Troisième partie de la vrai philosophie comme pratique
p. 255-257
Texte intégral
« […] je sais seulement qu’est vraie
[la philosophie] que je comprends ».
Lettre 76 de fin 1675-début 1676 à Burgh
« […] une chose, dis-je, est de se défendre, de se conserver, et de porter un jugement à bon droit, une autre de se conserver et de se défendre au mieux, et de porter le jugement le meilleur ».
Traité politique V, 1, p. 135
1Parce que nous nous sommes essentiellement attachés, à travers les rencontres constatées, à la production des différentes propriétés de la philosophie et du philosophe, nous avons laissé en suspens – sinon seulement suggéré – leur éclaircissement proprement philosophique ainsi que leurs liens éventuels1. Aussi, approfondir leur signification, mais également penser la façon dont elles peuvent s’articuler entre elles et se distribuer, c’est là nous donner les moyens de rendre compte des idées de vraie philosophie et de vrai philosophe, c’est-à-dire, au fond, d’une autre façon de philosopher qu’entend clairement définir Spinoza lorsqu’il se situe par rapport à ses pairs.
2Abordons autrement le problème. Le premier scolie de la proposition 40 de l’Éthique II entend préciser « les causes d’où ont tiré leur origine les termes dits Transcendantaux, comme Étant, Chose, quelque chose ». C’est en l’occurrence à une seule cause que Spinoza s’attache, dans cette explication génétique de l’usage d’un terme commun : l’attitude prise le plus fréquemment par le corps à l’égard d’une classe d’objets, c’est-à-dire ses propres façons d’accueillir les images des choses. Le corps ne peut former simultanément qu’un nombre limité d’images ; au-delà, ces dernières commencent à se confondre, jusqu’à sembler identiques entre elles. L’esprit, dès lors, ne fera plus aucune distinction, « et les comprendra pour ainsi dire sous un même attribut, à savoir sous l’attribut de l’Étant, de la Chose, etc. ». Les Transcendantaux sont ainsi des termes que signifient « des idées confuses au plus haut degré […]. De semblables causes sont nées les notions qu’on appelle Universelles, comme l’Homme, le Cheval, le Chien, etc2. ». Or, puisque tous, précise Spinoza, ne formeront pas ces notions de la même manière, mais selon la disposition du corps propre, elles varieront en fonction de ce qui a le plus souvent affecté le corps, et de la plus grande facilité qu’a l’esprit d’imaginer ou de se rappeler (l’homme comme animal doué de rire, comme bipède sans plumes, etc.). Le scolie conclut ainsi : « Il ne faut donc pas s’étonner qu’entre les Philosophes qui ont voulu expliquer les choses naturelles par le seul moyen des images des choses, il se soit élevé tant de controverses. »
3En plusieurs endroits de son œuvre, Spinoza évoque les controverses entre les hommes3. Pourquoi ici, en particulier, entre philosophes ? Parce que les notions universelles sont d’abord des façons de parler, vidées de toute signification rationnelle, et que leur nature subjective, produisant un rapport inadéquat au réel, engendre nécessairement des désaccords entre les penseurs – ceux, du moins, installés dans ce type de rapport. Se livrer à une genèse des transcendantaux et des notions universelles, c’est aussi produire une genèse de la controverse entre philosophes – et lever un étonnement. Spinoza fait comprendre en quoi ce que l’esprit humain peut produire de plus général peut en dernière instance procéder d’affections corporelles éminemment particulières – ce pourquoi les notions générales ne sauraient constituer de vraies définitions. Gagner en généralité, c’est gagner en confusion. Et c’est à cette dernière – évidemment accompagnée de l’ignorance de son processus – que ressortissent les nécessaires dissentiments entre les philosophes. Macherey le résume ainsi :
Là où ils voient de l’universel, sans être d’accord entre eux sur la nature du contenu qu’ils placent sous cette appellation, il n’y a en fait, sans même qu’ils s’en aperçoivent, que du particulier, ce qui indique manifestement qu’ils sont sortis hors du champ de la connaissance rationnelle4.
4Mais quel intérêt, encore, à évoquer ici les philosophes – tous ou bien certains, la formulation reste ambiguë –, en une phrase conclusive qui, d’emblée, n’apparaît pas absolument utile ? Moreau, nous l’avons vu, souligne que le terme même de philosophie, au fur et à mesure des écrits spinoziens, en vient à désigner le lieu de la polémique et, indissociablement, une mise en évidence des causes des divisions entre philosophes et philosophies5. Ce scolie de l’Éthique II en témoigne. Ce faisant, Spinoza attribue à la philosophie une fonction démarcative, qui se caractérise par « la ligne frontière qui sépare les effets de l’imagination des effets de l’entendement6 ». Nous ne serons pas surpris, donc, de ce geste démarcatif, inhérent à la philosophie. Il doit cependant se lire ici à plusieurs niveaux. Spinoza, dans ce scolie, trace des lignes, entre l’imagination et l’entendement, peut-être aussi entre les philosophes. Mais ce n’est pas tout : en expliquant les controverses, l’auteur de l’Éthique se distingue lui-même ; il se met à distance de ces disputes, mais aussi suggère une autre manière de philosopher – capable de faire comprendre les possibles errements ou déviations des philosophes – et peut ainsi affirmer, comme à Burgh, avoir connaissance de la vraie philosophie7. Après avoir déterminé en quoi consiste cette manière de philosopher, nous verrons en quel sens elle revêt la dimension d’une pratique de communication et ne peut manquer, enfin, de s’accompagner d’expressions affectives spécifiques.
Notes de bas de page
1 Que chaque rencontre mise en évidence se soit montrée particulière et ait été le lieu de production, pour l’idée de philosophie, de propriétés particulières, ne signifie pas que chacune de ces propriétés reste attachée au champ précis de relation qui la fait apparaître. Cela reviendrait à soutenir, par exemple, que la certitude philosophique, apparaissant dans la rencontre avec le prophète, n’aurait de sens et de pertinence que dans ce cadre précis. En réalité, chaque propriété dégagée au sein d’une rencontre particulière se trouve, à des degrés divers, engagée dans les autres rencontres. Ainsi, ce souci du réel, apparaissant à travers la relation des philosophes et des politiques joue, à l’évidence, dans la relation entre le philosophe et l’ignorant ; l’usage de la raison propre au philosopher dont l’idée, apparaissant dans la rencontre du philosophe et de l’ignorant, ne peut manquer de traverser la distinction de la connaissance naturelle d’avec la connaissance prophétique ; le caractère d’un langage adéquat, qui s’est fait jour dans la rencontre avec le vulgaire, concerne aussi nécessairement l’adresse au souverain.
2 Éth. II, 40, sc. 1. Si Spinoza, dans le même scolie, mentionne une différence entre ces termes du point de vue de leur formation, ils signalent tous deux, pareillement, une incapacité de l’imagination à se représenter distinctement toutes les différences individuelles.
3 Voir en particulier Éth. I, fin de l’appendice et II, 47, sc., qui articule étroitement cette thématique de la controverse à la question du langage.
4 P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La seconde partie : la réalité mentale, op. cit., p. 311.
5 P.-F. Moreau, « Qu’est-ce que la philosophie ? Spinoza et la pratique de la démarcation », art. cité.
6 P.-F. Moreau, « Qu’est-ce que la philosophie ? Spinoza et la pratique de la démarcation », art. cité, p. 97.
7 Nous avions posé le problème de savoir si la (vraie) philosophie se passe, pour Spinoza, de toute controverse. Il y va ici de la réponse adressée à Burgh en termes de « vraie » philosophie. Or, si cette dernière est une démarche d’entendement et si même elle est science, en tant précisément qu’elle n’expliquera pas les choses par leurs images – ce que nous avons encore à montrer –, alors elle exclut toute controverse. À moins de déterminer d’autres causes à la controverse – Spinoza en parle en effet au pluriel dans le scolie examiné – ou d’envisager la controverse (philosophique) à un autre niveau – comme le laissent suggérer la Correspondance (voir par exemple Lettre 13 du 17-27 juillet 1663 à Oldenburg, p. 113) ou le cadre politique d’une nécessaire liberté d’expression (TTP XX, § 12, p. 645). D’une façon générale, la position de Spinoza à l’égard du thème de la controverse se montre tout à fait variable, et même ambivalente, en fonction des contextes envisagés (le champ théologique ou politique), des forces en présence (Boyle ou Boxel) et des enjeux du débat (dominer ou bien s’expliquer).
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