ces questions ne sont pas seulement décisives pour comprendre la position de Hobbes dans l’univers historiographique en ce premier moment de sa carrière. Elles constitueront encore l’arrière-fond sur lequel se détacheront les innovations qu’il proposera en matière d’histoire sacrée dans le Léviathan, et nous serons amenés à y revenir plus longuement.
7La combinaison des catégories de l’histoire sacrée et de l’histoire civile pouvait se jouer à un autre niveau de l’analyse historique, celui des synthèses de l’histoire universelle, dont l’History of the World de Walter Ralegh consistait à l’époque un modèle. Bon nombre de ses Maxims of the State sont dérivées de l’enseignement florentin en particulier du Prince11. Il y a aussi, dans History of the World, des éléments qui apparentent sa pensée à l’historiographie florentine. Il écrivait par exemple que si l’Ancien Testament était « supérieur à toute autre œuvre écrite par des auteurs purement humains parce qu’il pose explicitement les véritables et premières causes de tout ce qui se produit […] en référence à la volonté de Dieu12 », il fallait toutefois qu’une enquête historique profane vienne compléter les trous de cette narration axée sur les actes divins et prophétiques car la « concurrence des causes secondes et de leurs effets n’est jamais décrite complètement dans ces livres13 ». Le rôle de l’historien, conforme aux critères cicéroniens et à la pratique de Tacite, consistait à comprendre les humeurs particulières des princes et de ceux qui les conseillent ou encore les moyens qu’ils utilisent afin de rassembler les éléments et les motifs qui gouvernent leurs actions en vue d’améliorer le conseil des princes, amélioration qui sera centrale également pour Bacon et pour Hobbes (selon les textes liminaires de la traduction de Thucydide) et qui marquait également la fonction sociale de l’histoire dans une représentation de la hiérarchie politique laquelle faisait du conseiller l’une des déclinaisons anglaises du citoyen et, plus généralement, la figure de la participation civique de l’élite14.
8La difficulté qu’il y avait à comprendre l’agencement des causes secondes constituait un questionnement central de l’écriture de l’histoire mais le cœur de la méthodologie historique consistait à faire le partage des causes divines et des causes secondes, à ne pas attribuer plus aux unes qu’aux autres, à restituer dans l’intelligibilité du récit le partage ontologique de la causalité. L’écriture de cette histoire traduisait dans ses règles la tension croissante entre l’autosuffisance des significations du monde séculier que portait le modèle de l’historiographie italienne et la téléologie qu’appelait une compréhension universelle des événements. Dès la préface de l’History, Ralegh réprouvait ces historiens qui ne voyaient dans la chute des empires que l’effet de querelles intestines ou de guerres extérieures sans en référer au plan divin. L’historien, armé de sa foi, pouvait tenter d’ouvrir le champ des événements à la signification possible que lui confèreraient des fins à l’œuvre dans la totalité de l’histoire, en s’élevant jusqu’à ce point, extérieur au temps, d’où Dieu contemple sa création dans l’éternité de l’instant15. Il convenait toutefois de maintenir, conformément à l’enseignement de saint Augustin, la distinction entre la prédestination, qui concerne la moralité et la dimension théologique de la destination de l’homme, et l’idée plus « politique » de providence qui est d’un usage herméneutique général et non réductible au destin individuel du chrétien en tant qu’élu. En tentant une synthèse de Machiavel et d’Augustin, voyant jusque dans la raison d’État la main de la providence, l’œuvre de Ralegh est une œuvre de transition, au sens où elle réinvestit des idées médiévales d’histoire universelle (Augustin, Orosius, Otto de Freising), en termes plus modernes, faisant sens pour des lecteurs du premier xviie siècle. Elle marque alors la fin plutôt que le début d’une époque historiographique. Aussi, l’ambition d’une histoire universelle se heurtait-elle d’une façon assez directe à la minutie des recherches juridiques des antiquaires, qui la réprouvaient clairement, tandis qu’elle continuait, chez les principaux vulgarisateurs de l’enseignement historique, de constituer un modèle. Pour Richard Brathwaite dans le Scholler’s Medley, (1614), guide de lecture de l’histoire pour gentlemen, l’histoire doit enseigner la bonne politique et la vertu. Surtout, comme pour Ralegh, dans History of the World, Brathwaite croit « que le bon historien nous apprend que les hommes projettent des choses, mais que Dieu les dispose et les modère16 ».
9Le genre de l’histoire purement politique était donc à la fois distinct de l’antiquarianisme, sur le plan formel et sur le plan des méthodes, et distinct de l’histoire nationale en tant qu’elle cherchait à donner à l’histoire anglaise une signification providentielle ou eschatologique. Elle rompait aussi avec un certain nombre de compromis passés avec les autres genres rhétoriques, dont l’« histoire de l’honnête », insérée dans le genre rhétorique, c’est-à-dire vouée à traduire l’éthique par l’exemple, et qui, sur le plan formel, s’éloignait des faits et de leur narration objective, constituait un paradigme. Même si elle restait une histoire narrative, l’aspect romancé de l’histoire de l’honnête finissait par nuire à sa pertinence politique. Machiavel avait déjà adressé ce reproche au Poge et à l’Arétin dans le Proemio des Histoires florentines : celui de s’être désintéressé des contentions intérieures des cités libres et de n’avoir voulu relayer que les « grandes actions ». Ce sera aussi la critique que Hobbes adressait à Denys d’Halicarnasse pour avoir reproché à Thucydide de n’avoir jamais cherché à dissimuler la responsabilité des Athéniens dans l’éclatement de la guerre ou dans les différents massacres perpétrés notamment sur les Méliens. L’histoire politique rompait également avec la littérature des traités politiques qui empruntaient à l’histoire des exemples et des situations, mais qui n’avaient pas de pertinence historique et qui sur le plan de la narration et de la substance de l’historicité, c’est-à-dire du changement, ne valaient pas grand-chose.
10Si les modèles (Tacite, Thucydide, Guichardin, Salluste) faisaient prévaloir l’objectivité et la trame du récit, s’ils étaient peu enclins à la généralisation, leurs lecteurs anglais entreprenaient surtout de « ruminer » leurs narrations afin d’en tirer des conseils politiques à l’usage des gouvernants et des courtisans. La première traduction des Histoires de Guichardin, par Geoffrey Fenton (1579), était truffée d’intertitres absents de l’original et souvent formulés comme des conseils17. Une « histoire mixte », selon l’expression de Bacon et une littérature de civil discourses entreprenaient de rassembler, autour des exempla fournis par les récits, des réflexions, des sentences et des principes généraux appuyés à l’autorité des philosophes.
11Si le modèle tacitéen était retrouvé et privilégié, avant même que d’être constitué en canon historiographique pour sa perfection narrative, c’est parce qu’il fournissait l’occasion d’une méditation politique sur l’art de gouverner et le moyen de faire passer en contrebande une approche machiavélienne de la raison d’État18. Deux attitudes par rapport à Tacite peuvent alors être décrites, que Guichardin avait très bien résumées. « Que celui qui veut voir quelles sont les pensées des tyrans lise Tacite, quand il rapporte les derniers entretiens qu’Auguste mourant eut avec Tibère19 » écrivait-il dans les Ricordi, ajoutant un peu plus bas que « Tacite enseigne fort bien à ceux qui vivent sous les tyrans la façon de vivre et de se gouverner prudemment, de même qu’il enseigne aux tyrans les façons de fonder la tyrannie20 ». En alignant Tacite sur Machiavel dans le genre de la littérature de la raison d’État, les historiographes proches des sphères du pouvoir posaient la question classique, mais relativement subversive en contexte anglais, qui consistait à cerner les limites éthiques qui pouvaient être franchies pour remplir l’exigence du maintien de l’État : quels sont les crimes qu’un prince doit pouvoir accomplir pour conserver son État ? Jusqu’où dissimuler ou ruser ? On sait quelle fécondité ces questions auraient dans les Essays de Bacon et de quelle façon il entreprendrait de « moraliser » les énoncés de Tacite ou de Machiavel21. Cette question explique aussi le succès des histoires de Tacite sur les intrigues de cours des temps impériaux.
12Inversement, des auteurs opposés à l’émergence de l’absolutisme mettaient en avant le thème de la corruption des empereurs et en particulier de la dégénérescence des successeurs d’Auguste – topos littéraire et dramaturgique inépuisable –, en insistant sur la façon dont Tacite déplorait le déclin romain, la perte de la vertu républicaine et le drame des guerres civiles. Du côté huguenot, on pouvait détester Machiavel en qui l’on voyait le principal inspirateur du pouvoir royal catholique, ou bien l’admirer : des éditions des Vindiciae contra tyrannos faisaient suivre le texte d’une traduction latine du Prince22.
13Hobbes et ses contemporains pouvaient jouer de la relative ambivalence de Tacite qui s’opposait dans les Annales (IV, 33) au gouvernement mixte : cette forme d’État, constituée par « un choix et un mélange entre le gouvernement du peuple, des grands ou d’un seul » était en réalité « plus facile à vanter qu’à réaliser ». Quoiqu’il en soit, son éventuelle réalisation ne pouvait « être durable ». En commentant le début des Annales, l’auteur du Discours avait sans doute cette digression politique à l’esprit. Le passage de la République à l’Empire prouvait la nécessité du pouvoir d’un seul : « le salut de l’État exige le principat », écrivait Tacite23, qui pouvait aussi, au détour d’une phrase, s’étonner du miracle républicain et déplorer l’exercice tyrannique du pouvoir dans la Rome impériale. C’était au fond son pessimisme et sa profondeur politique qui le conduisaient à associer le salut d’un État immense et son gouvernement monarchique, et c’est la principale leçon, nous le verrons, qu’en tirait l’auteur de la méditation sur le début des Annales. Hobbes, dans les traités, saura se souvenir de cette leçon.
14Dans la continuité du retour au réalisme historique des politiques, Bacon donna au genre de l’histoire civile une assise épistémique et une forme d’autonomie par rapport aux autres champs de l’histoire, et en particulier à celui de l’histoire sacrée. Nous réservons toutefois l’analyse de ces partages pour un autre moment de ce livre24. Ce qui importe pour l’instant est de bien cerner les espèces qu’il reconnaissait à l’histoire civile et la variété des discours qu’il était prêt à y inclure. Selon la classification de 1605, l’histoire civile se divisait en deux sous-genres : pure history et mixed history. Le second adjoint des préceptes généraux à la narration, nous laissons à plus tard sa description car nous verrons qu’il intéresse de très près la pratique intellectuelle mixte des Discourses. La pure history se divise en quatre espèces d’une façon analogue aux images, selon que celles-ci sont achevées ou inachevées, intactes ou abîmées : les memorials constituent l’histoire inachevée ou en cours d’élaboration qui servira d’étape préparatoire (preparatory history) à l’histoire sous sa forme parfaite. Elle est composée de commentaires (commentaries) ou de registres (registers)25. Les premiers sont un rapport des faits bruts sans travail de mise en récit ou d’elocutio26. Bacon souligne, dans la continuité de Bodin, la modestie mêlée de grandeur qui conduisit César à appeler Commentaires « la meilleure histoire du monde27 ». Hobbes, pour souligner la valeur intrinsèque de la phronésis du témoin inséré dans l’action, s’en fera l’écho en prêtant aux commentaires préparatoires de Thucydide une plus grande valeur qu’à une narration achevée qui aurait été exécutée par un autre auteur. Les registers sont les recueils de décrets, de lois, de discours, de procédures judiciaires et autres déclarations diverses28. Les antiquités sont les résidus abîmés du passé (les monuments et leurs inscriptions, les noms, les dénominations, les proverbes, les traditions, les registres privés, les fragments, les indices divers) que l’historien collecte et réordonne thématiquement, ce qui suppose « beaucoup d’industrie » et une « attention scrupuleuse »29. Les registres qui formaient la seconde partie du corpus de l’histoire préparatoire ne font pas partie de l’antiquité parce qu’ils sont trop bien conservés. L’antiquaire, selon Bacon, est l’équivalent de notre archéologue, celui qui déchiffre des traces effacées ou retrouve les indices perdus.
15Vient ensuite la perfect history (historia justa) qui se divise en trois espèces selon trois objets : le temps (ou l’époque, la période, le segment chronologique)30, l’individu et les événements. La première espèce est appelée chronique (history of times), la deuxième vies, la troisième narration ou relation. La première est la forme d’histoire la plus complète et la plus absolue et par conséquent la plus estimée et louée, mais la deuxième est la plus profitable, tandis que la troisième est la plus vraie et la plus sincère31.
16L’history of times est le registre d’une époque, et en ce sens elle découpe un segment chronologique d’une façon arbitraire (un règne, un siècle) sans laisser son découpage être gouverné par un événement précis, et l’intrigue qui lui est propre, ou par un personnage particulier. Des trois espèces, elle est la plus complète et l’exercice historique « le plus absolu » ; mais, représentant l’histoire « à grande échelle » et privilégiant les actes publics, elle omet bien souvent le cours plus discret de la vie des hommes, des événements et de leurs mobiles, manquant ainsi bien souvent le ressort caché, intérieur des actions historiques32. Ainsi, les vies sont-elles bien souvent plus précises, naturelles et vivantes car elles représentent les actes publics et les actes privés, et les mettant en relation, elle peut espérer mieux saisir les ressorts des événements. De même, les narrations ne peuvent être que plus précises que les chroniques, car elles se choisissent un événement commensurable à l’expérience de l’écrivain, tandis que le chroniqueur, surtout s’il choisit une période longue, ne peut qu’être contraint de remplir les trous par ses propres déductions et conjectures33.
17 Hobbes, en introduisant sa traduction de Thucydide, se fera l’écho de cette préférence pour la narration, l’history of events, pour fonder la supériorité du modèle thucydidéen sur celui d’Hérodote. Il y a bien des épisodes pour lesquels il ne dispose ni d’expérience, car ils sont révolus ou lointains, ni de registres, ni de commentaires, ni d’une quelconque relation. Ceci étant, cette supériorité de la narration sur la chronique, du point de vue de l’expérience directe, est largement contrebalancée par le risque de voir les narrateurs d’un événement contemporain succomber au péché de prendre parti. Toutefois, ces narrateurs n’étant que rarement du même parti, le lecteur, qui peut aussi être un historien, pourra à terme, à partir de ces positions extrêmes, tracer un juste milieu et se faire une idée exacte des faits, une fois la violence des factions refroidie. Cette idée puisée au début des Annales de Tacite, fait l’objet d’une longue digression dans le Discours sur le commencement de Tacite.
18La question qui se pose à présent, et qui sera traitée au chapitre suivant, consiste à savoir comment Hobbes s’est inscrit, par sa pratique historiographique (essentiellement méthodologique ou philologique), dans la lignée de Bacon, et quelle liberté il a pu se donner à l’intérieur de ce cadre.
Notes de bas de page
1 Voir, F. Smith Fussner, The Historical Revolution, 1580-1640, Londres, Routledge/Kegan Paul, 1962, et F. J. Levy, Tudor Historical Thought, San Marino, Huntington Library, 1967.
2 L’avènement du moment machiavélien anglais supposait la compréhension de la pensée républicaine de Machiavel, qui avait été occultée par Le Prince. Elle n’a donc vraiment commencé qu’avec James Harrington, après l’instauration de la République. Voir J. G. A. Pocock, Le moment machiavélien, Paris, PUF, 1997, p. 346 et 355. F. Raab a cherché à montrer qu’il y avait déjà à la fin du xvie siècle en Angleterre une « English face of Machiavelli » mais surtout à partir des invectives dont l’auteur du Prince était l’objet, donc, de l’antimachiavélisme, ou bien des tentatives de « moralisation » visant à le rendre fréquentable. Voir The English Face of Machiavelli. A Changing Interpretation, 1500-1700, Londres, Routledge/Kegan Paul, 1968.
3 Les chroniqueurs recouraient au mythe des origines, en l’occurrence au mythe de Brutus, descendant d’Enée, et fondateur – comme en témoignait pour eux l’étymologie – du peuple breton.
4 « L’histoire, comme les rituels, comme les sacres, comme les funérailles, comme les cérémonies, comme les récits légendaires, est un opérateur, un intensificateur de pouvoir. » M. Foucault, « Il faut défendre la société »…, op. cit., p. 58.
5 J. G. A. Pocock, Le moment machiavélien, op. cit., p. 346.
6 Voir notre commentaire, infra, chap. 2.
7 Machiavel explique que la religion romaine était en passe d’être perdue avant que François et Dominique ne ravivent les cœurs en lesquels la foi était presque éteinte. Le gouvernement licencieux de l’Église par les évêques et les papes l’avaient affaiblie et les ordres mendiants sauvèrent la religion en la ramenant à son principe. Aussi, ce sont les valeurs évangéliques, et non leur dévoiement, qui sont mises directement en cause pour expliquer la faiblesse de l’Italie. Parmi ces principes, Machiavel rapporte celui qui juge « qu’il est mal de dire du mal du mal » (ci dànno loro a intendere come egli è male dir male del male), c’est-à-dire de ceux qui gouvernent mal. Ceux-ci peuvent dès lors continuer de gouverner dans l’impunité. Le retrait du monde laisse prospérer les politiques les plus désastreuses. Voir Discours sur la première décade de Tite-Live, III, chap. 1. Nous montrerons à quel point cette vision machiavélienne du caractère intrinsèquement critique du christianisme pour une bonne politique est étrangère à Hobbes. Elle projette sur lui l’analyse machiavélienne et rousseauiste du problème chrétien et la valorisation de la religion civile, dont nous montrerons qu’elles lui sont étrangères, ou qu’elles ne valent en tout cas que sous des conditions très précises. Sur la religion civile, voir J. Collins, The Allegiance of Thomas Hobbes, Oxford, Oxford University Press, 2005 ; sur l’analyse machiavélienne des valeurs chrétiennes, voir les analyses très intéressantes de T. Ménissier, Machiavel, la politique et l’histoire, Paris, PUF, 2001, p. 242 et suiv.
8 Pour la montée du calvinisme à Cambridge notamment et les troubles liés au retour des exilés du règne de Marie, voir infra, chap. 10.
9 The Elizabethan Society of Antiquaries a été fondée en 1586. L’organisation était connue sous le nom de « Elizabethan College of Antiquaries ». Sur les quarante membres qu’elle comptait, tous étaient nobles à l’exception remarquable de John Stow. Parmi eux, les trois quarts avaient étudié le droit et étaient passés par les inns of court, l’école de droit où l’on enseignait le droit statutaire et la common law. Douze devinrent des membres du parlement. Quatre d’entre eux étaient heralds, six diplomates actifs ou hommes d’État. La majorité de ces historiens était des common lawyers et une très faible minorité, membre du clergé (Lancelot Andrewes et Abraham Hartwell notamment). Le savoir héraldique et le titre de héraut constituaient un privilège remarquable à l’époque. Les réunions de la société (ou collège) des antiquaires, se tenaient en effet à Derby House, qui était aussi le lieu, depuis 1555, des réunions du College of Heralds. Un antiquaire aussi reconnu et talentueux que William Camden dut attendre 1597 pour recevoir le titre de herald, alors que son savoir héraldique était reconnu depuis de nombreuses années, au moins depuis la publication de Britannia (1586). À partir des années 1590, la société commença à se réunir de plus en plus fréquemment chez Sir Robert Cotton, connu pour ses qualités d’antiquaire et pour la collection de documents qui allait servir de source à tous les écrivains du premier xviie siècle. C’était un groupe très structuré où les questions de recherche étaient définies à l’avance et distribuées à chacun des membres.
10 Ces résumés ou epitomes d’histoire étaient qualifiés par Bacon de « corruptions and moths of History », Of the Proficience, Sped., VI, p. 189.
11 Oldys, The Works of Sir Walter Ralegh, éd. par W. H. T. Binch, Oxford, Oxford, University Press, 1829, vol. 8, p. 15, 16 et 18. Pour ce développement voir F. Raab, The English Face of Machiavelli, op. cit., p. 70 et suiv.
12 The Works of Sir Walter Ralegh, op. cit., IV, p. 613-614.
13 Ibid.
14 Sur le frontispice de la première édition figure la célèbre citation de Cicéron : les quatre premières qualités, testis temporum, nuncia vetustatis, lux veritatis, vita memoria, sont écrites sur quatre colonnes tandis qu’au centre figure magistra vitae.
15 C’est le concept de nunc stans, d’origine augustinienne et repris par Boèce dans le De consolatione. J. G. A. Pocock, Le moment machiavélien, op. cit., chap. 1. Voir aussi la critique hobbésienne du nunc stans, infra, chap. 5 et 8.
16 Richard Brathwaite, The Scholler’s Medley or an Intermixt Discourse upon Historical and Poetical Relations, Londres, Nicholas Okes for George Norton, 1614, 1. Pour un commentaire, voir F. Smith Fussner, The Historical Revolution, op. cit., p. 167.
17 The Historie of Guicciardini, Londres, Thomas Vautrouillier, 1579. Nous n’avons pas pu nous référer directement au texte, introuvable à notre connaissance en France. Pour ce commentaire, voir F. J. Levy, Tudor Historical Thought, op. cit., chap. 7, p. 239-240.
18 C’était le cas par exemple dans les cercles d’Essex, et par conséquent de Bacon.
19 Ricordi, 13, tr. F. Bouillot et A. Pons, Paris, Ivréa, 1998, p. 111. Le plus étonnant, selon la note des traducteurs, c’est que ce dialogue n’existe justement pas chez Tacite. Suétone en fait mention, mais sans s’étendre sur son contenu.
20 Ricordi, 18, op. cit., p. 112.
21 Voir par exemple l’Essai VI, Of Simulation and Dissimulation, et sur la « moralisation » de Machiavel, le célèbre passage de l’Essai XIII, Of Goodnesse, and Goodnesse of Nature, où il entreprend, non sans ironie d’ailleurs, de laver Machiavel du soupçon d’impiété qui empêchait ses contemporains de le lire sans préjugés, voire de le lire tout court : « […] Nicolas Machiavel a eu l’audace d’écrire presque sans ambages “que la foi chrétienne avait livré les honnêtes gens en proie à ceux qui sont injustes et tyranniques” ; il entendait par là qu’il n’y eut jamais de loi, d’école ou de religion qui ait tant exalté la charité que la religion chrétienne ». Essays, Sped., XII, tr. M. Castelain, Paris, Aubier, 1979, p. 63.
22 Il s’agit de la publication à Bâle, en 1580, de l’édition latine des Vindiciae. Pour un développement, voir D. Womersley, « Sir Henry Savile Translation of Tacitus and the Political Interpretation of Elizabethan Texts », The Review of English Studies, 42, 1992, p. 326.
23 Annales, IV, 33, Paris, Les Belles Lettres, 1990, t. 2, p. 32.
24 Voir infra, chap. 8.
25 Of the Proficience, II, Sped., VI, p. 188.
26 Il s’agit, de la nature du style que l’histoire doit employer, selon les catégories cicéroniennes de L’orateur : un style froid, éloigné du style judiciaire et bien sûr, de l’éloquence délibérative.
27 Of the Proficience, II, Sped., VI, p. 188.
28 Il est certain que Hobbes connaît cet usage du terme de registre, et que tout en s’appliquant à une autre matière de faits (les actions des hommes dans les républiques), il en conserve la dimension d’enregistrement tout en élargissant le champ des choses enregistrées.
29 Of the Proficience, II, Sped., VI, p. 189.
30 Ibid., p. 189-190.
31 Ibid., p. 190.
32 « History of times represents the magnitude of actions and the public faces and deportments of persons. […] It come therefore to pass, that such histories do rather set forth the pomp of business than the true and inward resorts thereof. » Ibid., p. 190.
33 « He must be forced to fill up the blanks and spaces out of his own wit and conjecture. » Ibid., p. 190-191.
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