Chapitre I. De la multitude au peuple : la constitution d’un objet adéquat au principe d’utilité
p. 169-197
Texte intégral
1 Dans sa relation au peuple, un gouvernement est tout d’abord confronté à un « nombre indéfini de membres d’une même communauté1 » ou encore au « public », en tant que « multitude non identifiable des individus qui composent ce corps2 ». Or, le principe d’utilité ne peut pas être appliqué à cette « multitude », il requiert que les individus affectés par une action ou une mesure de gouvernement soient identifiés et dénombrés. Réduire l’indétermination de la multitude, instituer un peuple composé d’individus identifiables, constitue donc la première tâche du philosophe de la politique ou du législateur. Cette fonction revient au panoptique.
LE PANOPTIQUE ET L’ABOLITION DE LA FOULE
LE PANOPTIQUE, CONDITION D’APPLICABILITÉ DU PRINCIPE D’UTILITÉ
2Le panoptique est un principe d’architecture adapté aux prisons, aux hôpitaux, aux usines ou encore aux écoles, autrement dit à tous les établissements dans lesquels se trouve une population qu’il s’agit de surveiller et de contrôler. Il est appelé « panoptique » parce qu’il permet de rendre visible la totalité de l’intérieur d’un bâtiment, depuis un poste d’observation. Dans le cas des prisons, par exemple, le bâtiment principal est circulaire, avec en son centre une tour, depuis laquelle chaque partie du bâtiment principal est visible. Le gardien est placé dans la tour centrale, les prisonniers sont enfermés dans le bâtiment circulaire. Par un jeu de lumière et d’obscurité, le gardien peut voir les prisonniers sans être vu de ces derniers. De plus, les cellules sont séparées par des parois qui empêchent les prisonniers de se voir mutuellement. Dans Surveiller et Punir, Michel Foucault peut donc affirmer que dans le bâtiment panoptique : « […] la foule, masse compacte, lieu d’échanges multiples, individualités qui se fondent, effet collectif, est abolie au profit d’une collection d’individualités séparées3 ». Le peuple ainsi constitué est une « multiplicité dénombrable et contrôlable4 ».
3Le panoptique est donc un dispositif qui produit des individus distingués et dénombrables. En abolissant la foule, en lui substituant une juxtaposition d’individus séparés, il constitue un objet adéquat au principe d’utilité. Dans ce contexte, l’architecture panoptique n’est qu’une application d’un principe plus général de visibilité intégrale. Autrement dit, le panoptique, qui n’est d’abord qu’une « simple idée d’architecture5 », est étendu à tous les domaines de l’activité humaine.
4Dans l’extension du panoptique à la totalité d’une communauté, la dénomination est appelée à jouer un rôle essentiel. Bentham imagine ainsi une procédure permettant de nommer chaque individu au sein du peuple, en supprimant la possibilité même de l’homonymie. Il s’agit de rendre impossible la confusion entre plusieurs individus, d’introduire la plus grande distinction possible au sein du peuple. Nommer n’est pas ici une opération neutre, sans conséquence ontologique. C’est au contraire un acte de pouvoir, qui constitue son propre objet. En effet, à l’instar de l’architecture panoptique, la dénomination permet de passer de la « multitude non identifiable » à la « multiplicité dénombrable ». Le nom constitue alors, selon les termes de Bentham, une « chaîne invisible6 » qui maintient l’individu à la disposition du pouvoir. La dénomination est donc l’un des éléments de l’extension du panoptique à l’ensemble d’une communauté.
5La dénomination contribue à la visibilité des individus, sa première fonction est de leur interdire de dissimuler leur identité. Ainsi, Bentham propose que le nom de chacun soit visible en permanence, au moyen d’un tatouage inspiré de celui que portent les marins anglais afin que leurs corps soient identifiables en cas de naufrage. Il considère que ce procédé suffirait à prévenir de nombreux délits. Toutefois, le principe d’utilité impose de tenir compte du caractère national, de la sensibilité des individus concernés. Tant que l’opinion publique s’oppose à cet expédient, il ne doit pas être mis en place. Quoi qu’il en soit, le gouvernement doit craindre ceux qui peuvent « cacher leurs déplacements aux yeux de la justice7 », et mettre en place les procédures qui réduisent cette possibilité. Il doit donc instituer des « tables de la population8 », où figurent la résidence, l’âge, le sexe, la profession, le statut familial des individus qui résident sur son territoire.
6Ainsi, pour le philosophe comme pour les gouvernants, qui font du principe d’utilité le fondement de leurs travaux, l’individu n’apparaît pas comme une donnée première et évidente. Ils sont d’abord confrontés à une multitude caractérisée par la confusion et le mouvement. À partir de ce fonds indéterminé, l’individu apparaît comme une création du gouvernement. En effet, ses propriétés caractéristiques sont les corrélats du regard qui est porté sur lui : à la confusion et aux mouvements de la multitude répondent la distinction et la fixité des appellations. Ainsi, l’unicité et la permanence de l’appellation sous-tendent la singularité et l’identité à soi de l’individu. Le regard du gardien ou de la justice constitue son propre objet, il distingue et isole les hommes qui composent la multitude. L’individu est donc constitué par les relations de pouvoir dans lesquelles il se trouve pris, par la place que lui assigne le panoptique.
7Bien sûr, les appellations ne suffisent pas à créer leur objet, dans la mesure où elles sont impuissantes à engendrer des entités réelles. Ainsi, les hommes se trompent en croyant qu’à chaque nom correspond une entité réelle. Cependant, le panoptique réduit l’indétermination initiale du peuple, il réorganise la multitude de manière à constituer un objet adéquat au principe d’utilité. De plus, il n’est pas sans conséquence sur les individus auxquels il s’étend : il crée en eux de nouvelles dispositions, qui renforcent l’union politique.
LE PANOPTIQUE, PRINCIPE DE L’UNION POLITIQUE
8Si le panoptique donne lieu à une « collection d’individualités séparées », comment penser leur réunion en un peuple ? Le panoptique renforce l’union politique en renforçant l’obéissance : tout en séparant les individus, il assure la cohésion du corps politique.
9L’habitude d’obéir, qui réunit un grand nombre d’hommes en une société politique, peut être renforcée par les structures du pouvoir. Ainsi, dans le bâtiment panoptique, l’obéissance n’est pas obtenue par une contrainte physique et extérieure aux individus, elle correspond à des dispositions internes. L’individu, isolé dans une cellule de ce dispositif, sait qu’il peut être observé à tout moment, mais aucune certitude n’est possible à ce sujet. L’efficacité du système repose sur cette conscience de la surveillance possible. L’individu qui a conscience qu’il peut être surveillé se rend attentif à sa propre conduite, afin d’échapper aux éventuelles sanctions. Il assure sa propre surveillance. La discipline du panoptique est une autodiscipline imposée.
10Il n’est donc pas nécessaire que la surveillance du gardien soit effective en permanence. Il suffit qu’elle intervienne de manière ponctuelle, pour que ses effets soient permanents. En effet, l’incertitude dans laquelle le prisonnier se trouve placé le contraint à faire comme si la surveillance était effective et permanente. Dans ce processus, l’intériorisation de la surveillance érige l’obéissance en disposition. Au moyen du panoptique, l’habitude d’obéir, source de l’union politique, devient l’effet de celle-ci. Elle découle des structures du pouvoir elles-mêmes, et non des personnes qui l’exercent. En effet, peu importe qui est le gardien, peu importe quels sont ses motifs, la modalité de sa relation aux individus qui lui sont soumis suffit à produire l’obéissance et à la traduire en disposition. Ainsi, Bentham souligne que n’importe quel individu peut, s’il le désire, occuper la place du gardien, afin de surveiller à la fois les prisonniers et le gardien lui-même9. Dans l’union politique, envisagée selon cette perspective, seules les situations sont déterminantes, peu importent les individus qui les occupent.
11De cette manière, un problème essentiel de la philosophie politique se trouve résolu. En effet, le panoptique apporte une réponse à la question de savoir qui garde les gardiens, ou qui surveille les surveillants10. Les situations constitutives du panoptique demeurent identiques à elles-mêmes, quelles que soient les propriétés intrinsèques des individus qui s’y trouvent pris. Les mêmes peuvent donc occuper successivement, voire simultanément, les différentes positions définies par le panoptique. Une fois libéré, un prisonnier peut jouer le rôle d’un inspecteur occasionnel. Lorsque l’on considère le panoptique dans sa plus grande extension, comme le dispositif qui soutient l’union politique de toute une communauté, le même individu est simultanément surveillé et surveillant. Il est soumis au contrôle du gouvernement, mais exerce en retour un contrôle sur celui-ci. En effet, les mesures et les actions de ce dernier sont elles-mêmes rendues visibles par différentes dispositions, telles que la publication des débats des assemblées ou la liberté de la presse. Le surveillé étant indissociablement surveillant, le pouvoir des gouvernants rencontre ses limites dans les individus sur lesquels il s’exerce. Le problème de la surveillance des surveillants est donc résolu du simple fait de l’impersonnalité du pouvoir : dès lors que celui-ci ne s’attache pas à des personnes mais à des situations, rien n’interdit aux mêmes individus d’être à la fois surveillants et surveillés.
12Bien que le surveillé puisse devenir surveillant, l’individu au sein du panoptique demeure essentiellement objet : il est constitué comme l’objet requis par le principe d’utilité et les opérations du gouvernement. Le regard du gardien ou de la justice n’instaure jamais une relation intersubjective. Il est essentiellement objectivant : le regardé n’est pas interlocuteur dans un dialogue, il n’est pas sujet d’une communication, il est objet d’une information11. Le panoptique est donc le principe d’une constitution passive du peuple, dans le sens où il est sa constitution par un principe qui lui est extérieur. Ainsi, la réflexion ne suffit pas à constituer l’objet adéquat au principe d’utilité, il doit être institué par un acte de pouvoir, et le panoptique est le moyen de cette institution. De ce point de vue, le dispositif réalise la distinction entre une multitude et un peuple, il l’inscrit dans les faits. À ce niveau de la constitution du peuple, le principe de son unité lui est extérieur : il réside dans la distribution des corps dans l’espace, en ce qui concerne le panoptique comme principe d’architecture, et dans le regard que le gouvernement porte sur ceux qui lui sont soumis, en ce qui concerne le panoptique comme principe d’organisation de la société civile. Bien que l’obéissance constitutive d’un peuple ne soit pas issue d’un pouvoir attaché à un individu ou à un groupe extérieur au peuple lui-même, elle est déterminée par un ensemble de situations qui lui sont imposées, dans lesquelles il se trouve pris.
LE PANOPTIQUE ET L’EFFICACITÉ DE LA FICTION
13Cependant, l’intersubjectivité n’est pas absente du panoptique. Si l’individu est isolé dans l’espace, autrui n’est pas absent de ses représentations, il en constitue au contraire un élément essentiel. Au sein du bâtiment panoptique, la distribution des corps dans l’espace est une manière d’engendrer et d’organiser un ensemble déterminé de représentations. Or, celles-ci ne sont que la manière dont une relation intersubjective se traduit en chacun de ses termes.
14D’une manière générale, les relations de pouvoir se réduisent aux croyances entretenues par les individus qu’elles réunissent :
De mon propre point de vue, puis-je exercer une plus grande influence sur son bien-être que lui sur le mien ? - Je suis son supérieur. Mon pouvoir d’exercer une influence sur son bien-être, d’un côté, et son pouvoir d’exercer une influence sur mon bien-être, de l’autre, sont-ils égaux ? - Il est mon égal. Son pouvoir d’exercer une influence sur mon bien-être est-il plus grand que mon pouvoir d’exercer une influence sur son bien-être ? -Je suis son inférieur12.
15Supériorité, égalité et infériorité se définissent donc par un état déterminé des croyances des individus concernés. En effet, si l’un exprime une volonté, et qu’il s’adresse à d’autres qui le considèrent comme leur supérieur, sa volonté aura valeur de commandement. En revanche, s’il s’adresse à d’autres encore qui le considèrent comme leur égal, ou leur inférieur, sa volonté ne constituera pas un commandement, mais une proposition dans le premier cas, et une simple requête dans le second. L’effectivité d’un commandement dépend donc des croyances de ceux auxquels il est adressé, dans la mesure où elles déterminent leur disposition à s’y conformer. Celui qui entend commander ne possède donc aucun pouvoir avant d’avoir suscité par ses actes la représentation de sa supériorité.
16De ce point de vue, les relations de pouvoir sont des entités fictives, et elles reçoivent leur fondement et leur consistance des croyances de leurs termes. Toutefois, les termes de la relation ne doivent pas être considérés isolément, leurs croyances ne sont pas mutuellement indépendantes. Au contraire, elles comportent une dimension intersubjective essentielle : elles ne sont pas seulement des croyances relatives à autrui, elles émanent de la position relative de chacun des termes de la relation. À ce niveau, les causes efficientes des perceptions et des opinions d’un sujet ne se trouvent pas en lui-même, mais dans les actes ou les circonstances par lesquels il se trouve lié à autrui. Une situation est donc liée à une relation intersubjective, et cette relation entraîne, en chacun de ses termes, un jeu déterminé de représentations. De ce point de vue, les rapports du réel et du fictif se jouent au sein de la représentation elle-même.
17Une situation correspond à une certaine distribution des entités réelles, laquelle définit une relation entre différents termes. Elle suscite, en chacun de ces termes, un ensemble de perceptions, d’affections et d’opinions. À cette occasion, elle donne lieu à une série d’entités fictives, par lesquelles chaque terme se représente sa relation à l’autre. Bentham souligne en effet que la relation est une fiction, dont l’étendue est si large que l’ensemble des entités fictives ne constituent que les différentes modalités de celle-ci13. Toutefois, si les relations sont des fictions, elles ne demeurent pas sans conséquence, elles ont des effets réels. En effet, elles induisent des comportements déterminés. Par exemple, la croyance qui donne lieu à l’entité fictive de supériorité conduit l’individu concerné à se soumettre spontanément à la volonté de celui qu’il se représente comme « supérieur ».
18Ce mouvement incessant entre le réel et le fictif, caractéristique de la pensée de Bentham, se retrouve dans le panoptique, qui en constitue une particularisation. Le bâtiment panoptique est essentiellement une disposition des corps dans l’espace, autrement dit une certaine distribution d’entités réelles. Cette distribution génère des représentations déterminées, dont la principale est la fiction qui consiste, pour les individus soumis au contrôle, à faire comme si la surveillance était effective et permanente. En effet, dans ce système, il s’agit de faire en sorte que « la perfection du pouvoir tende à rendre inutile l’actualité de son exercice14 ». Dans et par le panoptique, l’exercice du pouvoir devient virtuel : il disparaît de l’ordre des entités réelles, pour n’exister que dans celui des entités fictives. Ainsi, à l’échelle de la société civile, le simple fait que les noms des individus soient visibles en permanence, par exemple à l’aide de tatouages, suffirait, selon Bentham, à rendre les occasions où un emprisonnement est nécessaire de plus en plus rares. Les moyens de la visibilité possèdent donc « leur énergie propre15 », et tendent à rendre la punition, c’est-à-dire le pouvoir actuel, inutile. La fiction d’une surveillance effective et permanente produit donc des effets réels : elle engendre des comportements déterminés. Le détour par la fiction crée ainsi une réorganisation de l’ordre des entités réelles, il le modifie de manière essentielle.
19Dans le bâtiment panoptique, si la fiction joue le rôle d’une médiation entre le prisonnier et le gardien, cette médiation se révèle constitutive du rapport à soi : le prisonnier, en étant déterminé à faire comme s’il était surveillé en permanence, est déterminé à prendre son propre comportement pour objet, et à le modifier en conséquence. C’est donc par l’intermédiaire d’une extériorité fictive qu’il est en mesure de se considérer lui-même comme objet. Seule la fiction introduit la distanciation nécessaire, vis-à-vis de ce qui est, pour qu’un sujet puisse se prendre lui-même pour objet : elle permet un écart par rapport au réel, qui ouvre la possibilité de la réflexion. Ainsi, c’est en projetant un point de vue extérieur sur lui-même, en passant par la présence fictive du gardien, que le prisonnier est mis en position d’examiner et de réguler sa propre conduite.
20Toutefois, cette projection a pour point d’appui une extériorité réelle, celle du corps du gardien, celle de la tour centrale. Les représentations elles-mêmes ont besoin d’être soutenues par des conditions matérielles, extérieures à leur sujet. Le jeu du réel et du fictif est donc permanent. Le réel constitue le fondement ou la cause efficiente des fictions, et les fictions constituent le principe de la réorganisation du réel.
21D’autre part, l’intériorisation de la surveillance, produite par le panoptique, s’étend à l’ensemble de la communauté, elle n’est pas contenue dans les limites d’un bâtiment. Ainsi, à l’instar du regard du gardien sur chacun des prisonniers, le regard du gouvernement sur chacun des sujets n’est pas effectif en permanence, mais les signes dont sont composées les tables de la population, ou encore les marques apparentes qui distinguent les uns des autres les membres d’une même communauté, constituent des réalités matérielles et permanentes, qui rendent l’identification possible à chaque instant. De ce point de vue, la situation de chaque membre de la communauté est semblable, à chaque instant, à celle d’un individu enfermé dans la prison panoptique : la conscience d’une identification possible, en cas de transgression des lois positives, le contraint à surveiller en permanence sa propre conduite. Autrement dit, il se voit contraint d’agir comme s’il était soumis en permanence à une surveillance effective. De plus, cette surveillance des sujets par le gouvernement est reprise et étendue par celle que le peuple exerce sur lui-même.
22En effet, l’opinion publique fonctionne comme un tribunal, auquel chaque membre de la communauté est soumis et qui est chargé de faire respecter non seulement les lois positives, dans la mesure où elles sont approuvées par le plus grand nombre, mais encore les normes extra-juridiques, qui correspondent aux jugements d’approbation et de désapprobation du plus grand nombre et qui revêtent un caractère obligatoire pour chaque membre de la communauté. Le tribunal de l’opinion publique accompagne ses jugements de certaines peines, qui constituent la sanction morale ou populaire, et que les individus s’infligent à titre privé, indépendamment des lois positives. Il réalise une certaine autonomie du peuple, dans la mesure où son jugement exprime « la décision de la société sur la conduite, décision reconnue et qui fait loi16 ». Cette autonomie prend la forme d’une autodiscipline collective. À l’image de celle de l’individu au sein du bâtiment panoptique, elle s’instaure par la projection, par chacun des sujets concernés, d’un point de vue extérieur sur sa propre conduite.
23Son efficacité est maximale lorsque le secret de l’intériorité lui-même est supprimé - ce qui nécessite l’intervention d’une fiction particulière : celle d’un « souverain-être », qui « possède une connaissance complète de tous les méfaits qu’il s’agit de réprimer »17. La sanction populaire est donc renforcée par la sanction religieuse, qui lui donne sa plus grande extension et sa plus grande efficacité, à condition qu’elle agisse dans le même sens. La sanction religieuse correspond à la présence, dans l’intimité de la conscience, d’une extériorité fictive, qui se distingue par ses attributs d’omniscience et d’omnipotence. De ce point de vue, elle est la forme la plus achevée du panoptique.
24Bien que les citations du paragraphe précédent soient extraites de la Déontologie dans la traduction de Benjamin Laroche, dont l’autorité demeure problématique compte tenu des modifications et des apports que John Bowring est susceptible d’avoir apportés au texte original, elles correspondent au Bentham historique, à celui que les lecteurs français du xixe siècle connaissaient ou croyaient connaître, et elles nous permettent d’isoler la logique du panoptique, qui se trouve ici développée jusqu’à ses ultimes conséquences - que ce soit par Bowring ou par Bentham lui-même18. Ainsi peut-on lire dans la Déontologie :
Il serait à désirer que le nom de chaque homme fût écrit sur son front aussi bien que gravé sur sa porte ; que ce qu’on appelle secret n’existât pas, et que la maison de chaque homme fût de verre : le cœur de chacun serait bientôt connu19.
25Ainsi, la sanction populaire se trouverait renforcée par l’abolition de la sphère privée de l’existence, par sa visibilité intégrale. De ce point de vue, le détour par l’idée d’un être omniprésent et omniscient constitue un simple expédient, destiné à pallier l’absence de visibilité du foyer. En effet, l’observation permanente des actions d’un individu révélerait inéluctablement ses sentiments et ses dispositions, le secret de sa conscience serait aboli.
26Toutefois, la visibilité n’a qu’une valeur de moyen. Le panoptique, comme principe d’organisation de la société civile, n’est logiquement indépendant ni de la théorie des fictions, ni du principe d’utilité. Ainsi, bien que la fiction d’un « souverain-être » permette de concevoir un jugement et une sanction appuyés sur une « connaissance complète » des actes et des dispositions des individus, une telle connaissance ne constitue en rien un idéal régulateur dont le gouvernement ou l’opinion publique devraient s’approcher.
LES LIMITES DU PANOPTIQUE
27Le panoptique a contribué à donner de Bentham l’image d’un philosophe obsédé par le contrôle. Cependant, il convient de situer le principe de visibilité au sein de son système, pour en apprécier exactement la portée. Ce principe est requis par celui d’utilité, comme la condition de son applicabilité. Il revient donc au principe d’utilité lui-même de fixer l’étendue et les limites du panoptique. Plus précisément, la cohérence interne de l’utilitarisme exige que le panoptique n’ait aucune conséquence contraire au principe d’utilité. Or, quelles que soient les vertus que Bentham lui accorde, il établit que la visibilité, lorsqu’elle est étendue à l’ensemble d’une communauté, se révèle rapidement contraire au plus grand bonheur du plus grand nombre.
CONNAISSANCE ET TYRANNIE
28Le principe d’utilité exige que l’on se rende attentif aux conditions du savoir acquis sur les individus : le savoir nécessaire au calcul ne doit pas se révéler contraire à la finalité du calcul, du fait des procédures nécessaires à son acquisition. Ainsi, afin de respecter la liberté individuelle, élément essentiel au bonheur, un gouvernement doit délibérément renoncer à certaines connaissances. Bentham rejette donc les projets qui nécessitent une inspection des circonstances et de la sensibilité des individus, incompatible avec le respect de la sphère privée de leur existence. C’est le cas notamment du projet, contenu dans la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen de 1789, d’une contribution commune « également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés20 ». En effet, pour être réellement égalitaire, la contribution devrait tenir compte des ressources et des besoins. Or, Bentham souligne que : « […] Concernant les ressources et les manques de chacun, l’inquisition, pour être adéquate à son objet, doit être perpétuelle, elle doit porter sur les moindres détails de la vie de chacun [… ]21. » Il dénonce cette inquisition comme une « tyrannie22 ».
29L’argument de Bentham n’est pas un argument de circonstance, limité à la critique des droits de l’homme ou de l’égalité dans la contribution. Sa portée est générale. Il s’applique également, par exemple, à la répartition du droit de vote. Le principe d’utilité exige que celui-ci soit accordé en fonction des aptitudes intellectuelles et morales. En effet, l’attribution du droit de vote ou du nombre des voix, selon les aptitudes de chacun, garantit la participation politique la plus rationnelle et la plus efficace possible. Ainsi, une certaine incapacité justifie une exclusion du droit de vote. Cependant, Bentham identifie immédiatement deux difficultés dans la mise en œuvre de cette exclusion :
1. déterminer, exprimer le degré d’incapacité suffisant pour constituer le motif dont il s’agit ; 2. trouver des faits capables de servir avec assez de précision et de certitude, en qualité d’indices, de ce même degré23.
30Dans de nombreuses situations, ces difficultés ne pourront pas être surmontées. L’égalité politique est alors envisagée comme « conséquence de la non-solution de ce problème24 ». Faute de pouvoir mesurer et attester le degré d’incapacité justifiant une exclusion, le suffrage doit être universel ou « virtuellement universel25 ».
31Dans le cadre d’une philosophie utilitariste, l’égalité politique n’a pas de valeur en elle-même. Elle n’est pas la reconnaissance d’une égale dignité des individus. D’une manière générale, elle n’est pas l’expression d’une égalité réelle, quels que soient les critères envisagés. S’il doit y avoir une égalité politique, sous la forme du suffrage universel, c’est uniquement parce qu’il est impossible de déterminer et d’indiquer, avec suffisamment de précision et de certitude, les inégalités existant entre les individus en ce qui concerne les capacités requises par l’exercice du droit de vote.
32Dans ce contexte, le suffrage proposé par Bentham n’est que « virtuellement » universel. Il exclut en effet ceux dont l’incapacité est manifeste. Ainsi, Bentham affirme qu’il faut exclure du droit de vote les mineurs et les insensés, en raison des insuffisances de leurs aptitudes intellectuelles, et certains criminels, en raison des insuffisances de leurs aptitudes morales. Selon lui, il n’existe pas d’infériorité naturelle des femmes dans les capacités requises pour voter. Elles ne peuvent donc être exclues que pour des raisons contingentes, résidant principalement dans la coutume à laquelle il peut s’avérer nécessaire de faire des concessions afin d’introduire de manière progressive les changements institutionnels requis par le principe d’utilité. À l’exception de ces catégories de personnes, le droit de vote devra être accordé à tous les individus résidant sur le territoire de l’État.
33L’égalité politique apparaît donc comme une solution par défaut : elle exprime la limitation de nos connaissances. Son fondement apparaît contingent et précaire. En effet, on peut concevoir que le progrès des connaissances permette finalement de mesurer avec toute la précision et toute la certitude requises les différences pertinentes dans les aptitudes intellectuelles et morales des individus concernés. Ce nouvel état des sciences et des arts justifierait-il une nouvelle répartition, inégalitaire cette fois-ci, du droit de vote ? La réponse de Bentham est négative. En effet, dans toutes les hypothèses, l’enquête nécessaire produirait des maux supérieurs aux avantages attendus.
34Bentham admet que le suffrage universel conduit à accorder le droit de vote à des individus qui ne possèdent pas les aptitudes nécessaires, ou qui ne les possèdent pas à un degré suffisant. Considéré en lui-même, ce défaut d’aptitude justifierait leur exclusion : sont-ils admis uniquement parce qu’il est impossible de le mesurer et de l’attester ? Si le principe d’utilité requiert que l’attribution du droit de vote tienne compte des aptitudes, il se traduit également par un « principe de simplification26 ». L’amélioration partielle d’une procédure peut se traduire par sa complexification. Dans cette situation, le principe de simplification exige de comparer les avantages produits par l’amélioration aux maux engendrés par un degré supérieur de complexité, qui consistent en délais, dépenses et vexations. Dans le cas du droit de vote, le grand nombre des votants implique que chaque voix ne représente qu’une infime fraction du pouvoir constitutif, insignifiante lorsqu’elle est considérée en elle-même. Ainsi, quel que soit le nombre des individus que l’on pourrait légitimement exclure du droit de vote en raison de l’insuffisance de leurs aptitudes, les maux que l’on éviterait de cette façon seraient inférieurs à ceux produits par la procédure d’exclusion elle-même. Il faut donc renoncer à déterminer, par exemple, si les individus pouvant prétendre au droit de vote sont des étrangers, s’ils ont un domicile, s’ils sont solvables, s’ils ont été condamnés pour des infractions mineures27…
35De ce point de vue, la limitation du savoir ne constitue pas un obstacle à l’application du principe d’utilité. Au contraire, elle est exigée par celui de simplification, c’est-à-dire par la prévention des maux liés à l’acquisition du savoir. Le bonheur du plus grand nombre exige que l’inspection à laquelle le gouvernement soumet ses sujets soit limitée dans le temps et dans son extension. Ses limites résident en partie dans les propriétés de son objet, dans le secret de la conscience par exemple. Cependant, ce qui importe est qu’elle se limite elle-même, c’est-à-dire que le gouvernement la restreigne aux caractères et aux circonstances des individus qu’il lui est nécessaire de connaître afin de remplir la fonction que lui assigne le principe d’utilité. Dans la mesure où cette limitation du savoir est un moyen du plus grand bonheur, elle doit être délibérément produite et entretenue.
36Toutefois, le panoptique correctement interprété ne contrevient pas au principe de simplification. Au contraire, il est le moyen de concilier simplicité et visibilité. Le principe de simplification nous avertit qu’il y a des connaissances utiles, lorsqu’elles sont considérées en elles-mêmes, dont l’acquisition n’est pas souhaitable du fait des maux qu’elle entraîne. Il exige le sacrifice du savoir à la simplicité de la procédure. Il nous permet de conclure qu’il n’y a pas, dans la philosophie de Bentham, d’exigence de tout voir et de tout savoir. Il est donc nécessaire de revenir sur le sens du panoptique. Sa fonction n’est pas de rendre les individus connaissables, mais identifiables, c’est-à-dire accessibles aux opérations du gouvernement, lorsque celles-ci s’avèrent nécessaires.
LE PANOPTIQUE ET LA LIMITATION INTERNE DU GOUVERNEMENT
37Dans la Naissance de la biopolitique, Foucault reconnaît dans l’utilitarisme une nouvelle « technologie du gouvernement28 ». Autrement dit, il serait essentiellement une analyse du pouvoir, destinée à délimiter sa sphère de compétence. Dans l’utilitarisme, il ne s’agit pas de limiter le gouvernement de l’extérieur, en définissant les droits que les individus possèdent naturellement, donc indépendamment du gouvernement, et que ce dernier doit reconnaître et respecter. L’utilitarisme pense la limitation interne du gouvernement : c’est à celui-ci lui-même qu’il appartient de se limiter, en fonction d’une compréhension exacte de ce qu’il est utile ou inutile qu’il fasse. Un nouvel art de gouverner, ou une nouvelle raison gouvernementale, apparaît ainsi.
38Selon l’utilitarisme comme technologie de gouvernement, toute intervention de l’État constitue une contrainte, donc une douleur ou une perte de plaisir. Ainsi, le gouvernement doit intervenir le moins possible, et s’il le fait, il doit rendre son intervention la moins sensible possible. Dans ce contexte, le panoptique est davantage qu’un moyen parmi d’autres d’exercer une influence sur les dispositions et les conduites individuelles :
[…] le panoptique, c’est la formule même d’un gouvernement libéral, parce qu’au fond, que doit faire un gouvernement ? Il doit bien entendu laisser place à tout ce qui peut être la mécanique naturelle et des comportements et de la production. Il doit laisser la place à ces mécanismes et il ne doit avoir sur eux aucune autre forme d’intervention, du moins en première instance, que celle de la surveillance. Et c’est uniquement lorsque le gouvernement, limité d’abord à sa fonction de surveillance, verra que quelque chose ne se passe pas comme le veut la mécanique générale des comportements, des échanges, de la vie économique, qu’il aura à intervenir29.
39Dans la mesure où il réduit la nécessité de l’actualité du pouvoir, le panoptique est, pour le gouvernement, un moyen de ne pas intervenir. Il permet de contrôler sans coercition les conduites individuelles. Au sein du panoptique comme établissement qui accueille des prisonniers, des ouvriers, des malades, des pauvres ou encore des élèves, le pouvoir peut prendre en charge les moindres détails de la vie quotidienne des individus30. Cependant, Foucault se situe ici à un autre niveau, celui du panoptique étendu à l’ensemble de la communauté. Or, là, l’action individuelle se déploie dans une large mesure sans obstacle ni contrainte, elle est une action libre. De ce point de vue, la surveillance du gouvernement n’est pas encore l’intervention du gouvernement : elle est précisément ce qui doit rendre celle-ci inutile. Le gouvernement libéral est celui qui surveille sans intervenir, tant que son intervention n’est pas requise par la protection des intérêts de la communauté.
40Cependant, l’influence du panoptique sur les individus ne doit pas être sous-estimée. La mécanique qui prend place en son sein n’est pas une mécanique « naturelle », elle est produite artificiellement par la situation dans laquelle les individus sont placés. Le panoptique est une manière d’agir sur les conditions de l’action, pour ne pas avoir à intervenir sur l’action elle-même. Ainsi, la surveillance nécessite une actualité minimale du pouvoir, au travers du recensement nécessaire aux tables de la population par exemple. Cette actualité est indissociable des maux impliqués par toute opération du gouvernement : dépenses, délais et vexations. Le propre du panoptique est uniquement de produire des effets bénéfiques et durables avec le minimum de moyens.
41Le panoptique est donc conçu en fonction de la limitation interne du gouvernement : il est le moyen de son autolimitation. Par conséquent, il existe des limites au savoir qu’il rend possible, à propos des individus qui s’y trouvent pris. Il n’est pas le moyen d’une « connaissance complète » de ces derniers. Au contraire, dans une large mesure, l’individu échappe au panoptique, il n’entre pas dans le domaine du visible. Ce que le gouvernement libéral surveille, ce ne sont pas des individus mais des interactions.
42Foucault considère l’utilitarisme comme une critique interne de la raison gouvernementale. Or, cette critique se fonde sur une distinction entre choses en soi et phénomènes de la politique :
Le nouveau gouvernement, la nouvelle raison gouvernementale n’a pas affaire à ce que j’appellerais ces choses en soi de la gouvernementalité que sont les individus, que sont les choses, que sont les richesses, que sont les terres. Il n’a plus affaire à ces choses en soi. Il a affaire à ces phénomènes de la politique, et qui constituent précisément la politique et les enjeux de la politique, à ces phénomènes que sont les intérêts ou ce par quoi tel individu, telle chose, telle richesse, etc., intéresse les autres individus ou la collectivité31.
43L’économie politique, telle que Bentham la conçoit à la suite d’Adam Smith, enseigne que seul le libre-échange fixe la véritable valeur des choses. Sa détermination se situe donc en dehors de la sphère de compétence du gouvernement, dont l’intervention dans les échanges doit être limitée en conséquence. Il ne doit pas, notamment, se substituer aux individus pour décider de l’emploi du capital disponible. Du simple fait de leur situation, ceux qui produisent et échangent sont les meilleurs juges de l’utilisation qui doit être faite du capital32. Le gouvernement rencontre ainsi plusieurs limitations de fait, par lesquelles individus et choses sont situés dans le domaine des « choses en soi ».
44L’action du gouvernement n’est pas absolument inutile pour autant. Elle est requise à chaque fois que l’action individuelle produit davantage de maux que de bénéfices, pour la communauté dans son ensemble - à condition que les maux produits par l’intervention du gouvernement elle-même ne dépassent pas ceux qu’il s’agit de supprimer. La sphère de compétence du gouvernement réside donc dans le lien entre l’individu et la collectivité. Elle concerne les conséquences extérieures de l’action individuelle, telles qu’elles peuvent être observées et mesurées. Autrement dit, le gouvernement n’est concerné que par l’état des intérêts, entendu comme interdépendance des intérêts individuels.
45L’utilitarisme peut donc être compris comme une philosophie qui « ne s’intéresse qu’aux intérêts33 ». Autrement dit, il ne considère pas les individus en eux-mêmes, mais uniquement les aspects de leur individualité qui concernent la collectivité. Le gouvernement ne doit donc s’intéresser aux motifs et aux actions des individus que dans la mesure où cela est nécessaire pour comprendre la dépendance réciproque de leurs intérêts. Il est inutile pour un gouvernement d’acquérir une connaissance complète des individus soumis à son pouvoir.
46L’État qui comprend ce qu’il est utile et ce qu’il est inutile qu’il fasse se distancie des individus, et cette distanciation est constitutive du gouvernement libéral. En effet, elle est la condition de la liberté individuelle, entendue comme indépendance des gouvernés à l’égard des gouvernants. Or, cette distanciation n’est pas compromise par le panoptique étendu à l’ensemble de la communauté : la connaissance à laquelle il donne accès porte sur les aspects extérieurs de l’individualité, et elle est acquise sans intervention de l’État sur les actions individuelles.
L’INDIVIDU, CHOSE EN SOI DE LA POLITIQUE
47Au sein même d’un panoptique conçu pour contrôler des catégories particulières de personnes, telles que les prisonniers ou les pauvres, une distance existe entre le pouvoir et les individus. La distanciation se retrouve en effet dans la classification essentielle au fonctionnement du panoptique. Le rapport des administrateurs et des surveillants aux individus y est médiatisé par des catégories prédéterminées. En effet, les noms des différentes catégories de personnes présentes dans le panoptique doivent être déterminés à l’avance, afin que les individus soient identifiés et comptabilisés dès leur admission. Cette classification est nécessaire à leur traitement différencié au sein du panoptique, lequel peut accueillir simultanément des individus aux statuts très différents. Le pouvoir ne considère donc pas ces derniers dans leur singularité, mais uniquement en tant que membres d’une classe prédéfinie. Dans le cas du panoptique destiné aux pauvres, qu’il s’agit d’assister en contrepartie d’un travail, le critère de classification est la capacité à exécuter une tâche déterminée. Bentham distingue donc trois catégories d’individus : ceux ne possédant pas les capacités nécessaires, ceux disposant uniquement de ces capacités, et ceux bénéficiant d’un surplus de capacité. Chaque catégorie peut réunir des individus très différents. Par exemple, la première regroupe les fous, les malades, les infirmes, les personnes âgées34… La classification dépend donc moins des propriétés intrinsèques des individus que de la tâche à effectuer. Chacun est rattaché à une catégorie qui exprime sa capacité de production. Le panoptique repose donc sur un savoir circonscrit par l’utilité. Il s’agit moins de connaissance que de maîtrise.
48Le panoptique n’est donc jamais réductible à l’exposition directe de l’individu au regard du pouvoir. Il n’est pas la suppression de toutes les médiations entre ceux-ci. Ces médiations, en effet, ne constituent pas des écrans ou des voiles, qu’il s’agirait d’écarter. Ainsi, bien que l’individu soit directement exposé au regard du pouvoir par l’architecture du bâtiment panoptique, le système est davantage qu’une « idée d’architecture ».
49Anne Brunon-Ernst souligne que le regard du gardien n’a pas de mémoire, qu’il doit être relayé par l’écrit, c’est-à-dire par des signes dont la permanence permet de rendre les événements passés disponibles, accessibles35. L’exposition directe est donc effective au sein du panoptique, mais limitée au présent. Dès que l’écrit intervient, une idée générale abstraite s’interpose entre le pouvoir et l’individu. De plus, du fait de la classification, cette interposition est effective dès l’entrée de l’individu dans le panoptique.
50Dans la mesure où celui-ci constitue « la formule même du gouvernement », la distanciation est constitutive du rapport des gouvernants aux gouvernés. Celui qui surveille se tient à distance, à l’image du gardien dans la tour centrale. Cette distance est celle du regard qui objective. Ainsi, au travers du panoptique, le gouvernement ne se rapporte pas à un peuple, comme sujet d’une volonté, mais à une « population », comme objet d’une maîtrise. Les individus soumis à son pouvoir lui apparaissent comme un bien, comme une ressource à préserver. Ainsi, Bentham souligne que des infractions sont possibles contre la population, parmi lesquelles l’émigration ou le suicide36.
51Foucault insiste sur ce phénomène :
Une des grandes nouveautés dans les techniques de pouvoir, au xviiie siècle, ce fut l’apparition, comme problème économique et politique, de la « population » : la population-richesse, la population-main d’œuvre ou capacité de travail, la population en équilibre entre sa croissance propre et les ressources dont elle dispose. Les gouvernements s’aperçoivent qu’ils n’ont pas affaire simplement à des sujets, ni même à un « peuple », mais à une « population », avec ses phénomènes spécifiques, et ses variables propres : natalité, morbidité, durée de vie, fécondité, état de santé, fréquence des maladies, forme d’alimentation et d’habitat37.
52Toutes ces variables sont prises en compte et régulées au sein du panoptique, notamment dans les maisons de travail destinées aux pauvres. Celles-ci permettent en effet le contrôle des corps, nécessaire à celui de la population. Elles deviennent le lieu de l’observation et de l’expérimentation relatives à tous les phénomènes constitutifs de la population. La visibilité et l’enregistrement des données pertinentes permettent de mettre en évidence des régularités empiriques, à partir desquelles sont formulées des lois scientifiques. Dans cette mesure, ces maisons permettent un accroissement des connaissances. Elles deviennent notamment le lieu de l’élaboration d’un savoir médical, diffusé ensuite à l’ensemble de la communauté.
53Dans la mesure où les notions de peuple et de population sont distinctes, le panoptique, en constituant une population, échoue à instituer un peuple. En son sein, la multitude devient une population, c’est-à-dire un objet déterminé, dont les phénomènes et les lois sont connus, et qu’il est par conséquent possible de contrôler. Mais elle ne devient pas un peuple, c’est-à-dire un sujet qui affirme une volonté propre, une volonté qui n’est pas définie par le gouvernement, mais à laquelle il doit au contraire se soumettre.
54Toutefois, l’apparition de la population ne signifie pas la disparition du peuple. Ces entités fictives sont constituées des mêmes individus : ceux dont le comportement est prévisible, en tant qu’il relève des phénomènes spécifiques de la population, constituent également un peuple, c’est-à-dire un sujet dont la volonté et les manifestations sont imprévisibles. En d’autres termes, l’apparition de la population n’abolit pas la distance entre le gouvernement et l’individu. Ce dernier demeure la chose en soi de la politique, l’élément qui introduit l’imprévisibilité propre au peuple.
55Ainsi, bien que les maisons de travail soient effectivement le lieu d’une expérimentation pratiquée sur des êtres humains, la prétention de rendre les individus connaissables constituerait une illusion dangereuse. Bentham considère qu’il est « évident que le législateur ne peut rien savoir des individus38 », et le panoptique ne peut rien contre cette « évidence ». Plus précisément, le législateur ignore la sensibilité et les circonstances particulières de chacun d’eux. Ses connaissances portent sur le général et non sur le particulier. Elles se rapportent donc aux règles générales de la sensibilité, aux circonstances communes à un grand nombre d’individus et aux lignes de conduite qu’elles déterminent.
56Cette ignorance ne concerne pas que le législateur. En effet, elle n’est pas due à une limitation particulière de ses connaissances, mais aux propriétés des individus eux-mêmes :
Car, dans le cas d’un individu, les règles générales les mieux conçues se trouveront de temps à autre prises à défaut par le jeu imprévisible de ses idiosyncrasies39.
57Le gouvernement rencontre dans l’individu une limitation de fait. En raison de leur singularité, les individus sont inconnaissables. Or, cette limitation de fait du savoir du gouvernement entraîne celle de son pouvoir. La difficulté est alors de déterminer jusqu’où s’étend cette limite, et dans quelle mesure il est possible et souhaitable de la surmonter.
58Bentham souligne qu’il est « vain de parler de l’intérêt de la communauté sans comprendre ce qu’est l’intérêt de l’individu40 ». Ainsi, plusieurs de ses affirmations concernant les rapports de la communauté et de l’individu, qui se présentent comme des propositions évidentes et définitives lorsqu’elles sont considérées en elles-mêmes, apparaissent mutuellement incompatibles. En effet, comment exiger du législateur qu’il détermine l’intérêt de la communauté à partir de celui des individus, s’il est « évident » qu’il ne peut rien connaître de ces derniers ?
59L’individu apparaît à la fois nécessaire et inconnaissable, ce qui est le propre d’une « chose en soi » : il est nécessaire au calcul d’utilité, mais inconnaissable pour celui qui voudrait réaliser ce calcul. Or, la solution au problème de la chose en soi, tel qu’il se pose dans la sphère politique, se trouve dans la théorie des fictions : elle est de considérer l’individu lui-même comme une fiction.
L’INDIVIDU COMME FICTION
LE NÉCESSAIRE DÉTOUR PAR LA FICTION
60Si l’intérêt de la communauté dépend de celui des individus dont elle est formée, alors une certaine connaissance de ces derniers, indirecte et partielle, doit être possible. Un intérêt est une entité fictive. Conformément aux exigences de la paraphrase, Bentham en explicite le sens en mettant en évidence le rapport qu’elle entretient aux entités réelles de plaisir et de douleur :
On dit qu’une chose promeut l’intérêt ou est dans l’intérêt d’un individu, quand elle tend à augmenter la somme totale de ses plaisirs ou, ce qui revient au même, à diminuer la somme totale de ses douleurs41.
61Déterminer l’intérêt d’un individu consiste à mesurer la quantité de plaisir et de douleur que produit en lui un événement donné. Or, le même événement peut produire des effets divers sur différents individus. De ce point de vue, les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets. La quantité de plaisir et de douleur que produit une cause déterminée dépend de la prédisposition ou de la qualité de la sensibilité de l’individu sur laquelle elle agit. Cette sensibilité elle-même est fonction, en partie, de circonstances générales, dont on peut comprendre et mesurer l’influence, mais également de circonstances particulières, si nombreuses et si variées qu’il est impossible de les identifier et de mesurer leur importance. Il n’est pas nécessaire, pour autant, de renoncer à déterminer l’intérêt d’un individu particulier. En effet, la fiction pallie les limitations de fait de la connaissance :
Faute de pouvoir déterminer le degré relatif de bonheur dont différens individus sont susceptibles, il faut partir de la supposition que ce degré est le même pour tous. Cette supposition, si elle n’est pas exactement vraie, approchera au moins autant de la vérité que toute autre supposition générale que l’on pourroit mettre à sa place42.
62Dans la mesure où la sensibilité d’un individu est essentiellement sa disposition à éprouver une quantité plus ou moins importante de plaisir ou de douleur, en fonction d’un événement donné, elle constitue « le degré relatif de bonheur » dont un individu est susceptible. Celui-ci varie d’un individu à l’autre, d’un moment à l’autre, si bien qu’il est impossible de le déterminer. Le législateur est donc contraint de fonder ses calculs sur une supposition.
63Ce qui intéresse le législateur, ce sont les différences dans les capacités de bonheur des membres de la communauté, leurs valeurs relatives et non leurs valeurs absolues. En effet, la question que lui impose le principe d’utilité est de savoir si un avantage produira une quantité supérieure de plaisir en étant attribué à tel individu plutôt qu’à tel autre, ou encore si une charge produira davantage de douleur en étant imposée à tel individu plutôt qu’à tel autre. Il doit donc déterminer si les capacités de bonheur de tel ou tel membre de la communauté sont égales, supérieures ou inférieures à celles des autres membres. Le problème qu’il a à résoudre est alors un problème de répartition, il doit arbitrer entre plusieurs distributions possibles des avantages et des charges, auxquelles correspondent différentes distributions possibles des plaisirs et des douleurs. Dans chaque cas, il se trouve confronté à une alternative entre égalité et inégalité.
64Pour quelles raisons le législateur doit-il fonder ses calculs sur la supposition de capacités de bonheur égales ? De nouveau, l’égalité apparaît comme la solution par défaut. À chaque fois qu’il est impossible de déterminer avec précision et certitude les différences pertinentes entre plusieurs individus, il faut les supposer égaux quant au degré relatif de bonheur dont ils sont capables. Toutefois, l’ignorance dans laquelle se trouve le législateur quant à la sensibilité et aux circonstances particulières des membres de la communauté autorise apparemment n’importe quelle autre supposition. Pourquoi préférer l’égalité ?
65La supposition de l’égalité des capacités de bonheur n’est pas une approximation de la réalité. En effet, si elle approche « au moins autant » de la vérité que n’importe quelle autre, elle n’est pas plus proche de la vérité que n’importe quelle autre. Il s’agit d’une proposition fausse et reconnue comme telle. La difficulté est d’établir sa nécessité :
La différence des caractères est inconnaissable, et il n’existe pas deux individus dont les circonstances soient identiques. Si ces deux considérations n’étaient pas laissées de côté, il serait impossible de former une seule proposition générale43.
66La proposition qui affirme l’égalité des capacités de bonheur a donc le statut d’une fiction abstractive : il ne s’agit pas d’une approximation de la valeur relative de ces capacités, il s’agit au contraire de ne pas tenir compte de leurs différences. En effet, la réalité empirique est si complexe qu’il est nécessaire de la simplifier afin de former des propositions générales.
67La fiction rend possible l’induction. De manière paradoxale, elle se substitue partiellement à l’observation et à l’expérimentation au fondement de la généralisation empirique. Celle-ci suppose en effet une fiction abstractive ou néglective, qui consiste à négliger certains éléments du réel empirique afin que des cas dissemblables puissent être considérés comme identiques.
68De ce point de vue, le fondement des propositions générales formulées par Bentham réside moins dans un ensemble d’observations que dans une axiomatique. Ainsi, selon lui, des propositions telles que « le mal de la perte est plus grand que celui de la simple absence de gain » ou « une perte paraît plus légère si elle est partagée »44, qui constituent le fondement des travaux du législateur, constituent des axiomes au même titre que ceux des mathématiciens. Or, cette axiomatique passe par la fiction abstractive : elle est une simplification du réel, nécessaire à la formulation des propositions générales.
69Cependant, l’axiomatique n’est pas constituée sans tenir compte de l’observation. Au contraire, elle correspond selon Bentham à une « expérience universelle45 ». Toutefois, s’il n’existe pas deux cas identiques, à quoi correspond une expérience universelle ? Des axiomes sont par définition des propositions qu’il est impossible de démontrer. Pour autant, elles ne sont pas formées de manière arbitraire. Du point de vue de Bentham, la seule manière d’échapper à l’arbitraire dans ce domaine est de recourir à l’observation. Mais celle-ci ne se réduit pas à un état passif, elle inclut une activité de l’esprit. L’expérience universelle comporte une finalité : elle est orientée par la formulation de propositions générales. Elle doit donc être constitutive de son objet, sans pour autant substituer l’imaginaire au réel.
70Dans une certaine mesure, la fiction s’intègre à l’expérience universelle. Elle est présente sous la forme d’un artifice, qui consiste essentiellement à ne retenir que les aspects les plus importants du réel empirique, que l’on pourra considérer communs à un grand nombre de cas46. De ce point de vue, le langage est constitutif de l’expérience. En effet, une expérience universelle est l’identification du même caractère dans un grand nombre d’entités. Elle est l’expérience, par exemple, qu’une perte entraîne davantage de douleur qu’une simple absence de gain pour la plupart des hommes : ce qui constitue un caractère commun à un grand nombre d’individus. Or, pour que le même caractère soit attribué à différentes entités, il doit d’abord être considéré isolément et en lui-même, afin que sa présence soit ensuite reconnue dans les entités en question. Dans ce processus, les fictions sont évidemment nombreuses : il n’existe pas deux entités dont les qualités soient strictement identiques, un caractère ou une qualité ne possède pas d’existence séparée, un caractère ou une qualité n’existe pas dans une entité… Toutes ces fictions, nécessaires à l’expérience universelle, sont l’œuvre du langage.
71L’intervention de la fiction dans la constitution d’une axiomatique n’est pas sans conséquence. En effet, l’écart entre les propositions et le réel, qui affecte les axiomes, se retrouve inévitablement dans les propositions générales formées à partir de ces axiomes. Sur quoi repose la validité de telles propositions ?
LA FICTION COMME FONDEMENT DES TRAVAUX DU LÉGISLATEUR
72Pour l’essentiel, les conditions de validité qui pèsent sur les axiomes et sur les propositions qui en dérivent sont les mêmes. Du simple fait de leur généralité, ils peuvent se révéler inexacts dans chaque cas particulier. En effet, il est impossible d’assurer la coïncidence du général et du particulier. Rien ne garantit que le réel corresponde dans tel ou tel cas à sa simplification. Toutefois, selon Bentham, cette inexactitude ne constitue un obstacle ni à la « correction spéculative », ni à l’« utilité pratique »47 des propositions générales :
Il suffit, premièrement, qu’elles approchent de plus près la vérité que n’importe quelle autre qui pourrait leur être substituée ; et, deuxièmement, qu’elles puissent être employées par le législateur comme fondement de ses travaux, avec moins d’inconvénients que n’importe quelle autre48.
73À la différence d’une fiction, une proposition générale peut recevoir le statut d’une approximation. Toutefois, sa proximité au réel est essentiellement une condition négative de sa validité. Pour qu’elle soit valide, elle ne doit pas atteindre un degré déterminé de coïncidence au réel, il suffit qu’aucune autre proposition disponible n’en constitue une meilleure approximation. Formulé de cette façon, il est manifeste que le critère ne concerne pas le rapport entre une proposition et le réel, mais entre une proposition donnée et n’importe quelle autre. Le critère qui détermine la correction spéculative d’une proposition est interne à la théorie.
74La position de Bentham implique une distinction surprenante et problématique entre exactitude et correction spéculative, d’autant plus qu’elle occupe une place importante dans la théorie des fictions, dans la mesure où elle permet de rendre compte du statut des mathématiques :
Les mathématiques […] ne sont ni utiles, ni même vraies. 1. Qu’elles […] sont inutiles apparaîtra comme une proposition identique, dès lors qu’elle sera clairement comprise ; une proposition qui la contredirait serait contradictoire en elle-même. 2. Après un examen calme et attentif, qu’elles ne sont pas seulement vraies apparaîtra comme une proposition, sinon identique, du moins quasiment identique ; et une proposition qui la contredirait, comme une proposition, sinon contradictoire en elle-même, du moins quasiment contradictoire en elle-même49.
75Si les mathématiques ne sont pas vraies, on ne peut leur dénier la correction spéculative. Elles ne considèrent dans les corps que la quantité ou la figure. Parce qu’elles ne portent que sur ces entités fictives, elles peuvent s’émanciper de l’expérience et avoir recours à la démonstration. Mais la raison de leur correction est également la raison de leur absence de vérité. En effet : « Une proposition générale qui ne correspond exactement à aucun objet individuel n’est pas une proposition vraie50. »
76À propos de la géométrie, par exemple, Bentham souligne qu’aucune portion de matière ne correspond exactement à ses objets, comme le cercle ou le cube. Par conséquent, aucun cas particulier, aucune observation ne vérifie les propositions de la géométrie. Ainsi, la seule utilité et la seule vérité que possèdent les mathématiques, selon lui, proviennent de leur application aux sciences physiques.
77Les axiomes de la pathologie mentale ont le même statut que ceux des mathématiques. En mathématiques également, les axiomes ont un lien à l’expérience sensible. Ils se constituent en effet par la perspective que le mathématicien adopte sur les corps, qui consiste à ne considérer en eux que la quantité ou la figure. Ainsi, axiomes des mathématiques et axiomes de la pathologie mentale proviennent de l’expérience mais ne correspondent pourtant à aucun cas particulier.
78De ce fait, un régime de vérité différent de celui de la correspondance ou de l’adéquation est nécessaire, qui permette de comprendre en quoi consiste la correction d’un axiome ou d’une proposition générale. L’alternative la plus évidente réside dans la vérité comme cohérence interne d’une théorie. Toutefois, la non-contradiction ne suffit pas à établir la validité d’une théorie. Bentham ne renonce jamais à articuler l’ordre des entités fictives à celui des entités réelles. Les critères internes du vrai, quels qu’ils soient, ne suffiront donc pas à conférer un fondement et une consistance à une théorie. Un critère externe doit intervenir, qui renouvelle le sens et la portée de la correspondance du vrai au réel. Il réside dans « l’utilité pratique », ce qui permet d’établir un lien entre la conception benthamienne de la vérité et le pragmatisme51.
79Les axiomes de la pathologie mentale et les propositions qui en dérivent devront présenter un intérêt pratique. Pour définir l’utilité pratique d’une proposition, Bentham semble de nouveau recourir à un critère négatif et interne à l’ordre de la connaissance. En effet, il affirme qu’une proposition est valide lorsqu’elle peut servir, avec moins d’inconvénients que n’importe quelle autre, comme fondement des mesures du gouvernement. Il s’agit donc de comparer entre elles différentes propositions. Toutefois, cette comparaison s’établit en fonction de leurs conséquences respectives, elle nécessite donc une référence à un élément extérieur aux propositions en elles-mêmes, à savoir le plaisir et la douleur qu’elles sont susceptibles d’engendrer pour les individus soumis aux mesures du gouvernement auxquelles elles pourraient donner lieu. Les propositions en question seront donc évaluées en fonction de la fin du législateur : le plus grand bonheur du plus grand nombre. Ainsi, à condition de renoncer à la vérité comme adéquation au réel, les axiomes de la pathologie mentale et les propositions qui en dérivent peuvent être considérés comme vrais : leur vérité réside dans leur utilité.
80Le législateur peut donc parvenir à des propositions valides au moyen de la fiction. Il peut maximiser le bonheur des membres de la communauté en s’appuyant délibérément sur une représentation erronée de la qualité de leur sensibilité. Une connaissance adéquate et complète des individus soumis à son pouvoir ne lui est aucunement nécessaire : il n’a pas affaire à des entités réelles, mais à des êtres fictifs.
FICTION ET DISTANCIATION
81L’individu auquel le gouvernement a affaire n’est que le sujet fictif des intérêts qu’il s’agit de reconnaître, dont il s’agit de maximiser la satisfaction. En effet, les individus possédant des capacités de bonheur égales, dont le gouvernement s’efforce de mesurer les plaisirs et les douleurs, n’existent nulle part. Ils ne sont qu’une fiction commode, requise par le calcul d’utilité.
82Dans ce contexte, la fiction est une attitude indissociablement théorique et pratique. Elle participe de la distanciation du gouvernement à l’égard des individus, considérés cette fois-ci comme des entités réelles. En effet, seule la fiction dispense le gouvernement, dans l’application du principe d’utilité, d’une « inquisition » permanente et détaillée de l’existence individuelle. L’égalité fictive des capacités de bonheur permet au législateur de déterminer quels sont les intérêts auxquels il a affaire, tout en respectant l’indépendance des gouvernés. De ce point de vue, la fiction est essentielle à la limitation interne du gouvernement, au même titre, sinon davantage, que le panoptique lui-même.
83Pour un gouvernement, l’individu n’est pas une donnée première et évidente mais une construction abstraite. Afin de disposer d’un fondement rationnel à son action, il se donne des individus fictifs, auxquels il attribue les propriétés nécessaires au calcul d’utilité. Mais, par la même opération, il instaure une distance entre lui et les individus concrets soumis à son pouvoir. Il s’en écarte, en refusant de les considérer dans leur singularité. L’art de gouverner défini par Bentham est donc « libéral » dans la mesure où il maintient les individus concrets en dehors de la sphère de compétence du gouvernement, autrement dit il est « libéral » dans la mesure où il considère des intérêts plutôt que des individus.
84Il apparaît alors impossible de déterminer ce qu’est un peuple indépendamment d’une perspective particulière. Un corps collectif, en effet, est constitué d’entités qui sont appréhendées comme si elles étaient réunies. Les modalités de leur réunion dépendent donc du point de vue adopté sur celles-ci. Le point de vue qui a été privilégié jusqu’à maintenant est celui du législateur. Or, qu’est-ce que le peuple pour le législateur ? Sans doute doit-il le considérer comme un corps fictif, formé d’individus qui sont des entités réelles. Comme il n’y a pas d’armée sans soldats52, il n’y a pas de peuple sans personnes individuelles et existantes. Toutefois, de ces entités réelles il ne peut rien connaître. Un autre point de vue sur le peuple est donc immédiatement nécessaire. Le législateur doit substituer aux individus comme entités réelles, les êtres fictifs requis par le calcul d’utilité. Ainsi, sans doute n’est-il pas vrai qu’un peuple soit formé d’individus susceptibles du même degré relatif de bonheur, toutefois, du point de vue du législateur, cette représentation est à la fois nécessaire et valide.
85Chaque perspective sur le peuple en dessine une nouvelle figure, et chaque figure du peuple répond à une fin particulière. Ainsi, pour que le principe d’utilité puisse être appliqué, il est nécessaire d’identifier et de dénombrer les membres de la communauté, d’où la constitution du peuple en une simple juxtaposition d’individus distincts. Mais le principe d’utilité implique également que le nombre et les conditions de vie de ces individus soient régulés, d’où la constitution du peuple-population. Enfin, il exige que les plaisirs et les douleurs que provoquent en eux les actions individuelles et les mesures du gouvernement soient mesurés, d’où la constitution d’un peuple comme réunion d’être fictifs, possédant des capacités égales de bonheur. Le point commun à toutes ces figures du peuple est de l’instituer en objet : objet du principe d’utilité et du gouvernement, objet de connaissance et de contrôle. Faut-il en conclure que le principe d’utilité et la théorie des fictions sont impuissants à reconnaître le peuple comme sujet ?
86Les différentes figures du peuple se corrigent, se complètent, selon une logique propre à la théorie des fictions. Si le peuple est apparu jusqu’ici comme un objet et non comme un sujet, cela est dû au point de vue privilégié : celui du législateur ou du gouvernement, qui doivent se représenter les circonstances et la sensibilité du peuple afin d’en maximiser le bonheur. Il s’agit donc d’un point de vue extérieur au peuple, inévitablement objectivant. Toutefois, le gouvernement est également aux prises avec le peuple comme sujet. Ne doit-il pas se soumettre à sa volonté ? La distance que le panoptique ou la fiction instaure entre le pouvoir et les individus concrets constitue précisément, dans la philosophie de Bentham, l’espace dans lequel le peuple peut échapper au savoir du gouvernement et affirmer une volonté propre - l’espace dans lequel il peut exister comme sujet.
Notes de bas de page
1 J. Bentham, An Introduction…, op. cit., p. 164.
2 Ibid., p. 196.
3 M. Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 234.
4 Ibid.
5 J. Bentham, « Panopticon, Or the Inspection-House » [1791], dans Selected Writings, Jeremy Bentham, op. cit., p. 283.
6 Id., Principles of Penal Law [1802], Édimbourg, Bowring (The Works of Jeremy Bentham, vol. I), 1838-1843, p. 557.
7 Ibid.
8 Ibid.
9 J. Bentham, « Panopticon, Or the Inspection-House », art. cité, p. 289.
10 Ibid., p. 288.
11 Voir M. Foucault, Surveiller et Punir, op. cit., p. 234.
12 J. Bentham, Essay on Language, op. cit., p. 330.
13 Id., De l’ontologie, op. cit., p. 103.
14 M. Foucault, Surveiller et Punir, op. cit., p. 234.
15 J. Bentham, Principles of Penal Law, op. cit., p. 557.
16 Id., Déontologie ou Science de la morale, trad. B. Laroche, Fougères, Encre marine, 2006, p. 71.
17 J. Bentham, Déontologie ou Science de la morale, op. cit., p. 79.
18 Voir notamment C. Laval, « Jérémie Bentham, Déontologie ou Science de la morale », Revue d’études benthamiennes, 1, septembre 2006, http://etudes-benthamiennes.revues.org/172(consulté le 11 juin 2012).
19 J. Bentham, Déontologie ou Science de la morale, op. cit., p. 77.
20 Id., « Nonsense upon Stilts », art. cité, p. 367.
21 Ibid., p. 368.
22 Ibid.
23 J. Bentham, « Considérations d’un Anglois sur la composition des États Généraux » [1789], dans Id., Rights, Representation and Reform, op. cit., p. 72.
24 Ibid.
25 Voir notamment Id., Plan of Parliamentary Reform, op. cit., p. 452.
26 Ibid., p. 464.
27 Ibid., p. 463.
28 M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Seuil/Gallimard, 2004, p. 42.
29 Ibid., p. 69.
30 Voir notamment A. Brunon-Ernst, Le panoptique des pauvres, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2007, p. 96-105.
31 M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 47.
32 Voir notamment J. Bentham, « Manual of Political Economy », dans Id., Selected Writings, Jeremy Bentham, op. cit., p. 314-317.
33 M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 47.
34 Voir A. Brunon-Ernst, Le panoptique des pauvres, op. cit., p. 91-94.
35 Ibid., p. 89.
36 J. Bentham, Introduction aux principes de morale et de législation, op. cit., p. 304.
37 M. Foucault, « La volonté de savoir », dans Id., Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1976, vol. 1, p. 35-36.
38 J. Bentham, An Introduction…, op. cit., p. 290.
39 Id., Plan of Parliamentary Reform, op. cit., p. 527.
40 Id., An Introduction…, op. cit., p. 12.
41 Ibid.
42 J. Bentham, « Considérations d’un Anglois… », art. cité, p. 68.
43 Id., Principles of the Civil Code [1802], Édimbourg, Bowring (The Works of Jeremy Bentham, vol. I), 1838-1843, p. 305.
44 Id., An Introduction…, op. cit., p. 3, n. a.
45 J. Bentham, An Introduction…, op. cit.
46 Voir H. Vaihinger, La philosophie du comme si, op. cit., p. 33.
47 J. Bentham, Principles of the Civil Code, op. cit., p. 305.
48 Ibid.
49 Id., Chrestomathia, op. cit., p. 346.
50 J. Bentham, Chrestomathia, op. cit., p. 347.
51 Voir W. James, Le pragmatisme, trad. N. Ferron, Paris, Flammarion, 2007.
52 J. Bentham, Chrestomathia, op. cit., p. 347.
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