Épilogue
L’archipel et le labyrinthe
p. 139-157
Texte intégral
« Niant la juste grandeur de la vie, il leur a fallu parier pour leur propre excellence. »
L’Homme révolté, « Au-delà du nihilisme »
1Depuis notre premier commentaire de L’Étranger, nous avons eu plusieurs fois l’occasion d’être confronté à une même interrogation : « Et La Chute1 ? »… C’est, évidemment aussi, la question que ne manquera pas de se poser le lecteur au sortir de notre ouvrage. Ce lecteur exigeant, attentif à l’ensemble des écrits, a, d’une certaine manière, raison : comment faire l’économie d’un « récit2 » qui a suscité tant d’interrogations et finalement de perplexité… La Chute, dont on a pu écrire qu’elle était la « confession » d’un auteur en dépression, serait-elle, après et malgré l’épisode souterrain de la réactivation du « fil de foudre » de l’immanence, le moment philosophique d’une re-chute3 ? Une rechute engendrée par le malentendu qui, en faisant, à nouveau4, de la question « morale » la voie du dépassement de l’absurde, replongerait l’œuvre dans le nihilisme, quand la conscience (elle-même de nature morale…), déconnectée du fil vivant de l’immanence mais cependant lucide sur la vanité de son entreprise, dévoile - des hauteurs transcendantes de sa lucidité - la « comédie » humaine de la justice, sa profonde mauvaise foi, sa lâcheté et le tissu d’oublis et de mensonges que cette vie (moralement satisfaite), recouvre… Et, en effet, si l’on identifiait, dans La Chute, le personnage de Clamence à son auteur, cette Chute serait bien une rechute : à savoir, en 1956, le signe de la défaite éthique et politique de la conception affirmative et constitutive de l’immanence et/ou la définitive rupture du fil philosophique que nous avons jusqu’à présent suivi. En vérité, il n’en est rien. Le récit de Clamence, loin d’être le manifeste d’une dépression ou d’une réorientation de l’œuvre, développe, bien au contraire, le mouvement inverse d’une re-prise : la reprise indéfinie du travail d’une œuvre qui va retrouver son « rocher » là où l’histoire et ses événements obligent le philosophe à aller, encore une fois, le chercher5…
2La Chute reprend, en effet, à nouveau (à la suite de L’Homme révolté), la critique de « l’homme moderne » ou de « l’histoire de l’orgueil européen », c’est-à-dire la critique de l’individualisme possessif et de sa conception, corrélative, de l’existant entendu comme « sujet ». Le sujet « bourgeois » dont Camus pense qu’il pourra être lapidairement défini par les « historiens futurs » : « il forniquait et il lisait des journaux6 »…
3Historiquement (et conjoncturellement), c’est le déchaînement des attaques politiques des existentialistes et de quelques intellectuels du PCF, essuyées à la parution de L’Homme révolté, ainsi que l’extrême violence et la surdité des camps rivaux en Algérie, qui ont conduit Camus à mieux déchiffrer, dans La Chute, le type d’esprit et/ou de logique que la modernité a produit à partir de la Seconde Guerre mondiale. C’est donc d’une typologie singulière, celle de la sémiologie des affects de l’homme contemporain, dont il est ici question. C’est ce que croit avoir compris Clamence et qu’il souhaite, aussi, comme Camus, enseigner. Mais Clamence n’est pas Camus : ni sa méthode ni ses buts ne peuvent être confondus avec ceux de son auteur. Même si c’est au travers de l’aventure de Jean-Baptiste Clamence que Camus reprend son analyse de la modernité, sa propre analyse ne recouvre pas celle de son personnage. Certes, ce que pense et ce que croit Clamence, Camus l’a, sans doute, au moins en partie, éprouvé, comme a dû moralement l’éprouver tout homme au cœur d’un siècle, des plus meurtriers, qui pousse au cynisme et au désespoir. La pensée de Camus n’est pas, cependant, dépendante des présupposés philosophiques de son personnage ainsi que de son projet, qui se développent, entièrement, dans une problématique individualiste du « sujet » et de sa perte du monde, sur fond de nostalgie de transcendance morale et de relations de domination tenues pour indépassables. Bien au contraire, puisque c’est de cela même dont Camus veut nous parler et de cela aussi dont il entreprend d’exposer la critique. À travers la confession de Clamence, Camus déchiffre la typologie des affects d’un homme « exemplaire » de son temps, et/ou d’un homme (le même) profondément corrompu (au sens où Machiavel parlait d’un type de corruption qui fait oublier le goût même de la liberté et qui conduit ainsi à désespérer d’une liberté à jamais perdue…). Comme Sisyphe, Camus sait qu’il faut, inlassablement, aller retrouver le « rocher », là où il est tombé, c’est-à-dire au plus bas des précipices où la folie nazie, les délires meurtriers d’une révolution dévoyée, la domination coloniale et l’arrogance de la nouvelle société marchande l’ont profondément enfoui. Clamence, qui aime, illusoirement, se maintenir sur les hauteurs, se trouve, en vérité, au plus bas. Et il ne souhaite pas, réellement, le savoir ni le reconnaître. C’est la structure même de son illusion, en tant que « sujet », et sa profonde aliénation qui le portent toujours à croire, du sein même du retour qu’il effectue sur soi, à sa position intellectuellement dominante (c’est-à-dire à continuer à croire à sa propre transcendance et à sa propre différence…). C’est cela - et, sur le plan éthique, la lâcheté inhérente à cette posture « moderne », décomplexée et anti-égalitaire - que montre, démontre et démonte Camus. La critique que Clamence mène de l’homme moderne est donc, elle-même - et c’est bien ce que veut montrer Camus - le stade le plus bas de la modernité : au double sens, d’étape ultime et par la bassesse de ses affects. Clamence est à ce dernier stade, celui de la lâcheté et de la trahison. C’est de cela qu’il faut parler. Pour mener à bien cette entreprise, il fallait, d’abord, retrouver le « rocher » au fond de son abyme, reconnaître ce rocher, compact et pesant. Il fallait, dans l’urgence, soumettre l’homme moderne à l’épreuve d’un miroir. Ce miroir, c’est Jean-Baptiste Clamence. Au-delà de la « vanité » et de « l’étonnant pouvoir d’oubli7 » qui, chez les intellectuels et les politiques européens, recouvrent tout - alors que, par l’Histoire la plus récente, « nous nous connaissons », en vérité, et que nous savons aussi clairement « ce dont nous sommes capables8 », déclare Camus -, le philosophe décide de reprendre sa critique par la médiation de l’histoire d’un bourgeois moderne, pleinement satisfait de lui-même et de son métier, avant de s’adonner, à sa manière, à la critique de sa vie. C’est la confession d’un bavard9 vaniteux (brillant avocat des bonnes causes), qui ne peut être que celle d’un grand comédien. Un comédien dont le costume de scène, l’autosatisfaction et l’assurance sur ce monde et son public (car les autres ne sont, pour Clamence, qu’un public, et la vertu, qu’un spectacle !), vont violemment se déchirer quand l’acteur entend éclater un grand rire derrière lui, alors qu’un soir, faisant suite à une de ses journées de représentation (au Palais comme à la ville10…), du haut du pont des Arts, plein de sa suffisance et de sa domination sur le monde et les autres, il contemple la Seine… Un rire qui se répète, dans son dos, alors qu’il cherche quelqu’un dans la nuit qu’il ne trouve pas… Un rire « venu de nulle part sinon des eaux11 » et qui ne le quittera plus…
4Par-delà la révélation de la mauvaise foi inhérente à la posture morale du sujet bourgeois, le problème essentiel, posé dans La Chute, c’est d’abord celui, philosophique, de l’illusion structurelle de domination qu’enveloppe l’homme moderne en tant qu’il se conçoit comme « sujet ». Une illusion profonde à laquelle, répétons-le, la confession de Clamence n’échappe pas : elle en est même l’aboutissement parfait, le dernier stade. C’est ce que veut montrer Camus en mettant en examen cette « lucidité » désespérée qui est celle, aussi cynique que meurtrière, de l’aboutissement du nihilisme. Clamence est donc encore une figure du « dernier homme » : sa figure politique dés-engagée. Et ce dernier homme prépare aussi, par-devers lui, une renaissance. C’est la différence fondamentale de la pensée résistante de Camus avec celle, cynique et désespérée, de son personnage. La Chute aurait pu s’intituler Lettres d’un ami hollandais…
5Avocat célèbre qui, à force de défendre les bonnes causes, a fini par laisser croire « que la justice couchait avec [lui] tous les soirs12 », tel est Jean-Baptiste Clamence. Au moment où nous le rencontrons - après une prise de conscience qui ne doit pas être confondue avec le procès réel de connaissance auquel Camus nous convie -, Clamence est « revenu » de la comédie morale de son métier et, plus globalement, des illusions de sa propre existence. Il a pris le chemin de l’exil : il a déserté son théâtre du barreau de Paris et ses performances publiques pour se consacrer au rôle de « juge-pénitent ». De son exil hollandais, le personnage s’est donné pour tâche d’attendre, comme l’araignée au cœur de sa toile (celle des canaux et des ponts d’Amsterdam), le bourgeois moderne (comme une proie facile) afin de lui enseigner ce qu’il croit être sa cruelle et définitive vérité. Camus installe Clamence, avec un verre de genièvre, à une table du Mexico-City, « un bar du quartier des matelots » à Amsterdam. Nous sommes là, déclare Clamence, « au cœur des choses13 »… et dans le dernier cercle de la divine comédie du monde moderne : le cercle de la trahison14 - de la terre, des autres et de soi.
6Nous avons longuement déjà souligné la dimension philosophique de la fidélité de Meursault, « au cœur battant du monde ». Comme Socrate a ses sophistes (avec lesquels on a pu le confondre…), Meursault a également « son » sophiste : c’est Jean-Baptiste Clamence. Clamence, en effet, vit, aussi, « au cœur » du monde, mais il s’agit, à présent, du monde « des choses15 ». Après avoir vécu, comme Meursault, « à la surface » (mais il s’agit pour Clamence de la surface des mots !), après avoir, comme Meursault, glissé entre les choses et les gens, Clamence s’est exilé à Amsterdam - aujourd’hui la ville du capitalisme marchand triomphant après avoir été celle de l’âge d’or des commerçants d’esclaves16 puis des rafles massives des juifs17. Nous sommes là, effectivement, au cœur des choses, donc… Clamence est un héros de la réification, l’anti-Meursault en quelque sorte. Le « même », en apparence, et le « tout-autre » en vérité. D’un personnage à l’autre, nous sommes passés d’une puissante « vertu vivante » et silencieuse à la vertu morte et à sa bavarde mortification, suivant le procédé de la confession infinie. De Meursault, Clamence a certes hérité la profonde indifférence envers le monde des autres (le monde imaginaire de leurs significations et de leurs valeurs)18. Mais alors que le personnage de La Chute méprise ses semblables en s’éprouvant infiniment supérieur en tout (il ne reconnaît entre lui et les autres aucune « égalité19 »), Meursault pense, bien au contraire, que tous les hommes sont, au fond, comme lui et qu’il n’est pas réellement différent20. Ainsi, si pour Clamence empathie et sympathie sont entièrement jouées et instrumentalisées, chez Meursault, la sympathie est profondément ontologique et elle exige, de manière éthique, une véritable refondation de la socialité ; une refondation en deçà de la comédie humaine de la sympathie dans laquelle excelle son sophiste. La gloire de Meursault nous conduisait de la gloire d’être-dans-le-monde à la gloire d’être véritablement créateur, dans et par le travail vivant ; la gloire de Clamence se résume en la protection de sa vie biologique et dans la promotion de son ego. Les deux personnages sont aux antipodes. Le premier est dans une filiation spinozienne, le second est un disciple de Hobbes.
7Confondre Meursault et son sophiste Clamence, c’est pourtant l’opération interprétative entreprise par René Girard dans son manifeste : « Pour un nouveau procès de L’Étranger21 ».
8René Girard écrit, curieusement, de Meursault ce qu’il faut, en vérité, écrire de Clamence : « Le personnage de Meursault incarne l’individualisme nihiliste [… ]22 »… C’est, qu’en effet, Girard lit, dans L’Étranger, une attaque directe de Camus contre les « juges » dont la « parodie de justice » est « coupable » de ne pas avoir su reconnaître l’authenticité del’« innocence23 ». Or, dans La Chute, Clamence (c’est-à-dire Camus, selon Girard…) révise son jugement sur les juges en prenant conscience de ce que, lui-même, a fait réellement tout au long de sa carrière (d’avocat [pour Clamence] et/ou d’écrivain [pour Camus]) : « Clamence se rend compte qu’entre ses mains la pitié était une arme secrète pour lutter contre les sans-pitié, une forme de pharisaïsme. Ce qu’il cherchait en réalité, ce n’était pas tant à sauver son client qu’à éprouver sa supériorité morale en discréditant les juges24 ». Et Girard de soutenir que ce que souhaite alors exposer Camus, c’est ce « pharisaïsme » auquel il a d’abord illusoirement cédé en défendant son personnage - Meursault - dans L’Étranger. Et La Chute devient ainsi, via la complaisante autoflagellation de Clamence, une « autocritique25 » ou un « nouveau procès de L’Étranger », par Camus lui-même ! Le retournement est ingénieux et il peut s’étayer sur des éléments biographiques, voire des confidences de l’auteur lui-même26. Mais il ne pourrait philosophiquement fonctionner qu’à la condition que Meursault (et non Camus) soit, réellement, comme l’imagine Girard : 1o « un être étranger aux sentiments des autres hommes27 » ; 2o un « héros solipsiste28 », chez qui « le besoin de nier autrui est plus fort qu’il ne l’a jamais été29 » (c’est-à-dire un être qui, sous une « modestie apparente, cache en réalité une forme exacerbée d’orgueil romantique30 » qui le détermine finalement à commettre un crime afin, « dans ce monde anonyme31 », d’accéder à « un peu de publicité32 » - ce qui conduit Girard à « reconnaître le côté secrètement provocateur du crime33 » et à découvrir, chez le personnage, un « penchant morbide pour le martyre34 » !) ; 3o enfin, un héros dont la vie est « triste et sordide35 ». C’est « vraiment une épave36 », « un être à la dérive37 ». L’Étranger devient ainsi « la protestation abstraite d’un individu insatisfait38 ». Et Girard d’écrire que Meursault, cet être du « ressentiment39 », « n’a aucune vie intellectuelle, pas d’amour ni d’amitié ; il ne s’intéresse à personne et n’a foi en rien. Sa vie se réduit aux sensations physiques et aux plaisirs faciles de la culture de masse40 ».
9Toute notre lecture a démontré, point par point, le contraire. Ainsi, loin d’être, comme le croit René Girard, contre L’Étranger, le livre par lequel Camus effectuerait « un changement radical de perspective41 », en s’identifiant réellement à la critique définitive que Clamence porterait contre le Meursault-innocent qu’il aurait été, La Chute poursuit, bien au contraire, le projet de critique de la modernité du point de vue même de la puissance de transfiguration et de critique qu’enveloppait déjà le personnage de L’Étranger. C’est sa ligne la plus profonde.
10Pour comprendre cela, encore fallait-il ne pas confondre la simple prise (ou crise) de conscience d’un personnage, encore traversée par l’illusion (et auquel Camus a prêté ses propres doutes), avec la liberté de penser et la puissance du procès réel de connaissance dans lesquels nous engage véritablement le « récit » créatif et complexe de La Chute. Clamence ne cache pourtant pas que le récit qui est, ici, par lui-même tenu, est, en partie, mensonger. Son entreprise est, de plus, lancée d’Amsterdam, la ville du philosophe qui avait inscrit sur son sceau « Caute ». C’est la devise que Clamence - qui vit, comme Spinoza, dans l’ancien quartier juif42 - reprend à son compte sous la forme : « Ne vous y fiez pas43 »… L’avertissement vaut, évidemment, pour nous. Caute…! Les pensées, comme les affects, de Camus et de Clamence s’enchevêtrent, certes, mais sans se recouper ni réellement s’identifier. La leçon philosophique de La Chute ne s’avance, vers nous, que masquée44.
11Pour éclairer le procès de connaissance et la continuité philosophique de La Chute avec L’Homme révolté, il nous faut pointer quelques lignes significatives qui montrent combien ce récit poursuit le fil rouge de l’immanence et la puissance de transfiguration que celle-ci enveloppe et promeut. Un fil qui pourrait, cependant, être rompu avec la perte définitive du « courage » : une perte cyniquement reconnue et finalement assumée par le dernier homme… Car la « vertu » de courage suppose un oubli de soi ou une certaine mise à distance du « moi » quand il s’agit de mettre en péril sa vie pour venir au secours d’autrui sous l’effet de l’identification à la détresse de son semblable. Or, pour le dernier homme, cette identification à la douleur de l’autre, comme la vertu de courage qu’elle exige, ont perdu infiniment en forces, en réalité et en valeur, face à la continuité « souveraine » du « moi » et à son confort : matériel et intellectuel.
12De la « vertu » de courage et de son effacement, c’est ce dont il est question, d’abord, dans La Chute. Un courage nécessaire, en premier lieu, pour vivre dans un monde, sans repères, désolément plat, qui « ne tend à rien et ne vient de rien45 »… La Hollande du Zuyderzee et ses « paysages négatifs »- que Camus décrit, suite au récit du suicide de la jeune femme du pont Royal que Clamence n’a pas eu le désir ni le courage de secourir46 - manifeste esthétiquement ce monde sans transcendance : « Rien que des horizontales, aucun éclat, l’espace est incolore, la vie morte. N’est-ce pas l’effacement universel, le néant sensible aux yeux ? Pas d’hommes surtout, pas d’hommes47 ! » Le néant sensible aux yeux s’est ici substitué au « Dieu sensible au cœur48 », « tout y est monotone » : le Zuyderzee, c’est l’acosmisme spinozien devenu visible49, quand la privation de Dieu est devenue privation de monde !
Le Zuyderzee est une mer morte, ou presque. Avec ses bords plats, perdus dans la brume, on ne sait où elle commence, où elle finit. Alors, nous marchons sans aucun repère, nous ne pouvons évaluer notre vitesse. Nous avançons, et rien ne change. Ce n’est pas de la navigation, mais du rêve50.
13Dans ce monde sans monde de la « seconde nature » qui est celui de l’enfer de l’« éternel présent », on ne peut vivre qu’« au jour le jour, comme les chiens ». La Chute prolonge les réflexions de Camus sur l’animalisation51. Mais, dix ans plus tard, le texte précise que ce temps de la modernité est aussi celui de l’insistance du « moi » comme seule réalité : « Je vivais donc sans autre continuité que celle, au jour le jour, du moi-moi-moi. Au jour le jour les femmes, au jour le jour la vertu ou le vice, au jour le jour, comme les chiens, mais tous les jours, moi-même, solide au poste52. » Dans le monde sans monde de l’animalisation, la seule continuité réelle/imaginaire est donc celle du « moi-sujet », autrement dit la continuité des « dominants » et de leur domination. Et la philosophie de ce monde ne peut être, alors, que celle, hobbesienne, de l’individualisme possessif. Le personnage même de Clamence est étrangement hobbesien : de sa profonde crainte de la mort (qui le conduit à souhaiter être arrêté et guillotiné pour en être, enfin, libéré53) à l’obsession du verrouillage de sa porte54 et au souci de sa conservation et de son confort, en passant par son désir de gloire et l’ambition continuée de domination…
14Celle-ci est un enjeu majeur pour l’interprète. À l’exigence éthique de la réponse camusienne et spinozienne par la vertu de courage, la modernité a substitué, en effet, la seule ambition de domination : une réponse qui permet toutes les lâchetés vis-à-vis de ses semblables et du « réel » quand le moi est devenu la seule instance, la seule vraie réalité, le seul vrai principe, l’unique continuité du monde comme représentation de soi. Clamence, c’est un Meursault qui a joué et qui joue encore le jeu de la modernité ; c’est un comédien qui plane au-dessus du réel effectif55 ou qui surfe (dirions-nous aujourd’hui) sur cette réalité effective. Une réalité avec laquelle il n’est jamais entré en contact sauf, une fois, par un événement singulier qui va (presque…) bouleverser sa vie : l’expérience fugitive du rire qui éclate derrière son dos. Un rire dont toute la stratégie de la confession (et/ou de son récit) va avoir pour but de se débarrasser (comme Clamence veut se débarrasser du réel lui-même au profit de la fiction du « moi »). Et Clamence de revenir alors sur divers événements de sa vie - dont l’épisode majeur du pont Royal où il a fait l’expérience du seul vrai souci qui l’anime en tout, le souci de soi, de sa préservation et de sa domination (et/ou de ce qu’il appelle sa « liberté ») envers toutes choses et sur toutes choses :
Au fond, rien ne comptait. Guerre, suicide, amour, misère, j’y prêtais attention, bien sûr, quand les circonstances m’y forçaient, mais d’une manière courtoise et superficielle […]. Comment vous dire ? Ça glissait. Oui, tout glissait sur moi56. [Et Clamence poursuit57] J’avançais ainsi à la surface de la vie, dans les mots en quelque sorte, jamais dans la réalité58. [Et, quelques lignes plus loin59] Bref, je voulais dominer en toutes choses60.
15En confessant ses « fautes », Clamence continue cependant sur la même voie, celle de son ambition de domination. Il accepte cette « duplicité au lieu de s’en désoler », bien plus, il la revendique et s’y installe en découvrant en elle son confort et sa protection61. C’est en ce sens que la modernité produit des « animaux ambigus ». Et c’est ce qu’a voulu montrer Camus62 : l’homme européen comme être du discours et de la froideur cynique de la domination : « On ne peut se passer de dominer ou d’être servi. Chaque homme a besoin d’esclaves comme d’air pur. Commander, c’est respirer63 », tels sont les axiomes de l’homme moderne. Celui-ci est l’homme animalisé du « temps des meurtriers », du « moi-moi-moi » souverain et d’une raison instrumentale qui impose sa vérité au réel dont elle méprise les besoins et les désirs de communication et de communauté (de partage et de démocratie) - si nécessaire, avec l’aide de la police. « Nous », modernes, explique Clamence, « [nous] sommes devenus lucides. Nous avons remplacé le dialogue par le communiqué. “Telle est la vérité, disons-nous. Vous pouvez toujours la discuter, ça ne nous intéresse pas. Mais dans quelques années, il y aura la police, qui vous montrera que j’ai raison”64 »… En attendant la police, il y a les mots d’ordre de la morale. C’est la grande affaire de la modernité et toute sa mauvaise foi. La morale a un double rôle : neutraliser le réel, jouer à le contester aussi, mais sans y toucher, à peu de frais donc, en offrant aux défenseurs de la vertu et de la justice la satisfaction de la seule réalité qu’ils connaissent en vérité : celle de leur « moi ». Quant au réel effectif, il reste le même… : « C’est dans l’ordre des choses » ; seuls les mots changent. C’est ainsi que l’esclavage persiste mais que nous ne nous en vantons plus, comme ces orgueilleux marchands hollandais du xviie siècle qui pouvaient installer des têtes de nègre sur la façade de leur somptueuse demeure… L’esclavage, « qu’on soit contraint de l’installer chez soi, ou dans les usines, bon, c’est dans l’ordre des choses, mais s’en vanter, c’est le comble65 » ! « Celui qui ne peut s’empêcher d’avoir des esclaves, ne vaut-il pas mieux qu’il les appelle hommes libres ? Pour le principe d’abord, et puis pour ne pas les désespérer66. » Clamence, homme de la « seconde nature », a retenu la leçon politique de Pascal : « Il faut bien que quelqu’un ait le dernier mot. Sinon, à toute raison peut s’opposer une autre : on n’en finirait plus. La puissance, au contraire, tranche tout67 ». Le reste n’est que jeu de langage… ou littérature.
16Cette leçon est celle d’un « conformisme » meurtrier, que Camus dénonce depuis la sortie de la guerre68. La Chute est, en creux, un appel au « courage » et à la lucidité aride des hommes libres, appel à cette « vertu vivante » qui permet, malgré tout, de soulever les rochers, tout en regardant la mort en face. La mort « moderne » que Camus expose à travers la figure ambiguë de Clamence. Dans La Chute, Amsterdam n’est pas alors seulement cette cité « fascinante », à l’« extrémité du continent69 », où la civilisation européenne va nécessairement, et à jamais, s’échouer, c’est aussi le lieu d’une connaissance de l’homme moderne (de Clamence tel qu’il est et non tel qu’il se donne à voir), et aussi la porte étroite vers la mer et les pays les plus lointains, comme Cipango, l’île du soleil levant70. Amsterdam est donc, aussi, le passage vers une possible « renaissance »… Les colombes sont là, dans le ciel hollandais, en attente de ces têtes sur lesquelles elles pourraient se poser71. Des têtes d’hommes capables de triompher du labyrinthe et/ou du jeu de miroirs dans lesquels Clamence, « qui crie dans le désert » et qui « refuse d’en sortir72 », pourrait, avec lui, les enfermer. Car qu’importe, au fond, la croyance qu’il y ait eu un jour de vrais juges et qu’il n’y ait plus, aujourd’hui, que des comédiens de leur propre idéal ! Qu’importe qu’un panneau de Jan et Hubert van Eyck représentant Les Juges intègres ait été volé et remplacé, à l’insu de tous, par un faux dans la cathédrale Saint-Bavon de Gand où est exposé L’Agneau mystique73 ! Car le modèle original (que dit posséder Clamence - celui de l’idéal de Justice ; mais s’agit-il du panneau peint par les frères van Eyck ou d’un nouveau simulacre…?) et sa parfaite copie, sont, en vérité, les deux volets d’une même illusion : celle de la conception dogmatique et « morale » du monde. Une représentation à laquelle la fausse lucidité de Clamence, qui s’est fait « juge-pénitent », n’échappe pas. Ici, René Girard voit juste en décrivant « l’enfer épouvantable » d’une « descente en spirale » dans l’abyme du « Même » : « Qu’un juge renonce à juger, et il devient un juge déguisé, c’est-à-dire un avocat. Que l’avocat renonce au déguisement et le voilà devenu juge-pénitent. Que le juge-pénitent74… » La voie choisie par Clamence est donc une impasse qui se referme sur un jeu de miroirs où tout est identiquement faux. La seule réalité qui reste, c’est la relation de domination : « En philosophie comme en politique, je suis donc pour toute théorie qui refuse l’innocence à l’homme et pour toute pratique qui le traite en coupable. Vous voyez en moi, très cher, un partisan éclairé de la servitude75. » Si la critique de Clamence vide, en effet, le sujet moral (comme le sujet du jugement) de tout contenu (puisqu’il n’y a plus de modèle idéal ni de fondement), la structure de domination du « sujet » comme celle du jugement sortent pourtant renforcées de cette critique. C’est par là que Clamence continue de régner, dans et par la représentation, et que se perpétue aussi le labyrinthe de la modernité. Celui dont il faut pourtant sortir.
17Comment s’en sauver ? Le texte ne paraît laisser aucune issue sinon une improbable imitatio Christi, évoquée par Clamence (qui précise, par ailleurs, qu’il est athée)76. Le retour de la figure du Christ, dans La Chute, fait de nouveau signe, mais de manière biaisée, au sens matérialiste que Camus attribue, personnellement, à la Passion et à la résistance christique, qui peut être opposée aux formes les plus extrêmes de l’oppression et de la torture : une situation déjà évoquée, au début de l’œuvre, au travers du tableau de La Flagellation, avant que l’histoire contemporaine n’offre l’occasion d’exemples plus concrets. Dans La Chute, Camus ne fait seulement qu’esquisser cette piste en donnant la description de deux instruments de tortures : le malconfort77 et la cellule aux crachats78, qui ne laissent, de fait, au condamné qu’une seule manière de vivre, « en diagonale » (dans sa cellule) ou en fermant les yeux (sous les crachats des gardiens)… Des situations de contraintes extrêmes corrélatives de « solutions » (si l’on peut parler ainsi) qui tracent le chemin opiniâtre d’une vie, malgré tout… Et peut-être d’une affirmation. Camus ne pousse pas ici ses exemples plus loin, mais on connaît la logique de la démonstration et sa conclusion paradoxale : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Et aussi l’exclamation étonnée du lecteur : « Eh ! quoi, par des voies si étroites79…? »… La voie est extrêmement étroite, en effet, de cette expérimentation vitale de l’immanence qui conduit Meursault, en prison, à abandonner progressivement les désirs et les pensées d’un monde - qui a été le sien - pour seulement affirmer, au présent, la réalité de ce qui est, mettant ainsi en œuvre, dans son corps comme dans son esprit, son aptitude, active et résistante, à vivre au fond d’un arbre creux en contemplant la fleur du ciel80… La leçon est difficile à entendre mais elle est claire : c’est en s’enfonçant dans le sans fond de la finitude de sa caverne81 qu’on peut trouver le fil d’une sagesse, de résistance et d’affirmation. Philosophiquement, ce fil est celui du « renversement du platonisme » et de sa problématique de la représentation morale d’un monde sommairement imaginé sur le rapport, de ressemblance (innocente) ou de trahison (coupable), du modèle des Juges intègres - amis du Vrai et du Bien - et de ses copies82…
18Des contraintes du monde, des prisons comme des labyrinthes, on ne se libère donc, en vérité, qu’en s’accommodant affirmativement et activement, « en diagonale », en quelque sorte, à ce qui est et de ce qui est, en s’efforçant de « fermer » les yeux sur la méchanceté et la bêtise d’une Histoire imposée, non pas pour s’en dérober mais, avant tout, afin d’éviter que cette Histoire nous entraîne, avec elle, dans la bassesse meurtrière de ses affects83. Loin d’être une « dérobade », cet ajustement est une adéquation : au monde, aux autres et à soi ; c’est le foyer vivant et paradoxal d’une résistance (ou la voie étroite d’une sagesse révoltée et/ou d’une liberté)84. Contrairement à ce que croit Clamence - qui pense qu’on ne peut pas méditer « dans les caves ou les cellules des prisons85 »-, c’est bien des entrailles de la terre, et dans sa fidélité, que peut être tracée la voie d’une sagesse héroïque. Dans l’œuvre de Camus, Sisyphe, le Christ de Piero della Francesca, Don Juan (dans sa cellule monacale86) et Meursault, explorent cette voie - étroite, tortueuse, semée de goulets et de siphons. Une voie à l’opposé des grands chemins aériens de Clamence, qui ne conçoit la liberté que sur les hauteurs des corniches surplombantes et qui voue « une haine spéciale aux spéléologues » ( !), ayant en horreur « les soutes, les cales, les souterrains, les grottes, les gouffres87 » ! Pourtant - mais encore fallait-il le courage de s’y enfoncer - le labyrinthe de l’« Exil » (comme dans le mythe) s’ouvre sur un archipel… Et l’enfer amstel-lodamois sur les îles grecques du « Royaume88 ». Dans l’archipel grec :
Sans cesse, de nouvelles îles apparaissaient sur le cercle de l’horizon. Leur échine sans arbres traçait la limite du ciel, leur rivage rocheux tranchait nettement sur la mer. Aucune confusion ; dans la lumière précise, tout était repère. Et d’une île à l’autre, sans trêve, sur notre petit bateau, qui se traînait pourtant, j’avais l’impression de bondir, nuit et jour, à la crête des courtes vagues fraîches, dans une course pleine d’écume et de rires89.
19« L’archipel grec » de La Chute (dont Clamence n’a plus qu’un souvenir nostalgique90) est, en vérité, l’Endroit lumineux du labyrinthe hollandais. C’est une autre version de cette « cage splendide » (évoquée dans les Carnets91) que deviendrait le monde si, en deçà de l’illusion du « sujet » et de son ambition de domination, les hommes avaient le « courage » de devenir ce qu’ils sont en vérité : des corps puissants et réellement solidaires, dont la sagesse immanente et révoltée pourrait s’émanciper de la bassesse des affects passifs qui, dans la modernité, les traversent et les infirment. L’archipel vient ainsi réouvrir l’espace et le temps constituant d’une histoire humaine que la modernité a, quant à elle, vouée à la « totalisation » du Même. Le labyrinthe s’ouvre sur l’intérieur d’une « cage » devenue soudainement « lumineuse » : une cage « où l’humanité ne peut pas errer92 ».
20On pourrait croire, au premier abord, que l’interlocuteur du récit n’est qu’un simple double de Clamence (le « même » : il est, d’ailleurs, aussi avocat) et, de ce fait, condamné à la descente infinie en spirale dans « l’enfer bourgeois […] peuplé de mauvais rêves93 » : soit à l’éternel retour d’une même confession, d’un même bavardage meurtrier, d’une même réalité94. Les brèves réponses ou les silences de l’interlocuteur indiquent, pourtant, que le piège n’est pas nécessairement fatal. L’interlocuteur reste silencieux sur les élucubrations concernant l’inéluctabilité de la domination ; quand Clamence lui présente l’« enfer mou » de l’île de Marken, il fait remarquer que « le ciel vit95 » ; quand Clamence parle du malconfort de la « cellule de basse fosse » dans laquelle on ne peut ni se dresser ni s’allonger, l’interlocuteur affirme, contre la démonstration du juge-pénitent, qu’« on pourrait vivre dans ces cellules et être innocent96 » (et Clamence reconnaît que si son interlocuteur avait raison, son « raisonnement se casserait le nez97 ») ; enfin, l’interlocuteur cultivé, qui connaît Dante et les Écritures, ne connaît pas encore l’unité originale de l’archipel que forme la dispersion des îles grecques de la mer Égée98. Son expérimentation du monde et de soi est donc encore à venir, ouverte sur une possible pentecôte (la descente des colombes que voit Clamence dans son délire dirigé, à la fin du récit, alors qu’il neige sur Amsterdam !) et sur un espace nouveau pour la vertu des êtres-dans-le-monde - celui de l’archipel - dont l’unité et la cohésion en réseaux, se dit de la discontinuité et de la multitude même qui la constitue. D’un espace et aussi d’un temps qui n’est plus celui de l’« éternel présent » de l’animalisation mais celui, constructeur, d’une anthropogenèse. Un procès qui passe par des résistances souterraines, patientes, insistantes et persévérantes.
21De la Résistance et du « courage » anonyme, solitaire et solidaire qu’elle exige - là est le véritable enjeu de La Chute et de l’advenir d’une histoire humaine -, Clamence déclare :
L’entreprise me paraissait un peu folle et, pour tout dire, romantique. Je crois surtout que l’action souterraine ne convenait ni à mon tempérament, ni à mon goût des sommets aérés. Il me semblait qu’on me demandait de faire de la tapisserie dans une cave, à longueur de jours et de nuits, en attendant que des brutes viennent m’y débusquer, défaire d’abord ma tapisserie et me traîner ensuite dans une autre cave pour m’y frapper jusqu’à la mort. J’admirais ceux qui se livraient à cet héroïsme des profondeurs, mais ne pouvais les imiter99.
22L’expérimentation vitale et fraternelle de la clandestinité, qui requiert un héroïsme anonyme et solidaire des profondeurs, n’est plus, en effet, celle d’un « sujet » qui domine les événements (du dehors du réel et sans y toucher) mais celle d’une « vertu vivante » partagée et dispersée des êtres-dans-le-monde (exposés-au-monde) qui, avec courage, solidarité et ténacité, ne se résignent pas à la domination. Et cette résistance, qui, comme l’a montré L’Homme révolté s’accompagne de la création d’être et de la valeur constituante de l’égalité, suscite une mutation. C’est à cette mutation anthropologique - à cette transfiguration, à cet « amour »… - que nous convie, à nouveau, discrètement mais avec clarté et ténacité, le « récit » de Camus et à laquelle la figure de Jean-Baptiste Clamence, lui-même, en tant que « prophète », contribue aussi, par-delà la négativité et la haine ambiguë du genre humain dans laquelle il s’est, quant à lui, enfermé. Une posture (au dernier stade du nihilisme) qu’il s’agit de connaître, afin de franchir le pas, « aussi difficile que rare », d’un « salut », qui ne peut être, nécessairement, qu’historique et commun, et qui - afin d’advenir à l’innocence, mais à une « innocence au 2e degré100 » ! - exige, d’abord, ce long entretien avec la figure, elle-même historique, de la destruction de l’homme et de son histoire.
Notes de bas de page
1 C’est encore la question posée par Charles Ramond, après notre communication : « Camus au-delà de Camus. L’Étranger au risque du spinozisme », au séminaire de Chantal Jaquet, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, « Actualité de Spinoza. Les usages contemporains de sa pensée », lors de la séance du 9 décembre 2013. En référence à l’interprétation que donne de L’Étranger René Girard, via La Chute - dans son étude, « Pour un nouveau procès de L’Étranger », dans Id., Critique dans un souterrain, Paris, Le livre de poche (Biblio essais), 1976 -, l’intervention de Charles Ramond (que nous remercions) nous a déterminé à prolonger la réponse orale, que nous lui avons alors donnée, par un épilogue. Nous souhaitons remercier aussi tous ceux qui, par leur invitation à des émissions de radio ou pour des conférences, nous ont permis de faire connaître notre lecture de l’œuvre de Camus : que soient ainsi remerciés mes collègues et amis, Gérard Bras, Monique Canto-Sperber, Colas Duflo, Raphaël Enthoven, Gérard Gélas, Chantal Jaquet, Mériam Korichi, Mohammed Mélyani, Pierre Pasquini et Serge Tziboulsky.
2 « La Chute, récit » : c’est ainsi que ce texte est présenté lors de sa parution en 1956.
3 « La confession de Clamence, c’est celle - au sens large de confession spirituelle et littéraire - de Camus », écrit René Girard, « Pour un nouveau procès de L’Étranger », art. cité, p. 143.
4 Nous avons déjà pointé ce mouvement dans les Lettres à un ami allemand. Voir supra, le chapitre « Résister/transfigurer… ».
5 Nous ne nions pas la dimension personnelle, voire intime, qui traverse La Chute ; nous n’ignorons pas, non plus, les allusions évidentes à la confrontation avec les existentialistes : « Existentialisme. Quand ils s’accusent on peut être sûr que c’est toujours pour accabler les autres. Des juges pénitents », écrit Camus de ses anciens amis, dans les Carnets, Cahier VIII, 14 décembre 1954, OC, t. 4, p. 1212. Tout cela est vrai et a été maintes fois dit. Nous pensons cependant que là n’est pas l’enjeu majeur du texte.
6 La Chute, OC, t. 3, p. 699.
7 Ibid., p. 718.
8 La Chute, OC, t. 3, p. 717.
9 Ibid., p. 698 : « Je suis bavard, hélas ! »
10 Ibid., bas de la page 713.
11 Ibid., p. 714.
12 Ibid., p. 704.
13 Ibid., p. 702.
14 Ibid., p. 702. Gilles Philippe note que, « Dans la Divine Comédie (Enfer, XXXII-XXXIV), le neuvième et dernier cercle est celui des traîtres », « Notes et variantes » de La Chute, OC, t. 3, p. 1380, note 14.
15 Ibid., p. 702.
16 Ibid., p. 716.
17 « Moi, j’habite le quartier juif, ou ce qui s’appelait ainsi jusqu’au moment où nos frères hitlériens y ont fait de la place. Quel lessivage ! Soixante-quinze mille juifs déportés ou assassinés, c’est le nettoyage par le vide », ibid., p. 701.
18 La Chute, OC, t. 3, p. 736.
19 Ibid., p. 718.
20 Confronté à son avocat, qui ne le comprend pas, Meursault nous confie : « J’avais le désir de lui affirmer que j’étais comme tout le monde, absolument comme tout le monde », L’Étranger, OC, t. 1, p. 179.
21 D’abord écrit en langue anglaise et publié aux États-Unis en décembre 1964, dans PMLA, 79, la première version française de cette étude paraît dans la revue Les Lettres modernes, 170- 174, 1968, « Albert Camus, 1, Autour de L’Étranger ». Réédition dans René Girard, Critique dans un souterrain, op. cit. (édition dans laquelle nous citons).
22 René Girard, « Pour un nouveau procès de L’Étranger », art. cité, p. 137.
23 Ibid., p. 138-139.
24 Ibid.
25 Ibid., p. 143.
26 C’est ainsi que Camus note dans ses Carnets : « C’est moi-même que depuis près de cinq ans je mets en critique, ce que j’ai cru, ce dont j’ai vécu. C’est pourquoi ceux qui ont partagé les mêmes idées se croient visés, et m’en veulent si fort ; mais non, je me fais la guerre et je me détruirai ou je renaîtrai, c’est tout », Carnets, Cahier IX, mai 1959, OC, t. 4, p. 1297.
27 René Girard, « Pour un nouveau procès de L’Étranger », art. cité, p. 137.
28 Ibid., p. 158-160.
29 Ibid., p. 160.
30 Ibid., p. 158.
31 Ibid., p. 153.
32 Ibid.
33 Ibid., p. 169.
34 Ibid., p. 159.
35 Ibid., p. 161.
36 Ibid.
37 Ibid., p. 138.
38 Ibid., p. 157.
39 Ibid., p. 169.
40 René Girard, « Pour un nouveau procès de L’Étranger », art. cité, p. 161.
41 Ibid., p. 142.
42 La Chute, OC, t. 3, p. 701.
43 Ibid., p. 717.
44 Dans le contexte de La Chute (OC, t. 3, p. 750), la référence à Descartes est claire. Elle nous renvoie à l’histoire européenne de la Raison : « L’une des maisons qui abrita Descartes » est devenue « un asile d’aliénés » (et l’esprit de la méthode, la « méthodique patience » de la politique d’extermination des juifs, p. 701)… Cependant, Clamence évoque, d’autre part aussi, « le Français cartésien » qu’il est (p. 732). La référence à Descartes pourrait donc bien être, aussi, celle au larvatus prodeo [ « je m’avance masqué »] des Cogitationes pivatæ de 1619, dans les Œuvres de Descartes, publiées par Charles Adam et Paul Tannery, Paris, Vrin, 1996, tome 10, p. 213.
45 Carnets, Cahier IV, OC, t. 2, p. 962 [à propos de l’univers de Spinoza].
46 Avant le récit de cet événement, p. 728-729, Clamence expliquait son étrange vœu de ne jamais franchir un pont la nuit : « Supposez, après tout, que quelqu’un se jette à l’eau. De deux choses l’une, ou vous l’y suivez pour le repêcher et, dans la saison froide, vous risquez le pire ! Ou vous l’y abandonnez et les plongeons rentrés laissent parfois d’étranges courbatures », La Chute, OC, t. 3, p. 703.
47 Ibid., p. 729.
48 Pascal, Pensées, S. 680, Ph. Sellier, G. Ferreyrolles (éd.), Paris, Le livre de poche, 2000, p. 467.
49 Carnets, Cahier IV, OC, t. 2, p. 963 [à propos de l’univers de Spinoza].
50 La Chute, OC, t. 3, p. 741. On croit aussi entendre Bossuet et sa description de la plongée dans le non-être lorsque les bonnes images, reflets légitimes de l’Être, se sont, dans et par la chute, infiniment éloignées de leur modèle divin et que la vie n’est plus qu’un songe : « Je ne sais si ce que j’appelle veiller n’est peut-être pas une partie un peu plus excitée d’un sommeil profond ; et si je vois les choses réelles, ou si je suis seulement troublé par des fantaisies et par de vains simulacres », Sermons, édition de Constance Cagnat-Debœuf, Paris, Gallimard (Folio classique), 2001, p. 153 ; nous avons donné un commentaire des Sermons : « Les simulacres, la chaire et la scène », dans B. Guion, M. S. Seguin, S. Menant, Ph. Sellier (dir.), Poétique de la pensée. Études sur l’âge classique et le siècle philosophique, mélanges réunis en hommage à Jean Dagen, Paris, Champion, 2006, p. 139-151.
51 Voir supra, dans le chapitre 1 : « L’animalisation et la question de l’anthropogenèse ».
52 La Chute, OC, t. 3, p. 719.
53 Ibid., p. 764-765.
54 Ibid., p. 755-756.
55 Ibid., p. 709.
56 Ibid., p. 718.
57 C’est nous qui précisons entre crochets.
58 Ibid., p. 719.
59 C’est nous qui précisons entre crochets.
60 Ibid., p. 721.
61 Ibid., p. 762.
62 Dans sa Notice de La Chute, OC, t. 3, p. 1362, Gilles Philippe signale une note de Camus sur une page de calendrier en date du 11 juillet 1956 : « J’ai écrit sur la duplicité. Quoi d’étonnant à ce que j’aie fait mon récit ambigu. Ils ne veulent pas se reconnaître » ; on peut lire sur un autre feuillet : « J’ai décrit la situation avec tout mon cœur et montré la mystification avec toute l’ironie qu’il fallait. Voilà ce qu’on appelle l’ambiguïté de La Chute. Elle était inévitable puisqu’il s’agissait de décrire des animaux ambigus. » On trouve l’intégralité du second document en appendice de La Chute, OC, t. 3, p. 771.
63 La Chute, OC, t. 3, p. 716.
64 Ibid.
65 Ibid.
66 Ibid., p. 717.
67 Ibid., p. 716. Camus pense, sans doute, à cette pensée de Pascal, lue dans l’édition Brunschvicg : « Que l’on a bien fait de distinguer les hommes par l’extérieur, plutôt que par les qualités intérieures ! Qui passera de nous deux ? Qui cèdera la place à l’autre ? le moins habile ? Mais je suis aussi habile que lui, il faudra se battre sur cela. Il a quatre laquais, et je n’en ai qu’un : cela est visible ; il n’y a qu’à compter ; c’est à moi à céder, et je suis un sot si je le conteste. Nous voilà en paix par ce moyen, ce qui est le plus grand des biens » (il s’agit du fragment 319 qui n’a pas de correspondant dans l’édition du texte établi par Philippe Sellier).
68 Voir supra, partie II, chapitre 1.
69 La Chute, OC, t. 3, p. 703.
70 « […] et à ces îles où les hommes meurent fous et heureux », ibid., p. 702.
71 Ibid., p. 729-730.
72 Ibid., p. 765.
73 Ibid., p. 756-757.
74 René Girard, « Pour un nouveau procès de L’Étranger », art. cité, p. 172.
75 La Chute, OC, t. 3, p. 758.
76 Ibid., p. 748-750.
77 Ibid., p. 747.
78 Ibid., p. 748.
79 Le Mythe de Sisyphe, OC, t. 1, p. 303.
80 L’Étranger, OC, t. 1, p. 185. La Chute ne dit donc pas autre chose que L’Étranger. Comme le notait, en 1951, Camus dans ses Carnets en lisant Emerson : « Tout mur est une porte » (Cahier VII, OC, t. 4, p. 1121). C’est le mur qui est la porte, par la contrainte même qu’il impose de ne trouver de solution que dans et par ce qui est, et seulement par l’affirmation de ce qui est : un style donc. Une remarque de Mériam Korichi, à propos du style de L’Étranger, peut aussi s’appliquer au style de vie de Meursault comme au cas de solution éthique ouvert par la fermeture même de la structure (ou de la forme) de La Chute : « La confrontation à l’exigence formelle théâtrale, dont Albert Camus est très familier […], est sans doute déterminante dans la disparition des problèmes de parasitage de la forme dans L’Étranger, grâce à l’expérience de la contrainte qu’imposent l’espace restreint de la scène et la pureté des thèmes dramatiques et tragiques traités au théâtre », Albert Camus, L’Étranger, dossier réalisé par Mériam Korichi, lecture d’image par Agnès Verlet, Paris, Gallimard (Folioplus classiques), 2005, p. 178 (c’est nous qui soulignons).
81 Le monde des êtres finis est sans fond, c’est-à-dire sans fondement… C’est un abyme.
82 La formule nietzschéenne du « renversement du platonisme » signifie, en premier lieu, l’abolition du monde des essences et du monde des apparences. C’est ainsi que l’entend Camus. Ce qui est donc en question, ce n’est pas seulement l’existence des « juges intègres », mais le fondement même (ou l’essence) qui les justifie.
83 Celle pointée dans les Carnets, Cahier VI, 1950, OC, t. 4, p. 1100 : « Au camp un intellectuel fier est soumis à la cellule des crachats. Toute sa vie à partir de ce moment : survivre pour pouvoir tuer. »
84 Dans sa « Défense de L’Homme révolté », Camus parle de la situation, aux débuts de la Résistance, où il s’agissait d’« aller au plus pressé, [de] fermer les yeux et [de] lutter selon son cœur », OC, t. 3, p. 367.
85 La Chute, OC, t. 3, p. 707.
86 Le Mythe de Sisyphe, OC, t. 1, p. 272 ; et, supra, la fin de la note 26 du chapitre « Le Christ Ressuscitant de Piero della Francesca ».
87 La Chute, OC, t. 3, p. 707.
88 À l’origine, le « récit » de La Chute devait être intégré au livre L’Exil et le Royaume.
89 Ibid., p. 741.
90 Pour Clamence, l’idée de l’archipel grec - comme aussi l’idée du Christ - sont des traces vides ; pour Camus, il s’agit de puissances actuelles. Cette distinction, entre l’« idée » comme « marque » ou comme « trace toute vide » et ce qui est puissance en acte d’un désir, Camus l’a lue chez Pascal dans sa distinction des deux instincts : un « instinct » qui est « impuissant », plongé dans les misères de l’aveuglement et assujetti à la concupiscence ; un autre, qui est une force vive, qui trouve, dans la gloire, son énergie, son motif et son but (nous examinons longuement cette distinction dans notre article « Le Désir et la Mort chez Pascal », art. cité, dans lequel nous donnons toutes les références). Sur la dynamique du plan d’immanence, que Clamence a trahi et déserté - il ne garde que des traces vides… -, Camus (dans un acte de création) fait, au contraire, des images du Christ et de l’archipel, des puissances effectives pour la pensée adéquate de la gloire de l’actuel (cf. aussi, Vauvenargues ou le Séditieux, op. cit., p. 301-302, où nous retrouvons la distinction des deux instincts à partir de laquelle se séparent, aussi, Spinoza/Vauvenargues et Pascal ; et notre article « Le désir, la vie et la mort chez Pascal et Spinoza », art. cité).
91 Carnets, 1938, OC, t. 2, p. 867.
92 Suivant la belle formulation, déjà citée, d’André Chastel à propos de Piero della Francesca. Voir supra, dans le chapitre « Le Christ Ressuscitant de Piero della Francesca », « L’Étranger, Piero et le monde de Spinoza ».
93 La Chute, OC, t. 3, p. 702.
94 On pense à la cellule de Meursault et à ce qu’il dit, avec humour, à l’occasion de la venue du prêtre venu le confesser, et de sa gestuelle répétitive : « […] j’ai pensé que dans cette cellule si étroite, s’il voulait remuer, il n’avait pas le choix. Il fallait s’asseoir ou se lever », L’Étranger, OC, t. 1, p. 210.
95 La Chute, OC, t. 3, p. 729. Une affirmation qui fait écho aux dernières lignes de L’Homme révolté (OC, t. 3, p. 323), quand Camus, refusant le choix du nihilisme et de la domination infinie, écrit : « Nos frères respirent sous le même ciel que nous, la justice est vivante » (c’est nous qui soulignons). L’idée que le « ciel vit » et/ou que « la justice est vivante » indique l’irréductibilité de la résistance à l’injustice. L’injustice étant conçue comme une destruction d’être, et non pas par opposition à une idée éternelle de la justice, la résistance à l’injustice est la résistance, éternellement commune, au processus de destruction d’une vie humaine (L’Homme révolté, OC, t. 3, p. 305).
96 La Chute, OC, t. 3, p. 747.
97 La Chute, OC, t. 3, p. 747.
98 Ibid., p. 741.
99 Ibid., p. 753.
100 Le Premier Homme, OC, t. 1, p. 933. L’« innocence au 2e degré » ne suppose pas le « retour » à une mythique et innocente première nature, mais le procès indéfini de création de l’être-éthique où se mêlent nature et histoire.
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