Conclusion
p. 368-371
Texte intégral
1Étudier la notion de peuple dans la philosophie de Bentham révèle que celle-ci ne constitue en rien un « atomisme social ». En effet, pour appréhender ce qu’est un peuple, il importe de comprendre les relations sociales. Or, celles-ci s’avèrent déterminantes pour leurs termes. Bentham considère toute relation comme une fiction. Elle doit donc être dérivée d’entités réelles déterminées, lesquelles sont nécessairement les individus en relation. De ce point de vue, une relation ne peut pas être constitutive de ses termes. Toutefois, elle exprime la situation d’un terme relativement à un autre, et cette situation n’est pas sans conséquence. En effet, si un individu se compose à la fois d’une nature et d’une situation, cette dernière seule détermine l’état des intérêts. Ainsi, du point de vue du principe d’utilité, seuls les liens entre un individu et les autres membres de la communauté importent.
2L’utilité se traduit donc par des structures, par lesquelles les individus sont mis en relation afin de produire ensemble le plus grand bonheur du plus grand nombre possible d’entre eux. Elle ne consiste pas à sélectionner et à imposer au plus grand nombre les croyances et les pratiques conformes à ses intérêts. La singularité des individus est reconnue et respectée. Le peuple demeure « la vraie pluralité1 ».
3Cette « pluralité » correspond à la fois au grand nombre et à la diversité des individus dont il est formé. Ces deux éléments sont essentiels. En effet, le grand nombre des individus qui composent un peuple garantit qu’ils possèdent l’aptitude morale nécessaire à l’exercice de la souveraineté, par l’intermédiaire du pouvoir constitutif. Cette aptitude réside dans la disposition à promouvoir l’intérêt universel. Elle sera donc présente au plus haut degré chez ceux qui n’ont pas d’autre moyen de promouvoir leur propre intérêt particulier que de promouvoir l’intérêt universel. Cette situation est précisément celle du plus grand nombre, dépourvu des instruments de pouvoir et d’influence qui permettent à un petit nombre d’individus de maximiser leur propre bien-être au détriment de celui des autres membres de la communauté. L’aptitude morale du plus grand nombre se réduit donc à la situation des individus dont il est composé.
4 La diversité inhérente au peuple importe pour d’autres raisons. La vraie pluralité, au sein d’un corps politique, ne s’établit pas entre des ordres ou des classes sociales. Ceux-ci constituent au contraire des facteurs d’homogénéisation des croyances et des conduites. En effet, les membres d’une même classe sociale adoptent spontanément la conduite la plus favorable au bien-être de celle-ci. De ce fait, la promotion de l’intérêt universel requiert que les individus soient soustraits à l’influence des intérêts de classe et qu’ils développent leur propre conception du bien. De ce point de vue, Bentham se montre sans doute individualiste. Toutefois, il n’exige pas de l’individu qu’il se soucie exclusivement de ses intérêts personnels. Au contraire, ce dernier doit considérer son propre bien-être comme une portion de celui de la communauté dans son ensemble. De plus, une conception particulière du bien ne sera conforme au principe d’utilité que si l’individu qui la porte peut la justifier face aux autres membres de la communauté.
5Les caractéristiques du peuple, à savoir son nombre et sa diversité, lui permettent de remplir la fonction déterminée que Bentham lui assigne au sein de son système : constituer le principe de toute autorité, de fait comme de droit. Le peuple est alors souverain, au point de pouvoir transformer une usurpation en un droit.
6Cependant, quelle que soit l’influence qu’il accorde au peuple, Bentham entend organiser celle-ci au moyen du droit positif. Celui-ci détermine qui peut voter et qui ne le peut pas, à quel moment et selon quelle procédure. Il organise le fonctionnement du tribunal de l’opinion publique. Malgré cela, le peuple échappe radicalement aux institutions, qui prétendent déterminer son étendue et ses limites et organiser son action. Bentham pense l’unité du peuple en juriste lorsqu’il la conçoit au moyen du tribunal de l’opinion publique. Pourtant, paradoxalement, ce dernier manifeste les limites de l’emprise du droit sur l’opinion et l’action d’un peuple. Ainsi, tout individu qui s’intéresse aux affaires d’un autre État est inclus dans le tribunal de l’opinion publique qui lui est attaché. Il émet son vote au sein de celui-ci. De cette manière, il est inclus dans la cause efficiente du pouvoir de l’État en question, il peut le renforcer ou l’affaiblir. Le droit positif ne peut donc ni définir l’étendue et les limites d’un peuple, en tant que sujet fictif de la sanction morale, ni limiter son influence sur le gouvernement.
7Au travers du tribunal de l’opinion publique, le peuple atteint sa plus grande unité. Considéré comme un corps, ce tribunal est une fiction. Cependant, ses effets sont réels. L’unité du peuple est donc davantage qu’un mot. Le petit nombre des gouvernants ne peut l’ignorer dans la mesure où il en éprouve les effets. Ceux-ci dépendent de la capacité des individus de la multitude à se concevoir eux-mêmes comme des membres de ce tribunal, et à agir en conséquence. Cela suppose qu’ils soient capables de se représenter les intérêts et les opinions des autres membres de leur communauté politique, et qu’ils en tiennent compte dans leur action, c’est-à-dire qu’ils promeuvent leur intérêt personnel dans la mesure où il est conforme à celui du plus grand nombre, et jamais au-delà. Plus précisément, chacun doit se représenter quelle est la décision du plus grand nombre sur tel ou tel sujet et se soumettre à celle-ci.
8L’utilitarisme de Bentham est donc très éloigné d’une apologie de l’égoïsme. La prédominance de ce sentiment, qu’elle soit réelle ou supposée, impose au philosophe de la morale et de la politique de démontrer que l’intérêt personnel ne s’oppose pas à la recherche, par chacun des membres de la communauté, du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Elle n’impose aucunement de réduire cette recherche à une quête égoïste de la satisfaction.
9L’étude, dans la philosophie de Bentham, des processus de la formation et du maintien du peuple considéré comme un corps est également l’occasion de rencontrer de nombreuses critiques adressées à l’utilitarisme classique en général, et à celui de Bentham en particulier. Elle fournit donc l’occasion, et peut-être les moyens, de répondre à ces critiques.
10L’utilitarisme classique suscite des reproches apparemment contradictoires : il serait incapable à la fois de prendre au sérieux la diversité des personnes et de penser le bien commun. Toutefois, ces critiques se rejoignent dans la conception du bien qu’elles imputent à l’utilitarisme classique, pour la dénoncer. Elle serait à la fois impersonnelle et individualiste. Impersonnelle, parce qu’il s’agit d’une utilité agrégée : seule la quantité totale de bonheur compte, peu importe sa répartition. Individualiste, parce l’intérêt de la communauté n’est que la somme des intérêts individuels. Les analyses précédentes conduisent à remettre en cause la pertinence de ces critiques, en ce qui concerne l’utilitarisme de Bentham.
11La diversité des personnes constitue un élément essentiel à l’application du principe d’utilité. En effet, cette application requiert la remise en cause des opinions et des conduites induites par l’intérêt privé, c’est-à-dire celui des ordres ou des classes de la société. Bentham souligne donc l’importance, pour un individu, d’agir selon « sa propre conception de ce qui est juste2 ». De plus, le rôle de la diversité des personnes dans la formulation de l’intérêt universel n’est pas uniquement négatif, il comporte une dimension positive : la procédure électorale définie par Bentham exige de chaque votant qu’il exprime une volonté propre.
12Cependant, quelle que soit la place qu’il accorde à la singularité individuelle, l’utilitarisme de Bentham se caractérise par le souci du bien-être collectif. S’agit-il pour autant du souci du bien commun ? Le bien est le plaisir ou l’absence de douleur. En tant qu’affection, il est nécessairement attaché à un être sensible, donc à un individu : il ne peut pas avoir la communauté pour sujet réel. Cependant, les instruments qui produisent le plaisir, ou qui préservent de la douleur, peuvent également être appelés des « biens ». Or, ceux-ci sont susceptibles d’être réellement communs.
13Lorsque Bentham affirme, par exemple, que l’intérêt universel requiert l’abondance, il justifie une répartition inégalitaire des instruments du bonheur. Dans ce cas, le bien conforme au principe d’utilité n’est pas un bien commun. Toutefois, toute inégalité doit être justifiée par l’avantage qu’elle procure au plus grand nombre. Dans le cas de l’abondance, il s’agit de la sécurité qu’elle lui apporte : l’abondance est la garantie de la subsistance pour le plus grand nombre possible des membres de la communauté. La répartition des instruments du bonheur est donc déterminée par l’avantage du plus grand nombre. Le bien individuel est un moyen, le bien collectif est la fin. Quelle que soit la répartition des biens qui en résulte, égalitaire ou inégalitaire, la perspective adoptée n’est pas individualiste : le bien de l’individu dérive toujours du bien de la communauté, soit à titre de moyen, soit à titre de portion de celui-ci.
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