Chapitre III. Le vrai philosophe et ses affects : la différence et l’obstacle
p. 341-372
Texte intégral
1 « L’homme, nécessairement, est toujours sujet aux passions, […] suit l’ordre commun de la Nature et lui obéit [… ]1. » La puissance que nous sommes, en vertu de notre participation à la puissance divine, est nécessairement limitée par celle de toute autre chose singulière. Il est dès lors inévitable que nous éprouvions des changements – mutationes pati, dit encore la même proposition – de par l’action, sur nous, des causes extérieures. Exister, pour l’homme, c’est donc se trouver inséré dans un réseau de causes et d’effets, parmi une infinité de choses singulières qui agissent sur lui de manières diverses, c’est-à-dire qu’il subit sans les maîtriser. Cela ne signifie pas pour autant qu’il soit seulement en proie aux affects qui sont des passions et que d’autres, alors actifs, ne soient des expressions de sa propre nature, c’est-à-dire ne s’expliquent à partir de lui. Où situer le vrai philosophe, à la fois très puissant mais nullement extérieur à l’ordre commun de la nature ?
2Certes, il est passible, comme quiconque, de tous les affects possibles. Il convient toutefois de remarquer que, sans n’en exclure aucun, c’est à des affects précis que Spinoza associe explicitement le(s) philosophe(s). Ces associations se révèlent d’autant plus intéressantes, à nos yeux, qu’elles sont rares, et que seulement deux affects sont concernés : l’ambition (ambitio) et le contentement (gaudium). Il nous semble utile, d’abord, de nous consacrer à la première, car tâcher de rendre compte de son lien au philosophe, ce sera mettre en évidence l’obstacle, par excellence, à la vraie philosophie, dans son effort même de penser selon la plus grande puissance dont nous avons étudié les modalités. Mais ce sera encore donner les moyens de comprendre ce que nous avons avancé sous l’expression de « différence éthique » du vrai philosophe, à savoir sa joie, comme contentement éprouvé face à sa propre nature, dans l’exercice de cette puissance.
L’AMBITIO COMME L’AFFECT DU PHILOSOPHE ?
3C’est a priori d’une façon paradoxale que l’Éthique opère un rapprochement de l’affect d’ambition avec la figure du philosophe : censé incarner sagesse et mesure, et vivre sous la conduite de la raison, ce dernier se voit ici retenu comme objet d’un affect immodéré qui le porte à la gloire. Ayant en effet posé la définition de l’ambition comme « désir immodéré de gloire [immodica gloriæ cupiditas] », Spinoza l’explique ainsi :
L’Ambition est un désir par lequel tous les affects (par les Prop. 27 et 31 de cette p.) sont alimentés et fortifiés ; et par là cet affect peut à peine [vix] être surmonté. Car, aussi longtemps qu’un homme est tenu par un désir, en même temps, il l’est nécessairement par celui-là. Les meilleurs, dit Cicéron, sont au plus haut point menés par la gloire. Même les philosophes [Philosophi etiam] qui écrivent des livres sur le mépris de la gloire y inscrivent leur nom, etc.2.
4Une telle définition peut paraître assez singulière, à plus d’un titre. D’une part, l’ambition revêt ici un double caractère : elle est à la fois particulière – comme désir de gloire – et générale en tant que, par elle, « tous les affects se trouvent alimentés et renforcés ». D’autre part, on trouve dans l’Éthique très peu d’auteurs nommés et encore moins de citations avec nom d’auteur3. Enfin, on a affaire à un emboîtement assez étrange, où l’on voit un philosophe (Spinoza) en citer un autre (Cicéron), lequel se prononce lui-même sur des (ou sur les) philosophes. Le problème est donc de comprendre ce que le philosophe vient faire ici : l’ambition représenterait-elle l’affect même du philosophe ?
LA CITATION DE CICÉRON ET L’APPARITION PROBLÉMATIQUE DU « PHILOSOPHE »
5Sous la plume de Spinoza, l’ambitio est en général porteuse d’une valeur fortement négative : elle est un désir aussi dangereux et condamnable qu’il est puissant4. On peut dire qu’elle appartient à ce « noyau passionnel antipolitique5 » qui, avec l’envie, la haine, la colère et l’avarice, engendre les rivalités et, potentiellement, les séditions. Mais envisagée dans ce domaine, l’ambition n’est jamais ni définie ni analysée pour elle-même. Il faut se reporter, pour éclaircissements, à la troisième partie de l’Éthique, plus précisément au phénomène de l’imitation des affects, dont le scolie de la proposition 27 – à laquelle renvoie l’explication de la définition 44 – pose l’idée. On en rappellera seulement ici le principe : même dans le cas où des hommes ne sont pas au départ attachés par un lien affectif, il s’établit spontanément comme une « communication » entre les affects qu’ils éprouvent. Quand nous nous représentons en effet qu’un de nos semblables éprouve un affect, l’idée que nous avons de notre corps enferme ainsi une modification qui est liée, en nous, à cet affect, et il est impossible, par suite, que nous ne l’éprouvions pas. Le principe de l’ambition réside donc dans cette propriété de la nature humaine selon laquelle les hommes prennent part aux sentiments de leurs semblables, éprouvent par exemple de la pitié à la vue de la tristesse d’autrui6, ou encore connaissent un accroissement de leur propre affect d’amour ou de haine lorsqu’ils les voient partagés par d’autres. De là la définition de l’ambition dans le scolie de la proposition 29 du De Affectibus : « L’effort pour faire quelque chose et aussi pour s’en abstenir, pour la seule cause de plaire aux hommes. »
6Cette définition se pose et s’entend d’abord à partir de la règle qu’énonce la proposition 297, règle selon laquelle les affects dont nous créditons autrui enclenchent en nous des actions en fonction non seulement de la joie qu’elles sont susceptibles de nous procurer, mais « également [etiam] » de celle qu’elles sont censées donner à autrui – du moins tel que nous l’imaginons. L’ambition correspond donc d’abord à notre désir de plaire aux autres par nos actions, et à tirer de nous-mêmes du plaisir à la représentation imaginaire de ce plaisir prêté à autrui, dont nous serions nous-mêmes les auteurs. Quant à la gloire, cette « joie qu’accompagne l’idée d’une de nos actions dont nous imaginons que d’autres la louent8 », elle correspond clairement à cette joie tirée de la représentation imaginaire du plaisir, prêtée à l’autre, et dont nous serions la cause. Elle est donc autant associée à la représentation de causes extérieures – le jugement qu’autrui est censé porter sur nos actions –, qu’à la considération d’une cause intérieure9, du fait que, par mimétisme, nous ressentons pour nous-mêmes les affects que nous imputons imaginairement à autrui et, par là, nous fortifions par imagination. Mais précisément parce qu’elle soumet la considération de soi à la représentation de l’autre, la gloire n’est pas sans envelopper une dimension d’aliénation, « vaine gloire », dans ce cas (passif), qui consiste à s’attribuer un mérite imaginaire, excessif ou vain10. C’est bien à cette propension à l’excès que renvoie le caractère « immodéré [immodica] » dont fait part la définition 44 des affects.
7En lui-même, le phénomène de l’imitation des affects n’est pas une aliénation. Car nous nous efforçons de réaliser ce qui est favorable à notre joie comme, de même, ce que nos semblables, croyons-nous, imaginent avec joie, et fuyons ce qui est pour eux, croyons-nous, cause de tristesse. Cependant, l’effort pour faire quelque chose ou s’en abstenir, en vue seulement de plaire aux hommes, précise le scolie de la proposition 29, « s’appelle Ambition, surtout [praesertim] quand nous mettons tant de zèle à plaire au vulgaire que c’est à notre détriment, ou à celui d’autrui […] ; autrement on l’appelle habituellement Humanité ». Voilà qui rattache plus proprement l’ambition à une conduite zélée et à des effets négatifs, en en faisant un affect toujours potentiellement facteur de troubles : si nous imaginons quelqu’un jouissant d’une chose dont nous ne pouvons pas jouir en même temps, alors nous nous efforcerons de faire qu’il ne l’ait pas. La même imitation des affects qui nous fait compatir au malheur d’autrui peut donc nous rendre son bonheur insupportable et en faire un objet de haine. Ce désir du désir de l’autre qu’est l’ambition s’exprime alors comme désir de le soumettre à notre propre ingenium et devient facteur majeur de discordes et de conflits11. De là son caractère dominant souligné par la définition 44 : que « tous les affects [omnes affectuus] » en soient « alimentés et fortifiés » signifie que ce désir de gloire dynamise en quelque sorte toutes les passions, car en nous forçant à vouloir plaire, il nous incline à subordonner nos conduites au désir d’autrui. L’image que nous nous faisons du désir des autres, en tant qu’il correspond au nôtre, renforce notre désir, lui donne « plus de constance [constantius]12 ». Voilà pourquoi « c’est la gloire, surtout, qui nous conduit13 ».
8Que viennent faire alors ici les philosophes ? Le mot de Cicéron les place d’emblée dans une contradiction : ils se découvrent, comme tout un chacun, enclins à cette passion de la gloire aussi puissante que peu philosophique, sans pour autant renier les verdicts qu’ils prononcent contre elle. Sont pointés en effet non pas, remarquons-le, les vrais philosophes, mais « les meilleurs » (certainement dans l’ordre de la sagesse), autrement dit ceux qui éventuellement se comparent, en affichant leur exigence de vivre selon la raison et de conduire leurs désirs en fonction de biens reconnus dignes14. Le thème, ni nouveau ni original, n’est autre ici que celui de la faiblesse du philosophe. Mais si, en bon Romain, Cicéron articule l’ambition au désir, ancré en notre nature, de postérité et d’immortalité15, Spinoza instrumentalise l’affirmation cicéronienne (chose au demeurant ni problématique ni choquante), en la faisant glisser du cadre de l’histoire et de la mémoire à celui de l’affectivité passive. Mais, de plus, comme on pourrait en avoir d’emblée le sentiment – et comme l’écrivent aussi la plupart des commentateurs qui se sont penchés sur ce passage –, Spinoza ferait preuve ici d’une ironie moqueuse à l’encontre des philosophes. Or, ne dérogerait-il pas, ce faisant, à cette règle du vrai philosophe consistant à comprendre plutôt qu’à railler ? Ne serait-ce pas là, en outre, une façon implicite de s’exclure lui-même de tout désir de gloire ? D’ailleurs, s’en exclut-il véritablement ?
DU PROBLÈME D’UNE IRONIE SPINOZIENNE À LA RAISON D’ÊTRE DE LA CITATION
9Mépriser la gloire, telle est donc l’attitude des philosophes que Spinoza, par l’entremise de Cicéron, semble ici tourner en dérision. Les voilà pris à philosopher de bien mauvaise façon, puisqu’ils moralisent, dans l’ignorance de la vraie nature des affects. Mais ils font aussi le contraire de ce qu’ils écrivent et se retrouvent victimes de cela même qu’ils affirment devoir être condamné. Ces philosophes (illustration d’une erreur et d’une ignorance toujours possibles) persévèrent donc dans un processus imaginatif, non pas sous la conduite d’une raison à laquelle, pourtant, ils prétendent.
10Faisons alors retour sur le problème du statut de la citation. Nous savons que Spinoza use fort souvent, intégrées à son propos mais sans les citer, de formules empruntées aux auteurs classiques, grecs et latins. Mais, fait rare dans l’Éthique, il y a ici citation, ce qui signifie d’abord que ce n’est pas Spinoza lui-même qui parle. Sans doute veut-il éviter, par cette délégation de parole, de parler en son nom et, tout en partageant la dérision que présente ce propos, la laisser à d’autres. Il éviterait, de la sorte, de railler lui-même, de tomber dans le piège dont sont victimes les autres – lui qui a mis son nom sur au moins un livre, et compte bien faire publier son Éthique. Le fait de citer aurait alors le statut d’un procédé stratégique, traçant la ligne de démarcation entre le philosophe géomètre et le moraliste inconséquent. Toutefois, cette thèse d’un caractère ironique et médiatisé de la parole spinozienne à l’égard des philosophes16 ne va pas du tout de soi. Si, comme on l’a dit, Spinoza ne s’interdit pas une forme de dérision, pourquoi mettre ici en œuvre comme une stratégie de dissimulation ?
11La référence à Cicéron intervient dans le cadre d’une explication, destinée à montrer toute la puissance de l’ambition. Venant en appui au propos, elle aurait alors, sous la plume de Spinoza, non pas seulement le statut d’une illustration ou d’un exemplum, mais d’un raisonnement par contre-épreuve, se proposant d’envisager le cas le plus défavorable : que « les meilleurs » et « même les philosophes » n’échappent pas à l’ambition atteste d’autant plus de la puissance de cette dernière17. Spinoza citateur ne s’effacerait donc en rien derrière l’auteur cité, et ne ferait part d’aucune espèce de dérision. Bien au contraire, plutôt que de se moquer, n’entend-il pas souligner ici l’humanité du philosophe, c’est-à-dire son statut de mode fini, jamais soustrait à l’influence des causes extérieures ? Si les passions sont des événements conformes à des lois générales et nécessaires, il n’en est pas de plus ou moins ridicules. Ce que nous dit alors cette citation sur le philosophe, c’est simplement ce qu’il est, par opposition à un idéal, à un devoir-être ou à la conception d’un être à part, se repliant dans quelque citadelle intérieure. « Même les philosophes », en vertu de la mimétique des affects et vivant sous le regard des autres, cherchent à leur être utiles, à les aider, et à paraître la cause de cette aide en leur enseignant à mépriser la gloire. Comment seraient-ils méprisables d’inciter à ce mépris-là ?
12Mais notre problème initial demeure : pourquoi, au fond, Spinoza fait-il intervenir la figure du philosophe à l’occasion, précisément, d’un traitement de l’ambition – plus que d’un autre affect ?
L’AMBITIO COMME L’AFFECT ANTI-PHILOSOPHIQUE DU PHILOSOPHE
13Ne pourrait-on imaginer qu’en reprenant la formule cicéronienne, Spinoza ait pensé à lui-même ? Il inscrivit son nom seulement une fois sur un ouvrage publié : les Principes de la philosophie de Descartes. On sait l’espoir qu’il en nourrit : que certaines personnes bien placées liront et assureront la publicité d’autres écrits où il parle en son nom18. Le souhait n’est pas dénué d’ambition. Publier d’abord sur Descartes, c’est publier sur un nom célèbre, bon moyen d’inciter à lire les ouvrages écrits en son nom propre. Mais le penseur hollandais avoue aussitôt à Oldenburg préférer se taire plutôt que d’imposer ses opinions aux hommes et se les rendre ainsi hostiles. La publicité de soi sait ici se mesurer, comme en témoigne la déclaration à Jacob Ostens : « Les athées en effet ont l’habitude de rechercher plus que tout les honneurs et les richesses. Pour ma part, je les ai toujours méprisés, comme le savent tous ceux qui me connaissent19. » Cependant, contrastant avec ce ferme propos, l’ambition semble bien avoir atteint l’auteur du Traité de la réforme de l’entendement, qui y confie n’avoir pu se « dépouiller totalement de la cupidité, du plaisir et de la gloire20 ». Mais le prologue de cet ouvrage ne peut en toute rigueur être considéré comme autobiographique21. Bien plus instructive doit être alors pour nous, par le biais du Traité de la réforme de l’entendement, la dimension proprement philosophique de ce peu d’ambition qu’a bien semblé manifester Spinoza dans sa propre vie.
14Selon le paragraphe 3 de l’ouvrage22, ce que les hommes regardent comme le bien suprême peut se ramener aux richesses, aux honneurs (honores) et aux plaisirs23. Il est à remarquer que Spinoza, dans ce paragraphe, examine ces « biens » du point de vue non de leur impuissance, mais de leur puissance et de leur efficacité. Or, de ce point de vue, ce que l’analyse met immédiatement en évidence, ce sont les conséquences ou les effets inhibants de ce que les hommes regardent comme le summum bonum. L’inhibition, ici, n’a de sens que dans la perspective de la recherche du bien véritable dont on a formé le projet, et elle se rapporte à la pensée (cogitatio) appliquée aux conditions et aux fondements d’un tel bien : richesse, honneurs et plaisir « divertissent tellement l’esprit qu’il ne peut guère penser [cogitare] à quelque autre bien ». Ce n’est pas ici toute espèce de pensée qui se trouve empêchée, mais une méditation, préoccupée d’évaluation et, plus largement, de son existence heureuse. Elle désigne en effet, comme le précise Pascal Sévérac, « l’activité de pensée par laquelle, à l’intérieur même de la vie commune, s’accomplit peu à peu une réflexion sur la valeur affective des biens, sur leur négativité et leur positivité24 ». La force d’inhibition des biens ordinairement recherchés, en tant qu’elle s’applique à l’activité de penser un bien véritable, atteint donc déjà le philosophe dans la démarche et dans le souci qui lui sont propres. Mais elle l’affecte aussi à proprement parler, se manifestant, puisque le vrai bien affecterait l’âme de joie, comme « un empêchement de jouir25 ». Néanmoins, rien, à ce stade, ne particularise la recherche de l’honneur : la richesse divertit aussi beaucoup l’esprit, et le plaisir absorbe tellement l’âme qu’« elle est absolument [maxime] empêchée de penser à un autre [bien]26 ».
15Le paragraphe527 du Traité de la réforme de l’entendement apporte alors une double précision, à nos yeux essentielle, en ce qu’elle éclaire de façon décisive ce lien entre le philosophe et l’ambition, en spécifiant cette dernière par rapport aux deux autres biens. D’une part, en effet, l’honneur « est toujours pris comme un bien en soi et comme la fin dernière vers laquelle tout est dirigé » : la puissance de l’honneur, qui est à lui-même sa propre fin, se trouve ici particulièrement renforcée. D’autre part, pour obtenir les honneurs, « il faut nécessairement diriger sa vie selon le point de vue des hommes [ad captum hominum], c’est-à-dire éviter ce que la foule évite, et rechercher ce que la foule recherche ». La quête du pouvoir, des charges et des récompenses pour soi seul requiert l’accord de ceux que l’on veut dominer, exige d’en partager les goûts et les préjugés. Cette adjonction de l’opinion d’autrui – présente, nous l’avons vu, dans l’explication de la définition 44 des affects – est cause d’une absorption supplémentaire pour l’esprit, l’empêchant encore plus de penser. C’est pourquoi Spinoza écrit, dans ce même paragraphe 5, que les honneurs divertissent l’esprit « beaucoup plus encore [multo adhuc magis] ».
16C’est bien ici que semble se situer toute la raison d’être de l’articulation spécifique du philosophe à l’affect d’ambition. Focaliser toute sa puissance sur un objet exclusif (la gloire), insatiablement poursuivi et considéré comme une fin en soi, se contraindre sans cesse à diriger sa vie ad captum hominum et à toujours imiter les conduites des autres, c’est être en proie à un objet qui, bien plus que les autres, produit une forme d’inhibition de la pensée. L’affect du philosophe est donc un affect anti-philosophique par excellence, l’affect qui l’empêche de philosopher. Mais en quel sens du verbe « philosopher » ? Spinoza écrit que les affects, le plus souvent, « retiennent l’esprit dans la contemplation [contemplatione] d’un objet au point qu’il ne peut pas penser [cogitare] aux autres28 ». On ne trouve, dans les onze premiers paragraphes du Traité de la réforme de l’entendement, aucune occurrence du verbe intelligere ; il est seulement question de cogitare. Ce verbe, comme le précise Moreau, désigne « le mode de recherche du vrai bien », objet du philosophe – ce qui n’est pas nécessairement le cas des autres biens29. C’est donc cette activité de cogitare, qui, en cet ouvrage, est dite d’autant plus empêchée qu’elle est tournée vers le vrai bien30. Si cogitare semble, chez Spinoza, un terme générique, désignant l’ensemble des manières de penser31, il est permis de poser, par cet usage qui en est fait dans le Traité de la réforme de l’entendement, qu’il y désigne une spécification d’intelligere, au sens où l’Éthique nous dit que « les affects […] sont mauvais en tant qu’ils empêchent [impediunt] l’esprit de comprendre [intelligat]32 ».
17Spinoza décrit donc comme un phénomène de focalisation ou de polarisation, dû à l’emprise qu’exercent sur l’esprit certains objets particuliers33. Il y a certes du mouvement dans la pensée de qui est polarisé ou déterminé par des idées fixes, une débauche d’imagination et certainement beaucoup de calcul. Mais la focalisation détourne de la recherche du vrai bien, au sens où elle rend impossible, en raison de l’attrait puissant qui la nourrit, toute connexion avec la pensée de « quelque autre bien », c’est-à-dire qui soit d’une nature différente. C’est ainsi que la vaine gloire constitue un véritable obstacle à la pensée, pour qui « est en proie chaque jour au souci, s’efforce, s’agite pour garder sa réputation34 », et ce dans une puissante soumission au vulgaire, à son inconstance et à ses applaudissements. C’est bien là le comble, pour un philosophe : se voir ainsi détourné (distrahitur35) de penser au vrai bien, n’être mû que par l’espérance, se conduire d’une façon totalement hétéronome à l’égard du vulgus. « Pour un philosophe », disons-nous, car la distraction de l’esprit, comme nous invite à distinguer Sévérac,
se donne, objectivement, pour qui la juge à partir d’une norme extérieure (le souverain bien véritable), comme un empêchement ou une négation, autrement dit comme une impuissance de penser. Mais en même temps elle se vit, subjectivement, pour qui s’investit dans la recherche des biens communs, comme un mouvement de penser pleinement positif [… ]36.
18Le point de vue de la norme extérieure est bien entendu celui de Spinoza. Ou plutôt, il l’est devenu. Si sa cogitatio porte son attention sur la nature et les conditions d’un bien véritable, elle permet de comprendre combien l’ambition lui est néfaste à proportion, ici la plus grande, de sa capacité de l’empêcher. Précisons : dans le cas des richesses, lorsqu’elles sont recherchées pour elles-mêmes, « beaucoup plus encore » dans le cas des honneurs, toujours recherchés pour eux-mêmes, la distractio se fait empêchement parce qu’elle « vient de ce que l’esprit assimile ces biens au souverain bien […]. Dans le cas de la libido, la distraction vient de ce que l’esprit est suspendu comme s’il se reposait dans un bien37 ». Se confirme ici un point relevé lors de notre analyse du philosophe face aux préjugés des théologiens : la présence, chez Spinoza, d’une pensée de l’obstacle à la pensée – philosophique –, dont l’affect nodal est ici l’ambition. Une telle pensée renvoie, en son fond, au conatus, en tant qu’il détermine l’existence en acte comme confrontation à d’autres puissances, qui peuvent toujours l’emporter. L’effort, en ce sens (non pas, cependant, quant à son essence), enveloppe l’obstacle.
19On voit la notion de distractio intervenir dans l’Éthique pour éclairer un autre type d’obstacle à la pensée, également (quoique différemment) en forme de focalisation, dont Spinoza dit par ailleurs le philosophe explicitement en proie : il s’agit de l’admiratio (admiration ou étonnement)38. Comment comprendre, du point de vue qui nous intéresse ici, c’est-à-dire du point de vue du philosophe, ce complexe formé de l’ambitio, de l’admiratio et de la distractio ? Qu’est-ce qui rapproche l’étonnement du désir de gloire ?
20Certes, l’admiratio n’est pas vraiment à considérer comme un affect. Elle est un certain état de l’esprit, relevant du premier genre de connaissance ; Spinoza la caractérise comme une « imagination singulière39 ». Cette singularité tient de la nouveauté que produit un objet, en regard de ce qui nous affecte habituellement. S’étonner, c’est découvrir en un objet des caractères tout à fait singuliers. L’image que nous en avons, en notre corps, ne se relie ou ne se connecte alors avec aucune autre, et l’idée que j’en ai, dans le même temps, se voit isolée de toute autre idée. « L’esprit est dans l’admiration, écrit Sévérac, lorsque l’image d’une chose n’est pas enchaînée, et donc ordonnée, avec d’autres images, autrement dit lorsque cette image de chose pour le corps est nouvelle40. » Voilà qui occupe alors pleinement l’esprit, retenu dans la contemplation de ce qu’il n’a jamais perçu auparavant et que, par ignorance ou défaut d’expérience, il n’associe par conséquent à rien. L’effet d’empêchement, on le voit, est ici semblable à celui que produit l’ambitio. À une différence près cependant. Cet empêchement, effet de l’étonnement, n’est pas décrit en référence à une pensée préoccupée du souverain bien, mais au mouvement ordinaire de l’esprit, lorsque la perception d’une chose le fait penser – et ainsi passer – à une autre.
21Dans la mesure où l’entendement procède de sa puissance propre ou de sa vertu, qui consiste à comprendre, il ne sera pas en proie à l’étonnement. Ce dernier permet ainsi de tracer une ligne par laquelle le vrai philosophe se démarque. C’est ce dont témoigne le Court Traité, qui associe l’étonnement et le philosophe. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Spinoza regarde l’étonnement comme le produit le plus typique de l’opinion : il est la passion des ignorants qui, comme tels, tombent aisément dans la stupéfaction, simplement parce qu’ils n’ont rien connu de tel auparavant. Voilà qui doit certainement, dit Spinoza,
arriver aussi à de nombreux philosophes [Philosophen], qui se sont fait l’idée qu’en dehors de leur petit champ, ou du petit globe terrestre qu’ils habitent (parce qu’ils n’examinent rien d’autre), il n’y en a aucun autre. Mais il n’y a jamais d’étonnement [verwondering] pour qui tire des conclusions vraies41.
22On retrouve ici un même effet d’immobilisation de la pensée, alors que « tirer des conclusions vraies » en est son mouvement même, lorsqu’elle est droitement menée. Comme l’ambitio, l’admiratio arrête et fixe la pensée, elle « tient l’homme suspendu [suspensum] […] au point qu’il est incapable de penser [cogitare] à d’autres choses42 ». En cette imagination singulière d’une chose considérée en soi, l’esprit, dit encore Spinoza, « reste fixé [defixa]43 ». En d’autres termes, si l’intelligere philosophique requiert de produire des chaînes associatives adéquates (entre effets et causes, prémisses et conséquences, définitions et propriétés), l’étonnement produit une suspension de tout mouvement de connexion, summum de la passivité. Le vrai philosophe se détermine d’autant plus comme tel qu’il sera d’autant moins, par lui-même, en proie à l’ambition et à l’étonnement.
VERS UNE GLOIRE ISSUE DE LA RAISON
23Le Traité de la réforme de l’entendement ne s’en tient pas à la seule idée d’une gloire-obstacle. Nous ne reprendrons pas ici l’itinéraire réflexif – abondamment étudié – qui, des paragraphes 6 à 11, mène à une « réhabilitation » de ce qui s’était d’emblée présenté comme biens certains. Relevons surtout pour notre propos ce que la progression de la méditation met en lumière au paragraphe 11 : un changement de statut de ces biens. Elle aboutit à ce résultat que la gloire – tout comme les richesses et les plaisirs – ne fait du tort qu’en tant qu’elle est recherchée pour elle-même, et non comme un moyen « en vue d’autre chose44 ». Rien, d’ailleurs, n’enjoignait auparavant d’y renoncer absolument. Cela signifie que le vrai bien, au fur et à mesure qu’il est mieux connu, ne les exclut pas et peut même les intégrer, à condition d’en réguler la puissance : « Si les biens de la vie commune ont une part d’illusion […], ils comportent aussi une part de positivité […]. La consistance du vrai bien se profile dans la consistance de ce en quoi chaque bien est réellement bon45. » Il s’agit ainsi de faire progresser ce que ces « biens » comportent de positif, en distinguant soigneusement entre un statut de fin, entrave à une délibération sérieuse sur une nouvelle règle de vie, et leur usage comme moyens, susceptibles de contribuer au vrai bien46. Le problème devient alors celui du bon usage de la gloire par le philosophe, usage caractérisé par la mesure et par sa neutralisation tanquam media. Que signifierait donc la signification de ce nouveau statut ? En quoi intéresse-t-il le vrai philosophe ?
24Revenons, une nouvelle fois, à cette première règle de vie du paragraphe17 du Traité de la réforme de l’entendement. Parce que les deuxième et troisième règles reprennent – quoiqu’en une terminologie différente – les thèmes du plaisir et de l’argent, il est permis de penser, au moins par élimination, que la première a pour objet l’honneur et la gloire. Sans reprendre les analyses que nous en avons déjà menées, il faut souligner tous les « avantages [emolumenti]47 » possibles de cette dimension de communication qui consiste, pour le philosophe, à se mettre à la portée de la foule dans ses paroles et dans ses actions. Cette dimension se retrouve dans le Court Traité48 qui, mieux peut-être que la Réforme, donne sens à cette gloire envisagée comme moyen. Pour le philosophe, vivre parmi les hommes, c’est en effet ne pouvoir ignorer ni l’honneur (eer) ni la honte. Mais si l’honneur se borne à constater que notre conduite « est appréciée et louée par d’autres, sans relation à quelqu’autre avantage ou profit qu’ils viseraient49 », il n’a en soi rien de profitable et, précise Spinoza, s’avère même nuisible. En revanche, il est bien permis d’en user si le but en est « l’utilité des hommes et leur amélioration50 ». Le sage n’ignore pas le jugement des autres. D’un côté, il tend à ne pas en dépendre ; d’un autre, il sait qu’il doit tenir compte des autres dans sa conduite, et tirer de leurs jugements le meilleur profit pour tous : « Si quelqu’un voit qu’il recherche trop la gloire, qu’il pense à son usage correct, et à quelle fin il faut la rechercher, et par quels moyens il peut l’acquérir ; mais non à son abus, ou à sa vanité51. »
25Le détour par le Traité de la réforme de l’entendement a permis de cerner plus clairement la nature de la puissance singulière de l’ambition ; de comprendre en quel sens elle est certainement l’affect qui concerne plus particulièrement le philosophe comme tel ; de déterminer enfin, négativement et positivement, le vrai philosophe en sa vertu. Positivement, car le glissement d’une gloire périlleuse à une gloire profitable ouvre sur une autre articulation du philosophe au désir de gloire. S’il est en effet une gloire, objet d’un désir immodéré, il en est une qui « ne répugne pas à la raison mais peut en naître52 ». Rappelons que la gloire est « une joie qu’accompagne l’idée d’une de nos actions dont nous imaginons que d’autres la louent53 ». Elle reste ainsi essentiellement associée à la représentation d’une cause extérieure, et parce qu’elle implique la médiation de l’autre, elle demeure potentiellement aliénante. Elle deviendra affect utile à la condition que soient contrôlés ses aspects négatifs, ce que seule permet la pratique de la vraie vertu54. Sans développer plus avant les conditions de la possible naissance de la gloire à partir de la raison55, on s’attachera à cette honestas, sur laquelle elle s’appuie56.
26Condition d’une réhabilitation rationnelle du sentiment de gloire, l’honestas est proche de cette humanitas comme désir de gloire sans nuisance, évoquée dans le De Affectibus57, et à laquelle nous avons vu se rattacher le philosophe dans sa pratique d’enseignement. L’honestas est le désir, pour qui vit sous la conduite de la raison, de se lier aux autres par des liens d’amitié. Cet effort conduit à condamner et à rejeter tout ce qui pourrait faire obstacle à de tels liens pour, au contraire, promouvoir ce qui suscite l’approbation des gens de bien58. C’est en un tel soin, pris à ne pas blesser autrui, que consiste cette gloire « honnête » et modérée, attentive à ne s’affirmer ni au détriment de soi ni au détriment d’autrui, une gloire prenant à rebours le risque d’une dérive de cet affect vers l’envie et la haine, ces formes excessives d’une ambition livrée aux seules règles de l’imagination. Le problème n’est donc pas que le vrai philosophe soit habité d’un désir d’estime. Il consiste plutôt en ceci : comprendre que son effort propre n’est pas d’attacher ce désir à de vains objets excitant les rivalités, mais de l’orienter vers des fins utiles à tous, et que tous peuvent louer sans envie.
27Rien n’interdit alors au philosophe – et Spinoza ne se l’interdit pas – d’inscrire son nom sur les livres qu’il écrit, pour autant qu’il le fasse, au sens strict, en tant que philosophe « honnête ». Objectera-t-on l’anonymat de son Traité théologico-politique ? Au xviie siècle, la plupart des ouvrages qui traitent de politique ou de religion (ou des deux) paraissent anonymement. En outre, le penseur excommunié pouvait aisément deviner le caractère scandaleux et subversif, aux yeux de beaucoup, et périlleux, pour lui-même, des thèses défendues dans l’ouvrage. Or, la gloria qui naît de la raison s’accompagne, en son exigence même, de prudence et d’attention à ne pas s’affirmer au détriment de soi. En matière, enfin, de fins utiles recherchées pour tous, le Traité théologico-politique, avec une sincérité dont l’anonymat peut être le gage, vise à défendre la liberté, pour tous, de penser et de dire son sentiment59.
28Il n’est ni accidentel ni accessoire que Spinoza, par le biais de Cicéron, mentionne les philosophes à propos de l’ambition. Par ses effets sur l’exercice même de la pensée, cet affect est l’obstacle, par excellence, à la pratique de la philosophie – attachée à la détermination d’un bien véritable. Fixation, agitation, aliénation : le problème auquel nous conduit la définition 44 des affects est, d’une certaine manière, celui d’un échec de la raison. Matheron60 remarque que les dix-huit premières propositions de l’Éthique IV montrent en quoi les désirs rationnels se heurtent en nous à de nombreux désirs passionnels, à tel point que, même si nous recherchons sous la conduite de la raison ce qui nous est vraiment utile, il peut très bien se faire que les causes extérieures nous empêchent de l’obtenir. La tâche consiste alors à comprendre les causes de cet échec et à nous réjouir de cette compréhension, si tant est que l’intelligence « trouvera une pleine satisfaction [plane acquiescet] » à comprendre clairement et distinctement que ce qui peut nous arriver vienne contredire ce qui nous est utile. Avançons alors que comprendre cet « échec de la raison », comme s’efforcer au bon usage de la gloire, est ce qui constitue l’ambition du vrai philosophe, propre à produire une joie de comprendre comme – par conséquent – de partager.
29Parce qu’il s’agit là de l’activité de l’entendement envisagée en sa puissance propre – et non d’un penser comme en état de sidération (par admiratio), ou de focalisation (par ambitio) –, le sentiment de réjouissance, au fait de comprendre, ne constitue-t-il pas une dimension véritablement propre au pur philosophe ? Il est encore moins accidentel et accessoire, certainement, que Spinoza décide d’attacher la figure du philosophe à un développement sur le contentement (gaudium). Non pas, précisons-le d’emblée, que cet affect lui soit propre – ce qui est loin d’être le cas –, mais au sens où il peut revêtir une qualité propre au philosophe, considéré en sa pratique de production des idées.
DU GAUDIUM À LA JOUISSANCE PHILOSOPHIQUE, OU LA DIFFÉRENCE ÉTHIQUE DU PHILOSOPHE
BOIRE OU COMPRENDRE, OU D’UNE RÉJOUISSANCE PROPRE AU PHILOSOPHE
30Gaudere, c’est être joyeux, se réjouir ou, plus précisément peut-être, prendre plaisir à quelque chose, y éprouver un certain sentiment d’épanouissement, comme cela peut se produire relativement à la nourriture ou aux commodités de la cité61. Dans l’Éthique, le verbe est d’abord défini dans le cadre de la déduction des affects rapportés à des choses passées ou futures, c’est-à-dire en lien à l’idée de temps. Le souvenir et l’anticipation, lorsqu’ils procèdent d’une expérience passée de situations dont l’issue a toujours été vécue comme douteuse, engendrent tous les affects qui dérivent de l’espoir ou de la crainte, ainsi que les fluctuations de l’âme dont ils sont le principe. Le gaudium est d’abord une « joie, née de l’image d’une chose passée, dont nous avons douté de l’événement [eventu]62 ». Plus précisément, cette joie repose sur l’évocation de quelque tristesse passée, au sens où l’issue, alors incertaine voire inespérée, s’est finalement soldée par une heureuse surprise, qui survit dans la mémoire. Le gaudium est donc l’imagination d’une tristesse, associée cependant à la joie d’un dénouement en forme de délivrance, de soulagement ou d’espoir retrouvé. Mais on le voit, à la fin de l’Éthique III, dans le cadre d’un développement sur la singularisation des affects, prendre un autre aspect. Il vient s’étendre au-delà de sa détermination temporelle première – cette forme de comparaison à soi dans un rapport passé-présent –, pour toucher plus généralement l’idée d’un contentement à l’égard de sa propre nature. C’est dans ce cadre qu’apparaît le « philosophe ». Cette occurrence, la seule qui dans l’ensemble de l’ouvrage n’ait rien de critique, pose l’existence d’un contentement (gaudium) qui serait propre au philosophe :
Quoique donc chaque individu vive content de sa nature telle qu’elle est constituée, et s’en réjouisse, néanmoins cette vie dont chacun est content, et ce contentement [gaudium], n’est rien d’autre que l’idée ou âme [idea, seu anima] de ce même individu63.
31Ce propos peut paraître quelque peu obscur qui, glissant de la constitution, pour tout individu (non pas seulement l’homme) de sa nature à sa vie, en fait l’objet d’une forme de contentement. Que signifie ce dernier, « idée ou âme » d’un individu ? De quel genre de rapport à soi, autrement dit, procède-t-il ?
32Exister, en tant qu’idée d’un corps, produit nécessairement un effet d’ordre affectif, un sentiment de soi qui est une forme de joie. Car, partie de l’infinie puissance divine, l’esprit sent nécessairement, quoique variablement, cette part de puissance. On peut ici parler d’un sentiment d’être, qui est une jouissance d’être : « Le sentiment d’exister, d’être vivant, d’être puissance ou perfection, est nécessairement un contentement minimal propre à chaque être qui sent la vie en lui64. » C’est ce contentement que Spinoza nomme gaudium. Il est une réjouissance intérieure, non pas une représentation de soi – comme le serait par exemple le narcissisme – mais le sentiment de la vie en soi, « l’âme » même de l’individu, jouissant de sa propre puissance. Ainsi, comme le dit Sévérac, « vivre fait de l’effet, et cet effet est un contentement65 ».
33Rappelons toutefois que nous nous situons dans le cadre d’un développement (couvert par les propositions 48 à 57) consacré à la variabilité et à la singularisation des affects et de leurs combinaisons. Si le gaudium, dans le scolie de la proposition 57, est bien un affect commun à tous les individus de la nature, ce même scolie met surtout en avant ses différences et ses variations. Le geste n’a rien de paradoxal. En effet, nous pâtissons nécessairement en tant que nous imaginons, c’est-à-dire en tant que nous sommes touchés par un affect qui enveloppe la nature de notre corps et celle d’un corps extérieur66. Si dans chaque passion s’exprime donc, à titre de cause, la nature de l’objet particulier qui nous affecte, il peut dès lors y avoir des joies ou des tristesses de natures différentes et, de tout affect, « autant d’espèces qu’il y a d’espèces d’objets qui nous affectent67 ». Mais, redoublement de la singularisation et de la multiplication, les affects diffèrent encore suivant les individus, autant que diffèrent leur désir – c’est-à-dire leur essence68. Désir, joie et tristesse, comme expressions du conatus, sont en effet inséparables de la puissance propre de l’être particulier qui les éprouve, de surcroît dans des situations empiriques irréductibles à des conditions générales. Même si deux amours se ressemblent quant à leur forme générale et obéissent à une même « règle de production », elles ne sont jamais vécues de façon identique. Variable en fonction des individus de natures différentes, le contentement l’est donc aussi pour les individus d’une même espèce69 : le contentement du cheval n’est pas celui de l’homme, celui du désespéré n’est pas celui de l’amoureux, et la différence « n’est pas mince entre le contentement [gaudium] qui, par exemple, mène l’ivrogne [ebrius] et le contentement que possède le philosophe70 ».
34Affirmer que se réjouir varie non pas simplement entre un penseur et un buveur, mais entre un philosophe et un ivrogne, ce n’est pas affirmer de ces derniers une nature différente, mais dire que leur nature respective ne s’exprime pas de la même façon, qu’ils sont différemment « animés ». En d’autres termes, les mécanismes sont ici les mêmes, mais les effets diffèrent profondément en fonction des complexions et des actions qu’elles déterminent. Spinoza n’exclut en rien un contentement de soi de l’ivrogne : sa nature rencontre aussi bien ce par quoi elle donne la mesure de sa perfection, et il est en outre ici question, dans l’association faite avec le philosophe, non pas de hiérarchie, mais de différence (differare). Que le gaudium de ce dernier soit « meilleur », Spinoza, constatons-le, n’en dit rien ici. Pourquoi cependant la différence entre l’ebrius et le philosophus n’est-elle « pas mince [non parum] » ? Et cette façon de dire ne prend-elle pas la forme de litote ?
35Seul est bon ce qui peut être défini à partir de notre seule puissance. Or, notre véritable puissance n’étant autre qu’agir par vertu, c’est-à-dire être déterminé à faire quelque chose du fait que nous comprenons71, ce qu’il y a de meilleur (ou de plus utile) est de concevoir adéquatement toutes choses – ce qui sera l’objet des propositions 19 à 28 de l’Éthique IV. Par conséquent, si la puissance de penser et d’agir du philosophe est à proportion de l’effort pour comprendre et pour agir autant qu’il le peut sous la conduite de la raison, le contentement qui en est produit est une joie active. Il est plus fécond, plus stable, et ouvre en outre à ces espèces de la fortitudo que sont la fermeté et la générosité. L’ivrogne se réjouit selon les caractéristiques de son ivrognerie ; il est « mené [ducitur] » par son désir immodéré de la boisson, objet sur lequel il reste fixé. Le philosophe, lui aussi, se réjouit, mais lui aussi, à sa manière. Il « est maître [potitur] » de ses satisfactions – ce qui fait bien entendu référence à la distinction entre affects-passions et affects-actions. On pourrait dire (à partir du verbe potiri) qu’il possède son contentement ou qu’il l’a en son pouvoir, parce qu’il est dans la force d’âme que procure la compréhension. Le potor (ou buveur) et le potitor (celui qui se rend maître), bien qu’ils appartiennent à la même humanité, se distinguent radicalement du point de vue de leur puissance respective et de l’orientation de leurs dispositions affectives. Si ce qui importe au philosophe, ce n’est pas en effet l’actualité même de la chose, mais son essence ou sa vérité, il se rendra alors moins sensible à son immédiateté. Comme l’écrit Ferdinand Alquié, « l’ivrogne ne se soucie pas de sa santé : il veut boire. La raison nous conduit, au contraire, […] à négliger un bien présent et moindre pour un bien futur plus grand, et à éloigner ce qui, bon dans le présent, sera cause d’un mal futur72 ».
36Toutefois, le contentement propre au philosophe ne saurait se comprendre seulement dans le contraste avec celui qui est soumis à ses désirs immodérés. Non seulement le contraste peut être interne au philosophe lui-même73, mais Spinoza a fait part de la différence entre le gaudium de ce dernier et, « par exemple », celui de l’ivrogne. Ce « par exemple » renforce le contentement philosophique en le sous-entendant différent de plusieurs autres : de ceux qui certes sont intempérants, mais, autre exemple, de ceux de la foule. Le Traité théologico-politique établit ainsi que c’est pour cette dernière, « incapable de perception claire et distincte74 », que la foi dans les récits s’avère nécessaire à des fins d’obéissance et de dévotion. Mais de cette dernière, la foule peut se réjouir d’elle-même, comme elle le peut de l’espérance ou de la pratique de la justice et de la charité. Celui cependant qui ignore ces récits et la foi qu’ils portent, celui qui connaît
par la lumière naturelle l’existence de Dieu […], et qui possède en même temps la véritable règle de vie, celui-là est parfaitement bienheureux [beatum omninum esse], bien plus heureux [beatiorem] que la foule, car il n’a pas seulement des opinions vraies, il a encore un concept clair et distinct75.
37Le bonheur du philosophe est ici qualitativement différent et – pour le coup – supérieur, au sens où son éminence tient de l’activité même de concevoir rationnellement la nature et la valeur d’une conduite dictée par la raison.
38Par l’exercice du pouvoir de comprendre, en tant que se réalise en lui la plus grande vertu, entendue comme épanouissement du conatus, le philosophe n’affirme-t-il pas ce qui peut être appelé sa différence éthique ? L’accomplissement obtenu dans et par la vraie connaissance des causes, c’est encore ce que sert à qualifier le gaudium, que l’on voit alors parfois lié à la vraie béatitude : « Qui donc s’emploie, et par seul amour de la Liberté, à maîtriser ses affects et ses appétits, s’efforcera, autant qu’il peut, de connaître les vertus et leurs causes, et de s’emplir l’âme du contentement [animum gaudio] qui naît de leur vraie connaissance76. »
39Mais n’en attribuons-nous pas trop au gaudium ? À observer le contexte de son apparition, on voit un problème se faire jour. En effet, Spinoza, immédiatement après avoir mis en regard l’ivrogne et le philosophe, et faisant retour sur sa démarche, conclut ainsi le scolie de la proposition 57 du De Affectibus : « Voilà pour les affects qui se rapportent à l’homme en tant qu’il pâtit. Il me reste encore à dire quelques mots de ceux qui s’y rapportent en tant qu’il agit. » Gaudere, se réjouir de sa nature, est un affect qui peut être passif et soumis à fluctuations. C’est bien le cas avec le contentement de l’ivrogne, passif parce qu’éprouvé dans une dépendance à la nature de l’objet, ou bien encore avec l’envie (invidia), cette forme de haine qui « dispose l’homme à se réjouir [gaudeat] du mal d’autrui, et, au contraire, à s’attrister de son bonheur77 ». Est-ce à dire que le contentement du philosophe, en tant que philosophe, est passion ? Assurément non. Ce contentement, réjouissance intérieure à sa propre puissance, en l’occurrence d’user de sa raison, ne peut que procéder d’une activité, au sens précis de la définition 2 de l’Éthique III : « Je dis que nous agissons, quand […] de notre nature il suit, en nous ou hors de nous, quelque chose qui peut se comprendre clairement et distinctement par elle seule. » On notera que dans sa conclusion, Spinoza laisse l’« individu » pour en revenir à l’« homme », en tant qu’il pâtit. Tout se passe donc comme s’il se servait de sa remarque (« au passage ») sur le « philosophe », afin précisément d’amener, en l’amorçant, le développement à suivre sur l’activité. Il n’est certainement pas involontaire, remarquons-le, que la figure du philosophe vienne achever tout le chemin déductif consacré aux passions.
40Être actif, ce n’est pas s’extraire de l’ordre de la nature. C’est moins le subir, en procédant d’une causalité qui est expression de la puissance divine dont nous sommes part. À cet égard, l’enchaînement d’idées adéquates ou la mise au jour des causes de phénomènes (physiques, affectifs ou politiques), bref, l’exercice optimal de la puissance de l’entendement, est en soi un contentement. Est-ce à dire pour autant que cet exercice lui-même ne demeure pas fluctuant et fragile, dès lors que « nous ignorons en grande partie l’ordre et les liaisons de la nature entière78 », et que l’effort du penser peut bien se trouver contrarié de ne jamais être pleinement garanti contre l’erreur ? Quel sens y a-t-il encore, en ce cas, à parler de vraie philosophie ? Quelle serait au juste la portée du contentement qui en accompagne l’exercice ?
41Dans une Lettre à Blyenbergh, Spinoza écrit :
Si une fois, le fruit que j’ai déjà retiré de mon entendement naturel, je le découvrais faux, il me rendrait heureux [me fortunatum redderet], puisque j’en jouis [quoniam fruor], que je m’applique à traverser la vie non dans l’affliction et la plainte mais dans la tranquillité, la joie et la gaieté, et que régulièrement, je franchis un nouveau degré [et subinde gradum ascendo]79.
42L’expérience de l’erreur est toujours possible. Elle ne doit pas cependant jeter dans l’affliction de croire que, parce que l’on s’est trompé une fois, on peut se tromper toujours, et que l’entendement serait ainsi comme corrompu. D’une part, la joie est de toute façon une bonne chose ; d’autre part, le fait de savoir que l’on s’est trompé est aussi ce qui témoigne de la puissance de l’entendement. Voilà qui est à rattacher à cet « entendement naturel » que nous avons rencontré plus haut. Son caractère d’autonomie est marqué par la fœlicitas et la tranquillitas de celui qui le cultive et qui, comme tel – point tout à fait essentiel –, ne dépend pas de « l’empire de la fortune […] mais de sa propre vertu interne80 ». Le fait que l’on puisse se tromper « une fois » n’atteint pas l’entendement lui-même : il exerce sa puissance même dans l’erreur, et mieux encore, lorsqu’un « nouveau degré » est franchi dans la découverte du vrai. Car, tel est le point implicite du raisonnement, seul le vrai pouvant faire voir l’erreur, détrompe et produit ainsi une joie, passage d’un degré à l’autre81. Ainsi, dans l’hypothèse où nous découvririons que l’ensemble de ce que nous avons tiré de notre propre entendement se révélait erroné, la déception ne serait qu’un mauvais passage et non un témoignage de notre impuissance ; elle pourrait rapidement devenir condition d’un progrès, grâce au principe consistant à privilégier la connaissance joyeuse. En somme, le simple fait d’avoir philosophé aurait suffi à nous réjouir.
43Mais en tant qu’il n’échappe pas à l’ordre commun de la nature, duquel il n’est pas question d’attendre une quelconque joie82, le philosophe, à nouveau, peut être en échec. Il l’est même nécessairement, ce qui ne signifie pas définitivement, suivant la modalité compréhensive de son rapport aux choses. C’est en ce sens que Spinoza fait allusion, au chapitre 32 qui clôt la partie IV de l’Éthique, à un autre type de contentement, propre à affecter d’une façon plus exclusive le vrai philosophe, et à marquer plus nettement sa différence éthique. Il consiste à supporter « d’une âme égale […] ce qui nous arrive en contradiction avec ce qu’exige la règle de notre utilité, si nous sommes conscients […] que nous sommes une partie de la nature tout entière, dont nous suivons l’ordre ». C’est là passer du gaudium à l’acquiescentia, à une forme de contentement intérieur auquel l’ivrogne, lui, ne saurait accéder – quelle que soit par ailleurs la quantité de boisson absorbée.
DU GAUDIUM À L’ACQUIESCENTIA, « PLEINE SATISFACTION » DU PHILOSOPHE83
44Le type de contentement qu’est le gaudium est défini sous l’angle d’un rapport spontané à soi. Il est une réjouissance à être l’individu que l’on est. C’est à partir du moment où l’individu pense à soi-même, c’est-à-dire se prend comme objet, que le gaudium se fait acquiescentia. Sévérac le précise :
Le contentement, la réjouissance d’exister, la satisfaction d’être deviennent […] « satisfaction de soi-même [acquiescentia in se ipso] », qui peut naître ou bien d’un imaginaire narcissique ou bien de la raison. Cette satisfaction de soi-même est donc le gaudium naturel que chacun éprouve, mais pris comme objet de réflexion84.
45Nulle différence de nature, donc, entre les deux formes de contentement, mais un caractère spécifique de l’acquiescentia, en tant qu’elle dérive d’un rapport à soi que, le plus souvent, Spinoza nomme contemplatio. De là la définition qu’il en donne : « La satisfaction de soi-même est une joie qui naît de ce qu’un homme se contemple lui-même, lui et sa puissance d’agir [homo in se ipsum […] contemplatur]85. » Mais il faut mettre en évidence un autre élément de distinction. Alors que le gaudium touche tout individu, même animal, l’acquiescentia, dans toutes ses occurrences de l’Éthique – et donc dans la définition que nous venons d’en rappeler –, se rapporte explicitement et exclusivement à l’homme86.
46Mais l’homme sous quel point de vue ? Car le problème vient de ce qu’autant cette satisfaction de l’esprit peut naître, comme le dit Sévérac, d’un imaginaire narcissique, autant Spinoza lui donne parfois la plus haute valeur éthique87. Comment avancer, s’il en est ainsi, que l’acquiescentia serait réservée au pur philosophe ? Le gaudium, comme nous l’avons vu, peut être passif, procéder de la souffrance d’autrui et se ramener aux « signes d’une âme impuissante88 ». En quoi donc la satisfaction de soi-même se distinguerait-t-elle si elle se voit elle-même liée à des déterminations affectives véhémentes ainsi qu’à l’illusion du libre arbitre89 ?
47En effet, la proposition 30 du De Affectibus introduit l’idée de soi comme cause (idea sui causa). Il est alors question des affects de gloire, de honte, d’humilité ou d’orgueil, en tant qu’ils se définissent comme joie ou tristesse accompagnée d’une idée déterminée de soi, selon la puissance ou la faiblesse que l’on perçoit de soi-même. L’affect de satisfaction de soi ou amour-propre, nommé tantôt amor sui, tantôt philautia, tantôt acquiescentia in se ipso, affirme la puissance propre du conatus. La proposition 53 pose ainsi la joie de l’esprit se contemplant lui-même en sa puissance, ce que développent les deux propositions suivantes. Elles montrent respectivement la nature de l’esprit, à savoir son effort pour imaginer seulement ce qui pose sa puissance d’agir, puis le fait, plus ou moins fréquent, par lequel, en imaginant son impuissance, il devient triste. Imaginer son impuissance, c’est imaginer une privation et une imperfection, ce qui résulte de l’effet d’une cause extérieure plus forte que la puissance propre au conatus. L’esprit, dans ce cas, a une connaissance inadéquate de soi-même et se trouve poussé à se contempler en tant qu’impuissant.
48Le scolie de la proposition 55 se poursuit certes avec l’idée de cette faiblesse de soi, mais plus encore avec la philautia, vel acquiescentia in se ipso, affect qui se complaît autant qu’il peut dans la contemplation joyeuse de sa propre puissance d’agir dont, s’imaginant libre, on s’imagine être soi-même la cause. L’auteur de l’Éthique explique alors selon quel processus cette narration infinie de soi est amenée à se développer comme cause de rivalités entre les hommes. Car, en imaginant ce qui nous affecte de joie, nous croyons affecter les autres de joie, alors que nous générons de l’envie, c’est-à-dire – selon la définition 23 des affects – de la haine. Nous pouvons bien imaginer présentes nos actions qui ont été. Cela explique que nous en soyons présentement affectés de joie, que là est ce qui nous intéresse, d’autant plus que cet intérêt se nourrit de l’effet produit sur les autres auxquels nous racontons nos « hauts faits ». Mais nous sommes ici sous le régime de l’inadéquation : le rapport avec ce que nous imaginons exclut en effet nos actions de l’ordre commun de la nature, en les posant (et en les contemplant) comme res singulares, distinctes de cet ordre. Voilà qui mène bientôt à vénérer notre singularité, perçue en elle-même mais également dans une supériorité imaginée à la singularité d’autrui90. C’est là une certaine modalité du souci de soi, telle que l’âme, comme l’écrit Macherey reste « préoccupée au premier chef par ce qui se rapporte à elle-même, à l’expansion de sa propre puissance : […] intérêt fondamental qui ne la quitte jamais91 ».
49Le philosophe doit-il donc s’efforcer d’être au-delà du souci de soi et de se mettre, autant qu’il est possible, à distance de sa singularité ? La proposition 52 de l’Éthique IV laisse place à un sens nouveau de la satisfaction de soi dès lors qu’elle naît de la raison.
50Elle devient un affect qui est une action, dans la mesure où elle procède d’une contemplation adéquate de soi et de sa puissance d’agir. Celle-ci n’est autre que la vertu, indissociable de la pratique de l’intellect par laquelle l’individu est capable de former des idées adéquates. Précisons : le conatus de notre esprit, en tant que nous avons des idées claires et distinctes, se spécifie comme désir de comprendre92. Nous avions été amenés à poser, dans les lignes précédant ce chapitre, que les idées pouvaient produire des affects. Or, la possession d’une idée adéquate, dans la mesure où elle nous permet de contempler notre puissance d’agir, nous réjouit infailliblement93, et cette puissance se manifeste pleinement lorsque nous comprenons Dieu94. Le contentement, pour le philosophe, consiste ainsi à se réjouir de la force de ses idées adéquates, intelligence des lois nécessaires qui sont l’ordre même de la nature. L’Éthique vise-t-elle autre chose qu’établir les conditions de cette activité de contempler notre propre perfection, c’est-à-dire comprendre ce qui la relie à la perfection divine ? La raison demande que chacun s’aime lui-même « et aspire à tout ce qui mène véritablement l’homme à une plus grande perfection95 ». Certes, la proposition 55 de l’Éthique III a montré le caractère incertain et équivoque de l’acquiescentia. Ce caractère est encore clairement présent dans le scolie de la proposition 52 de l’Éthique IV, qui rappelle la subordination de cet affect à la louange, au blâme et à l’espoir. C’est pourquoi cette proposition présente une valeur conditionnelle, en énonçant que l’acquiescentia « peut naître [oriri potest] de la raison ». Mais en tant qu’elle naît de la raison, elle est « la plus haute [summa] qui puisse exister96 ». Que signifie alors, plus précisément, ce sentiment, tel qu’il peut naître de la raison ?
51Spinoza l’oppose à nouveau, dans la proposition 53 du De Servitute, à l’affect passif d’humilitas, sentiment d’abaissement qui naît de ce que nous attribuons un défaut à notre propre nature. Or, sur ce thème des conditions et des modalités sous lesquelles l’individu est amené à se considérer lui-même, il est nécessaire de distinguer la pensée (cognitio), par laquelle l’homme conçoit son impuissance, de l’affect d’humilité par lequel il l’imagine. La démonstration de la proposition 53 procède de cette distinction. Concevoir son impuissance, pour l’homme, de « ce qu’il comprend quelque chose de plus puissant que lui », si l’on entend par là la connaissance de ses limites, d’un « soi » comme chose finie au sein de l’ordre commun de la nature, cela n’implique pas la tristesse. D’une part, il ne s’agit pas de la puissance d’un semblable auquel je me mesure et que je pourrais envier. D’autre part, en me comprenant comme partie de la nature, je comprends que Dieu est, de toute chose, cause immanente, et que je suis par conséquent une expression de sa puissance par laquelle je conçois l’essence de mon esprit, ce qui est comprendre à la fois sa puissance et son impuissance. « Il ne peut pas se faire que l’homme ne soit pas une partie de la nature97 » : bien réelle, la finitude du mode n’en est pas moins connaissable de manière claire et distincte par l’entendement pur. C’est pourquoi concevoir son impuissance, ce n’est rien d’autre, dit Spinoza, que se comprendre distinctement soi-même (« se ipsum distincte intelligere »), et donc comprendre, dans le même temps, qu’est donnée « quelque chose de plus puissant que soi98 ». C’est en ce sens que nous avons vu le philosophe, dans la Lettre 23 à Blyenbergh, se réjouir même de l’expérience de ses erreurs reconnues comme telles. C’est encore en ce sens que l’individu comprend que ne pas avoir la force du lion, ni atteindre la hauteur de certains arbres99, ni même égaler l’agilité d’esprit de certains,
ne sera pas une cause de tristesse mais le laissera tout simplement indifférent dans la mesure où il lui apparaîtra que ces qualités qui lui font défaut ne sont d’aucune manière constitutives de sa nature, qui par ses caractères propres, se définissent indépendamment d’elles100.
52Je n’en éprouve nulle tristesse, mais de la joie, puisque j’exerce là ma puissance de comprendre, aidée ou favorisée selon l’élan propre du conatus. En bref, l’acquiescentia in se ipso est affect actif lorsque l’homme comprend la puissance qui est en vérité la sienne – plus exactement, la comprenant vraiment, il comprend pourquoi elle est sienne ; elle est en outre affect de joie, à la contemplation de cette puissance ainsi comprise. Vivre ou penser sous la conduite de la raison, c’est ne pas être en proie aux forces extérieures qui empêcheraient de comprendre sa nature et amèneraient à l’imaginer sous l’angle d’une déconsidération impuissante de soi.
53Nous n’avons nullement oublié la dimension de praxis de la philosophie : comme nous le voyons, la vraie philosophie est la pratique propre d’un certain usage de soi. Mais de quel « soi » ? En réponse à la question que nous avons posée plus haut, disons donc qu’il ne s’agit pas, pour le vrai philosophe, d’être dans le mépris de soi, ni de s’efforcer de se hisser par-delà sa singularité. Bien au contraire, pourrions-nous dire : souci de soi et singularité sont sa préoccupation même, à condition qu’ils soient saisis selon une modalité compréhensive, ce qui signifie, tout à la fois, les savoir rattachés et savoir les rattacher, en leur essence, à l’ordre de la nature. S’il y a en effet ce que nous avons en commun avec les choses – par exemple avoir un corps ou obéir à certaines lois du mouvement –, il y a aussi ce par quoi nous en différons, c’est-à-dire ce qui fait notre singularité. Or, ce que Spinoza appelle « science intuitive » consiste précisément dans la connaissance rationnelle de l’essence singulière d’une réalité (un homme, un phénomène physique ou affectif), dans ses liens avec le tout, auquel elle appartient et qu’elle exprime à sa manière101. Si la raison nous fait connaître la nécessité des choses et de leurs causes, connaître la cause d’une chose, c’est comprendre sa façon non pas d’exister d’une manière indépendante, mais d’être rattachée à la nature en se combinant avec les autres choses, en d’autres termes sa façon d’être une partie de Dieu. Ainsi, selon le troisième genre de connaissance, nous connaissons notre esprit non plus dans son union avec un corps particulier existant dans la durée, mais dans son union avec l’essence corporelle elle-même102.
54C’est d’un tel lien que procède l’acquiescentia, affect qui marque et démarque le vrai philosophe, définissant ainsi la différence éthique qui est la sienne. L’ivrogne, en tant que tel, n’y accède pas. Passif, son effort n’est pas celui de cette partie purement connaissante de nous-mêmes par laquelle nous comprenons que tout arrive par des lois naturelles et nécessaires.
55L’acquiescentia, contentement plutôt que consentement, pure joie de comprendre, n’est-elle pas en somme l’idée d’une sagesse dans l’immanence, intimement liée à la béatitude ? Car celle-ci est bien « satisfaction même de l’âme [ipsa animi acquiescentia] qui naît de la connaissance intuitive de Dieu103 ». De là le poids considérable que Spinoza accorde à cet affect : elle est ce que nous pouvons espérer de plus haut, cette « plus haute satisfaction d’esprit [summa […] mentis acquiescentia] qu’il puisse y avoir104 », qui naît du troisième genre de connaissance. Seul y accède le vrai philosophe. Non pas le meilleur, certes, mais celui qui donne le meilleur de lui-même, sa « meilleure part », dont l’effort, nous disent les dernières lignes de la quatrième partie de l’Éthique, « se trouve en cela convenir avec l’ordre de la nature tout entière ». Dans l’ultime scolie de l’Éthique, la béatitude du sage, « conscient de soi, et de Dieu, et des choses avec une certaine nécessité éternelle », est par deux fois vera acquiescentia, jouissance faite de confiance, d’apaisement et d’assurance. Certes, si la même proposition 42 associe le gaudium à la béatitude, elle se formule à la première personne du pluriel, tandis que c’est l’acquiescentia animi, en tant que vraie, que Spinoza choisit ultimement de joindre au sage.
56Mais ne sommes-nous pas alors allés un peu vite en besogne ? Car s’il est un gaudium explicitement articulé au philosophe, il n’en va jamais de même, textuellement, avec l’acquiescientia, expressément rattachée au sage. La « pleine satisfaction » est-elle donc rigoureusement celle du philosophe ? La question de l’idée de vraie philosophie se trouve ici relancée, en ce qu’elle vient croiser celle de son identification à la sagesse : le vrai philosophe correspond-il à la figure du sage, la recouvre-t-il, ou bien ce dernier est-il comme le modèle achevé de son parfait accomplissement105 ? Le vrai philosophe, dont nous avons vu les déterminations se produire dans et par les rencontres, ne donne pas lieu, sous la plume de Spinoza, à une rencontre avec l’homme libre ou avec le sage. Le problème est donc de déterminer si ces derniers n’en sont jamais, fondamentalement, que des figures, ou bien si elles nous permettent, si nous les confrontons au vrai philosophe, d’instruire quelque ultime détermination de ce dernier.
Notes de bas de page
1 Éth. IV, 4, cor.
2 Éth. III, déf. 44 des affects et explic. La citation de Cicéron a pour source le Pro Archia (chap. XI), et les Tusculanes (I, 15) reprennent quasiment la même formule. On la trouve également chez Montaigne (Essais I, 41 : « De ne communiquer sa gloire ») et chez Bacon (Essais, chap. LIV : « Of vain Glory ») ; aussi fait-elle partie de ces formules suffisamment répandues pour qu’il soit besoin de la connaître de première main.
3 Il n’y en a que deux : cette définition 44, avec Cicéron, puis la préface d’Éth. V, où Spinoza reprend à Descartes, en le citant, sa définition des passions de l’art. 47 des Passions de l’âme.
4 La préface du TTP (p. 65) comme le chapitre VI du TP (art. 3, p. 141) l’associent à l’avidité ; les chap. VII (§ 1, p. 279) et XX (§ 9, p. 641) du TTP, respectivement au crime et au fanatisme.
5 P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, op. cit., p. 418.
6 Éth. III, 27, sc. 1.
7 Nous suivrons sur ce point les analyses de P. Macherey, Introduction à l’Ethique de Spinoza. La troisième partie : la vie affective, op. cit., p. 234 et suiv.
8 Éth. III, déf. 40 des affects.
9 Voir ibid., 30, sc., qui caractérise la gloire comme « joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure ».
10 Voir Éth. IV, 58, sc. : « Qui tire gloire de l’opinion du vulgaire, en proie chaque jour au souci, s’efforce, s’agite, fait tout pour garder sa réputation. »
11 Ibid., III, 31, cor. et sc. ; c’est là « en vérité [revera] » l’ambition, écrit Spinoza. Voir encore ibid., IV, 58, sc. et app., chap. XXV.
12 Ibid., III, 31. Il nous fait par exemple imaginer que l’objet de notre désir a encore plus de valeur. C’est ainsi que les affects de jalousie ou de haine peuvent être aussi bien renforcés par la seule image que nous nous faisons de la réussite des autres ou de leur mépris à notre égard ; que l’affect d’avidité pour les richesses « est favorisé par l’ambition de la gloire [gloriae cupidine] », TP X, 6, p. 263.
13 Éth. IV, 52, sc. Notons que l’expression gloria maxime ducimur est ici identique à celle de Cicéron dans la citation qui clôt l’explication de la déf. 44.
14 De quels philosophes peut-il s’agir ici ? De ceux, pourrait-on se contenter de dire, qui écrivent des livres dans lesquels ils incitent au mépris de la gloire. Mais qui Cicéron lui-même pouvait-il avoir en vue ? Non pas, certainement, Aristote : blâmant l’ambitieux seulement « en ce qu’il convoite l’honneur plus qu’il ne convient et le cherche là où il ne faut pas » (Éthique à Nicomaque IV, 10, 1125b 9-10,, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1979, p. 195), Aristote n’écrit pas sur le mépris de la gloire. Peut-être alors Diogène de Sinope, connu pour afficher un tel mépris ; mais l’authenticité de ses œuvres demeure problématique. Alors sans doute est-ce d’abord à lui-même que pense Cicéron, puisqu’il avoue, dans la suite immédiate de ce propos du Pro Archia, être lui aussi dans une recherche d’honneurs. Quant à Spinoza, on avancera qu’il peut bien ici songer aux Stoïciens, qui voyaient dans les passions des maladies de l’âme et, d’une façon générale, aux moralistes ainsi qu’aux Scolastiques, héritiers des Pères de l’Église, eux-mêmes contempteurs, s’il en fut, du désir de gloire.
15 Dans le Pro Archia (op. cit.), la louange, horizon de tous les guerriers, joue comme un puissant aiguillon et comme condition de mémoire par-delà la mort.
16 Ou encore ce que P. Macherey considère comme « l’ironie de cette remarque désenchantée » (P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La troisième partie : la vie affective, op. cit., p. 236, note).
17 Examinant la pratique et la fonction de la citation chez Spinoza – quoique plus particulièrement dans le TTP –, Lagrée souligne la nécessité de dépasser une première lecture « qui porterait à considérer que, chez un auteur comme Spinoza, […] la citation ne peut jouer que le rôle d’exemplum, d’exemple illustratif […] ou de constitution d’un horizon culturel et expérientiel commun à un ensemble de lecteurs héritiers de la culture latine » (J. Lagrée, Spinoza et le débat religieux, op. cit., p. 98).
18 Lettre 13 du 17-27 juillet 1663 à Oldenburg, p. 106.
19 Lettre 43 de février-mars 1671 à Ostens, p. 257. Macherey note ainsi que le propos de Cicéron sur les philosophes « ne peut guère s’appliquer à Spinoza lui-même, qui, lorsqu’il écrit ces lignes, est célèbre pour un ouvrage, le Tractatus theologico-politicus de 1670, publié sans nom d’auteur. […] Il reste, malgré tout, que Spinoza n’a pu effacer son nom de la mémoire des hommes, qui continuent à l’estimer particulièrement, d’autant plus qu’il ne l’a pas particulièrement recherché » (P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La troisième partie : la vie affective, op. cit., p. 236, note).
20 TRE, § 10, p. 69.
21 Voir sur ce point P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, op. cit., p. 47 ; B. Rousset (éd.), Traité de la réforme de l’entendement, op. cit., p. 143.
22 TRE, p. 65-67.
23 Apparaît ici une difficulté de traduction : les honores sont-il bien l’objet de ce que Spinoza appelle ambitio ? Une réponse affirmative peut-être justifiée par le lien présent dans l’Éth. (V, 10, sc.) : « les ambitieux, écrit Spinoza, se désolent le plus quand ils désespèrent d’accéder à l’honneur [honore] qu’ils ambitionnent » ; Appuhn précise, quant à lui, que le mot « honneur », dans ce prologue, a « le sens d’estime de la part d’autrui », ce qui correspond à l’ambition comme désir de plaire (GF, p. 417) ; ajoutons enfin que c’est à partir du § 10 du TRE que le terme honor glisse vers celui de gloria, objet de l’ambition dans notre définition 44 de l’Éth.
24 P. Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza, Paris, Champion, 2005, p. 230-231.
25 Ibid., p. 232.
26 TRE, § 4, p. 67. Comme le fait remarquer Moreau, plaisir, honneurs et richesses sont tous trois l’effet d’une double inhibition. « Positive », d’abord, au sens où l’esprit est par eux tellement occupé, soucieux de les accroître sans cesse, qu’il ne reste plus ni temps ni place pour penser. « Négative » ensuite, au sens où « la tristesse où nous place soit la réalisation du plaisir, soit la perte des richesses et des honneurs, empêche également de cogitare » (P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, op. cit., p. 89). On pourrait ici nous objecter que d’autres affects et désirs peuvent produire le même effet, en particulier les quatre autres désirs immodérés recensés à la fin des définitions des affects d’Éth. III (la gourmandise, l’ivrognerie, l’avarice et la lubricité). Sans doute. Mais il reste que Spinoza n’y fait pas de lien avec le philosophe – comme si l’ivrognerie (sur laquelle nous reviendrons plus bas) ou bien la gourmandise, étaient choses moins néfastes, pour le philosophe, que l’ambition.
27 TRE, § 5, p. 67.
28 Éth. IV, 44, sc.
29 P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, op. cit., p. 89.
30 TRE, § 3 et 4, p. 67 ; § 7 et 11, p. 69.
31 Voir Éth. I, 31, dém.
32 Éth. III, déf. 4 des affects.
33 Voir Éth. IV, 6 : la force d’un affect « peut surpasser toutes les autres actions, autrement dit, la puissance de l’homme, à tel point que l’affect adhère tenacement [pertinaciter adhaereat] à l’homme ». Si l’idée de polarisation a le mérite d’insister sur l’attirance, celle de focalisation, empruntée de l’optique, semble plus pertinente, car elle renvoie pour sa part, outre à une affection corporelle, à l’activité de se concentrer sur un « foyer » précis.
34 Éth. IV, 58, sc.
35 TRE, § 5, p. 67. Distrahere, c’est, proprement, « tirer en divers sens », comme nous ballotent tour à tour honneurs, plaisirs et richesses. L’esprit s’en trouve dispersé. On peut alors comprendre la traduction d’Appuhn par le verbe « absorber » (GF, p. 182). Il dit bien ce phénomène de focalisation, mais manque toutefois d’exprimer celui de diversion qui sous-tend, pour la pensée, l’idée d’une visée d’un bien préférable. On verra, sur ce point de traduction, P. Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza, op. cit., p. 236 et suiv.
36 P. Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza, op. cit., p. 245-246.
37 Ibid., p. 235.
38 Cela ne signifie évidemment pas, rappelons-le, qu’il n’est pas soumis à tout autre affect. Nous continuons ici à nous appuyer sur les occurrences, qui se révèlent d’ailleurs particulièrement instructives sur les modalités du philosopher.
39 Éth. III, déf. 4 des affects.
40 P. Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza, op. cit., p. 250. On lira avec profit l’analyse approfondie qui est menée, dans cet ouvrage, de l’ambitio, p. 247-301.
41 CT III, 3, p. 273.
42 Éth. III, 52, sc.
43 Ibid., déf. 4 des affects.
44 TRE, p. 71.
45 P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, op. cit., p. 150.
46 La distinction est suggérée dès la note a au § 4 du TRE (p. 67). Mutatis mutandis, elle rejoint celle d’Aristote dans un même rapport au bien suprême (voir Éthique à Nicomaque I, 5 et X, 9).
47 TRE, p. 73.
48 CT II, 12 (« De l’honneur, de la honte et de l’impudence »).
49 Ibid., § 1, p. 315.
50 Ibid., § 3, p. 317.
51 Éth. V, 10, sc. (nous soulignons). Précisons que cette mesure dans l’usage de la gloire n’a pas le sens d’un juste milieu mais, comme le précise P.-F. Moreau, celui « d’une mesure ordonnée à un but » (P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, op. cit., p. 147).
52 Éth. IV, 58. Nous nous limiterons ici aux aspects les plus importants de cette forme rationnelle de la gloire.
53 Ibid., III, déf. 30 des affects.
54 Ibid., IV, 37, sc. 1.
55 Voir en particulier Éth. V, 4, sc. et 20, sc. Issu d’un mimétisme affectif, l’affect de gloire, avons-nous vu, procède indissociablement d’une cause extérieure et d’une cause intérieure. La gloire issue de la raison, elle, procèdera directement de l’idée de nature humaine et, à travers elle, de ce qu’il y a de commun à tous les hommes (Éth. III, 55, sc.). Contrarier un désir immodéré tel que celui de gloire – mais cela vaut aussi pour la boisson ou pour l’argent – ne consiste pas à développer une haine de l’objet désiré, mais une certaine puissance de l’âme dans le type d’amour porté à cet objet.
56 Éth. IV, 58, dém.
57 Éth. III, 29, sc. et déf. 43 des affects.
58 Un exemple en est fourni dans le chapitre déjà cité du CT (II, XII, 3), qui précisément distingue entre deux usages de l’honneur : « Celui qui s’habille luxueusement pour être admiré recherche un honneur qui vient de l’amour propre, sans aucune attention envers son prochain. Mais celui qui voit sa sagesse, par laquelle il pourrait être utile à son prochain, méprisée et piétinée parce qu’il est pauvrement habillé, fait bien (en vue de les aider) de se procurer des vêtements qui ne les choqueront pas, ressemblant ainsi aux autres hommes pour les conquérir » (p. 317).
59 Rappelons en ce sens que Spinoza voulait publier les Principia et les Cogitata « pour le bénéfice de tous les hommes, […] par désir de propager la vérité », et pour les inviter, « de manière bienveillante et bienfaisante, à étudier la vraie philosophie », en vue de l’utilité de tous (Lettre 15 du 3 août 1663 à Meyer, p. 119).
60 A. Matheron, Le stoïcisme au xvie et au xviie siècle, op. cit., p. 305.
61 Respectivement Éth. IV, 13, sc. et 37, sc. 2. Si laetitia désigne la joie, il est plus difficile de rendre gaudium, en raison de l’extension du verbe dans le domaine affectif. Appuhn opte pour « épanouissement » – ce qui est peut-être trop dire –, Pautrat, de même que Misrahi et Caillois, pour « contentement », tandis que Macherey préfère « satisfaction ». Sur la nature et les différents aspects de cet affect, on lira avec profit A. Suhamy, La communication du bien chez Spinoza, op. cit., p. 409-423.
62 Éth. III, 18, sc. 2. Eventu, c’est le « dénouement », ou encore l’« issue ».
63 Ibid., 57, sc.
64 P. Sévérac, Spinoza. Union et désunion, Paris, Vrin, 2011, p. 114-115.
65 Ibid., p. 115. Peut-on faire un lien, a priori bien peu apparent, entre ce contentement et cette dimension de dénouement inattendu et heureux du scolie de la prop. 18 ? Il y a là un problème. Il est permis de penser, pour un gourmand, que la nourriture peut faire plus de bien encore qu’il ne l’imaginait, et pour un philosophe, que « l’intelligence des choses fait plus de bien encore qu’il ne l’espérait » (ibid., p. 117). Il serait donc au fond toujours question, avec le scolie de la prop. 57, de puissance, lorsqu’elle nous surprend et que nous n’en attendions pas tant. Cette thèse, à vrai dire, ne paraît pas tout à fait satisfaisante, et le gaudium du scolie de la prop. 57 peut être le nom, donné par Spinoza, à une autre forme de contentement. Car le scolie de la prop. 18, comme la déf. 16 des affects, en font une joie (laetitia), liée tant à une dimension de temporalité qu’à l’idée (l’imagination) de circonstances à la fois inattendues et favorables. Or, « l’idée ou âme » de soi-même, dans le scolie de la prop. 57, non seulement ne relie plus le gaudium au temps, mais le contentement, surtout, n’est plus ici une laetitia ; il est jouissance d’une perfection, non pas mouvement de passer à une perfection plus grande.
66 Éth. II, 17 et sc.
67 Ibid., III, 56.
68 Ibid., 57. Mais aussi, peut-on ajouter pour les hommes, suivant les effets de la culture et de l’éducation reçue (voir Éth. III, 55, sc. et déf. 27 des affects).
69 Voir Éth. III, 51. Précisons encore ceci : que le gaudium procède de « l’idée ou âme [anima] » d’un individu, et que les individus soient « tous animés [animata] », ils le sont cependant « à des degrés divers » (ibid., II, 13, sc.).
70 Ibid., III, 57, sc.
71 Ibid., IV, 23 et dém.
72 F. Alquié, Servitude et liberté selon Spinoza, Paris, Centre de documentation universitaire (Les cours de la Sorbonne), 1959, repris dans Id., Leçons sur Spinoza, Paris, La Table ronde, 2003, p. 339.
73 C’est une lecture que l’on peut faire de la figure de Salomon dans le TTP. Spinoza, nous l’avons vu, l’appelle « Le Philosophe » (VI, § 22, p. 273), en raison de sa sagesse exceptionnelle. Il ne s’en est pas moins montré, dans sa conduite, « indigne du comportement d’un philosophe, notamment lorsqu’il s’est abandonné aux voluptés » (II, § 16, p. 141). Est ici sous-entendu comme un type de comportement digne d’un philosophe, qui, au moins, consiste à ne pas s’abandonner avec excès aux plaisirs – ici à l’avarice et à la lubricité, au sens des deux dernières définitions des affects (immodérés) d’Éth. III. Car Salomon est également resté célèbre pour son amour des richesses et des voluptés : le Livre des Rois (XI, 3) ne lui attribue pas moins de sept cents épouses et trois mille concubines. Certes, Spinoza semble ici reprendre l’image d’Épinal du sage modéré, sachant éviter les excès dans les plaisirs, averti qu’il est de leurs fâcheux effets.
74 TTP V, § 16, p. 229.
75 Ibid., p. 231.
76 Éth. V, 10, sc. ; voir encore IV, 36, sc. et V, 42.
77 Ibid., III, 24, sc.
78 TTP XVI, § 4, p. 509.
79 Lettre 21 du 28 janvier 1665 à Blyenbergh, p. 159-160 (traduction modifiée).
80 TTP II, § 4, p. 205.
81 Précisons que fruor, dans le passage cité de la Lettre 21, se rapporte à ce fruit dont il est question au tout début, tandis que fortunatus s’explique par les trois éléments à la fois, que sont la jouissance du fruit, la règle de vie et le progrès de l’entendement. Est ici sous-entendue une certaine philosophie du progrès, explicitée en particulier dans le § 31 du TRE – et sur laquelle nous reviendrons plus bas.
82 Celle-ci procède en réalité de la façon dont nous nous y rapportons, car les choses « n’agissent pas à cette fin de nous affecter de joie, et […] leur puissance d’agir ne se règle pas sur notre utilité » (Éth. IV, app., chap. 30).
83 Charles Ramond précise que « le terme acquiescentia, absent de tous les dictionnaires de latin jusqu’au[x] xviie et xviiie siècle[s] compris, est repris par Spinoza à une traduction en latin par Desmarets des Passions de l’âme de Descartes (article II 63), traduction dans laquelle le latin acquiescentia in se ipso rend le français “satisfaction de soi-même” » (Ch. Ramond, Dictionnaire Spinoza, Paris, Ellipses, 2007, p. 46). Les expressions mentis ou animi acquiescentia sont rendues tantôt par « satisfaction de l’esprit » (Caillois, Misrahi, Pautrat), tantôt par « contentement de l’âme » ou « contentement intérieur » (Appuhn), tantôt par « apaisement de l’esprit » (Macherey).
84 P. Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza, op. cit., p. 117.
85 Éth. III, déf. 25 des affects.
86 Le sc. de l’Éth. III, 57, où le philosophe apparaît à côté (« par exemple ») de l’ivrogne, laisse place à un gaudium particulier du cheval, « des insectes, des poissons et des oiseaux », en fonction des désirs particuliers qui suivent de la nature propre de chaque individu. L’acquiescentia, en revanche, n’est rapportée qu’à l’homme, et ce, dès sa première occurrence, dans le scolie de la prop. 30 d’Éth. III. Ce scolie se rapporte en effet aux affects en tant qu’ils ont pour cause l’idée de soi-même, et reposent ainsi, comme le marque la dém. de la prop. 30 (s’appuyant elle-même sur Éth. II, 19), à « l’homme […] conscient de soi à travers les affections qui le déterminent à agir ». Sur cette acquiescentia dévolue à l’homme seul, voir encore, par exemple, Éth. III, 51, sc. ; IV, 52, sc. ; V, 10, sc.
87 Voir par exemple Éth. IV, 52, sc. et IV, app., chap. IV.
88 Ibid., 47, sc.
89 Ibid., III, 51, sc.
90 Tel est l’orgueil, qui consiste, selon la déf. 28 des affects, à « faire de soi, par amour, plus d’état qu’il n’est juste ».
91 P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La troisième partie : la vie affective, op. cit., p. 331. Notons que c’est encore le verbe acquiescere qui, dans l’appendice d’Éth. I, caractérise le contentement que la plupart trouvent dans l’explication des choses par les causes finales, explication procédant de la recherche de l’utile propre.
92 Éth. III, 58.
93 Ibid.
94 Ibid., IV, 28, sc. C’est ce qui fait dire à Matheron que la connaissance vraie nous sauve non pas « directement et immédiatement parce qu’elle est vraie », mais « parce qu’elle nous rend heureux » (A. Matheron, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, op. cit., p. 172).
95 Éth. IV, 18, sc. (nous soulignons).
96 Ibid., 52, sc. Il n’y a pas lieu, selon nous, de penser que « par l’entremise de l’intellect, l’acquiescentia in se ipso se transforme en acquiescentia » (P. Macherey, Spinoza. La quatrième partie, la condition humaine, op. cit., p. 294), tant en raison de la formulation même de la prop. 52 (« ea sola acquiescentia, quae ex ratione oritur » renvoie clairement, par l’adjectif ea, à l’acquiescentia in se ipso), que du statut de la singularité (se ipso) que nous développerons un peu plus bas.
97 Éth. IV, 4.
98 Ibid., III, 53, sc. Nous pensons ici très exactement à l’idée, avancée dans la deuxième partie de notre ouvrage, d’une ignorance philosophique de Spinoza. Ce dernier, avons-nous vu dans la rencontre avec l’ignorant, connaît ses limites et ne craint pas d’avouer ses lacunes. Mais son ignorance diffère de celle des autres en ce qu’elle ne s’ignore pas elle-même ni ne se dissimule. Autrement dit, elle se comprend ou s’explique. C’est ainsi qu’il avoue à Oldenburg, dans la Lettre 30 du 7 octobre 1665, ignorer la façon dont chaque partie de la nature convient avec les autres comme avec son tout. Une telle ignorance procède de la raison, est en mesure d’assumer ses limites, parce qu’elle est celle d’un esprit qui se comprend lui-même, en son statut modal, comme insuffisamment puissant pour saisir l’infinité des lois qui constituent l’ordre de la nature entière.
99 Éth. III, 55, sc. du cor.
100 P. Macherey, Spinoza. La quatrième partie, la condition humaine, op. cit., p. 298 (nous soulignons).
101 Il est intéressant de remarquer, à cet égard, que la cinquième partie de l’Éth. ne parle pas d’individus : il n’est plus question que des « choses singulières », c’est-à-dire les choses « qui sont finies, et ont une existence déterminée » (Éth. II, déf. 7).
102 C’est pourquoi la véritable compréhension, d’un caillou, d’une plante ou d’un sentiment, est toujours en même temps, comme acte de voir le tout dans la partie, une connaissance de Dieu : « plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu » (Éth. V, 24).
103 Ibid., IV, app., chap. IV.
104 Ibid., V, 27 ; voir encore 36, sc.
105 Nous avions été amenés à observer, lors de notre développement sur la rencontre du philosophe et de l’ignorant, que rien ne permettait d’identifier le premier aux figures que Spinoza rapportait explicitement au second : celles de l’homme libre et du sage ; qu’ainsi déterminer dans quelle mesure l’appellation de « philosophe » recouvrait la figure de l’homo liber et/ou celle du sapiens, constituait un problème.
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