Chapitre II. Burke et Bentham : après la Révolution française, quelles fictions pour penser le peuple ?
p. 61-116
Texte intégral
1 La notion de contrat social a joué un rôle essentiel durant la Glorieuse Révolution. Mais cette référence devient par la suite moins fréquente et moins décisive dans le discours politique1. Toutefois, la Révolution française l’impose à nouveau par les polémiques qu’elle suscite au Royaume-Uni. Edmund Burke est alors conduit à s’approprier cette notion, qui a toujours constitué un élément central de la doctrine whig2. Il s’agit pour lui d’en proposer une interprétation originale, afin de répondre aux partisans de la Révolution française au Royaume-Uni et de dissuader son propre camp de les suivre3.
BURKE, LE PEUPLE COMME FICTION LÉGALE
2Burke considère un peuple comme le produit d’une convention. Comme l’avait fait Hobbes, il souligne l’ambiguïté inhérente au mot lui-même, et l’importance d’en proposer une définition rigoureuse afin de mettre un terme aux controverses relatives à la souveraineté populaire, qui menacent la cohésion du corps politique :
Lorsqu’il s’agit de l’autorité suprême du peuple, avant de chercher à l’étendre ou à la restreindre, il nous faudrait graver dans notre esprit, avec un peu de clarté, ce à quoi nous pensons lorsque nous disons le PEUPLE.
Dans un état de nature brute, il n’y a pas de peuple. En lui-même, un certain nombre d’hommes n’a aucune capacité collective. L’idée de peuple est l’idée d’un corps. Elle est entièrement artificielle, et elle est formée, comme toutes les autres fictions légales, par un commun accord4.
3Le « commun accord », qui donne naissance à un peuple, est « le contrat ou l’accord originel qui donne à un État sa forme et sa capacité de corps5 ». Un grand nombre d’individus isolés ne peuvent donc pas former un peuple. Pour cela, ils doivent être unis par une convention. Sur ce fondement, commun à toutes les théories contractualistes, Burke développe sa propre conception du contrat social.
LE CONTRAT BURKÉEN
4Selon Burke, s’il n’y pas de société sans contrat social, le contrat social est également ce qui distingue une société de toutes les autres. La raison ne peut donc pas déduire les termes du contrat de principes généraux : ils ne peuvent être connus qu’empiriquement, a posteriori. Ainsi, s’il y a nécessairement un commun accord au fondement de l’état civil, « ce que fut la nature particulière de cet accord, on le recueille de la forme dans laquelle cette société particulière a été jetée6 ». Seule la forme historique ou traditionnelle de l’État, monarchique, aristocratique ou démocratique, révèle le contenu du contrat social.
5Burke s’oppose alors de manière radicale à Rousseau, qui considère dans le Contrat social que « les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet7 ». Rousseau procède à une déduction rationnelle, essentiellement anhistorique, des termes du contrat social. En s’opposant à cette démarche, Burke parvient à concilier genèse idéale et genèse historique du peuple. De la dispersion des hommes à l’état de nature, il déduit la nécessité d’une convention pour qu’ils soient réunis en un peuple. De ce point de vue, sa démarche est hypothético-déductive. En effet, pour autant que le passage cité permette d’en juger, l’état de nature n’est ici qu’une hypothèse, permettant de déduire les conditions de l’état civil. Cependant, ce raisonnement ne va pas au-delà de la nécessité d’une première convention. Une fois cette nécessité établie, Burke en appelle à l’histoire, à la forme que les hommes ont effectivement donnée à leur union.
6Ainsi, le commun accord, qui donne naissance au peuple comme fiction légale, est celui qui est exprimé dans la Constitution. Toutefois, l’ordre constitutionnel doit refléter l’ordre traditionnel. En effet, les traditions réunissent les croyances et les pratiques qui font l’objet du consensus le plus large, dans la mesure où elles ont été acceptées par un grand nombre de générations. Les termes du contrat originel sur lequel repose une société se déduisent donc de la forme traditionnelle de celle-ci.
7Burke concentre son attention sur les monarchies européennes, dont il affirme la légitimité. Il admet que toutes commencèrent par être absolues et violentes. Toutefois, ceux qui dirigent dans un premier temps par la force ont ensuite intérêt à fonder leur autorité sur des rapports de droit. Autrement dit, pour conserver son pouvoir, un monarque doit accepter de le limiter et en concéder une partie aux forces qui s’opposent à lui. À cette condition, la paix civile peut être réalisée. Une Constitution est alors la réalisation, par la loi, de l’équilibre des puissances sociales. Elle définit un ordre social particulier, et lui confère sa permanence. À la suite de Montesquieu dans L’esprit des lois8, Burke donne pour but à la Constitution de garantir la modération du pouvoir, par l’équilibre des puissances sociales. Il doit donc exister un rapport de convenance entre la forme du gouvernement et le rapport de force des différents groupes sociaux.
8Pour autant, la forme du gouvernement n’est pas l’effet mécanique d’un rapport de force. Soit la Constitution réalise l’équilibre des puissances sociales, et confère ainsi unité et stabilité à la société ; soit elle génère au contraire un déséquilibre, en accordant à un groupe social des droits et des devoirs qui ne correspondent pas à sa puissance effective. Ainsi, aux yeux de Burke, la Révolution française, en mettant un terme aux prérogatives du roi et de la noblesse, et en accordant de nouveaux droits au tiers état, a produit un tel déséquilibre, si bien que ses innovations en matière de législation ne peuvent déboucher que sur la violence.
FICTIONS MONSTRUEUSES DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE…
9Selon Burke, la violence des révolutionnaires français est liée de manière essentielle à la « fiction monstrueuse9 » qui les inspire, celle d’une égalité abstraite des hommes. Pour le philosophe anglais, l’art du législateur consiste à regrouper les citoyens en classes, puis à attribuer à chacune d’elles les fonctions appropriées à sa manière d’être et à ses aptitudes. Il est donc essentiel de tenir compte « avec une scrupuleuse attention des dispositions morales et des inclinations des hommes10 ». Or, la démarche des révolutionnaires est précisément inverse : ils font abstraction des différences et des inégalités de fait, pour accorder à tous les mêmes droits politiques. Le peuple devient un ensemble d’individus indistincts, que l’on peut traiter comme des quantités homogènes - ce que font précisément les révolutionnaires, lorsque, pour définir les corps législatifs, ils procèdent à une division « géométrique » du territoire et à une division « arithmétique » de la population11.
10Ce que Burke entend dénoncer, ce sont les représentations qui guident les révolutionnaires, l’esprit de leurs réformes, tout autant que leurs réformes effectives. Ainsi fait-il référence au projet de Emmanuel-Joseph Sieyès, effectivement proposé par Jacques-Guillaume Thouret en septembre 1789, de diviser le territoire français en quatre-vingts un départements carrés, de dix-huit lieues de côté. Ce projet a pour but de répartir le pouvoir de manière égalitaire. Cependant, en s’appuyant sur une telle proposition, Burke peut affirmer « qu’appliquée aux hommes il n’est rien de plus inégal que l’égalité géométrique12 ». Effectivement, la division proposée ignore l’histoire et les coutumes des différentes parties du territoire français, qu’elle traite comme un tout homogène, indifférencié. De ce fait, elle attribue le même pouvoir, c’est-à-dire le même poids électoral, à des départements pourtant très différents en termes de population, si bien que ses conséquences sont bel et bien inégalitaires.
11Pour y remédier, les révolutionnaires adjoignent à la base territoriale une base démographique. S’ils s’en étaient tenus à leur « grand principe métaphysique de l’égalité13 », la constitution d’une base démographique eût été simple, chacun aurait possédé une voix, et désigné directement son représentant par son vote. Cependant, les révolutionnaires ont contredit leur principe. En effet, ils ont adjoint une base financière à la base démographique et instauré le suffrage censitaire : le 22 octobre 1789, l’Assemblée impose le cens des trois journées de travail pour les élections à venir.
12Toutefois, au-delà des incohérences des révolutionnaires, Burke dénonce la violence incluse dans le principe même de l’égalité abstraite. Cette violence réside d’abord dans la négation de l’histoire. L’évolution historique d’une société génère en effet une diversité de situations, de fonctions et de caractères, incompatible avec l’égalité abstraite des hommes. Réaliser l’égalité conduit ainsi à nier l’héritage d’une société, exprimé par son organisation traditionnelle. De ce point de vue, ce qui caractérise la révolution est l’innovation. Mais celle-ci est violente par essence : elle consiste à imposer des représentations et des pratiques qui sont, par définition, contraires aux dispositions acquises des hommes. Or, selon Burke, ces dispositions forment réellement une « seconde nature14 ». Il considère en effet l’évolution historique des sociétés comme une réalisation progressive de la nature humaine : en développant les sciences et les arts, l’homme se réalise lui-même, il réalise sa nature d’être raisonnable. En ce sens, les dispositions acquises sont des dispositions naturelles : elles sont autant d’expressions ou de réalisations particulières de la nature humaine. La négation de l’histoire est donc une négation de la nature elle-même. La monstruosité des fictions de la Révolution française réside précisément dans cette double négation.
13Pour les révolutionnaires, la fiction est un instrument de l’innovation. Celle-ci requiert en effet un renouvellement de la représentation que les hommes ont d’eux-mêmes et du monde, et la fiction y contribue de manière essentielle. Ainsi, les idées qui soutiennent la Révolution sont pour la plupart des fictions, bien qu’elles soient l’œuvre de la raison elle-même. À ce niveau, la « raison » ne désigne pas la faculté de juger en général, mais la faculté consacrée aux progrès de l’abstraction. De ce point de vue, l’idée d’une égalité universelle des hommes est bien une idée rationnelle : les hommes ne peuvent être considérés égaux qu’à condition qu’il soit fait abstraction de tout ce qui les différencie. Selon Burke, il ne s’agit pas, à strictement parler, d’une idée fausse. Ainsi, les droits de l’homme, qui sont dérivés de cette idée, sont « vrais métaphysiquement15 », même s’ils sont « faux moralement et politiquement16 ».
14Les droits prétendument naturels et inaliénables sont déduits d’une conception abstraite de la nature humaine. Or, les différents modes de vie des hommes leur confèrent des inclinations et des aptitudes distinctes, et il est essentiel de tenir compte de ces différences, d’un point de vue moral ou politique. Il convient d’attribuer à chaque citoyen les droits et les devoirs qui lui permettront, à la fois, d’accomplir la fonction correspondant à ses aptitudes et de défendre ses intérêts particuliers.
15Admettre la rationalité d’un principe n’est donc pas admettre sa validité objective. Ainsi, Burke établit que toutes les représentations qui dérivent de l’idée d’une égalité abstraite des hommes sont privées de corrélat objectif, qu’elles se trouvent en contradiction avec ce qui est. De manière générale, une idée rationnelle génère de nombreuses fictions, qui sont autant de manière de nier le réel, en tant que produit de la nature et de l’histoire. Pour comprendre plus précisément en quoi consistent ces fictions, il est nécessaire d’en fournir un exemple.
16Lors d’une élection, l’idée d’une égalité abstraite des hommes commande d’additionner les suffrages exprimés, pour imposer à tous la décision de la majorité. Cependant, les révolutionnaires français ne conçoivent pas la loi comme la volonté de la majorité, mais comme la « volonté générale ». Ils sont donc contraints d’agir comme si la volonté de la majorité était la volonté générale, c’est-à-dire la volonté du peuple considéré comme un tout. Or, selon Burke, « que le tout […] réside dans la partie est une des fictions les plus violentes du droit positif17 ».
17La violence de cette fiction légale est double. Elle réside d’abord dans la négation des dispositions acquises des individus auxquels elle s’adresse. En effet, les citoyens français avaient pour habitude d’obéir au roi et à sa noblesse. De ce point de vue, les soumettre à la majorité revient à leur imposer une nouvelle autorité. Celle-ci, du simple fait de sa nouveauté, ne peut compter sur aucune habitude d’obéissance. Or, un pouvoir qui ne peut pas s’appuyer sur la disposition à obéir de ses sujets doit nécessairement recourir à la force.
18Cette fiction est violente également par la négation de la nature humaine qu’elle comporte. En effet, elle demande aux citoyens français de se soumettre à leurs semblables, à ceux qu’on leur présente par ailleurs comme leurs « égaux ». Or, cette exigence, contradictoire en elle-même, est également contraire aux inclinations naturelles de l’être humain. Burke explique ainsi :
L’esprit est bien plus enclin à acquiescer aux procédés d’un seul homme ou d’un petit nombre à qui l’État a donné une procuration générale, qu’au vote d’une majorité victorieuse dans des assemblées où chacun prend part aux délibérations. Là, en effet, le parti vaincu est aigri et irrité par le conflit récent, et humilié par la défaite finale18.
19La fiction de peuple, telle que les révolutionnaires français la conçoivent, consiste en une somme d’individus égaux, soumis à la volonté générale. Elle se double de la fiction par laquelle cette volonté générale est identifiée à la volonté de la majorité. Or, cette dernière se forme par le conflit des volontés particulières, qui révèle et exacerbe les divergences. Comment passer de ce conflit à l’acceptation sereine de la décision de la majorité ? Comment exiger d’un individu qu’il reconnaisse comme sienne une volonté à laquelle il s’est explicitement opposé ? Cela nécessite « une sorte de discipline dans la société19 », qui exige de chaque citoyen qu’il aille contre ses tendances naturelles, c’est-à-dire qu’il se consacre au bien commun, malgré l’irritation, voire l’humiliation, provoquée par la défaite. Or les révolutionnaires français ne sont pas en mesure d’insuffler à leurs concitoyens la vertu nécessaire. Au contraire, en entretenant l’illusion d’une égalité absolue, ils ne font que susciter « des idées fausses et des espérances vaines, à des hommes destinés à cheminer dans l’obscurité d’une vie laborieuse20 ».
20Dans le champ politique, la fiction de l’égalité invite chaque citoyen à considérer qu’il possède autant de pouvoir que tous les autres. Elle l’incite, par conséquent, à participer aux décisions qui engagent la communauté. Cependant, à chaque fois qu’un individu se trouve dans le camp minoritaire, elle le soumet non seulement à une volonté étrangère, mais encore à une volonté qu’il a ouvertement et résolument combattue. Dans le champ économique, la fiction de l’égalité produit l’envie, dans la mesure où la Révolution elle-même ne saurait mettre un terme à l’inégalité des richesses. Ainsi, la fiction d’une égalité abstraite des hommes « ne sert qu’à aggraver et à envenimer l’inégalité réelle, qu’elle ne peut pas supprimer21 ».
21Les fictions créées par les révolutionnaires français sont donc violentes, parce qu’elles contredisent les dispositions acquises du peuple français, et de ce fait rendent son obéissance plus difficile. L’obéissance est nécessaire à tout ordre social. Or, plus elle est difficile à obtenir, notamment parce qu’elle contredit les coutumes et les inclinations des sujets, plus il est nécessaire de recourir à la force. Burke peut alors opposer aux fictions de la Révolution, les « plaisantes illusions » de l’Ancien Régime, « qui allégeaient l’autorité et qui rendaient l’obéissance spontanée [liberal] »22.
… ET PLAISANTES FICTIONS D’ANCIEN RÉGIME
22Les « plaisantes illusions » de l’Ancien Régime constituent de véritables fictions politiques, elles en possèdent en effet toutes les propriétés. Ainsi, selon Vaihinger dans La philosophie du comme si, la première caractéristique des fictions, ou des « semi-fictions23 », est de contredire la réalité. De ce point de vue, ce sont des illusions. Plus précisément, elles comportent le risque de l’illusion. Leur deuxième caractéristique est de disparaître au cours de l’histoire. Or, Burke voit dans les illusions d’Ancien Régime des représentations essentiellement historiques : certaines disparaissent purement et simplement, comme l’idée d’une monarchie de droit divin, d’autres évoluent, comme celles qui sous-tendent l’esprit de chevalerie24. Leur troisième caractéristique est d’être conscientes et délibérées. En cela, les fictions s’opposent aux illusions au sens courant du terme. Cependant, tout en affirmant le caractère illusoire des idées qui fondent la société d’Ancien Régime, Burke entend les maintenir en raison de leur utilité sociale. En d’autres termes, il prône une illusion délibérée. Les illusions plaisantes de l’Ancien Régime acquièrent alors la quatrième caractéristique des fictions, qui est « d’être des moyens pour des fins déterminées25 ». Elles se justifient par leur « opportunité26 ». Ainsi, elles assument un rôle déterminé, celui de sous-tendre l’ordre social : elles régulent les relations des différentes composantes de la société, afin d’en assurer la stabilité.
23De plus, Burke appelle « fictions » les idées formées par l’imagination afin de soutenir l’ordre social, dans un passage des Réflexions sur la Révolution de France consacré à la vente des biens du clergé décidée par l’Assemblée constituante. Il considère cette vente comme s’il s’agissait d’un simple transfert de propriété. Il recommande alors de comparer les qualités des propriétaires que l’on entend chasser avec celles des individus destinés à les remplacer. Un propriétaire dépense l’excédent de la production, défini relativement à ce qui est nécessaire à la subsistance du producteur. Un transfert de propriété correspond donc à une modification de l’emploi de cet excédent. Ainsi, il est utile à la communauté, lorsque les nouveaux propriétaires sont « nettement plus travailleurs que les anciens propriétaires, plus vertueux, plus frugaux27 ». Or, selon Burke, il n’y a aucune raison de penser que les dépenses des favoris des Constituants seront plus utiles à la communauté que celles des membres du clergé :
Le surplus du produit des oliveraies et des vignes est-il plus mal employé à assurer la frugale subsistance de ces personnes que les fictions d’une pieuse imagination élèvent au rang de serviteurs de Dieu qu’à choyer la multitude innombrable de ceux qu’on ravale à la condition de domestiques inutiles, asservis à la vanité de l’être humain28 ?
24Dans ce passage, le terme « fictions » (fictions) mérite d’être souligné. En effet, il est important de montrer que Burke ne condamne pas indistinctement toutes les fictions. Le terme reçoit un sens péjoratif lorsqu’il est associé à l’œuvre de l’Assemblée constituante. Ainsi, Burke dénonce la mise en circulation des assignats, qu’il considère comme des fictions (fictions), plutôt que comme de la monnaie (currencies)29. Cependant, lorsque la fiction est l’œuvre de l’imagination au service de l’ordre traditionnel de la société, le terme reçoit un sens neutre. Il est donc nécessaire d’en distinguer un usage légitime et un usage illégitime30.
25Burke rapporte les fictions légitimes à l’imagination. À chaque fois, celle-ci est qualifiée, soit de « morale31 », soit de « pieuse32 ». Les fictions en question sont donc liées à l’ordre moral ou religieux : elles renforcent l’influence des normes morales et religieuses sur la conduite, en appuyant les opinions et les sentiments qui donnent une justification à ces normes, qui déterminent les individus à les prendre en compte et à s’y soumettre. Ainsi, les fictions par lesquelles les membres du clergé sont considérés comme les serviteurs de Dieu détournent les dépenses des propriétaires terriens des plaisirs des sens, pour les consacrer à l’entretien des édifices religieux. Par ce détour, les dépenses sont rendues utiles à l’art, à la culture. Sans lui, elles entretiendraient des passions égoïstes.
26Burke ne fait donc preuve d’aucune naïveté, lorsqu’il fait l’éloge du clergé ou de la chevalerie. À la suite de Montesquieu, qui reconnaît dans l’honneur propre à la monarchie un « honneur faux33 », il identifie clairement les illusions sur lesquelles repose la distinction des ordres de la société. Il manifeste une lucidité nécessaire pour reconnaître que les fictions sont indispensables à l’ordre social, et pour discerner leurs conséquences - lucidité qui ferait défaut aux révolutionnaires français.
27Par opposition aux fictions rationnelles de la Révolution française, les fictions d’Ancien Régime peuvent être dénoncées comme des idées fausses. Cependant, il s’agit d’illusions utiles. En effet, elles produisent une « subordination du cœur34 », qui rend inutile de recourir à la force pour garantir l’ordre social. Elles constituent un élément essentiel du « principe de chevalerie35 », correspondant à ce que Montesquieu nomme « principe de l’honneur36 ». En effet, la monarchie constitutionnelle défendue par Burke associe les principes de l’aristocratie et de la monarchie : elle fonde la modération du pouvoir, qui caractérise l’aristocratie, sur l’honneur propre au gouvernement monarchique. Ainsi, l’esprit de chevalerie est une « généreuse loyauté envers le rang et le sexe37 » : un ensemble de préjugés et de sentiments, qui portent les individus à estimer les autres et à s’estimer eux-mêmes, en fonction de leur rang et de leur sexe. Il conduit les hommes à admirer ceux qui appartiennent à un ordre supérieur de la société, et à respecter les obligations liées à leur propre rang. De ce fait, il produit un dévouement spontané des individus appartenant à un ordre donné à tous ceux qui appartiennent à un ordre supérieur.
28Parallèlement, le principe de chevalerie garantit la modération dans l’exercice du pouvoir, en conduisant le roi à tenir compte de la dignité des corps intermédiaires, et en conduisant ceux-ci à respecter leurs devoirs envers leurs propres sujets :
Sans recourir à la force et sans rencontrer de résistance, il [le principe de chevalerie] a dompté la frénésie de l’orgueil et du pouvoir, il a obligé les souverains à se courber sous le joug bienfaisant de l’estime sociale, il a contraint l’autorité rigide à se plier aux règles de l’élégance, et il a imposé les bonnes manières au despotisme, vainqueur de toute loi38.
29Les illusions au fondement de l’esprit de chevalerie soumettent donc les gouvernants et leurs sujets à une contrainte douce. Leur influence est intériorisée : elles se traduisent dans les sentiments et les opinions des individus, de manière à produire une soumission spontanée aux normes sociales. Elles sont formées de « toutes les idées surajoutées, qui proviennent de la garde-robe de l’imagination morale, qui appartiennent au cœur mais que l’entendement ratifie39 ».
30L’esprit de chevalerie -à l’instar de l’honneur des gouvernements monarchiques - exige « des prééminences, des rangs, et même une noblesse d’origine40 ». En effet, l’imagination produit une soumission spontanée à tous ceux qui sont distingués par leurs titres, en associant à l’idée d’une supériorité du rang ou de la naissance, celle d’une supériorité intellectuelle et morale.
31Toutefois, les idées que l’imagination « surajoute » aux prééminences et aux rangs doivent être ratifiées par l’entendement. Autrement dit, elles doivent se justifier par leur utilité sociale. Elles doivent notamment produire la soumission dans les limites de la coutume, et non l’obéissance aveugle : leur rôle est d’éviter à la monarchie constitutionnelle de sombrer dans le despotisme, et non de l’y précipiter. Ainsi, Burke rejette l’illusion des « fanatiques de l’esclavage », qui considéraient « que la possession de la couronne était “de droit divin, héréditaire et imprescriptible”41 ». Il leur oppose l’idée selon laquelle « les rois sont […] les serviteurs du peuple, puisque leur pouvoir n’a d’autre fin rationnelle que le bien commun [general advantage]42 ».
32La légitimité du pouvoir royal se mesure donc à sa capacité à promouvoir le bien commun. Halévy peut alors affirmer, dans le tome 2 de La formation du radicalisme philosophique, que Burke, comme Bentham, se réclame du principe d’utilité43. Toutefois, selon le premier, le bien commun repose sur l’ordre social, autrement dit sur l’obéissance du peuple au roi. De ce point de vue, le principe d’utilité interdit de concevoir le roi comme un serviteur « au sens ordinaire du terme44 ».
33C’est donc la considération du bien commun qui permet à l’entendement de « ratifier » ou non les idées qui proviennent de l’imagination et du cœur. Toutefois, si une fiction légitime est une fiction utile, le principe d’utilité ne suffit pas à l’évaluation des fictions politiques. En effet, pour définir le bien commun, Burke s’appuie sur une conception déterminée de la société, largement indépendante du principe d’utilité lui-même.
ORDRE FICTIONNEL ET ORDRE NATUREL
34D’une manière générale, selon Burke, les fictions légitimes sont celles qui soutiennent l’ordre établi, et les fictions illégitimes celles qui le remettent en cause. Les secondes constituent des abstractions, correspondant alors soit au processus d’abstraction en lui-même, soit à son aboutissement. Ainsi, la fiction originelle de la Révolution française consiste à faire abstraction du passé : les citoyens français pensent et agissent comme si ils n’avaient jamais formé une société. Burke considère qu’ils auraient dû, au contraire, s’appuyer sur leurs traditions afin de définir un ordre constitutionnel garantissant la modération du pouvoir. Il regrette notamment qu’ils aient choisi d’ignorer l’ancien système des états généraux, par lequel chaque ordre pouvait s’opposer aux autres, ce qui permettait d’éviter les décisions précipitées ou les abus de pouvoir :
Vous possédiez tous ces avantages grâce à vos anciens états, mais vous avez préféré agir comme si vous n’aviez jamais été réunis en une société civile et qu’il vous fallait tout refaire à neuf45.
35L’abstraction est essentiellement un « comme si ». Elle consiste en effet à considérer tel ou tel élément d’une représentation, comme s’il existait isolément. Vaihinger, dans sa Philosophie du comme si, est alors amené à distinguer les fictions « abstractives46 » : leur caractéristique est « de négliger d’importants éléments de la réalité47 », afin qu’il soit possible de la soumettre à des lois. En effet, la réalité empirique est bien souvent trop complexe pour qu’il soit possible d’en rendre compte de manière rationnelle. La raison doit donc travailler sur des abstractions qui s’écartent délibérément du réel, qui en constituent une simplification.
36La fiction abstractive que Burke reproche aux Constituants consiste à considérer le présent isolément du passé. Elle est une rupture de la continuité historique. Les révolutionnaires français s’efforcent de reconstruire rationnellement la société. Cependant, ils se heurtent à l’histoire, c’est-à-dire à une réalité trop complexe pour être soumise aux principes de la raison. Ils doivent donc s’en écarter, afin d’être en mesure de proposer une organisation sociale intégralement rationnelle : ils doivent faire comme si ils n’avaient pas de passé. L’aboutissement de ce « comme si » est la fiction monstrueuse de l’égalité des droits. En effet, si l’on ne tient pas compte de la diversité produite par l’évolution historique d’une société, en ce qui concerne les positions sociales, les modes de vie, les caractères, alors les distinctions entre les ordres, et finalement entre les individus eux-mêmes, apparaissent dénuées de fondement.
37L’effort pour fonder l’ordre social sur la seule raison est condamné à l’échec. En effet, il repose sur une erreur, qui consiste à croire que la société peut être construite ou reconstruite à partir de simples fictions - qu’elles soient ou non reconnues comme telles. Si celles-ci doivent contribuer à l’ordre social, elles ne peuvent cependant pas constituer elles-mêmes l’origine de ce dernier. Elles doivent refléter l’ordre traditionnel de la société, qui n’est lui-même que l’expression d’un ordre naturel et supérieur.
38Ainsi, la division de la société en classes n’est pas uniquement l’œuvre de l’histoire, elle est également l’œuvre de la nature. En effet, la nature brute ou originelle de l’homme est modifiée par la société. Elle se perfectionne, en étant façonnée par la diversité des situations et des modes de vie produite par l’état civil. Ce perfectionnement n’est donc pas une sortie de la nature, mais bien la réalisation de celle-ci. Si la nature de l’homme est d’être raisonnable, alors l’état naturel de l’homme est celui qui lui permet de développer sa raison, c’est-à-dire de développer les sciences et les arts. De ce point de vue, l’état civil est « un état de nature48 ». La diversité des manières d’être liée à l’état civil est donc la fin de la Nature elle-même, le moyen par lequel elle se réalise en l’homme.
39La Nature, comme principe du devenir historique, est donc un principe de diversification. Ainsi, la position sociale et le mode de vie constituent une « seconde nature », dont les anciens auteurs des Constitutions savaient tenir compte :
Ils comprenaient que l’opération de cette seconde nature sur la première produisait une nouvelle combinaison ; et qu’ainsi apparaissaient de grandes différences entre les hommes, suivant leur naissance, leur éducation, leur profession, leur âge, leur résidence à la ville ou à la campagne, leurs différents moyens d’acquérir et de conserver une propriété, et enfin la nature de la propriété elle-même - toutes choses qui faisaient d’eux autant d’espèces différentes d’animaux, pour ainsi dire49.
40L’emploi de l’expression « espèces différentes d’animaux », pour désigner les différentes classes sociales, est significatif. Il permet d’insister sur la naturalité et l’importance des différences en question. Même s’il s’agit d’une comparaison excessive et malheureuse, elle possède sa raison d’être, qui est de souligner l’œuvre de la nature dans l’évolution historique d’une société.
41Burke souligne régulièrement le sens politique de la diversification des manières d’être. Elle aboutit en effet à une « aristocratie naturelle ». Ainsi, la diversité des circonstances sociales, dans lesquelles les individus sont placés, offre une série de présomptions légitimes en faveur de la supériorité intellectuelle et morale de certains d’entre eux. Ces présomptions « considérées à titre de généralités, doivent être reçues comme des vérités effectives50 ». Elles incluent des critères très variés, par exemple le loisir de lire et de converser, l’habitude de prêter attention à l’opinion, l’habitude du commandement comme de l’obéissance… Il existe donc, entre les hommes, une hiérarchie naturelle. Celle-ci, bien qu’elle puisse être niée ou refusée par les individus concernés, est constitutive de toute société :
Une véritable aristocratie naturelle n’est pas un intérêt distinct de l’État, elle en est indissociable. C’est une partie intégrante et fondamentale de tous les grands corps sagement constitués51.
42La fiction légale du peuple, issue de la Constitution, doit donc refléter et renforcer l’ordre naturel de la société. La nature fournit ici la norme permettant d’évaluer les fictions politiques. Ainsi, ces dernières déterminent une forme particulière d’organisation sociale, un ordre fictionnel pour ainsi dire, qui peut se trouver soit en accord, soit en opposition avec l’ordre naturel. Les plaisantes illusions de l’Ancien Régime reflètent les distinctions qui existent naturellement entre les hommes. Elles constituent donc le ressort de rapports sociaux qui s’accordent avec l’ordre naturel de la société : elles s’inscrivent dans cet ordre. Les fictions monstrueuses de la Révolution, au contraire, sont une négation des distinctions naturelles : elles sont au principe d’une organisation sociale contre-nature. En tant que telles, elles condamnent les dirigeants à recourir à la force pour garantir la cohésion de la société.
43Dans le nouvel ordre des choses, tous les hommes sont égaux, chacun a la même dignité et les mêmes droits politiques que tous les autres, si bien que l’obéissance ne peut plus être fondée sur l’admiration ou la vénération des qualités extraordinaires que l’imagination conférait aux détenteurs du pouvoir dans l’Ancien Régime. Ainsi, d’après les principes des Lumières :
[…] nos institutions ne doivent jamais s’incarner […] dans des personnes, de manière à faire naître en nous l’amour, la vénération, l’admiration ou l’attachement. Mais cette sorte de raison qui bannit les sentiments est incapable de remplir leur rôle52.
44Les révolutionnaires demandent que l’on obéisse à la loi et non à des individus. Ils distinguent la loi de la volonté particulière des dirigeants. En ce sens, personne n’incarne la volonté générale. Ce qu’il faut aimer est donc la loi elle-même, non les individus chargés de l’énoncer et de la faire appliquer. Mais comment aimer une loi ?
45Burke souligne que l’amour et la vénération s’adressent naturellement à des personnes, et qu’ils exigent des distinctions. Ainsi, aimer ou admirer, c’est toujours aimer ou admirer une personne, et par conséquent la distinguer de toutes les autres. Pour faire naître l’amour pour la loi, ou pour la nation, il est donc nécessaire que celles-ci soient « incarnées », autrement dit que certaines personnes soient distinguées par leur rang et leur fonction, et se voient attribuer en conséquence une vertu supérieure. Ainsi, seules les fictions issues de l’imagination, qui caractérisent l’Ancien Régime, peuvent produire le respect des lois, en produisant d’abord l’admiration ou l’amour pour les personnes chargées de les faire respecter.
46La vertu ou « l’amour pour la patrie53 », dans laquelle Montesquieu reconnaissait le principe de la démocratie, est donc rendue impossible par les fictions des révolutionnaires français, par les principes et les représentations qui les guident. Paradoxalement, une telle vertu est plus proche de l’esprit de chevalerie que de l’esprit égalitaire. La Révolution est donc vouée à l’échec. Lorsque le respect des lois ne provient pas de la vénération des personnes qui les incarnent, il doit reposer soit sur la crainte des châtiments, soit sur l’intérêt bien compris. Cependant, l’action de celui-ci est inévitablement limitée. En effet, le souci exclusif de ses propres intérêts ne peut pas produire un réel dévouement au bien commun. Dans ce contexte, seule demeure, comme ressort réel de la démocratie, la peur du châtiment.
47De plus, la disparition des corps intermédiaires, que sont la noblesse et le clergé, laisse place à un pouvoir qui s’exerce directement sur chaque individu. Les dirigeants, en effet, n’ont plus à respecter les prérogatives de certains corps : aucun privilège ne fait obstacle à leur action, et en l’absence de tout sens de l’honneur, puisque celui-ci est lié de manière essentielle aux prééminences et aux rangs, plus rien ne les contraint à limiter leur pouvoir vis-à-vis de leurs sujets. Avec les corps intermédiaires, ce sont autant de contre-pouvoirs qui ont disparu, et que rien ne remplace. Ainsi, tous les sujets sont directement exposés à la violence du gouvernement. D’après l’analyse qu’en fait Burke, la Révolution française est donc incapable de protéger les citoyens, tout comme elle est incapable de produire en eux la vertu nécessaire à la démocratie. Le recours à la violence est donc inévitable pour le régime mis alors en place. Les fictions de l’égalité et de la volonté générale sont incompatibles avec la modération dans l’exercice du pouvoir.
48Dans un premier temps, pourtant, la Révolution sépare le pouvoir et la terreur. Burke considère que l’idée de pouvoir est naturellement accompagnée de terreur, comme en témoigne l’idée de Dieu. En effet, bien que tous les attributs de Dieu soient équivalents d’un point de vue rationnel, la toute-puissance est celui qui nous affecte le plus, qui frappe l’imagination au point qu’il est difficile de se défaire de la terreur suscitée par son idée54. Or, selon la fiction abstractive de l’égalité, il n’y a aucune supériorité naturelle de ceux qui détiennent le pouvoir : leur force n’est que la force commune. De plus, l’usage de cette force est soumis à la volonté générale. Le peuple n’éprouve donc aucune terreur face à celle-ci : lorsque l’emploi d’une force est soumis à notre volonté, lorsqu’elle ne peut que nous être utile, la terreur qu’elle suscite disparaît55. S’il est vrai que le roi est le serviteur du peuple, plutôt que son souverain56, il n’y a aucune raison de redouter sa puissance.
49Toutefois, Burke souligne que la disparition de la terreur est la disparition de la « crainte respectueuse57 » que le pouvoir inspire naturellement. Ainsi, les fictions de la Révolution ôtent à l’idée du pouvoir politique tout élément capable de susciter le sublime, c’est-à-dire « un état de l’âme dans lequel tous ses mouvements sont suspendus par quelque degré d’horreur58 ». Or, lorsque la terreur ne provient pas de la simple idée du pouvoir, elle doit provenir de la pratique de celui-ci. Un pouvoir qui ne suscite ni crainte ni respect par la seule idée de sa supériorité est contraint de les susciter par ses actes : il doit recourir à la terreur, c’est-à-dire à « cette longue liste de maximes brutales et sanguinaires à quoi se réduit le code politique de tout pouvoir qui ne repose ni sur son propre honneur, ni sur l’honneur de ceux qui lui obéissent59 ».
50L’influence des fictions sur le comportement des hommes dépend de la relation qu’elles entretiennent avec le jeu naturel des passions. Ainsi, si les fictions politiques doivent être évaluées en fonction de leur conformité au bien public, leur utilité sociale elle-même dépend de leur conformité à l’ordre naturel de la société, c’est-à-dire à la dynamique naturelle des passions par laquelle cet ordre est produit et entretenu. De ce fait, le commun accord, qui donne naissance à un peuple en tant que fiction légale, ne peut pas être un accord arbitraire. Le peuple comme fiction doit refléter un ordre naturel. Ainsi, le contrat social qui donne naissance à un peuple doit être exprimé dans une Constitution, dont la finalité est de rendre les institutions humaines conformes à la nature.
51Selon Burke, le meilleur indice de la conformité d’une Constitution à l’ordre naturel est sa durée. En effet, pour être durable, un ordre politique et social doit être adapté aux circonstances dans lesquelles il se réalise. Autrement dit, il doit correspondre au rapport de force des différents groupes sociaux qu’il s’agit de réunir. Si la forme de l’État permet un équilibre des forces, alors l’État est stable : l’état civil se maintient, il s’inscrit dans la durée. Celle-ci est donc le signe qu’il existe un rapport de convenance entre la Constitution et les puissances sociales dont elle organise les relations. Ainsi, Burke adopte un principe de prescription, selon lequel la légitimité est la conséquence de la durée. Ce principe impose une réinterprétation du contrat social, des rapports entre convention et consentement.
52En effet, si la légitimité d’une convention provient de sa durée, elle ne provient pas du consentement des différentes parties. Selon Burke, la convention précède et impose le consentement. Dans la mesure où les conventions durables, c’est-à-dire traditionnelles, correspondent à l’ordre naturel, se conformer à celles-ci est un devoir. D’une manière générale, « le consentement présumé de toutes les créatures douées de raison est à l’unisson de l’ordre préétabli des choses60 » : un être raisonnable a l’obligation morale de consentir à l’ordre naturel et social, dont il est partie prenante.
53Pendant un temps, Bentham semble adopter une conception du peuple proche de celle développée par Burke. En effet, dans les manuscrits de 1795, il condamne le système démocratique et présente le peuple comme un corps divisé en classes, inégales d’un point de vue politique :
Le système des démocrates est absurde et dangereux, car il soumet les classes bien informées de l’humanité aux classes mal informées61.
54Même s’il divise l’humanité en classes « bien informées » et « mal informées », Bentham n’évoque à aucun moment l’existence d’une aristocratie naturelle. Toutefois, comme Burke, il confie à la Constitution la tâche d’attribuer à chacune des classes de la société le rôle qui convient le mieux à ses aptitudes62.
55D’autre part, Bentham considère l’état civil non pas comme le résultat d’un consentement universel, mais comme l’œuvre de l’obéissance et de la durée. Il prend un temps le parti de Burke contre Thomas Paine, qui affirme que la Grande-Bretagne, à la différence de la France révolutionnaire, n’a pas de Constitution. Paine fait référence à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui affirme notamment qu’une société qui ne reconnaît pas les droits de l’homme n’a pas de Constitution. Contre Paine et la Déclaration de 1789, Bentham rappelle que seule l’obéissance crée la souveraineté, et par conséquent que la présence ou l’absence d’une Constitution sont liées à la formation et à la durée d’une habitude d’obéir :
Et si la France, loin d’être le seul pays qui ait une Constitution, était le seul qui n’en ait pas ? […] Si le gouvernement dépend de l’obéissance, si la stabilité du gouvernement dépend de la permanence de la disposition à obéir, et si la permanence de cette disposition dépend de la durée de l’habitude d’obéir, alors on doit affirmer avec la plus grande assurance que tel est le cas63.
56Ainsi, à propos de la Constitution, Bentham adopte le point de vue de Burke contre les Constituants. Cette position le conduit à condamner l’innovation en matière de droit constitutionnel. Il rappelle, en effet, que selon l’étymologie du terme, « le mot constitution implique quelque chose d’établi, de déjà établi, quelque chose qui est empreint de stabilité, qui a fait ses preuves de stabilité64 ». La durée apparaît donc nécessaire à l’existence même d’une Constitution. Faut-il en conclure, comme le fait Burke, que le seul ordre constitutionnel légitime est celui qui exprime l’ordre traditionnel de la société ?
57On trouve, chez Bentham et chez Burke, le même rejet des Déclarations des droits et de l’égalité abstraite. Toutefois, le premier refuse explicitement de choisir le système politique proposé par le second. Il souligne que ce système « soumet les époques bien informées aux époques mal informées65 ». Bentham considère que chaque génération dispose de davantage d’expérience, donc de davantage de savoir, que les précédentes, ce qui la rend apte à améliorer les institutions existantes. Ainsi, bien que la « stabilité » soit nécessaire à l’existence d’une Constitution, toute réforme passe par une remise en cause partielle de la coutume.
58Aux yeux de Bentham, l’ancienneté d’une autorité ne suffit pas à la rendre légitime. Si l’habitude d’obéissance est ce qui donne à un pouvoir son effectivité et sa stabilité, elle ne lui confère pas sa légitimité. Seul le principe d’utilité permet d’évaluer celle-ci. Bentham refuse constamment de dériver le devoir-être de l’être. En ce sens, aucun principe de prescription n’est à l’œuvre dans ses écrits.
59Cette distance que Bentham tient à souligner, entre ses propres positions et celles de Burke, est sensible dans leur analyse critique des fictions fondatrices de la Révolution française : les deux auteurs les condamnent, mais pour des raisons différentes. Elle se retrouve également dans la partie positive de leurs théories respectives des fictions politiques. Ainsi, contrairement à Burke, Bentham n’accorde pas davantage de crédit aux plaisantes illusions d’Ancien Régime qu’aux fictions monstrueuses des révolutionnaires français.
BENTHAM, LE NÉCESSAIRE RENOUVEAU DES FICTIONS POLITIQUES
LA CRITIQUE BENTHAMIENNE DES FICTIONS DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
60À la suite de Burke, Bentham considère que l’inégalité est constitutive de l’ordre politique et social, il condamne en conséquence, comme une fiction sans fondement, l’égalité en droits défendue par les révolutionnaires français66. Selon lui, l’état civil est fondé sur l’habitude d’obéir, et l’inégalité des droits n’est que la traduction juridique de ce fait.
61De plus, Bentham identifie et dénonce, dans l’égalisation des droits, une volonté d’uniformisation. Il souligne que l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui énonce que la loi doit être la même pour tous, ne tient pas compte des différences de situation et de sensibilité entre les individus concernés. Ainsi, la loi ne peut accorder à tous les mêmes protections ou les mêmes châtiments, sans engendrer en réalité de très grandes inégalités. Pour le montrer, il s’appuie sur la loi anglaise, qui accorde davantage de protections aux ministres de la Justice qu’aux autres citoyens, en cas de poursuites pour des actes accomplis dans le cadre de leur fonction. Ces protections supplémentaires consistent en un doublement de leurs indemnités, s’ils sortent victorieux de ces poursuites. Elles sont justifiées, selon Bentham, par la nécessité de fournir à ces ministres des motifs supplémentaires pour défendre les droits du public. Il évoque également les différences que la loi anglaise impose en ce qui concerne les châtiments infligés à des personnes aux sensibilités différentes. Cinquante coups de fouet provoquent des souffrances bien différentes, selon qu’ils sont infligés à un jeune homme en bonne santé ou à un vieillard. Il est donc légitime que la loi tienne compte de ces différences, autrement dit qu’elle ne soit pas la même pour tous :
Ces exemples, pour ne pas entrer davantage dans les détails, semblent suffisants pour qu’on se prenne à douter raisonnablement que, même dans ce cas, l’égalité uniforme, qui est invoquée à grand bruit par des paroles qui sortent abondamment de la bouche du rhéteur, soit tout à fait conciliable avec l’adéquation aux courbes et aux tournants décrits par la ligne d’utilité [the line of utility], laquelle doit être le seul objet du législateur67.
62La « ligne d’utilité » est comparable à la règle de plomb de Lesbos, évoquée par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, qui se modifie d’après la forme des pierres qu’elle mesure68. En effet, elle ne reste pas droite et identique à elle-même, mais varie en fonction des cas particuliers. Bentham défend donc une certaine forme d’équité, c’est-à-dire la modification de la loi en fonction de la diversité des circonstances, contre l’égalité uniforme prônée par la Révolution française.
63Comme Burke, il dénonce le fait que celle-ci prenne la forme de l’égalité des droits ou de l’égalité devant la loi, une abstraction inadéquate à une réalité sociale essentiellement hétérogène. Cependant, il ne s’agit pas de condamner le rationalisme des révolutionnaires, mais au contraire le manque de rationalité inhérent à toute Déclaration des droits, à toute législation qui se donne comme universelle. Ainsi, Bentham n’attribue pas la fiction abstractive de l’égalité à la raison mais à l’imagination. Il souligne en effet que « la doctrine d’une égalité sans faille [undeviating] relève du jeu capricieux de l’imagination69 ». Dans leur revendication de l’égalité, les révolutionnaires ne tiennent pas compte des circonstances qui modifient de manière significative les conséquences des lois, en termes de plaisir et de douleur. Or, faire abstraction de ces circonstances équivaut à faire abstraction des seuls critères permettant de déterminer rationnellement le contenu des lois. Les révolutionnaires se condamnent donc à procéder sans règle ; ils confient la législation à une imagination déréglée.
64En rapportant la loi aux « courbes et aux tournants décrits par la ligne d’utilité », Bentham revendique une méthode empiriste et inductive en matière de législation, qu’il oppose à la méthode hypothético-déductive des révolutionnaires français. Il reproche à ces derniers d’avoir confondu l’ordre de la démonstration et l’ordre de l’invention70. Tandis que la première débute par des propositions générales dont elle déduit différentes propositions particulières, la seconde débute par des propositions particulières à partir desquelles sont extraites des propositions générales. Ainsi, les propositions générales ne sont valides que dans la mesure où elles correspondent aux propositions particulières dont elles sont issues. Or, les révolutionnaires débutent par les propositions générales, sans souci de leur conformité aux propositions particulières. Ils entendent soumettre aux lois fondamentales qu’ils énoncent toutes les lois de détail à venir. Mais en procédant ainsi, ils rendent impossible d’adapter la loi à la diversité et aux variations des circonstances pertinentes.
65À la différence de Burke, Bentham ne condamne pas l’égalité prônée par la Révolution en raison de son caractère abstrait uniquement : il ne lui reproche pas d’être une abstraction, mais d’être une abstraction mal construite. En effet, l’ordre de l’invention fait également appel à l’abstraction, dans la formulation des propositions générales à partir des propositions particulières. Cependant, la confusion de l’ordre de l’invention et de l’ordre de la démonstration conduit les révolutionnaires français à formuler des propositions générales, sans avoir préalablement énoncé et comparé les propositions particulières correspondantes. Leurs abstractions - si elles méritent encore ce nom - sont donc établies sans fondement et sans règle.
66Le défaut de méthode des rédacteurs des Déclarations françaises des droits est également sensible dans leur théorie de la volonté générale. Bentham admet que le principe de la souveraineté réside dans la nation, comme l’énonce l’article 3 de la Déclaration de 1789. Toutefois, il refuse d’en conclure que la loi est l’expression de la volonté générale. Selon lui, le principe de la souveraineté réside dans la nation, non pas parce que la loi exprime ou doit exprimer la volonté générale, mais parce que le pouvoir du souverain a pour cause efficiente la disposition à obéir du peuple. Bentham oppose alors à la fiction de la volonté générale la diversité empirique des volontés particulières. Autrement dit, il reproche de nouveau aux révolutionnaires français de formuler des propositions générales qui ne correspondent en rien aux cas particuliers qu’elles sont censées subsumer :
[…] il est certain que, en toute autre nation que la France, aucune loi n’a jamais existé qui réponde à cette définition. […] Mais où que ce soit, même en France, comment la loi peut-elle être l’expression de la volonté universelle, voire générale, de tout le peuple, quand il s’en faut de beaucoup que la plus grande partie de celui-ci ait jamais conçu la moindre volonté sur le sujet, et quand il eût mieux valu qu’une grande partie de ceux qui en ont conçu une ne se prononce point (comme c’est le cas de toutes les lois élaborées par une large assemblée)71 ?
67L’article 6 de la Déclaration de 1789 énonce que « la loi est l’expression de la volonté générale72 ». Il s’en présente donc comme une définition. Mais définir la « loi », conformément à la démarche empirique et inductive que Bentham met ici en avant, impose d’identifier puis de comparer toutes les entités que l’on peut désigner par ce terme, afin de mettre en évidence leurs propriétés communes, qui constituent les raisons pour lesquelles elles reçoivent toutes cette appellation. Or, de nouveau, les révolutionnaires confondent démonstration et invention : ils énoncent une proposition générale, sans accorder la moindre attention aux cas particuliers qu’elle recouvre. Finalement, leur définition d’une loi, comme expression de la volonté générale, ne se trouve illustrée par aucune loi existante.
68Bentham est parfaitement conscient que les révolutionnaires pourraient lui objecter qu’ils ne prétendent pas énoncer ce qui est, mais uniquement ce qui doit être. Il leur reproche précisément de confondre constamment être et devoir-être, en énonçant ce que la loi « peut » ou « ne peut pas » faire, au lieu d’énoncer ce qu’elle « doit » ou « ne doit pas » faire. Ainsi, il approuverait une proposition énonçant que les distinctions sociales ne doivent être fondées que sur l’utilité commune, mais il désapprouve l’article premier de la Déclaration de 1789, qui énonce que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune73 ». En effet, le « censeur rationnel », celui qui examine les lois de manière rationnelle et critique, s’interroge sur ce qu’elles doivent ou ne doivent pas faire, tandis que « l’anarchiste74 », celui qui parle « la langue des poignards75 », proclame ce qu’elles peuvent ou ne peuvent pas faire. L’anarchiste dénonce comme autant de lois vaines ou nulles toutes celles qui contredisent ses propres principes - il va jusqu’à nier leur existence. Par conséquent, il prive de tout fondement la discussion relative à la légitimité ou aux conséquences des lois en question, et il appelle à la désobéissance, voire à la rébellion, quel qu’en soit le coût pour la communauté. Présenter une norme comme une simple définition, en affirmant que la loi « est » l’expression de la volonté générale, conduit à nier l’existence même des lois qui contreviennent à cette norme, donc à parler « le langage de la Terreur76 ».
69La méthodologie de la législation est donc essentielle, en raison de ses conséquences pratiques. Ainsi, toutes les obligations et tous les droits sont des entités fictives, et ce qui importe est de définir les règles de leur construction. Dans ce contexte, la méthode revendiquée par Bentham, qui consiste à dériver les propositions générales des propositions particulières, permet de conférer à l’ensemble des entités fictives du droit un fondement dans l’ordre des entités réelles, c’est-à-dire dans l’ordre de l’expérience, telle qu’elle peut être décrite par des propositions particulières.
70Bentham critique donc les Déclarations des droits du point de vue de la « nomographie », qu’il définit comme la science de la forme de la loi77. La nomographie se distingue par l’attention qu’elle accorde aux signes dont les lois sont constituées. En effet, Bentham entend par le « contenu » ou la « matière » de la loi, les idées ou les choses qui sont désignées par les signes dont les lois sont formées, et par la « forme » de la loi, ces signes eux-mêmes78. La nomographie porte donc principalement sur les mots au moyen desquels les lois sont formulées. Son but est, par exemple, d’exclure toute ambiguïté et toute obscurité des textes de lois. Ainsi, l’esprit ne doit pas hésiter entre plusieurs significations possibles de la loi, comme il est contraint de le faire lorsqu’il parcourt les Déclarations françaises des droits. Chaque loi doit lui présenter un sens déterminé et unique. Cette condition doit être remplie afin que chaque individu ait connaissance de la loi qui se rapporte à sa situation, et qu’il puisse agir en conséquence. De cette manière, la fin générale de la nomographie, c’est-à-dire la notoriété des lois, le fait qu’elles soient connues et comprises par les individus auxquels elles se rapportent, pourra être atteinte.
FICTIONS ET MÉTAPHYSIQUE : DE L’ILLUSION PLAISANTE À LA PÉNIBLE CONNAISSANCE
71Le point de vue de Bentham sur les Déclarations des droits est donc très différent de celui adopté par Burke. Ainsi, à la différence de ce dernier, Bentham ne condamne pas les droits de l’homme en raison de leur caractère « métaphysique79 », mais au contraire pour leur défaut de métaphysique. Il se livre à une critique « verbale80 » des Déclarations des droits. Autrement dit, il dénonce les termes dans lesquels elles sont formulées. En effet, leur ambiguïté est susceptible d’engendrer des erreurs quant à la signification des lois fondamentales. Or, lorsque l’insurrection, dans le cas où les lois seraient violées, est considérée comme « le plus sacré81 » des devoirs du peuple, ces erreurs peuvent être lourdes de conséquences.
72Ce qui manque aux Déclarations des droits est donc une véritable « métaphysique », que Bentham définit ainsi :
La Logique, alias la Métaphysique, est l’art et la science qui confère aux idées la clarté, l’exactitude, la complétude et la cohérence82.
73En ce sens, la nomographie est une branche de la métaphysique ou logique. Ainsi, Bentham la considère comme relevant de la « logique de la volonté83 » : elle est la branche d’art et de science qui formule les règles au moyen desquelles la volonté, qui est exprimée dans toute loi, peut atteindre son but nécessaire, à savoir la notoriété.
74D’une manière générale, la métaphysique, telle que Bentham la définit dans le passage ci-dessus, est l’art et la science permettant d’attacher à chaque signe une idée claire et distincte. Or, selon lui, c’est précisément pour cette raison que Burke déclare la haïr84 :
« Je hais la métaphysique », déclare Edmund Burke, dans son pamphlet sur la Révolution Française. Nous pouvons le croire sur parole. Il avait de bonnes raisons de la haïr. Il s’en remettait au pouvoir de l’éloquence - de la rhétorique - l’art de la représentation erronée - l’art d’égarer le jugement en agitant et en enflammant les passions85.
75Bentham attribue régulièrement à Burke l’expression : « Je déteste la métaphysique86. » Il ne s’agit pas d’une citation exacte, mais plutôt d’un moyen de faire référence aux nombreux passages dans lesquels celui-ci critique la métaphysique. D’autre part, à chaque fois que Bentham utilise ce procédé pour renvoyer le lecteur à l’œuvre de Burke, il s’agit d’opposer la métaphysique à la rhétorique. Bentham conçoit sa propre relation à Burke comme celle entre le principal représentant de la métaphysique et le principal représentant de la rhétorique. Burke incarne la rhétorique, Bentham la métaphysique, qu’il s’agit de défendre.
76Qu’il puisse ou non être considéré exclusivement ou principalement comme un rhéteur, Burke se montre parfaitement conscient de la puissance d’évocation et de la force persuasive des mots :
Il m’est fort difficile de faire admettre à plusieurs personnes que leurs passions peuvent être éveillées par des mots qui ne leur donnent aucune idée, et il m’est plus difficile encore de les convaincre que nous nous faisons suffisamment comprendre dans le cours ordinaire de la conversation sans susciter d’images des choses dont nous parlons. […] Mais, aussi étrange que cela puisse paraître, nous éprouvons souvent de la peine à savoir quelles idées nous avons des choses, ou à savoir si nous avons la moindre idée sur certains sujets87.
77Lorsque Bentham reproche à Burke de s’en remettre au pouvoir de la rhétorique, il lui reproche précisément d’utiliser, au lieu de la combattre, la tendance des mots à susciter des passions sans susciter d’idées. Ainsi, la raison pour laquelle Burke déteste la métaphysique serait qu’elle a pour fonction de s’opposer à cette tendance et de la corriger.
78Le rhéteur s’appuie sur l’ambiguïté et l’obscurité des mots afin de mieux susciter chez le lecteur ou l’auditeur les passions qui servent ses fins particulières. Il ne s’interroge pas sur le rapport du langage à la vérité. Plus précisément, il s’écarte délibérément de la vérité, il utilise les mots comme moyen de la dissimuler :
On concède que l’objet du rhéteur est d’éveiller les affections, mais dans quel but sinon celui de provoquer de fausses représentations ? À l’intérieur des limites de la chimie, le charlatan est disqualifié. De la même façon, à l’intérieur de l’utilitarisme, le charlatan politique et éthique est démasqué. Selon Burke : « Je déteste la métaphysique ». Selon J.B. [Jeremy Bentham], parce qu’elle substitue des idées claires en psychologie aux idées obscures dans lesquelles il triomphait88.
79Un discours, dans lequel les mots sont utilisés pour susciter des affections et non des idées claires et distinctes, aboutit inévitablement à de fausses représentations. Bentham considère que la rhétorique consiste à produire celles-ci délibérément. Il est donc conduit à s’interroger sur sa finalité, qu’il dévoile progressivement et de manière indirecte, au moyen de l’opposition récurrente entre rhétorique et métaphysique.
80À l’image de Burke, le rhéteur déteste la métaphysique. Dans le passage reproduit ci-dessus, Bentham poursuit l’examen des raisons de cette détestation. Ici, « métaphysique » n’apparaît plus comme synonyme de « logique » mais de « psychologie ». Ce changement ne constitue pas une contradiction, il révèle la manière dont Bentham conçoit les liens entre logique et psychologie. Ainsi, bien qu’il souligne lui-même, pour la regretter, l’indétermination du terme « métaphysique », il y a une réelle cohérence dans les divers emplois qu’il en fait - cohérence qui se constitue notamment de manière négative, au travers de l’opposition systématique entre métaphysique et rhétorique.
81La logique est une division de la branche d’art et de science qui se rapporte à l’esprit, et que Bentham nomme « pneumatologie » (du grec pneuma, l’« esprit »). La pneumatologie concerne soit la faculté intellectuelle, soit la faculté sensible. Quand elle concerne uniquement la première, elle se nomme « noologie » (du grec nous, l’« âme »), ou « pneumatologie nooscopique ». Lorsque l’on considère les facultés intellectuelles de l’esprit, on peut distinguer la formation du contenu de la pensée et la communication de celui-ci. Bentham nomme la branche d’art et de science qui considère la formation, « noologie plasioscopique » (du grec plasis, « formation »). Bentham regrette que la « logique », comme nom d’une branche d’art et de science, n’ait jamais reçu de signification déterminée, et propose de considérer le terme comme synonyme de « noologie plasioscopique89 ».
82La psychologie est un autre nom de cette branche d’art et de science, que Bentham désigne par le terme de « pneumatologie90 ». La logique est donc une branche de la psychologie. Son but est de guider les facultés purement intellectuelles de l’esprit humain, par exemple la perception, la mémoire ou encore le jugement, afin qu’elles atteignent leurs fins respectives. Autrement dit, il est de permettre à l’esprit de former, à l’aide de ces différentes facultés, des idées déterminées et claires.
83À propos de la métaphysique, Bentham déplore que l’on ait donné un nom aussi indéterminé et aussi inexpressif à la science qui porte sur les propriétés communes à tous les êtres91. Il la considère donc comme synonyme d’« ontologie ». Or, l’ontologie est une science du discours, une science qui porte avant tout sur les mots et leur signification92. Ainsi, le fondement de l’ontologie est la distinction entre les noms d’entités réelles et les noms d’entités fictives. Elle se développe comme une théorie des fictions, c’est-à-dire une théorie de la production et de l’organisation par le discours des différents ordres d’entités fictives. Dans cette mesure, et en raison du caractère indéterminé des termes en question, Bentham peut rapprocher la métaphysique de la logique : elle ne fait pas autre chose que de définir et mettre en œuvre les différentes opérations par lesquelles des idées claires et distinctes sont attachées aux mots.
84D’autre part, la logique est associée à la psychologie, et la métaphysique comprend traditionnellement une science de l’âme, une connaissance de l’esprit, en tant qu’il est distinct du corps. La métaphysique peut donc également être appréhendée comme une branche de la psychologie. Dans ce domaine, elle a pour effet de substituer des idées claires aux idées obscures, à propos des ressorts de la pensée et de l’action. Autrement dit, la métaphysique révèle les véritables motifs de la conduite, tels qu’ils sont à la fois manifestés et dissimulés par les mots.
85Ainsi, dans le Rationale of Judicial Evidence, où il évoque également l’opposition entre métaphysique et rhétorique, Bentham est conduit à insister sur la question de la nature humaine, en entendant par là la question de la constitution et du fonctionnement de l’esprit humain. En effet, le rhéteur accentue sans justification et selon les fins particulières de son discours, soit la dépravation, soit la dignité de la nature humaine :
La dépravation et la dignité de la nature humaine font partie des sujets à propos desquels ceux qui pratiquent la rhétorique (c’est-à-dire l’art de tromper) aiment s’affronter : certains prennent un parti, d’autres le parti opposé, certains l’un ou l’autre parti, selon l’occasion93.
86Le rhéteur s’appuie sur l’absence d’une définition rigoureuse de la nature humaine pour propager des idées fausses au sujet des règles morales et politiques les mieux adaptées à celle-ci. Le métaphysicien s’oppose donc à lui, en demandant ce que signifient les termes qu’il emploie. Mais la métaphysique est une science difficile, et la plupart des hommes préfèrent adopter et propager des opinions erronées, plutôt que de se livrer à l’effort de définition qu’elle exige. Une autre manière de caractériser la métaphysique est donc de souligner qu’elle consiste à « enquêter sur ce qu’un individu veut dire, ou à l’expliquer94 ».
87La métaphysique est donc non seulement une explication, mais encore une enquête. Elle consiste à examiner non seulement la signification des mots, mais encore le motif qui les sous-tend. Comme enquête, elle révèle ce que cachent les mots : l’intérêt derrière le discours. Elle dévoile de cette manière les véritables ressorts du discours comme de l’action :
Les hiboux et les voleurs ont la lumière en horreur ; les rhéteurs ont en horreur, sous le nom de « métaphysique », les définitions95.
88L’image de la lumière, fatale au voleur, précise en quel sens la métaphysique est une enquête, et pourquoi le rhéteur refuse de s’y soumettre. La métaphysique, par une exposition rigoureuse de la signification des termes d’un discours, révèle les fins véritables de celui-ci, et les différents moyens que celui qui le rédige ou le prononce emploie pour y parvenir. Elle prive donc le rhéteur des instruments de son influence sur autrui : en révélant ses artifices, elle leur ôte toute efficacité.
89Toutefois, la métaphysique est tout aussi désagréable aux rhéteurs qu’à ceux qui les lisent ou les écoutent. Ainsi, d’une manière générale, « rien n’est plus pénible pour un homme que d’être contraint à savoir ce qu’il veut dire96 ». La métaphysique délivre une vérité désagréable sur la nature humaine. Elle est rejetée non seulement parce qu’il est difficile d’attacher un sens déterminé à chaque mot ou à chaque proposition, mais encore parce que ces mots et ces propositions recouvrent des motifs ou des intérêts que les hommes préfèrent ignorer.
90Ainsi, les fictions politiques telles que Burke les conçoit ont bien un lien particulier à la nature humaine, qu’elles visent à voiler ou à dissimuler. Burke souligne en effet que l’entendement les approuve :
[…] parce qu’elles sont nécessaires pour voiler les défauts de notre nature nue et tremblante, et pour l’élever à nos yeux à la dignité97.
91En ce sens, les idées produites par l’imagination, afin de soutenir la société d’ordres, correspondent exactement aux tromperies et aux illusions produites par la rhétorique telle que Bentham la conçoit. En effet, ces idées sont destinées à masquer la réalité de la nature humaine, c’est-à-dire les motifs réels de nos paroles et de nos actions, autrement dit elles constituent des « couvertures » ou des « feuilles de vignes », pour « les parties inconvenantes [unseemley] de l’esprit98 ». Comme le souligne le traducteur de La table des ressorts de l’action, Jean-Pierre Cléro, unseemley signifie aussi bien ce qui est inconvenant que ce qui n’apparaît pas ou ne se manifeste pas99. Bentham désigne donc un mécanisme de défense et de recouvrement, par lequel les motifs efficients de l’action sont dissimulés parce qu’ils sont jugés mauvais.
92Le pouvoir de séduction de la rhétorique provient de son inscription dans ce mécanisme. Elle participe en effet de la « substitution des motifs100 », c’est-à-dire de l’ensemble des processus conscients et inconscients par lesquels les motifs efficients sont recouverts par d’autres, qui sont perçus comme meilleurs en raison d’une dimension altruiste. Par exemple, un individu agissant principalement ou exclusivement par amour du pouvoir préférera présenter son action comme le résultat de son amour pour la patrie. La rhétorique lui fournira les moyens de la supercherie. L’amour du pouvoir est ici le motif réel ou efficient, l’amour du pays est le motif de couverture. À l’opposé, la métaphysique rebute parce qu’elle s’oppose à la substitution des motifs. Le métaphysicien parcourt un chemin inverse à celui du rhéteur : du motif de couverture vers le motif réel.
93Le rejet de la métaphysique, par le rhéteur lui-même et ceux qui prêtent foi à son discours, s’apparente donc à ce que la psychanalyse nommera, à la suite de Sigmund Freud, une « résistance ». En effet, il correspond au refus de rendre conscients les motifs que l’on qualifie de « mauvais » parce qu’ils sont contraires aux valeurs auxquelles nous sommes tenus d’adhérer ; il est une manifestation de la force qui maintient ces motifs sous leurs couvertures conscientes. Le métaphysicien est donc celui qui dévoile la nature humaine, au lieu de la masquer par des idées « surajoutées ». Comme l’annonce Burke lui-même, par le développement de la métaphysique : « Tous les voiles de la décence vont être brutalement déchirés101. »
94Par certains aspects, la métaphysique -ou la science détestée par Burke sous ce nom102 - est elle-même une substitution : « Son effet consiste à substituer à l’illusion plaisante la pénible connaissance103. » Bentham emploie ici, pour désigner les idées qui dissimulent les véritables motifs de nos actions et que la rhétorique consiste à produire ou à renforcer, une expression très proche de celle utilisée par Burke lui-même, dans les Réflexions sur la Révolution de France. En effet, ce dernier emploie l’expression pleasing illusions104, et Bentham l’expression pleasurable delusion105. Associant explicitement les idées en question à l’œuvre de Burke, il identifie donc parfaitement, pour les condamner, les fictions politiques telles que celui-ci les conçoit et le rôle qu’il leur confie. Il reconnaît que leur principale caractéristique est d’être plaisante et il leur oppose une « connaissance pénible » (painful knowledge106). Le caractère plaisant apparaît constitutif de l’illusion : par opposition à la connaissance, l’illusion est ce qui procure du plaisir. Elle est une opinion qui satisfait un désir, et la connaissance contraint à renoncer à cette satisfaction.
95Bien entendu, il ne faut pas conclure du plaisir procuré par l’illusion qu’elle soit conforme au principe d’utilité. Au contraire, celui-ci conduit à condamner systématiquement « l’illusion plaisante » au profit de la « pénible connaissance ». Burke souligne que les illusions qui soutenaient l’Ancien Régime étaient utiles socialement, donc légitimes du point de vue de l’entendement. Or, Bentham dénonce une « obséquiosité néfaste » (sinister obsequiousness107) dans l’obéissance spontanée qu’elles produisent. À ses yeux, cette obéissance sert les intérêts du petit nombre des dirigeants au détriment du bonheur du plus grand nombre. Ainsi, Bentham emploie le terme delusion pour désigner l’un des principaux instruments de l’abus de pouvoir.
96À la différence du terme illusion, celui de delusion renvoie explicitement au verbe to delude. Ainsi, la causede l’illusion en question est rendue manifeste par son appellation, elle est clairement située dans une action de tromper. Dès lors, il devient légitime de s’interroger sur les agents de cette tromperie, sur les intérêts qui les ont déterminés à la créer ou à la propager. Selon Bentham, ces agents sont en premier lieu le petit nombre des dirigeants, et les intérêts qui déterminent leur conduite sont opposés à ceux du plus grand nombre. Toutefois, dans la mesure où la connaissance qui permettrait de dissiper les illusions qu’ils propagent est une connaissance « pénible », c’est-à-dire à la fois difficile à acquérir et humiliante, leurs discours séduisent et abusent un grand nombre d’individus, et chacun d’eux contribue à diffuser les illusions incriminées.
97Dans le Rationale of Judicial Evidence, Bentham souligne que la manière dont la rhétorique représente la nature humaine dépend des fins particulières de son discours. Toutefois, la principale de ces fins est la soumission du plus grand nombre à la volonté d’un petit nombre d’individus. Or, cette fin nécessite en premier lieu que la nature humaine soit « élevée à la dignité » aux yeux du plus grand nombre. En effet, pour accepter sa soumission à un petit nombre d’individus, le plus grand nombre doit être convaincu de leur sagesse et de leur bienveillance. Cette opinion, qui porte sur des individus déterminés, est dérivée d’une opinion concernant la nature humaine en général : pour croire à la bienveillance du petit nombre des dirigeants, il faut d’abord croire à la bonté de la nature humaine en général, autrement dit à la prédominance des motifs sociaux ou semi-sociaux sur les motifs « auto-référents » et « dissociaux »108. L’affirmation de la prédominance en l’homme des sentiments sociaux constitue donc une source abondante d’illusion. Si le rhéteur peut se contredire, et affirmer successivement la dignité et la dépravation de la nature humaine, il sert avant tout l’intérêt du petit nombre des dirigeants, ce qui le conduit à attribuer à la nature humaine des qualités extraordinaires.
98À propos des portraits que les éducateurs de la jeunesse ou les auteurs en général dressent de différents individus, dans le but de donner à voir à travers eux la nature humaine elle-même, Bentham peut donc affirmer :
[…] des qualités sont continuellement attribuées à la nature humaine, à un degré qui ne convient pas à celle-ci : des qualités qui produisent des sentiments d’amour, de respect et d’admiration pour ceux qui les possèdent. Les hommes en général sont représentés comme possédant ces qualités au degré élevé en question afin que les individus haut placés, dont les enseignants ou les écrivains en question sont ou ont été les serviteurs ou les associés, puissent être considérés comme les possédant plus particulièrement. En effet, il serait vain de s’efforcer de représenter une chose comme probable et plausible, si elle était reconnue impossible109.
99Ce passage offre un exemple de la manière dont la métaphysique dévoile les motifs réels d’une conduite que les mots dissimulent et trahissent à la fois. Ainsi, le discours mélioratif sur la nature humaine, contrairement aux apparences, ne porte pas sur les hommes en général mais sur des individus particuliers, exaltés par le discours en question. Sa fin réelle est de persuader le plus grand nombre qu’il est possible pour un homme de posséder les qualités intellectuelles et morales extraordinaires que son auteur attribue à tel ou tel individu, afin de justifier le pouvoir de ce dernier. Si Bentham évoque ici les enseignants ou les auteurs en général, le rhéteur est bien celui qui produit l’illusion en question avec le plus d’efficacité et d’ampleur. La rhétorique, en rendant les hommes « dupes », les rend également « esclaves110 ».
USAGE POLITIQUE DE L’ILLUSION
100Le terme « voile » s’impose comme celui qui exprime le mieux, selon Burke, le caractère distinctif des fictions légitimes dans le champ de la morale et de la politique. Ainsi souligne-t-il qu’au cours de la Glorieuse Révolution les deux Chambres, au moment même où elles choisissaient le roi, « ont jeté un voile politique et adroitement tissé sur toutes les circonstances qui tendaient à affaiblir les droits qu’elles souhaitaient perpétuer dans l’ordre de succession amélioré111 ». Le Parlement s’est trouvé en mesure de choisir le roi ; pour autant il n’a pas reconnu son propre choix comme la source de la légitimité du pouvoir royal. Au contraire, au moyen de la fiction, il s’est efforcé d’occulter le moment du choix, pour placer le seul titre légitime à la couronne dans une règle déterminée de succession. La fiction en question, qui consiste à faire comme si le roi Guillaume ne devait pas son titre à une élection mais à la simple application des règles de succession, est approuvée par Burke car elle renforce l’autorité du roi et confère à un processus révolutionnaire l’apparence et l’esprit d’une simple soumission aux traditions du royaume.
101Burke approuve de manière générale les fictions politiques sur lesquelles reposent la Révolution de 1688-1689 : celle d’un contrat entre le roi et le peuple, celle d’une rupture de ce contrat par Jacques II, celle qui consiste à affirmer que ce dernier a lui-même abdiqué le pouvoir en se retirant hors du royaume… Toutefois, il réfute l’interprétation que font Richard Price et ses partisans de la Glorieuse Révolution. En effet, ceux-ci considèrent qu’elle repose notamment sur le principe selon lequel un peuple a le droit de choisir ses dirigeants112. Or, Burke s’efforce de démontrer qu’elle est au contraire la négation de ce prétendu « principe ». Il approuve les fictions fondatrices de la Glorieuse Révolution, dans la mesure où elles tendent à affirmer et à préserver le caractère héréditaire du pouvoir, à masquer son origine de fait dans une élection. D’une manière générale, il considère qu’une fiction politique est légitime lorsqu’elle permet de voiler ce qui compromet la permanence de l’ordre social : par exemple, le caractère humiliant de l’obéissance, ou encore la nécessité, dans certaines circonstances, de recourir à l’élection pour donner un chef à l’État.
102Il est sans doute paradoxal - voire contradictoire - d’approuver des fictions qui débouchent sur une révolution et de soutenir parallèlement qu’une fiction est légitime si et seulement si elle renforce l’ordre établi. Mais la fiction a précisément pour rôle de porter ou de dissimuler la contradiction : lorsqu’une certaine contradiction en paroles ou en actes est inévitable, afin de préserver ou de justifier un ordre politique et social donné, celle-ci doit être effectuée puis occultée au moyen d’une fiction. Ainsi, les révolutionnaires anglais ont dû, afin de préserver le régime monarchique, choisir eux-mêmes leur souverain et affirmer pourtant que son pouvoir et sa légitimité ne provenaient pas de leur choix mais des règles de succession elles-mêmes.
103À la différence de Burke, Bentham ne reconnaît pas les fictions que les juristes considèrent comme les principes mêmes de la Glorieuse Révolution, comme des « voiles » nécessaires au maintien de l’état civil, mais comme de simples « mensonges », destinés à servir un intérêt particulier et opposé à celui du plus grand nombre113. Il souligne que sans le mensonge selon lequel Jacques II aurait renoncé de lui-même au pouvoir, les juristes auraient refusé d’assister le Parlement dans son entreprise révolutionnaire114. De cette manière, ils imposent le recours aux fictions qui servent leurs intérêts particuliers, et les associent aux effets bénéfiques de l’action du Parlement. Bien qu’on la qualifie de « Glorieuse », de telle sorte que toute critique apparaisse comme une contradiction pure et simple, la Révolution de 1688 ne constitue donc pas, aux yeux de Bentham, une révolution pour le peuple, mais une révolution dans l’intérêt des juristes et des Whigs115.
104Le procédé identifié et dénoncé ici par Bentham, par lequel juristes et aristocrates associent les fictions qui servent leurs intérêts particuliers à tout ce qui contribue réellement au plus grand bonheur du plus grand nombre, offre un exemple de sophisme consistant à confondre la cause et l’obstacle116. Il consiste à intégrer à un système politique, dont les effets bénéfiques sont reconnus par le plus grand nombre, l’ensemble des abus que l’on souhaite défendre. Ce procédé permet d’attribuer aux abus eux-mêmes les effets bénéfiques en question : du simple fait qu’ils sont produits avec ces abus, on conclut qu’ils sont produits grâce à eux. Les fictions juridiques, qui constituent en réalité un obstacle au bonheur du plus grand nombre, apparaissent alors comme la cause de celui-ci.
105Ainsi, le « voile » que les deux Chambres ont dû jeter sur la dépendance du pouvoir royal à l’égard du peuple, lorsque ce dernier se trouvait en mesure de pourvoir à la vacance du pouvoir selon sa volonté117, ne contribue en rien selon Bentham aux effets bénéfiques pour le plus grand nombre de la « Glorieuse » Révolution. Au contraire, il les a entravés en empêchant la production de ces effets lorsque ceux-ci se trouvaient par ailleurs contraires aux intérêts des juristes et des aristocrates. En effet, il a permis de limiter le contrôle du peuple sur le gouvernement, donc sur les actes des juristes et des aristocrates eux-mêmes. Les fictions comme voiles ne sont donc jamais des fictions légitimes, du point de vue du principe d’utilité. Leur unique raison d’être est de protéger les abus du pouvoir :
[…] un gouvernement dans le style vénitien d’autrefois - un gouvernement dans lequel l’imbécillité titrée et confédérée, guidée par un machiavélisme effronté, régnerait en maître sur le roi et sur le peuple, et dans lequel le gaspillage, l’oppression, et le détournement de fonds se trouveraient toujours à leur aise, derrière l’écran du secret ; voilà l’utopie d’Edmund Burke118.
106Le gouvernement défendu par Burke est effectivement un gouvernement dans lequel domine l’aristocratie, et dans lequel le pouvoir est protégé par le secret. Burke insiste sur la nécessité d’associer pouvoir et secret dès la rédaction de la Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, dans laquelle il souligne combien la terreur suscitée par le pouvoir peut être renforcée par une « judicieuse obscurité119 ». Ainsi, le gouvernement despotique tient le chef éloigné des regards du public. Si le régime aristocratique n’est pas le régime despotique, il recourt également à l’obscurité, afin d’orienter les passions de manière à ce qu’elles produisent un degré de crainte à l’égard des membres du gouvernement, suffisant pour que l’obéissance soit obtenue sans recourir à la violence physique.
107Bentham oppose aux arguments de Burke un principe de publicité ou de transparence, qui constitue la meilleure des garanties contre les abus du pouvoir, lorsqu’il est appliqué aux actes du gouvernement et de l’administration. En effet, il suffit à dissiper l’obscurité et les illusions qui dissimulent ces abus. Il suffit notamment à substituer à l’honneur factice, instrument de tromperie ou d’illusion essentiel au mauvais gouvernement, un honneur naturel, qui est la conséquence des services qu’un individu a réellement rendus au public.
108L’honneur factice est lié de manière essentielle à l’imagination, il est produit par celle-ci à partir de signes ou de symboles sensibles120. Les signes extérieurs du bonheur, ou des principales causes de celui-ci, c’est-à-dire du pouvoir et de la richesse, agissent sur l’imagination, et ils déterminent le peuple à attribuer à ceux qui les arborent des qualités intellectuelles ou morales hors du commun. L’honneur factice est formé de qualités que l’imagination attribue à certains individus, distingués par leurs titres ou leurs décorations, et il conduit le peuple à se soumettre de lui-même à ces individus. Il correspond donc à ces idées que Burke désigne comme les idées « surajoutées » par l’imagination morale, dont la principale vertu était, dans l’Ancien Régime, de faciliter l’obéissance. Bentham les condamne, car l’obéissance qu’elles produisent est obséquiosité, et les dénonce comme des illusions.
109À la différence de Burke, qui utilise les termes d’« illusions » et de « fictions » dans le même sens121 pour désigner les idées produites par l’imagination, afin de garantir la soumission du plus grand nombre aux ordres supérieurs de la société, Bentham distingue clairement ce qui est simplement fictif et ce qui est par ailleurs illusoire ou trompeur. Ainsi, l’honneur est toujours une entité fictive : une qualité dont on parle comme si elle existait par elle-même. Cependant, cette entité fictive peut être soit naturelle, soit artificielle ou factice (factitious). À ce niveau, la distinction entre le naturel et l’artificiel est intérieure au champ des fictions politiques, elle constitue une subdivision de ces fictions elles-mêmes. Pourtant, toute entité fictive est artificielle : elle est créée par le langage, elle n’existe pas naturellement. Dès lors, comment comprendre l’opposition entre un honneur naturel et un honneur factice ?
110L’honneur factice est, en quelque sorte, doublement artificiel : il s’agit d’une entité fictive formée en réponse à un autre artifice, c’est-à-dire en réponse à un signe sensible, qui peut être uniquement visible, comme un insigne, ou à la fois visible et audible, comme un titre. L’honneur naturel, quant à lui, est formé en réponse aux actes accomplis par les individus qu’il distingue. Il ne requiert aucun artifice comparable aux titres ou aux insignes, mais uniquement la publicité des actes des individus concernés, et en premier lieu des actes des membres du gouvernement et de l’administration, dont le rôle est de servir le public.
111L’honneur factice est donc une entité à la fois fictive et illusoire ou trompeuse. En effet, elle conduit à attribuer des qualités morales ou intellectuelles à des individus qui ne les possèdent pas réellement, elle détermine le peuple à leur accorder un respect ou une considération qu’il leur refuserait s’il n’avait sous les yeux que leurs actions. À l’opposé, l’honneur naturel est une entité fictive qui ne s’accompagne d’aucune illusion, d’aucune tromperie. Elle conduit à attribuer à un individu la considération qu’il a méritée par ses actes, c’est-à-dire par les services qu’il a effectivement rendus au plus grand nombre. « Fiction » et « illusion » ne sont donc pas des termes équivalents.
112Si, à leur propos, on distingue une origine et un destinataire - le sujet qui les produit et celui auquel elles s’adressent, qui peuvent être un seul et même individu - alors, à la différence d’une illusion, une fiction peut être reconnue comme telle par son destinataire, sans être détruite par cette reconnaissance. L’illusion et la fiction ont en commun de pouvoir être produites délibérément. Cependant, à la différence de la seconde, la première ne peut pas être délibérément entretenue par celui à qui elle est adressée. Bentham s’intéresse à l’illusion (delusion) comme à un instrument du pouvoir. De ce point de vue, elle apparaît comme une relation, une influence, dont le but est de produire l’obéissance ou l’obséquiosité. Elle peut donc être produite à dessein par celui qui exerce cette influence sur autrui, mais elle ne peut pas être consciemment entretenue par celui sur qui cette influence est exercée. De ce point de vue, une illusion reconnue comme telle est immédiatement dissoute :
Pour celui en qui l’obséquiosité néfaste est produite, l’obséquiosité peut difficilement s’accompagner de la conscience de la nature de la cause par laquelle elle a été produite. Une affirmation en ce sens apparaîtrait comme impliquant une contradiction dans les termes, comme si l’on disait : il est trompé et pourtant il n’est pas trompé122.
113Toute fiction n’est pas une illusion. Mais les fictions qui soutiennent les régimes monarchiques et aristocratiques, en tant qu’elles participent de l’honneur factice, sont illusoires car elles impliquent la tromperie, qu’elle soit délibérée ou non. Le refus de la métaphysique par Burke et le soutien qu’il accorde aux fictions d’Ancien Régime trahissent aux yeux de Bentham une préférence pour le mensonge. En effet, la lucidité dont Burke fait preuve, à l’égard de la dimension illusoire de ces fictions, est inséparable de la volonté de dissimuler ce caractère au plus grand nombre, faute de quoi elles perdraient toute efficacité.
114Le lien entre l’illusion et les fictions légitimes chez Burke s’explique sans doute par l’origine qu’il attribue à ces fictions : l’imagination, qu’elle soit « morale » ou « pieuse ». Former les idées de qualités morales ou intellectuelles hors du commun, les projeter sur des individus distingués par leur naissance ou par leurs titres, sont des opérations propres à l’imagination. Or, elles constituent effectivement des illusions : elles ne sont pas destinées à révéler, mais au contraire à voiler la nature ou le caractère des individus concernés.
115Bentham, au contraire, situe dans le langage la source de toutes les entités fictives. Ainsi, si l’honneur est toujours une entité fictive, c’est moins parce qu’il est un être imaginaire qu’un être de discours. De ce fait, l’objet de l’investigation devient le discours politique lui-même : c’est au sein de celui-ci qu’il convient de mettre en évidence et d’élucider le jeu de la fiction et de l’illusion. Or, Bentham distingue, au sein du discours lui-même, l’ordre des entités réelles et celui des entités fictives, celui-ci dérivant du premier. De ce point de vue, l’honneur, qu’il soit naturel ou factice, est toujours fondé sur des entités réelles : soit les actes des individus concernés, soit les signes extérieurs et sensibles du pouvoir et de la richesse.
116L’honneur factice n’est donc pas un honneur sans fondement, c’est-à-dire sans cause efficiente dans l’ordre des entités réelles. Mais il doit être jugé du point de vue du principe d’utilité. Or, Bentham refuse de considérer les illusions constitutives de l’honneur factice comme des illusions utiles au plus grand nombre. C’est le principe d’utilité lui-même qui doit déterminer le degré de considération qu’il convient d’accorder à tel ou tel individu. Autrement dit, cette considération doit être la conséquence des actions qui contribuent réellement au plus grand bonheur du plus grand nombre : elle doit les récompenser et agir comme une incitation à les accomplir. Dès lors, tout honneur que l’on acquiert pour d’autres raisons est illégitime.
117Si les fictions juridiques sont des mensonges, et les fictions constitutives de l’honneur factice des illusions (delusions), Bentham ne peut se satisfaire de la conception burkéenne du peuple. Les divergences qui existent entre leurs théories des fictions respectives, telles qu’elles peuvent être reconstruites à partir de textes disséminés, et parfois fragmentaires en ce qui concerne Bentham, doivent inévitablement conduire ce dernier au refus d’identifier le peuple à une fiction légale et à la remise en cause des rapports entre peuple et Constitution tels que Burke les conçoit.
LA DISTINCTION BURKÉENNE ENTRE PEUPLE ET MULTITUDE
118Burke exprime la même préoccupation que Hobbes, quant au risque d’une confusion entre les droits du peuple et les revendications de la multitude. Il y répond de la même façon, en s’appuyant sur la notion de contrat social afin de distinguer clairement peuple et multitude :
Lorsque […] des hommes rompent le contrat ou l’accord originel qui donne à un État sa forme et sa capacité de corps, ils ne sont plus un peuple, ils n’ont plus d’existence en tant que corps, ils n’ont plus de puissance légale et contraignante qui les oblige chez eux, ni de titre à être reconnus à l’étranger. Ils sont un certain nombre d’individus indéterminés et désunis, rien de plus123.
119Burke interprète la Révolution française comme une rupture du contrat social. Or, en l’absence de celui-ci, un grand nombre d’hommes n’ont aucune « personnalité politique124 ». Sur ce point, son raisonnement est identique à celui de Hobbes : des individus qui agissent de manière collective, mais sans respecter les termes du contrat social, ne forment pas une personne civile. Considérés collectivement, ils ne constituent pas un sujet de droits - quels que soient les droits que chacun d’eux conserve à titre individuel.
120Ainsi, lorsqu’une association est dissoute, chacun a le droit de « rester un simple individu125 ». Si certains décident de s’associer à nouveau, ils ne peuvent pas légitimement contraindre les autres à entrer avec eux dans cette nouvelle association. En effet, si la société est un contrat, idée que partagent Burke et les révolutionnaires français, alors une « association forcée ne peut être que nulle et sans effet126 ». D’après leurs propres principes, les révolutionnaires français doivent donc admettre que tous ceux qui désapprouvent le nouvel ordre politique et social demeurent de simples individus, extérieurs à la société régénérée. S’ils agissaient en accord avec leurs principes, ils ne revendiqueraient aucune autorité sur la personne ou les biens de ces individus. Burke peut donc conclure qu’en l’absence d’un consentement universel, les révolutionnaires n’ont aucun droit d’imposer une nouvelle Constitution.
LE PEUPLE ET LA CONSTITUTION
121Conformément au principe de prescription, selon lequel la convention précède et détermine le consentement des êtres raisonnables, une fois une Constitution établie, le peuple ne peut posséder le droit de l’altérer :
Une fois que la constitution d’un pays a été établie par un contrat, tacite ou exprès, il n’y a aucun pouvoir qui soit habilité à l’altérer sans qu’il y ait violation de l’alliance ou du consentement de toutes les parties. Telle est la nature d’un contrat, et le vote de la majorité du peuple […] ne peut pas davantage altérer l’essence morale des choses qu’il ne peut altérer leur essence physique127.
122Ainsi, même si le peuple ou la majorité du peuple a le pouvoir d’altérer la Constitution, il ne possède pas le droit de le faire. Selon Burke, l’ordre politique et social relève de la morale : nos devoirs envers la société sont des obligations morales, avant d’être des obligations juridiques. Ainsi, la vertu précède et détermine les droits du peuple :
Quand la communauté agit en corps, rien ne peut lui résister. Cependant, à moins de confondre le pouvoir et le droit, même le corps entier ne peut posséder de droit incompatible avec la vertu, et en particulier avec la première de toutes les vertus, la prudence. Les hommes n’ont aucun droit à ce qui n’est pas raisonnable et à ce qui ne contribue pas à leur bien128.
123Burke s’appuie ici sur une conception utilitariste du droit, qu’il formule de manière négative : les individus n’ont aucun droit à ce qui est contraire à leur propre bien. Toutefois, le principe d’utilité est soumis au principe de prescription : l’utilité sociale d’une institution ou d’une loi n’est pas celle que lui attribuent les individus concernés, elle est le corrélat de sa durée. La prudence commande donc de préserver l’ordre établi. D’un point de vue moral, le peuple ne peut posséder le droit d’innover en matière de législation.
124Ainsi, si Burke semble concéder aux révolutionnaires français qu’un consentement universel justifie un changement de Constitution, cette concession n’est qu’apparente. En effet, en tant que fiction légale, le peuple n’est pas l’origine de la Constitution, mais le produit de celle-ci. Un droit du peuple à altérer la Constitution serait contradictoire : il se nierait lui-même, dans la mesure où il impliquerait la dissolution du peuple en tant que sujet de droits.
125L’accord qui donne naissance à une Constitution n’est pas un accord entre un peuple et un gouvernement, mais un accord entre les différentes parties qui, une fois réunies, forment le peuple. Or, aucune de ces parties ne possède le droit moral de rompre les liens qui l’unissent aux autres : préserver l’état civil est un devoir. Même si toutes les parties désiraient rompre leur association, leur devoir serait encore de maintenir l’ordre constitutionnel :
Bien que la société civile ait pu dans un premier temps être un acte volontaire […], elle demeure en vertu d’une alliance établie et permanente qui lui coexiste, et qui s’impose à chaque individu au sein de cette société, sans acte formel de sa part129.
126Dans un premier temps, Burke justifie l’obligation morale de préserver l’ordre politique et social défini par la Constitution par un raisonnement utilitariste :
Les hommes, en l’absence de tout choix, tirent des avantages de cette association ; en l’absence de tout choix, ils sont assujettis à des devoirs qui proviennent de ces avantages ; en l’absence de tout choix, ils contractent une obligation virtuelle qui a autant de force que n’importe quelle obligation positive130.
127Ici, l’argument utilitariste est formulé de manière positive : les hommes ont l’obligation morale de préserver ce qui leur procure un avantage commun. D’autre part, le principe d’utilité permet à Burke d’opposer volonté et devoir. En effet, il permet de fonder le devoir, non pas sur le consentement des individus concernés, mais sur les conséquences de leurs actions. Cette séparation de la volonté et du devoir autorise une interprétation conservatrice du contrat social. Si la société est un contrat, alors son origine se trouve dans le consentement. Toutefois, Burke refuse d’en conclure que les membres d’une société puissent renoncer à leur association ou en modifier les modalités essentielles selon leur volonté. Le principe d’utilité lui permet de distinguer l’origine d’une société et le principe de son maintien : si les hommes ont pour devoir de préserver ce qui contribue à leur propre bien, alors ils ont pour devoir de préserver la société civile, que celle-ci se trouve ou non contraire à leur volonté.
128Toutefois, Burke ne se contente pas d’affirmer que les membres d’une société doivent préserver leur association, il ajoute qu’ils doivent en préserver les formes traditionnelles. Il condamne l’innovation en matière de droit constitutionnel, s’appuyant sur la conviction que l’ordre traditionnel est également celui qui a prouvé son utilité. Toutefois, l’« utilité » d’une institution est susceptible de nombreuses interprétations. Burke souligne que ce qui est utile à une société est ce qui reflète et renforce sa hiérarchie naturelle. L’ordre constitutionnel doit donc traduire l’ordre naturel. Une société est naturellement une alliance entre une multitude ignorante et un petit nombre instruit :
Il est parfaitement clair que majorité et minorité, considérées abstraitement, sont des rapports qui ne peuvent pas exister en dehors de l’état de société civile, et que, dans cet état, ce sont les conventions spécifiques de chaque corps qui déterminent ce qui constitue le peuple, afin que ses actes forment l’expression de la volonté générale. Pour en venir au particulier, il est tout aussi clair qu’en France et en Angleterre, le pacte originel de l’État et ceux qui l’ont suivi, exprès ou tacites, n’ont jamais fait d’une majorité d’hommes, comptée par têtes, le peuple actif de leurs différentes communautés ; et je ne vois pas davantage de politique ou d’utilité que de droit à poser en principe qu’il faut considérer une majorité d’hommes comptée par têtes comme étant le peuple, et qu’en tant que tel, sa volonté fera loi131.
129Burke refuse d’identifier le peuple à la majorité des membres d’une société donnée. Le grand nombre des individus considérés, en effet, ne justifie en rien qu’on les assimile au peuple lui-même. Ce qui constitue un peuple, ce sont toujours des « conventions spécifiques ». En premier lieu, le contrat social lui-même, l’accord originel qui confère une existence et une forme à la société civile. Sur ce fondement, des conventions particulières interviennent, pour définir ce qui doit être reconnu au sein de cette société comme la volonté du peuple. Ces conventions sont des fictions légales : elles sont déterminées par le droit positif, et consistent à faire comme si la volonté de telle ou telle partie de la communauté était la volonté du peuple dans son ensemble. La règle de la majorité n’est alors qu’une des conventions possibles. Rien ne contraint les membres d’une société à identifier la volonté de la majorité à la volonté du peuple lui-même. Au contraire, le principe d’utilité prescrit de soumettre la majorité au petit nombre des individus les plus instruits et les plus vertueux. Autrement dit, il prescrit de soumettre la multitude à l’aristocratie naturelle. En dehors de cette soumission, une multitude ne peut former une véritable société, elle ne peut former un peuple :
Afin de permettre à des hommes d’agir avec le poids et le caractère d’un peuple, et afin de répondre aux fins qui les font s’associer pour avoir cette capacité, il nous faut supposer que (par des moyens immédiats ou conséquents) ils sont dans cet état de discipline sociale habituelle dans lequel les plus sages, les plus habiles et les plus opulents conduisent les plus faibles, les moins savants et ceux que la fortune a le moins comblés de ses dons, et ainsi les éclairent et les protègent. Quand la multitude n’est pas soumise à cette discipline, il est difficile de dire qu’elle se trouve en société civile132.
LE PEUPLE, OBJET CONSTITUÉ PAR UN PRINCIPE DE PRESCRIPTION
130Le fonctionnement politique et juridique d’une société repose sur des habitudes. En effet, la « discipline sociale » essentielle à ce fonctionnement, par laquelle le plus grand nombre se soumet aux décisions d’un petit nombre, ne peut être acquise que par la répétition et la durée, qui seules permettent la formation des dispositions nécessaires. L’innovation compromet ces dispositions acquises. Ses partisans ne mesurent pas leur importance et le temps nécessaire à leur formation. Ils attendent des hommes des comportements dont ils sont incapables spontanément. Ainsi, les fictions politiques, et notamment celle de la volonté générale, par laquelle la volonté d’une partie de la communauté est identifiée à la volonté du peuple lui-même, requièrent la durée pour se traduire dans les représentations et les actes des individus concernés. Ces fictions fondent le règne de la loi, mais elles ne produisent leurs effets qu’au terme d’un long processus d’assimilation, elles exigent de discipliner les nombreux penchants qui leur sont opposés. Dans ce contexte, les dispositions acquises, sur lesquelles reposent l’ordre social, sont constitutives d’un peuple : « Lorsque de grandes multitudes agissent ensemble sous cette discipline de la nature, je reconnais le PEUPLE133. »
131L’ordre naturel exige que le grand nombre obéisse au petit nombre des individus les plus opulents et les plus savants. Les conventions contraires à cet ordre sont donc à la fois illégitimes et impuissantes à constituer « ce vénérable objet qu’on appelle le Peuple134 ». De ce point de vue, le principe de prescription n’est pas seulement un principe normatif, il est constitutif des peuples. Celui-ci comme objet est constitué par la durée, c’est-à-dire par la traduction en dispositions acquises, des relations entre les différentes composantes de la société civile. Ainsi, la durée est ce qui permet à un ensemble d’individus d’agir « avec le poids et le caractère d’un peuple » : elle leur permet de se concevoir eux-mêmes comme un peuple, et d’être reconnus comme tel par d’autres. Burkepeut donc affirmer que le peu d’unité conservée par la France de la Révolution provient du principe de prescription lui-même, bien que les révolutionnaires le désavouent.
132Ces derniers prétendent s’appuyer sur le consentement du peuple, pour imposer le changement de régime. Cependant, ils imposent leur autorité aussi bien à ceux qui acceptent le changement qu’à ceux qui le refusent. Leur pouvoir ne peut donc pas, contrairement à ce qu’ils affirment, se fonder sur un consentement universel. De nouveau, Burke souligne les contradictions des révolutionnaires français. Ceux-ci revendiquent, par exemple, la possession en tant que corps du territoire appelé « France » : ils entendent interdire aux particuliers d’acquérir ou d’occuper ce territoire comme bon leur semble. Burke imagine acheter lui-même à un particulier une terre située en France. Dans cette hypothèse, les révolutionnaires lui contesteraient sans doute son titre de propriété. Mais seraient-ils autorisés à le faire ? Et à quel titre ?
Qui sont-ils, eux qui ont l’outrecuidance d’affirmer que la terre que j’ai achetée de cet individu, d’une personne naturelle et non pas d’une fiction de l’État, leur appartient, à eux qui, dans la capacité même qui leur permet de faire cette réclamation, ne sont qu’un être imaginaire, et ce, en vertu de cette prescription même qu’ils rejettent et désavouent135 ?
133Si un peuple est un « être imaginaire », il n’est pas pour autant formé de manière arbitraire. Le principe de prescription guide l’imagination qui le constitue : il lui procure la matière et la forme de ses représentations. En effet, la matière dont un peuple est formé, ce sont les classes aux aptitudes différentes qui sont apparues au cours de l’évolution historique de la société considérée. Conformément au principe de prescription, l’existence de ces classes est légitime du simple fait de leur durée : elles doivent donc être reconnues comme les éléments constitutifs du peuple. De même, ce qui donne à un peuple sa forme, ce sont les relations traditionnelles de ces classes : le principe de prescription impose de reconnaître et de conserver les rapports entre les classes, tels qu’ils se sont constitués en coutumes et en dispositions acquises.
134Ainsi, selon leur propres principes, c’est-à-dire selon le principe du consentement universel, les révolutionnaires français n’ont aucun droit à se nommer eux-mêmes un « peuple », ils n’ont aucun droit à agir au nom du peuple - faute d’unanimité, ce peuple n’existe pas. La capacité qu’ils conservent à agir en tant que corps doit donc provenir d’une autre source : la prescription. Tant qu’il demeure une « discipline sociale habituelle », par laquelle le plus grand nombre obéit à un petit nombre d’individus, qu’il reconnaît comme investis du pouvoir légal de commander, il demeure également un certain degré de cohésion sociale - l’objet que l’on appelle un « peuple » n’a pas complètement disparu. De ce point de vue, le principe de prescription confère apparemment aux révolutionnaires français une certaine « capacité collective », qui leur permet de revendiquer une autorité sur le territoire français, sur les personnes et les biens qui s’y trouvent.
135Toutefois, les concessions que Burke semblent faire à la Révolution française se révèlent toujours stratégiques et provisoires : ne souligne-t-il pas que les révolutionnaires eux-mêmes désavouent le principe de prescription ? Dès lors, pourquoi leur accorder une personnalité politique ? Burke s’y refuse jusqu’au terme de son existence136. En effet, que reste-t-il des formes traditionnelles de l’État dans la France issue de la Révolution ? La fiction abstractive de l’égalité retire le pouvoir des mains des individus opulents et savants, elle laisse la multitude sans guide extérieur à elle-même. Aucune « discipline de la nature » ne demeure dans la société française. L’obéissance elle-même y est contre-nature, puisqu’elle est adressée à des « égaux », à des individus dont la vertu ne s’élève ni réellement ni fictivement au-dessus de celle du plus grand nombre.
136Pourtant, les différents gouvernements issus de la Révolution française entrent de fait dans des rapports juridiques avec les gouvernements étrangers : ils signent des traités, en vertu desquels la multitude des citoyens français apparaît comme un sujet de droits. Sous la pression des circonstances, Burke se trouve donc contraint de reconnaître dans cette multitude, une « personne »- même s’il le fait toujours de manière provisoire et pour les besoins de son argumentation. Ainsi, lorsqu’il évoque les relations entre la France et l’Angleterre, et l’opportunité de rechercher la paix, Burke écrit :
Ici j’abandonne ma propre hypothèse. Je suppose que ce corps de régicides, qui se nomme république, est une personne politique avec laquelle on peut faire quelque arrangement qui mérite le nom de paix137.
137Cette concession, bien qu’elle soit conçue comme un artifice destiné à renforcer l’argumentation, trahit une réelle difficulté de la théorie burkéenne du peuple. En effet, le risque encouru par le raisonnement de Burke est que les institutions issues de la Révolution durent, et qu’elles deviennent de ce fait légitimes, en vertu du principe de prescription.
138L’œuvre de Burke recèle un conflit entre la stricte application du principe de prescription et la volonté de fonder l’ordre de la société sur l’ordre de la nature. En effet, rien ne garantit la coïncidence de l’ordre traditionnel et de l’ordre naturel, sinon l’intervention d’un principe transcendant, c’est-à-dire d’une volonté divine dirigeant le devenir historique des sociétés humaines vers une fin prédéterminée :
Le contrat propre à chaque État particulier n’est qu’une clause dans le grand contrat primitif de la société éternelle qui associe les natures les plus basses aux natures plus élevées, qui relie le monde visible au monde invisible, conformément au pacte immuable, sanctionné par un serment inviolable, qui maintient toutes les natures physiques et morales chacune à la place qui lui est assignée138.
139L’ordre naturel est une « société éternelle », il est voulu par Dieu. La Providence produit l’aristocratie naturelle, et la destine à guider la multitude. La volonté humaine ne peut donc pas légitimement remettre en cause la domination politique de l’aristocratie, elle doit se conformer à la volonté divine. Ainsi, la validité des conventions humaines, donc celle du contrat originel lui-même, dépend d’obligations préalables, définies par la place de chaque partie dans l’ordre naturel des choses.
140Chacun reçoit ses devoirs des relations qui l’unissent aux autres, et une convention humaine est moins la constitution que la reconnaissance de ces relations. Ainsi, les devoirs des enfants envers leurs parents, par exemple, dépendent de liens naturels. La relation qui les unit à leurs parents est indépendante de leur volonté et elle implique leur consentement. De même, du simple fait qu’il appartient à une société donnée, un individu « contracte » des obligations envers celle-ci :
[…] chaque homme, pour être né dans une communauté, contracte autant de ce simple fait qu’il contracte une obligation envers ses parents du simple fait d’être issu de leurs corps139.
141Les obligations morales d’un individu proviennent de sa situation dans « l’ordre préétabli des choses ». De ce fait, personne n’a le droit de remettre en cause cet ordre, et les conventions humaines ne sont légitimes que dans la mesure où elles le traduisent et le renforcent. Une convention qui nierait l’existence de l’aristocratie, qui confierait le pouvoir politique à la seule multitude, n’aurait donc aucune valeur.
142En raison de l’importance accordée successivement à la coutume et à l’ordre naturel, la fiction légale de peuple apparaît susceptible de différents fondements, dont la compatibilité demeure problématique. Pour constituer un peuple, une multitude doit être unifiée en une « personne politique ». Mais où situer l’origine de la personnalité politique : dans la nature ou dans la durée ? Suffit-il que la fiction légale de peuple reflète l’ordre traditionnel de la société, ou doit-elle par ailleurs se conformer à un ordre naturel et universel ?
143Selon le principe de prescription, la durée d’une institution suffit à la rendre légitime. Dès lors, pourquoi exiger qu’elle corresponde également à la nature des choses ? Si la durée est le signe infaillible de l’utilité, au nom de quoi condamner une institution établie et durable ? Pour que la durée de la République ne suffise pas à la rendre légitime, Burke est contraint d’adjoindre au principe de prescription un principe distinct, logiquement indépendant, selon lequel la société repose sur une hiérarchie naturelle, qu’il appartient aux hommes de comprendre et de reproduire. Ainsi, le peuple est un objet qui admet une définition idéale, qui exprime l’ordre naturel des choses : une multitude guidée par une aristocratie naturelle. Les fictions légales, qui le constituent dans l’ordre juridique, peuvent s’écarter de cette définition et être illégitimes. Ainsi, en rapportant le « peuple » tel qu’il est défini politiquement et juridiquement à l’ordre naturel de la société, Burke peut affirmer qu’il reconnaît ou non cet objet dans le grand nombre d’individus qui composent telle ou telle société particulière.
144La diversité des principes mobilisés, qui demeurent logiquement indépendants, le recours à la Providence, pour garantir la correspondance entre l’ordre traditionnel et l’ordre naturel de la société civile, constituent sans doute les limites de la conception burkéenne du peuple. La théorie implicite des fictions politiques sur laquelle elle repose nous place face à une alternative : le principe d’unification de la multitude réside-t-il dans la nature ou dans la prescription ?
145Dans sa propre théorie du peuple, Bentham semble adopter, à la suite de Burke, un principe de prescription. En effet, il fonde l’union politique sur la constitution et la durée d’une disposition à obéir. Le principe d’unité d’un peuple réside donc dans l’habitude. Ainsi, lorsqu’il étudie les problèmes posés par l’union de deux États, il souligne que ceux-ci se résolvent d’eux-mêmes, par la simple « habitude de vivre ensemble » :
[…] tôt ou tard, la durée même de l’union produit le remède naturel. Car, tôt ou tard, les deux nations auront été réunies en une seule par l’habitude de vivre ensemble, et leurs craintes réciproques auront été dissipées par une expérience commune140.
146Toutefois, Bentham refuse de considérer la durée comme l’indice de l’utilité. Elle n’est qu’un des facteurs à prendre en compte dans le calcul d’utilité, dans la mesure où la remise en cause de dispositions acquises produit des peines et des résistances spécifiques. Les limites d’une nation ou d’un peuple ne relèvent donc pas du principe de prescription, mais du principe d’utilité lui-même.
147Bentham refuse également de considérer la durée comme l’indice de la correspondance entre un ordre politique et un ordre naturel. Burke souligne que l’aristocratie est le produit de l’évolution historique des sociétés humaines. Mais il considère cette évolution comme la réalisation progressive d’un ordre naturel. Bentham dénonce, dans cette conception de l’histoire, une confusion de l’être et du devoir-être. En effet, elle conduit à considérer que tout ce qui est est légitime, en tant que moment nécessaire dans la réalisation des fins de la Nature. Aux yeux des partisans d’une telle conception : « Tout ce qui est, est juste. Oui, et non seulement juste, mais encore nécessaire141. »
148Ainsi, Bentham identifie et dénonce, dans les raisonnements développés par Burke, un recours illégitime à la nécessité historique. La théorie de l’aristocratie naturelle conduit celui-ci à affirmer, par exemple, que les différents instruments du pouvoir se réunissent « immanquablement » entre les mains de ceux que la nature destine à gouverner : « Étant donné que la richesse est un pouvoir, le pouvoir, d’une manière ou d’une autre, attire immanquablement la richesse142. » L’emploi du terme « immanquablement » (infallibly) constitue bien un appel à la nécessité historique. Bentham s’interroge sur sa justification :
Où se trouve la preuve de cette nécessité ? Dans ce cas, comme dans tous les autres, elle réside dans l’existence de la pratique. Ce qui constitue, selon la logique des hommes qui ont le sens pratique, une preuve largement suffisante, lorsqu’il s’agit de prouver la nécessité de la pratique en question143 .
149Comment prouver, dans les questions de fait, qu’un processus est « nécessaire », qu’il ne peut pas ne pas être ou être autrement ? Du point de vue de Bentham, aucun raisonnement ne peut établir une telle nécessité. Il se révèle ici disciple de Hume, pour lequel les vérités de fait sont des vérités contingentes, c’est-à-dire des propositions dont le contraire est possible, en tant qu’il n’implique aucune contradiction. C’est uniquement parce que l’on a d’abord conçu le devenir historique comme le déploiement d’une nécessité naturelle, que l’on peut ensuite présenter une pratique établie comme « nécessaire ».
150Ce mode de raisonnement repose sur la confusion du « traditionnel » et du « nécessaire », qui est une des nombreuses formes de la confusion de l’être et du devoir-être. Du caractère traditionnel d’une pratique, on conclut indûment à son caractère nécessaire, puis de ce dernier, on conclut tout aussi indûment à son caractère naturel et légitime. En dénonçant un tel raisonnement, Bentham récuse finalement le principe de prescription lui-même, et les conséquences politiques qu’en tire Burke. Ainsi, la formation et la stabilité d’une aristocratie au sein d’une société donnée n’autorisent nullement à conclure à la naturalité et à la légitimité de celle-ci : rien n’autorise à affirmer qu’elle soit par nature destinée à commander, tandis que la multitude serait par nature destinée à obéir.
LES FONDEMENTS DE LA CONSTITUTION COMME FICTION
151La distinction établie par Bentham entre ordre traditionnel et ordre légitime de la société civile le conduit à une conception de l’origine et du rôle de la Constitution très différente de celle de Burke. En 1795, l’accord apparent entre les deux philosophes à propos de la Constitution britannique masque leur opposition radicale quant aux rapports entre Constitution et peuple. Bentham inverse leur relation, relativement aux positions de Burke : il conçoit le peuple non pas comme une fiction issue de la Constitution, mais comme l’origine de celle-ci.
152Bentham reconnaît dans une Constitution une « sorte d’entité fictive144 », issue d’un ensemble déterminé de lois positives. La question de son existence dans tel ou tel État est donc celle de son fondement : quelles sont les entités réelles qui donnent une consistance à la fiction d’une Constitution ? Celle-ci est l’œuvre du droit positif. Mais Bentham considère que ce droit lui-même peut être « réel » ou « imaginaire »145 : réel, quand il est écrit ; imaginaire, quand il est coutumier. La réalité du droit est donc celle des signes sensibles, qui expriment la volonté du législateur. Le fait qu’elle ne soit pas intégralement écrite est donc une première raison de nier l’existence de la Constitution britannique, comme le fait Bentham dans le texte intitulé Radicalism not Dangerous, qui correspond à des manuscrits datant des années 1819 et 1820146. Mais il va plus loin, et dénie aux formules écrites que l’on associe à la Constitution britannique la capacité de lui conférer la moindre consistance :
Tyrans, en quoi consiste la Constitution que vous vous représentez ? En un amas de prétextes sous lesquels, de formules écrites dans lesquelles et par lesquelles, vous avez pris l’habitude de mener une guerre perpétuelle pour le sacrifice de l’intérêt universel à votre propre intérêt particulier [… ]147.
153Le but d’une Constitution doit être, selon Bentham, le plus grand bonheur du plus grand nombre. Ainsi, les coutumes ou les lois écrites dont la seule raison d’être est de permettre le sacrifice de ce bonheur à celui du petit nombre des dirigeants ne sauraient former une Constitution légitime. Toutefois, Bentham souligne régulièrement l’importance de distinguer l’être et le devoir-être. Ainsi, une Constitution peut exister sans être légitime pour autant, c’est-à-dire en servant un autre intérêt que celui du plus grand nombre. Dès lors, pourquoi affirmer que la Constitution britannique n’est qu’une « créature de l’imagination - un simulacre - une imposture148 » ?
154La « réalité » d’une Constitution est liée à son caractère obligatoire. Or, pour revêtir un tel caractère, elle doit être assortie d’une sanction. Mais seule la sanction morale ou populaire peut rendre une Constitution efficiente. En effet, la Constitution telle que Bentham la conçoit comporte indéniablement une dimension normative149 : elle impose des obligations aux différents pouvoirs qui forment le souverain. Or, de telles obligations ne peuvent être rendues effectives par les sanctions politiques ou juridiques. Par définition, le souverain détient le pouvoir suprême, il ne peut donc être soumis à la sanction légale. Seule la sanction populaire peut rendre effective les obligations constitutionnelles, en tant que lois in principem150. Ainsi, toute véritable Constitution émane du peuple, en tant que son effectivité dépend de lui - elle émane du peuple, dans la mesure où elle est sanctionnée par lui. Or, pour que le peuple sanctionne le droit constitutionnel, il est nécessaire qu’il en ait connaissance. Autrement dit, il est nécessaire que la Constitution corresponde à des lois écrites pour que la sanction populaire puisse remplir son rôle et la rendre effective. Une Constitution emprunte donc sa réalité à la fois aux signes sensibles qui forment le droit constitutionnel, et aux actes d’obéissance et de désobéissance du peuple.
155De plus, une Constitution définit les différents pouvoirs de l’État, leurs opérations et leurs relations mutuelles. Or, la cause efficiente de ces pouvoirs est la disposition à obéir du peuple. Une Constitution ne peut donc se former qu’en relation aux modifications de cette disposition. Dans ce contexte, Bentham oppose la Constitution britannique à celles américaines, qu’il considère comme étant réellement des Constitutions :
Tournons nos regards vers les États-Unis d’Amérique. Nous y voyons vingt-deux États, chacun ayant sa propre constitution - une véritable constitution […]. Chacune de ces constitutions a été établie par une convention choisie par la grande majorité de la population - par ce corps dont l’obéissance est constitutive de tout pouvoir, et dont les intérêts doivent guider l’action de tout pouvoir, pour autant qu’il n’est pas une tyrannie. Là, nous voyons autant de véritables constitutions151.
156Pour ne pas être une « imposture », une Constitution doit refléter les différentes habitudes d’obéissance d’un peuple. Or, la meilleure manière de garantir la conformité de l’ordre constitutionnel à la disposition à obéir du peuple est de confier la rédaction de la Constitution aux représentants du peuple, c’est-à-dire à ses députés. En effet, ceux-ci traduisent les sentiments et les opinions de leurs électeurs. De plus, dans la mesure où ils sont dépendants du plus grand nombre, ils sont incités à servir ses intérêts. Le choix des Constituants par le peuple garantit donc que la Constitution existe conformément à sa fin légitime : le plus grand bonheur du plus grand nombre.
157Bentham situe donc dans le peuple lui-même l’origine de toute véritable Constitution. Si le peuple est lui-même une entité fictive, on peut tenir pour réels les individus dont il est formé. Par la médiation du peuple comme corps, la fiction de Constitution est donc rattachée à des entités réelles qui lui donnent une consistance. Le peuple n’est donc pas une fiction définie par la Constitution. De ce point de vue, il ne peut pas être considéré comme une fiction légale, il ne peut pas être pensé à partir du droit positif.
BURKE ET LES SOPHISMES DE LA CORRUPTION POPULAIRE
158Aux yeux de Bentham, l’ordre constitutionnel défendu par Burke n’est qu’un prétexte pour asservir le plus grand nombre. Ainsi, il reconnaît dans la rhétorique incarnée par Burke un discours au service de l’intérêt du petit nombre des dirigeants. La rhétorique a recours à la fiction pour dissimuler la prédominance des affections auto-référentes, pour exagérer l’influence des affections sociales et semi-sociales. Mais, de cette représentation erronée de la nature humaine, le petit nombre des dirigeants retire tout le bénéfice. Ainsi, les illusions produites par la rhétorique culminent dans la dévalorisation des aptitudes intellectuelles et morales du plus grand nombre, et dans la surestimation parallèle des mêmes aptitudes dans le petit nombre des dirigeants.
159La rhétorique représente les individus les moins riches et les moins puissants, au sein d’une société donnée, comme moins savants et moins vertueux qu’ils ne le sont réellement. Son but est de diminuer la force de la sympathie qu’ils suscitent, donc de diminuer la force de l’antipathie à l’égard de ceux qui les oppriment. Parallèlement, elle représente les individus les plus riches et les plus puissants comme plus savants et plus vertueux qu’ils ne le sont réellement. Son but est alors de persuader le plus grand nombre de leur compétence et de leur bienveillance, afin qu’ils conservent indéfiniment leur pouvoir152.
160Le sophisme de la corruption populaire, c’est-à-dire l’ensemble des sophismes qui consistent à attribuer un vice naturel et indéterminé au peuple153, constitue donc un élément essentiel de l’illusion au service de l’abus de pouvoir. Il est parfaitement illustré par la célèbre expression de Burke, swinish multitude, « multitude de pourceaux », qui intervient dans les Réflexions sur la Révolution de France154, et qui qualifie le tiers état lorsqu’il n’est plus guidé par l’aristocratie. Cette dévalorisation des aptitudes intellectuelles et morales du peuple est le sens même de la rhétorique. Elle est la direction que prennent tous ses sophismes, elle est révélatrice de l’intérêt qu’ils servent : celui du petit nombre des dirigeants, en tant qu’il est opposé à celui du plus grand nombre.
161La question du peuple n’est donc pas une question parmi d’autres du discours politique. Elle oriente la rhétorique, et par conséquent la métaphysique elle-même dans la mesure où celle-ci se constitue contre la rhétorique. La métaphysique agit en effet contre la substitution des motifs : elle montre que la prédominance des motifs sociaux et semi-sociaux n’est qu’un discours de couverture, elle révèle l’ampleur et l’efficacité des motifs auto-référents et dissociaux. Elle dissipe donc les illusions sur lesquelles repose l’abus de pouvoir. En ce sens, elle est un discours éminemment politique.
162La métaphysique, telle que Bentham la conçoit en l’opposant à la rhétorique, le conduit progressivement à condamner « l’ascendant aristocratique », qui caractérise la société civile défendue par Burke. Parallèlement, il appelle de ses vœux un « ascendant démocratique155 », qui suppose que la multitude soit défendue contre les attaques qu’elle subit, en ce qui concerne ses aptitudes intellectuelles et morales. Or, à partir du tournant du xviiie siècle, leur remise en cause se trouve durablement associée au nom de Burke. En effet, l’expression swinish multitude est rapidement intégrée au discours politique au Royaume-Uni et parodiée par les partisans des réformes électorales, qui se plaisent à se décrire eux-mêmes comme des swine156. Les textes dans lesquels Bentham défend sa propre conception des réformes en témoignent : les occurrences de l’expression swinish multitude y sont nombreuses, et l’auteur se compte lui-même au nombre des swine157. La discussion par Bentham des vices et des vertus du peuple peut donc être lue, dans une certaine mesure, comme une réponse aux arguments de Burke : comme celui-ci incarne la rhétorique, l’expression swinish multitude « incarne » les sophismes de la corruption populaire.
Notes de bas de page
1 Voir G. Tusseau, Jeremy Bentham, la guerre des mots, op. cit., p. 67.
2 Ibid.
3 Voir M. Butler, Burke, Paine, Godwin, and the Revolution Controversy, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 33-34.
4 E. Burke, Appeal from the New to the Old Whigs, New York, Cosimo (The Writings and Speeches of Edmund Burke, vol. IV), 2008, p. 169.
5 Ibid., p. 170.
6 Ibid., p. 169-170.
7 J.-J. Rousseau, Du contrat social, op. cit., p. 39.
8 Voir notamment Ch.-L. de S. Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, Flammarion (Garnier-Flammarion), 1979, p. 293.
9 E. Burke, Reflections on the Revolution in France, New York, Cosimo (The Writings and Speeches of Edmund Burke, vol. III), 2008, p. 279.
10 Ibid., p. 478.
11 Ibid., p. 462-463.
12 Ibid., p. 463.
13 Ibid.
14 E. Burke, Reflections on the Revolution in France, op. cit., p. 477.
15 Ibid., p. 313.
16 Ibid.
17 Id., Appeal from the New…, op. cit., p. 170.
18 Ibid., p. 171.
19 E. Burke, Appeal from the New…, op. cit.
20 Id., Reflections…, op. cit., p. 279.
21 Ibid.
22 Ibid., p. 332.
23 H. Vaihinger, La philosophie du comme si, op. cit., p. 104.
24 E. Burke, Reflections…, op. cit., p. 332.
25 H. Vaihinger, La philosophie du comme si, op. cit., p. 106.
26 Ibid.
27 E. Burke, Reflections…, op. cit., p. 444.
28 Ibid., p. 447.
29 Ibid., p. 551.
30 La traduction française, proposée par Pierre Andler, occulte le terme « fictions » dans les deux passages mentionnés ci-dessus. Voir E. Burke, Réflexions sur la Révolution de France, trad. P. Andler, Paris, Hachette, 1989, p. 207 et 306.
31 Id., Reflections…, op. cit., p. 333.
32 Ibid., p. 447.
33 Ch.-L. de S. Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., p. 149.
34 E. Burke, Reflections…, op. cit., p. 332.
35 Ibid., p. 331-332.
36 Ch.-L. de S. Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., p. 149.
37 E. Burke, Reflections…, op. cit., p. 332.
38 E. Burke, Reflections…, op. cit., p. 333.
39 Ibid.
40 Ch.-L. de S., Montesquieu, De l’esprit des lois, op cit., p. 149.
41 E. Burke, Reflections…, op. cit., p. 265.
42 Ibid., p. 269.
43 É. Halévy, La formation du radicalisme philosophique, Paris, PUF, 1995, vol. 2, p. 8-9.
44 E. Burke, Reflections…, op. cit., p. 269.
45 Ibid., p. 277-278.
46 H. Vaihinger, La philosophie du comme si, op. cit., p. 33.
47 Ibid.
48 E. Burke, Appeal from the New…, op. cit., p. 175.
49 Id., Reflections…, op. cit., p. 477.
50 Id., Appeal from the New…, op. cit., p. 174-175.
51 Ibid., p. 174.
52 E. Burke, Reflections…, op. cit., p. 333-334.
53 Ch.-L. de S. Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit., p. 147.
54 Voir E. Burke, Recherche philosophique sur nos idées du sublime et du beau, trad. B. Saint Girons, Paris, Vrin, 2009, p. 136-137.
55 Voir E. Burke, Recherche philosophique…, op. cit., p. 134.
56 Voir R. Price, « A Discourse on the Love of our Country », dans M. Butler, Burke, Paine, Godwin…, op. cit., p. 28.
57 E. Burke, A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful, New York, Cosimo (The Writings and Speeches of Edmund Burke, vol. I), 2008, p. 141.
58 Ibid., p. 130.
59 Id., Reflections…, op. cit., p. 334.
60 Id., Appeal from the New…, p. 166.
61 J. Bentham, UC, XLIV, 5, cité par P. Schofield, Utility and Democracy, the Political Thought of Jeremy Bentham, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 103.
62 P. Schofield, Utility and Democracy…, op. cit., p. 102-103.
63 J. Bentham, « Nonsense upon Stilts », art. cité, p. 373.
64 Ibid.
65 Id., UC, XLIV, 5, cité par P. Schofield, Utility and Democracy…, op. cit., p. 103.
66 J. Bentham, « Observations sur la Déclaration des droits proposée par le citoyen Sieyès », trad. B. Binoche, J.-P. Cléro, dans B. Binoche, J.-P. Cléro (éd.), Bentham contre les droits de l’homme, Paris, PUF, 2007, p. 116.
67 J. Bentham, « Nonsense upon Stilts », art. cité, p. 346.
68 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. R. Bodéüs, Paris, Flammarion, 2004, p. 282.
69 J. Bentham, « Nonsense upon stilts », art. cité, p. 346.
70 Id., Rights, Representation, and Reform, op. cit., p. 181-186.
71 J. Bentham, « Nonsense upon Stilts », art. cité, p. 344.
72 Ibid., p. 343.
73 Ibid., p. 326.
74 Ibid., p. 324.
75 Ibid., p. 328.
76 Ibid., p. 330.
77 Id., « De la nomographie », trad. J.-P. Cléro, Cahiers critiques de philosophie, 4, 2007, p. 42.
78 Ibid., p. 46.
79 E. Burke, Réflexions sur la Révolution de France, op. cit., p. 78.
80 J. Bentham, « L’absurdité sur des échasses », trad. B. Binoche, J.-P. Cléro, dans Bentham contre les droits de l’homme, op. cit., p. 24.
81 Ibid., p. 21.
82 Id., « Memorandum-Book » [1818-1819], dans Id., Memoirs of Jeremy Bentham, Édimbourg, Bowring (The Works of Jeremy Bentham, vol. X), 1838-1843, p. 510.
83 Id., De la nomographie, op. cit., p. 45-46.
84 Voir notamment E. Burke, Réflexions sur la Révolution de France, op. cit., p. 76-77 et 114-115 ; également Id., « A Letter to a Noble Lord », dans M. Butler, Burke, Paine, Godwin…, op. cit., p. 55.
85 J. Bentham, « Memorandum-Book », art. cité, p. 510.
86 Id., Rationale of Judicial Evidence [1802-1812], Édimbourg, Bowring (The Works of Jeremy Bentham, vol. VII), 1838-1843, p. 115. Voir également Id., La table des ressorts de l’action, trad. J.- P. Cléro, Paris, Unebévue, 2008, p. 67.
87 E. Burke, A Philosophical Enquiry…, op. cit., p. 252.
88 J. Bentham, A Table…, op. cit., p. 50.
89 Id., Chrestomathia, op. cit., p. 234-239.
90 Ibid., p. 213.
91 Ibid., p. 210-211.
92 Id., De l’ontologie, op. cit., p. 79-81.
93 J. Bentham, Rationale of Judicial Evidence, op. cit., p. 115.
94 Ibid.
95 Ibid.
96 Ibid.
97 E. Burke, Reflections…, op. cit., p. 333.
98 J. Bentham, A Table…, op. cit., p. 115.
99 Id., La table des ressorts de l’action, op. cit., p. 41, n. 1.
100 Id., A Table…, op. cit., p. 112-115.
101 E. Burke, Reflections…, op. cit., p. 333.
102 J. Bentham, La table des ressorts de l’action, op. cit., p. 67.
103 Id., A Table…, op. cit., p. 20.
104 E. Burke, Reflections…, op. cit., p. 332.
105 J. Bentham, A Table…, op. cit., p. 20.
106 Ibid.
107 Id., « Economy as Applied to Office » [1822], dans Id., First Principles Preparatory to Constitutional Code, Oxford, Oxford University Press, 1989, p. 261-267.
108 Le terme « auto-référent » est une traduction de l’anglais self-regarding. Il est employé de préférence au terme « égoïste », dans la mesure où de nombreux motifs self-regarding possèdent une tendance sociale évidente. Le terme « dissocial » traduit l’anglais dissocial. Les motifs « dissociaux » sont tous ceux qui impliquent une opposition entre l’intérêt de l’individu concerné et l’intérêt d’autrui. Ces motifs ne sont donc ni « asociaux », ni « antisociaux », ils peuvent caractériser des individus parfaitement aptes à la vie en société. Voir J. Bentham, Introduction aux principes…, op. cit., p. 146-147.
109 J. Bentham, « Economy as Applied to Office », art. cité, p. 265.
110 Ibid., p. 265.
111 E. Burke, Reflections…, op. cit., p. 255.
112 Voir R. Price, « A Discourse on the Love of our Country », art. cité, p. 29 ; E. Burke, Réflexions sur la Révolution de France, op. cit., p. 20.
113 J. Bentham, Nomography [1811-1831], Édimbourg, Bowring (The Works of Jeremy Bentham, vol. III), 1838-1843, p. 241.
114 Ibid.
115 Id., Manuel de sophismes politiques, trad. J.-P. Cléro, Paris, LGDJ, 1996, p. 306.
116 Ibid., p. 339.
117 E. Burke, Réflexions sur la Révolution de France, op. cit., p. 25-26.
118 J. Bentham, « Defence of Economy against the Right Honourable Edmund Burke », art. cité, p. 83.
119 E. Burke, A Philosophical Enquiry…, op. cit., p. 136.
120 Voir J. Bentham, « Economy as Applied to Office », art. cité, p. 211.
121 E. Burke, Réflexions sur la Révolution de France, op. cit., p. 97 et 207.
122 J. Bentham, « Economy as Applied to Office », art. cité, p. 263.
123 E. Burke, Appeal from the New…, op. cit., p. 170.
124 Ibid.
125 Ibid., p. 172.
126 Ibid.
127 E. Burke, Appeal from the New…, op. cit., p. 162.
128 Id., Reflections…, op. cit., p. 313.
129 Id., Appeal from the New…, op. cit., p. 165.
130 Ibid.
131 E. Burke, Appeal from the New…, op. cit., p. 173-174.
132 Ibid., p. 174.
133 E. Burke, Appeal from the New…, op. cit., p. 176.
134 Ibid.
135 Ibid., p. 173.
136 E. Burke, « Première et deuxième lettres sur la paix régicide », dans Id., Réflexions sur la Révolution de France, op. cit., p. 511-603.
137 E. Burke, Three Letters to a Member of Parliament on the Proposals for Peace with the Regicide Directory of France, New York, Cosimo (The Writings and Speeches of Edmund Burke, vol. V), 2008, p. 252.
138 Id., Reflections…, op. cit., p. 359.
139 Id., Appeal from the New…, op. cit., p. 167.
140 J. Bentham, Handbook…, op. cit., p. 62.
141 Id., « Defence of Economy against the Right Honourable Edmund Burke », art. cité, p. 84.
142 Ibid.
143 Ibid.
144 J. Bentham, Of the Limits of the Penal Branch of Jurisprudence, op. cit., p. 35.
145 Voir notamment Id., Radical Reform Bill [1819], Édimbourg, Bowring (The Works of Jeremy Bentham, vol. III), 1838-1843, p. 592.
146 Id., Radicalism not Dangerous [1819-1820], Édimbourg, Bowring (The Works of Jeremy Bentham, vol. III), 1838-1843, p. 599 et 622.
147 Id., Radicalism not Dangerous, op. cit., p. 622.
148 Ibid.
149 Voir G. Tusseau, Jeremy Bentham et le droit constitutionnel, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 204.
150 Voir J. Bentham, Of the Limits of the Penal Branch of Jurisprudence, op. cit., p. 86.
151 J. Bentham, Radicalism not Dangerous, op. cit., p. 622.
152 Voir Id., « Economy as Applied to Office », art. cité, p. 266.
153 Voir Id., Manuel de sophismes politiques, op. cit., p. 318-319.
154 E. Burke, Reflections…, op. cit., p. 335.
155 J. Bentham, Plan of Parliamentary Reform, op. cit., p. 516.
156 Voir M. Butler, Burke, Paine, Godwin…, op. cit., p. 35.
157 Voir notamment J. Bentham, Plan of Parliamentary Reform, op. cit., p. 435-508.
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