Introduction
p. 7-33
Texte intégral
1Le projet de ce livre pourrait laisser certains lecteurs perplexes, au moins pour trois raisons.
2Tout d’abord, Thomas Hobbes n’est pas connu pour avoir particulièrement investi le terrain de l’histoire, mais pour son système politique. Ceux qui reconnaissent, ensuite, que la case du récit n’est pas complètement vide jugeront que la ligne de partage des discours atteint dans son œuvre une rigueur inconnue avant lui : d’un côté la philosophie, de l’autre l’histoire ; d’un côté le système, de l’autre les récits. Dans sa profusion discursive, l’époque antérieure était étrangère à cette séparation typique des rationalismes modernes.
3Mais que peut produire de décisif une telle séparation en matière d’histoire ? Que peut produire de positif cette relation d’exclusion pour ce qui a trait au concept d’histoire, s’il est vrai que c’est bien en la réfléchissant, en lui ouvrant ses portes ou en l’investissant, que la philosophie a pu en élaborer l’idée, en constituer l’objet et la constituer comme objet ? De fait, le xviie siècle n’est-il pas le temps faible d’une constitution dont les temps forts sont à chercher ailleurs : du côté de l’humanisme pour ce qui est de l’émancipation de l’historiographie par rapport aux théologies de l’histoire ; du côté des Lumières pour ce qui est de comprendre la naissance de la philosophie de l’histoire ? Et tout ceci n’est-il pas illustré d’une façon exemplaire par l’autonomie à laquelle prétend le système par rapport aux récits, profanes et sacrés ?
4Le premier motif de perplexité n’en est pas un pour ceux qui ont pleinement mesuré le réalisme de Hobbes, son attachement à l’expérience, pour ceux qui ne limitent pas son œuvre à une théorie du droit naturel ou à une géométrie politique occupée non pas par les choses-mêmes mais par des « représentations » ou par des phénomènes. Philosophe politique réaliste, investi dans l’actualité des luttes révolutionnaires, Hobbes ne pouvait pas être indifférent à l’histoire. Or son historiographie se présente avec un degré d’élaboration qui la distingue de celle que l’on attend de l’historien de métier : Hobbes réécrit ou compute des histoires – de la révolution anglaise, de l’Église, de l’hérésie, du droit anglais, des sciences et des ténèbres –, ou les interprète – l’histoire sacrée. Son historiographie est toujours redisposition, reconfiguration : elle comporte alors nécessairement les fondements d’une méthodologie et d’une théorie de l’histoire. Mieux, elle les rend apparents. Voilà qui devrait commencer de dissiper le deuxième motif de perplexité.
5C’est cette théorie de l’objet historique comme de l’art d’écrire, cette irréductible appartenance des pratiques historiennes au système philosophique qui, selon nous, éteint le troisième motif de perplexité. Si l’âge classique est bien lui aussi un temps fort de la naissance de l’histoire, c’est précisément parce qu’un auteur féru d’histoires et d’historiographies, nourri pendant sa jeunesse au sein de l’humanisme baconien, inventeur vingt ans plus tard du droit naturel et de la politique moderne, a été soucieux d’articuler les champs de l’historiographie, civile et sacrée, politique et intellectuelle, à son système philosophique.
6L’objet de ce livre consiste à remettre les présupposés classiques concernant Hobbes et l’âge classique sur le métier et, ce faisant, à donner un nouvel éclairage sur ceux qui les fondent négativement, autrement dit sur ce qui est prêté à l’historicisme humaniste comme à la philosophie de l’histoire.
LE PROBLÈME DE L’HISTOIRE CHEZ HOBBES : SUR TROIS INCERTITUDES
7L’intérêt de l’œuvre historiographique de Hobbes ne devrait plus avoir à être démontré. De fait, on lit et on commente les premiers travaux des années 1610 et 1620 : la traduction de La guerre du Péloponnèse de Thucydide, bien sûr, en particulier ses textes liminaires, mais aussi le commentaire du début des Annales de Tacite1, auquel on sait que Hobbes a, au moins, participé. On s’intéresse de très près aux parties exégétiques des traités : en particulier aux troisièmes parties du De Cive (1642) et du Léviathan (1651). On découvre ou l’on redécouvre son histoire intellectuelle et l’on aperçoit son immense intérêt, qu’il s’agisse de la dernière partie du Léviathan (Of the Kingdom of Darkness), ou de l’Historia Ecclesiastica (1668), histoire centrée sur l’Église catholique certes, mais qui l’enveloppe dans une histoire générale des relations de la politique, de la religion, de la culture et du savoir, de l’Antiquité préhellénique jusqu’à la Réforme. Le Béhémoth (1666-1668), histoire de la rébellion et de la guerre civile anglaises (1637-1660), continue de captiver, par la façon dont il résiste, d’ailleurs, à l’interprétation.
8Pourtant si l’on reconnaît que ses pratiques historiographiques éclairent un certain nombre de ses positions, une première incertitude pèse sur leur importance réelle dans la construction de sa pensée politique. On peut même affirmer que c’est sur un tel doute que s’est construite la lecture qui fait de Hobbes un auteur, qui, l’ayant pourtant longuement pratiquée, reste philosophiquement indifférent à l’histoire.
9Ensuite, si l’on reconnaît le rôle de l’historiographie dans sa pensée, une nouvelle incertitude porte sur ce que ses pratiques et ses vues en la matière peuvent valoir en elles-mêmes, au-delà de ce qu’elles nous disent sur sa philosophie politique ; autrement dit, ce qu’elles valent comme historiographies et ce qu’elles ont pu apporter de vraiment neuf aux pratiques historiennes et finalement à l’« idée d’histoire » dans le champ de la philosophie moderne. On reste donc perplexe – troisième incertitude – sur la place qu’elles ont pu occuper dans l’« histoire de l’idée d’histoire », de l’humanisme aux Lumières.
10Ces trois incertitudes sont liées : qu’attendre de décisif pour la genèse d’une philosophie politique que l’on dit, elle, absolument originale, de pratiques historiennes qui seraient convenues ou qui témoigneraient sans grand inédit de leur temps ? Et si Hobbes n’a pas, d’une façon ou d’une autre, rendu l’histoire essentielle à sa philosophie en termes spéculatifs, comme si elle était un savoir incontournable, ou en termes pratiques, comme si elle était l’horizon d’insertion du programme politique – ce qui impliquerait au moins l’ébauche de constitution d’un « concept d’histoire » –, y a-t-il un sens à l’intégrer au scénario de l’histoire de l’idée d’histoire, ou, puisqu’il en est presque absent à ce jour, à le bousculer pour lui ?
11Aussi, lorsqu’il s’agit de porter la question de l’histoire, dans son œuvre, au niveau de l’idée d’histoire ou du concept d’histoire, les contributions sont-elles encore rares, partielles ou tellement problématiques qu’elles laissent le champ toujours ouvert. Il faut en effet, pour pouvoir se prononcer, prendre parti dans des questions critiques difficiles à trancher : quelle est la fonction du regard historique dans sa pensée ? A-t-il une place de choix ? Y a-t-il une irréductibilité des faits historiques, une résistance des faits au concept, qui laisserait à l’histoire un rôle irremplaçable ? Puisque l’histoire est civile et sacrée, chez Hobbes, y a-t-il deux histoires, se jouant sur deux plans différents, irréductibles ou comme superposés ? Y a-t-il réduction de l’une à l’autre, ou bien un articulation nouvelle par rapport à ce que pensaient ses devanciers, Bacon ou encore Bodin ? Ou, encore mieux, Hobbes n’est-il pas l’auteur d’une articulation plus profonde des histoires politiques et sacrées, d’une articulation véritable, qui manquerait justement chez ses prédécesseurs ? N’a-t-il pas pensé beaucoup plus loin leur mise en cohérence ? Mais ne serait-ce pas précisément la force de cette cohérence qui devait contribuer à le reléguer, eu égard à ce qui allait se passer ultérieurement, quand la philosophie devait « naturaliser » toutes les histoires, à la position ambigüe d’un moderne encore enfermé dans une problématique du droit divin ? Pour trancher en la matière, il faut avoir préalablablement cerné ce que Hobbes entend par l’histoire du Salut et la signification qu’il lui donne dans l’économie générale de l’histoire. À quel degré de cohérence, si tant est que ce soit possible, sa pensée conduit-elle les histoires et les faits qu’elle enregistre et relate ? Ces questions, à ce jour, n’ont pas été complètement réglées. C’est un premier élément qui justifie ce livre.
12Si les débats sur l’émergence de l’idée d’histoire laissent souvent Hobbes de côté, c’est sans doute parce que les grands modèles dont nous disposons cherchent dans la première modernité ce qui pouvait préfigurer l’idée d’histoire dans ce qui était en train de se constituer comme la synthèse ou la réduction progressive des rationalités historiographiques (archaïques, antiques, contemporaines), de leur étendue (particulières ou universelles) et de leurs genres d’objet (naturelle, civile, sacrée).
13On cherche, chez les philosophes auxquels on attribue la responsabilité de concevoir l’Histoire, des gestes de synthèse, de réduction, d’imitation ou d’élimination. Du côté de l’élimination, du geste consistant à ramener toute historicité à l’immanence politique, l’autorité revient à Machiavel, véritable fondateur, en ce sens, de la modernité car porteur d’une vision du monde sans téléologie, sans providence et sans Salut extra-historique. Du côté de la synthèse, une ligne irait de Bacon à Ferguson, via Harrington, Montesquieu et Hume, pour ce qui est de dire qu’il y a une légalité historique des institutions, des échanges et des sociétés et faire émerger, chez certains d’entre eux, une histoire naturelle de l’humanité. Les commentateurs ne sont jamais très loin de l’a priori hégélien : pour que l’Histoire soit, il faut d’abord qu’une philosophie la conçoive à partir de la pluralité des historiographies et des histoires. Même si une philosophie des histoires est encore insuffisante, il faut bien qu’elle existe pour qu’advienne une philosophie de l’histoire.
14Or Hobbes laisse les discours de l’histoire dans une certaine division. Celle-ci est d’abord gnoséologique : l’histoire civile et l’histoire naturelle sont les registres d’une connaissance, celle du fait ; l’histoire sacrée est le registre de la foi, réception par confiance des dires des prophètes – dans une relation aux faits marquée par la médiation du privilège prophétique. Cette division est également relative à leurs objets : l’objet de l’histoire civile – les actions volontaires des hommes dans les républiques – diffère de celui de l’histoire naturelle, qui touche à ce qui n’est pas spécifiquement humain (animaux, minéraux, végétaux, etc.). Une histoire naturelle de l’humanité, de la sociabilité ou de la civilisation n’aurait pas de sens, en apparence, chez Hobbes. Cette division est, enfin, formelle ou discursive : l’histoire civile et l’histoire sacrée sont des récits ; l’histoire naturelle, qui prend la forme d’une historia descriptiva, n’en est pas nécessairement un, même quand elle prend pour objet des formations ou des développements cycliques. Finalement, il n’est pas certain, pour tous les lecteurs, qu’il y ait une Histoire ou même une histoire, chez Hobbes, mais plutôt qu’il y a des historiographies, des formes historiques, des catégories causales, des savoirs de l’histoire – problème, donc, de l’unité des historiographies, que l’on juge devoir accompagner ou être un préalable à la genèse d’une Histoire, et de la philosophie qui doit en construire le concept.
15Le fait que Hobbes laisse les savoirs de l’histoire et leurs objectivités dans la division – l’histoire restant triple par ses objets, ses modes de réception, ses caractères discursifs – ne ferait que traduire le fait que la totalité historique reste impensée, et ce parce que l’abstraction du contrat la rend impensable. Ici aussi, un certain a priori hégélien continue d’opérer : l’adversaire de la philosophie de l’histoire, pour Hegel, c’est le contrat et son représentant éminent, Rousseau. L’hommage à Montesquieu, dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie peut se comprendre en ce sens : le véritable adversaire d’une philosophie de l’histoire, comme réalisation progressive de l’Esprit, c’est bien le contrat, qui dégage la pratique politique de l’élément concret et la neutralise dans l’universalité abstraite et atemporelle du droit naturel – dans l’abstraction de l’entendement. Si Rousseau est l’adversaire des philosophes de l’histoire, que penser, a fortiori, de l’inventeur du contrat ?
16Le peu de cas qui est fait de Hobbes tient aussi au fait que l’histoire de la philosophie semble avoir jugé pour nous : ce par quoi sa philosophie serait digne d’intérêt sur le plan de l’histoire des idées, à savoir la théorie du droit naturel et politique, le contractualisme pour résumer, reposerait sur des fondements incompatibles avec ce qu’exige la préfiguration du concept d’histoire, comme unité d’un développement sociopolitique, comme son horizon d’effectuation, et finalement comme concept philosophique déterminé (par les Lumières) ou comme « concept de réalité ». Chez Hobbes, avant le contrat, il n’y aurait ni société, ni État ; après le contrat, la société politique est donnée tout d’un coup. Le temps n’a pas de signification théorique.
17Ainsi, la connaissance historique est-elle exclue de la déduction du droit naturel : les faits n’ont pas leur place là où il faut peindre une pure nature, l’état de guerre qui laisse chacun ennemi de chacun. Cet état, l’histoire ne le réalise jamais actuellement. Il faut laisser les faits pour dégager une définition du droit naturel et pour comprendre les obligations qui l’accompagnent, les lois naturelles. Il faut laisser les faits là où il faut dire le droit du souverain et des sujets.
18La condition humaine, dit-on, c’est l’état de guerre, qui donne l’épure de toute forme d’expérience prépolitique ou politique. Si la guerre civile en est donnée pour la meilleure approximation dans le Léviathan, et ce seulement du point de vue de ses effets sur l’individu, c’est par une expérience de pensée plus que par une expérience vécue que l’on parvient à saisir la nature belliqueuse de l’homme, ce qui résiste ou empêche le penchant sociable, ce qui au fond résiste à l’artifice et à la discipline. Bref, l’histoire civile ne touche pas à ce qui est caractérisé comme l’essentiel dans la condition humaine, elle ne peut tout au plus que l’illustrer. Quant à l’histoire naturelle, l’historia descriptiva des traits invariants de l’humanité, qui se construisait chez Bacon à partir de l’examen de ses singularités ou exceptions, elle est minimale et se trouve explicitement reléguée par la lecture de soi2, la lecture, en soi, de l’invariant des passions : la connaissance du singulier ou du rare, définition classique de l’histoire naturelle, semble inutile.
19Hobbes, dit-on encore, est un penseur de la condition naturelle et non de la condition historique. L’expérience, pour lui, dont la connaissance historique est pourtant le registre, n’est pas une expérience vécue comme expérience de l’historicité : la pauvreté de la définition épistémique de l’histoire, comme registre de la connaissance du fait et non de leurs relations – connaissance réservée à la science3 – ne ferait que traduire le manque d’intérêt pour la réalité historique.
20Et pourtant, c’est bien ce qui est pour nous Histoire et, pour Hobbes, actualité, âge ou époque, qui le conduit à écrire sa politique.
21Hobbes avait décidé, dès 1636, d’écrire un système philosophique complet, qui devait finir par le De Cive, après un De Corpore (philosophie première et physique) et un De Homine (anthropologie). Mais le De Corpore ne paraît qu’en 1655 et le De Homine en 1658, une fois la situation politique réorganisée, en 1649, autour d’un nouveau régime, la République de Cromwell. Dans l’urgence de la réaction à la rébellion, Hobbes a inversé son programme et a commencé par le De Cive (1642) après avoir écrit et fait circuler un premier traité, les Elements of Law (1640) dont la diffusion des thèses absolutistes provoqua sa fuite en France.
22Les traités politiques de Hobbes sont donc, pour ainsi dire, des actes qui répondent à des interpellations historiques : la rébellion parlementaire visant à réduire la prérogative royale, les conflits religieux autour d’une Réforme plus radicale, la menace, finalement, de la guerre civile.
23Mais les réponses de Hobbes à la crise anglaise prétendent avoir une valeur universelle et atemporelle : la réponse est incommensurable au caractère historique de la question. L’Histoire stimule une philosophie qui prétend, en tout cas dans un premier temps, se passer d’historiographie, et qui, en plus, prétend valoir en tous lieux et en tout temps.
24Avant de poursuivre, nous pouvons résumer en trois thèses fortes les remarques avancées ci-dessus.
- Sa science politique, si on la considère comme le segment commun des trois traités, comme science des droits et des devoirs des souverains et des sujets, est peu voire pas du tout « demandeuse » d’histoire. On en déduit que Hobbes fait rompre la science politique avec l’univers, la mentalité, la culture et les valeurs historiographiques dont se nourrissait l’art politique tel que le concevaient les humanistes, c’est-à-dire avec la promotion de l’histoire que l’on prête notamment à Machiavel, Bacon, et à Hobbes lui-même à ses débuts. La science politique est devenue science du droit : elle n’est plus un art du gouvernement. Détachée de l’empirie, elle n’a plus besoin d’histoire4.
- Il n’y a pas, chez Hobbes, pour et dans la philosophie, ni de point de vue un sur les histoires d’une part, ni de concept un, clairement identifié, de l’expérience historique d’autre part. La première des difficultés – l’absence d’une unité de perspective ou d’une unité de point de vue sur les histoires – touche d’abord à la question du maintien d’une histoire sacrée, qui passe par la foi en la parole des prophètes et qui déploie un plan historique irréductible en apparence à l’expérience profane ; elle touche ensuite à la division de l’histoire naturelle et de l’histoire civile : rien, dans la pensée de Hobbes, ne pourrait préfigurer ce qui sera une histoire naturelle de l’humanité, c’est-à-dire la préfiguration d’une théorie, voire d’une philosophie empiriste de l’histoire.
- La conviction d’avoir fondé la vraie science politique, et la vraie science d’une façon générale, lui interdit de percevoir la relativité de ses inventions à son moment historique – donc l’historicité – de sa pratique philosophique. La compréhension du contemporain et de l’insertion du discours philosophique dans sa contemporanéité, dont il faut comprendre le sens en en faisant une espèce d’histoire, une espèce de critique historique, et dont on considère qu’elle se constitue à partir de la philosophie de Kant5, serait étrangère à sa pensée – et ceci, sans doute, ne va pas sans constituer un paradoxe chez un auteur dont on voit bien qu’il essaie, par sa philosophie, de relever les défis politiques de son temps, et dont on voit bien, aussi, qu’il se considère comme appartenant à une époque de refondation des savoirs.
25Ces trois axes dessinent aussi les trois sources de la philosophie des histoires qui se développeront à l’époque des Lumières, et dont on considère qu’elles sont, pour certaines d’entre elles, préfigurées par l’humanisme. Quand on privilégie le point de vue de la continuité, on a bien du mal à déceler l’apport des positions de Hobbes, qui sont reconnaissables, bien plutôt, par leurs ruptures ou les obstacles qu’elles peuvent dresser.
26Pourtant, nous suivrons, dans ce livre, d’autres hypothèses.
27La lecture de Hobbes permet de concevoir d’une façon éruptive, critique et discontinuiste une élaboration de l’idée d’histoire que les Lumières, pour plusieurs raisons, ne suivront pas. Il y a bien chez Hobbes une sorte de source inféconde de l’idée d’histoire : si Hobbes occupe une place centrale dans le développement de la critique historique – il sera constamment repris sans être cité6 –, sa contribution à la constitution du concept d’histoire compris pour ainsi dire comme concept ontique n’a jamais vraiment été mesurée.
28Cette source n’est pas pour autant inconnue, non reconnue, mais elle n’est pas suivie parce que, justement, sa pensée laisse à l’histoire, et notamment à l’histoire sacrée, une part immense dans son propre équilibre. Pour qu’il y ait philosophie de l’histoire, il faut bien que les faits se soient noués en processus et que le processus se fasse totalité et sens, et ce sous l’instance d’un déterminisme anthropologique – pour les histoires naturelles de l’humanité – ou rationnel – pour résumer à l’extrême la philosophie hégélienne de l’histoire. Il faut que la philosophie, tout en recueillant et en ordonnant les faits de l’histoire, les digère, et il faut que, par sa dotation de sens, le concept ait « absorbé » l’histoire. Ce n’est pas le cas chez Hobbes. L’histoire reste entière, irréductible. Comme réalité, comme événement, elle résiste au concept, comme discours, elle est un lieu théorique singulier. Nous commencerons à le montrer en élaborant en problèmes les trois axes que nous venons de résumer.
ARTS DE GOUVERNER, HISTORIOGRAPHIES ET HISTOIRE
29Machiavel, la chose est connue, allait chercher dans l’historiographie un certain nombre d’outils politiques, une fois leur compatibilité avec l’époque cernée, dans une démarche analogique entre pratiques et contextes passés et présents. La philosophie politique machiavélienne est alors, tout ensemble, une théorie de l’interprétation de l’histoire (théorie de l’analogie et de la différence des temps), et une théorie des gouvernements c’est-à-dire de leur institution et de leur conservation. Mais même si une légalité est à l’œuvre dans l’histoire, qui relie des ordres, des institutions, des conditions politiques, l’histoire est comprise comme un champ de variations, de contingences et d’inattendu. L’art politique consiste à affronter ces contingences : quelque chose résiste dans le réel à toute généralisation, mais l’historiographie, tout en révélant cette résistance, permet, lorsqu’elle est pensée à l’intérieur des légalités de l’analogie, de la réduire à un ordre.
30La réflexion politique baconienne, à la suite de celle de Machiavel, fondait aussi ses plus grandes réussites sur le repérage de la différence des temps, de l’adaptation de la pratique politique à la complexité des séquences (d’institutions, de régimes, d’expansion et de rétractation des empires), sur une compréhension temporelle des rapports de puissance et du maintien de l’État dans sa forme, sur une théorie de l’innovation et du changement7. Elle faisait jouer un rôle tout aussi important à l’historiographie, mais dans une pratique plus « nationale » – c’est-à-dire, à cette époque, dans un rapport différent avec l’idée d’une monarchie universelle, avec Rome, donc – en ce qu’elle avait constamment à traiter de la forme de l’État, non comme souveraineté exclusivement, mais comme ordre de lois établies autour d’une antique Constitution et d’une Église nationale. Ceci supposait une adaptation des méthodes et des champs – le champ religieux et le champ intellectuel devenant des enjeux réels, massifs –, et modifiait considérablement la forme d’historiographie qui était promue, autour de questions spécifiquement anglaises.
31Mais ce qui est commun à ce mouvement, de Machiavel à Bacon, est que les historiographies et l’art politique devaient se retrouver, sur des plans théoriques et pratiques homogènes, comme si à la croisée des défis, des modèles et des solutions, une continuité empirique, une superposition des expériences, une synthèse analogique des époques pouvaient voir le jour, même et peut-être surtout quand il s’agissait de penser la fondation de l’État. L’histoire que l’on relate et l’Histoire que l’on fait, à l’intérieur de laquelle on agit, on crée ou on imite des institutions, ne deviennent les deux faces d’un même concept, spéculatif et pratique, que si un « faire » politique vient modeler le présent à partir des temps différenciés et intellectualisés de l’historiographie, dans une tentative de maîtrise analogique des temps.
32Or Hobbes ne réagit pas à la crise anglaise, dans un premier temps en tout cas, en recourant à une réflexion historique sur le changement, l’innovation, les déséquilibres des institutions, dans une démarche où les époques se font écho, se confondent ou bien se distinguent – comme on peut supposer que l’aurait fait Bacon, si tant est qu’une attitude de cet ordre fût encore possible en 1640.
33Dans les premiers traités, il n’y a pas de diagnostic historique sur les causes de la rébellion, mais une espèce de réduction à la contradiction (l’état de guerre) qui ouvre sur des propositions d’enseignement quant au droit, pour les sujets et les souverains. L’expérience de pensée de l’état de guerre semble suffire, une historiographie de la crise ne semble pas nécessaire ; Hobbes écrit le Béhémoth vers 1666, son essai historique sur la rébellion, presque vingt ans après la mort du roi et presque trente ans après son premier traité politique.
34On ne voit pas de rapport manifeste entre l’intensité du moment et la nécessité d’en écrire l’histoire ou au moins de la comprendre – ou de la donner à comprendre – à partir d’autres histoires. La continuité empirique de l’art de gouverner, des historiographies mises en écho et de la constitution d’un concept d’histoire semble comme suspendue dans son œuvre.
35Ceci est d’autant plus frappant que Hobbes a écrit ses premières œuvres, dans les années 1610 dans un style baconien voire machiavélien, c’est-à-dire dans une forme de réflexion qui, même quand elle était centrée sur le présent, recourrait à ce que nous pourrions nommer une histoire analogique, soit une histoire réfléchissant le présent à partir de situations passées8. Dans sa première œuvre, vraisemblablement écrite avec William Cavendish, ADiscourse upon the Beginning of Tacitus, il se place à l’intérieur d’une problématique machiavélienne au sens large, celle de la fondation de l’État, dont il commente le récit par Tacite9. Il est évident que cette réflexion, presque contemporaine de celle de Bacon sur la puissance des nations10, notamment sur la puissance anglaise, relève de cette littérature de l’analogie historienne.
36De même, pour ce qui touche aux rapports de la théorie politique et de l’histoire civile, la pensée de Hobbes, dans ces années-là, se positionne à l’intérieur de problèmes baconiens, même si c’est pour en infléchir parfois les solutions.
37Quand il analysait les causes et les remèdes des séditions, Bacon opposait la règle, qui est d’ordre général, qui vaut en tout temps et en tous lieux, au conseil, qui s’applique aux situations particulières. Pour le médecin de l’État, en effet, « tout traitement spécifique correspond à une maladie particulière, et relève du conseil plutôt que de la règle11 ». Pour sa part, la règle générale était tirée, par induction, de la pratique. Elle émanait d’une réflexion sur l’histoire civile. Parmi les remèdes généraux qui dépendent de la règle, on croise la politique économique, la capacité à diviser les grands et à les empêcher de se gagner les faveurs du peuple, à « laisser aux griefs et aux mécontentements la liberté de s’évaporer, de façon mesurée, afin que cela n’entraîne ni insolence ni bravade excessive », ou encore de laisser toujours aux opposants « quelque échappatoire en laquelle espérer »12.
38Ces principes, dont les deux derniers étaient tirés de la lecture de Machiavel, étaient plus généraux que les conseils voués à résoudre des situations concrètes mais n’avaient que peu de rapports avec les règles dont parlera Hobbes, après le tournant philosophique de 1636, quand il opposera sapience et prudence : la dextérité naturelle de l’homme doué pour le maniement des armes est dépassée par la dextérité de celui qui s’appuie sur « une science acquise des endroits qu’il peut toucher et de ceux où il peut être touché par son adversaire dans toute espèce de position et dans toutes les gardes possibles13 ». La distinction entre science politique et pratique prudentielle du gouvernement apparaît d’une façon plus nette encore dans la comparaison avec le jeu de paume : « L’art d’établir et de maintenir les républiques repose, comme l’arithmétique et la géométrie, sur des règles déterminées ; et non comme le jeu de paume sur la seule pratique14. » La distinction entre prudence et sapience ne passe plus entre dextérité et maîtrise des règles à l’intérieur d’un art (l’escrime), elle passe maintenant entre l’art (le jeu de paume), renvoyé à la seule pratique, et la science authentique du politique qui s’appuie sur des règles déterminées à l’écart de la pratique, comme le sont celles de la géométrie et de l’arithmétique. L’art de gouverner (établir et maintenir) est une sorte de création continuée du corps politique et la « gouvernementalité » est conçue désormais à partir d’un sol juridique, celui du pacte et de l’autorisation, et d’une nouvelle anthropologie.
39La philosophie du Hobbes que nous connaissons le mieux est donc une science de la nature humaine et de l’institution politique, une science des droits et des devoirs des sujets et des souverains qui fonde un art de gouverner dont les normes sont déterminées en dernière instance par la loi naturelle – par une philosophie morale qui détermine le contrat politique. Ce n’est pas une théorie de la fondation réelle, autrement dit, ce n’est pas un art de prendre l’autorité – qui est toujours déjà donnée empiriquement15 – et de fonder un ordre dans et par la prise, mais celui de produire théoriquement, en répétant intellectuellement et après coup le réel, sur un autre plan, pour en comprendre les normes.
40L’art de gouverner, toutes choses égales par ailleurs, ne semble plus avoir besoin d’une théorie de la différence des temps, d’une détermination des époques, d’une théorie de l’analogie entre pratiques et contextes passés et présents, d’une théorie des conditions de l’innovation. C’est un art de légiférer, de ramener les hommes à ce que la loi naturelle requiert. Dès 1640, la question de la pratique de gouvernement trouve d’autres fondements que ceux d’une lecture de l’histoire. Elle est fondée sur la principale invention revendiquée par Hobbes : sur cette doctrine des droits et des devoirs dont l’effectivité repose sur l’enseignement et sur la maîtrise des opinions16. L’art des gouvernants, sans tout à fait disparaître, est secondarisé par l’enseignement d’une science de l’obéissance qui tient lieu et qui même remplit beaucoup mieux le rôle qui était auparavant laissé à un art empirique destiné aux praticiens.
41Cette lecture est convaincante. Il est plus naturel, en effet, de penser qu’une théorie empirique du gouvernement – celle que l’on prête à Machiavel et à ses émules – appelle ou produit plus spontanément des historiographies, des structures de temps et une relation étroite à l’histoire. Il est beaucoup plus difficile de penser la productivité et l’inventivité historiques d’une théorie du droit naturel et du contrat. Cette difficulté, d’ailleurs, se répète avec Rousseau, dont le contractualisme a pourtant lui aussi suscité – à l’intérieur d’un cadre, certes, tout autre (celui de l’histoire hypothétique) – une nouvelle théorisation des structures du temps et de l’histoire humaines. La première ambition de ce travail consiste pourtant à montrer les limites de cette lecture17.
42Selon nous, la philosophie de Hobbes « demande » une autre histoire, d’autres historiographies, plutôt qu’elle ne les exclut. C’est ce que nous montrons dans ce livre, à partir d’un examen du Léviathan. Nous montrons ensuite que le concept d’histoire qu’il promeut est complètement original et qu’il mérite qu’on en pense l’inscription et le poids dans une histoire conceptuelle de l’idée d’histoire.
43Ce qu’il faut donc comprendre, c’est si la modification des rapports entre historiographies et art politique peut porter, d’une façon peut-être un peu paradoxale, un concept plus tranchant, plus moderne aussi, de l’histoire, parce que non fondé, justement, sur les rapports de concomitance de l’expérience historique et des techniques de gouvernement. Et pour cela, il faut faire attention, justement, à ce que produit Hobbes en matière historiographique. La véritable question est donc de savoir quelle est l’historiographie qu’il juge la plus utile à sa philosophie.
44Certaines questions historiographiques sont comme imposées à Hobbes par certains de ses choix : la théorie du droit naturel exige un examen de l’autorité des Écritures. Mais si l’on comprend bien pourquoi la théorie de la souveraineté appelle, serait-ce pour se donner un espace d’autonomie, un examen de l’autorité divine, de l’autorité, par conséquent, des Écritures et une interprétation de la pactologie sacrée, c’est-à-dire une histoire, interne à la Bible, des relations théologico-politiques, on comprend moins bien ce qui peut motiver tout ce qui, dans l’exégèse du traité de 1651, n’est pas requis par ces questions-là ; par exemple, le Salut, que Hobbes comprend comme mondain et politique, puisqu’il est une guerre continuée, dans un temps homogène18 à celui de l’histoire profane, ou encore la définition d’un rapport strictement historique aux Écritures, c’est-à-dire fondé sur les progrès de la critique, sur la scriptura sola. Comment comprendre le fait que la « vraie religion » – c’est-à-dire le christianisme – soit comprise non seulement comme une supra-politique dans la temporalité de laquelle la politique humaine doit se situer, mais aussi comme une culture du naturel religieux, un travail, pour ainsi dire, de l’homme sur sa propre nature ?
45Surtout, l’intérêt pour l’histoire humaine en tant que telle est de plus en plus tangible, à partir du moment où Hobbes identifie le vrai problème des États comme celui de leurs « turbulences idéologiques » et où il estime qu’une histoire intellectuelle et religieuse doit être mobilisée au moins autant qu’une théorie du droit naturel démontrant à chacun, depuis l’expérience de l’état de guerre, la nécessité d’obéir. Il s’agit donc d’un autre type d’enseignement, appelant une autre forme de rationalité. L’objet privilégié par l’enquête historique, à partir du Léviathan et plus précisément de sa quatrième partie, Du Royaume des ténèbres, sera un objet intellectuel, doctrinal et une histoire des institutions qui les promeuvent, une sorte d’histoire des « savoir-pouvoirs ».
46Les nouveautés du Léviathan, irréductibles aux enjeux critiques propres à la position de sa philosophie du droit naturel comme aux exigences portées par le problème théologico-politique, engagent une réflexion sur l’idée d’histoire dont les commentateurs et les interprètes n’ont pas perçu suffisamment les enjeux19. Nous les avons compris comme étant en rapport direct avec ce que Hobbes entend faire dans sa science de l’homme, de son premier traité (1640) au Léviathan.
47Si, comme dans les traités antérieurs, le cœur de la théorie du droit exclut radicalement la connaissance historique, l’anthropologie qui la précède en propose des usages extraordinairement variés, dont la fonction ne consiste pas simplement à illustrer les invariants de la nature humaine : segments d’une histoire hypothétique de l’esprit, recours à une généalogie des valeurs et de leurs signes honorifiques, regard historique sur la compréhension des lois naturelles ou sur ce qui en tient lieu, réflexion sur la notion de suppléance ou de lieutenance quand il s’agit de conjuguer à la théorie du droit l’historicité des pratiques politiques concrètes, la variété des usages et des rapports à l’histoire à l’intérieur même des parties dites scientifiques du Léviathan ne peut être seulement comprise comme un ornement rhétorique voué à faciliter l’enseignement d’une science encore trop difficile lorsqu’elle en reste à l’exposé rationnel.
48La thématisation précoce, au chapitre 5, de l’enveloppement des ténèbres et des lumières – comme si l’invention scientifique provoquait toujours de nouvelles occasions d’errer –, l’insertion de l’histoire du Salut au chapitre 12, la composition d’un modèle de croissance et de dissolution des religions marquent la nouveauté du traité de 1651. Le philosophe doit se saisir des histoires non seulement parce qu’elles ont des éléments de connaissance à apporter sur le cours des événements humains, mais parce que dans leur existence même, ou plutôt, en elles, s’accomplit cet invariant naturel qui consiste à se réfléchir à l’intérieur d’une structure temporelle, mythique ou historique : elles manifestent cet invariant qui consiste, pour l’homme, à se concevoir à l’intérieur d’un récit des variations, des transformations, de l’origine et des destinations. Ces usages traduisent donc un questionnement inédit chez Hobbes, portant sur la signification anthropologique des récits. Par leur biais se révèle la propension au mythe qui caractérise la condition humaine, mais aussi sa propension à « s’historiciser ». Le philosophe doit travailler, ou retravailler les cadres historiques, qu’ils soient civils ou sacrés, en lesquels l’humanité se réfléchit, et en lesquels politique et philosophie se coproduisent. La critique des histoires, mais aussi l’art par lequel on peut les façonner, deviennent essentiels, en aucun cas un requisit parmi d’autres de la dimension pédagogique du nouveau traité.
UNE HISTOIRE, DES HISTOIRES
49Revenons un instant au modèle classique de lecture. Hobbes n’a pas jugé utile, dit-on, de penser, dans sa philosophie, les modes de l’expérience historique, ni jugé que c’est à la lumière de cette expérience-là que l’homme et ses artifices politiques pouvaient être conçus avec la clarté requise. Il part de l’état de nature, c’est-à-dire d’une hypothèse foncièrement anhistorique, parce que ce n’est pas l’invention progressive des formes politiques qui l’intéresse mais l’artifice du contrat, en tant qu’il permet de concevoir la genèse, de jure, de l’autorité et de l’obéissance. Autrement dit, ce que l’on peut appeler l’historicité de l’homme et de son inventivité politique réelle, resterait impensé et surtout impensable.
50On ne trouverait pas chez lui l’esquisse ou la préfiguration de ce qui se présentera au siècle suivant comme une histoire naturelle : la compréhension d’une formation graduelle, ou la description d’une constitution progressive de la civilisation, comme si elle était un développement « historico-naturel20 ».
51Parce qu’il n’est pas complètement naturaliste, il ne peut pas promouvoir une conception de la société qui trouverait sa matière et son contenu dans une théorie de la progressivité de la formation des institutions (de la famille, par exemple, jusqu’à la société politique). Les relations que philosophie et histoire entretiennent chez lui n’auraient donc rien de compatible avec ce qui permettra que se constitue une histoire naturelle, en particulier en matière de mœurs, d’institutions et de formes d’esprit. La constitution de ce champ-là, à nouveau, se construirait plutôt de Bacon à Hume via Spinoza et Montesquieu, sans passer par Hobbes.
52Mais inversement, parce qu’il n’est pas complètement artificialiste, il ne peut pas promouvoir l’Histoire comme l’horizon de transformation que viserait la création de l’État, dans ce qui se présenterait comme une ontologie historique de l’État, dans une philosophie pratique de l’institution et du contrat – au fond, il ne croit pas à la pureté de l’institution, comme y croiront les rousseauistes.
53Hobbes reconduirait alors logiquement la triple structure de l’histoire, naturelle, civile et sacrée parce qu’il n’y a pas d’unité de l’expérience historique, divisée en diverses croyances, en divers rapports à l’historicité, sans universel. D’un côté, il laisse intacte la structure d’autorité de la foi, révélée dans les Écritures, et laisse ainsi les hommes, comme les religions et les États qu’ils bâtissent, en une multitude déchirée entre l’autodestruction de l’état de guerre et le Salut chrétien.
54Avec Hobbes, comme il le reprochait lui-même aux scolastiques, et en dépit de son monisme matérialiste, on continuerait de « voir double », non plus avec le corps et avec l’esprit, avec le temporel et le spirituel mais, dans l’Histoire, avec l’histoire civile et l’histoire sacrée. Il est certain que Hobbes n’est pas allé au bout du geste que lui prête Léo Strauss : jusqu’à réduire ou exclure un plan sotériologique de l’histoire, le Salut. La constitution d’un champ d’immanence historique se jouerait donc sur une ligne allant de Machiavel à Spinoza, le premier en réduisant le sacré et le religieux à leurs effets politiques, le second en les resituant au niveau d’une logique des fictions mentales dont la formation pourrait faire l’objet d’une science, l’éthique. Hobbes serait étranger à cette opération fondatrice pour la modernité. Notre problème consiste à savoir si en réalité, quoique sans la postérité que recherchent les historiens des idées, il n’a pas tenté tout autre chose.
55On a constamment compris le naturalisme et l’état de nature hobbésiens à partir de ce que lisaient en lui les philosophes des Lumières. Rousseau, comme Hume, voyaient dans l’état de guerre, ou faisaient mine d’y voir, une définition de la nature humaine. Le premier pouvait facilement n’y voir qu’une hypothèse purement fonctionnelle, articulée à la défense de la monarchie absolue – à un homme méchant par nature, convient une domination absolue –, et le second n’y voir qu’une fable, absolument incompatible avec la nature humaine, sociable dans son essence.
56Or, jamais Hobbes n’a considéré l’état de guerre comme le lieu où se définissait la nature humaine, mais un moment de sa détermination, le moment d’une épreuve contradictoire, pour un concept dont la position est entourée de précautions sceptiques. L’État est naturel, autant, au fond, que peut l’être l’état de guerre quand on considère les relations entre États, aussi naturel que peuvent l’être la raison, le langage, les sciences, c’est-à-dire, toujours, aussi, artificiels, car acquis. Il y a une naturalité de l’institution et de l’artifice. Comme chez Hume, la nature n’est plus un absolu, elle est définie par ce à quoi on l’oppose : tantôt le surnaturel, tantôt l’irrégulier, tantôt l’arbitraire ou le conventionnel, tantôt l’artifice21. Mais quand on croise ces oppositions, la nature enveloppe nécessairement certains artifices ; ceux qui ne sont ni surnaturels, ni arbitraires, ni irréguliers. Le durcissement de la distinction entre nature et artifice, chez Hobbes, a interdit de mesurer combien Hume lui était redevable, et les silences de Hume sur Hobbes en disent long sur ce point.
57Avec l’hypothèse de l’état de guerre, Hobbes ôte l’artifice politique. Le résultat, c’est la destruction de l’humain. Autrement dit, l’état de guerre est une épreuve d’autodestruction dans une espèce d’analytique des rapports du naturel et de l’artificiel, c’est-à-dire des conditions de l’humanisation. En ôtant les artifices minimaux qui soutiennent la sociabilité humaine, on obtient une nature qui se détruit elle-même. L’état de guerre, typiquement humain en ceci qu’il suppose en l’homme une imagination dont la bête n’est pas capable, rend l’homme semblable à la bête, comme si ce qui nous élevait au-dessus de la bestialité était justement ce qui, in fine, pouvait nous y ramener, puisque l’état de guerre est typiquement humain, puisqu’il résulte de spécificités affectives et cognitives humaines.
58Si l’on suit la conception hobbésienne de l’imagination, si l’on aperçoit que ce qui fait sa spécificité, en l’homme, et qui est l’effet de seuil de son hyper-développement, est un rapport au temps, on en vient à comprendre que l’homme, seul être capable d’avoir une histoire, est, du fait même de cette capacité, capable de s’autodétruire. La signification de la fiction de l’état de guerre, sur le plan de la conception de l’historicité de l’homme, consiste à dire que l’aventure humaine est constamment menacée, de l’intérieur, par le rapport au temps qui est pourtant sa raison d’être. La condition de pure nature est la représentation du risque d’autodestruction que la nature humaine porte en elle alors même qu’elle est appelée à déployer son inventivité.
59Rousseau n’a pas reconnu à Hobbes le souci d’avoir vraiment cherché à savoir ce qu’est l’homme à l’état de nature, compris comme origine hypothétique in re – et non selon l’ordre de la genèse contractualiste –, ce qui montre d’ailleurs qu’il avait très bien compris ce que faisait Hobbes : une expérience de pensée qui mettait en scène un homme non pas étranger au politique et à la société, mais qui avait nécessairement connu la société et qui était déterminé mentalement par cette appartenance22.
60L’aspect polémique de ces rapports a empêché de mesurer pleinement ce que l’anthropologie rousseauiste devait à Hobbes, en particulier au Léviathan. Il est certain qu’il y a, avec Rousseau, un changement de paradigme dans le naturalisme et plus généralement dans l’anthropologie : il est désormais question, dans le cadre du récit hypothétique, d’historiciser complètement la nature humaine. Avec la perfectibilité, l’essence de l’homme devient un creux (l’absence d’instinct) qui appelle un supplément d’inventivité, et ce rapport du manque au supplément est le moteur qui stimule et constitue l’imagination humaine, l’ouvre à la contingence et à l’histoire. À cette découverte rousseauiste, on a beau jeu d’opposer une espèce de fixisme hobbésien, fixisme qui serait exigé par la théorie du droit naturel. Notre pari consiste au contraire à déceler et à travailler une tension entre un tel naturalisme et l’inventivité de son anthropologie, tension qui nous semble constituer la clé du Léviathan.
61Hobbes reconnaît à l’homme des capacités intellectuelles naturelles qui vont lui permettre, quand elles sont cultivées, de se dégager de l’animalité, en particulier une imagination qui, avec l’usage des marques – c’est-à-dire du repérage spatial et temporel –, puis des signes linguistiques, va faire naître la raison23. Cette constitution n’est pas historique, mais elle n’en est pas moins dynamique et c’est sans doute de ce côté-là que l’on peut chercher les ferments d’une histoire naturelle de l’esprit humain, comme dégagement progressif de l’animalité.
62Son matérialisme le conduit à dégager cette spécificité depuis une corporéité que l’homme partage avec les autres animaux, même si la puissance de la fonction mind en l’homme révèle une différence de nature quant à la complexité de l’organisation corporelle. Mais à bien analyser les choses, si c’est l’absence de voracité, donc d’attachement au présent – un manque donc qui préfigure l’analyse rousseauiste –, qui ouvre l’humain à d’autres plaisirs que ceux de la sensibilité, à la curiosité, à l’imaginaire et à leur culture, et par conséquent aux autres dimensions du temps, c’est bien sur la base d’un « manque » de naturalité que se constitue la spécificité humaine.
63Parce que l’aspect novateur de l’anthropologie rousseauiste est souvent pensée à partir d’une simplification de l’anthropologie de Hobbes, la tension qui traverse sa philosophie est rendue difficilement reconnaissable. Il nous appartient, dans ce livre, de la rendre plus tangible et de la constituer en problème central. Comment penser la coexistence d’un naturalisme de l’invariance – nécessaire à l’affirmation de l’éternité des lois naturelles et au contrat, à leur mode d’être comme essences – et de la remise en question radicale de l’idée de nature, dont on voit bien qu’elle est réduite à un strict minimum, qu’elle est finalement ce que l’artifice humain peut en faire, et que sa fragilité est complète puisqu’elle est mise en péril par ses propres productions, ses propres effets, les effets de l’institution politique qui émanent d’elles ?
64L’analyse de son naturalisme nous a alors conduit à aborder sous une perspective différente les divisions des territoires de l’histoire et des historiographies. En effet, la conception de l’historicité de l’homme dans l’anthropologie et l’effort pour unir les historiographies nous semblent inséparables : pour que le sujet de l’histoire, l’acteur de l’histoire, soit le sujet d’une expérience, et que cette expérience historique, ou cette condition, soit une, il faut bien que les historiographies se rejoignent par leur objet, qu’elles portent sur un même sujet et mettent en jeu des figures explicatives semblables, qu’il s’agisse de la religion, de l’État, des doctrines ou des individus, ou bien, si tel n’est pas le cas, qu’il y ait des tentatives d’analogies entre les histoires, comme si l’une exprimait l’autre, ou encore des ponts, des lignes de continuité entre les récits.
65Chez Hobbes, plutôt que des unités de développement ou des rapports d’imitation, de superpositions ou d’analogies, plutôt que des innovations au sens machiavélien du terme, ce sont les rencontres qui importent et qui font qu’il n’y a qu’une seule histoire : c’est ce que Hobbes nomme des « nœuds » historiques24.
66On peut compter la rencontre de la philosophie grecque et du christianisme, la rencontre du déclin de Rome et de la prédication chrétienne, celle de la dispersion de l’autorité politique, pendant la féodalité, avec l’accumulation de la puissance papale, ou encore la Réforme et la crise anglaise, comme autant de nœuds, ou de moments de ces nœuds historiques, selon qu’ils se font ou se défont. Ces nœuds sont les effets du pouvoir instituant des hommes, en matière de pouvoirs, de savoirs, de religions, mais ils signent la dimension d’opacité et d’imprévu de ce pouvoir qui se présente, dans l’histoire, sous la forme du fortuit (la rencontre), mais aussi du déterminisme : toute « grande » rencontre est aussi un nœud qui déploie ses effets selon un déterminisme presque indestructible, sur le temps long, celui que privilégie Hobbes dans sa pratique historienne.
67Hobbes, à partir du Léviathan, construit des cadres historiques, voire des tableaux, qu’il articule : cadre sotériologique de l’histoire prophétique, cadre de la formation et de la dissolution du culte catholique, cadre de l’histoire intellectuelle et de ses ruptures. Nous avons appelé cela un travail historio-poïétique car il ne s’agit plus seulement, en philosophie, d’user de l’histoire comme d’une matière empirique en vue d’une abstraction ou d’une généralisation des données anthropologiques ou des règles prudentielles, mais de produire des structures de temps qui permettent de situer la pratique philosophique et ses horizons de transformation dans le temps de l’Histoire.
68La figure des ténèbres25 résume, dès le Léviathan, ce que Hobbes essaie de penser en la matière : à la fois une condition ou un régime d’historicité (le présentisme) ; une forme objective du devenir à un moment précis de l’histoire de l’humanité – la répétition de l’échec parce qu’une détermination historique forte, contraignante, y contribue, qui tient à un déséquilibre entre puissances politique et religieuse – ; un moment, un nœud, où tous les fils se rejoignent, ceux de l’histoire sacrée comme ceux de l’histoire civile.
69Mais ce concept historique de ténèbres prend sa signification sur le champ d’une seule et même expérience historique. Travaillée, en partie déterminée par la conscience eschatologique de ses acteurs, elle ne se comprend en aucun cas à partir d’un plan divin. Hobbes a complètement expulsé de l’histoire civile toute providence et toute intervention extraordinaire de Dieu, même s’il tente de dégager le sens, pour les hommes, d’une pédagogie divine. Son monde historique (le passé et le présent), même s’il est travaillé par la conscience eschatologique des sujets, reste celui de Machiavel : celui d’une nécessité aveugle qui prend l’apparence, dans l’ici et maintenant, de la fortune et de la contingence. L’autre plan de l’existence historique, la plan de la politique divine et du Salut lui sert de cadre, certes, mais en aucun cas de raison ou de finalité.
70L’un des enjeux de ce livre consiste donc à laisser travailler une des tensions que les interprètes ont tendance à réduire, soit en maintenant la thèse d’une double historicité, sacrée et profane, soit en écrasant l’une sur l’autre. Cette tension ne doit être ni réduite – comme Strauss pensait le faire en faisant du Léviathan le lieu où se serait inventé l’îlot d’une historicité complètement immanente à la pratique humaine –, ni comprise comme une indécision : elle marque la position singulière de Hobbes dans la modernité.
71Il est très certainement le dernier philosophe à insérer une interprétation du Salut à ses traités politiques. Il y a là, assurément, un rapport complexe à des contraintes d’époque. Dire que son temps pensait les problèmes d’une façon théologico-politique est en partie vrai, mais encore insuffisant. Le théologico-politique est un passage obligé, certes, mais il n’explique pas à lui seul le fait que Hobbes ait estimé nécessaire, dans le Léviathan, de proposer une interprétation hétérodoxe du Salut – il pouvait s’en remettre à une dogmatique toute faite – ou de considérer la religion comme la culture divine d’un germe naturel de religion.
72La contrainte d’époque doit plutôt être comprise à partir du diagnostic posé par Hobbes sur la crise anglaise, qui exige que soient réordonnées les croyances chrétiennes communes, et en particulier celles qui touchent au futur. Il est le dernier philosophe de la modernité à estimer que l’histoire du Salut, bien qu’extérieure à la philosophie, mérite une autre interprétation, comme si ce qui relevait d’elle (l’espérance, etc.) était irréductible à la seule philosophie.
CRITIQUE HISTORIQUE ET HISTOIRE DE LA CRITIQUE
73Celui qui lit les autobiographies de Hobbes, en prose ou en vers, comprend à quel point sa vie et son œuvre ont été inextricablement mêlées à l’histoire de l’Angleterre et à la crise qu’elle traversait. Nous avons évoqué l’inversion de son programme des éléments de la philosophie, qui le conduisit à écrire sa politique (De Cive) avant sa physique et son anthropologie (De Corpore et DeHomine). L’écriture du Léviathan, notamment la question de son opportunité politique, a suscité plus d’un débat. L’évolution de certaines thèses sont assurément à mettre en rapport avec l’allégeance de l’auteur au régime de Cromwell. Nous ne les développerons pas ici26 et nous nous contentons de souligner à quel point le « contexte » historique a pu peser dans sa vie et dans son œuvre.
74Mais l’importance d’un contexte ne suffit pas pour décider de la question du rapport à une époque, à un temps, à l’Histoire. Le contexte n’est pas l’Histoire, il n’est même pas nécessairement une invitation à « historiographier » puisqu’on voit Hobbes décider, au tout début de la rébellion en 1640, de réagir par une philosophie du droit.
75Le véritable problème n’est donc pas tant celui du contexte que celui d’un sens particulier de l’époque et des temps historiques. C’est la conscience d’époque, traduite par des concepts philosophiques ou par des pratiques historiographiques qu’il faut faire émerger.
76Sur ce plan, c’est à tort que Hobbes n’a jamais été considéré comme préparant ce que les philosophes tiendraient pour le préalable à toute pratique philosophique : la question « quel est mon temps » ? Selon la plupart des lecteurs, cette question ne se poserait pas pour lui. L’urgence de la crise l’explique en grande partie. Son rapport au présent ne pourrait pas s’approfondir en conscience d’époque. La réflexion historique sur les causes semblerait bien déplacée, dans le feu de l’action, quand des réponses d’urgence s’imposent.
77C’est Michel Foucault qui a sans doute le mieux exprimé l’idée selon laquelle Hobbes, tout en se souciant de l’actualité politique, resterait incapable de la penser comme une « époque27 ».
78Pour Foucault, Hobbes croit en la « vérité de la politique » et ignore qu’il pratique, comme tous les philosophes, une « politique de la vérité ». S’il l’ignore, c’est parce qu’il n’a pas fait l’histoire des conditions de son expérience et de sa production philosophique. Il serait pris dans une histoire de la politique de la vérité qu’il ignore : une histoire de l’État et de la souveraineté qui fait que toute pensée politique ne peut être qu’une pensée non critique de l’État : un État qui se dit lui-même et « se célèbre » à travers une philosophie de la souveraineté.
79Foucault n’a pas étudié de près son historiographie, mais si l’on interprétait les textes historiques qu’il a laissés de côté en retenant son approche, on en conclurait que Hobbes n’écrivait de l’histoire que pour démontrer, par les faits, la vérité des ses thèses absolutistes – ce qui est en grande partie vrai, quoique encore insuffisant pour le Béhémoth –, pour continuer d’incarner un État qui « dit l’État », pour démontrer la responsabilité dans la guerre civile de ceux qui n’ont pas compris que la souveraineté était une ou n’était pas, et non pas pour mieux élucider l’idéologie, les croyances, éventuellement les fictions qui étaient alors en jeu, y compris les siennes.
80Autrement dit, loin de faire de l’historiographie la ressource qui permettrait de comprendre qu’il n’y a pas de neutralité idéologique, un lieu de réflexion sur les idéologies et les croyances qui prendrait acte de l’impossibilité d’un discours neutre, bref, un laboratoire sceptique à la façon de ce qu’elle sera chez Hume28, Hobbes est dogmatique sur le plan historique, à nouveau, et ce logiquement, car il l’est sur le plan philosophique.
81Sur ce plan, notre révision est massive, même si l’attention que nous portons, dans ce livre, aux contraintes d’époque comme au socle épistémique auquel Hobbes appartient – ou qu’il prétend en partie instaurer – peut lui donner certaines limites.
82À ce titre, Hobbes écrit son œuvre dans un contexte où la polémique politique n’a pas encore les règles du jeu institutionnelles qu’elle aura au siècle de Hume. La position critique d’un Hume est encore impossible entre 1640 et 1670, non pas seulement parce que la situation pousse Hobbes à prendre parti, mais parce que les conditions d’une telle analyse n’existent pas encore : l’expression réglée des polémiques quant à l’origine de la Constitution, portant sur le sens même de l’histoire anglaise, ou encore des polémiques quant à la forme que l’on peut donner au culte religieux, ne font pas encore partie du cours normal et pacifique de l’expression politique.
83Mais Hobbes est indéniablement un penseur de l’institution réelle des pouvoirs et des savoirs : il est un penseur de la rencontre de la puissance politique et de la puissance idéologique, rencontre placée au cœur de sa réflexion historique. La hargne accusatrice de son histoire des ténèbres dissimule, il est vrai, la finesse de la critique historique. Sa conception encore trop intentionnelle, trop instrumentale de l’idéologie – toute doctrine politique ou religieuse erronée serait comprise comme l’outil d’une tromperie délibérée –, témoignerait à nouveau, quand on la compare à la théorie humienne des croyances communes, d’une sensibilité critique bien peu historienne. Or, là aussi, notre révision est sensible29.
84Pour autant, reconnaître son intérêt pour l’histoire intellectuelle, notamment celle des doctrines erronées ou ténébreuses, est un chose. Considérer que sa sensibilité à l’histoire intellectuelle pourrait le conduire à concevoir le caractère historique ou la relativité à l’histoire de son ambition d’instaurer un nouvel ordre du savoir et la vraie science politique en est une autre.
85Nous montrerons que Hobbes est parfaitement conscient du caractère historique du discours, de la méthode, de la culture (des modes de propagation), bref, des conditions de sa philosophie, autrement dit, qu’il ne considère pas son mode d’intervention philosophique comme étant extérieur à l’histoire. S’il pratique tant l’histoire intellectuelle, c’est autant pour souligner ce en quoi un usage droit de la raison peut se démarquer des doctrines ténébreuses que pour comprendre les conditions de possibilité mais aussi les limites de sa propre proposition intellectuelle30.
86Cette tension n’est pas sans rappeler celle du droit naturel et de l’historicité de l’homme : tout en prétendant fonder, sur un « référent nature31 » comparable à celui de Grotius, une science anhistorique du droit, Hobbes est, sur le plan de la science de l’homme, un penseur de la condition humaine et des rapports au temps. De même, ici, les thèses les plus anhistoriques de sa pensée politique, celles du droit naturel, ne peuvent pas complètement étouffer une sensibilité des plus paradoxales à ce qui constitue leurs conditions de possibilité, c’est-à-dire leur historicité, en termes baconiens, leurs rapports aux idoles du théâtre et de la place publique. Mais loin de n’y voir qu’une concomitance accidentelle, nous considérerons dans les lignes qui suivent qu’il y a une liaison essentielle entre ces deux tensions.
87Les trois problèmes que nous venons de décrire seront traités dans les chapitres de ce livre et constitueront son fil directeur. Mais ils tiennent tellement aux réalisations singulières que sont ses œuvres, aux rapports évolutifs de sa philosophie aux savoirs de l’histoire, que nous avons dû opter pour un exposé chronologique.
88Celui-ci part d’une période pleinement historiographique, les années baconiennes de Hobbes (première partie, « Hobbes et l’histoire politique : de Tacite à Thucydide ») : il s’agira de savoir quelles pouvaient être ses vues et ses pratiques historiennes, en quel sens elles ont pu participer à sa formation politique et philosophique, ce que l’œuvre de la maturité a pu en retenir, comment Hobbes, une fois devenu philosophe, a pu puiser dans cette première expérience historiographique.
89Nous analysons ensuite l’époque de l’écriture des traités, à partir de ce qu’il est convenu d’appeler le « tournant philosophique et scientifique ». Mais très vite, nous nous concentrons sur le Léviathan, qui est le laboratoire de la pensée historique des années 1660 autant que le lieu dans lequel une philosophie historio-poïétique va s’élaborer (deuxième partie : « Le Léviathan et l’idée d’histoire »).
90La troisième partie (« Les historiographies de Hobbes ») présente trois essais, sur les trois genres historiographiques pratiqués par Hobbes : l’histoire sacrée du Léviathan ; l’histoire intellectuelle, du Léviathan à l’Historia Ecclesiastica ; l’histoire civile, avec le Béhémoth.
Notes de bas de page
1 A Discourse upon the Beginning of Tacitus, dans les Horae Subsecivae, pour les questions d’attribution de ce texte paru sans nom d’auteur, voir infra, chapitre 1.
2 Le précepte nosce te ipsum mis en avant dans l’introduction au Léviathan.
3 Voir Lév., I, chap. 9, et, infra, chap. 4, notre commentaire.
4 Voir, entre autres, L. Strauss, The Political Philosophy of Hobbes, its Basis and its Genesis, Chicago, University of Chicago Press, 1936, tr. fr. La philosophie politique de Hobbes, Paris, Belin, 1991, cité désormais PPH, chap. VI.
5 Voir M. Foucault, Qu’est-ce que les Lumières ?, dans Id., Dits et Écrits, Paris, Gallimard (Quarto), 2001, « Cours du 5 janvier 1983 », p. 1499, et dans Le gouvernement de soi et des autres, Paris, Gallimard/Seuil, 2007, qui reproduit ces leçons.
6 Ou seulement rarement, qu’on pense à Spinoza ou Hume.
7 Pour une théorie baconienne de l’histoire voir par exemple « Of Innovations », Essays, XXIV.
8 Si l’on suit la biographie de Hobbes, on s’aperçoit qu’il vient de cette culture humaniste et historienne. L’époque de l’écriture des grands traités philosophiques est encadrée par deux périodes plus « historiennes ». Des années 1610 jusqu’au tournant philosophique et scientifique (1636-1640), Hobbes peut être considéré comme appartenant au courant des « historiens politiques ». Sans jamais écrire une histoire narrative (une relation, ou history of events) tel qu’il l’entendait à la suite de Bacon, il s’engage dans toute une variété de pratiques dans ce champ du savoir. Parmi les plus remarquées, on note un commentaire des Annales de Tacite (A Discourse upon the Beginning of Tacitus) une traduction de La guerre du Péloponnèse de Thucydide et un essai sur l’art d’écrire l’histoire (« Au lecteur » et « Sur la vie et l’histoire de Thucydide ») dans lesquels il développe, non sans originalité, des vues qui doivent beaucoup à Bodin et à Bacon.
9 Il comprend déjà la fondation augustéenne de l’Empire comme la captation d’un pouvoir symbolique préexistant et non comme une création ex nihilo. Nous ne pouvons être qu’allusifs ici sur ces questions. Voir infra, chap. 2.
10 « Of the true Greatnesse of Kingdomes and Estates », Essays, XXIX.
11 « Of Seditions and Troubles », Essays, XV, Sped., XII, p. 127.
12 « Of Seditions and Troubles », Essays, XV, Sped., XII, p. 128-130.
13 Lév., I, chap. 5, Mcph., p. 117 ; tr., p. 44.
14 Lév., II, chap. 20, Mcph., p. 220 ; tr., p. 261.
15 L’anarchie, ou état de nature, est une fiction intellectuelle.
16 Voir par exemple Elements, II, chap. 9, §3, §4 et §8 ; Tönnies, p. 179-180 et 183.
17 Elle ne vaut, à la rigueur, que pour les années 1640-1642. Mais elle est, déjà, partiellement fausse, quand on considère que Hobbes propose une « petite » exégèse en 1640 et une autre, plus développée, en 1642 – qu’il présente encore comme un « ajout », mention qui disparaît d’ailleurs dans l’édition de 1646. Certes l’histoire sacrée n’est pas, malgré quelques occurrences chez Machiavel ou Bacon, un recueil où puiser un art de gouverner. Dans les deux premiers traités, elle intervient pour régler des questions théologico-politiques, comme celle de la double obéissance (à Dieu et à l’homme) ou de l’organisation ecclésiastique. Ce qu’on cherche et qui reste de fait introuvable, c’est donc une historiographie politique, portant en particulier sur ce que Hobbes est en train de vivre, c’est-à-dire sur ce que l’historiographie peut proposer en guise d’écho à cette expérience. Hobbes a été le commentateur du début des Annales de Tacite, qui narrait justement, dans une espèce de face-à-face avec le commentaire par Machiavel de Tite-Live, l’instauration d’une nouvelle forme de gouvernement, la forme monarchique augustéenne ; il a été le traducteur de la stasis de Corcyre, texte majeur de Thucydide, qui montrait comment la guerre civile libère toutes les formes de violences. On attendrait de lui qu’il « historiographie ». Ceci étant, au moment où Hobbes écrit ses premiers traités, la guerre civile n’a pas encore eu lieu. Pendant qu’il commence à rédiger le Léviathan (1649-1651), celle-ci, d’ailleurs, n’est pas finie, le roi défend encore sa vie, la république n’est pas encore instaurée. Le moment de l’analyse historique est nécessairement postérieur à celui de la légitimation philosophique et juridique de l’obéissance que proposent les deux premiers traités. Mais dès que la radicalité des événements se dessine, à partir de 1643, Hobbes commence à les penser en termes historiographiques, ce dont témoigne la préface à la seconde édition du De Cive (1646). Puis, la pente historiographique s’accentue, ce dont témoigne le Léviathan puis la période historiographique des années 1660.
18 Les trois monde que décrit la Bible sont pour Hobbes trois façons de nommer les époques d’un temps homogène. Voir Lév., III, chap. 38 ; Mcph., p. 494-495 ; tr. p. 488-489.
19 Ils n’ont pas perçu non plus à quel point Du Royaume des ténèbres, la dernière partie du Léviathan, pouvait véhiculer une analyse des conditions intellectuelles de la crise anglaise et plus généralement de la crise européenne (de la Réforme à la guerre de Trente Ans), dans une sorte de tribunal de l’histoire.
20 Sur ces questions, nous renvoyons aux analyses de B. Binoche, Les trois sources de la philosophie de l’histoire, 1764-1798, Paris, PUF (Pratiques théoriques), 1994 [rééd. Laval, Presses de l’université de Laval, 2008]. Nous les discutons au chap. 7, infra.
21 Voir D. Hume, Traité de la Nature humaine, III, première partie, section II, tr., Paris, Flammarion, 1993, p. 70-72.
22 Puisqu’il savait que Hobbes ne prétendait pas représenter une histoire hypothétique de l’humanité, en tout cas pas en cet endroit de la philosophie, on ne doit pas y voir une malhonnêteté intellectuelle mais la réaction emportée face à ce qu’il estimait être une tromperie : faire passer pour une nature ce qui était déjà l’effet de l’État.
23 C’est seulement « grâce à la parole et à la méthode » que « ces facultés peuvent être élevées à un niveau tel que l’homme se distingue alors de toutes les autres créatures vivantes », Lév., I, chap. 3 ; tr., p. 25.
24 En particulier dans le chapitre 47 du Léviathan.
25 Voir Léviathan IV, Of the Kingdom of Darkness.
26 Nous l’avons fait ailleurs, voir N. Dubos, Le problème de l’Histoire. Histoire profane et Histoire sacrée dans l’œuvre de Th. Hobbes, thèse de doctorat sous la direction de J. Terrel, décembre 2010, vol. 2, p. 285-297.
27 Pour les références, voir supra, note 4. Pour Michel Foucault, Hobbes aurait aussi constaté que la bataille historiographique que suscitaient les clivages idéologiques de la guerre civile avait été gagnée par une « contre-histoire » : une historiographie qui, au lieu de servir la souveraineté, comme le faisait l’histoire des chroniqueurs, visait à la fragiliser en exhibant la source guerrière du droit, la domination belliqueuse dont la souveraineté était toujours issue. La « contre-histoire » montrait que, sous l’apparence de la paix, une guerre continue et que cette guerre sourde n’est que la continuation de l’injustice de la guerre et de la domination originaire d’une « race » sur une autre. Voir M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976, Paris, Seuil/Gallimard (Hautes études), 1997, p. 57 et suiv. La résistance au joug (normand dans le contexte anglais) légitimait la guerre civile. Celle-ci n’était plus la rupture d’un ordre pacifié mais la réponse légitime à une guerre continuée sous un déguisement juridique. Parce qu’il est très conscient que sur le champ de l’écriture de l’histoire, la « contre-histoire » a gagné du terrain, voire gagné la bataille, et que cette veine historiographique entretient l’hostilité civile, Hobbes aurait décidé de changer de terrain discursif : c’est à la philosophie « d’opposer un certain “non” à la guerre ». Puisque toute domination suppose le consentement tacite du vaincu, il devient inutile de rechercher dans la justice des mobiles de la guerre originaire une légitimation de l’ordre existant. Celui-ci est toujours juste. Hobbes, parce qu’il est sensible à l’historiographie de son temps, change de terrain et s’inscrit dans une pensée anti-historiciste (celle, in fine, du jusnaturalisme) qui serait la seule réponse efficace à la « contre-histoire ». Voir M. Foucault, « Il faut défendre la société », p. 68, et « Cours du 4 février 1976 », dans Id., « Il faut défendre la société »…, op. cit., p. 76 et suiv. La « Révision et Conclusion » du Léviathan vérifie pour une large part les thèses de Foucault. Hobbes relie en effet très directement la tendance des parties en conflit à réfuter la justice de la cause adverse et la souveraineté du vainqueur, en se référant à l’injustice de leurs intentions au début de la guerre. Il faut donc oublier, en un sens, cette guerre originaire, et considérer que la domination enveloppe un pacte, exprès ou tacite, qui justifie le droit du vainqueur. L’intérêt de cette thèse est d’articuler deux éléments décisifs qui vont permettre à Hobbes, tout en ménageant la légitimité de l’Engagement, de dégager le Léviathan des stratégies politiques les plus contextuelles. Voir M. Foucault, « Cours du 4 février 1976 », art. cité, p. 84. Hobbes, en réalité, investit autant le terrain de l’histoire et propose même, à sa manière, une forme de « contre-histoire », c’est-à-dire une histoire des divisions et des luttes, en particulier sur le plan doctrinal.
28 Nous ne pouvons qu’être allusifs. Pour un développement et pour une comparaison plus systématique des deux auteurs, voir infra, chap. 7.
29 Hobbes insiste sur le fait que les doctrines ont des effets qui vont largement au-delà de ce pour quoi on a cru les produire.
30 Une lecture ordinaire du rationalisme moderne associe en effet la revendication d’anhistoricité, celles de Descartes, Hobbes ou Spinoza, à une prétention dogmatique, à la prétention de dépasser le relativisme historique que l’on prête au dernier humanisme, celui de Montaigne ou de Charron. Cette lecture n’est pas la nôtre.
31 Nous empruntons cette expression à Jacqueline Lagrée. Voir « Introduction », dans Id., La raison ardente, religion naturelle et raison au xviie siècle, Paris, Vrin, 1991, p. 12-13.
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