Chapitre II. Logique des fictions et logique démocratique
p. 199-239
Texte intégral
LE SUFFRAGE UNIVERSEL ET LA MÉTHODE DE CORRECTION DES ÉCARTS
LA NÉCESSAIRE CORRECTION DES FICTIONS DU LÉGISLATEUR
1La distance entre le pouvoir et les individus concrets traduit celle entre la représentation et le réel, qui est introduite par la fiction au fondement des travaux du législateur. Or, cette dernière distance doit être résorbée. En effet, par la fiction, la pensée entre délibérément en contradiction avec la réalité. Or, cette contradiction doit être dépassée : il est nécessaire que l’écart vis-à-vis du réel soit finalement compensé ou corrigé.
2Bentham souligne que l’utilité elle-même constitue une condition essentielle de la validité des propositions générales, sur lesquelles le législateur ou le gouvernement s’appuient pour déterminer leurs mesures. Toutefois, le calcul d’utilité repose sur des fictions. Le risque est donc grand que ces dernières communiquent leur fausseté à l’ensemble des propositions qui leur sont liées. Pourrait-on se satisfaire d’une théorie fausse mais utile ? Qu’il y ait lieu ou non d’opposer vérité et utilité, il est manifeste que l’on ne pourra pas appliquer à une théorie, ou aux propositions générales dont elle est formée, les mêmes critères qu’aux fictions qui les ont rendues possibles. Une fiction est une erreur délibérée, tandis qu’une théorie se doit de n’en comporter aucune. Ainsi, l’erreur introduite par la fiction doit être annulée ou compensée par une procédure appropriée.
3Dans le cas des semi-fictions, qui contredisent le réel mais ne comportent pas de contradiction interne, telles que la fiction des capacités égales de bonheur, la procédure utilisée est une « méthode de correction des écarts1 ». La supposition selon laquelle le degré relatif de bonheur dont les membres de la communauté sont capables est le même pour tous constitue une simplification et une homogénéisation du réel. La correction appelée par ce type de fictions consiste à « rendre justice après coup aux éléments qu’on a laissés de côté2 ». Il sera donc nécessaire de « rendre justice » à la complexité et à la diversité du peuple.
4La nécessité de corriger l’écart avec le réel qui caractérise la fiction ne relève aucunement de considérations psychologiques ou éthiques. Il s’agit d’une exigence spécifiquement logique. En effet, elle concerne la validité du résultat acquis au moyen de la fiction et non les conditions d’élaboration ou les conséquences pratiques de la fiction. Cependant, il est significatif que la logique elle-même exige qu’il soit rendu justice aux éléments du réel qui ont été délibérément ignorés. Ainsi, après avoir souligné que la méthode de correction des écarts correspondait à une exigence spécifiquement logique, Vaihinger emploie pourtant le mot « droit », Recht, pour désigner le titre que possèdent les éléments du réel, négligés par une fiction abstractive, à être finalement pris en compte : « Die vernachlässigten Elemente müssen nachcher wieder zu ihrem Rechte kommen [… ]3 »- littéralement : « Il faut que les éléments négligés soient après coup rétablis dans leurs droits […]. » Ainsi, la prise en compte de la singularité des éléments du réel apparaît à la fois comme une exigence interne à la théorie des fictions et comme la réparation d’une injustice.
5La rencontre entre la logique des fictions et les exigences de la justice est manifeste lorsque le réel soumis à la simplification est le peuple lui-même. En effet, quels sont les éléments inhérents à un peuple, qui sont délibérément ignorés par le législateur, en tant qu’il est guidé par le principe d’utilité ? Ils résident dans les circonstances particulières des individus, dans les caractères distinctifs de leurs sensibilités. Autrement dit, ils constituent le propre de chaque individu : ce qui le définit, en le distinguant de tous les autres. La simplification du réel est alors une homogénéisation de celui-ci. Dans cette mesure, la négation de la singularité constitue le fondement même des mesures du gouvernement. Le risque est donc qu’elle donne lieu à une uniformisation effective du corps social. En effet, comment nier la singularité et la diversité dans le calcul d’utilité, sans les nier également dans la pratique qui en résulte ? Les nécessités logiques du calcul ne peuvent pas demeurer sans conséquence sur les mesures que le gouvernement fonde sur celui-ci.
6Les raisons de corriger progressivement les calculs qui fondent l’activité législatrice sont donc indissociablement théoriques et pratiques. La correction nécessaire consistera à les confronter à la singularité des circonstances et des sensibilités individuelles. Or, celle-ci échappe au législateur. D’une manière générale, elle ne peut pas être connue à partir d’un point de vue extérieur au peuple lui-même, c’est-à-dire aux entités réelles dont il est formé. Pour que la singularité soit rétablie dans ses « droits », il est donc nécessaire qu’elle exprime elle-même son degré d’accord ou de désaccord avec les mesures du gouvernement. Autrement dit, puisque le législateur ne peut rien savoir des individus par lui-même, il est nécessaire que ceux-ci l’informent de l’état de leurs propres intérêts. Le procédé qui réalise la correction des écarts est donc celui de l’élection au suffrage universel. La logique des fictions rejoint ici celle des processus démocratiques. En effet, Bentham conçoit le suffrage universel et le secret du vote comme la garantie que la singularité et la diversité des gouvernés seront prises en compte par les gouvernants.
LE VOTE À BULLETIN SECRET, COMME AUTO-AFFIRMATION DE LA SINGULARITÉ
7La correction du résultat acquis au moyen de la fiction de l’égalité des capacités de bonheur - et non la correction de cette fiction elle-même, puisqu’il ne s’agit pas de la corriger mais bien de l’annuler - passe donc par l’auto-affirmation de la singularité. Celle-ci est permise par le vote à bulletin secret, dans la mesure où il assure « l’authenticité » ou la « sincérité »4 de la volonté exprimée par chaque votant. Le secret du vote annihile, en effet, l’influence de la volonté sur la volonté, que celle-ci réside dans la menace ou dans la forme particulière de corruption qui consiste à acheter des voix. En effet, il est possible, en ayant recours à la force, de contraindre un grand nombre d’électeurs à se rendre dans un bureau de vote ; toutefois, si leurs votes demeurent effectivement secrets, alors il est impossible de les contraindre de cette manière à élire tel ou tel candidat. Celui qui menace les électeurs ne pourra pas identifier, afin de les sanctionner, ceux qui n’auront pas respecté ses instructions. De la même manière, le secret interdit à celui qui voudrait acheter des voix de s’assurer que les électeurs auxquels il a versé de l’argent se sont pliés à sa volonté. Un électeur dont le vote demeure secret n’a donc aucun intérêt à se conformer à la volonté de ceux qui s’efforcent de le corrompre. Au contraire, son intérêt particulier le déterminerait à s’opposer à leur volonté. En effet, lorsqu’un candidat agit dans l’intérêt du plus grand nombre des électeurs, cet intérêt suffit à garantir son élection. En revanche, lorsqu’il sert un intérêt opposé, il se trouve inévitablement privé des voix « authentiques » du plus grand nombre, et seule la corruption peut aboutir à son élection.
8Le secret constitue donc un élément essentiel des réformes électorales proposées par Bentham, dans la mesure où il garantit que chaque électeur exprime une volonté qui lui est propre. Ainsi, dans le Radical Reform Bill, Bentham propose que les soldats soient exclus du droit de vote, dans la mesure où leur situation leur interdit d’exprimer un jugement et une volonté réellement personnels. Ils sont en effet habitués à obéir à un chef, et le secret du vote est insuffisant à pallier cette habitude. Autrement dit, ils risquent de se conformer dans leurs choix électoraux au commandement d’un supérieur, bien qu’aucune sanction ne soit possible en cas de désobéissance5. Bentham s’efforce donc d’exclure du droit de vote les individus qui n’exprimeraient pas par leur suffrage une volonté singulière, non pas une volonté réellement différente de toutes les autres, mais une volonté réellement personnelle, qui corresponde aux opinions et aux attentes de celui qui l’exprime, et de celui-ci uniquement.
9À ces conditions, une élection au suffrage « virtuellement universel » constitue effectivement une manière de corriger les calculs et les propositions générales, qui ont servi de fondement à l’action d’un gouvernement :
[…] en vertu du système de la réforme radicale, certaines périodes seront bien sûr définies, auxquelles les électeurs seront appelés à renouveler la signification de leurs vœux, et ainsi à corriger telle ou telle imperfection qui pourrait avoir résulté, dans tel ou tel cas particulier, d’un choix moins judicieux6.
10Chaque nouvelle élection constitue donc, en premier lieu, une correction des imperfections qui affectent le choix des électeurs eux-mêmes. Autrement dit, elle est l’occasion d’une auto-correction : les votants reformulent le sens et la portée de leurs propres désirs. Toutefois, cette correction s’étend nécessairement aux gouvernants eux-mêmes. En effet, l’élection au suffrage universel les rend dépendants des gouvernés. S’ils veulent conserver leur pouvoir, ils sont donc contraints de corriger leurs jugements, en fonction du vote des gouvernés. De ce point de vue, le nombre de voix qu’un candidat obtient lors d’une élection exprime le degré de coïncidence entre sa propre conception de l’intérêt du plus grand nombre et celle qui est exprimée par ce dernier même.
11Le processus électoral permet donc une reformulation incessante des « désirs du plus grand nombre7 ». Or, il ne s’agit plus du grand nombre constitué par le gouvernement lui-même, comme une somme d’individus numériquement distincts, mais identiques dans la qualité de leur sensibilité. Il est ici reconnu comme un sujet politique, il exprime de lui-même sa volonté. De plus, dans la mesure où chaque votant exprime des désirs qui lui sont propres, le grand nombre manifeste une diversité irréductible. Par ce biais, les représentations idéales des gouvernants sont confrontées aux entités réelles dont elles sont la simplification, c’est-à-dire aux perceptions et aux affections singulières qui constituent les désirs et la sensibilité des gouvernés. Dans la mesure où ils sont contraints de tenir compte du vote du plus grand nombre, les gouvernants sont également contraints de corriger leurs représentations idéales, afin de leur conférer un degré supérieur de coïncidence à la réalité des circonstances et des sensibilités individuelles.
12Attribuer le pouvoir constitutif au plus grand nombre est donc une exigence interne à la théorie des fictions. D’après elle, l’intérêt de la communauté est réductible à la somme des intérêts des individus dont elle est formée. D’autre part, Bentham considère que « personne ne peut être aussi bon juge qu’un homme lui-même, à propos de ce qui lui procure du plaisir ou du déplaisir8 ». En effet, par des expériences répétées, un individu parvient progressivement à identifier et à comprendre les causes de ses plaisirs et de ses douleurs. Il est alors en mesure d’informer le législateur de l’état réel de ses intérêts. Il en résulte que l’intérêt de la communauté ne peut être formulé que par les membres de celle-ci, qu’il trouve son expression adéquate dans la somme de leurs suffrages. La théorie des fictions et la souveraineté populaire sont donc liées logiquement l’une à l’autre : la représentation fictionnelle de l’intérêt de la communauté, indispensable à l’activité législatrice, appelant un complément ou une correction, que seule la souveraineté populaire peut mettre en œuvre.
13Le sens et l’importance que Bentham donne au secret, dans la mise en œuvre du suffrage universel, permettent de remettre en cause une partie des critiques que John Rawls adresse à l’utilitarisme, dans la Théorie de la Justice. Le philosophe américain reproche à ce dernier de confondre impartialité et impersonnalité. Selon le principe d’impartialité, tel qu’il dérive de celui d’utilité, la valeur d’un intérêt ne dépend pas de la personne dont il est l’intérêt. Ce qui est désirable n’est pas le bonheur de telle ou telle personne, mais le bonheur considéré en lui-même, qui apparaît alors comme une masse impersonnelle.
14Rawls considère que la confusion de l’impartialité et de l’impersonnalité, propre à l’utilitarisme, est une conséquence de l’extension à la communauté du principe de choix rationnel valable pour un individu. Cette extension est réalisée par la fiction du spectateur impartial, que l’on retrouve effectivement dans la philosophie de Bentham.
15Ainsi, pour rendre compte de sa propre conception de l’impartialité, ce dernier imagine « un être supérieur quelconque », qui se rapporterait à une communauté d’êtres humains, et « qui auroit assez de bonté pour s’intéresser à leur sort, pour trouver du plaisir dans l’idée de leur bien-être sans avoir aucun intérêt personnel qui le porteroit à préférer quelqu’un d’entr’eux à un autre9 ». Le point de vue de cet être fictif permet effectivement de formuler un principe d’impartialité :
Le bonheur d’un quelconque entr’eux ne vaudroit pas mieux à ses yeux que le bonheur égal d’un autre quelconque : cependant un bonheur quelconque plus grand à recueillir par un quelconque entr’eux vaudroit plus, à proportion de sa grandeur, qu’un bonheur moins grand à recueillir par un autre quelconque10.
16Le principe d’utilité impose de maximiser la quantité totale de bonheur au sein d’une communauté donnée. Dans cette perspective, la répartition de celui-ci n’a pas d’importance ou de valeur en elle-même, elle n’est qu’un instrument permettant d’augmenter la quantité totale de bonheur produite par une action. Rawls en conclut que l’utilitarisme exige de chaque individu qu’il accepte une diminution de son propre bien, dès lors qu’il en résulte un bien plus grand pour autrui. Il souligne que cette interprétation de l’impartialité est incompatible avec l’égalité des personnes :
[…] on rassemble toutes les personnes en une seule, grâce à l’activité imaginaire du spectateur impartial et capable de sympathie. L’utilitarisme ne prend donc pas au sérieux la distinction des personnes11.
17La perspective adoptée par Bentham le conduit-elle effectivement à ne pas « prendre au sérieux » le caractère irréductiblement « personnel » des intérêts ? Rawls reproche à l’utilitarisme de rendre le sacrifice des intérêts personnels moralement exigible, à chaque fois qu’il permet d’augmenter le bonheur total de la communauté. Il souligne qu’entre personnes égales, aucune n’a de raison de consentir à une diminution durable de sa propre satisfaction afin d’en augmenter la valeur totale. L’égalité des personnes signifie qu’aucune d’entre elles n’a l’obligation de sacrifier son bonheur à celui d’autrui. Rendre le sacrifice exigible introduirait une dissymétrie dans les relations interpersonnelles, incompatible avec cette égalité.
18Contre la conception utilitariste de l’impartialité, Rawls propose de tenir compte du fait que notre appréciation d’un intérêt dépend toujours de la personne dont il est l’intérêt. Ainsi, dans l’évaluation des intérêts, les personnes qui en sont les sujets sont appelées à jouer un rôle déterminant. C’est une forme de réciprocité qui est voulue par Rawls. Elle implique qu’un individu n’exige pas d’autrui les sacrifices qu’il ne serait pas prêt à accepter pour lui-même.
19Cependant, quel sens donner au suffrage universel et secret voulu par Bentham, s’il est vrai que l’utilitarisme ne prend pas au sérieux la « distinction des personnes » ? La fonction du secret des suffrages est de garantir l’authenticité de la volonté exprimée par chaque votant. Autrement dit, le secret garantit que les votants expriment des volontés singulières, et par conséquent diverses. Dans cette mesure, il est la reconnaissance et le mode d’expression privilégié de la pluralité des personnes. Comme l’ont souligné Jeremy Waldron ou Guillaume Tusseau12, le vote à bulletin secret et le scrutin majoritaire confèrent à chaque individu la plus grande influence possible, compatible avec une influence égale des autres membres de la communauté. Ils reconnaissent la divergence des opinions et des intérêts. Ils leur permettent en effet de se manifester, et de peser par ce biais sur les décisions communes. De plus, il faut souligner que la personne intervient comme sujet dans le processus électoral : elle y affirme elle-même sa volonté. Si elle peut être amenée à sacrifier certains intérêts, les institutions lui permettent de participer de manière active à la formulation et à la promotion de l’intérêt de la communauté.
20Le processus électoral permet donc de préciser les rapports de l’individu à la communauté, tels que Bentham les conçoit. Jeremy Waldron insiste sur le fait que chaque citoyen exprime par son vote une satisfaction personnelle. De ce point de vue, la somme des voix correspond à l’agrégation des intérêts personnels, elle permet d’identifier et de formuler le bonheur du plus grand nombre. Dans ce processus, le principe d’impartialité est un principe d’égale considération des intérêts. Celui d’un membre de la communauté possède une valeur en lui-même et pour lui-même, il constitue une raison d’agir. Autrement dit, considéré isolément, il ne peut exister aucune raison pour ne pas le satisfaire. Toutefois, les intérêts personnels des autres membres de la communauté possèdent la même valeur. Il est donc nécessaire d’accorder à chacun d’eux le même poids dans le processus électoral. De cette manière, le suffrage universel et secret permet de déterminer quels sont les intérêts personnels mutuellement compatibles afin que le plus grand nombre possible d’entre eux soient satisfaits.
21Dans son interprétation de la démocratie benthamienne, Jeremy Waldron considère la somme des suffrages comme l’expression adéquate d’une somme d’intérêts mutuellement indépendants. Cependant, c’est bien l’intérêt de la communauté qui doit être formulé à partir de l’addition des voix. Or, si celles-ci n’expriment que des intérêts égoïstes, sera-t-il possible de former à partir d’elles une représentation cohérente de l’intérêt commun ?
RESPECT DE LA SINGULARITÉ ET VISÉE DE L’UNIVERSEL
22Bentham réduit l’intérêt de la communauté à « la somme des intérêts des divers membres qui la composent13 ». Mais l’expression est trompeuse. Il ne conçoit pas en effet les intérêts des membres d’une communauté comme ceux d’individus isolés. Ces intérêts ne sont pas mutuellement indépendants, ils ne demeurent pas absolument extérieurs les uns aux autres. Lorsque plusieurs personnes sont réunies en une communauté, une relation essentielle s’établit entre leurs intérêts particuliers et l’intérêt général. Ainsi, dans le processus électoral défini par Bentham, l’individu ne doit pas exprimer son intérêt particulier sans tenir compte de l’intérêt général. Au contraire, il doit exprimer le premier en fonction du second, comme la part de son propre bien-être qui est incluse dans celui de la communauté.
23À plusieurs reprises, Bentham souligne qu’une élection repose uniquement sur la capacité de chaque votant à « connaître ce qui lui seroit avantageux14 », cependant :
Il s’en faut de beaucoup que chacun se trouveroit personnellement intéressé dans toute opération de gouvernement qui se trouveroit dans le cas d’être proposée. Mais après son intérêt personnel, et ceux de la petite sphère de ses liaisons particulières, viendroit même pour les plus égoïstes, l’intérêt général de la société. C’est une espèce d’intérêt secondaire que l’on ne sauroit supposer manquer tout à fait à personne, surtout sous une constitution où chacun se trouvât appelé à s’occuper de ces mêmes intérêts. Aussi cette formule, ce qui lui seroit le plus avantageux, savoir à chaque individu, serviroit à représenter inclusivement à cet égard l’idée de ce qui selon lui devroit paroître le plus avantageux à la société15.
24Bentham reconnaît donc à l’individu la capacité de faire abstraction de ses intérêts particuliers afin de promouvoir l’intérêt général considéré en lui-même. En effet, ce dernier est présent en chaque individu, comme un « intérêt secondaire » qui le détermine à identifier ce qui est avantageux pour lui à ce qui est avantageux selon lui pour la société à laquelle il appartient. Du fait de la complexité interne des individus, intérêts particulier et général coexistent en chacun d’eux. Dans ce contexte, le but d’une élection est toujours la promotion de l’intérêt général, mais elle dépend de ressorts différents selon les individus concernés, c’est-à-dire selon le rapport de leur intérêt individuel à celui de la communauté.
25De plus, il est possible de concéder que les électeurs ne sont motivés que par des intérêts particuliers. Cette concession ne remet en cause ni la finalité, ni l’efficacité du processus électoral. En effet, qu’un électeur soit motivé exclusivement par ses intérêts particuliers n’implique pas nécessairement que son vote n’exprime rien d’autre que ceux-ci. Il faut garder à l’esprit que la démocratie représentative ne repose pas sur la vertu, bien qu’elle prenne pour fin le bien commun. Ainsi, le processus électoral doit garantir que chaque votant s’efforcera de promouvoir l’intérêt universel, quelles que soient ses motivations et ses dispositions morales. Comment peut-il y parvenir ?
26La seule manière pour un individu de promouvoir son propre intérêt, à l’occasion d’une élection, est de promouvoir la part de celui-ci qui est comprise dans l’intérêt commun. Autrement dit, il lui appartient de désigner le député qui servira l’intérêt du plus grand nombre possible des membres de la communauté. Dans cette mesure, il n’est pas demandé à chaque individu d’être juge uniquement de son propre intérêt, mais également de l’intérêt commun. Plus précisément, il est demandé à chacun d’être juge de son propre intérêt en tant qu’il est inclus dans celui du plus grand nombre. Cette clause est importante : elle interdit à un individu de promouvoir un intérêt strictement personnel. Ce dernier, considéré isolément, n’a aucune place dans le scrutin majoritaire :
Dans une élection parlementaire, chaque électeur agit, par son suffrage, comme un mandataire pour lui-même et pour le reste de la communauté. Or, si on l’empêche de promouvoir son intérêt particulier aux dépens de l’intérêt universel par la façon même dont il délivre son vote (autant que par le scrutin), alors le seul intérêt qu’il ait dessein de promouvoir par son vote réside dans la part qu’il prend à l’intérêt universel. Et pour ce faire, il ne voit pas d’autre possibilité que de voter pour le candidat susceptible de rendre le maximum de service à l’intérêt universel16.
27Chaque électeur est donc conduit par des motifs auto-référents à voter pour le candidat qui servira le mieux l’intérêt universel. Dans cette mesure, chaque électeur est juge de l’intérêt universel, et non de son intérêt particulier. Quels que soient les motifs d’un électeur, son vote n’exprime pas son intérêt particulier, mais bien sa propre conception de l’intérêt universel.
28Selon Jeremy Waldron, le principe d’utilité constitue un fondement suffisant du suffrage universel et du scrutin majoritaire, à condition que les votes indiquent avec suffisamment de précision et de certitude en quoi consiste le bonheur de tel ou tel individu17. Par son vote, un individu exprime une préférence. Or, cette dernière doit indiquer son intérêt personnel afin que la somme des voix constitue une représentation exacte de celui de la communauté.
29Dans l’interprétation qu’en propose Jeremy Waldron, le processus démocratique conçu par Bentham suppose que chaque individu soit le meilleur juge de ses intérêts, et qu’il soit guidé par ses intérêts particuliers et égoïstes exclusivement. Il souligne que ces conditions soulèvent de nombreux problèmes. Ainsi, plusieurs analyses, développées par Bentham lui-même, montrent que les individus se trompent sur leurs intérêts futurs18. De plus, Jeremy Waldron conteste le fait que les hommes soient guidés par des considérations égoïstes. Dans de nombreuses situations, et notamment lorsque l’intérêt de la communauté est en jeu, ils se montrent capables d’envisager le bien commun pour lui-même, sans référence à leurs intérêts personnels. La principale faiblesse de la démocratie benthamienne serait donc de reposer sur un égoïsme psychologique erroné. En effet, le simple fait que les citoyens puissent se détourner de leurs intérêts personnels, pour considérer le bien commun en lui-même, lui interdirait d’atteindre son but :
De temps à autre (et d’après moi, souvent), les gens sont motivés par leurs sympathies pour les autres, par leur propre perception de ce qui peut conduire au bien commun, ou par une adhésion à un autre idéal moral. En apparence, c’est une bonne chose, puisque cela compense la force centrifuge de l’égoïsme en politique. Mais, en réalité, cela complique les choses pour la théorie benthamienne de la démocratie. Tant que chaque votant se prononce sur la base de son propre intérêt, il y a une chance que la décision de la majorité corresponde approximativement au bonheur agrégé de la société. Mais si un grand nombre d’individus vote en fonction de ce que chacun d’eux pense requis par le bonheur agrégé, alors le système s’effondre19.
30L’égoïsme psychologique posséderait donc une valeur transcendantale : il serait la condition de possibilité de la démocratie. Selon Bentham, le bien commun est une utilité agrégée, un bonheur qui n’est rien d’autre que la somme de bonheurs individuels - tout comme l’intérêt de la communauté n’est que la somme des intérêts individuels. Pour que le scrutin majoritaire manifeste ce qui constitue le bonheur du plus grand nombre, il apparaît donc nécessaire que chaque votant exprime uniquement ce qui constitue le sien propre. Si les votants manifestaient directement leur conception du bien commun, les conditions d’un calcul exact ne seraient plus remplies, ce dernier serait irrémédiablement faussé.
31Cependant, Bentham considère que le scrutin majoritaire interdit précisément à un électeur de voter pour le candidat qui réalisera son propre bonheur uniquement. Il doit donner son suffrage à celui qui réalisera le bonheur du plus grand nombre, afin de maximiser ses chances que son propre bonheur s’y trouve inclus. Il est donc nécessaire de distinguer le motif d’un vote et l’intérêt qu’il exprime. Le scrutin majoritaire repose sur des suffrages qui ont des motifs égoïstes, mais qui n’expriment pas pour autant des intérêts égoïstes. Le sens de la procédure électorale, telle que la définit Bentham, est d’utiliser les motifs égoïstes des électeurs afin de conduire chacun d’eux à exprimer sa propre conception du bien commun.
32Le fait qu’un individu puisse se tromper à propos de ses intérêts futurs ne constitue donc pas un obstacle au fonctionnement de la démocratie benthamienne. Par la procédure électorale, chaque votant exprime sa propre conception de l’intérêt universel, en donnant sa voix à tel ou tel candidat. Le scrutin majoritaire est donc un moyen de mettre en évidence l’opinion majoritaire à propos de l’intérêt universel. Or, cette opinion est celle qui possède la plus grande probabilité d’être exacte. En effet, l’aptitude requise pour définir l’intérêt universel n’est pas seulement intellectuelle, elle est également morale. Or, quelle que soit la supériorité intellectuelle de tel ou tel individu, elle ne compensera jamais celle morale du peuple. En effet, personne ne peut désirer le bien du peuple autant que lui-même. La majorité des votants est constituée des individus dont le bien-être dépend du triomphe de l’intérêt universel sur l’intérêt particulier. C’est donc dans la voix de la majorité qu’il convient de rechercher la meilleure expression de l’intérêt universel. Dans ce processus, la supériorité du plus grand nombre, en ce qui concerne l’aptitude morale, n’est pas celle de la vertu, elle n’indique pas un dévouement extraordinaire au bien commun, elle n’est que le reflet de sa situation, de l’état de ses intérêts : le plus grand nombre ne peut pas maximiser son propre bien-être si l’intérêt universel est sacrifié à l’intérêt particulier.
33Jeremy Waldron oppose Rousseau à Bentham, en soulignant que pour le premier chaque votant exprime une opinion à propos du bien commun, tandis que pour le second chaque votant exprime une satisfaction strictement individuelle. Il se réfère au passage suivant du Contrat social :
Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur ; chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale20.
34Dans ce passage, Rousseau considère le scrutin majoritaire comme un « calcul ». Toutefois, ce calcul est en apparence très différent de celui proposé par Bentham. La somme des voix pour le philosophe français est celle des opinions relatives à l’intérêt général, tandis que, selon Jeremy Waldron, la somme des voix pour Bentham est celle des satisfactions individuelles. Cependant, le but du processus électoral, dans la théorie benthamienne de la démocratie, est précisément de supprimer toute distinction entre exprimer une opinion relativement au bien commun et exprimer une satisfaction ou une préférence individuelle. En effet, la seule satisfaction qu’un votant puisse manifester, s’il veut que son vote soit utile, est celle qui correspond à la part qu’il prend au bien-être de la communauté. De ce fait, exprimer une préférence personnelle revient à exprimer une opinion relativement au bien-être de la communauté.
35Jeremy Waldron considère le fait qu’un vote manifeste un intérêt ou une satisfaction personnels comme la définition même de la démocratie benthamienne. Par opposition, la démocratie rousseauiste serait celle dans laquelle un vote exprime une opinion relative au bien commun. Les analyses précédentes suggèrent une autre typologie. En admettant la définition que Jeremy Waldron propose de la démocratie rousseauiste, son homologue benthamienne s’en distinguerait par l’identification, au moyen du suffrage universel et secret, de l’expression d’un intérêt personnel à celle d’une opinion relative au bien commun.
36La théorie benthamienne de la démocratie permet donc de concilier le souci du bien commun et ce que Rawls appelle le respect de la « distinction des personnes ». En effet, elle n’exige pas la vertu des citoyens, elle leur permet d’agir selon des motifs auto-référents. Toutefois, elle interdit la satisfaction d’un intérêt personnel à chaque fois qu’il se révèle contraire à l’intérêt universel.
37De plus, Bentham refuse la division du sujet individuel en particulier et en citoyen. Autrement dit, il refuse de lui attribuer, au moyen de la fiction de « volonté générale », une volonté qui ne soit pas sa volonté particulière et empirique. En effet, ce procédé, sous couvert de reconnaître l’autonomie du sujet individuel, le soumet à une volonté étrangère comme si elle était la sienne : il supprime la liberté individuelle, au moment même où il prétend la réaliser. Dans la démocratie benthamienne, aucun sujet individuel ne se voit attribuer une volonté qu’il n’exprime pas lui-même. D’une manière générale, aucun ne se voit imposer une conception déterminée du bien, ou refuser le droit de promouvoir ses intérêts personnels.
38Bien sûr, de nombreuses difficultés demeurent quant au caractère « commun » ou « universel » du bien chez Bentham. L’articulation du bien-être individuel et du bien-être collectif reste à déterminer. Ici, il suffit de noter que le processus démocratique proposé confère à chaque citoyen la tâche de concevoir et de défendre une conception du bien, qui soit à la fois singulière et compatible avec le bonheur du plus grand nombre possible des membres de la communauté.
39Dans ce rôle, l’État ne se substitue jamais aux individus eux-mêmes. Au contraire, il est informé par ceux-ci et doit se plier à leurs souhaits. De ce fait, si la notion de personne se caractérise par la singularité et le souci de ses propres intérêts, le processus électoral défini par Bentham lui accorde effectivement la plus grande importance possible, compatible avec le souci de l’intérêt commun.
40L’impératif de maximiser le bonheur total, cependant, peut se traduire par le sacrifice de certains intérêts personnels. Toutefois, le sens et la finalité des processus démocratiques sont de rendre ces sacrifices de moins en moins importants, et de moins en moins fréquents. En effet, la fin du gouvernement, selon le principe d’utilité, est le bonheur de tous, avant d’être celui du plus grand nombre. Elle ne réside dans ce dernier qu’en cas de compétition entre le bonheur d’un individu et celui d’un autre21. Autrement dit, le bonheur universel est la fin dernière du gouvernement, tandis que celui du plus grand nombre est en quelque sorte une fin par défaut : elle se substitue à la fin dernière à chaque fois qu’il est impossible de l’atteindre. Cette explicitation de la fin légitime du gouvernement implique qu’un arbitre impartial, agissant en qualité de législateur, doive viser le bonheur d’un nombre toujours croissant d’individus, qu’il doive se rapprocher asymptotiquement du bonheur universel. Autrement dit, il doit s’efforcer de réduire la compétition des fins individuelles afin que l’écart entre bonheur du plus grand nombre et bonheur de tous se réduise tendanciellement. Le suffrage universel et secret apparaît de nouveau comme la méthode appropriée en vue de corriger l’écart en question.
41En effet, dans le processus électoral conçu par Bentham, à chaque nouvelle élection, le seul recours des votants, dont les intérêts demeurent insatisfaits, est d’élire des députés qui serviront un intérêt plus large que celui qui était promu par leurs prédécesseurs. De cette manière, ils maximisent leur chance que leur propre intérêt, cette fois-ci, s’y trouve inclus. Si rien ne garantit que le bonheur de tous puisse être atteint, le suffrage universel et secret est bien l’instrument de la formulation et de la promotion de l’intérêt le plus large possible. De ce point de vue, il concilie la reconnaissance de la singularité et la promotion de l’intérêt universel.
42Les caractères qu’un auteur reconnaît au peuple détermineront nécessairement sa conception de la démocratie. Or, Bentham refuse que le caractère moral constitue un élément déterminant dans la question de la justification et des modalités de la souveraineté populaire. En revanche, il demande que l’on accorde au peuple la capacité de comprendre ses propres intérêts et d’agir en conséquence. L’intérêt constituera donc le principe de la démocratie.
43Dans la mesure où le peuple comme corps est une fiction, il est tentant de considérer que seul l’intérêt individuel est déterminant. Cependant, il serait à la fois précipité et erroné d’identifier celui-ci à l’intérêt égoïste, ou de considérer que les intérêts individuels se constituent indépendamment les uns des autres, pour s’agréger ensuite selon leur degré de compatibilité. Si l’intérêt du peuple se forme effectivement à partir des intérêts individuels, ces derniers ne constituent pas pour autant des données premières et évidentes.
44Dans un premier temps, Bentham semble concevoir le peuple à l’aide d’une fiction semblable à celle identifiée et dénoncée par Godwin dans son Enquiry Concerning Political Justice. En effet, constatant le caractère inconnaissable des individus concrets, et confronté à la nécessité de déterminer leurs intérêts, Bentham utilise la fiction pour nier leur singularité et leur hétérogénéité. De ce point de vue, il reprend à son compte ce que Godwin considère comme une représentation absurde et tyrannique du peuple. Toutefois, le processus électoral fait ensuite droit à la diversité inhérente à la multitude. Il permet à un peuple de manifester sa diversité et de formuler lui-même sa volonté. Suffit-il, cependant, à compenser les effets de la fiction unificatrice ?
LA FICTION, PRINCIPE DE LA SOUVERAINETÉ POPULAIRE
L’ÉGOÏSME : FICTION OU RÉALITÉ ?
45Bien que le processus électoral ait pour fin la formulation de l’intérêt universel, l’égoïsme psychologique apparaît comme le ressort indispensable de la démocratie benthamienne. Toutefois, le statut de celui-ci est ambigu. Les analyses précédentes ont souligné que Bentham distingue parfaitement fiction et hypothèse. Or, l’égoïsme peut intervenir soit comme l’une, soit comme l’autre. Comme hypothèse, Bentham le considère sans aucun doute vérifié par l’expérience. Pour autant, il ne lui accorde pas une portée universelle. Ainsi, bien que dans son œuvre est affirmée régulièrement la prédominance de l’égoïsme, il convient de ne pas minimiser le nombre et l’importance des exceptions. La compétition pécuniaire dans le recrutement des agents de l’État, par exemple, n’aurait aucun sens si les motifs sociaux et semi-sociaux n’étaient pas susceptibles de prédominer chez un certain nombre d’individus.
46Cependant, la question de la validité des hypothèses sur lesquelles repose l’égoïsme psychologique est sans importance en ce qui concerne la justification et la détermination des processus démocratiques. En effet, la souveraineté du peuple n’a pas besoin de telles hypothèses. Au contraire, du point de vue où se place Bentham, toute la difficulté est de justifier la démocratie contre celles-ci. Il s’agit en effet de démontrer que le peuple doit être souverain, non pas parce que les individus qui le composent sont égoïstes, mais bien qu’ils le soient, ou plus exactement même s’ils le sont.
47Pour rendre compte du processus démocratique tel que Bentham le conçoit, il faut donc considérer l’égoïsme psychologique comme une fiction plutôt qu’une hypothèse. D’une manière générale, il faut accorder autant d’importance à la théorie des fictions qu’au principe d’utilité, afin de rendre compte de la théorie benthamienne de la démocratie. Or, la première n’enseigne pas uniquement que le bonheur de la communauté est un bonheur agrégé, autrement dit que seuls les individus peuvent être tenus pour les sujets réels du bien-être. Elle enseigne également qu’une proposition générale, qui se révèle inexacte dans un nombre indéterminé de cas particuliers, peut légitimement servir de fondement aux travaux du législateur, pourvu que son inexactitude soit reconnue et sa nécessité établie. Or, tel est le cas de la proposition selon laquelle toute action individuelle doit être expliquée par des motifs auto-référents.
48Il est sans doute légitime de contester la validité de cette proposition, comme le font Jeremy Waldron et de nombreux commentateurs, dès lors qu’elle est comprise comme une hypothèse. Cependant, conformément à la théorie des fictions, le fait qu’une proposition générale ne soit pas vraie ne constitue pas un argument décisif contre son utilité pratique, ni même contre sa correction théorique. Une proposition peut légitimement servir de fondement à la pensée et à l’action sans être vraie, dès lors qu’elle permet d’atteindre une fin déterminée et qu’aucune autre, à la fois plus exacte et plus utile, ne peut lui être substituée. Or, la proposition fondamentale de l’égoïsme psychologique est requise par le principe d’utilité. En effet, elle est nécessaire afin de garantir que les institutions réaliseront le plus grand bonheur du plus grand nombre, même si les individus ne sont guidés que par des intérêts égoïstes.
49Il est donc possible de préciser le statut de l’égoïsme psychologique. Il est d’abord une « supposition22 », laquelle, par certains aspects, possède une valeur transcendantale pour tout gouvernement, qu’il soit démocratique ou non :
Sur cette supposition s’édifie tout ce qui est fait en vue de gouverner au moyen des récompenses et des châtiments. La supposition est que, pour chaque individu dont la conduite doit être ainsi modelée et régulée, la cause qui déterminera son comportement sera l’intérêt, son propre intérêt privé. Et l’on suppose en outre que, en cas de composition entre l’intérêt public et l’intérêt privé, ce sera celui-ci qui prédominera.
Si l’on s’appuyait sur la supposition contraire, quelle en serait la conséquence ? Les châtiments et les récompenses ne seraient plus efficaces pour modeler la conduite des individus et les seules sanctions dont on disposerait encore pour assurer la conformité aux lois seraient l’avis et la recommandation23.
50Si les intérêts personnels n’étaient pas prédominants, les individus ne seraient pas déterminés par les peines et les récompenses qui les affectent, par conséquent tout gouvernement serait impossible. Toutefois, selon le principe d’utilité, peines et récompenses doivent assurer la conformité de l’intérêt personnel à l’intérêt universel. Or, qui détermine en quoi consiste ce dernier ? La démocratie représentative confie cette tâche aux citoyens eux-mêmes. À ce niveau, l’égoïsme psychologique cesse d’apparaître comme la condition de possibilité du gouvernement. En effet, le résultat de la procédure électorale demeure le même que les électeurs votent pour le candidat qui sert l’intérêt universel uniquement pour cette raison, ou qu’ils votent pour ce même candidat en vue de maximiser leur chance qu’il contribue à leur propre bien-être. La démocratie benthamienne n’a donc pas besoin que l’égoïsme psychologique soit vrai. Il suffit qu’il puisse servir, avec moins d’inconvénients que n’importe quelle autre ensemble de propositions relatives aux ressorts de l’action, comme fondement des travaux du législateur. Or, c’est précisément ce qu’il fait.
51D’une manière générale, si l’on suppose les gouvernants altruistes, alors le bien-être des gouvernés dépend de la bonne volonté de ceux-là. Dans cette situation, aucune sécurité n’est possible en ce qui concerne les attentes des gouvernés, autrement dit aucun bien-être n’est possible. Si l’on suppose les gouvernés altruistes, alors le maintien du régime démocratique dépend de la prédominance des motifs sociaux et semi-sociaux. La conséquence est la même : la sécurité des attentes ne peut pas être réalisée, dans la mesure où il suffit que les motifs auto-référents prédominent dans telle ou telle circonstance pour que le régime démocratique s’effondre avec le principe sur lequel il repose. Si tel n’était pas le cas, à quoi serviraient les dispositifs destinés à entretenir la vertu des citoyens, tels que la religion civile24 proposée par Rousseau ?
52De plus, les propositions relatives aux motifs des individus sont inévitablement entachées d’incertitude. Dans la Table des ressorts de l’action, Bentham souligne que « toute espèce d’acte peut avoir eu pour cause toute espèce de motif25 ». Ainsi, lorsqu’un individu allègue la bonté, c’est-à-dire le caractère altruiste de ses motifs :
On ne peut pas prouver la fausseté. Ce n’est pas le simple fait que des motifs soient mauvais qui empêchera quiconque de les déclarer bons26.
53Au même acte peuvent correspondre soit des motifs égoïstes, soit des motifs altruistes. La difficulté est de déterminer quels sont ceux qui sont efficients. Dans cette recherche, les allégations des individus concernés ne fournissent aucune indication fiable. En effet, leur intérêt personnel est précisément de déclarer leurs motifs altruistes. Leurs allégations peuvent donc être vraies, mais elles peuvent également servir à dissimuler des motifs égoïstes. Ainsi, lorsque l’on considère la diversité des cas particuliers, aucune autre proposition, plus exacte que celle fondamentale de l’égoïsme psychologique, ne peut lui être substituée. De plus, en l’absence de certitude quant aux motifs efficients des individus, il est nécessaire de prendre pour guide, dans les questions relatives au gouvernement, les conséquences pratiques des différentes propositions possibles. Or, les analyses de Bentham établissent à la fois la nécessité de la proposition égoïste et les conséquences pratiques désastreuses de la proposition altruiste. Ainsi, si l’égoïsme psychologique était rejeté comme hypothèse, il faudrait encore l’accepter comme fiction.
LA DÉMOCRATIE BENTHAMIENNE : UNE CONCEPTION TROP MÉCANIQUE DU PROCESSUS DÉMOCRATIQUE ?
54Lorsque la vertu est jugée indispensable à la démocratie, l’État ne peut demeurer indifférent aux croyances et aux sentiments des citoyens, il doit prendre en charge leur éducation morale, c’est-à-dire former leur caractère en fonction des fins de l’état civil. En revanche, lorsque la démocratie est rendue compatible avec la prédominance de l’égoïsme, l’État peut abandonner l’éducation morale à la sphère privée de l’existence, il lui suffit de former des citoyens rationnels, c’est-à-dire capables de comprendre et de promouvoir leurs propres intérêts. Bentham exclut donc du programme de l’école chrestomathique - celle qui transmet un savoir utile - les questions de religion et de morale sujettes à controverses27. Ainsi, moins un État se voit contraint de créer et d’orienter lui-même les dispositions morales des citoyens, plus il est en mesure de respecter la pluralité des conceptions du bien.
55La reconnaissance et le respect de la pluralité des personnes constituent donc des éléments essentiels de l’utilitarisme. Dans la théorie benthamienne de la démocratie, ils se traduisent par l’égoïsme comme fiction, qui permet aux institutions de garantir la promotion de l’intérêt universel, quelles que soient les croyances et les dispositions des citoyens. Ils se traduisent également par le scrutin majoritaire, qui permet l’auto-affirmation de la singularité, et l’égale considération des préférences individuelles.
56La reconnaissance de ce que Rawls nomme « la distinction des personnes » n’est pas propre à l’utilitarisme de Bentham, on la retrouve dans d’autres théories rattachées à l’utilitarisme classique. Ainsi, Godwin, notamment dans sa critique des fictions politiques, se montre également soucieux d’assurer la reconnaissance et le respect de l’autonomie des individus. Cependant, il considère que la démocratie représentative, du simple fait du scrutin majoritaire, échoue à la respecter. Du point de vue de Godwin, dès lors qu’un grand nombre d’individus sont soumis à une volonté déterminée et unique, leurs facultés intellectuelles sont entravées, et par conséquent leur autonomie est niée. Le même mode de scrutin peut donc susciter des interprétations opposées, de la part de philosophes qui se réclament pourtant tous deux du principe d’utilité.
57Bentham se distingue radicalement de Godwin par la dimension positive ou constructive de sa théorie des fictions. Comme lui, il condamne la fiction par laquelle une multitude d’individus est assimilée à une personne unique. Mais il ne renonce pas pour autant à penser l’unité dans la multitude au moyen de la fiction. Ainsi, le tribunal de l’opinion publique est une fiction. Or, par l’intermédiaire de celle-ci, un grand nombre d’individus sont rassemblés, non pas en une personne unique, mais en une institution unique.
58De prime abord, l’unité du tribunal de l’opinion publique est problématique. En effet, ses membres sont éloignés géographiquement les uns des autres, et ils ne peuvent compenser cet éloignement par une correspondance suivie. De plus, ils peuvent se scinder en partis aux intérêts constamment opposés, un parti démocratique et un parti aristocratique28. Toutefois, le tribunal de l’opinion publique possède une fonction déterminée et unique, à savoir mettre en œuvre la sanction populaire : il détermine et dispense les plaisirs et les douleurs par lesquelles les règles morales sont rendues effectives. L’unité de ses membres dérive de celle de leur fonction.
59Si Bentham refuse de considérer que l’unité du représenté dérive de celle du représentant, la relation de représentation n’est pas totalement absente du tribunal de l’opinion publique et elle contribue de manière significative à son unité. En effet, Bentham souligne que tous les membres d’une même communauté, sans exception, peuvent être considérés comme membres de ce tribunal. Or, pour contribuer réellement à la formation et à l’application de ses décisions, il est nécessaire d’être capable de prendre la parole à propos des questions concernant la communauté. Cette prise de parole est en effet l’opération la plus élémentaire du tribunal. Les individus qui n’ont jamais effectué cette opération, et ceux qui en sont physiquement incapables, devraient donc en être exclus. À quel titre pourraient-ils en être membres ? Bentham souligne que les premiers peuvent être considérés comme des membres potentiels, tandis que les seconds sont en quelque sorte représentés par les membres actifs. En effet, selon lui, toutes les personnes physiquement capables de s’intéresser aux affaires publiques « sont les dépositaires d’un pouvoir qu’elles exercent en leur propre nom et en celui de tous les autres membres de la communauté29 ». Si le mot « représentation » est absent, l’idée est présente. En effet, « représenter » une personne, c’est agir en son nom. Par le biais de cette représentation, qui ne repose sur aucun acte effectif de la part des représentés, mais qui reflète cependant une identité d’intérêts, chacun des membres de la communauté peut être considéré comme membre du tribunal de l’opinion publique. Au moyen de la fiction, les individus qui composent la multitude se voient donc attribuer le même titre et la même fonction. Ils atteignent ainsi, malgré la divergence de leurs opinions, leur plus grande unité.
60Ainsi, bien que Bentham et Godwin aient en commun de nombreuses prémisses, ils n’en tirent pas les mêmes conséquences. Les deux philosophes considèrent que toute loi est l’expression d’une volonté, et que toute entité collective est une entité fictive. Il en résulte logiquement que toute loi exprime la volonté d’un individu particulier, quelle que soit la composition du souverain, entendu comme pouvoir législatif suprême. En effet, même si celui-ci n’est pas constitué d’un individu mais d’un groupe d’individus, ce groupe ne peut pas constituer le sujet réel de la volonté exprimée par la loi. Elle sera celle de plusieurs individus successivement ou simultanément, mais non collectivement. Pourtant, Bentham ne conclut pas de ce raisonnement que la démocratie représentative est inefficace et illégitime. La notion de tribunal de l’opinion publique lui permet, en effet, de penser et d’organiser l’influence du plus grand nombre sur la législation. La sanction populaire s’applique aux gouvernants eux-mêmes. Ainsi, lorsque leurs comportements ou leurs mesures sont condamnés par ce tribunal, l’habitude d’obéissance s’en trouve affaiblie. Leur pouvoir est alors atteint dans son principe même. Le tribunal de l’opinion publique contribue donc de manière essentielle à la dépendance des gouvernants vis-à-vis des gouvernés. Bien que le peuple ne soit jamais le sujet réel de la volonté exprimée par la loi, le plus grand nombre exerce sur celle-ci une influence déterminante : la loi positive doit tenir compte des jugements de l’opinion publique - dans la mesure où les gouvernants entendent conserver leur pouvoir, elle doit refléter ces jugements.
61Grâce à cette théorie de l’influence, l’expression « volonté du peuple » conserve un sens, sans qu’il soit nécessaire d’assimiler un peuple à une personne. Toutefois, les modalités par lesquelles s’exerce l’influence du grand nombre des gouvernés sur le petit nombre des gouvernants lui confèrent-elle suffisamment de constance et de force pour que la volonté du souverain corresponde effectivement à celle du peuple ?
62Cette influence du grand nombre des gouvernés sur le petit nombre des gouvernants s’exerce à la fois par le suffrage universel et par le tribunal de l’opinion publique. En d’autres termes, la souveraineté du peuple se réalise à la fois comme autorité constitutive et comme sanction morale. Elle réside essentiellement dans la dépendance des gouvernants vis-à-vis des gouvernés, laquelle interdit aux premiers d’employer la force des seconds « de manière mécanique », c’est-à-dire sans tenir compte de leurs opinions et de leurs désirs. Ainsi, la fiction abstractive, par laquelle Bentham introduit l’unité dans la multitude, et qui consiste à ne pas tenir compte de la sensibilité et des circonstances particulières des individus, échappe aux conséquences dénoncées par Godwin. Si elle conduit à attribuer des sensibilités et des circonstances identiques à des individus différents, elle n’exclut pas que leur singularité et leur diversité soient prises en compte « après coup ».
63Pourtant, Percy Bisshe Shelley, qui soutient les réformes électorales, dénonce dans le modèle de souveraineté populaire proposé par Bentham, une représentation « mécaniste » :
Il y a quelque chose de trop mécanique dans ce système du vote à bulletin secret […]. L’électeur et l’élu devraient se rencontrer et se faire face […], et partager des inclinations communes, et, jusqu’à un certain point, se comprendre l’un l’autre. […] Ainsi, l’imagination serait fortement stimulée et les sentiments populaires éveillés30.
64Le reproche que Shelley adresse à la théorie benthamienne de la démocratie concerne avant tout le système de vote à bulletin secret. Le poète anglais le condamne en raison de la distance qu’il instaure entre les électeurs eux-mêmes, ainsi qu’entre les électeurs et les élus.
65Qu’y a-t-il de « trop mécanique » dans ce système ? Le secret isole chaque électeur. En effet, au moment du vote, il n’y a aucune communication possible entre le votant, le reste du corps électoral et les différents candidats. Les suffrages constituent donc des actes strictement individuels : ils sont mutuellement indépendants, ils demeurent extérieurs les uns aux autres. Sur ce fondement, la seule manière de former la volonté du peuple est d’additionner les voix. De ce point de vue, il s’agit d’un agrégat, formé des volontés d’individus isolés. Autrement dit, chaque électeur est un atome, isolé lorsqu’il est considéré en lui-même, et réuni aux autres par un principe extérieur uniquement.
66Une représentation non mécaniste du peuple exige qu’entre les électeurs eux-mêmes, puis entre les électeurs et les candidats, s’établissent non seulement une communauté d’intérêts, mais encore une communauté de sentiments. Au moment du vote, il devrait exister entre eux une proximité suffisante à la communication des passions. En effet, les liens de la sympathie donnent à un peuple sa « vitalité31 » : ils permettent aux individus d’envisager des intérêts plus larges, d’imaginer un bien commun. Si ces liens sont annihilés au moment du vote, les électeurs ne pourront exprimer que des intérêts particuliers, et le processus électoral échouera à manifester l’intérêt universel.
67Shelley regrette donc que l’électeur soit soustrait au tribunal de l’opinion publique par le secret du suffrage :
Le système du vote à bulletin secret, que certains penseurs ont recommandé, comporte des inconvénients évidents. Il soustrait l’électeur au regard de sa patrie, de ses voisins, et lui permet de dissimuler les motifs de son vote, qui ne peuvent être que déshonorants, dès lors qu’ils sont dissimulés ; tandis que s’il avait su qu’il aurait à rendre compte publiquement de sa conduite, il ne se serait jamais laissé guider par eux32.
68Dans la mesure où le secret est nécessaire pour faire obstacle à la corruption des électeurs par la menace ou la séduction, le suffrage universel et le tribunal de l’opinion publique ont des exigences contradictoires, entre lesquelles il est nécessaire d’arbitrer. Shelley considère que la publicité, dans l’exercice de la souveraineté, est constitutive de la démocratie. Il la conçoit en effet comme un élément essentiel de l’éducation du peuple, elle-même nécessaire à la formation et au maintien d’un régime démocratique. La publicité réduit l’influence des motifs égoïstes : devant le tribunal de l’opinion publique, il est impossible de les invoquer pour justifier sa conduite. À ceux-ci, elle substitue progressivement les motifs sociaux, et produit de cette façon le souci de l’intérêt universel, nécessaire à la démocratie.
69Contrairement à celui de Shelley, l’arbitrage de Bentham est favorable au secret du suffrage. Il répond en effet à des préoccupations différentes. Il refuse d’abord de lier le maintien du régime démocratique à la vertu du peuple. De plus, il souligne que la même conduite peut être attribuée à des motifs différents. L’individu dont les motifs sont « déshonorants » en a toujours d’autres à sa disposition, de couverture, qui lui permettent de dissimuler à l’opinion publique le véritable sens de sa conduite. La publicité de l’action ne suffirait donc pas à la réforme des ressorts de l’action.
70D’autre part, la critique du secret par Shelley est liée à la volonté d’abolir la distance entre gouvernants et gouvernés. Électeurs et élus devraient se rencontrer « face à face », afin qu’une communication des passions par la sympathie soit possible, et qu’ils partagent ainsi les mêmes motifs et les mêmes fins. Contrairement à Bentham, la distance n’apparaît pas à Shelley comme un élément essentiel à la démocratie représentative. La difficulté est alors, pour celui-là, de concilier la distance entre gouvernants et gouvernés et la dépendance des premiers à l’égard des seconds. Cette conciliation passe par la théorie de la représentation, dans laquelle Bentham s’efforce d’associer, à l’identité d’intérêts entre représentants et représentés, une identité de sentiments.
LA COMPLÉMENTARITÉ DES MODALITÉS DE LA SOUVERAINETÉ POPULAIRE
71Parmi toutes les significations que peut recevoir le verbe « représenter », quelle est celle privilégiée par Bentham - dans la mesure où il choisit de s’approprier ce terme, dont il critique par ailleurs la trop grande part de fiction ? La relation de représentation, telle qu’il la conçoit, est par bien des aspects une relation d’inclusion. Or, l’inclusion constitue également un élément essentiel de la théorie hobbesienne de la représentation. Selon Hobbes, en effet, le représenté, c’est-à-dire le peuple, est « virtuellement contenu dans le corps de la république ou de la souveraineté33 ».
72Toutefois, Bentham inverse le sens de cette relation. En effet, pour que la représentation soit effective, il est nécessaire que le représentant lui-même soit contenu dans le représenté. De plus, cette relation d’inclusion n’est pas virtuelle, elle a un sens concret : le représentant est inclus dans le représenté, comme la partie est incluse dans le tout. La fonction d’une telle relation est de garantir une communauté de sentiments entre représentant et représenté, que Bentham juge nécessaire à une représentation authentique. En effet, il est nécessaire que les représentants proviennent du peuple, afin de partager les sentiments et les attentes de celui-ci.
73De ce point de vue, le nombre des députés contribue à leur représentativité. En effet, plus ils seront nombreux, plus la partie - c’est-à-dire le représentant - sera semblable au tout - c’est-à-dire le représenté :
Moins les députés sont nombreux, plus le danger est grand d’une absence de conformité entre leurs sentiments et ceux de leurs constituants. En effet, plus le nombre des premiers est petit, plus est petite la part qu’il représente du nombre des derniers34.
74Lorsque l’on considère la fin de la représentation, « représenter le peuple » signifie exprimer les sentiments du plus grand nombre. Un représentant du peuple doit donc se contenter de traduire fidèlement dans ses votes les sentiments des électeurs. L’expression anglaise qui décrit son rôle est : to convey their sentiments. Le verbe to convey signifie, lorsqu’il est appliqué aux réalités matérielles, « transporter », « déplacer d’un lieu à un autre ». Il suggère donc que le rôle du représentant se limite à « apporter » dans l’enceinte du parlement les sentiments du plus grand nombre des électeurs. Ainsi, Bentham exige de lui qu’il s’abstienne, dans la mesure du possible, de modifier les sentiments des électeurs par l’interprétation qu’il en fait. Il envisage de lui imposer « l’obligation de conformer son suffrage au vœu dûment déclaré de ses “commettans”35 ». Une telle obligation rend impossible, pour un représentant, de substituer sa propre volonté à celle déclarée de la majorité de ses électeurs. Elle garantit l’identité effective de la volonté du représentant et de celle du représenté - en réduisant le rôle du premier à celui de porte-parole des électeurs. En d’autres termes, elle identifie la volonté du souverain à celle du peuple, non pas en contraignant les sujets à adopter la volonté du souverain comme si elle était la leur, mais en contraignant chacun des membres du pouvoir législatif suprême à n’exprimer par ses votes que la volonté commune au plus grand nombre des électeurs.
75Dans ce contexte, une représentation authentique est une « illustration » ou « un échantillon pertinent »36 des sentiments du peuple. Elle est une combinaison d’opinions et d’affects, qui proviennent du corps du peuple lui-même, et qui le caractérisent. Dans sa théorie de la représentation, Bentham choisit les termes aux connotations les plus physiques afin d’indiquer les entités réelles qui fondent la relation de représentation, et qui lui confèrent sa légitimité. Ainsi, par de nombreux aspects, cette théorie est effectivement mécaniste. L’est-elle « trop » ?
76Dans sa fonction de « transport » des sentiments des électeurs, le représentant apparaît parfois comme le support inerte des sentiments d’autrui. Cependant, sa subjectivité joue en réalité un rôle essentiel. Ainsi, dans le projet de Bentham d’un code constitutionnel pour la France, le représentant est obligé de conformer ses votes à la volonté déclarée de ses électeurs, mais il conserve la possibilité de faire précéder ceux-ci par un discours dans lequel il expose ses propres convictions. Or, ce discours lui permet de développer des arguments contraires aux mesures en faveur desquelles il s’apprête à voter37. La mise en place de cette procédure s’explique par les différents degrés de généralité des intérêts qu’un député doit défendre au parlement. En tant qu’élu d’un district, donc d’une partie seulement du corps électoral, les intérêts qu’il défend sont particuliers ou locaux. Mais en tant que membre du parlement, donc de la représentation unique du peuple, ce qu’il doit promouvoir est l’intérêt général. Ainsi, en votant conformément aux instructions de ses électeurs, il promeut leur intérêt particulier - qui participe de l’intérêt général. Mais en exposant ses propres arguments, relativement au bien-fondé des mesures envisagées, il rend compte du degré d’accord ou d’opposition qui existe, selon lui, entre cet intérêt particulier et celui de la communauté elle-même. La discussion qui a lieu au parlement est alors aussi importante que le vote lui-même.
77D’une manière générale, un représentant a le devoir de préférer l’intérêt général à l’intérêt particulier. Toutefois, Bentham n’entend pas empêcher le second de l’emporter sur le premier, dans les décisions du parlement. En effet, l’intérêt général lui-même se compose d’intérêts particuliers, et « plus [ceux-ci] sont libres de se développer, mieux la décision se trouvera d’accord avec l’intérêt général38 ». Cependant, les intérêts particuliers ne sont pas figés, ils doivent être redéfinis pour constituer un intérêt général. Ainsi, leur libre développement est également une libre discussion dont l’issue est l’intérêt général. L’obligation pour le représentant de se conformer aux instructions des électeurs ne doit donc pas empêcher le débat parlementaire, ni le rendre inutile. Cette obligation est compensée par les dispositions suivantes :
L’une est de faire prendre des notes aussi particulières que possible […] des débats des membres, en leur donnant la circulation la plus prompte et la plus étendue.
L’autre est de surseoir à la décision définitive jusqu’à ce que les constituans eussent eu en chaque district le tems de prendre connaissance de ces débats et de s’assembler, s’il leur plaisoit, pour lâcher des instructions en conséquence39.
78L’intérêt général ne préexiste pas au débat public. Il est produit par la discussion entre représentants et représentés, entre députés et « constituans ». Dans cette discussion, la publicité s’affirme de nouveau comme un élément essentiel de la souveraineté populaire. La transcription et la diffusion des débats du parlement soumettent les députés au tribunal de l’opinion publique. Ainsi, les différentes modalités de la souveraineté populaire se relaient et se complètent, elles sont coordonnées. Les députés sont élus par le peuple en tant qu’autorité constitutive. Ils sont ensuite soumis à son influence en tant que sujet de la sanction morale, que Bentham nomme également sanction « populaire ». Enfin, en fonction de l’orientation de cette sanction, ils sont réélus ou révoqués.
79Toutefois, il n’existe pas de correspondance terme à terme entre l’autorité constitutive et le tribunal de l’opinion publique. La première exclut en effet des catégories de personnes, qui sont incluses dans le second. C’est donc dans ce tribunal que le peuple réalise sa plus grande unité :
En tant que telles les personnes du sexe féminin ne sont pas exclues de ce tribunal. La tyrannie et le préjugé écartent jusqu’à présent la moitié la plus douce de l’espèce humaine de l’exercice de la participation au pouvoir constitutif par le biais du vote dans l’élection de ceux qui disposent du pouvoir opératif suprême, ou de ceux qui en possèdent une partie. Toutefois, étant donné que nulle part les forces conjointes de la tyrannie et du préjugé n’ont réussi à exclure totalement les femmes de la participation au pouvoir dans ce tribunal ou dans ces tribunaux, elles y réussiront encore moins à l’avenir40.
80Ainsi, alors que les femmes peuvent être exclues de l’autorité constitutive, elles sont nécessairement membres du tribunal de l’opinion publique. Les raisons de leur exclusion du droit de vote sont contingentes et temporaires, elles sont liées à des préjugés et à des coutumes.
81En revanche, il existe des raisons suffisantes et définitives, du point de vue du principe d’utilité, pour exclure du droit de vote ceux qui ne savent pas lire41. Or, ils se trouvent également inclus dans l’étendue du tribunal de l’opinion publique. En effet, savoir lire n’est pas nécessaire pour effectuer l’opération la plus élémentaire de ce tribunal qui est une simple prise de parole. Enfin, comme l’ont montré les analyses précédentes, tous ceux qui ne peuvent pas être actifs dans la formulation ou dans l’application des décisions du tribunal de l’opinion sont représentés par les autres membres de la communauté, qui exercent leur pouvoir en leur nom.
82De plus, le pouvoir du tribunal de l’opinion publique est réel. Par de nombreux aspects, il est supérieur à celui des tribunaux officiels. En effet, la sanction morale est mise en œuvre par l’ensemble des membres de la communauté et comprend « la quantité totale du mal que l’homme peut infliger à l’homme, sous toutes les formes possibles42 ». Les peines que les hommes sont susceptibles de s’infliger mutuellement, en leur qualité de membres du tribunal de l’opinion publique, ne sont pas définies par la loi positive, elles ne comprennent donc aucune limite. Si les plus courantes résident dans le refus d’un service déterminé ou dans la simple désobéissance, elles peuvent s’étendre aux actes de malveillance et à la révolte.
83Ainsi, par le tribunal de l’opinion publique, la souveraineté du peuple échappe aux institutions qui prétendent la limiter et l’organiser. De plus, elle revêt une dimension internationale :
[…] ce tribunal officieux possède, dans chaque communauté politique, la faculté de recevoir des renforts illimités de la part des membres des tribunaux semblables existant dans les différentes communautés politiques présentes sur la surface du globe43.
84L’extension du tribunal de l’opinion publique est telle qu’elle semble dépasser les limites du peuple lui-même. En effet, lié à un État particulier, il s’étend à tous les citoyens étrangers qui s’intéressent aux questions concernant cet État. Toutefois, si l’on définit le peuple comme le sujet de la sanction morale, alors il est possible de considérer que ses limites ne sont pas celles de la nation, que lui-même peut posséder un caractère international. Bentham ne propose-t-il pas le droit de vote des étrangers, tout en affirmant que l’autorité constitutive réside « dans le peuple44 » ?
85Les individus qui composent un peuple sont donc ceux qui forment ensemble une opinion publique. Ils sont réunis par un intérêt commun, au sens le plus large de ce terme. En effet, « l’intérêt » qu’un individu porte à un État étranger suffit à l’inclure dans l’opinion publique attachée à cet État. Ce simple fait atteste combien l’égoïsme est loin de constituer l’unique ressort de la souveraineté populaire. En effet, il n’y a aucune raison de penser que seules des considérations égoïstes conduisent les individus à s’intéresser aux questions qui concernent des États étrangers.
86D’autre part, en raison des « renforts illimités45 » qu’il est susceptible de recevoir, le peuple comme sujet de l’opinion publique ne saurait se réduire à l’objet du calcul d’utilité. Ainsi, à propos du jugement rendu par le tribunal de l’opinion publique, Bentham affirme :
Par le biais des membres de ce tribunal officieux, dont le nombre est non seulement impossible à imaginer mais impossible à déterminer par un calcul, le jugement en question sera exécuté et prendra effet tout naturellement [… ]46.
87L’exécution du jugement du tribunal de l’opinion publique dépend uniquement de la volonté de ses membres. En effet, ils accomplissent eux-mêmes les actes de malveillance négative ou positive, qui constituent la sanction morale.
88De ce point de vue, le sujet de l’opinion publique revêt les propriétés de la multitude : il est impossible d’identifier et de dénombrer les individus dont il est composé. Il ne s’agit donc pas de cette « multiplicité dénombrable et contrôlable47 », constituée par le panoptique, et décrite par Foucault dans Surveiller et Punir. Au contraire, ce sujet est essentiellement indéfini dans sa composition, et essentiellement incontrôlable, dans la mesure où les actes d’une foule en colère sont encore des actes du tribunal de l’opinion publique. Toutefois, il ne partage pas la propriété de la multitude d’être désunie, il constitue un véritable sujet politique, uni par une fonction et dans l’application d’une sanction déterminée.
89Le peuple, comme substrat de l’opinion publique, n’est pas constitué comme objet du principe d’utilité. Il échappe au calcul, dans la mesure où il est lui-même le sujet qui calcule. Ainsi, le nombre de ses membres est « impossible à déterminer par un calcul », et ceux-ci soumettent les mesures du gouvernement à un jugement d’approbation ou de désapprobation, qui détermine leur propre disposition à obéir.
90De plus, le tribunal de l’opinion publique ne se forme pas à la manière d’une personne civile : il n’est pas constitué par un acte juridique, il se crée au contraire « sans mandat48 ». Il y a donc, dans la formation d’une opinion publique, une auto-constitution du peuple : c’est-à-dire une constitution active du peuple, qui provient de l’action spontanée des individus de la multitude, et aboutit à la formation du peuple comme sujet politique, comme souverain.
91La constitution du peuple comme sujet du calcul d’utilité, et non plus simplement comme objet de celui-ci, correspond à l’inversion du panoptique. Ainsi, Bentham transpose aux parlements et aux ministères l’architecture panoptique, conçue tout d’abord pour les prisons49. Il prévoit notamment que les bureaux soient entourés de loges depuis lesquelles les administrés pourraient surveiller les activités des fonctionnaires, sans que ces derniers en soient informés. L’inversion de la surveillance permet au peuple d’échapper au regard objectivant du pouvoir, de devenir à son tour le sujet qui regarde. Il s’agit désormais, pour le peuple, de définir son propre bien-être, et de contraindre les gouvernants à le réaliser. L’intérêt de la communauté sera donc issu d’un dialogue ou d’une confrontation entre gouvernants et gouvernés, dans lequel chaque partie occupe tour à tour des positions opposées, de surveillant et de surveillé, de sujet et d’objet du calcul d’utilité. Toutefois, la définition même de l’intérêt de la communauté demeure problématique.
L’INTÉRÊT DE LA COMMUNAUTÉ ET L’INTÉRÊT DE L’INDIVIDU
92Bentham ne remet jamais en cause la définition de l’intérêt de la communauté comme somme des intérêts individuels. Cependant, comment construire l’intérêt individuel lui-même, qui n’est jamais une simple donnée ? Bentham distingue en tout individu intérêts public, privé et individuel, qu’il définit de la manière suivante :
[…] il semble que l’esprit de chaque homme public est en tout temps soumis à l’action de deux intérêts distincts : un intérêt public et un intérêt privé. Son intérêt public est constitué par la part qu’il prend au bonheur et au bien-être de toute la communauté. Son intérêt privé est constitué par la part qu’il prend au bien-être de quelque portion de la communauté, moindre que la partie majeure. La plus petite portion du bien-être public qui peut constituer l’intérêt privé de quelqu’un est ce qui compose son propre intérêt personnel ou son intérêt individuel50.
93Si Bentham évoque dans ce passage la situation d’un « homme public », la suite de son raisonnement atteste que tout individu se trouve soumis à la double influence de l’intérêt public et de l’intérêt privé :
En prenant la vie dans son ensemble, il n’a jamais existé et il ne pourra jamais exister d’exemple d’un être humain chez qui l’intérêt public n’aura pas, pour autant qu’il dépend de lui-même, été sacrifié à son propre intérêt personnel51.
94Ainsi, l’intérêt individuel ne peut être défini que relativement au bien-être public, comme une portion déterminée de celui-ci. De ce point de vue, il apparaît comme la particularisation d’un intérêt collectif. Ici, ce qui est donné n’est pas l’individu et ses intérêts ou ses affections, mais une quantité déterminée de bien-être, qui est essentiellement commune ou publique, et qui est susceptible d’être distribuée de diverses manières entre les différents membres d’une même communauté. L’intérêt individuel est donc déduit du bien-être « public », il est construit à partir du bonheur « de toute la communauté ».
95Lorsque cette définition est rapprochée de celle de l’intérêt de la communauté, comme somme des intérêts individuels, la circularité logique est manifeste : l’intérêt de la communauté est défini relativement aux intérêts individuels, il se forme par l’agrégation de ces derniers, tandis que l’intérêt individuel est défini relativement à l’intérêt de la communauté, il se constitue par son intégration à celui-ci. Pour échapper à ce cercle, il est possible de considérer l’intérêt de la communauté et l’intérêt public comme des concepts distincts. En effet, par de nombreux aspects, le second se distingue du premier.
INTÉRÊT PUBLIC ET INTÉRÊT INDIVIDUEL
96L’intérêt public n’est pas un intérêt qui aurait la communauté elle-même pour sujet, il est toujours celui de tel ou tel individu. Mais il n’est pas non plus la somme des intérêts privés. En effet, intérêt public et intérêt privé sont des forces qui coexistent en chaque individu. De plus, ils sont non seulement distincts, mais le plus souvent opposés. La notion permettant de rendre compte de leur rapport est celle d’« harmonie52 ». L’intérêt privé est celui qui possède le plus de force. La seule manière de promouvoir l’intérêt public est donc de réduire son opposition à l’intérêt privé, de faire en sorte qu’il coïncide avec ce dernier à chaque fois que cela est possible.
97Le concept d’harmonisation suppose une distinction réelle entre intérêts public et privé : il ne s’agit pas de rendre mutuellement compatibles des intérêts privés mais bien de rendre compatibles les intérêts privés d’une part, et l’intérêt public d’autre part. De plus, cette harmonisation, qui doit être réalisée à l’intérieur de chaque individu comme elle doit l’être à l’intérieur d’une communauté, ne saurait être complète. En effet, s’il n’existe aucun exemple d’un individu n’ayant jamais sacrifié l’intérêt public à son intérêt personnel, il n’existe aucun exemple d’une communauté n’ayant jamais sacrifié les intérêts personnels à l’intérêt public.
98Dans les manuscrits intitulés Political Deontology53, Bentham pose la question du meilleur gouvernement. Il envisage à cette occasion deux réponses possibles, l’une dictée par les affections personnelles ou auto-référentes54, l’autre par les affections sociales. Ces réponses mutuellement incompatibles sont présentées sous forme d’un dialogue :
Q. : Quel est le meilleur système de gouvernement ?
R. : Ma réponse sera nécessairement différente, selon qu’elle exprimera la classe auto-référente ou la classe sociale, appelée également sympathique, de mes affections. […] En effet, s’il s’agit de mes affections auto-référentes, ma réponse sera : le système qui conduit au plus haut point à mon propre bonheur individuel, ou, si vous préférez, qui est au plus haut point favorable à mon propre intérêt individuel. Tandis que s’il s’agit de la classe sociale de mes affections, ma réponse sera : celui qui conduit au plus haut point au plus grand bonheur du plus grand nombre des personnes dont le bonheur est pris en compte à cette occasion55.
99Le point de vue des affections auto-référentes n’est pas condamné moralement par Bentham, en tant que point de vue égoïste. Il ne le dénonce pas non plus comme irrationnel, tant qu’il est considéré en lui-même. Cependant, il est incompatible avec l’existence même d’une communauté. En effet, les mêmes affections qui déterminent un individu à préférer le gouvernement le plus favorable à ses propres intérêts amènent tous les autres à rejeter cette même forme de gouvernement. Elles conduisent donc à des réponses mutuellement incompatibles, bien qu’elles ne soient pas contradictoires lorsqu’elles sont envisagées en elles-mêmes :
Entre amis, une réponse de votre part à la question de la meilleure forme de gouvernement, comme celle dont il s’agit, à savoir : celle qui conduit au plus haut point à mon propre bonheur individuel, ne contient-elle pas une certaine absurdité56 ?
100La réponse envisagée est absurde dans la mesure où les affections qui déterminent un individu à la considérer vraie conduisent nécessairement son interlocuteur à la considérer fausse. Sur ce fondement, aucun accord intersubjectif n’est possible, autrement dit on ne peut répondre à la question posée. Il est donc nécessaire d’écarter « la réponse auto-référente57 » et de ne retenir que celle « sociale ».
101Du simple fait de son appartenance à une communauté, l’individu est donc contraint de renoncer à son intérêt strictement individuel ou personnel. À ce niveau, il ne s’agit pas pour lui d’abandonner une part seulement de ses intérêts particuliers, celle qui serait incompatible avec l’intérêt commun : le point de vue auto-référent est absolument inconciliable avec l’existence d’une communauté et d’un gouvernement. Il n’y a donc pas de société possible sans sacrifice de l’intérêt individuel :
La société ne se maintient que par les sacrifices que les hommes sont amenés à faire des avantages qu’ils exigent : obtenir d’eux ces sacrifices est la grande difficulté, la grande tâche du gouvernement58.
102Bentham considère cependant que les passions auto-référentes et dissociales, autrement dit celles qui sont liées à la conservation de soi et à l’antipathie, sont indispensables à l’existence même de chaque individu. Il ne remet jamais en cause leur nécessité et leur force. De ce point de vue, la prédominance de l’intérêt personnel lui apparaît inévitable. Les passions qui prédominent sont les passions auto-référentes. Les passions dissociales, en effet, ne sont nécessaires que dans la mesure où elles servent la sécurité de l’individu, autrement dit dans la mesure où elles participent à la conservation de soi, qui constitue la fin propre des passions auto-référentes.
103Toutefois, pour comprendre en quoi consiste la prédominance de l’intérêt personnel, il faut distinguer la force et la finalité des passions. La communauté exige que chaque individu renonce à la fin première de ses passions auto-référentes et dissociales, autrement dit à la fin qu’il convient d’attribuer à ces passions, lorsqu’elles sont considérées en elles-mêmes. Cette fin réside, pour un individu donné, dans la soumission d’autrui à sa propre volonté, comme en témoigne la réponse auto-référente à la question de la meilleure forme de gouvernement. Mais renoncer à cette fin n’enlève pas à ces passions leur force. Ainsi, si la fin du gouvernement est nécessairement déterminée par les passions sociales, celles auto-référentes restent les plus fortes. La mise en harmonie de l’intérêt personnel et de l’intérêt public consiste alors à utiliser la force des passions auto-référentes, conformément aux fins des passions sociales. La difficulté est donc de démontrer que la fin déterminée par les affections sociales, le plus grand bonheur pour le plus grand nombre, est également celle qui permet la plus grande réalisation des passions auto-référentes.
104Bentham y parvient en soulignant que l’individu qui se consacre exclusivement à la satisfaction de ses passions auto-référentes et dissociales rencontre en tous les autres un obstacle. En effet, l’expression de ses passions est entravée par les résistances d’autrui. Pour maximiser son propre bonheur, il doit donc minimiser l’opposition qu’il rencontre. Or, la meilleure manière d’y parvenir est d’adopter la ligne de conduite la plus favorable au bonheur commun. C’est elle en effet qui suscite le moins de résistance, qui est la plus susceptible d’entraîner l’adhésion et la coopération d’autrui. Ainsi, les forces des passions auto-référentes atteignent leur plus grande expression lorsque leur fin est rendue conforme à celle des affections sociales.
105La notion de « sacrifice » est alors ambiguë : si l’intérêt public est finalement conforme à l’intérêt personnel, alors un individu qui se consacre à la réalisation de l’intérêt public ne sacrifie rien de son propre bonheur. Cependant, du fait de la complexité interne de chaque individu, satisfaire certaines passions signifie inévitablement en sacrifier d’autres. Plus précisément, le sacrifice réside dans le déplacement des fins des passions auto-référentes - la supériorité de leur force demeurant inchangée, et étant nécessaire à la conservation de l’espèce.
106D’autre part, la distinction entre le point de vue des affections personnelles et celui des affections sociales est une distinction abstraite. Ces affections coexistent et agissent simultanément au sein d’un seul et même individu. Il est donc nécessaire de considérer qu’en chacun coexistent et s’opposent des intérêts distincts, plus ou moins étendus, que l’on pourra souvent concevoir comme des forces agissant dans des directions opposées. Cette prise en compte de la complexité inhérente à chaque être humain rend possible un autre point de vue sur les rapports entre la communauté et l’individu : au travers de l’intérêt public, notamment, la communauté est présente en chaque individu, et exerce une influence non négligeable sur son comportement.
107Dans ce contexte, la notion d’intérêt public permet de préciser le sens de l’expression « intérêt de la communauté ». Dans la mesure où cette dernière est une entité fictive, son intérêt doit être réduit à ceux des individus qui la composent. Cependant, cela n’implique pas que les intérêts de ces individus soient mutuellement indépendants. Au contraire, tout intérêt « individuel » exprime une relation déterminée entre le bien-être individuel et le bien-être public : le rapport du bonheur d’un individu au bonheur du plus grand nombre, qu’il soit fait d’accord ou d’opposition, est constitutif de son intérêt « personnel ». C’est dans la mesure où tout intérêt, qu’il soit personnel ou public, est essentiellement une relation, que Bentham peut situer dans le jeu des intérêts lui-même le principe de la cohésion sociale.
L’INTÉRÊT PUBLIC, PRINCIPE D’UNIFICATION D’UN PEUPLE
108Lorsque le bonheur d’un individu est considéré uniquement comme la conséquence du bonheur de tous ou du plus grand nombre, l’intérêt correspondant est son intérêt public, lequel constitue alors un principe d’unification interne au peuple. En effet, sans avoir le peuple pour sujet réel, autrement dit sans en présupposer l’existence, il réunit un grand nombre d’individus en un seul corps. De plus, l’unité qu’il réalise n’est pas simplement logique. Il ne s’agit pas uniquement de nomenclature, dans la mesure où le lien constitué par l’intérêt public n’est pas seulement l’œuvre du langage. Il correspond en effet à la dépendance réciproque des différentes portions de bonheur des individus qui composent ensemble une communauté. Ainsi, si celle-ci ne peut pas être considérée indépendamment des individus qui la composent, ces derniers eux-mêmes ne peuvent pas être considérés indépendamment de leur réunion en une communauté.
109Il n’y a donc pas d’« atomisme social » dans la philosophie de Bentham, si les atomes en question sont des éléments simples, et s’ils sont identifiés aux individus qui forment une société donnée. En effet, il existe une multiplicité d’intérêts interne aux individus eux-mêmes, qui est à la fois la cause et la conséquence de leur réunion en une société civile. Dans un premier temps, la prédominance de l’égoïsme contraint à rendre compte de la formation de la société civile à l’aide des seuls motifs auto-référents. C’est donc la crainte mutuelle, selon Bentham, qui conduit les individus à se réunir en une société. Toutefois, leur union donne lieu à la promotion d’un bien-être public, c’est-à-dire commun ou partagé. Or, ce bien-être détermine en chacun des membres de la société un nouvel intérêt, également public, par lequel il est lié au reste de la communauté. Le maintien de la société civile dépend alors du degré de coïncidence ou d’opposition entre intérêt personnel et intérêt public.
110Un peuple ne se réduit donc pas pour Bentham, contrairement à ce qu’affirme Halévy, à « une agglomération d’individus, naturellement isolés les uns par rapport aux autres59 ». Aucune « nature » ne tend à isoler les hommes les uns des autres. En effet, leur égoïsme les contraint à se rassembler, et les affections et les intérêts qui unissent un individu à ses semblables ne sont pas moins « naturels » que ceux qui tendent à l’en séparer. La nécessité d’une harmonie artificielle des intérêts ne doit pas conduire à affirmer que les individus sont « naturellement » isolés, mais uniquement que le degré d’accord qui peut s’établir spontanément entre intérêts privé et public est toujours insuffisant à garantir la cohésion sociale. De plus, les intérêts d’un individu se définissent soit comme la part qu’il prend au bien-être de la communauté dans son ensemble, soit comme la part qu’il prend au bien-être d’une « portion » de celle-ci. Ils ne sont donc jamais les intérêts d’un individu isolé.
111Sans doute la définition de l’intérêt de la communauté, comme somme des intérêts individuels60, incite-t-elle à concevoir ceux-ci comme extérieurs les uns aux autres, comme indépendants les uns des autres. Sans doute incite-t-elle, par conséquent, à concevoir l’intérêt d’une communauté comme une simple « agrégation » des intérêts individuels. Cependant, si ces derniers sont considérés en eux-mêmes, c’est-à-dire indépendamment les uns des autres, alors ils ne sont pas susceptibles de s’agréger. En effet, l’intérêt de chaque individu, déterminé en dehors de toute référence à un bien-être public, serait que tous les autres soient soumis à sa volonté. Envisagés de cette façon, les intérêts individuels sont mutuellement incompatibles. Pour s’agréger, ils doivent donc se réformer, être rendus compatibles avec la reconnaissance et la promotion d’un bien-être public. Dans le contexte de la société civile, l’intérêt individuel n’est alors rien d’autre qu’une portion du bien-être public. Ce qui importe aux yeux de Bentham est donc de rendre compte de la détermination réciproque du bien-être individuel et du bien-être collectif.
LES LIMITES DE L’UNITÉ FONDÉE SUR L’INTÉRÊT
112Bentham conçoit de différentes manières les relations mutuelles des intérêts au sein d’une société donnée. Un intérêt peut, par exemple, être caractérisé par son étendue, qui est plus ou moins large. En ce sens, celui du roi ou du petit nombre des dirigeants est un intérêt « étroit » (narrow), par opposition à celui du grand nombre, qui est « plus large » (broader)61. De ce point de vue, l’intérêt de la communauté est l’intérêt « universel » : celui de tous les individus qui la forment. Ainsi Bentham affirme-t-il que l’intérêt du « sujet collectif », « ajouté à celui du petit nombre des gouvernants, compose et constitue l’intérêt universel »62. Cependant, cette interprétation est insuffisante. En effet, elle tend à occulter l’existence d’intérêts « séparés63 ».
113Ainsi, un intérêt étroit est également qualifié par Bentham de séparé. En tant que tel, il n’est pas inclus dans l’intérêt universel, il lui est au contraire constamment opposé. Cependant, l’intérêt universel demeure all-comprehensive64. En effet, son extension est déterminée par le nombre des individus dont il est l’intérêt, et non par le nombre des intérêts particuliers qu’il agrège : l’intérêt universel est celui de chaque membre de la communauté, mais chacun peut posséder par ailleurs un intérêt particulier opposé à l’intérêt universel. La complexité des relations entre ces différents intérêts provient du fait qu’il est impossible d’associer à chaque individu un intérêt et un seul. Ainsi, le bien-être d’un individu peut résider soit dans la part qu’il prend au bien-être public, soit dans celle qu’il prend au bien-être d’un petit nombre d’individus. Dans le premier cas, il s’agit de son intérêt public, dans le second de son intérêt privé. De plus, la part du bien-être d’un individu, qui est incluse dans le bien-être public, peut être plus ou moins importante. Plus elle l’est, plus son intérêt public est fort ; moins elle l’est, moins il est fort. Elle peut donc se révéler trop faible pour déterminer sa conduite. Lorsque cela se produit, soit l’individu s’abstient de contribuer à l’intérêt universel, soit il nuit à celui-ci, en maximisant son propre bien-être au détriment de celui des autres membres de la communauté. Les notions d’intérêt public et d’intérêt privé s’avèrent donc nécessaires pour rendre compte des rapports entre intérêts large et étroit, entre intérêts universel et séparé.
114L’intérêt de la communauté est donc susceptible de différentes dénominations. Comme intérêt « universel », il est caractérisé par son extension et apparaît comme une somme d’intérêts particuliers ou individuels. Comme intérêt « public », il est caractérisé par l’influence qu’il exerce sur chaque individu et apparaît comme un principe déterminant présent en chacun d’eux : il n’est plus une somme d’intérêts individuels, il participe de la multiplicité des intérêts et des motifs interne à chaque individu.
115Ainsi, dans la théorie benthamienne de la démocratie, l’intérêt public est le seul principe déterminant du vote des électeurs. En effet, le soutien à bulletin secret rend impossible la corruption, autrement dit il annihile l’influence de l’intérêt privé, lequel est essentiellement celui d’un groupe minoritaire. Or, le seul groupe susceptible d’exercer une influence décisive sur le vote de la majorité des électeurs est celui du petit nombre des gouvernants. Dans la mesure où la procédure électorale lui interdit d’exercer son influence au moyen de la menace ou de la séduction, son intérêt privé n’a aucun poids dans le suffrage des électeurs. Malgré sa faiblesse relative, l’intérêt public peut donc en constituer la cause efficiente. En effet, rien ne s’oppose à son action : ni l’intérêt privé, dans la mesure où la corruption est impossible, ni l’intérêt personnel, dans la mesure où un député ne dépend jamais du vote d’un seul électeur.
116Toutefois, puisque l’intérêt public d’un individu exprime la part qu’il prend au bonheur de la communauté dans son ensemble, sa force variera d’un individu à l’autre, bien que la plupart des influences contraires aient été écartées :
Ainsi la valeur que l’électeur peut assigner à la part qu’il prend dans l’intérêt universel devra seulement être assez grande pour compenser son aversion pour la peine ou son goût pour l’aisance. […] S’il estime que cette valeur est trop petite, il n’exprimera pas son vote, et bien qu’il ne veuille pas faire de bien à l’intérêt universel, il ne veut pas non plus lui faire de mal65.
117Pour qu’un citoyen exerce son droit de vote, il faut et il suffit que la part qu’il prend dans l’intérêt universel surpasse la peine que lui coûte l’action de voter. Il se détermine donc en fonction du rapport, tel qu’il le conçoit, entre son propre bien-être et le bien-être public. Comme il convient de distinguer les motifs du vote et les intérêts qu’il exprime, il convient de distinguer l’action de voter et le contenu du vote. La première dépend de la valeur que possède, aux yeux de l’électeur, la part qu’il prend dans le bien-être commun. Le second exprime uniquement sa propre conception du bien-être commun.
118De ce fait, bien que l’intérêt promu par le suffrage universel et secret soit un intérêt universel, certains membres de la communauté en sont exclus. Plus précisément, la part qu’ils prennent à cet intérêt est insignifiante, ne suffisant pas à compenser le peu d’efforts nécessaires à l’exercice du droit de vote. Il y aura donc, au sein du peuple souverain lui-même, un petit nombre d’individus exclus de l’intérêt universel. Cette exclusion traduit l’impossibilité de fait de réaliser un bonheur réellement universel. Ces individus forment en effet la classe des indigents. À ceux-ci s’ajoutent la classe des individus dont l’intérêt privé est constamment opposé à l’intérêt public, en raison de leur extrême opulence. En effet, la part qu’ils prennent dans l’intérêt universel leur apparaît constamment inférieure à celle qu’ils prennent dans l’intérêt de leur classe. Dans leur situation, la maximisation du bien-être public s’accompagnerait d’une diminution de leur bien-être particulier. L’unité que l’intérêt universel confère au corps politique demeure ainsi limitée, relative. L’intérêt universel n’est pas le bonheur universel. Bentham choisit de désigner la fin légitime du gouvernement par l’expression « intérêt universel » précisément pour ne pas avoir à utiliser celle de « bonheur universel », à laquelle il serait trop souvent nécessaire de substituer l’expression « bonheur du plus grand nombre », tandis que « intérêt universel » désigne aussi bien « l’intérêt de tous » que « l’intérêt du plus grand nombre ». En effet, il comprend dans son extension tous les membres de la communauté, bien que la part que certains d’entre eux prennent à cet intérêt puisse demeurer insignifiante, soit de manière absolue, soit en comparaison de leur intérêt privé.
119L’exclusion d’un petit nombre par excès ou par défaut, c’est-à-dire soit en raison de leur opulence, soit en raison de leur indigence, dans la satisfaction de l’intérêt dit universel, est due à la position sociale des individus concernés, autrement dit à la structure même du corps politique. En effet : « Par sa constitution et sa structure originales, ce corps souffre fatalement de deux maladies distinctes66 », qui correspondent au conflit entre la classe des individus extrêmement indigents et celle des individus extrêmement opulents, ainsi qu’au conflit qui oppose chacune d’elles au plus grand nombre. Ces conflits sont inévitables dans la mesure où ces classes ne peuvent promouvoir leur intérêt privé qu’au détriment de l’intérêt universel.
120L’état des intérêts, au sein du corps politique, apparaît donc déterminé par les différentes situations occupées par les individus dont il est formé, par leurs positions relatives. En effet, de la position sociale d’un individu dérive le degré d’accord ou d’opposition entre son intérêt personnel et l’intérêt universel. L’unité ou la division du corps politique dépendra donc de sa structure, autrement dit de l’ensemble des situations que les individus sont susceptibles d’y occuper.
Notes de bas de page
1 H. Vaihinger, La philosophie du comme si, op. cit., p. 115.
2 Ibid., p. 116.
3 Id., Die Philosophie des Als Ob, Leipzig, Felix Meiner, 1922, p. 197.
4 Voir notamment J. Bentham, Radical Reform Bill, op. cit., p. 558.
5 Ibid., p. 566. Voir également Id., Plan of Parliamentary Reform, op. cit., p. 464 ; G. Tusseau, Jeremy Bentham et le droit constitutionnel, op. cit., p. 243.
6 J. Bentham, Radicalism not Dangerous, op. cit., p. 617.
7 Id., Radical Reform Bill, op. cit., p. 558.
8 J. Bentham, An Introduction…, op. cit., p. 159.
9 Id., « Considérations d’un Anglois… », art. cité, p. 68.
10 Ibid.
11 J. Rawls, A Theory of Justice, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 24.
12 Voir G. Tusseau, Jeremy Bentham, la guerre des mots, op. cit., p. 147, et J. Waldron, Law and Disagreement, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 107-118.
13 J. Bentham, An Introduction…, op. cit., p. 12.
14 Id., « Considérations d’un Anglois… », art. cité, p. 70-71.
15 J. Bentham, « Considérations d’un Anglois… », art. cité.
16 Id., Handbook…, op. cit., p. 184.
17 Voir J. Waldron, Liberal Rights, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 397-399.
18 Voir J. Bentham, Deontology [1815], Oxford, Oxford University Press, 1983, p. 196.
19 J. Waldron, Liberal Rights, op cit., p. 397.
20 J.-J. Rousseau, Du contrat social, op. cit., p. 137.
21 Voir notamment J. Bentham, Constitutional Code, op. cit., p. 136.
22 J. Bentham, Handbook…, op. cit., p. 230.
23 Ibid., p. 230-231.
24 Voir J.-J. Rousseau, Du contrat social, op. cit., p. 158-168.
25 J. Bentham, A Table…, op. cit., p. 20.
26 Ibid.
27 Voir J. Bentham, Chrestomathia, trad. J.-P. Cléro, Paris, Unebévue, 2004, p. 102.
28 Id., Garanties contre l’abus de pouvoir, trad. M.-L. Leroy, Paris, Rue d’Ulm, 2001, p. 140 et 156-157.
29 Id., Securities…, op. cit., p. 59.
30 P. Shelley, Shelley’s Prose, or The Trumpet of a Prophecy, éd. par D. L. Clark, Londres, Fourth Estate, 1988, p. 254-255.
31 P. Shelley, Shelley’s Prose…, op. cit., p. 255.
32 Ibid., p. 254.
33 T. Hobbes, Elements of Law…, op. cit., p. 249.
34 J. Bentham, « Projet of a Constitutional Code for France » [1789], dans Id., Rights, Representation, and Reform, op. cit., p. 242.
35 Id., « Véracité avec fidélité », art. cité, p. 52.
36 Id., « Division of Power » [1789], dans Id., Rights, Representation, and Reform, op. cit., p. 405- 409.
37 Voir Id., « Véracité avec fidélité », art. cité, p. 52.
38 Ibid., p. 51.
39 J. Bentham, « Véracité avec fidélité », art. cité, p. 53.
40 Id., Securities…, op. cit., p. 58.
41 Voir notamment Id., Radical Reform Bill, op. cit., p. 564-566 ; également Id., Plan of Parliamentary Reform, op. cit., p. 464.
42 Id., Securities…, op. cit., p. 66.
43 Ibid.
44 Id., Plan of Parliamentary Reform, op. cit., p. 464.
45 J. Bentham, Securities…, op. cit.
46 Ibid., p. 153.
47 M. Foucault, Surveiller et Punir, op. cit., p. 234.
48 Voir J. Bentham, Constitutional Code, op. cit., p. 35-36 ; et P. Schofield, Utility and Democracy…, op. cit., p. 263.
49 Voir notamment : ibid., p. 253-259 ; G. Tusseau, Jeremy Bentham et le droit Constitutionnel, op. cit., p. 258-261.
50 J. Bentham, Handbook…, op. cit., p. 229.
51 Ibid., p. 230.
52 Ibid.
53 Id., UC XV, 3-80.
54 Id., UC, XV, 5.
55 Ibid.
56 J. Bentham, UC, XV, 6.
57 Id., UC, XV, 8.
58 Id., « Nonsense upon Stilts », art. cité, p. 321.
59 É. Halévy, Histoire du peuple anglais au xixe siècle, op. cit., p. 553.
60 Voir J. Bentham, Introduction aux principes de morale et de législation, op. cit., p. 27.
61 J. Bentham, Plan of Parliamentary Reform, op. cit., p. 450.
62 Id., Handbook…, op. cit., p. 185.
63 Id., Plan of Parliamentary Reform, op. cit., p. 450.
64 Ibid., p. 440.
65 J. Bentham, Handbook…, op. cit., p. 185.
66 Id., Securities…, op. cit., p. 70.
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