Chapitre IV. Le philosophe, l’homme libre, le sage
p. 373-395
Texte intégral
1 Par l’idée d’une puissance de la raison, Spinoza reprend un thème récurrent des philosophies rationalistes : celui de la sagesse, qu’il aborde au début de la dernière partie de l’Éthique. Le sapiens est celui qui sait, et qui, par son savoir, parvient à un genre de vie qui enveloppe la maîtrise des passions : « la liberté d’esprit ou béatitude ». Mais il va de soi que Spinoza reprend ce thème à sa façon – ce dont atteste notamment sa démarcation déclarée, sur ce point, au stoïcisme et à Descartes.
2En quoi y aurait-il une difficulté à penser le sage comme l’accomplissement du philosophe ? Le terme sapiens1 apparaît dans l’Éthique autant que le terme philosophus, et l’assimilation du sage au philosophe ne semble pas faire problème pour la majorité des commentateurs. Cependant, alors que les six occurrences du « sage » apparaissent à partir de la seconde moitié de la partie IV, celles du « philosophe » sont essentiellement présentes dans les trois premières parties – à l’exception, dans la préface à la partie V, de ce vir philosophus que fut Descartes. Tout se passe donc comme si Spinoza ne mentionnait plus le philosophe au moment précis où il commence à parler du sage. Que devient donc celui qu’il appelle « vrai philosophe » – si toutefois il devient ? Apparaît en outre, à la fin de la partie IV, la figure de « l’homme libre » : s’agit-il déjà du sage ? Est-il encore le vrai philosophe ? Bref, ce dernier se trouve-t-il, au cours du cheminement éthique que construit Spinoza, comme absorbé ou dépassé par ces deux autres figures que sont l’homo liber et l’homo sapiens, ou bien n’y a-t-il là que deux façons différentes de le nommer dans les étapes de son devenir, en fonction de degrés de puissance différents ? Le problème consiste donc à articuler ces trois figures que sont le philosophe, l’homme libre et le sage, par lesquelles, remarquons-le, se ferment respectivement les parties III (avec la proposition 57), IV (en son appendice) et V de l’Éthique.
LA SAGESSE ENTRE THÉORIE ET PRATIQUE. SAGESSE, VÉRITÉ ET BÉATITUDE
3Il arrive fréquemment à Spinoza d’user du terme de « sagesse » en son sens courant. La préface au Traité théologico-politique fait ainsi observer que la plupart des hommes « regorgent tellement de sagesse aux jours de prospérité que ce serait leur faire injure que de leur donner un avis2 ». Mais, dès qu’ils se trouvent exposés aux dangers et ne peuvent s’en sortir par eux-mêmes, ils « traitent […] de vaine la sagesse des hommes », allant jusqu’à croire que « Dieu tient les sages en aversion »3. La sapientia, quelles que soient les fluctuations imaginatives dont elle fait l’objet, revêt ici le sens courant de prudence, de jugement réfléchi et de mesure, moyens d’une constance permettant d’échapper aux troubles de l’âme face à ceux de la fortune. Mais elle permet en cela d’instaurer vis-à-vis d’autrui un rapport de concorde plutôt que de discorde4. Être sage, c’est encore être raisonnable, c’est-à-dire faire preuve de bon sens et de réalisme, par opposition aux ignorants et aux insensés privés de raison5. Troisième détermination : celle du sens courant philosophique, le plus souvent assimilé à celui de science, de sagacité ou de clairvoyance : c’est en ce sens que sont évoqués ces viri sapientissimi que furent Thalès, dans son noble mépris des richesses, et Machiavel, aux conseils salutaires en matière de liberté politique6.
4Pour être courantes, ces significations de la sagesse sont loin, aux yeux de Spinoza, de faire de cette dernière une vertu négligeable. Elle renvoie en effet à une qualité qui ne se rencontre pas chez la plupart des hommes7 et certainement pas chez ceux qui, superstitieux voire insensés, laissent aller l’imagination à ses délires. Elle est capacité de mesure et de discernement, implique un usage indéniable de la raison, et possède une efficacité avérée au niveau pratique, au sens où elle est pouvoir de donner des règles à nos actions et, comme nous l’avons dit, de produire la concorde8. Nous ne sommes guère éloignés, ici, de la conception cartésienne selon laquelle la sagesse est « prudence dans les affaires » et a pour fin, en particulier, la « conduite de la vie9 ». C’est en ce sens que Spinoza use bien souvent de l’expression vita sapienter instituere : « régler notre vie avec sagesse [ou sagement] » – particulièrement dans les situations où nos actions sont inévitablement incertaines, ce qui rend d’autant plus recommandable l’usage de la raison10.
5À travers ces significations courantes se montre une certaine indissociabilité, parfaitement classique, de la théorie et de la pratique. Non moins classique, dira-t-on, est l’articulation de la sagesse avec la béatitude, dont témoigne d’abord le Traité théologico-politique. Mais en des termes, on s’en doute, spécifiquement spinozistes.
6Si « Salomon a surpassé les autres par la sagesse, mais non par un don prophétique11 », c’est au sens, poursuit Spinoza, où il a été doué d’un esprit plus parfait. Contre la vive puissance d’imaginer qui caractérise les prophètes, la sagesse s’articule ici à l’exercice de l’intellection. On retrouve certes là un sens philosophique traditionnel qui la fait reposer sur le meilleur usage de la raison12. Mais l’objet en est ici « la connaissance des choses naturelles et spirituelles13 ». Meilleur usage de la raison, c’est-à-dire étude rigoureuse de ces choses considérées en elles-mêmes, par une lumière naturelle affranchie des images et des préjugés. C’est bien la raison pour laquelle il est impensable d’acquérir une telle sagesse dans les Livres des Prophètes.
7La sagesse se réduit-elle toutefois à cet aspect théorique de « connaissance » – quand bien même elle relèverait de l’exercice le plus excellent de l’entendement ? Le cadre du Traité théologico-politique ouvre, semble-t-il, à une variation de points de vue sur l’indissociabilité de la dimension théorique et de la dimension pratique de l’idée de sagesse. Spinoza parle en effet d’« acquérir […] la sagesse et la connaissance des choses naturelles et spirituelles14 » ; de même, la vraie béatitude d’un homme, comme le précise le chapitre III du même ouvrage, consiste « dans la sagesse et dans la connaissance du vrai15 ». Ni seu, ni vel, ni sive, quel est au juste le statut de la conjonction ? Marque-t-elle une addition, une consécution, une complémentarité ? Si la sagesse ne va certes pas, semble-t-il, sans ce genre de connaissance à laquelle notre auteur l’attache, elle ne semble pas pour autant s’y réduire, parce qu’elle enveloppe une façon de vivre que porte en elle une telle connaissance.
8S’appuyant sur la figure de Salomon, Spinoza évoque en effet « la sagesse, ou l’entendement [sapientia sive intellectus]16 » ; or, l’entendement est ici source d’une vraie vie, laquelle – comme l’enseigne Salomon lui-même dans les Proverbes – « fait le bonheur et la félicité de l’homme et lui donne la vraie paix de l’âme17 ». C’est dans le cadre de la comparaison entre la théologie et la philosophie que s’affirme encore le lien entre sagesse, raison et enjeu éthique : « chacune règne en son domaine : la raison, nous l’avons dit, a en partage le domaine de la vérité et de la sagesse [ratio regnum veritatis et sapientiae], la théologie celui de la piété et de l’obéissance18 ». Comment vérité et sagesse s’articulent-elles ici ? La formule « a en partage » n’est sans doute pas assez fidèle, car l’idée est ici celle d’une souveraineté de la raison et de ce qui procède de cette véritable « lumière de l’esprit19 ». Or, il faut remarquer que les deux couples distribuant les deux royaumes ne sauraient s’articuler en un strict parallélisme, comme si le partage des règnes était neutre. D’une part, il n’est pas de question d’ordre moral où cesserait de s’exercer la raison, et s’il y a deux royaumes, c’est au sens où, de fait, il y a des hommes incapables de se conduire selon la raison. D’autre part, si la piété va jusqu’à s’identifier à l’obéissance, au sens où être pieux consiste précisément à obéir, la sagesse, elle, ne peut ici purement et simplement s’identifier à la vérité. La conclusion est la même que pour Salomon. Autrement dit, la coprésence des deux termes marque l’idée d’une sagesse indissociablement théorique et pratique : elle est la conduite de la vie selon la raison, en tant que puissance de connaître le vrai. Car elle ne consiste pas seulement, comme l’écrit Alquié, « à superposer la compréhension à la vie donnée […], à comprendre ce que l’on est et ce que l’on fait sans rien changer à sa vie et à sa conduite. La vie selon la raison transforme en fait nos affections et nos actes20 ». C’est pourquoi, au début du chapitre III du Tractatus, après avoir énoncé que « le bonheur véritable et la vraie béatitude d’un homme consistent dans la sagesse et dans la connaissance du vrai21 », la phrase qui suit immédiatement parle de la sagesse comme étant la vraie félicité (« sapientiam, hoc est, veram […] fœlicitatem »), sans besoin d’y joindre à nouveau la connaissance vraie.
9Au fond, nous trouvons déjà esquissées dans le Traité théologico-politique, dont l’objet n’est pas de les approfondir, les grandes significations de l’acquiescentia que développera l’Éthique. Mais avoir éclairé un peu plus l’idée de sagesse ne fait en réalité qu’obscurcir davantage notre problème. Car, si cette satisfaction de soi qu’est l’acquiescentia est associée, selon les expressions employées au début du chapitre III du Tractatus, à la « jouissance du bien », à la « connaissance du vrai » ou à la « tranquillité de la vraie vie », force est de constater qu’elle affecte toujours le sage, jamais le philosophe. Confronter ces figures requiert alors de poursuivre l’examen de l’idée de sagesse, sur laquelle l’Éthique se fait certainement plus éloquente. À la condition, toutefois, de parvenir à situer correctement ces figures parmi deux autres qu’elle fait advenir : celle de l’homme libre et celle de modèle de la nature humaine.
L’« HOMME LIBRE » EST-IL LE SAGE ?
SAGESSE ET MEDITATIO DE L’HOMME LIBRE
10La fameuse proposition 67 de la quatrième partie de l’Éthique, énonçant que « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort », caractérise celui-ci par une « sagesse » – définie comme « méditation non de la mort mais de la vie ». Dans cette proposition, l’articulation de la sagesse à la figure de l’homo liber n’est pas explicitée. Elle semble aller de soi : qui d’autre que l’homme libre serait le sage ou posséderait la sagesse ? Mais la chose est moins claire qu’il n’y paraît, en raison même de ce que cette proposition ne dit pas. Elle ne dit pas en effet que seul l’homme libre se caractérise par la sagesse : le possessif (ejus sapientia) laisse penser que d’autres hommes pourraient être appelés sages, par exemple au sens de prudents, d’avisés ou de réfléchis. Elle ne dit pas non plus que l’homme libre se caractérise seulement par la sagesse. Elle n’affirme pas non plus, enfin, que la sagesse consiste seulement dans une méditation de la vie, non de la mort. Quelle est donc cette sagesse qui semble toutefois propre à l’homme libre ? Pourquoi n’avoir pas écrit, plus simplement, que ce dernier ne pense à rien moins qu’à la mort et que sa pensée n’est pas de la mort, mais de la vie ? Dans le cadre de notre propos, nous nous attacherons davantage à la notion de « sagesse » qu’à la question même de la détermination de la vie et de la mort22.
11En sa démarche, la sagesse est avancée comme méditation. Que signifie ce terme, que nous avons croisé dans le Traité de la réforme de l’entendement mais qui est rare dans l’Éthique ? Méditer n’est pas simplement penser, fût-ce correctement ou droitement. C’est penser intimement et de façon réitérée, parce que l’objet considéré n’est ni évident ni facile, ou que le simple fait de se convaincre ne suffit pas. Comme le conseille le scolie de la proposition 10 de l’Éthique V, pour tenir la prescription de la raison enjoignant de vaincre la haine par l’amour, il faut penser aux offenses que se font couramment les hommes et, ajoute Spinoza, « les méditer souvent [saepe meditandae] ». Il n’y a pas de méditation sans rappel à l’esprit, lequel réitère en, par et pour lui-même le bien-fondé et la valeur de la règle à observer, et, ce faisant, s’imprègne plus sûrement de ce dont l’assimilation et la compréhension n’est pas aisée23. C’est le cas du vrai. Méditation va alors de pair avec modification : dans l’intime approfondissement que permet sa durée et sa réitération, elle convainc du vrai, comme elle fait donc aussi bien voir le faux, en permettant alors de se corriger. Ainsi, l’idée de liberté divine, entendue comme volonté absolue, c’est ce que finiraient par rejeter ceux qui consentiraient à « méditer la chose, et examiner correctement en eux-mêmes la série de [nos] démonstrations24 ». De la même façon, des préjugés mis en évidence dans l’appendice du De Deo, « chacun pourra, avec un peu de méditation, s’en corriger [mediocri meditatione emendari]25 ».
12L’homme libre est-il celui qui n’a définitivement plus rien à corriger ? Sans doute pas. Mais certainement le sait-il, et sa sagesse consiste à connaître l’importance de cette réitération intime de la réflexion sur la vie, sur ce qui vaut, ce qui n’est autre chose que rechercher, mais sous la conduite de la raison, ce qui lui est proprement utile. Mais cette méditation-là, quelle difficulté suppose-t-elle ?
13En tant qu’elle est suppression de toute aptitude du corps, la mort empêche l’accroissement de la partie éternelle de l’esprit. Elle « a donc des incidences sur le salut, puisque la béatitude est fonction de la plus ou moins grande partie de l’esprit qui demeure26 ». Par conséquent, même l’homme libre, conscient du bien précieux que constitue le corps, conscient que le terme du développement de ses aptitudes physiques est aussi celui de la part éternelle de son esprit, redoute un tant soit peu la mort27. Telle est la difficulté qui justifie la méditation : la sagesse de l’homme libre, comme méditation de la vie, ne s’exempte pas d’une crainte, même minime, de la mort. Dans quelle mesure n’y a-t-il pas là un paradoxe28 ?
14La méditation sur la mort est méditation sur un mal qui nous détruit. Or, si « la vraie connaissance du bien et du mal, en tant que vraie, ne peut contrarier aucun affect, mais seulement en tant qu’on la considère comme un affect29 », la peur de la mort peut être vaincue non par une lutte pénible susceptible de l’exorciser, mais seulement par un affect contraire plus puissant. Or, en tant qu’affects joyeux éternels, l’amour intellectuel de Dieu et l’acquiescentia peuvent, par leur puissance, supplanter la peur de mourir, et « la méditation de la vie », c’est-à-dire la sagesse, doit alors prendre le sens d’une méditation sur l’éternité de l’esprit : « la mort est d’autant moins nuisible que l’esprit a une plus grande connaissance claire et distincte, et, par conséquent, que l’esprit aime plus Dieu30 ». Méditer sur la vie, c’est méditer sur l’affirmation positive de la puissance du conatus, et une telle méditation est d’emblée connaissance et considération de cela seulement qui accroît et favorise cette puissance. En ce sens, la méditation de la vie, activité de notre raison, participe déjà par elle-même à l’affirmation de la vie.
15Qu’en est-il alors ici du philosophe ? Qu’il soit question de l’homme libre signifie-t-il son effacement, comme par dépassement ? Mais comment l’homo liber ne serait-il pas philosophus ? Étant celui qui vit sous la conduite de la raison, il serait à ce « faîte » de la sagesse dont parle le paragraphe 31 du Traité de la réforme de l’entendement, à la différence du philosophe, qui s’efforcerait encore à une vie menée par la raison. S’identifierait alors plus rigoureusement à l’homme libre celui que nous appelons le vrai philosophe, uniquement conduit par la raison, non par la crainte, et dont la sagesse serait méditation réjouie sur sa propre puissance. Cependant, cette identification ne va pas de soi, dans la mesure où celle de l’homme libre au sage ne va pas elle-même de soi.
L’HOMME LIBRE EST-IL MODÈLE DE LA NATURE HUMAINE ?
16Dans la mesure où le portrait de l’homme libre constitue l’appendice du De Servitute, ne correspondrait-il pas logiquement à ce modèle de la nature humaine qu’élabore la préface de cette même partie ? Il est en effet celui qui vit sous la conduite de la raison, c’est-à-dire qui agit en pleine connaissance de cause ; déterminé par des idées adéquates et des affects de joie, il « ne fait que les choses qu’il sait être premières dans la vie, et que, pour cette raison, il désire au plus haut degré31 ». Mais alors pourquoi ne pas mentionner d’emblée le sage ? Le problème est le suivant : soit l’exemplar de la nature humaine correspond à l’homme libre32, lequel n’est alors que l’autre nom du sage, soit il renvoie seulement à la figure la plus haute, à savoir celle du sage, et il faut alors statuer plus rigoureusement sur cette figure de l’homo liber.
17Les propositions 59 et 61 de la quatrième partie de l’Éthique ont montré que la raison peut intervenir dans la détermination des affects, et produire à partir d’elle-même des affects spécifiques, de telle sorte que la vie affective se voit plus authentiquement orientée dans la recherche de l’utile propre. Mais il faut attendre la cinquième partie pour savoir comment la raison parvient à engendrer ces affects spécifiques. Cela fait dire à Macherey :
L’ensemble des propositions 67 à 73 sur lequel s’achève le de Servitute […] s’inscrit dans un espace de rationalité hypothétique et doit être interprété au conditionnel, comme la description, nécessairement formelle et abstraite, de ce qui serait ou pourrait être une vie d’homme libre33.
18Certes. Mais cette figure de l’homme libre, pour formelle et abstraite qu’elle soit, a-t-elle, comme le dit par deux fois Macherey, un caractère « utopique34 » ? Elle ne l’a pas au sens d’un idéal irréalisable, forme de transcendance peu compatible avec la doctrine du penseur hollandais. Mais elle peut bien revêtir un tel caractère au sens où la liberté, à ce moment de l’Éthique, est seulement possible, le déroulement du processus ayant à charge, par la suite, de montrer par quels moyens elle peut devenir réelle. À cette description d’un mode de vie libre fait donc encore défaut son contenu effectif et, comme l’écrit encore Macherey :
Ce mode de présentation ne doit pas conduire à interpréter cette description de manière abusive, comme si elle se rapportait à une situation déjà installée dans les faits, alors qu’elle n’a tout au plus que la valeur d’une aspiration rationnelle encore enracinée dans le sol de l’asservissement humain35.
19En d’autres termes, la liberté, ayant ici le statut d’une hypothèse reconnue comme fausse36, n’a pas la signification qu’elle prendra pour le sage dans la dernière partie de l’Éthique, signification qui enveloppe le passage à un autre mode d’être.
20En effet, la proposition 59 de l’Éthique IV introduit l’idée de liberté en opposant un désir né de la raison à un désir qui est une passion. De là, la description qui suivra, dans l’appendice, de la conduite et des pensées de l’homme que dirige la raison. Il reste que cette description, par opposition à celles de la cinquième partie, est encore celle d’une liberté relative et limitée. La figure de l’homme libre demeure située dans la quatrième partie, et les « remèdes » qui sont évoqués n’excluent pas la servitude : la substitution du désir qui naît de la raison au désir déterminé par une passion, n’exclut pas la force de cette dernière, dont ont fait état, en particulier, les propositions 2 à 4 de cette même partie. C’est ainsi que l’homme libre qui vit parmi les ignorants s’emploiera, selon la proposition 70, à décliner leurs bienfaits mais, y insiste le scolie, quantum potest, « autant qu’il peut », car il est « souvent […] nécessaire d’accepter d’eux un bienfait ».
21Résumons-nous. Si l’exemplar de la nature humaine, forgé dans la préface de l’Éthique IV, est bien un modèle, la figure de l’homme libre n’en saurait être ni la concrétisation, car elle se présente avant tout comme une hypothèse, ni l’expression véritable, étant donné son caractère transitoire. L’homme libre n’est donc pas le modèle.
22Il n’est pourtant pas possible de soutenir l’inexistence, entre eux, de toute espèce de lien. Si la figure de l’homme libre doit avoir une correspondance avec le modèle à atteindre, c’est au sens où ce dernier présente la dimension d’un idéal encore extérieur. Par voie de conséquence, il reviendrait au sage, tel que la cinquième partie de l’Éthique en élaborera les propriétés, de représenter comme l’accomplissement de ce modèle. Même s’il ne s’agit pas de deux individus foncièrement différents, même si la différence est de degré et non de nature, l’homo liber n’est pas l’homo sapiens. Autant il le préfigure sous l’aspect de la conduite rationnelle, autant la quatrième partie ne livre pas véritablement les moyens d’acquérir « la liberté de l’esprit » caractéristique du sage37. Il n’est donc pas neutre que l’ultime scolie de la quatrième partie – sous l’appellation, par deux fois, de vir fortis – en parle encore en termes d’effort38. Après avoir analysé les propositions relatives à l’homme libre, Matheron souligne que si nous nous conduisons ici sous la dictée de la raison, « nous ne pouvons le faire que grâce à la complicité des circonstances, […] nécessairement par la médiation du monde39 » ; or, ce dernier, en particulier sous l’aspect de la société, peut fort bien ne pas se plier à nos exigences et rester à la merci d’accidents imprévisibles, susceptibles d’induire échecs et tristesse. C’est pourquoi, poursuit Matheron, « l’homme libre, tel qu’il apparaît à la seule lecture des propositions du livre IV, est encore en liberté provisoire40 ».
23La sagesse du sage de la cinquième partie sera donc celle qui verra les causes extérieures, par le passage au troisième genre de connaissance, ne plus jouer de rôle déterminant dans l’orientation de sa conduite. Les idées claires et distinctes constitueront alors la plus grande partie de l’esprit, et les désirs qui en découlent seront plus forts que tout autre désir passionnel. Mais ne devons-nous pas examiner jusqu’au bout en quel sens précis le sage, lui, correspond au modèle de la nature humaine comme à celui que Spinoza appelle le vrai philosophe ?
RETOUR SUR LA NOTION D’EXEMPLAR : QUELLE IDÉALITÉ DE LA FIGURE DU SAGE ?
DÉTERMINER LE SAGE À L’AUNE DE L’IGNORANT ?
24Il est un point commun sur lequel sagesse éthique et sagesse courante se recoupent : leur opposition à l’ignorance. Nous avions souligné ce point dans notre étude de la rencontre du philosophe et de l’ignorant : c’est ce dernier que Spinoza oppose systématiquement au sage – en termes, le plus souvent, de vie menée selon la raison au regard d’une vie soumise aux affects41. Le dernier scolie de l’Éthique engage ainsi deux modes d’être.
25Exerçant au mieux la puissance de son entendement, le sage possède « la liberté de l’esprit » et accède à ce que le chapitre III du Traité théologico-politique identifiait à la sagesse : la vera fœlicitas. Cette liberté appartient à celui qui sait (sapiens), et d’autant plus qu’il sait davantage. Mais il importe de lire la qualité à travers le vocabulaire de la quantité : savoir plus, c’est en même temps, et surtout, savoir autrement. Au sens fort, c’est, pour le sage, se connaître comme partie expressive de la totalité à laquelle il appartient, c’est-à-dire comme porteur d’une certaine puissance de compréhension, de telle sorte que l’intellection des causes qui nous déterminent se fasse elle-même suffisamment puissante pour devenir à son tour déterminante. Est donc ici suggérée, comme l’écrit Macherey :
Une problématique des degrés de puissance à partir d’une comparaison entre la situation de l’ignorant complètement livré aux forces des affects et celle du sage qui exploite au maximum la puissance de l’intellect dans le sens d’une maîtrise progressive de l’affectivité [… ]42.
26Que « liberté » soit un des termes dont use Spinoza pour dire « béatitude43 », signifie – comme l’ont laissé clairement penser les énoncés du Traité théologico-politique sur la sagesse – qu’à une autre forme de connaissance s’associe ipso facto une autre forme de vie : la sérénité et l’assurance, contre la soumission agitée à une multitude d’incitations incessantes. Du sage, l’ultime scolie de l’Éthique nous dit qu’il est très puissant (polleat) et supérieur (potior). De l’ignorant, il donne successivement cinq déterminations. 1o Les mobiles de son agir : la sola libido44 ; 2o son mode d’être : soumis aux causes extérieures, il n’est qu’agité et balloté ; 3o son état affectif : il manque inévitablement le « vrai contentement de l’âme » ; 4o son état même d’ignorance généralisée (de lui, de Dieu et des choses) ; 5o son état précaire : son existence ne dépend que de ce dont il pâtit.
27Mais il y a de quoi rester un peu perplexe : pourquoi s’être proposé de montrer « à quel point le sage est plus puissant que l’ignorant45 » ? Sa valeur, en d’autres termes, ne s’apprécierait-elle que par comparaison ? Or, tout comme la vérité qui est à elle-même son propre signe, nous avons vu l’acquiescentia in se ipso, contemplation de sa propre réjouissance, s’apprécier précisément par-delà la comparaison aux autres. En outre, la figure de l’ignorant intervient in fine, alors même que l’ensemble de l’Éthique V ne l’évoque nullement. S’agit-il donc de mettre en évidence une valeur élitiste du sage ? Bref, comme le demande Suhamy, « fallait-il se donner tant de peine pour montrer quelque chose que tout le monde sait déjà46 ? ».
28On peut penser que si la comparaison à laquelle on assiste correspond à la réalité du rapport aux autres, elle recouvrirait en même temps la comparaison entre deux parties de l’esprit :
Celle qui comprend et qui reste et celle qui imagine et périt, et dont le rapport doit s’inverser progressivement […]. Pour évaluer la force des affects et construire une éthique, il faut comparer les hommes entre eux. Comparer l’homme avec lui-même, c’est toujours construire une fiction47.
29Il n’est certes nullement question de nier l’importance de l’autre. Mais le fait que la force et la valeur supérieures du sage s’estiment par comparaison ne requiert-il pas d’estimer, c’est-à-dire d’éprouver déjà en soi-même, cette force et cette valeur ? Comparer l’homme avec lui-même, est-ce nécessairement « construire une fiction » si l’acquiescentia, en tant qu’affect actif, procède d’une contemplation adéquate de soi et de sa propre puissance d’agir ?
30La coprésence des figures de l’ignorant et du sage pourrait alors faire l’objet d’une autre lecture, à savoir celle d’une double figure du même homme, se comparant avec lui-même à travers l’expérience d’une altérité en lui-même, expérience d’une distance parcourue entre celui qu’il désire être et celui qu’il sera de moins en moins. Le rapport de l’ignorant au sage, en d’autres termes, peut aussi bien être envisagé comme perception d’un écart de soi à soi. Nulle considération élitiste, dès lors, au sens où il est de l’essence de tout être pourvu de raison, de se hisser à la connaissance du troisième genre : aussi « difficile » soit le chemin qui mène à la béatitude, « du moins peut-on le découvrir [invenire tamen potest] ». De même qu’il est possible, en particulier par la mathématique, de prendre conscience de préjugés et de parvenir à la vraie connaissance des choses, de même l’ignorance n’est chose, ici, ni réservée ni fatale. L’ultime convocation de l’ignorant ne sert donc pas seulement ici à renforcer la liberté du sage, mais elle ouvre encore à la possibilité, fût-elle au prix d’un « grand labeur48 », de notre propre dépassement, puisqu’au fond nous naissons tous ignorants de nous-mêmes, de Dieu et des choses.
31Mais une autre difficulté se fait jour : n’y a-t-il pas tension à estimer la vie et la jouissance du sage à l’aune de la figure de l’ignorant, au sens que nous venons de proposer, et de considérer aussitôt après le sage (dans la suite de ce dernier scolie de l’Éthique) « en tant que tel [quatenus ut talis consideratur] » ? Ce point de vue, qui signifie la possibilité de caractériser le sage en lui-même, sans le miroir de l’ignorant, exprime-t-il la figure idéale d’une absolue perfection, donnant enfin son contenu au « modèle de la nature humaine », dont nous avons vu qu’il ne recouvrait pas la figure de l’homo liber ? Et cette figure idéale ne correspondrait-elle pas alors à celle du vrai philosophe, dont nous cherchons encore la place ?
32Le sage comme figure « idéale » : on aurait peine à trouver un sens, chez Spinoza, à cet adjectif, s’il renvoie à quelque nature humaine hors de portée, puisque le chemin vers la sagesse peut être découvert. En ce sens, l’élaboration de l’idée de sagesse ne va pas sans la mise en accusation de formes illusoires desquelles elle entend clairement se démarquer : perfection transcendante issue en vérité de l’imagination (de théologiens ou de philosophes), apathie stoïcienne, idéal d’héroïsme49. La sagesse ne serait pas même une idée régulatrice telle que l’entend Kant, idée qui peut bien avoir une force pratique et diriger la volonté vers un certain but50, mais à laquelle, pour Kant, rien ne peut correspondre in concreto. Mais en même temps, comment est-il possible de récuser toute notion d’idéalité, dès lors que le sage serait ce modèle de la nature humaine posé par la préface de l’Éthique IV ? Déterminer la légitimité d’une correspondance entre le sage et le vrai philosophe requiert de penser à nouveaux frais le statut même de cet exemplar, que Spinoza dit devoir se donner.
UN MODÈLE DE NATURE HUMAINE « PUREMENT OPÉRATOIRE »
33Le penseur hollandais ne cesse de le répéter : les notions de bien et de mal, de perfection et d’imperfection sont des « manières de penser » issues de comparaisons, et ont ainsi un caractère essentiellement imaginatif – ce que l’appendice à la première partie de l’Éthique s’est chargé d’expliciter. Pour autant, comme le pose la préface de l’Éthique IV, un tel statut n’oblige pas à renoncer définitivement à leur usage, « étant donné que nous désirons [cupimus] former une idée de l’homme à titre de modèle de la nature humaine [exemplar humanae naturae] que nous puissions avoir en vue ». Ce dernier, on l’a maintes fois remarqué, est problématique à plus d’un titre.
34En premier lieu, pourquoi ce désir de former un tel modèle de la nature humaine ? Spinoza, il faut bien le constater, ne le dit pas. Sans doute, conformément à la proposition 12 de l’Éthique III, ce désir s’enracine-t-il dans notre effort pour échapper à la tristesse et à la servitude, ce qui nous conduit à nous représenter, a contrario, comme l’idéal d’une vie parfaite. En outre, si cette idea hominis érigée en modèle n’est pas un idéal régulateur mais désigne une réalité qu’il serait effectivement possible d’atteindre, comment comprendre qu’il soit seulement question de nous en « approcher toujours plus [magis magisque accedamus]51 », et qu’il puisse revêtir par lui-même quelque efficacité éthique ?
35En second lieu, un modèle procède conjointement de la formation d’« idées universelles », telle que l’a décrite le premier scolie de la proposition 40 du De Mente, à savoir de l’ordre des affections que l’habitude a inscrit en nous, et de l’impossibilité d’imaginer l’ensemble des différences entre les singuliers. Le général forgera un modèle de stratégie, le paysan, celui de cheval, à l’aune desquels seront évaluées les choses singulières, dont ces modèles ont procédé. Mais alors que la genèse du modèle s’effectue ici sous un régime de passivité – il dérive des affections corporelles –, Spinoza, quant à lui, dit désirer former une idée-modèle de la nature humaine. Non seulement, comme le fait remarquer Sévérac52, l’auteur de l’Éthique élève le modèle au statut de nécessité et d’universalité, mais il le fait en outre par son désir conscient, c’est-à-dire par son propre effort – qui est aussi celui de chacun – de persévérer dans l’acquisition de la plus grande perfection. Ce modèle, en d’autres termes, est « un désir de philosophe53 ».
36Il ressort de là que l’exemplar ne saurait représenter une forme de perfection inaccessible, pas plus qu’une utopie, de celles que repousse le tout début du Traité politique. Si toute chose est à chaque instant ce qu’elle doit être, au sens de ce qu’elle est nécessairement déterminée à être, on ne peut jamais la considérer comme privée de ce qu’elle devrait avoir par nature. Concluons donc avec Matheron qu’« il n’y a pas, ontologiquement, de modèle idéal de la nature humaine que tout homme, par nature, s’efforcerait de réaliser tout en y parvenant plus ou moins bien54 ». Le fait est que l’orientation de nos désirs dépend à la fois de notre nature et de la façon qu’ont les causes extérieures de nous affecter de joie ou de tristesse, sachant que la part respective de chacun de ces deux facteurs n’est pas immuable. Nous sentons notre puissance décroître à mesure que s’accroît la part des causes extérieures, et inversement. Dans ces conditions, écrit encore Matheron :
lorsque nous nous demandons ce qui doit nécessairement et toujours nous rendre heureux, nous sommes tout naturellement amenés à nous interroger sur ce qui se passerait si les désirs qui découlent de notre seule nature étaient assez forts pour toujours l’emporter sur les autres dans notre esprit et pour toujours déterminer notre conduite55.
37Cette interrogation naturelle éclaire, pour l’auteur, le statut de l’exemplar : il est un « modèle théorique idéal de la nature humaine56 ». Il convient cependant de préciser que l’idéalité ne renvoie pas ici à une pure et simple fiction. Le modèle, pour « théorique » et « idéal » qu’il soit, n’en est pas moins « de la nature humaine », et pour imaginaire qu’il soit – car c’est un modèle –, n’en est pas moins, comme le dit Sévérac, « fondé en raison ». Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il est une norme certes forgée, mais à partir de l’expérience de la puissance de notre nature, comme ce qui est éprouvé lors de ces intermittences ou « intervalles » évoqués dans le Traité de la réforme de l’entendement57, en lesquels, dans une pensée comme retournée en elle-même, le vrai bien se fait sentir. Cette norme se constitue ainsi par le mouvement de prolonger l’état de notre être vivant sous la conduite de la raison. Il n’en reste pas moins que si le modèle n’est pas norme d’une finalité objective inscrite dans la nature humaine – illusion, précise Matheron, d’une projection ontologique58 –, son caractère, dans l’Éthique, est d’être « purement opératoire59 ».
38Revenons alors à notre problème : le sapiens de la fin de l’Éthique correspond-il à l’exemplar du début de la quatrième partie de l’ouvrage, ou bien le modèle de la nature humaine se pose-t-il comme transcendant à la figure du sage, qui sera « seulement » bien plus puissant que l’ignorant ?
39Qu’arrive-t-il au sage « considéré en tant que tel » ? Son âme, écrit Spinoza, « est à peine [vix] troublée ». La nuance suggère que toute agitation ne disparaît pas définitivement de cette tranquillité et de ce contrôle qui caractérisent le sage. Mais elle suggère en même temps que l’opposition à l’ignorant n’est pas tout radicale. Qu’il soit sage ou ignorant, « un homme […] est une partie de la nature60 » et n’est jamais, par conséquent, tout à fait soustrait à l’influence des causes extérieures. C’est encore dire qu’il n’est et ne sera jamais d’une nature autre que celle des autres hommes – quand bien même il est « fort » et bien plus puissant que l’ignorant. Pourquoi dès lors forger un modèle de la nature humaine si même le sage, figure ultime de l’Éthique, n’y correspondait pas ?
40En réalité, cette question n’a pas grand sens, si l’on considère sérieusement le statut « purement opératoire » du modèle. L’important, c’est le sage en sa puissance, c’est sa possibilité, et non son devoir, de correspondre au modèle ; c’est encore le fait que l’idéalité de ce dernier renvoie à une perfection de l’homme ou de sa nature61, c’est-à-dire, conformément à la définition VI de l’Éthique II, à une réalité, que la dernière partie de l’ouvrage a pour objet d’élaborer. En l’occurrence, la réalité du sage, corporelle, sociale, politique ou plus largement mondaine, est encore nécessairement marquée de quelque impuissance, de troubles nécessaires, quoique infiniment moindres que ceux de quiconque ; la puissance d’agir des choses ne se règle pas plus sur son utilité, et il ne peut pas plus comprendre la façon précise par laquelle chaque chose exprime, en sa singularité, la perfection de Dieu62.
41Qu’est-ce donc que considérer le sage « en tant que tel » ? Ce n’est pas autre chose que le considérer en son être même, d’autant plus puissant qu’il est moins – et non pas – soumis aux causes extérieures. Comme Descartes, Spinoza s’emploie à considérer les hommes « purement hommes63 ». Cela signifie certes une opposition au sens médiéval et théologique de la sagesse64, mais caractérise aussi l’activité de l’entendement pur, tant du point de vue de l’accomplissement de sa puissance propre que de ses nécessaires limites. Il n’en demeure pas moins que l’homme sage est au summum de sa nature d’homme. Voilà qui présuppose l’idée d’une progressivité, laquelle doit désormais nous permettre de situer plus précisément celui que Spinoza appelle le « vrai » ou le « pur » philosophe.
PHILOSOPHIE DU PROGRÈS ET PLACE DU « VRAI » PHILOSOPHE
42Faisons à nouveau retour sur la rencontre du philosophe et de l’ignorant. Nous avons vu s’en produire une détermination, celle d’une ignorance philosophique, qui s’accompagne d’un savoir d’elle-même et de ses causes. Mais elle s’adjoint également, nécessairement, un autre savoir : celui selon lequel on peut toujours progressivement remédier à son ignorance. Cette dimension n’a été ni développée ni reprise dans la dernière partie du présent ouvrage, à titre de détermination de l’idée de vraie philosophie. En effet, elle est moins une propriété à développer – comme l’est la façon de philosopher droitement ou de communiquer les idées – que le principe même de tout développement, c’est-à-dire de l’autoproduction de la vraie philosophie. Que voulons-nous dire par là ?
43Parler, dans l’appendice à la partie I de l’Éthique, d’une connaissance seulement partielle de la structure du corps humain, s’attacher à montrer, au début du De Affectibus, notre ignorance de ce que peut un corps, c’est assumer pleinement une limitation de nos connaissances. Mais cette limitation, il faut le remarquer, s’énonce – non sans insistance – comme actuelle :
Ce que peut le corps, personne jusqu’à présent [hucusque] ne l’a déterminé, c’est-à-dire, l’expérience n’a appris à personne jusqu’à présent [hucusque] ce que le corps peut faire par les seules lois de la nature […]. Car personne jusqu’à présent [hucusque] n’a connu la structure du corps si précisément qu’il en pût expliquer toutes les fonctions [… ]65.
44Actuelles, les limites de nos connaissances peuvent toujours être repoussées. Comme le fait observer Macherey, chaque nouvelle découverte ouvre
un nouveau champ à l’exploration scientifique qui, de toute manière, ne peut s’effectuer que dans le cadre d’une telle histoire dont rien ne permet de penser qu’elle soit en droit achevable de manière définitive […], ce qu’il n’y a aucune raison de traiter comme le symptôme d’une radicale impuissance dont la connaissance humaine serait affectée66.
45De quel fondement ontologique cette thèse d’un inachèvement de nos connaissances procède-t-elle ? « Être une partie de la Nature » ou, pour l’esprit humain, « une partie de l’intellect infini de Dieu67 » signifie que notre essence exprime à sa manière, et pour sa part, cette puissance infinie qu’est la Nature elle-même, ce qui, du point de vue de l’esprit, le conduit à persévérer dans la pensée. C’est très exactement ce que Spinoza, dans le cadre d’un éclaircissement relatif aux rapports des parties au tout, s’efforce de montrer à Oldenburg : à considérer qu’il y a dans la nature « une puissance infinie de penser », il faut voir « que l’esprit humain est cette puissance elle-même, non en tant qu’elle est infinie et qu’elle perçoit la nature entière, mais en tant qu’elle est finie, c’est-à-dire qu’elle perçoit seulement le corps humain […] »68. Sous cet aspect, la finitude du mode renvoie d’autant moins à la faiblesse d’une créature que l’essence du mode est puissance ; et pour limitée qu’elle soit, elle n’en reste pas moins une puissance.
46Dans cette perspective, que signifie plus précisément gagner une connaissance de plus en plus adéquate du réel ? La proposition 37 de l’Éthique IV énonce que le bien auquel aspire pour soi chaque homme qui suit la vertu – ce bien étant de comprendre –, il le désirera aussi pour les autres, et ce d’autant plus « qu’il possédera une plus grande connaissance de Dieu [majorem dei […] cognitionem] ». Cette progression – ici liée à l’idée d’un bien suprême commun à tous – ne s’apprécie pas par comparaison avec la sagesse d’autres hommes : elle procède non du meilleur, mais du vrai – de ce qui se déduit, en philosophant droitement, de la nature de la substance. En effet, « celui qui s’estime plus heureux […] du fait qu’il est plus fortuné ou plus heureux qu’autrui, celui-là ignore le bonheur véritable et la vraie béatitude », lesquels, poursuit Spinoza, « consistent dans la sagesse et dans la connaissance du vrai, et non pas dans le fait d’être plus sage [sapientior] que les autres […] »69. Mais affirmer que la progression dans la connaissance de Dieu procède du vrai, c’est encore la caractériser par le dynamisme d’un mouvement qui n’est autre que celui du désir. Ce dernier, rapporté à l’esprit, comme le rappelle la démonstration de cette même proposition 37, est en effet son essence même, en même temps que celle-ci « consiste dans la connaissance, qui enveloppe la connaissance de Dieu ». L’accroissement de cette dernière s’enracine donc dans un désir essentiel de l’esprit humain lui-même. Macherey résume ainsi cette idée :
L’âme est possédée naturellement, de par sa propre essence, par un désir fondamental […] qui la pousse à réaliser sa nature au maximum de ce dont elle est capable, donc à former le plus d’idées et le plus d’idées adéquates qu’elle le peut, et ceci, selon la proposition 11 du de Mente, en tant qu’elle est elle-même une partie de l’intellect infini70.
47Fondamentalement, la philosophie est ce mouvement même de production d’un certain type d’idées, et elle ne peut être pensée, du point de vue du mode, sans envelopper un nécessaire caractère de progressivité. C’est ce que semble supposer une note du Traité de la réforme de l’entendement, soulignant que rien ne peut être véritablement compris « sans par là même accroître la connaissance de la cause première, c’est-à-dire de Dieu71 ». Philosopher, c’est connaître de plus en plus, ce qui est exactement la même chose que connaître de mieux en mieux, parce que c’est connaître plus adéquatement. Mais s’il faut à cette progressivité un désir essentiel de l’esprit humain, il y faut encore, quant à son procès, cette « propre force native de l’entendement » dont nous avons fait, à la fin de notre première partie, le principe de l’autoproduction de l’idée de philosophie. Par cette force, rappelons-le, se forme des instruments intellectuels, permettant d’acquérir d’autres forces pour d’autres ouvrages, moyens, à leur tour, d’autres instruments ; de la sorte, l’entendement acquiert « le pouvoir de pousser plus loin sa recherche, et ainsi progresse par degrés [gradatim pergit] jusqu’à ce qu’il atteigne le faîte de la sagesse72 ».
48Cette unique occurrence du terme « sagesse », dans le premier ouvrage de Spinoza, est déterminante : elle indique clairement que la sagesse ne désigne pas, du moins pas seulement, un point culminant. En effet, la progression des forces de l’entendement, à partir de « sa propre force native », s’effectue gradatim, par degrés, jusqu’au « faîte de la sagesse [sapientiae culmen] ». Ce faîte, quand l’entendement, peut-on dire, est au faîte de lui-même en sa puissance propre, est ce souverain bien défini comme jouissance, avec d’autres, de « la connaissance de l’union qu’a l’esprit avec la Nature tout entière73 ».
49Mais s’il est un « faîte », un degré ultime de la sagesse, alors nous sommes en droit d’appliquer le mot à des degrés moindres de puissance. Tel est le sens de cette progressivité dont nous avançons ici l’idée. Nous serions déjà sages de travailler à perfectionner de meilleurs instruments à partir de meilleurs ouvrages, comme l’explicite le paragraphe 39 de la Réforme, ce qui signifie accroître la part des idées adéquates. Être en chemin, c’est déjà exercer notre puissance, c’est déjà être sage, en acte, et nous le deviendrons plus encore à exercer davantage notre propre puissance, au regard de celle des causes extérieures.
50L’idée de sagesse fait donc fond sur une philosophie du progrès, dont témoignait déjà ce passage de la Lettre 21, dans lequel Spinoza disait à Blyenbergh se réjouir du fait même de découvrir ses propres erreurs, occasion, toujours, de franchir « un nouveau degré [gradum unum adscendo]74 ». C’est là ouvrir à l’idée d’une poursuite de notre perfectionnement, telle que l’explicitait déjà le Traité de la réforme de l’entendement :
lorsque l’esprit s’applique à quelque pensée pour l’apprécier et en déduire en bon ordre ce qui doit en être légitimement déduit, si cette pensée est fausse, il en déclarera la fausseté ; et si elle est vraie, alors il continuera, sans être jamais interrompu [sine ulla interruptione], à en déduire avec bonheur des choses vraies75.
51Cette philosophie du progrès ne s’en remet ni à l’expérience, à la manière de Bacon, ni à des idées innées et à une véracité divine cartésiennes, ni à un fidéisme fondamental tel celui de Pascal. Elle s’articule à une anthropologie (du conatus) qui s’enracine elle-même dans une ontologie (de la puissance), car elle s’en remet à l’« innéité de notre puissance76 ». La sagesse est donc ici tout à la fois chemin, suivant des degrés, et terme, lorsqu’elle est dite à son plus haut degré. Précisons que la progressivité ne signifie pas ici l’idée d’une actualisation de notre puissance, mais celle de l’accomplissement possible de la force de notre entendement dans la production d’idées de plus en plus adéquates.
52Qu’en est-il, de là, des places respectives du sage et du vrai philosophe ? D’une part, ce dernier, comme nous venons de le voir, est sage en vertu même, déjà, de son mouvement de se perfectionner et d’accroître sa puissance77. Par « vrai », il faut entendre avant tout celui qui s’efforce de comprendre, à l’aune de l’ensemble des déterminations que nous avons vu se produire, puis que nous avons approfondies, de l’idée de philosophie. Ainsi, au regard de la différence de degré acquis dans l’accomplissement de sa puissance, le vrai philosophe ne peut donc être appelé le sage, sinon en tant qu’il est parvenu au « faîte » de la sagesse. Sans doute est-il ce philosophè lector auquel veut s’adresser le Traité théologico-politique, comme, certainement, le voudrait aussi l’Éthique, mais un lecteur dont la propre activité est de se faire auteur, se réjouissant déjà de la difficulté même d’exercer, ici, maintenant et avec d’autres, la vertu propre qui est celle de sa nature. Sans doute pouvons-nous alors avancer, parachevant les analyses menées au début de ce livre, que le passage du titre pressenti de Philosophie, dans le Traité de la réforme de l’entendement, à celui d’Éthique, est venu marquer cette réjouissance si singulière, cette exaltation des valeurs positives de la vie, attachées à l’exercice de la vraie philosophie.
Notes de bas de page
1 Pris comme substantif ou adjectif, ce terme est totalement absent du TRE, du CT, des PPD et des PM.
2 TTP, préface, § 2, p. 57.
3 Ibid., § 3, p. 59.
4 Ce sens courant est souvent repris par Spinoza en matière politique. Voir par exemple TP VIII, 30, p. 221 et Lettre 48 du 30 mars 1673 à Fabritius, p. 282. Rappelons ainsi que le début du TP (I, 2, p. 89) caractérise les hommes politiques par leur habileté à tendre des pièges aux hommes plutôt que par la sagesse – ils sont potius callidi quam sapientes –, laquelle consiste à veiller sur ces derniers, c’est-à-dire à manifester une bienveillance éclairée. Cette opposition de la sagesse et de l’habileté se trouve chez Cicéron (De Officiis, I, 19, 63), qui s’appuie lui-même sur Platon.
5 Nous renvoyons à la distinction que nous avons faite dans la note 53 du chapitre 1 de notre deuxième partie, entre les ignari et les insani.
6 Voir respectivement Lettre 44 du 17 février 1671 à Jelles, p. 274 et TP V, 7, p. 139.
7 TP X, 6, p. 263.
8 À cette dimension peut tout à fait se joindre celle, plus proprement spinozienne – qui lie sagesse et vertu, c’est-à-dire puissance –, évoquée dans l’Éth. IV, 45, sc. Le vir sapiens est ici celui qui sait mener sa vie selon de bonnes règles, c’est-à-dire faire place à des jouissances concrètes, sans dédain du corps ni des plaisirs. Car ces jouissances, prises à la pratique de la gymnastique ou des arts, vont dans le sens du conatus, accroissent notre perfection en développant nos diverses aptitudes physiques et spirituelles.
9 Descartes, Lettre-préface aux Principes de la philosophie, AT IX (2), p. 2, l. 9-10 et 12.
10 En ce sens prédomine l’usage de l’adverbe (sapienter) ; voir Éth. II, 49, sc. ; TTP XV, § 7, p. 499 et XX, § 10, p. 643 ; TP II, 6, p. 97 et II, 18, p. 107 ; Lettre 37 du 10 juin 1666 à Bouwmeester, p. 229.
11 TTP II, § 1, p. 113.
12 Voir par exemple Aristote, Métaphysique A, 2, 982a 7-12 ou encore Cicéron, De Officiis, II, 2, § 5.
13 TTP II, § 1, p. 113.
14 Ibid. (nous soulignons).
15 TTP, § 1, p. 149 (nous soulignons).
16 Ibid., IV, § 12, p. 203.
17 Ibid.
18 Ibid., XV, § 6, p. 493 (nous soulignons).
19 Ibid.
20 F. Alquié, Servitude et liberté selon Spinoza, dans Leçons sur Spinoza., op. cit., p. 327-328.
21 TTP III, § 1, p. 149.
22 Les commentateurs qui ont porté plus précisément leur attention sur cette proposition n’ont guère relevé ce terme de sapientia, qui trouve pourtant ici (avec la démonstration de cette prop. 67) son unique occurrence dans l’Éth. Voir en particulier P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La quatrième partie : la condition humaine, op. cit., p. 382-387 ; C. Jaquet, Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, op. cit., p. 275-291.
23 Cette acception est semblable à celle de la mélétè que l’on trouve chez les Stoïciens ou chez Épicure. Il faut, pour ce dernier, « méditer sur ce qui procure le bonheur […]. Ce que je te conseillais sans cesse, ces enseignements-là, dit-il à Ménécée, mets-les en pratique et médite-les, en comprenant que ce sont là les éléments du bien vivre » (Épicure, « Lettre à Ménécée », dans Id., Lettres et Maximes, trad. M. Conche, Paris, PUF, 1987, p. 217).
24 Éth. II, 33, sc. 2 (nous soulignons).
25 Voir encore Éth. IV, 20, sc. : « […] que l’homme, par la nécessité de sa nature, s’efforce de n pas exister, ou de changer de forme, cela est aussi impossible que de faire quelque chose à part de rien, comme chacun peut le voir en méditant un peu [mediocri meditatione] ».
26 C. Jaquet, Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, op. cit., p. 280.
27 Peut alors paraître excessive la formule de Macherey selon laquelle l’homme de la prop. 67 a cessé de penser à la mort, idée qui « ne le préoccupe plus » (P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La quatrième partie : la condition humaine, op. cit., p. 382). Comme le fait remarquer Jaquet, penser à rien moins [nulla res minius] qu’à la mort ne signifie pas ne point y penser, mais guère y penser (C. Jaquet, Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, op. cit., p. 276).
28 Nous suivrons, dans ce paragraphe, les analyses de C. Jaquet sur cette pensée de la mort (ibid., p. 289-291), en tant qu’elles nous permettent d’éclairer la notion de méditation qui est ici notre objet.
29 Éth. IV, 14.
30 Ibid., V, 38, sc.
31 Ibid., IV, 66, sc.
32 Posant la question du contenu du « modèle de la nature humaine », Sévérac remarque que la préface d’Éth. IV n’en livre aucune indication, et qu’il faudra alors attendre la fin de la partie IV, « qui dressera le portrait de l’homme libre » (P. Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza, op. cit., p. 312).
33 P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La quatrième partie : la condition humaine, op. cit., p. 379.
34 Ibid., p. 376 et 379.
35 Ibid., p. 381.
36 Éth. IV, 68, sc.
37 Si bien des traits, dans le portrait de l’homme libre, seront ceux de l’homme sage, Alquié fait erreur lorsqu’il écrit que ces traits caractérisent « l’homme libre, ou l’homme sage (car Spinoza dit aussi homo sapiens) » (F. Alquié, Servitude et liberté selon Spinoza, dans Id., Leçons sur Spinoza, op. cit., p. 326 [nous soulignons]).
38 « […] il s’efforce, avant tout, de concevoir les choses telles qu’elles sont en soi […], il s’efforce autant qu’il peut, comme nous l’avons dit, de bien faire et d’être joyeux ».
39 A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, op. cit., p. 539-540.
40 Ibid., p. 540. Voir encore p. 563-564.
41 Voir Éth. IV, 66, sc. ; TTP XVI, § 2, p. 507 ; TP III, 18, p. 127. Certes, l’opposition est on ne peut plus classique, mais il importe ici de déterminer, en termes spinoziens, ce que sait le sage et qu’ignore l’ignorant, de telle sorte que l’enjeu en soit la béatitude ou la servitude.
42 P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La cinquième partie : les voies de la libération, op. cit., p. 31.
43 Éth. V, 36, sc.
44 En disant que l’ignorant « agit par le seul appétit lubrique », la traduction (ici utilisée) de Pautrat (Seuil) manque de rendre la tournure passive du verbe (agitur), expression de la passivité de l’ignorant.
45 Éth. IV, préface.
46 A. Suhamy, La communication du bien chez Spinoza, op. cit., p. 432.
47 Ibid., p. 445-446.
48 Éth. V, 42, sc.
49 Ces idéaux, comme le précise Alquié (Servitude et liberté selon Spinoza, op. cit., p. 285-286), enveloppent l’idée d’un dépassement de l’homme par lui-même et, conjointement, celle d’une totale maîtrise de soi – comme Corneille fait dire à Auguste : « Je suis maître de moi comme de l’univers ; je le suis, je veux l’être » (Cinna, V, 3). La seconde moitié du xviie siècle opère la critique du sage stoïcien impassible (et finalement impossible) ou du héros selon Corneille. En témoignent « Racine, peignant un homme entièrement passionné, Molière se moquant du héros cornélien, les jansénistes montrant que l’homme ne peut jamais s’élever au-dessus de soi sinon par la grâce ». C’est aussi contre cette conception, poursuit Alquié, que s’élève Spinoza. Il ne peut y avoir, pour ce dernier, ni oubli de soi ni renoncement total, et « ceux qui prétendent se sacrifier et oublier leur propre intérêt sont plus que les autres victimes de causes extérieures, c’est-à-dire de leurs passions ».
50 Elle est en effet, d’un point de vue pratique, la conformité de la volonté au souverain bien, voir Kant, Critique de la raison pratique, L. II, chap. II (V).
51 Éth. IV, préface.
52 P. Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza, op. cit., p. 309.
53 Ibid., p. 311. L’auteur, au cours de ses analyses, avance que l’idée de modèle peut être aussi rapportée à la raison, au sens où il peut être aussi formé à partir des idées adéquates que nous pouvons avoir des propriétés communes aux corps et aux esprits humains ; de la sorte, restant une image, il a le statut d’« un imaginaire fondé en raison » (ibid., p. 313). Nous pouvons alors préciser ceci : si la formation de cette « idée de l’homme » procède – nous l’avons rappelé – d’êtres de raison, le bien et le mal, le parfait et l’imparfait, la perspective qu’entreprend le De Servitute conditionne une réhabilitation de ces vocabula. Il importe que nulle valeur absolue ne leur soit donnée, mais seulement la signification purement comparative qui est la leur – « il nous sera utile, précise Spinoza, de conserver ces mêmes vocables dans le sens que j’ai dit [quo dixi, sensu retinere] ». Ces notions deviennent ici des qualifications commodes, redéfinies dès après la préface, de ce qui aide ou empêche d’accéder au modèle en question.
54 A. Matheron, « Y a-t-il une théorie spinoziste de la prudence ? », dans A. Tosel (éd.), De la prudence des Anciens comparée à celle des Modernes, Besançon, Annales littéraires de l’université de Franche-Comté, 572, 1995 ; repris dans A. Matheron, Études sur Spinoza et les philosophies de l’âge classique, op. cit., p. 639.
55 Ibid., p. 639-640.
56 Ibid., p. 641.
57 TRE, § 11, p. 71.
58 A. Matheron, « Y a-t-il une théorie spinoziste de la prudence ? », art. cité, p. 641.
59 Ibid.
60 TP II, 5, p. 97.
61 Voir TRE, § 16, p. 73 ; CT II, IV, 5 et 7, p. 281.
62 Voir CT I, VI, 7 : « personne ne connaît toutes les causes des choses », p. 241 ; voir encore Lettre 32 du 20 novembre 1665 à Oldenburg et TTP XVI, § 4, p. 509.
63 Descartes, Discours de la méthode I, AT VI, p. 3, l. 12.
64 Voir en particulier saint Thomas, Somme théologique, I, qo 1, art. 6, Solutions.
65 Éth. III, 2, sc.
66 P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La première partie : la nature des choses, op. cit., p. 254.
67 Éth. II, 11, cor.
68 Lettre 32 du 20 novembre 1665 à Oldenburg, p. 210.
69 TTP III, § 1, p. 149.
70 P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La quatrième partie : la condition humaine, op. cit., p. 217.
71 TRE, note i au § 92, p. 123 (nous soulignons).
72 TRE, § 31, p. 83.
73 TRE, § 13, p. 71.
74 Lettre 21 du 28 janvier 1665 à Blyenbergh, p. 159-160.
75 TRE, § 104, p. 129.
76 B. Rousset (éd.), Traité de la réforme de l’entendement, op. cit., p. 214.
77 On ne saurait donc le considérer, ainsi que l’écrit Suhamy, comme « celui qui est ou se veut sur la voie de la sagesse » (A. Suhamy, La communication du bien chez Spinoza, op. cit., p. 12 [nous soulignons]).
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