Chapitre III. La rencontre du politique
p. 197-251
Texte intégral
1 La philosophie, quelle que soit l’élévation de ses fins, ne s’exerce pas hors de la société des hommes. Elle est et demeure, selon le mot de Zac, « présence au monde1 », ce qui renvoie d’abord à la satisfaction des besoins fondamentaux en matière d’économie, de sécurité, de protection, d’aide, etc. Or, satisfaire ces besoins n’est chose possible qu’au sein d’une société politiquement organisée et de la vie d’une cité, à l’égard desquelles l’intérêt de Spinoza fut constant.
La société, écrit-il, est fort utile, et même tout à fait nécessaire, non seulement pour vivre à l’abri des ennemis, mais encore pour s’épargner beaucoup d’efforts. Car si les hommes ne s’entraidaient pas mutuellement, l’art et le temps leur feraient défaut pour se maintenir et se conserver par leurs propres moyens2.
2À nous en tenir, comme nous l’avons fait jusqu’ici, aux occurrences explicites du terme « philosophie » et de ses composés, nous nous apercevons que leur articulation à un propos politique, susceptible de définir les lieux d’une rencontre, se montre curieusement très rare. Le terme « philosophie » est absent du Traité politique, et la quasi-totalité des occurrences du Traité théologico-politique – nous en avons cité la plupart – se rapportent à l’examen de la relation avec la théologie – il en est de même, nous l’avons vu, avec l’adjectif3. Comment interpréter une telle rareté – à laquelle ajouter celle de l’Éthique elle-même, de laquelle substantif et adjectif sont tout simplement absents ? On peut avancer deux hypothèses : soit le Traité théologico-politique a suffi pour tout dire, soit il n’est pas question de philosophie dans ces trois ouvrages, précisément parce que Spinoza s’y occupe d’éthique et de politique. Mais cette dernière hypothèse est elle-même ambiguë ; elle peut signifier soit que ce qui s’appelle « philosophie » se trouve éclipsé par l’éthique et par la politique, soit l’inverse : qu’il n’y aurait nul besoin de mentionner la philosophie, précisément parce que s’occuper d’éthique et de politique, c’est, au fond, ne s’occuper de rien d’autre que de philosophie.
3Ce sont seulement le « philosophe » et le verbe « philosopher » que l’on voit employés dans les développements expressément politiques. Le caractère pratique de la dimension politique pourrait suffire à expliquer qu’il soit question non de la philosophie en général mais de ses formes concrètes et singulières : des individus et des activités. Encore les occurrences sont-elles peu nombreuses. Quels « lieux » de rencontre font-elles apparaître et en quel sens, surtout, pouvoir parler ici de rencontre ? D’une part, et comme on pouvait s’y attendre, « philosopher » prend une détermination politique lorsqu’il est question d’en défendre la liberté et de montrer tout ce que l’imperium peut gagner à l’accorder effectivement4. D’autre part, le « philosophe » ne se voit explicitement rapporté au champ politique qu’à l’ouverture, bien peu laudative à son égard, du Traité politique, c’est-à-dire lorsqu’il est question de la manière correcte de se saisir, théoriquement, du problème politique.
4Deux lieux de rencontre, cela semble faire peu. Mais pourrait-il y en avoir d’autres, puisqu’il s’agit respectivement de philosopher dans un cadre politique (État ou cité) et de philosopher sur la politique ? D’un côté, en effet, Spinoza mène une pratique « militante » – en vue de défendre une place et une liberté propres du philosopher ; d’un autre côté, il entreprend une pratique théorique relative à l’institution d’une société – en vue de déterminer « la paix et la liberté des citoyens5 ». Nous nous trouvons là dans un champ où, par définition, s’enchevêtrent les rapports de causalité déterminés par les appétits, les désirs de chacun de se conserver et ceux, de beaucoup, de conquérir ou de retenir le pouvoir. La société est un complexe de désirs, ceux de l’ignorant comme ceux du sage, désirs qui ont cela en commun d’être, d’une manière ou d’une autre, intéressés par cette société elle-même. Le philosophe est intéressé à sa propre activité, ce qui fait qu’il peut être en même temps – ce ne sera pas vraiment, comme nous le verrons, le cas de Descartes –, celui qui pense la situation de cette activité. Ce peut être là encore la signification de cette « présence au monde » dont parlait Zac.
5C’est dire que la rencontre prend encore ici une détermination singulière puisqu’il n’est pas vraiment question de croiser une figure de l’« autre », mais de se trouver d’emblée et nécessairement engagé sur ce terrain sociopolitique où le souverain, s’il fait éventuellement face au philosophe, n’en est pas l’autre. En découle alors ici un geste topologique lui-même différent. S’il est question pour la philosophie de tracer des lignes, et de les tracer aussi pour elle-même, il s’agit moins d’identifier et de démarquer des domaines que de déterminer des limites. En son « terrain » politique, la philosophie doit produire les limites de sa propre activité ; en son activité de penser la politique, elle doit produire la limite entre le réel et l’utopie. Là encore, établir des limites, c’est faire apparaître des distinctions, constitutives de l’idée même de philosophie.
6Mais il nous faut d’abord nous interroger sur ce qui justifie, à travers les deux lieux repérés, cette rencontre du philosophique et du politique. Qu’il nous soit permis de poser à nouveaux frais cette question qui ne semble pas faire tant problème au regard de la Lettre 30 de 1665 à Oldenburg : pourquoi, au fond, se consacrer à une défense, au sein même du politique, de la liberté de philosopher ?
PHILOSOPHER EN RÉPUBLIQUE, OU L’AUTOPRODUCTION D’UN ESPACE DE LIBERTÉ
POURQUOI DÉFENDRE LA LIBERTÉ DE PHILOSOPHER ?
7Parler de praxis, c’est parler de ce que fait la philosophie, en termes d’action et de production (production de limites et, par là, de délimitations de champs), mais en même temps de ce qui fait la philosophie comme élément nécessaire de son mouvement d’autoproduction. C’est en effet seulement à travers une activité qu’elle se détermine, activité dont l’exercice n’a d’effectivité qu’au sein d’un champ constitué d’autres puissances avec lesquelles il est question, tour à tour, de s’accorder, de se confronter, de se démarquer ou encore de se développer. Ces puissances, qu’il s’agisse des images ou d’autres philosophes, du vulgaire ou du théologien, empêchent ou favorisent l’effort du philosophe pour produire des idées de plus en plus adéquates. Dans la dimension politique ici envisagée, défendre la liberté de philosopher présuppose une situation de menace – nous en avons parlé plus haut – et, tout à la fois, le besoin de lever un double préjugé : penser qu’il serait politiquement préjudiciable d’accorder la liberté de philosopher, et ne pas penser, inversement, que sa répression nuirait à la conservation même d’un État.
8Pour autant, ce n’est pas là répondre à la question d’une rencontre. Pourquoi ne suffit-il pas de forger par devers soi des notions communes, ces idées adéquates qui nous conduisent nécessairement vers l’idée de Dieu6 ? Pourquoi, de la confrontation avec la théologie, la liberté de philosopher se retrouve-t-elle sur le terrain politique ? Est-elle même le cœur de ce nœud que forment théologie, philosophie et politique ? Cette question n’est autre que celle du projet même du Traité théologico-politique, c’est-à-dire, si l’on veut, du sens du trait d’union des deux adjectifs. Suffirait-il, pour y répondre, de renvoyer aux motifs exposés dans la Lettre 30 ? La chose n’est pas aussi aisée qu’il y paraît. Car il y est dit que la défense de la liberté de philosopher « pousse » à la composition d’un traité, mais nullement ce qui fondamentalement motive une telle défense, quels en sont la justification et l’enjeu proprement philosophiques. Certes, il établit les conditions extérieures de son libre exercice : tout le travail menant à la séparation de la théologie et de la philosophie a pour but de « faire voir la liberté de philosopher que la théologie reconnaît à chacun7 ». Tracer la ligne de distinction produit l’espace de cette liberté, mais n’en exprime pas pour cela la valeur ou l’enjeu. Il y a en outre difficulté au niveau du texte lui-même. Premièrement, la façon qu’a Spinoza d’amener le thème de la liberté de penser dans la préface du Traité théologico-politique n’apporte à son plaidoyer qu’un motif partiel, insuffisant à expliquer l’importance ou à justifier que l’on s’engage, fût-ce anonymement, dans un plaidoyer risqué8. Deuxièmement, lorsque la fin du chapitre XIV du Traité conclut que « la foi reconnaît […] à chacun la plus grande liberté de philosopher de façon que chacun puisse sans crime penser ce qu’il veut de toutes choses9 », le propos n’a rien d’explicitement politique. Enfin, ni l’exposé programmatique de l’ouvrage dans sa préface10, ni la fin du chapitre XV, ni le début du chapitre XVI ne ménagent de véritable transition du théologique et du politique à l’aune de la question de la liberté de philosopher.
9On peut alors avancer, en premier lieu, que cette liberté requiert d’être défendue en raison même des menaces qui pèsent sur son existence, comme Spinoza l’écrit à Oldenburg dans la Lettre 30. Mais ce présupposé d’un danger n’est-il pas quelque peu étonnant dans des Provinces-Unies reconnues pour leur liberté politique et religieuse alors unique en Europe ? Les Républicains, au pouvoir à partir de 1650 (au lendemain de l’indépendance définitive à l’égard de l’Espagne), se montrent attachés à une politique de paix et au développement d’une économie libérale ; les violentes controverses issues de la Réforme protestante ont d’abord abouti à la victoire d’un calvinisme strict (les gomaristes) puis à une coexistence tolérante, unique en Europe, des différentes Églises et sectes : calvinistes, luthériens et adeptes de multiples sectes issues de la « seconde réforme », qui ont contribué à gagner la guerre, exigent de la tolérance. La liberté politique s’accompagne ainsi d’une liberté religieuse certaine. Pourquoi donc défendre la liberté de penser dans un pays qui passe pour le plus tolérant d’Europe ? Parce que cette tolérance paraît relative et fragile. D’un côté, si l’État est tolérant, l’Église ne l’est pas : les hommes d’État républicains ne jugent pas inutiles la publication d’écrits affirmant nettement la suprématie du pouvoir civil sur l’Église et signalant les dangers de l’intolérance. Certains théologiens, en effet, verraient d’un bon œil l’instauration, en Hollande, d’un régime de type théocratique à l’image de celui qu’ont jadis connu les Hébreux, et les prétentions sectaires peuvent toujours naître au sein des Églises chaque fois qu’elles font pression sur le souverain sous prétexte de défendre la Loi divine. D’un autre côté, face aux Républicains, le parti de la famille princière d’Orange-Nassau fait cause commune avec l’Église calviniste orthodoxe et promeut une politique de guerre ainsi qu’un État centralisé. C’est à ce contexte que s’articulent les motifs de la composition du Traité théologico-politique confiés à Oldenburg dans la Lettre 30.
10Cependant, cette situation, d’ordre historique, permet sans doute de comprendre la fragilité de la liberté de philosopher, non cependant l’enjeu proprement philosophique qui donnerait sens à sa défense. Non seulement le Traité théologico-politique est loin d’être seulement un écrit de circonstances, mais ce serait de la perception même de la situation, comme menaçante, qu’il s’agirait de rendre compte, si l’on veut donner sens à la rencontre du philosophique et du politique.
11Avançons alors une deuxième hypothèse : la défense de la liberté de philosopher, sur le terrain politique, apparaît comme une suite logique de la séparation de la philosophie et de la théologie. Au regard du but même que Spinoza assigne au Traité théologico-politique, entreprendre cette séparation aboutit en effet à réévaluer les prétentions de la théologie à exercer une autorité intellectuelle en dehors de son domaine, à savoir dans l’espace politique. Afin de conduire une telle réévaluation, « […] il a d’abord été nécessaire de signaler les principaux préjugés concernant la religion, c’est-à-dire les vestiges de la servitude antique, comme aussi [tum etiam] les préjugés concernant le droit du Souverain11 ». Si le tum etiam ne marque pas lui-même une articulation, on n’a évidemment pas affaire à une simple juxtaposition – pas plus qu’avec le et du sous-titre reliant la piété « et » la paix de la république : montrer que l’Écriture laisse la raison absolument libre et n’a rien de commun avec la philosophie, conduit, à titre de corollaire, à établir que « l’Écriture n’autorise d’aucune façon le droit que s’arrogent ministres et théologiens d’intervenir dans les affaires de l’État et d’entraver la liberté de philosopher12 », et que la parole de Dieu peut se concilier avec un régime d’entière liberté d’opinion. À titre de « causes13 » qui l’ont poussé à écrire le Traité théologico-politique, Spinoza évoque en effet une religion devenue terrain de rivalité et de haine. Cette dégénérescence, qui trouve son explication dans l’ambition grandissante à l’égard de l’administration des charges sacrées, a pour effet de transformer la foi en simple crédulité et en préjugés qui empêchent le libre usage, pour chacun, de son jugement. Il ne faut donc pas s’y tromper : même si tout ce qui a trait à la théologie n’est pas politique, la succession mise en œuvre dans le Traité théologico-politique – traiter de la théologie puis de la politique – est seulement d’exposition. Car en réalité, l’entreprise de séparation, selon la manière topologique de faire que nous avons relevée, ne peut se jouer ailleurs qu’au sein d’un contexte politique constitué de rapports de force, et ne peut avoir comme autre objet qu’un philosopher comme activité effective portée par des individus déterminés. Relativement à ceux qui le précèdent, le chapitre XVI du Traité théologico-politique ne rompt ni ne conclut ; il ne fait que prolonger en disant l’unique lieu possible du débat. « La plus grande liberté de philosopher » qu’établit la fin du chapitre XIV ne se « retrouve » donc pas deux chapitres après sur le terrain politique, parce qu’elle s’y trouve toujours d’emblée et qu’elle n’a pas d’autre terrain. Qu’exprime donc le trait d’union du titre de l’ouvrage ? Non pas un principe de succession réelle – établir que la liberté de penser n’est pas dangereuse pour la piété puis qu’elle ne l’est pas davantage pour l’État ; non pas un principe de simple similarité – une thèse défendue dans le domaine politique semblable à celle développée à propos de la religion ; non pas, enfin, un rapprochement des deux domaines ; mais leur unité donnée, un concept au sein duquel la philosophie est instance discriminante14. C’est la raison pour laquelle nous parlions plus haut d’un geste qui, ici, consiste moins à identifier des domaines qu’à définir des limites – au sein d’un même espace.
12Cependant, cette inscription politique du discours spinozien ne suffit pas non plus, en toute rigueur et à elle seule, à justifier la nécessité et l’enjeu du plaidoyer auquel on assiste. Se trouvent sans doute ici éclairés le trait d’union du théologico-politique – parler de théologie, c’est parler de politique, et poser le problème en termes d’« articulation » est donc mal le poser – comme la situation effective nécessaire du philosopher, mais non, pour autant, la raison d’être de l’objet même de l’ouvrage.
13Comme motif plus profond du plaidoyer spinozien, nous voyons alors avancé, en troisième lieu, la considération de la liberté de philosopher au titre d’un droit de la nature. L’exercice de la philosophie repose sur une liberté de penser – croire ou non en un au-delà de la mort, à une transcendance, etc. –, qui fait partie de ces « certaines choses » que les sujets « conservent, comme par un droit de nature, […] qu’on ne peut leur retirer sans le plus grand danger pour l’État15 ». Mais surgit alors une difficulté. Il peut tout d’abord sembler vain d’entreprendre une défense de cette liberté alors même qu’on la déclare être un droit de nature tout à la fois fondamental et inaliénable. « Jamais personne, en effet, ne pourra transférer à un autre sa puissance, et par conséquent son droit, au point de cesser d’être un homme16 », comme transférer « sa faculté de raisonner librement et de juger librement de toutes choses17 ». Cette difficulté, toutefois, n’en est pas vraiment une dès lors que le droit naturel, qui n’est autre que le désir ou la puissance de l’homme, est en réalité un fait. Il est, de fait, impossible de supprimer la particularité des opinions et l’attachement de chacun à ses propres jugements. Mais le philosophe réclame bien davantage, à savoir la reconnaissance d’un droit, de façon que soit effectivement protégée la libre diversité des opinions. Et puisque les hommes ne peuvent se retenir de dire ce qu’ils pensent, c’est surtout l’expression des opinions – et partant la possibilité de leur communication et de leur enseignement – qu’il s’agit de faire reconnaître. Mais il apparait, du coup, que la perspective du droit naturel ne suffit pas pour expliquer la nécessité de défendre la liberté de philosopher, fût-ce pour en réclamer un fondement juridique. Expliquer qu’une forme de liberté appartient à l’homme, compte tenu de sa nature comme de sa propension à toujours juger par devers lui, ne suffit pas tout à fait à justifier une défense de cette liberté.
14Ni le contexte historique, ni l’unité du théologico-politique, ni enfin la reconnaissance de la liberté de philosopher comme droit naturel, ne suffisent à expliquer les raisons profondes du plaidoyer spinozien. Resterait finalement la réponse la plus simple, à ressaisir du sous-titre même que Spinoza donne à son ouvrage : il faut défendre la liberté de philosopher parce qu’elle est utile à la piété et à la paix de la république, sachant que la stabilité de cette dernière n’est pas l’uniformisation de ses parties et qu’elle ne doit pas exclure, dans une certaine mesure, les tensions intérieures, les divergences et les désaccords18. Certes. Mais peut-on dire pour autant que le sens de cette défense soit seulement politique, et même que la stabilité d’un État soit à elle-même sa propre fin ? Si Zac a raison d’affirmer que « la vie philosophique, elle-même, est solidaire des institutions politiques d’un État19 », c’est que la préoccupation politique semble prendre sens, fondamentalement, sur un enjeu d’ordre éthique. La liberté de philosopher est défendue non pas pour elle-même, mais pour ce qu’elle représente eu égard au projet éthique qui est celui de Spinoza. Mais la chose n’est pas si évidente et demande à la fois explication et contextualisation. Car Spinoza est l’un des rares, au regard de ses prédécesseurs et contemporains, à thématiser expressément ce type de liberté. Ni Bacon, ni Descartes ni Hobbes – pour reprendre les interlocuteurs principaux du Hollandais – ne s’attachent à la défense d’une telle liberté dans un cadre politique ; aucun d’entre eux, d’ailleurs, n’évoque spécifiquement la liberté de philosopher. Soit cette dernière se trouve seulement comprise et traitée – ou même discutée – comme disposition intérieure – requérant par exemple d’éviter la prévention ou de subordonner la volonté à l’entendement ; soit elle n’est qu’un cas particulier de la liberté de l’homme dans la cité, ne réclamant, à ce titre, aucun traitement spécifique. Prendre, sur ce point, la mesure d’une singularité de Spinoza, permettra de mettre en lumière le sens, à nos yeux le plus pertinent, de la rencontre entre le philosopher et le politique.
15En dépit de son expérience politique (ou bien peut-être à cause d’elle), Bacon ne traite pas à proprement parler de la liberté de penser. Dans la répartition universelle des sciences, c’est en fin de parcours que la philosophie se donne comme objet « la science du gouvernement » (la politique proprement dite), subdivision de la science de l’homme en société ou science civile. Sur cette science du gouvernement, le Chancelier annonce d’emblée qu’il s’est imposé « de garder le silence20 », parce que l’art de commander relève tout à la fois de ressorts complexes et de secrets à ne pas dévoiler21. Tout le dernier chapitre du Livre VIII du De Dignitate est consacré à deux desiderata – développés sous la forme de deux « traités sommaires » : l’art de reculer les limites d’un empire, et la justice universelle ou les sources du droit. Le premier de ces desiderata est l’un des trois offices politiques que Bacon assigne à la science du gouvernement ; les deux autres consistent d’une part à conserver un État, d’autre part à le rendre heureux et florissant22. On pourrait s’attendre à ce que la question de la liberté des citoyens soit abordée avec celle de la conservation de l’État – c’est-à-dire des moyens de se préserver des troubles. Mais Bacon n’en dit pas un mot dans le De Dignitate. Il y consacre en revanche le chapitre XV de ses Essais de morale et de politique (Of Seditions and Troubles), qui met en évidence deux principales causes des séditions : de grands mécontentements et de grandes disettes. Or, pour prévenir les effets du mécontentement, l’État, selon Bacon, ne doit pas choisir d’emblée la répression mais plutôt accorder une liberté d’expression mesurée, propre à assoupir les citoyens. C’est ainsi qu’il faut « laisser à un peuple la liberté de se plaindre et d’exhaler sa mauvaise humeur (pourvu toutefois que ces plaintes ne soient pas poussées jusqu’à l’insolence et à la menace)23 ».
16La liberté politique de penser, a fortiori de philosopher, n’est manifestement pas un objet de préoccupation philosophique pour Bacon. S’il y fait allusion, ce n’est, comme on vient de le voir, ni pour la défendre ni pour la faire reconnaître, mais au contraire, pourrait-on dire, afin (et seulement afin) de l’ordonner au calcul et à l’habileté d’un État d’abord soucieux de prévenir toute atteinte à sa conservation. Mais n’y a-t-il pas alors paradoxe à défendre, en matière de science, une liberté de juger qui fonde le consentement et écarte l’autorité24 ? Comment se battre pour promouvoir institutionnellement le progrès du savoir sans désirer en même temps promouvoir la liberté de philosopher nécessaire – soutiendra Spinoza – au développement des sciences et des arts25 ? Il ne suffit pas de dire qu’on ne trouve, chez Bacon, nul droit naturel comme nul souci de restaurer une liberté de philosopher face à des théologiens menaçants. C’est le Novum Organum qui permet de répondre à cet apparent paradoxe, lequel relève en réalité d’une nette séparation entre la question de la science et celle de la politique. Dans la première partie de l’ouvrage, Bacon dénonce, au niveau des établissements d’instruction, les entraves au libre exercice du jugement et donc à l’avancement des sciences ; mais il poursuit en pointant
une grande différence entre les affaires politiques et les arts ; ce n’est pas en effet le même danger qui vient d’un mouvement nouveau et d’une lumière nouvelle. Dans les affaires politiques, le changement, même pour le mieux, est suspecté par crainte de troubles ; car les choses politiques s’appuient sur l’autorité, le consensus, la réputation et l’opinion, non sur la démonstration. Mais dans les arts et les sciences, comme dans les mines, tout doit retentir du bruit d’œuvres nouvelles et de progrès ultérieurs26.
17La séparation s’effectue à l’aune du type et du degré de menace dans les changements propres à chacun des domaines. L’ordre civil prévaut. C’est pourquoi le Chancelier ne se cache pas d’en appeler au conservatisme politique afin de protéger l’expansion scientifique, et laisse même entendre que son Instauration puisse être perçue comme la réalisation de l’ambition royale désireuse de percer les secrets de la nature27.
18Si Bacon, en parlant de politique, aborde au moins l’idée de liberté d’expression, on n’en trouve nulle trace – sinon fort implicite – chez Descartes, penseur du libre arbitre. La liberté de philosopher envisagée dans le cadre politique n’est pas plus évoquée chez le philosophe français, qui partit s’installer en Hollande et s’interdit toute parole qui puisse être « préjudiciable […] à l’État28 ». Certes, « chaque nation est d’autant plus civilisée et polie que les hommes y philosophent mieux ; et […] c’est le plus grand bien qui puisse être en un État que d’avoir de vrais philosophes29 ». Le point est d’importance. On peut ici entendre par « vrais philosophes » ceux que l’on laisse pleinement libres de leur activité, et par philosopher « mieux », l’encouragement à l’accomplissement de tout ce que l’esprit peut savoir. On pourrait considérer, en un sens, que tout est dit ici de l’utilité de la liberté de philosopher et du but politique de la philosophie, « le plus noble qui soit : civiliser les hommes, éveiller en chacun le sens de l’universalité30 ». Mais ce propos cartésien ne se verra ni développé ni confronté à la réalité politique, et si la nation n’est pas l’État, ce « plus grand bien » qu’un État manquerait en l’absence de vrais philosophes reste chose passablement indéterminée.
19La question de la liberté de philosopher, chez Descartes, peut bien trouver son traitement dans le cadre général de la doctrine du libre arbitre ainsi qu’à la thèse de notre pouvoir sur nos pensées31. Quant à envisager la question sur le plan politique, il y a problème en raison même de l’absence d’une philosophie politique cartésienne. En d’autres termes, l’auteur des Méditations métaphysiques s’attache bien davantage à la liberté de la pensée qu’à la liberté de penser. Il ne nous revient pas ici d’analyser les raisons de cette absence – conformisme ? prudence ? importance toute relative de la question politique ? Mais si absence de théorie politique il y a, cela ne signifie pas, loin s’en faut, un désintérêt ou l’absence de toute considération
20philosophique en la matière32. Il est impossible de dire pourquoi, au fond, un philosophe s’empare d’un problème auquel un autre a choisi de ne pas s’attacher. Les raisons biographiques ou historiques (les origines, la formation, le contexte) n’y suffisent pas. Quant aux raisons philosophiques, on comprendra qu’elles mêlent des considérations forcément multiples (théologiques, anthropologiques, etc.). Reste qu’il peut paraître singulier de voir Spinoza s’attacher à défendre la liberté de penser tout en récusant (certes sur un autre plan) la doctrine du libre arbitre de celui qui ne fait pas vraiment cas d’une telle liberté. Disons alors que la finalité éthique qui ordonne la pensée spinozienne le conduit nécessairement à envisager la question de la liberté de philosopher là où Descartes, fort soucieux de mesurer l’inscription de l’individu dans une communauté33, met précisément la politique à distance dans le but de préserver toute la liberté d’un usage, avant tout individuel, de la raison34. Relativement à cette éthique, une certaine place donnée à autrui, chez l’un, l’amène à se saisir du problème politique, lorsque la morale de l’autre l’amène plutôt à en contourner la théorisation : « Je crois qu’il n’appartient qu’aux Souverains, ou à ceux qui sont autorisés par eux, de se mêler de régler les mœurs des autres35. » Le philosophe a d’emblée affaire aux conditions politiques (paix, sécurité, liberté) qui nécessairement font obstacle ou bien favorisent la recherche de son utile propre. Définir ces conditions constitue la raison pour laquelle Spinoza aborde la dimension politique de la liberté de philosopher.
21Quant aux contenus précis de ces conditions, c’est-à-dire aux modalités d’inscription de cette liberté dans l’espace politique, la comparaison avec Hobbes, auteur lu par Spinoza, pourrait bien être la plus éclairante étant donné la similitude, entre les deux penseurs, dans la façon de concevoir la liberté et dans la théorie d’une souveraineté absolue en laquelle cette liberté doit trouver sa place.
22Si Hobbes admet que l’on puisse parler de liberté humaine, c’est à la seule condition qu’elle soit compatible avec la nécessité. L’auteur du Léviathan en distingue deux déterminations. Non seulement il est possible de parler (pour un corps animal) de liberté dans le moment de délibération – il s’agit alors de l’alternance de désirs ou de craintes précédant l’action, en eux-mêmes nécessaires36 ; mais surtout, une action volontaire est libre au sens où elle ne rencontre aucun obstacle extérieur : la liberté réside dans un corps (une volonté, un désir) dont le mouvement propre se déploie sans entrave extérieure37. Comment accorder alors, au regard de cette doctrine, quelque pertinence à une liberté de penser en politique ? Si pertinence il y a, ce ne peut être que sous la condition, pour cette liberté, de demeurer attachée à sa détermination anthropologique, à la nature de la convention instituant le corps politique et, partant, à l’essence de la souveraineté. C’est en effet du pacte que découlent les prérogatives du souverain, ses droits inaliénables qui constituent son essence (faire les lois, rendre justice, punir, juger ce qui est nécessaire à la paix, etc38.) ainsi que son caractère absolu (ne pas être lui-même assujetti à des lois et posséder par conséquent un droit absolu de commander et de contraindre). Pour les sujets, il n’y a donc qu’un seul commandement, celui du souverain.
23Or, c’est bien dans ce cadre qu’apparaît leur liberté, qui ne peut être « en rien une exemption de la sujétion ou de l’obéissance au pouvoir souverain39 », mais qui réside, comme le précise le Léviathan, dans un « silence » des lois :
Étant donné en effet qu’il n’existe pas au monde de République où l’on ait établi suffisamment de règles pour présider à toutes les actions et paroles des hommes (car cela serait impossible), il s’ensuit nécessairement que dans tous les domaines d’activité que les lois ont passés sous silence, les gens ont la liberté de faire ce que leur propre raison leur indique comme leur étant le plus profitable. […] La liberté des sujets ne réside par conséquent que dans les choses qu’en réglementant leurs actions le souverain a passées sous silence, par exemple la liberté d’acheter, de vendre, et de conclure d’autres contrats les uns avec les autres ; de choisir leur résidence, leur genre de nourriture, leur métier, d’éduquer leurs enfants comme ils jugent convenable, et ainsi de suite40.
24Il est donc permis de parler de liberté des sujets seulement à l’égard des situations pour lesquelles la loi reste muette et quand il y va du seul bien particulier. Nulle contradiction, ici, avec la définition générale de la liberté, puisqu’être libre, c’est ne pas être empêché par quelque obstacle extérieur (interdiction, obligation) de faire ce que nous estimons nous être le plus profitable. Les exemples que donne Hobbes à la fin du passage sont ce qui reste de la liberté naturelle après que la loi a parlé – une loi qui est essentiellement négative et n’institue pas de réels droits41. L’état de nécessité publique laisse ainsi chacun vaquer, conditionnellement, à ses occupations et à ses intérêts42.
25Pour l’auteur du Traité théologico-politique comme pour celui du Léviathan, l’affirmation du nécessitarisme produit un refus de tout libre arbitre, et aucune liberté ne vient affranchir l’homme de la nature. Les deux philosophes parlent néanmoins de liberté dans le cadre politique. Celle-ci renvoie essentiellement à une absence d’obstacle à l’égard de ce à quoi nous pousse notre raison ou bien notre désir, et s’articule, mutatis mutandis, à un droit de nature comme faculté qu’a chacun d’user de son propre jugement (de sa propre puissance) en vue de sa conservation43. En outre, les deux auteurs entendent mesurer l’extension à accorder à la liberté de pensée et d’expression, sachant qu’il serait nuisible pour la paix et la sécurité de les laisser entières44.
26Cependant, l’ancien secrétaire de Bacon ne parle ni de liberté de penser ni de liberté de philosopher. Si l’on prend le terme de liberté au sens d’un mouvement s’accomplissant sans connaître d’obstacle extérieur, alors philosopher est une activité libre pour autant qu’elle est privée et n’est pas à ranger parmi la « liberté des sujets » – le problème étant alors celui du pouvoir interne de l’individu pensant. Mais si l’on entend le terme de liberté au sens de ce que laisse le silence des lois, alors il est fort probable qu’y vienne faire obstacle le glaive du souverain tâchant de prévenir les menaces que peut présenter, pour la paix, la publicité d’une pensée. Au fond, la différence avec Spinoza se comprend par celle-là même que formule le néerlandais dans sa Lettre à Jarig Jelles :
Voici, comme tu me le demandes, quelle est la différence entre Hobbes et moi en politique. Pour ma part, je maintiens toujours le droit naturel dans son intégrité et je soutiens que dans toute Cité, le Souverain suprême ne possède pas plus de droit sur un sujet qu’à la mesure du pouvoir par lequel il l’emporte sur lui. Ce qui est aussi bien le cas dans l’état de nature45.
27Pour Hobbes, l’institution politique consiste, par un acte contractuel, à « fabriquer un homme artificiel, qu’on appelle République46 ». Pour Spinoza, le droit naturel, qui « ne cesse pas dans la société civile47 », le rend inséparable de l’être même de chacun, et son transfert à la collectivité tout entière n’aliène pas ceux qui y procèdent.
28Si l’idée de la liberté de penser, comme droit naturel inaliénable, ne suffit pas comme nous l’avons vu à en justifier la défense, la différence entre Hobbes et Spinoza sur cette question du devenir civil du droit naturel révèle le besoin éthique, chez ce dernier, de s’attacher à la conservation d’une telle liberté. Voilà qui s’entend à différents niveaux, achevant de justifier la raison d’être de ce besoin singulier.
29Spinoza étend pour sa part la portée éthique de la liberté politique. Cette extension signifie d’abord l’affirmation du surcroît de puissance que permet l’association, comme en témoigne ce passage du chapitre V du Traité théologico-politique – avec lequel nous avons ouvert ce chapitre – où l’on voit l’utilité de la société aller d’une vie à l’abri des ennemis jusqu’à « la perfection de la nature humaine et sa béatitude ». Car il n’est pas possible, comme l’affirme le Traité politique48, que la tranquillité intérieure et la piété recommandées par la raison soient pratiquées ailleurs qu’au sein d’un État et d’un climat de concorde. Mais il en est encore question au regard du droit de la nature. Pour Spinoza, ne pas se dessaisir de sa puissance est liberté, celle de conserver son être et de se posséder soi-même, celle, en d’autres termes, d’avoir « le pouvoir d’exister et d’agir conformément aux lois de la nature humaine49 ». Parce qu’elle enveloppe la question de ce qui politiquement peut favoriser ou bien faire obstacle au conatus du philosophe, parce qu’elle enveloppe conjointement la conception rationnelle de ce qui nous pousse à agir, une telle caractérisation de la liberté indique clairement l’horizon éthique de la politique. Enfin, le caractère communicable du bien véritable dont le Traité de la réforme de l’entendement pose d’emblée la recherche, et le partage de ma compréhension des choses avec « beaucoup d’autres [multi]50 », nécessaire à mon bonheur, ne peuvent avoir de sens hors d’une communauté politique. C’est pourquoi, comme moyen de la fin éthique recherchée, Spinoza affirme la nécessité de « former une société51 » ; par elle, comme le précise Matheron, le plus grand nombre de personnes peuvent – sous conditions – jouir en paix des plaisirs, des honneurs et des richesses qui, « en tant que moyens, peuvent contribuer grandement à l’obtention du vrai bien52 ».
30Outre une certaine liberté d’action, il faut une pensée qui puisse un minimum disposer d’elle-même afin de pouvoir rencontrer des oreilles bienveillantes capables d’écouter la vérité – c’est-à-dire aussi des yeux autorisés à la lire dans des livres qu’il est permis de publier. Ainsi, et comme le résume Zac :
Une philosophie digne de ce nom ne peut pas se désintéresser du cadre politique où elle se développe. […] C’est ici, dans ce monde, que nous pouvons jouir de l’éternité, en nous engageant dans la voie ardue de la vérité. Or pour y parvenir, le philosophe ne peut pas se contenter d’un for intérieur inexpugnable aux actions des choses et des tyrans. La recherche philosophique exige nécessairement la liberté de communiquer et de publier. À la recherche d’un bien véritable […], Spinoza est cependant un philosophe politiquement engagé ; il sait que le succès de son entreprise est solidaire, en partie, de l’existence d’institutions politiques saines et libres53.
31Spinoza sait en particulier que les institutions politiques peuvent favoriser ou contrarier notre effort vers le salut philosophique, et combien « l’homme que mène la raison est plus libre dans la cité, où il vit selon le décret commun, que dans la solitude, où il n’obéit qu’à lui-même54 ».
32C’est donc bien une urgence et un enjeu d’ordre éthique qui justifient la nécessité d’une rencontre entre le philosophe et le politique sous l’aspect d’une défense de la liberté de philosopher. Cette justification, d’une part, donne à la politique un statut non pas de simple moyen mais de médiation ; Pierre Guenancia le souligne : « Spinoza se situe […] entre Hobbes et Descartes et la politique n’est à ses yeux pas plus l’horizon ultime de l’individu qu’un obstacle à contourner : c’est une médiation, nécessaire, intelligible mais non indépassable55. » Cette justification, d’autre part, est exactement la même que celle que nous avons vue à l’œuvre dans le premier moment de cet ouvrage pour rendre compte de l’absence d’un programme des sciences chez Spinoza : le choix d’ordonner le propos au seul souci éthique de la recherche d’un summum bonum.
33Il reste, relativement à cette justification avancée, à répondre à une objection. On peut en effet s’étonner que la philosophie de Spinoza se propose de fonder une liberté de penser tandis qu’elle affirme, d’une part, l’unité et la nécessité du vrai, d’autre part, un déterminisme rigoureux et intégral. Mais il ne faut pas se méprendre : dans le cadre politique, la liberté dont parle Spinoza demeure, exactement comme pour Hobbes, articulée à la nécessité56. L’objectif, toutefois, n’est nullement en porte-à-faux avec la doctrine.
34Nous avons vu en effet que l’idée d’une liberté de philosopher, telle qu’en font mention le sous-titre et le chapitre XX (paragraphe 9) du Traité théologico-politique, restait à déterminer en compréhension comme en extension. Mais si nous la prenons en un sens large, consistant dans la possibilité effective, pour le sage comme pour l’ignorant, de juger des choses comme il l’entend, alors nul point de doctrine ne s’y oppose. La liberté d’opinion n’est pas la capacité de juger rationnellement selon ce que les choses sont en elles-mêmes ; elle est libre au sens – hobbesien – où elle n’est pas extérieurement entravée, quoiqu’elle reste déterminée par les appétits. Elle n’en a pas moins d’effet sur la conservation de l’État ; non qu’elle met un point final aux conflits des appétits, mais elle participe à les réguler et à ménager une place (susceptible de s’accroître) au développement de la raison. Il en va de même si nous prenons la liberté comme détermination par soi, opposée à la contrainte. En ce sens, plus strict, philosopher sera une démarche d’autant plus libre qu’elle aura gagné sur la superstition, les préjugés et les images. Défendre la liberté de philosopher, c’est désirer accroître la puissance même de qui philosophe. Ainsi – et nous reprenons là un point déjà abordé lors du rapport du philosophe et du théologien –, le Traité théologico-politique est un ouvrage fort utile à ceux qui « philosopheraient plus librement [liberius philosopharentur] s’ils n’en étaient empêchés par l’idée que la raison doit être la servante de la théologie57 ». Affranchir l’activité de philosopher, ici, c’est affranchir la raison, entravée dans sa puissance par la représentation de sa propre subordination ; c’est donc aussi exhiber les causes de cette représentation et construire (par l’élaboration de la séparation de la philosophie et de la théologie) une idée adéquate de la philosophie.
TOPOLOGIE POLITIQUE DE LA PENSÉE LIBRE
35S’il s’agit, avec la politique, des conditions extérieures et nécessaires de l’exercice de la philosophie, alors tracer des lignes consistera moins à déterminer la nature de la philosophie (comme au chapitre XIV) qu’à dessiner l’espace du philosopher au sein même de l’espace public. La question engage un nouveau geste topologique – venant confirmer cette autre géométrie propre au Traité théologico-politique, par laquelle se constituent des espaces et se dessinent des limites, des continuités et des discontinuités. En l’occurrence, la question est d’emblée celle non d’un contenu mais d’une étendue, d’une portion d’espace : jusqu’où (quousque58) la liberté de philosopher peut-elle s’étendre dans la cité ? Néanmoins, produire sa liberté en politique, c’est en même temps, pour la philosophie, y produire sa nécessité (pour la paix de l’État), c’est-à-dire une idée de sa liberté. Il reste à souligner un caractère de cette topologie-là : les lignes que finit par tracer le chapitre XX du Tractatus sont des limites qui se montrent constitutives non pas de territoires, de catégories d’individus (le philosophe et l’ignorant) ou d’activités (la philosophie et la politique), mais de conditions au sein d’un même espace : conditions sous lesquelles la philosophie peut et doit s’exercer au sein de l’État, conditions sous lesquelles ce dernier peut et doit accorder la liberté de philosopher – et plus généralement celle de penser.
36Il faut avant toute chose mettre en évidence un paradoxe : autant le sous-titre du Traité théologico-politique s’attache explicitement à la liberté de philosopher, autant le dernier chapitre de l’ouvrage n’en fait plus mention (sauf une seule occurrence). Elle semble bien ne plus être comptée que comme un cas particulier de la liberté plus générale de « penser ». Voilà qui peut poser problème. Avant d’en traiter plus amplement dans le dernier moment de cet ouvrage, on posera que Spinoza ne vise pas à défendre de façon privilégiée la liberté de philosopher et qu’il est question, comme nous venons de le dire, d’espace plus que de contenu. Lucien Mugnier-Pollet notait à juste titre qu’avec ce chapitre XX,
[…] il ne s’agit pas simplement de la liberté de philosopher. Tous les exemples évoqués par Spinoza réclament liberté pour des opinions qui n’ont rien de spécifiquement philosophiques. Ce sont les interprètes qui avec une touchante sollicitude pour la philosophie, ont cru lire dans le dernier chapitre du Tractatus un plaidoyer pour la liberté de philosopher59.
37On dira donc que la philosophie – le sens du terme restant ici en suspens – a bien affaire au problème d’un espace qui soit le sien – sans qu’il lui soit propre pour autant : l’espace, en politique, de la liberté de penser. Qu’y produit-elle sinon les limites de son libre exercice ? Et cette production n’a-t-elle pas simultanément des effets sur le pouvoir politique lui-même ?
38Entrons dans le chapitre XX du Traité. Le traitement de la liberté de penser a pour point de départ la considération anthropologique d’un droit de nature, corroboré par les enseignements de l’expérience : la propension ordinaire des hommes à juger « de toutes choses selon leur propre complexion60 ». Ce droit de nature détermine un premier tracé : celui d’une limite du souverain quant à commander aux âmes. Le droit de penser selon soi-même est en effet inaliénable. De là un complexe formé de la pensée (ou encore du raisonnement ou du jugement), de la parole, associée à l’enseignement – au sens où elle se diffuse, se fait connaître –, et enfin de l’action. Sentire, dicere, agere : ce complexe doit se dénouer afin, comme le paragraphe 5 en forme le projet, de produire sa propre mesure au sein de l’espace public, eu égard à la conservation de cet espace, c’est-à-dire à la paix. L’idée de philosophie se prend encore elle-même comme objet sous l’angle de son libre exercice – lequel n’est pas spécifiquement distingué, répétons-le, de l’exercice du jugement de tout un chacun, ignorant ou sage, fou ou bien sensé. C’est donc un espace de liberté que Spinoza dessine pour le philosopher. S’il y a nécessité (établie pour chacun) d’abandonner son droit de décider et d’agir selon son propre décret, la liberté ou le droit de penser, et donc de philosopher, ne connaît aucune restriction sinon celle de sa propre puissance61. La limite qui ici se trace prend sens eu égard, uniquement, au droit du souverain. Si l’action (suivant son seul décret) est porteuse de troubles et de dissensions, il n’en va pas de même pour la pensée ou le jugement ni, par suite, pour la parole ou l’enseignement.
39Mais d’autres limites viennent poursuivre le dessin de cet espace désormais partagé. Voyons en particulier le paragraphe 7 du chapitre : penser, juger (judicare) ou encore raisonner (ratiocinare), voilà ce que chacun peut faire sans aucune restriction. Ce droit de penser implique aussi celui de dire ce que l’on pense, un droit que nous possédons même à l’égard du souverain. Pour autant, la parole et l’enseignement qui suivent la pensée doivent avoir leurs limites – c’est-à-dire leurs conditions d’exercice. Celles-ci procèdent de la distinction entre défendre des thèses par la raison ou bien le faire par la ruse, la colère et la haine, entre vouloir changer des choses de sa propre autorité et laisser au souverain – à qui il appartient de décider du bien, du mal, du juste et de l’injuste – toute décision d’action.
40En suivant le texte, cette topologie politique de la pensée libre, dans les limites du droit et de l’autorité du souverain, peut se décrire de la façon suivante. Elle se partage en un espace [A] de liberté sans restriction et un espace [B] des ordres et des commandements du souverain auquel chacun, inflexiblement, est tenu d’obéir. Si aucun danger n’est à craindre du côté des pensées et des opinions, l’espace [B] représente l’ensemble des facteurs de risque de sédition, donc de rupture du pacte.
41Cet espace politique est à concevoir sous le double principe de la circulation et du mouvement de ses lignes. Il y a en effet circulation entre les différents aspects de la liberté. De même que la liberté de penser [A1] s’ouvre naturellement sur celle de dire et d’enseigner [A2], qu’elle peut conduire mes propres actions [A3] comme produire une parole éventuellement séditieuse [B2], ce qu’il est interdit de dire déborde, en raison de l’action enveloppée dans la parole, sur ce qu’il est interdit de faire [B3]. D’autre part, les lignes qui configurent cet espace varient par exemple selon les régimes politiques ; ainsi, si force de loi est donnée, comme dans l’État démocratique, à la majorité des suffrages, il est toujours possible d’abroger des décisions en vigueur si l’on en trouve de meilleures, ce qui induit une possible variation, tant qualitative que quantitative, des libertés de penser, de parler et d’agir. En outre, si la réaction des hommes est elle-même variable selon qu’ils se sentent lésés en leur droit naturel, alors « tant s’en faut, en vérité, qu’il soit possible de déterminer tous les hommes à parler dans des limites fixées d’avance62 ».
42[A1] est le domaine des opinions conservées par-devers soi. En tant que telles, elles ne peuvent constituer aucun délit. Aussi malfaisant et séditieux soit leur contenu – et si tant est qu’une pensée réservée puisse être qualifiée de séditieuse –, il est impossible au souverain d’empêcher que chacun soit « maître de ses pensées par le plus haut droit de la nature63 ». Il est cependant permis de s’interroger sur le bien-fondé des limites de cet espace. Le droit de penser n’est pas celui de demeurer entre quatre murs, et l’expérience montre assez l’impossibilité, pour les hommes, de se retenir de dire ce qu’ils pensent : l’espace [A2] est constitué de toute parole et de tout enseignement sans danger pour la paix et la stabilité de l’État. Entendons par là non pas seulement les paroles dans la rue, la publicité pour sa maison de commerce ou les sermons d’un pasteur, mais encore tous les moyens dont on disposait au xviie siècle pour manifester ses opinions (réunions, publications, assemblées délibératives, etc.)64. Sans danger, toutefois, ne signifie pas sans effet. Non seulement la tentative persécutrice de réduction de cet espace ne pourrait qu’entraîner la corruption de la cité, mais c’est cet espace même de parole libre qui se voit défendu comme utile et même nécessaire à la paix de l’État. Et ce, tant au regard du droit de la nature – c’est là un pouvoir irrépressible – qu’à celui des jugements exprimés sur le souverain et sur les lois – c’est là, sous conditions, un devoir. Spinoza se singularise ici par rapport à Bacon et à Hobbes en ouvrant l’espace de la spéculation et de la discussion politique, espace d’une parole salutaire, parce que légitimée à participer (en tant que parole) à la souveraineté, du point de vue du perfectionnement de la loi.
43L’espace [A3] suit de même le libre jugement de chacun ; il est celui de toute action qu’il est possible d’accomplir selon son propre décret et sans nuisance pour l’État (la façon d’éduquer ses enfants, de se nourrir, de mener son commerce…). Il est intéressant de remarquer que Spinoza ne dit pas grand-chose de cet espace de vie et d’action qui présente, au fond, trois composantes : négativement, tout ce qui n’attente pas au décret du souverain ; positivement, l’obéissance à ce dernier – ce qui est en un sens obéissance à soi ; l’ensemble des actes, enfin, qui relèvent de la complexion de chacun.
44Les espaces [A2] et [A3] sont constitués de ce qui ne contrevient en rien au droit du souverain – c’est-à-dire à la paix de l’État. Spinoza, admettant lui aussi que « ce qu’on ne peut interdire, il faut nécessairement le permettre65 », semble ici très proche de la thèse hobbesienne du « silence » des lois développée au chapitre 21 du Léviathan. Mais alors que ce silence relève chez Hobbes d’une impossibilité de fait, pour une république, de « présider à toutes les actions et paroles des hommes », Spinoza entend au contraire que la loi soit effective : quand bien même est donné un droit de chacun de juger librement, que nul ne peut abandonner et que le souverain ne peut empêcher, « un État bien réglé sera celui où l’on accordera à chacun cette liberté66 ». C’est là, pour une part, une institution même de l’espace de liberté, comme lorsque le souverain, par exemple, règle (sur l’utilité publique) l’exercice de la piété et du culte extérieur de la religion. Chez Spinoza, la liberté, de parole comme d’action, exprime davantage une puissance de la loi que l’effet de son silence là où il lui est impossible de se prononcer. La liberté d’expression et d’action relève, comme nous l’avons dit plus haut, de la reconnaissance d’un droit (par une législation protectrice), dont le souverain tirera profit67.
45Si la liberté de penser est totale, ne l’est pas celle qui s’ensuit de s’exprimer ; et ne pas pouvoir réprimer la liberté d’expression ne signifie pas devoir l’accorder tout entière : la ligne séparant les espaces [A2] et [B2], ce qu’il est libre et ce qu’il n’est pas libre de dire, ne sépare pas une parole privée d’avec une parole publique, en déterminant donc l’extension d’une diffusion ; mais elle se dessine en fonction de l’effet (séditieux) enveloppé sur le droit du souverain – ce qui requiert, en particulier, de différencier publicité et propagande. Une opinion silencieuse n’est jamais une opinion séditieuse ; elle ne peut le devenir que lorsqu’elle se dit68 et que ce dire enveloppe un certain type d’action comme un certain contenu, à vrai dire contradictoire : la mise en cause du principe même de l’État. Il est donc ici question, non pas de celui qui s’en tient à suggérer au souverain de corriger la loi, mais de celui qui cherche directement à la modifier en passant à l’action. Le problème ne porte pas sur la valeur d’actes de ces paroles, mais sur la valeur des actes enveloppés69, c’est-à-dire sur leur caractère de menace potentielle pour la stabilité du pacte70. Spinoza distingue apparemment entre des menaces directes – soutenir que le souverain ne relève pas de son propre droit, que chacun doit vivre selon son propre jugement, rompre impunément sa parole, etc.71 – et des menaces indirectes – défendre ses thèses non par la seule raison mais « par la ruse, la colère et la haine72 », par exemple par la diffamation, l’injure, la vengeance, le fanatisme, etc.
46De la même façon, la ligne séparant les espaces [A3] et [B3], ce qu’il est libre et ce qu’il n’est pas libre de faire, marque le départ entre les actions qui peuvent suivre le seul décret de chacun et celles qui ne le doivent pas – pratiquer la justice selon l’opinion que j’en ai – et qui dépendent uniquement du décret du souverain. C’est exclusivement à ce pouvoir de décréter selon soi-même que chacun renonce73.
47Le mouvement, pour l’idée de philosophie, de se produire comme activité libre se confond avec le mouvement même du Traité théologico-politique. L’émancipation à l’égard du théologique, qui en délimite en même temps le statut et la place au sein du politique, dessine simultanément l’espace de la liberté de philosopher dans la cité, qui se définit en outre au regard d’un dire et d’un agir également ordonnés à la paix de l’État. Certes, on rappellera qu’il n’est pas ici question, d’une façon privilégiée, du philosopher ; Spinoza n’en livre aucun contenu et le comprend sous le genre du penser. Il n’en reste pas moins que la liberté de philosopher peut bien rester ici spécifiée par les propriétés formulées à la fin du chapitre XIV, et que Spinoza garde en vue le sous-titre qu’il a donné à son ouvrage. Produire sa propre liberté, voilà qui semble donc inhérent à l’exercice de la philosophie. Cela signifie que philosopher consiste tout à la fois à s’affirmer comme nécessaire à la paix et à la sécurité civiles ; à déterminer ainsi l’espace de son propre déploiement possible au sein de l’espace politique donné et, ce faisant, les conditions extérieures nécessaires de la béatitude.
48Mais cette rencontre de la philosophie et de la politique, comme rencontre de l’activité de penser du philosophe avec le souverain, ne permet pas seulement de mettre en évidence l’idée d’une autoproduction d’un espace nécessaire et légitime de liberté. Cette constitution porte avec elle d’autres effets. L’espace que la philosophie se construit la détermine en particulier comme forme de parole politique, et cette construction produit en même temps certains traits du pouvoir politique, exactement comme nous avons vu la démarcation d’avec la théologie en redessiner l’espace et l’importance.
S’AUTOPRODUIRE COMME ADRESSE AU SOUVERAIN
49Revenons sur cet espace de la liberté laissée aux sujets de dire, de parler ou d’enseigner. À qui s’adresse le Traité théologico-politique ? Explicitement, au « lecteur philosophe ». S’ensuit-il qu’un lecteur de ce type – qu’il s’agirait encore d’identifier – soit selon Spinoza le seul destinataire du Tractatus ? Compte tenu de sa visée et de son contenu, l’ouvrage peut-il se dispenser d’être également, voire surtout, une adresse aux gouvernants ? Si la liberté de philosopher qu’il défend y est aussi ce qui s’y exerce, alors la philosophie se produit ici sous une détermination supplémentaire, celle-là même qu’elle revendique : une adresse (dite ou écrite) au souverain – oreilles également susceptibles d’entendre la vérité. Elle ne se constitue en cela ni comme prédication ni comme conseil au Prince, mais comme une activité pour laquelle il y va de sa persévérance en elle-même. Dira-t-on que Descartes n’a pas manqué lui-même de s’adresser aux souverain(e) s ? Mais on sait qu’il confie à la princesse Élisabeth, en mai 1646, mener une vie très retirée, avoir toujours été très « éloigné du maniement des affaires », au point qu’il se jugerait impertinent « d’écrire ici les maximes qu’on doit observer en la vie civile74 ». Descartes n’échange pas avec Élisabeth et avec Christine en tant que souveraines. L’adresse est d’ordre privée et ne porte nullement sur la question d’une justesse des lois civiles.
50Si le Traité théologico-politique parle au souverain, c’est pour le convaincre de l’intérêt de garantir un pluralisme des opinions en lui offrant le cadre juridique qu’il mérite ; tout autant que pour le persuader d’accepter le principe de son impuissance totale quant à vouloir commander aux âmes, comme des graves préjudices qu’il y aurait à contraindre toute parole et tout enseignement. Philosopher, c’est donc également parler, non pas seulement au vulgaire pour faire entendre la vérité, mais aussi bien parler au politique dans l’espace politique. Certes, le philosophe n’a là nul privilège, et tout bon citoyen est autorisé à le faire. Tous, au demeurant, ne sont peut-être pas aptes à montrer (defendere75) qu’une loi, comme jugement du souverain, est contraire à la saine raison et mérite abrogation – sans rien faire, en attendant, qui s’oppose à ce qu’elle prescrit.
51En cet ultime chapitre du Traité, c’est le seul contenu – avec, si l’on veut, le développement des sciences – que Spinoza donne à la liberté de philosopher. S’il ne présente rien de distinctif pour la philosophie, il n’en est pas moins essentiel. Il n’est évidemment pas neutre que Spinoza articule le contenu de la liberté de philosopher à la question de la valeur de la loi, variable dans sa conformité à « la saine raison » selon qu’elle contribue ou non aux fins essentielles de l’État (la liberté, la paix, la sécurité). Alors que la liberté, chez Hobbes, advient quand les lois se taisent, l’aménagement rationnel de ces dernières se produit, chez Spinoza, quand les sujets parlent. Cette parole qui s’implique et entend jouer pragmatiquement un rôle critique en éclairant le souverain, se présente comme se présente le Tractatus lui-même : comme une « œuvre méritoire et utile76 ». Ce que dit Spinoza de la liberté de philosopher comme adresse au souverain est aussi très exactement ce qu’il fait : par les dernières lignes de la préface de l’ouvrage – en montrant d’ailleurs que le livre ne s’adresse pas qu’au seul philosophè lector –, l’auteur accepte volontiers de soumettre son traité « à l’examen et au jugement du souverain de [sa] patrie77 », qui en jugera à l’aune d’un éventuel danger pour le salut commun. C’est du point de vue de cette adresse au souverain que Mugnier-Pollet entend marquer la différence entre les deux traités politiques de Spinoza :
Le Tractatus Theologico-Politicus semblait s’adresser au souverain pour le persuader de donner un statut juridique à la liberté de penser afin que celle-ci passe d’une existence de fait à une existence de droit car le souverain seul faisant le droit, c’est lui qu’il faut décider. Le Tractatus Politicus est un traité qui s’offre à la lecture universelle et qui ne cherche à convaincre aucun gouvernement [… ]78 .
52Mais jusqu’où « soumettre à examen » n’est-il pas aussi mettre en garde et même, contrairement à ce que nous avons dit plus haut, conseiller ?
53Sur ce point, Saverio Ansaldi évoque un « rôle politique du philosophe […] défini par la rédaction et la publication même du Traité théologico-politique79 ». Ce rôle consiste en particulier à rappeler constamment au souverain, « au nom de la raison, la nécessité impérative de sauvegarder à tout prix le contenu minimal de vérité présent dans la religion et dans le texte biblique80 » – savoir les œuvres de la foi nécessaires à la conservation du pacte social. Mais on peut se demander si l’auteur ne surinterprète pas quelque peu le texte. Spinoza ne fait jamais mention d’une telle mission – certes possible – du philosophe ; le dernier chapitre du Tractatus, nous l’avons vu, envisage l’espace de l’activité du philosophe du triple point de vue de son effet (perturbateur ou « citoyen »), de son mode d’expression (rationnel) et de son extension, mais jamais en fonction d’un contenu ou d’une fin spécifiques susceptibles de différencier cette activité de celle de penser en général. En se référant au paragraphe 11 du chapitre XIX du Tractatus, Ansaldi fait du philosophe « celui qui doit se battre contre l’oubli des erreurs politiques du passé en vigilant sur le culte extérieur […], le garant du pacte théologico-politique [… ]81 ». Mais parce qu’il n’est question, dans ce paragraphe, que du souverain et non du philosophe, l’auteur paraît infléchir le texte comme en une direction platonicienne en laquelle, de surcroît, le philosophe se trouverait en « devoir éthique d’enseigner la vraie politique » telle qu’elle émane de la loi divine82.
54S’il est un effet politique du philosopher, c’est dans le même sens qu’il est un effet de la philosophie sur la théologie : produire l’espace de son libre exercice et se produire comme adresse au souverain, c’est aussi pour la philosophie dessiner des limites qui regardent la nature et l’étendue du pouvoir politique. Deleuze écrit en ce sens que « c’est la limite qui rend possible une chose limitée83 ». Nous l’avions déjà constaté avec l’ignorant et le prophète : le mouvement de s’autoproduire dans la rencontre et de tracer des lignes est aussi, pour la philosophie, mouvement d’engendrer et de normer ses autres, d’en tracer des caractères, d’en dessiner des contenus et d’en délimiter des compétences. La différence, ici, est qu’il ne s’agit pas de l’autre du philosopher, mais de l’espace dans lequel il s’inscrit nécessairement. Comment l’espace de la liberté de philosopher n’engendrerait-t-il pas, au moment même où il se constitue, une autolimitation du pouvoir souverain ? Ayant statut de limite, la ligne séparant l’espace de liberté sans restriction et celui des ordres et des commandements du souverain détermine de façon concomitante ces espaces qu’elle distingue, nous amenant à nous tourner maintenant du côté des effets produits au niveau de l’exercice même du pouvoir.
TOLÉRANCE ET LAÏCITÉ
55Pour la pensée, produire l’espace de sa liberté, lui-même nécessaire à la conservation de l’État, c’est indissociablement fonder l’espace politique comme celui non d’un juger en commun, mais d’un agir par décret commun, et produire ainsi une mesure du pouvoir souverain. La pensée des citoyens se présente comme une limite infranchissable pour un souverain veillant au bien public et dirigeant tout selon le commandement de la raison, « afin de préserver son intérêt et de conserver la souveraineté84 ». Lui-même déterminé par sa seule puissance, il doit laisser s’exprimer les opinions non séditieuses et ne pas chercher à prescrire à chacun ce qu’il doit entendre comme étant vrai ou faux ni comment il faut juger en matière de religion. La liberté de penser, et partant de philosopher, fait la limitation du pouvoir souverain. Le « droit de chacun », comme l’appelle Spinoza85, produit la mesure de l’usage de la violence par le souverain86, un « État bien réglé [imperium […] moderatum]87 ». Pour être plus précis, l’autoproduction, par la pensée, de son espace de liberté, ne détermine pas d’elle-même les limites du pouvoir souverain, mais elle génère en même temps qu’elle une nécessaire autolimitation de ce pouvoir. Le souverain prend conscience qu’il lui est impossible de régenter les pensées et qu’une politique répressive, en la matière, serait parfaitement contre-productive : par la disparition de la confiance, le règne de l’hypocrisie et la généralisation de la corruption, elle l’acheminerait vers sa ruine88. Cette autolimitation du pouvoir politique peut prendre deux formes, loin d’être étrangères au philosopher, sous les noms, qu’il s’agit moins de craindre que de justifier, de tolérance et de laïcité.
56En prenant garde au caractère surdéterminé du terme, dont il n’est pas en outre question de faire de Spinoza un théoricien, jusqu’où est-il permis de parler, chez ce dernier, de « tolérance » ? Car en vertu de sa conception de la vérité, une et démonstrativement établie, il ne saurait y avoir chez lui d’acceptation sceptique des opinions ni, en la matière, d’attitude de prudence ou de réserve89. Cependant, il n’est pas interdit de parler d’une forme spinozienne de tolérance en considération, d’abord, de sa pratique exégétique90. La stricte séparation de la philosophie et de la foi autorise en effet une pluralité d’interprétations, permettant ainsi au lecteur d’adapter l’Écriture à sa vie singulière. La tolérance se trouve ainsi fondée, comme l’écrit Lagrée, sur un « principe de générosité herméneutique ». Mais l’idée de tolérance s’articule avant tout à l’affirmation de la liberté de pensée et d’expression. Certes, c’est d’abord parce qu’elle menace le pacte et la stabilité de l’État – c’est-à-dire pour des raisons pratiques et non morales – que la censure doit être prohibée. Mais se dégage de là une forme de tolérance, au moins au sens négatif où « ce qu’on ne peut interdire, il faut nécessairement le permettre91 ». Positivement, l’État se renforce de ce qu’il permet, à savoir l’expression de la diversité des croyances et des opinions. En effet, autant la poursuite des hérétiques produit des schismes irréparables92, autant les éventuelles tensions induites par la liberté d’expression permettent de déjouer d’autres sources de tension, nuisibles au souverain, telles la ruse, la haine ou la déloyauté. La tolérance, qui n’est ici ni principe moral de respect ni simple acceptation passive, mais l’espace reconnu au pluralisme des expériences religieuses et à la nécessaire liberté de conscience dans l’État, est l’intérêt même de ce dernier. Enfin, s’il est permis d’entendre par tolérance l’attitude qui consiste à affirmer en l’autre, quelles que soient ses opinions, le droit absolu de croire ou de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense, alors une telle idée se déduit encore de l’affirmation de la liberté de pensée et d’expression.
57S’il y va de l’intérêt du pouvoir de protéger cette liberté, ne peut-on affirmer qu’outre un principe de tolérance, la liberté de philosopher fait advenir une forme de laïcité ?
58Affirmer le principe de subordination du pouvoir religieux à l’égard du pouvoir civil est en effet une visée majeure du Traité théologico-politique, précisément articulée à la défense de la liberté de philosopher. Mais il y a d’emblée une difficulté en ce que le concept de laïcité (non pas l’adjectif « laïc ») est anachronique et par conséquent absent (lui aussi) des textes de Spinoza. Or, le caractère laïc de sa philosophie, et même le spinozisme comme philosophie de la laïcité, sont des idées largement partagées. Qu’est-ce donc qui permet de donner sens à cette idée de laïcité – sans qu’il y ait d’ailleurs à en préjuger une détermination univoque ?
59C’est de l’étude historique de l’organisation du peuple hébreu, en particulier de la loi mosaïque relative aux charges sacerdotales, que Spinoza, au chapitre XVII du Traité théologico-politique, tire la thèse d’une nécessaire autonomie de l’autorité politique et de la « transcendance » de celle-ci sur l’exercice de la religion. On peut voir là une première détermination de l’idée de laïcité, la plus importante. Si l’État veut régner en toute sécurité, mais dans des limites précises, il doit légiférer sur la religion : « Ceux qui détiennent le pouvoir souverain sont les défenseurs et les interprètes non seulement du droit civil mais aussi du droit sacré ; […] seuls ils ont le droit de décider ce qui est juste et ce qui est injuste, ce qui est pieux et ce qui est impie93. » Telles sont les bases de la laïcité proprement politique : « Le culte de la religion et l’exercice de la piété doivent concorder avec la paix et l’intérêt de la République, […] ils doivent par conséquent être déterminés par le seul Souverain94. »
60Deux observations doivent être faites. En premier lieu, l’autonomie n’est pas l’égalité et ne recouvre certainement pas l’idée d’un même exercice effectif de pouvoir. En l’occurrence, les pratiques religieuses sont mises en conformité avec le droit public, et nulle loi religieuse ne peut être invoquée afin de contester les lois que les hommes se sont données. Si l’Église et l’État représentaient deux entités juridiques semblables, les conflits n’en seraient que favorisés, et si les religions existaient comme « un État dans l’État95 », elles n’auraient aucun compte à rendre à la République. Le rapport entre les deux pouvoirs est donc à concevoir non pas en termes d’égalité politique ou juridique, ni même d’indépendance, mais de subordination et de contrôle. C’est ainsi au magistrat qu’il revient d’excommunier, comme de nommer ou de répudier les prédicateurs. Il va de soi que la laïcité, s’exprimant à travers la subordination du droit des affaires sacrées au pouvoir souverain, est non pas négation mais au contraire reconnaissance des croyances religieuses, manifestations de la liberté de penser, elles-mêmes favorisées par une telle subordination – tel est l’objet du chapitre XIX du Tractatus. En second lieu, ainsi conçu, l’État, pour Spinoza, est laïc seulement dans la mesure où il est démocratique – au sens élémentaire où chacun doit obéissance à l’ensemble de la société, et non à un particulier ou à une partie du corps social. C’est bien à cette condition que peut être juridiquement instituée la liberté individuelle de pensée et d’expression, que nul ne peut aliéner aux mains d’un seul.
61Mais on peut observer une autre dimension de la laïcité, qui touche plus spécifiquement la liberté de philosopher. Si l’État a pour fin la liberté, il doit alors sans cesse favoriser cette liberté individuelle et ne rien décréter en ce qui concerne cette « religion philosophique » ou religion de l’esprit qu’est l’éthique96. Voilà qui induit une deuxième détermination de l’idée de laïcité : la promotion de la rationalité. Le chapitre XX pose, en son titre même, qu’« il est permis à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense ». Ce qui revient ici à accepter la libre confrontation des idées ne signifie pas seulement une volonté d’éviter les perversions qu’entraînerait la répression de la liberté de penser ; c’est encore reconnaître l’individu comme pleinement capable de raisonner par lui-même et publiquement – sans besoin d’une quelconque caution religieuse. Bien plus : laisser libre cours à l’expression des pensées aiguise les esprits et finalement favorise la raison97. Certes, il n’y a pas à attendre de l’autorité politique (pas plus pour Descartes et Hobbes) qu’elle transforme l’homme et assure son salut ; la liberté d’opinion comme la gestion des affaires sacrées par le souverain ne mettront pas plus un point final aux conflits passionnels. Cependant elles régulent ces conflits et ménagent de la sorte une place, susceptible de s’accroître, à la liberté philosophique et au développement de la raison. Il n’est pas étonnant de retrouver ici cet enjeu éthique dont nous avons dit qu’il constituait l’ultime raison d’être de la défense de la liberté de philosopher : la république la plus libre est « celle dont les lois sont fondées sur la saine raison car chacun, quand il le veut, peut y être libre, c’est-à-dire vivre de toute son âme sous la conduite de la raison98 ». Shlomo Pinès a donc tout à fait raison d’admettre que la liberté, que Spinoza assigne comme fin à l’État au chapitre XVI du Traité théologico-politique, n’est pas uniquement de nature politique :
Spinoza avait également à l’esprit la liberté qui est acquise par l’individu humain pour un usage correct de l’intellect. En d’autres termes, il semble dire que promouvoir la philosophie et l’attitude philosophique est un des objectifs de l’État démocratique […] même si, dans la plupart des cas, les gouvernants ne sont pas des philosophes99.
62Il faut certainement rester prudent sur l’usage du terme « objectif », qui pourrait mener à considérer la promotion de la philosophie comme finalité de l’État démocratique, ce qui n’est pas le cas. Néanmoins, l’obéissance à la loi commune est aussi une discipline comme intériorisation progressive d’une conduite raisonnable, de telle sorte que, dans l’ordre politique, la démocratie, limitant fortement le particularisme du désir, esquisse la vie rationnelle dont elle crée les conditions. Ici prend tout son sens un contenu, jusque-là à peine mentionné, des espaces de liberté de parole ou d’enseignement et d’action : le « développement [ou avancement] des sciences et des arts100 », si tant est qu’un Galilée ou un Torricelli n’aurait pas eu tant d’influence sans liberté d’expression, et qu’un État s’appauvrit lui-même de l’absence de débats scientifiques et philosophiques.
63De l’idée de laïcité se dégage finalement comme un « noyau », constitué de trois formes inséparables de liberté101 : une liberté intérieure, relevant à ce titre du « droit privé » et indiquant par là même les limites de la souveraineté politique ; une liberté critique, celle de la raison à l’égard des lois de l’État comme, d’abord, de la lecture de la Bible ; une liberté politique, enfin, que fonde un pouvoir (de type démocratique) affranchi, en se le subordonnant, du pouvoir ecclésiastique102.
64Toutefois, le contrôle de l’État sur l’Église ne peut se concilier avec la liberté religieuse qu’à la condition de distinguer deux plans : d’un côté, celui de la foi universelle, que le pouvoir politique doit établir afin que chacun connaisse les limites de son action dans la vie sociale – sur ce plan, nul ne doit être jugé que sur ses actes ; d’un autre côté, celui de la foi particulière, objet de la liberté d’opinion et d’expression de chacun, qui doit précisément être sauvegardée, sans danger, par le pouvoir temporel103. La production de l’espace libre du philosopher amène ici à penser une dimension tout à fait essentielle, tant au niveau du philosophe qu’à celui du pouvoir, à savoir une façon de concilier les nécessités du droit politique et les exigences de la liberté de pensée. Spinoza affirme simultanément que « l’autorité suprême d’interpréter les lois » (y compris religieuses) appartient aux magistrats, et que chacun dispose de « l’autorité suprême d’expliquer la religion et d’en juger »104. Cette distinction entre culte extérieur et culte intérieur, autrement dit entre sphère du public et sphère du privé – distinction dont Spinoza fait part explicitement105 – peut légitimement constituer une nouvelle et troisième détermination de l’idée de laïcité – bien entendu indissociable de la première, celle de la subordination du pouvoir religieux au pouvoir civil. En d’autres termes, la laïcité ne s’exprime pas seulement dans le cadre de la relation État/Église, mais aussi – et sur ce point, Spinoza se distingue de Hobbes – dans celui de la relation État/individu : le droit de l’État de régler tant les choses sacrées que profanes se rapporte en effet seulement aux actions extérieures. Le souverain seul détient le pouvoir de
désigner les ministres [du culte], de déterminer et d’établir les fondements et l’enseignement de l’Église, de juger des mœurs et des actes de piété, d’excommunier quelqu’un ou d’admettre quelqu’un dans l’Église, et enfin de pourvoir aux besoins des pauvres106.
65Mais pour ce qui touche la droiture et la véracité de l’âme, cela « ne relève d’aucun droit ni d’aucune autorité publique107 », mais du droit de chacun, c’est-à-dire du droit privé. Si donc conciliation il peut y avoir entre autorité politique et liberté de conscience, c’est à la condition que les normes de l’autorité politique ne soient pas elles-mêmes ordonnées à une loi transcendante mais à la nature même de l’autorité politique : veiller, et seulement veiller, à l’utilité commune et au droit public. Par conséquent, que le souverain défende et interprète, pratiquement et juridiquement, le droit civil comme le droit sacré est indissociable de sa propre limitation au regard, non pas certes des actes qui concernent la paix civile, mais de la pensée, des opinions religieuses, philosophiques et de leur expression, qui trouvent là toute leur indépendance.
SINGULARITÉ ET ENSEIGNEMENTS DE LA RENCONTRE
66Philosopher ne peut s’exercer seulement dans un poêle. C’est une activité qui, tout à la fois, s’effectue par-devers soi, engage en ses fins un rapport essentiel à autrui108 et s’enracine nécessairement dans un contexte sociopolitique. C’est cet enracinement qui est l’objet de ce premier lieu de rencontre que l’on observe (par les occurrences elles-mêmes) chez Spinoza, entre le philosophe et le politique. Mais cette rencontre s’est montrée triplement singulière, en sa nature, en son expression et en son objet. D’une part, elle ne signifie ni le fait de croiser un autre que soi, ni un face-à-face où se joue la nécessité d’une démarcation, mais avant tout une situation : celle d’être nécessairement en présence d’un pouvoir politique, qui ne peut manquer de produire des effets variablement favorables. D’autre part, si cette rencontre donne lieu, à nouveau, à un geste topologique de composition d’espaces, qui donne à observer comme une géométrie propre au Traité théologico-politique, c’est d’une manière bien singulière. Parce que le philosophe ne rencontre pas ici véritablement un « autre », la topologie spinozienne se modifie. Elle consiste moins dans la constitution de lieux ou de champs différenciés que dans la segmentation d’un seul et même espace. Les lignes qu’on y voit se tracer, dont nous avons proposé une figuration, représentent des limites d’effets de puissances mesurées à l’aune de la conservation de l’État. Enfin, quant à son objet, la rencontre est marquée d’un paradoxe : subsumée sous l’activité générale de penser, aucun contenu spécifique n’est ici avancé de l’activité de philosopher, pas même un rappel des propriétés énoncées à la fin du chapitre XIV. Toutefois, cette absence de contenu ne signifie pas que rien ne soit dit de l’idée de philosophie, parce qu’il y va tant de son conatus que des conditions extérieures rendant possible le déploiement de l’éthique elle-même.
67Qu’apprenons-nous, dans et par cette rencontre particulière, de l’idée de philosophie ? En tant qu’elle a affaire au droit et aux fins du souverain, on la voit produire l’espace nécessaire et légitime de son libre exercice, c’est-à-dire aussi celui de la parole et de sa diffusion. Un tel espace se présente comme anthropologiquement fondé par le droit que la nature accorde à chacun de penser comme il l’entend ; comme culturellement indispensable pour le développement des sciences et des arts ; comme politiquement nécessaire puisqu’il y va, pour l’État, de son maintien ; comme philosophiquement justifié, enfin, en tant qu’il y va de la possibilité même de la béatitude109. En se constituant, cet espace a fait apparaître une dimension de l’idée de philosophie comme adresse au souverain. Sous cet aspect, le philosophe parle et enseigne en se mettant, pourrait-on dire, à la portée du souverain, afin de le convaincre de garantir le pluralisme des opinions. La politique n’est donc pas seulement l’espace dans lequel s’exerce la philosophie, elle est aussi l’espace pour lequel elle s’exerce et produit des effets. Le philosophe ne se pose donc pas, en vérité, le problème de sa place dans la cité, mais celui « de l’aménagement de la cité en fonction de la volonté de garantir la liberté de philosopher110 ». La reconnaissance juridique de cette dernière et en conséquence, jusqu’à un certain point, de celle de parler et d’agir produit auprès du pouvoir souverain des effets d’autolimitation. Celle-ci est indissociable d’une forme de tolérance et de laïcité – au sens où la reconnaissance va de pair, moyennant la redéfinition de l’espace de la théologie, avec la subordination de cette dernière au pouvoir civil. L’idée de philosophie, du point de vue de son exercice dans la cité, est l’idée d’une activité qui favorise la concorde et ne peut le faire qu’à la condition, revendiquée, de pouvoir elle-même persévérer en son mouvement propre, ce qui requiert en particulier de pouvoir partager la vérité. C’est en quoi l’ultime dimension singulière de cette rencontre tient dans ce geste que fait Spinoza : produire la rencontre.
68Au regard de la philosophie, comme itinéraire qui conduit vers le souverain bien, les institutions politiques ne sont pas sans effet dans la mesure où elles peuvent favoriser ou contrarier l’effort vers le salut. C’est pourquoi le philosophe doit s’occuper du problème de la liberté de pensée et d’expression. Mais il ne peut le faire sans s’occuper aussi des problèmes politiques en général, à propos desquels il ne peut être indifférent – une indifférence qu’il n’a pas même été question d’imputer à Descartes. De philosopher en politique à philosopher sur la politique, il n’y a qu’un pas, que franchit explicitement le Traité politique. Ce qui signifie que l’espace politique dans lequel le penser a dessiné son propre espace d’exercice se laisse prendre lui-même comme objet de pensée. Il n’est donc pas fortuit que le second lieu de rencontre (attesté par les occurrences) de la philosophie et de la politique soit le chapitre inaugural du Traité politique. Que nous apprend-il sur l’idée de philosophie, qui se présente ici comme réflexion sur la politique ? Que doit-être, plus précisément, la philosophie, en tant qu’elle prétend se constituer en réflexion politique ?
PHILOSOPHER SUR LA POLITIQUE, OU L’AUTOPRODUCTION D’UNE PHILOSOPHIE « RÉALISTE »
69On peut avancer que le Traité politique est ordonné au même enjeu – qui n’est cependant pas son objet – que le Traité théologico-politique de 1670 : établir les conditions extérieures les plus favorables à la réalisation des visées éthiques du système111. Mais il se propose, quant à lui, d’élaborer une théorie des fondements de la politique. Il s’agit, plus précisément, d’établir les fondements d’un État stable, dont l’existence ne soit menacée ni de l’extérieur ni de l’intérieur et qui soit capable d’établir une véritable paix. Le problème est donc celui des conditions de conservation d’un régime politique, et Spinoza d’examiner la façon dont il peut être résolu pour chacun des trois régimes traditionnels (monarchique, aristocratique, démocratique). Lorsque l’auteur de l’Éthique entend donc déterminer « ce qu’est le meilleur régime pour tout État112 », il ne s’agit pas du meilleur régime politique absolument parlant, mais des principes d’organisation les meilleurs que l’on puisse concevoir pour chacun des trois régimes relativement à la fin de la société civile : « Rien d’autre que la paix et la sécurité de la vie113. »
70Mais comment s’y prendre ? L’objet requiert sa méthode et invite la philosophie à se demander comment se saisir elle-même comme juste théorisation de la chose publique et de sa pratique. Il est certes une singularité du Traité politique qui tient à ce que l’on y trouve une expression la plus nettement autonome de la philosophie et de la politique de Spinoza « à l’égard du cartésianisme, du droit naturel de l’âge classique, de la conception traditionnelle de la politique114 ». Mais ce trait singulier repose sur un autre : c’est en cet ouvrage seul que se voit explicitement caractérisé le rapport – adéquat comme inadéquat – de la philosophie au problème politique. Cependant, il convient d’emblée de remarquer que le Traité ne parle pas directement de philosophie, mais des philosophes115. La réflexion méthodologique débute avec une évaluation de la façon dont ces derniers ont traité le problème politique. C’est donc à travers celle-ci que nous les voyons rencontrer les politiques. Nous passons, autrement dit, du philosophe dans la cité, s’adressant au souverain pour lui parler de liberté, aux philosophes théoriciens, spécialistes – ou censés l’être – de l’humaine condition, rencontrant les politiques (des experts), sur le terrain de la politique qui pourra se présenter comme science.
71À nouveau, ce sont ici les relations qui nous intéressent, comme leur conséquences, à savoir les lignes tracées, entre les philosophes et les politiques, entre ceux-ci et les théologiens, sans doute aussi entre Spinoza et tous ces derniers. Ces lignes de distinction que l’auteur s’applique à tracer à travers les quatre premiers articles de l’ouvrage, vont encore, sous un certain point de vue, distinguer la philosophie elle-même.
CONSTITUER UNE SCIENCE POLITIQUE
72Ces premiers articles – peut-être ne l’a-t-on pas fait assez remarquer – ont pour objet la valeur des écrits disponibles (Satire, Éthique, écrits politiques) qui traitent de la politique et dont le contenu est indissociable d’une « méthode » d’approche des hommes eux-mêmes. On peut considérer ces quatre premiers articles du Traité politique comme un prologue, en forme de discours de la méthode.
73Il s’ouvre sur « les philosophes ». Mais pour en faire une critique acerbe. Ils sont des exemples de ces philosophes ignorants dont on a examiné plus haut les caractères, et recoupent très exactement le groupe de ceux, mentionnés dans la préface de l’Éthique III, qui ont écrit sur les affects et la façon de vivre des hommes en en traitant « comme de choses qui sont hors de la nature ». La conception erronée qu’ils se font des affects humains – seraient-ils seulement ceux « dont nous sommes tourmentés » –, comme de vices imputables aux hommes, procède d’une ignorance de la nature, dont les lois ordinaires régissent les affects. De cette conception découle une réaction littéralement affectée (rire, pleurer, médire voire maudire) ainsi que la fiction d’un idéal (« une nature humaine qui n’existe nulle part »). La louange dont cette illusion fait l’objet en produit une autre, celle d’atteindre le sommet de la sagesse et d’agir divinement – c’est-à-dire de paraître un saint. La cause de cet égarement des philosophes est ainsi synthétisée : « ils conçoivent en effet les hommes non tels qu’ils sont mais tels qu’ils voudraient qu’ils soient ». Le désir est pris pour réalité, le devoir-être (imaginaire) prime sur l’être (passionnel), et tout procède ici d’une ignorance des causes, à savoir les affects (et donc aussi le corps) comme constitutifs de l’humaine condition et comme vrais et seuls ressorts des conduites. De cet oubli de l’être enveloppant ce que l’on pourrait appeler une misopathie procède d’une part le préjugé relatif à la genèse des notions de perfection et d’imperfection, qui fait directement écho à la préface de l’Éthique IV116. De cette vision inadéquate des choses, d’autre part, ne peut que procéder, comme l’écrit Matheron dans son article consacré à ces lignes, une « science spéculative d’une nature qui n’existe pas117 ».
74La conclusion est sans appel : les philosophes « n’ont jamais conçu de Politique qui puisse être en usage et être tenue pour autre chose qu’une Chimère, bonne à instituer en l’île d’Utopie ou à l’âge d’or des Poètes, c’est-à-dire précisément là où il n’y en avait nul besoin [… ]118 ». Qu’il s’agisse d’une cité idéale théorique ou d’un âge d’or poétique, les lieux et les temps décrits sont précisément hors lieux et hors temps, autrement dit hors de la réalité humaine119. Quant à la chimère (chimaera), n’étant pas chose naturelle120, elle n’est pas un être et ne peut donc exister, de par sa nature même121 ; parce qu’elle est précisément ce dont, à l’exemple d’un cercle carré, l’essence exclut l’existence, et parce que l’on ne peut donc l’exprimer autrement que par des mots, elle « n’est rien qu’un mot122 ». La politique des philosophes est donc aussi purement verbale, faute de s’être attachée à concevoir ce qui est : les hommes comme ils sont et, conjointement, la science politique comme elle est, c’est-à-dire une science appliquée.
75Tout en énonçant les causes de l’impuissance des philosophes à penser la politique et à gouverner – et dire les causes importe plus que nommer –, Spinoza met en évidence la nécessité d’une compétence en matière de pratique. Mais quelle est cette compétence qui doit rendre adéquate la saisie, par la philosophie, de cet objet qu’est la politique ? Qu’est-ce, au juste, que faire concorder théorie et pratique ? Car ici, le philosophe n’est pas celui qui, dans le Traité théologico-politique, s’adresse au souverain et doit pouvoir lui montrer l’iniquité d’une loi, mais celui, semble-t-il, qui devrait à la fois penser la politique, en concevoir une « qui puisse être mise en usage » et gouverner une république123. Lorsqu’il s’agit de la science du gouvernement des États, personne, donc, n’est moins qualifié que les philosophes.
76Le seraient bien davantage les hommes politiques, instruits de l’expérience.
77Il pourrait y avoir ambiguïté sur ces politici : s’agit-il des praticiens ou bien, comme le laisse entendre la fin de l’article 2, des théoriciens de la politique ? Ce sont en fait les deux à la fois, puisque après avoir parlé des méthodes de gouvernement (donc des praticiens et, parmi eux, les « habiles »), la dernière phrase de cet article ne retiendra que ceux-là seuls qui ont écrit sur les questions politiques (« […] de rebus politicis scripsisse »). On peut donc estimer, avec Matheron, qu’est ici visé « un certain discours que tient sur elle-même, indépendamment de toute theoria, la pratique politique compétente124 ».
78À la différence du premier article, consacré aux philosophes, le deuxième ne présente aucune tournure négative, parce qu’au moins la pratique amène les politiques à considérer les hommes en tant qu’ils se manifestent par leurs vices. Spinoza ne semble pas dire ici que les politiques voient dans les hommes uniquement des vices, mais que la difficulté touchant leur pratique du gouvernement tient de cette expérience des vices aussi constants qu’irrépressibles par les hommes eux-mêmes, une réalité qui fait d’emblée pendant à la belle humanité des philosophes. Les politiques, eux, prennent acte de cette « méchanceté », sans pour leur part – ce que Spinoza laisse à penser – fustiger les hommes. Le réalisme a au moins l’avantage, semble-t-il, d’éviter le moralisme déplacé, car la reconnaissance d’une certaine uniformité de la nature humaine porte à celle d’une constance des passions. « D’autant que si les hommes étaient tous gens de bien, mon précepte serait nul ; mais comme ils sont méchants [… ]125 » : on connaît l’influence, dans le Traité politique, de Machiavel, que Spinoza cite, défend et discute, en le qualifiant d’acutissimus et de prudentissimus126. Ce sont trois grands principes que Spinoza retient du Florentin : 1o prendre les hommes tels qu’ils sont, avec leurs faiblesses et leurs passions ; 2o reconnaître, à travers l’histoire, l’immutabilité de la nature humaine ; 3o juger les gouvernants comme les gouvernés non sur les intentions ou la bonne volonté, mais sur les actions et leurs effets127.
79Revenant à ce qui ici l’intéresse, à savoir les écrits en matière de politique, Spinoza compare. L’enracinement pratique des politiques les conduit à produire de meilleurs écrits que ceux des philosophes : l’expérience, entendue comme ensemble de leçons tirées de la fréquentation effective des passions humaines, est évidemment plus instructive et plus utile (à l’usage du gouvernement) que des conceptions imaginaires. Mieux vaut donc s’en remettre aux experts de la pratique politique.
80Mais la médaille a son revers – par où les politiques ne sont pas simplement la figure opposée des philosophes. Si, à la différence de ces derniers, ils ne dénigrent, ni ne moralisent, ni n’inventent des chimères, les politiques continuent de considérer les affects humains en termes de vices. On dira qu’ils en sont certainement moins blâmables parce que c’est certainement mieux saisir les hommes comme ils sont et parce qu’ils ne font pas profession de théoricien de la nature humaine. Certes ! Mais si c’est à l’égard d’hommes considérés comme irrémédiablement vicieux que se justifie l’art de la manipulation, les effets sont là, que Spinoza met en regard de gestes préférables : tendre des pièges aux hommes plutôt que servir leurs intérêts, se montrer habile plutôt que sage, être conduit par la crainte (source de la tyrannie128) plutôt que par la raison. Pragmatisme de la conduite, qualités toutes techniciennes et souci essentiellement préventif révèlent l’insuffisance de s’en tenir à la seule expérience. Si les philosophes prennent leurs désirs pour la réalité, c’est le désespoir que les politiques sont amenés par l’expérience à prendre pour seule réalité, puisqu’ils supposent les hommes définitivement vicieux. Mus par le souci de se conserver et ne jouant guère que de la crainte et de l’espoir, ils semblent s’être fermés à toute préoccupation d’un bien commun comme à tout espoir de vertu ou de perfectionnement de la nature humaine. Il ne s’agit que de « diriger la multitude129 ». Leur pessimisme, autrement dit, amène les politiques à négliger les aspirations humaines, voire ce que le Traité politique appelle « une vie humaine130 », pour ne concevoir qu’une pragmatique de la gestion des intérêts – et, au premier chef, des leurs. Comme l’écrit Matheron, ces politiques peuvent bien observer les hommes de toutes conditions, en induire des moyens adaptés à leur projet,
obtenir même d’éclatants succès, mais, dans la mesure où les actions humaines de fait ne relèvent d’aucune nécessité, ils n’iront jamais plus loin – aussi longtemps du moins, ajoutera Spinoza, qu’il n’y aura pas de science spéculative non finaliste du déterminisme qui régit en réalité les hommes réels131.
81Mais il convient en réalité de relativiser ce point. La négligence des politiques, dans cet article 2, est articulée non pas à un propos général sur les fins de l’action politique, mais à une troisième catégorie de personnes que Spinoza fait apparaître ici : les théologiens. Ces derniers, confondant le domaine public et le domaine privé, condamnent les politiques, fautifs à leurs yeux de ne pas ordonner leur traitement des affaires publiques à la norme de la piété. Ressentiment, sans doute, de ceux qui estiment ne pas être suffisamment aux commandes de ces mêmes affaires publiques. Mais si les théologiens condamnent les politiques, le rapprochement, ici, n’est guère étonnant car ces derniers, au fond, « de même que les théologiens, bien que d’une autre manière, confondent le privé et le public, en substituant leur intérêt privé au bien public132 ».
82Critique des philosophes aux écrits parfaitement inutiles ; critique des théologiens, et pour leur aptitude supposée à conseiller les pouvoirs souverains, et pour la norme qu’ils défendent de l’action politique ; critique relative des politiques, qui font bien de se maintenir dans les limites de l’expérience, mais dont l’action se voit précisément non pas même coupée de ses prémisses, mais sans prémisses, susceptibles de la normer133.
83« Quant à moi134… » : Spinoza décide d’intervenir personnellement dans ce débat opposant, selon les expressions de Matheron, « irréalisme imaginaire » et « empirisme sans principes »135. S’annonce ici une façon adéquate d’écrire sur la politique et d’en concevoir la science. Le penseur hollandais commence par une affirmation : dans ce qu’elle peut nous enseigner, l’expérience est comme saturée. L’affirmation s’avance sans livrer ses raisons. En la matière, observer revient à prouver. Si « l’expérience a montré tous les genres de Cités que l’on peut concevoir » ainsi que tous les moyens par lesquels diriger la multitude, c’est, semble-t-il, que l’histoire a déjà fait naître assez de gouvernants et de législateurs suffisamment pénétrants (viris acutissimis) qui ont institué les règles de droit communes, et proposer assez d’occasions et de hasards montrant ce qui peut être utile à l’association commune. Mais si l’objet de la politique se voit déjà comme épuisé par la pratique et par l’histoire, comment et pourquoi écrire un Traité politique ?
84L’idée d’expérience, ici, signifie d’abord cette réalité, passée ou présente, qui manifeste toutes les manières possibles de gouverner les hommes. En tant que telle, elle est ce dans quoi nous pouvons puiser pour reconstruire des formes théoriques d’État. Ainsi, « seule l’expérience nous apprend comment Venise a combiné une constitution aristocratique et cet élément de monarchie qu’est le Doge136 ». Moreau souligne alors la dimension constitutive de cette expérience, au sens où elle fait apparaître la diversité des ingenia, individuels ou collectifs ; elle « nous permet de faire le bilan des traits individuels d’un individu existant » et, poursuit-il, elle « acquiert ici pour une fois, une forme active, lorsque Spinoza donne à experientia un synonyme unique dans son œuvre : experientia sive praxis »137. Dimension constitutive, pour nous, de l’expérience, mais aussi des occasions de l’histoire humaine qui ne peuvent, semble-t-il, indéfiniment varier. Comment dès lors concevoir un autre genre de cité si la nature humaine est toujours et partout la même138 ? La réponse tient dans ce que la nécessité, à l’œuvre dans la nature ou dans l’histoire des hommes, n’empêche pas la variété. Ainsi, que la nature humaine soit toujours et partout la même « signifie d’abord que, sous tous les climats, et à tous les moments de l’histoire, la structure des passions humaines […] produit non pas des comportements identiques, mais des besoins et des dangers analogues139 ». Certes, dans l’histoire, les combinaisons des passions entre elles peuvent varier à l’infini d’une société à l’autre ; mais s’il s’agit de « faire vivre des hommes dans la concorde » et s’il est question des « moyens par lesquels on doit diriger la multitude »140, alors les façons de faire ne sont pas en nombre infini, au regard, précisément, de la constance des besoins et des dangers que produisent les passions humaines.
85Dès lors, la réflexion philosophique en matière de politique ne saurait être ni invention ni expérience de pensée : saisir la nature humaine telle qu’elle est, comme la diversité de ses expressions politiques, c’est comprendre que chercher à « démontrer quoi que ce soit de nouveau ou d’inouï141 » ne sera finalement qu’œuvre vaine. La nature humaine s’exprime certainement de façon toujours diversifiée, ce qui ne signifie pas toujours nouvelle, et si les manières et les moyens de contenir les hommes et de les faire vivre dans la concorde sont en nombre fini, alors l’histoire, sous des modalités diverses, en aura déjà manifesté tous les principes. Mais si l’expérience a déjà tout montré, et si la science politique n’est pas plus nouvelle que l’opposition entre idéalisme et réalisme142, quelle place y a-t-il pour une nouvelle manière de réfléchir sur la politique ? Revenons, autrement dit, au problème de la raison d’être du Traité politique.
86La solution, pour Spinoza, ne consistera donc pas à partir de l’expérience. Mais il est possible de réfléchir à ce qui s’accorde le mieux avec elle et, pour ce faire, de partir de ce que sont les hommes : « j’ai seulement tâché d’établir par des raisons certaines et indubitables ce qui s’accorde le mieux avec la pratique, et de le déduire de la condition de la nature humaine elle-même143 ». Cette démarche comprend un double geste. D’une part, une évaluation de l’expérience historique, laquelle montre que les régimes sont tous plus ou moins mal constitués – comme suffit à en témoigner la succession des séditions et des guerres. D’autre part, un souci, qui fut celui de Hobbes, de refonder rigoureusement la science politique. Voilà qui signifie le rappel des principales thèses de l’Éthique sur la nature humaine, point de départ d’une démarche déductive – toujours soucieuse de prendre en compte les enseignements de l’expérience (en l’occurrence l’histoire de Rome, des Pays-Bas, des pays Ibériques, des républiques d’Italie).
87Si la politique se ramenait à un pur pragmatisme, il n’y en aurait pas de science possible. Mais l’auteur de l’Éthique entend en « déduire » les principes. Sa philosophie politique affirme ainsi sa dimension rationnelle par la démonstration rigoureuse des propositions qu’elle avance144. Du point de vue de sa méthode, le Traité politique s’articule donc bien plus nettement à l’Éthique qu’au Traité théologico-politique, car
il convient d’adopter dans l’étude des faits politiques une attitude aussi objective que dans l’étude des passions, étant donné qu’on ne saurait comprendre la réalité politique que comme une dynamique des forces qui, exactement comme toutes les forces naturelles, expriment à des degrés différents la puissance et la vie de Dieu (TP I, 4 ; II, 2)145.
88Les conditions d’une science politique à la fois vraie et utile (non pas nécessairement nouvelle) sont donc les suivantes : être une science déductive et s’appuyer sur une anthropologie démontrée (la science des affects). Mais elle doit en outre s’accorder avec la pratique (cum praxi convenire)146, car cette science, comme l’a dit Spinoza, n’est pas chimère mais science appliquée. Aussi doit-elle mesurer la justesse de ses énoncés à l’aune des enseignements de l’expérience historique qui, telle un garde-fou, permettra de les corroborer147.
SAISIE ET SOUCI DU RÉEL
89L’ouverture du dernier opus de Spinoza, sur la bonne manière, pour la philosophie, de traiter de la politique (plus précisément du problème de la stabilité de l’État), se construit en forme de rencontres organisées et, comme nous l’avions annoncé, de lignes que trace la philosophie elle-même. Ces lignes font apparaître, par démarcation, autant d’espaces – et de concepteurs – différents de la théorie politique. Lignes entre les hommes tels qu’ils sont et les hommes tels qu’on les rêve, entre le genre de la Satire et celui de l’Éthique ; entre les philosophes et les politiques, l’idéal imaginé et la réalité donnée ; entre habileté et sagesse, crainte et raison, piéger et soigner, mais encore entre les hommes politiques et les théologiens ; entre, surtout, Spinoza et les philosophes – dont la politique est refusée –, puis les politiques – dont, en un sens, c’est la philosophie qui est refusée. En somme, on voit ici la philosophie construire la nature et la démarche de son discours lorsque la politique est son objet. C’est bien encore dans le geste même de tracer des lignes de distinctions que la philosophie se distingue et se définit elle-même. Or, la chose, ici, ne doit pas tant surprendre. En effet, l’inconséquence des philosophes avec laquelle Spinoza débute son traité tient au fond d’une démarche qui présuppose une séparation erronée, entre une philosophie « spéculative » et une philosophie « appliquée » à la politique148. En d’autres termes, si les philosophes ont une idée inadéquate de la philosophie, c’est parce qu’ils la préjugent en surplomb par rapport à la politique, alors qu’elle y est pleinement partie prenante : penser philosophiquement la politique, c’est, comme le fait ici Spinoza, prendre comme objet la philosophie tout autant que la politique. Revenons alors à notre question initiale : qu’apprenons-nous ici de la philosophie ?
90La détermination spinozienne d’une méthode d’ajustement à cet objet qu’est la politique procède d’une démarche qui, si elle n’est pas normative, n’en est pas moins normée. On voit l’auteur du Traité politique en train de situer précisément la norme, entre être et devoir-être, ou plutôt entre l’oubli de l’être et l’oubli d’un pouvoir-être. S’il y a, pour reprendre le terme de Mugnier-Pollet, une norme « naturaliste », c’est pour des raisons profondément anthropologiques qui font concevoir l’homme non pas comme être raisonnable et libre, capable de décider de lui-même, mais comme être de passions, d’emblée (et toujours) soumis à l’ordre commun de la nature. Ce qui est « scientifique », au fond, c’est d’abord de refuser la nouveauté, du moins celle qu’imaginent les philosophes de l’article 1. C’est ensuite, et surtout, de rendre adéquat le traitement du problème politique. Dans la convergence d’une analyse des mœurs, d’une évaluation de ce que l’histoire donne à voir et d’une anthropologie, la science politique exposée dans ce dernier Traité, se présente, selon les mots de Zac,
comme une doctrine systématiquement élaborée, d’une part, à partir de la théorie des passions, elle-même liée à la conception spinoziste de Dieu […], et nourrie, d’autre part, par une réflexion sérieuse sur les événements historiques et les leçons des hommes politiques149.
91Ce qui semble alors s’autodéfinir de la philosophie dans le cadre de cette rencontre des philosophi et des politici, et venir constituer un élément de son essence, c’est une forme de réalisme. Mais en quel sens prendre ce terme s’il ne s’agit pas vraiment du réalisme des politiques ? Qu’aurait-il en outre de singulier s’il est tout autant permis d’évoquer un réalisme politique hobbesien150 ?
92Relativement à la méthode qu’il avance et à sa propre cohérence, le Traité politique présente une difficulté qui n’est pas mineure et qui impose de préciser ce « souci du réel » ou ce « réalisme » dont nous parlons. En effet, une fois posée la règle consistant à s’en tenir aux limites de l’expérience, laquelle a d’ailleurs épuisé la diversité des régimes possibles, ne voit-on pas les chapitres VI à XI du Traité politique établir de façon démonstrative des modèles de régimes politiques ? Mais parler de réalisme, est-ce interdire toute construction, comme la conception de modèles conformes à l’expérience ? Sans doute serait-il plus juste, en effet, de parler de conceptions que de modèles, conceptions de normes que l’expérience peut venir corroborer et qui, conformes à une anthropologie, n’ont plus rien des normes idéales des philosophes d’emblée critiqués. Il n’y a, dans le Traité politique, aucune occurrence du terme exemplar ; néanmoins, étant donné sa nature de norme, non pour autant idéale, comme l’est l’exemplar humanae naturae de la préface de l’Éthique IV, il pourrait donner leur statut à ces régimes tels que Spinoza les reconstruit et les veut réalisables. Que soit possible effectivement une réorganisation de la vie des hommes sur des bases plus rationnelles est un problème que nous laisserons de côté. Il nous semble que Morfino résume bien les choses. Spinoza ne se propose pas de construire une nouvelle forme d’État – il ne peut y en avoir – mais de déduire de la condition de la nature humaine « ce qui s’accorde le mieux avec la pratique151 » ; sa nouveauté
ne réside donc pas dans le contenu, qui vient de l’expérience, c’est-à-dire de l’histoire sacrée et païenne, telle qu’elle nous est témoignée par la Bible et les historiens classiques, mais plutôt de la forme théorique qu’il donne à ce contenu, forme qui n’a pu être élaborée que grâce aux instruments forgés de l’Éthique152.
93C’est précisément dans ce contexte théorique, précise encore Morfino, que Spinoza peut analyser les passions non comme des vices mais comme des propriétés qui dépendent de la nature humaine, de laquelle – ajouterons-nous – nous ne connaissons peut-être pas tous les effets possibles. Si l’Éthique fournit les instruments, le Traité de la réforme de l’entendement explicite la signification et les conditions de possibilité d’une pensée du réel, permettant ainsi d’éclairer plus avant l’idée de ce réalisme constitutif de la démarche philosophique. Mais de même qu’au terme de l’étude du chapitre XX du Traité théologico-politique, nous avons laissé en suspens le contenu de ce qui s’y nomme « philosopher », de même nous nous sommes ici attachés à montrer l’apparition, dans et par une autre forme de rencontre, d’une détermination essentielle de l’idée de philosophie. En tant que ce que nous appelons « souci du réel » est constitutif de l’idée de philosophie, c’est encore dans la troisième partie du présent ouvrage, consacrée à l’idée de « vraie philosophie », que nous en développerons la signification. Nous serons alors amenés à nous poser la question de savoir dans quelle mesure cette propriété, si elle est essentielle, ne s’étend pas au-delà de cet objet qu’est la politique. Mais nous serons également conduits à l’éclaircissement, laissé ici de côté, de ce geste indissociable de la constitution de la philosophie comme science politique : ne pas rire, ne pas pleurer ou déplorer, mais comprendre.
CONCLUSION : CE QUI SE DESSINE DE L’ACTIVITÉ PHILOSOPHIQUE RAPPORTÉE À LA POLITIQUE
94Les textes mêmes de Spinoza montrent une double manière, pour la philosophie, d’être présente à la chose politique, à l’aune d’un enjeu éthique indissociable d’un être-ensemble. D’abord, lorsqu’il est question de défendre la liberté de philosopher, en montrant tout ce que l’imperium peut gagner à l’accorder effectivement ; puis lorsqu’il est question de la manière correcte de se saisir, théoriquement, du problème politique de la conservation de l’État. Double manière et non pas deux manières, puisque la liberté de philosopher prend elle-même part à la stabilité de l’État. Mais pas plus dans un cas que dans l’autre, nous n’avons vu la philosophie être expressément définie en abordant le ou bien la politique. A pu néanmoins s’observer à nouveau ce mouvement de s’autoproduire en traçant des segments en un même espace et des lignes de distinction. Ces tracés, en dessinant les limites, les lieux ou les catégories de représentations (utopiques ou pragmatiques), produisent les éléments d’une essence par laquelle la philosophie se distingue elle-même : une activité politiquement libre de son exercice, de sa parole et de sa diffusion, qui se constitue comme adresse au souverain et comme nécessaire à la piété et à la paix de l’État ; une réflexion qui, se voulant utile, constitue les règles de son propre rapport théorique à l’égard de la réalité politique, c’est-à-dire les cadres d’un réalisme.
95La rencontre, rappelons-le, a pris une détermination particulière. En effet, il n’est pas vraiment ici question, pour la philosophie, de croiser une figure de l’« autre » (un personnage ou un domaine distinct), mais plutôt de se définir au sein de l’élément où elle se trouve d’emblée et nécessairement engagée. C’est en quelque sorte son propre milieu qu’elle rencontre. Pour traiter de la politique, Spinoza, d’un côté, « n’effectue pas une transposition dans un autre lieu, dans un élément “métapolitique”153 », mais il se donne les moyens de le connaître par ses causes. D’un autre côté,
en organisant l’investigation philosophique à partir des questions de la politique, on ne s’écarte en rien d’une interrogation sur l’essence de la philosophie. Au contraire, on emprunte une voie qui permet […] de déterminer ce que sont l’intérêt et les problèmes philosophiques154.
96Nous avons vu combien la philosophie n’est pas extérieure à la politique et combien nous sommes loin, en effet, de nous écarter d’une « interrogation sur l’essence de la philosophie » lorsqu’elle est envisagée dans l’espace politique ou quand elle le prend pour objet, puisque cette essence s’autodétermine précisément à partir de l’effectivité politique de la philosophie. La prise en compte des occurrences du terme philosophie et de ses composés a bien révélé un système de rencontres, de relations de natures différentes par lesquelles seulement nous voyons l’idée de philosophie faire son chemin, c’est-à-dire s’autoproduire. Nous nous étions proposé, dans la deuxième partie de ce livre, d’exhiber, de justifier ces rencontres et de les analyser comme lieux en lesquels se travaillent des distinctions. Si une telle praxis de la démarcation est certes progressivement devenue, chez Spinoza, le geste de la philosophie, c’est un geste qui la concerne pleinement, parce qu’il s’est montré simultanément constitutif de ses propriétés. Toute cette manière topologique de faire, par laquelle nous avons vu la philosophie tracer des lignes, tant pour séparer que pour déterminer des lieux, à l’égard de ses autres ou de l’espace effectif de son activité, est cela même qui produit les éléments d’une essence, dont on comprend dès lors qu’elle ne saurait préexister. Il se passe pour la philosophie exactement ce qui se passe pour l’entendement au terme du Traité de la réforme de l’entendement : l’impossibilité d’une définition génétique ainsi qu’une connaissance de sa nature saisissable par ses propriétés155. Car une propriété, rappelons-le, indique une différence entre des objets analogues, et c’est bien au sein d’une pratique de distinction que l’on a vu la philosophie produire ses propriétés. C’est ainsi qu’ont pu être mis en évidence, par exemple, une forme d’imagination propre au philosophe à partir de la rencontre avec le vulgus ; l’idée d’une rationalité proprement philosophique à partir de la rencontre avec l’ignorant comme avec le prophète ; le fait pour la philosophie, dans son face-à-face avec la théologie, de dire son fondement (les notions communes) ; le sens d’un réalisme philosophique dans la rencontre avec les politiques. Répétons-le : tracer des lignes, c’est distinguer et, ce faisant, se distinguer. Mais c’est également, avons-nous vu, engendrer la figure de l’autre – qui s’est parfois révélé être d’emblée le même que soi (l’ignorant, le prophète) : la séparation d’avec la théologie norme le champ d’intervention de cette dernière, comme la détermination d’une certitude et d’un enseignement philosophiques dessine, en regard, le type d’une certitude et d’un enseignement prophétiques.
97Mais si se sont en effet autoproduits, à travers les rencontres, des éléments essentiels d’une idée de philosophie, n’est-il pas maintenant nécessaire de passer de l’analyse à la synthèse ? Qu’est-ce qui, dans ce mouvement, se constitue à titre de contenu de l’idée de philosophie ? Comme nous l’avions pressenti, la philosophie ne se réduit pas à cette pratique, définie par Althusser, de tracer indéfiniment des lignes de démarcation. S’il est un conatus philosophique, si l’accroissement de puissance du philosophe est celui d’un savoir à travers des idées de plus en plus adéquates, alors doivent se dessiner, suivant les expressions mêmes de Spinoza, une « vraie philosophie156 », un « vrai philosophe157 » ou encore un « pur philosophe [merum philosophum]158 », non pas préalables, mais résultats de cette praxis comme mouvement de différenciation. Il s’agit donc de passer de l’idée, se constituant, de philosophie, à l’idée constituée de vraie philosophie – celle même que Spinoza, répondant à Burgh, dit comprendre.
98On observera, au préalable, que cette expression de « vraie philosophie », qui révèle une norme et une exigence autant qu’elle suppose la possibilité d’une « fausse » philosophie, est une expression présente chez tous les penseurs et savants de l’époque. Dans la Lettre à Marin Mersenne du 20 novembre 1629, Descartes entend se situer relativement à un ouvrage ayant pour projet la constitution d’une langue universelle, dont Mersenne l’a informé. De ce projet, Descartes récuse la démarche au nom d’une relativité d’usage des mots et de leur incessante évolution. Ce qu’il faut absolument chercher, en revanche, pour être sûr de commencer par le commencement, ce sont les idées universelles. Il écrit :
Si cela était trouvé, je ne doute point que cette langue n’eût bientôt cours parmi le monde ; car il y a force gens qui emploieraient volontiers cinq ou six jours de temps pour se pouvoir faire entendre par tous les hommes. Mais je ne crois pas que votre auteur ait pensé à cela, tant parce qu’il n’y a rien en toutes les propositions qui le témoigne, que parce que l’invention de cette langue dépend de la vraie philosophie ; car il est impossible autrement de dénombrer toutes les pensées des hommes, et de les mettre par ordre, ni seulement de les distinguer en sorte qu’elles soient claires et simples, qui est à mon avis le plus grand secret qu’on puisse avoir pour acquérir la bonne science159.
99Le savoir n’a pas la forme d’une collection, mais il est d’abord saisie d’un ordre de succession entre toutes les pensées qui peuvent entrer en l’esprit. La vraie philosophie nécessaire pour acquérir la bonne Science revient donc à la méthode – telle que Descartes vient de la mettre au point dans les Regulae –, qui « dénombre », « met en ordre », « distingue » les idées et décompose les idées complexes en idées simples. Cette signification que prend l’idée de « vraie philosophie » est corroborée par le fait qu’on la voit souvent prétendre se donner comme aussi certaine et évidente que les mathématiques160. Mais elle renvoie également à un contenu – qui n’est pas lui-même étranger à l’idée d’ordre. Après avoir exposé, dans ses Principes de la philosophie, les raisons qui prouvent la clarté de ces derniers, Descartes entend expliquer dans la Lettre-préface de l’ouvrage l’ordre que l’on doit tenir pour s’instruire : se former une morale, étudier la logique, puis « commencer tout de bon à s’appliquer à la vraie philosophie, dont la première partie est la métaphysique [… ]161 ». La « vraie philosophie », ce n’est donc pas autre chose que cet ambitieux programme d’acquisition d’un savoir rationnel quasi encyclopédique, tel que Descartes en dresse l’ordre. Aussi renvoie-t-elle toujours, chez l’auteur des Principes, à la désignation de sa propre philosophie, surtout du point de vue de la méthode ; elle prétend en même temps se donner toutes les possibilités d’être une connaissance du vrai, ce qui présuppose, comme nous le disions quelques lignes plus haut, l’idée d’une « fausse » philosophie :
La philosophie que je recherche […] est la connaissance des vérités qu’il nous est permis d’acquérir par les lumières naturelles, et qui peuvent être utiles au genre humain. […] La philosophie dominante, au contraire, celle que l’on enseigne dans les écoles et les universités, n’est qu’un amas confus d’opinions, pour la plupart douteuses [… ]162.
100Mais que peut bien signifier, pour Spinoza, l’idée de vraie philosophie s’il n’est plus question d’un programme raisonné des sciences ? Que peut désigner une telle idée sinon, comme nous l’énoncions dès notre introduction, celle d’une philosophie qui ne serait jamais en défaut avec une rationalité droitement exercée, articulant et déployant les idées selon la nécessité interne qui leur est propre ? Si la philosophie, comme chaque chose, s’efforce de persévérer dans son être, elle peut être aidée ou contrariée suivant que l’est la puissance de penser de l’esprit, pouvant « pâtir de bien des changements, et passer à une perfection tantôt plus grande, tantôt moindre163 ». La notion de conatus philosophique, comme effort d’acquisition d’idées de plus en plus adéquates, nous a permis de comprendre que l’ignorance est toujours possible – car la puissance de produire des idées se trouve, comme celle de tout un chacun, « extrêmement limitée et infiniment surpassée par la puissance des causes extérieures164 ». Être un vrai philosophe, c’est par conséquent être au faîte de sa puissance de comprendre – comme de vivre selon la raison –, c’est-à-dire distinguer l’imagination de l’entendement et produire des idées qui s’expliquent formellement par la propre force native de l’entendement en tant qu’il contient objectivement l’idée de Dieu. Être au faîte de sa puissance, c’est, autrement dit, produire certains effets : un certain usage du langage, une certaine manière de former les idées, de les communiquer, un type d’affect lié à une connaissance adéquate du réel. La vraie philosophie est celle qui déploie toutes ses conséquences lorsqu’elle est, si l’on peut dire, à son maximum de puissance. On ne pourra alors manquer de s’attacher à la dimension affective que produit l’exercice de cette puissance : le gaudium, ce contentement éprouvé face à sa propre nature, que possède, à sa façon, le philosophe.
Notes de bas de page
1 S. Zac, « La philosophie politique de Spinoza », dans Id., Essais spinozistes, op. cit., p. 119.
2 TTP V, § 7, p. 219.
3 À la suite du TTP, le terme « philosophie » n’est quasiment plus mentionné. Nous relevons seulement six occurrences à travers quatre Lettres : deux qui précèdent l’achèvement de l’Éth. (Lettres 43 de février-mars 1671 à Ostens, p. 261, et 48 du 30 mars 1673 à Fabritius, p. 282), deux qui lui succèdent et sont rédigées dans la période d’élaboration du TP (Lettres 76 de fin 1675-début 1676 à Burgh, p. 372, et 78 du 7 février 1676 à Oldenburg, p. 379). Les Lettres 43 et 78 reviennent sur la séparation de l’Écriture sainte et de la philosophie – en particulier, pour la Lettre 78, le fait que la philosophie ne saurait avoir comme but l’obéissance des hommes. Les Lettres 48 et 76 comportent, chacune à leur façon, des propos – rares – de Spinoza touchant la défense de sa propre philosophie.
4 Deux occurrences dans la Lettre 30 du 7 octobre 1665 à Oldenburg (p. 202 et 203) ; une dans la Lettre 48 du 30 mars 1673 à Fabritius (p. 282) ; deux dans le TTP : dans le sous-titre de l’ouvrage (p. 55) et au chap. XX, § 9 (p. 643).
5 Sous-titre du TP, p. 89.
6 Éth. II, 45-47.
7 TTP XIV, § 1, p. 505.
8 De quelle manière ce thème est-il amené ? Avec le paragraphe 4 de la préface du TTP advient la première articulation du couple crainte/superstition à la politique : à la référence à Alexandre succède la mention des devoirs dans l’imperium (p. 59-61). Une nouvelle articulation à la politique apparaît au paragraphe 5, qui fait place à la notion de multitude (« Pour gouverner la multitude, il n’est rien de plus efficace que la superstition », p. 61) ; le thème de la tromperie et de la manipulation comme arme de pouvoir conduit alors à l’évocation de la monarchie, à sa mise en opposition avec la « libre république », ce qui fait apparaître le thème de la liberté de penser : « il est tout à fait contraire à la liberté commune que le libre jugement de chacun soit subjugué par des préjugés ou contraint de quelque façon » (p. 63).
9 TTP XIV, § 13, p. 481.
10 Ibid., préface, première phrase du paragraphe 13, p. 73.
11 TTP, préface, p. 73.
12 V. Delbos, Le spinozisme, Paris, Vrin, 1983, p. 200.
13 TTP, préface, p. 65.
14 On pourra consulter sur ce point J.-P. Nambot, « le théologico-politicus : à propos du trait d’union », Bulletin de l’association des amis de Spinoza, 31, 1994.
15 TTP, préface, p. 73.
16 Ibid., XVII, § 1, p. 535.
17 Ibid., XX, §1, p. 633. Sur le caractère inaliénable de la liberté de penser, voir encore TP III, 8, p. 119 et IV, 4, p. 131.
18 « Les discours et les séditions qui agitent souvent une cité n’entraînent jamais sa dissolution » (TP VI, 1, p. 141) et il ne faut pas croire que la « paix » totale, comme l’État turc en est le triste exemple, s’obtienne par la réduction des citoyens à l’esclavage et au silence (ibid., 4, p. 143) ; au contraire, les désaccords suscitent (au sein des assemblées) le dialogue et les hommes, ordinairement de complexion peu subtile, « s’affinent en délibérant, en écoutant et en discutant » (ibid. IX, 14, p. 253).
19 S. Zac, « La philosophie politique de Spinoza », art. cité, p. 120.
20 Bacon, De la dignité et de l’accroissement des sciences, op. cit., L. VIII, chap. III, p. 410.
21 Sur l’examen de ce silence voulu relatif aux questions d’ordre politiques, silence apparemment paradoxal au regard de l’élan nettement novateur de Bacon en matière de savoir, voir D. Deleule, « Réforme de l’État ou réforme de la société ? » dans Id., Francis Bacon et la réforme du savoir, op. cit., p. 123 et suiv.
22 Bacon, De Dignitate, L. VIII, chap. III, op. cit., p. 411. On notera donc, sous la plume de Bacon, un triple but de l’État : se conserver, prospérer, s’étendre.
23 Bacon, Essais de morale et de politique, Paris, L’Arche éditeur, chap. XV, 1999, p. 68, trad. reprise d’A. La Salle.
24 Voir par exemple Bacon, Novum Organum, op. cit., I, 77, p. 137.
25 Anthony Collins ne reconnaîtra-t-il pas lui-même en 1766, dans son Discours sur la liberté de penser (Paris, Champion, 2009, trad. de 1717, p. 184) que « Bacon a donné des marques authentiques de la liberté-de-penser […] lorsqu’en rejetant l’ancienne philosophie il en introduisit une nouvelle » ?
26 Bacon, Novum Organum, op. cit., aph. 90, p. 153.
27 Voir par exemple Bacon, Novum Organum, op. cit., I, aph. 129 ; Id., De Dignitate, op. cit., épître dédicatoire, p. 4.
28 Descartes, Discours de la méthode VI, AT VI, p. 60, l. 14-15.
29 Id., Lettre-préface aux Principes de la philosophie, AT IX (2), p. 3, l. 10-13.
30 P. Guenancia, Lire Descartes, Paris, Gallimard (Folio essais), 2000, p. 509.
31 « La volonté est tellement libre de sa nature qu’elle ne peut jamais être contrainte » (Descartes, Passions de l’âme I, AT XI, art. 51, p. 359, l. 15-16) : est-il interdit de penser qu’une tell affirmation ne trouve quelque écho politique ?
32 Voir notamment le Discours de la méthode II et la fameuse Lettre, dite « sur Machiavel », de septembre 1646 à la princesse Élisabeth.
33 Voir Descartes, Lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645.
34 Comme le soutient Pierre Guenancia, il est bon que l’on puisse avoir sur la politique un point de vue hors-politique, « et ce point de vue, il peut se trouver chez Descartes parce que c’est un philosophe qui défend l’individualité humaine et la liberté individuelle, qu’il les fonde métaphysiquement » (P. Guenancia, Descartes et l’ordre politique, Paris, PUF, 1983, rééd. Gallimard/Tel, 2012, p. 389). Il resterait à rendre compte du paradoxe selon lequel une telle défense conduit paradoxalement à la maxime suivante essentielle à la vie sociale : « Il est du devoir de chacun de contribuer à sa mesure au salut et à la tranquillité du pays qu’il habite » (Descartes, Lettre à Voetius de 1643, AT VIII [2], p. 108, l. 13-15 [nous traduisons]).
35 Descartes, Lettre à Chanut, 20 novembre 1647, AT V, p. 87, l. 3-5. Le loyalisme déclaré de Descartes n’est pas ainsi, comme le dit Henri Gouhier, une interpolation « d’une nature et d’une tonalité étrangère à sa philosophie », (H. Gouhier, Descartes. Essais sur le « Discours de la méthode », la métaphysique et la morale, op. cit., p. 268).
36 Voir Hobbes, De la liberté et de la nécessité dans Œuvres de Hobbes, trad. F. Lessay, Paris, Vrin, 1993, t. XI-I, p. 107.
37 Ibid., p. 108 ; Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. 14, p. 128 et chap. 21, p. 222 : « Un homme libre est celui qui, s’agissant des choses que sa force et son intelligence lui permettent d’accomplir, n’est pas empêché de faire celles qu’il a la volonté de faire » – sachant toutefois que l’on n’est pas libre de ne pas vouloir ce que l’on veut, car la volonté s’inscrit elle-même dans un enchaînement nécessaire de causes et d’effets.
38 Ibid., chap. 18, p. 184 et suiv.
39 Id., Éléments du droit naturel et politique II, trad. D. Thivet, Paris, Vrin, 2010, chap. IV, § 9 (« Ce qu’est la liberté des sujets »), p. 173.
40 Id., Léviathan, op. cit., chap. 21, p. 224.
41 Voir Hobbes, Du citoyen II, op. cit., 13, 15, p. 266 : « […] il est inévitable qu’il y ait presque une infinité de choses qu’on ne saurait ni ordonner ni interdire, mais que chacun peut choisir de faire ou de ne pas faire. C’est là que chacun est dit jouir de sa liberté, et c’est en ce sens que la liberté doit être entendue ici, à savoir comme cette partie du droit naturel que les lois civiles permettent et laissent aux citoyens ». Le problème reste posé de savoir dans quelle mesure le souverain est, ou non, l’auteur du silence de la loi. En d’autres termes, la nécessité d’« une infinité de choses qu’on ne saurait […] interdire » renvoie-t-elle à l’inévitable ou à l’indispensable ? Dans ce dernier cas, le silence des lois deviendrait l’effet ou la fin d’une volonté positive du gouvernant de préserver la liberté des sujets. Alors qu’il est question dans le De Cive de « permettre », le Léviathan fait part, quant à lui, d’une impossibilité.
42 Il ne faudrait pas cependant omettre, sous la plume de Hobbes, l’idée d’une « vraie liberté des sujets » comme droit de résistance, adossée aux droits inaliénables engageant l’intégrité du corps propre, comme dans le cas où le souverain ordonnerait à un homme « de se tuer, de se blesser, ou de se mutiler ; ou bien de ne pas résister à ceux qui l’attaquent ; ou bien de s’abstenir d’user de la nourriture, de l’air, des médicaments, et de toute autre chose sans laquelle il ne peut vivre » (Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. 21, p. 230). Peut-être n’est-ce là qu’une liberté commandée par la seule loi de conservation de soi, mais c’est une liberté, comme l’écrit Y. C. Zarka, « que l’individu ne tient pas de l’État et que l’État ne peut en aucune façon lui confisquer » (Y. C. Zarka, « Puissance et liberté : de la métaphysique à la politique chez Hobbes », dans Id. [dir.], Liberté et nécessité chez Hobbes et ses contemporains, Paris, Vrin, 2012, p. 24).
43 Voir Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. 14, p. 128 ; TTP XVI, § 2, p. 505-507.
44 Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. 13, p. 184 ; TTP XX, § 5, p. 637.
45 Lettre 50 du 2 juin 1674 à Jelles, p. 290.
46 Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. 21, p. 223.
47 TP III, 3, p. 115.
48 TTP II, 21, p. 109.
49 TTP II, 7, p. 101.
50 TRE, § 15, p. 73.
51 Ibid., § 13, p. 73.
52 A. Matheron, « Éthique et politique chez Spinoza », dans K. Hammacher, I. Reiwers-Forvote, M. Walther (éd.), Zur Aktualität der Ethik Spinozas, Würzburg, Königshausen und Neumann, 2000 ; repris A. Matheron, Études sur Spinoza et les philosophies de l’âge classique, op. cit., p. 195. Pour autant, on se gardera de parler en termes de finalité, et l’on remarquera, avec Matheron, que Spinoza « ne dit pas que l’État existe en vue d’assurer la réalisation des fins éthiques de la nature humaine » (ibid., p. 198), car son fondement se trouve plutôt dans la théorie des passions que dans les exigences de la raison. C’est ce que confirment les propositions de l’Éth. auxquelles renvoient IV, 37, sc. 2 ainsi que les § 5 et 7 du premier chapitre du TP. Il faut prendre garde, autrement dit, à confondre « les fondements théoriques de la science politique avec les exigences éthiques qui ont déterminé le philosophe à élaborer ces fondements » (A. Matheron, « Éthique et politique chez Spinoza », art. cité, p. 202).
53 S. Zac, Essais spinozistes, op. cit., p. 135.
54 Éth. IV, 73. Voir encore TP II, 21, p. 109 : « […] la raison enseigne à pratiquer la piété d’un cœur tranquille et bon – ce qui n’est possible que dans un État […] ».
55 P. Guenancia, Descartes et l’ordre politique, op. cit., p. 229.
56 Nous renvoyons sur ce point à l’article très éclairant de F. Mignini, « Liberté et nécessité : Spinoza avec Hobbes » dans Id., Liberté et nécessité chez Hobbes et ses contemporains, op. cit., p. 81- 101.
57 TTP, préface, p. 75.
58 TTP XVI, § 1, p. 505 ; XX, § 5, p. 637.
59 L. Mugnier-Pollet, La philosophie politique de Spinoza, Paris, Vrin, 1976, p. 168.
60 TTP XX, § 3, p. 635.
61 Ibid., § 1, p. 633 et § 7, p. 639.
62 TTP XX, § 11, p. 645
63 Ibid., § 4, p. 635.
64 Il est certain que des événements tels que les malheurs endurés par les Arminiens (et par les Provinces-Unies elles-mêmes) à la fin des années 1610, ou encore sa propre excommunication, ont privilégié, aux yeux de Spinoza, le problème de la liberté d’expression.
65 TTP XX, § 10, p. 643 (un thème repris en TP X, 5, p. 261).
66 TTP XX, § 4, p. 637 (nous soulignons). C’est un problème que de savoir si, chez Hobbes, le silence des lois est ou non, selon l’expression de Zarka, « à la discrétion du souverain » (« Puissance et liberté : de la métaphysique à la politique chez Hobbes », art. cité, p. 20). D’un côté, Hobbes déclare bien l’impossibilité de légiférer sur toutes les actions et paroles des hommes (Léviathan, op. cit., chap. 21, p. 224) ; mais d’un autre côté, il fait relever le silence de la loi de la prescription du souverain (ibid., p. 232), la loi assurant ainsi indirectement ce qu’elle n’empêche pas – en particulier les espaces de la vie privée. Ce flottement conduirait-il à penser deux formes de silence, l’une de fait, l’autre de règle ?
67 C’est ainsi – et l’on mesurera ici la distance qui sépare Spinoza de Hobbes – qu’une interprétation libre et privée des Écritures est, selon le philosophe anglais, l’un des principaux facteurs de rébellion, parce qu’elle consiste dans la prétention à détenir une opinion telle qu’elle légitimerait une résistance au pouvoir souverain et à son application. Cette libre interprétation ne peut « rien produire d’autre que la diversité des opinions, et en conséquence (la nature humaine étant ce qu’elle est) la dispute, l’abandon de la charité, la désobéissance et en dernier lieu la rébellion » (Hobbes, Béhémoth, dans Id., Œuvres IX, trad. L. Borot, Paris, Vrin, 1990, dialogue I, p. 90. Voir aussi Id., Éléments du droit naturel et politique II, op. cit., chap. IV et chap. VIII, § 4 et 5, p. 206-207). Là où Hobbes voit une menace justifiant un contrôle serré, Spinoza voit la condition nécessaire tant de la piété que de la paix de la République. Et le Hollandais d’accorder aux sujets ce que l’Anglais leur retire : la liberté de juger des actions du souverain, c’est-à-dire une liberté qui n’est pas restreinte à une sphère purement privée.
68 Spinoza parle d’ailleurs d’opinions en tant qu’on les soutient, TTP XX, § 9, p. 641.
69 « […] propter factum quod talia judicia involvunt […] », ibid.
70 Ne pourrait-on, à cet égard, considérer le Caute du sceau spinozien comme signifiant également une mesure à s’appliquer à soi-même, moins par prudence à l’égard de soi-même que par souci, dans les paroles et les actes, de conserver la paix de tous ?
71 TTP XX, § 9, p. 641.
72 Ibid., § 7, p. 639.
73 Voir TP III, § 5, p. 115. Cette topologie politique de la liberté, comprenant celle de philosopher, ne laisse pas sans poser quelques difficultés, en raison d’un caractère flottant des lignes qui la composent. Certes, si la parole, conduite par une droite raison, entendait inciter à une action juste, on devrait quand même s’abstenir (comme dans le cas, mentionné par Spinoza, de la loi injuste), car il n’appartient qu’au seul souverain d’agir sur les lois. Mais est-il si simple de faire le partage entre « enseigner [docere] » et agir, de déterminer à quel moment commence l’action ? Spinoza est bien évidemment conscient des effets possibles de la parole et de sa diffusion, c’est-à-dire de leur nature d’actes, et c’est bien la raison pour laquelle il en détermine des cadres. Mais on peut estimer qu’il manque d’évoquer le fait que tous ne sauraient être capables de défendre leurs thèses « par la raison seule ». Jusqu’où, en outre, des thèses défendues par la seule raison, donc susceptibles de mieux se justifier et sans aucun doute de mieux se communiquer, n’ont-elles pas finalement un effet plus puissant – à l’instar du TTP lui-même – que si elles étaient défendues par la colère et la haine ? Elles l’ont sans doute ; néanmoins, la ligne mesure non la puissance des thèses mais la restriction de leur diffusion dans l’espace public.
74 AT IV, p. 411, l. 26-p. 409, l. 5.
75 TTP XX, § 7, p. 639. Nous aurons, dans la dernière partie de ce livre, à statuer sur ce point.
76 TTP, préface, § 8, p. 63.
77 Ibid., p. 77.
78 L. Mugnier-Pollet, La philosophie politique de Spinoza, op. cit., p. 170.
79 S. Ansaldi, « “Natures” de la religion et de la politique dans l’Expulsion de la bête triomphante et dans le Traité théologico-politique », dans Id. (dir.), Spinoza et la Renaissance, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2007, p. 21.
80 Ibid., p. 22.
81 Ibid.
82 Ibid., p. 32.
83 G. Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 113.
84 TTP XVI, § 9, p. 517.
85 Ibid., § 1, p. 633.
86 Voir TTP XVI, § 9, p. 517 ; XX, § 4, p. 635.
87 Ibid., XX, § 4, p. 637. N’y a-t-il pas contradiction à affirmer en même temps un caractère absolu du pouvoir souverain (ibid., XVI, § 8, p. 517) ? Le pouvoir est absolu au sens où il n’est lié par rien d’autre que par ses propres lois (qu’il peut décider de changer) et qu’il n’existe pas d’autre pouvoir au-dessus de lui. Ce qui est ici absolu n’en reste donc pas moins conditionné, du fait même que tout droit n’a pour limites que celles d’une puissance réelle, ce qui, au fond, comme l’écrit Balibar, « ruine […] les prétentions du pouvoir à s’élever au-dessus des intérêts des individus » (« Spinoza, politique et communication », Cahiers philosophiques, 39, juin 1989, p. 22).
88 TTP XX, § 10 et 11, p. 643-645.
89 Le terme tolerantia n’appartient d’ailleurs pas à son vocabulaire sinon, parfois, dans le sens d’« endurer » ou de « supporter patiemment » comme au chap. XX du TTP, § 13, p. 647.
90 Nous suivrons ici les réflexions de Lagrée à ce sujet, développées dans Spinoza et le débat religieux, op. cit., p. 194-204.
91 TTP XX, § 10, p. 643.
92 « Combien de schismes sont nés dans l’Église du fait que les magistrats ont voulu empêché par les lois les controverses des doctes ? », ibid., § 12, p. 645.
93 TTP, préface, § 14, p. 75. C’est ainsi, dit clairement Spinoza, qu’il faut juger « pernicieux, pour la Religion et pour la république, d’accorder aux ministres du culte quelque droit que ce soit de prendre des décrets ou de traiter les affaires de l’État » (ibid., XVIII, § 6, p. 595-597).
94 Ibid., XIX, § 2, p. 607. Il faut ici rappeler que la loi divine n’est pas en elle-même un commandement. La volonté de Dieu ne se connaît pas par une autre voie que par celle de celui qui est doté d’un pouvoir de commandement, c’est-à-dire le souverain seul, lequel n’est lui-même rien d’autre que le pouvoir collectif formé par l’union de la société tout entière.
95 « […] imperium in imperio […] » (ibid., XVII, § 29, p. 581).
96 Voir Éth. IV, 37, sc. 1 ; 73, sc.
97 Voir TP IX, 14, p. 253 : « Les hommes […] s’affinent en délibérant, en écoutant et en discutant […]. »
98 TTP XVI, § 10, p. 519.
99 S. Pinès, La liberté de philosopher. De Maïmonide à Spinoza, op. cit., p. 404-405.
100 TTP XX, § 10, p. 643.
101 Nous suivons ici les conclusions de l’article de Pierre Hayat, « Laïcité et liberté – la ressource spinoziste », Cahiers rationalistes, 577, juillet-août 2005, p. 25-33.
102 Le caractère inaliénable de la liberté de penser et de parler, comme la motivation d’une organisation politique la plus conforme au droit de la nature, se déduisent du désir de tout homme à persévérer dans son être. C’est dire que la laïcité spinozienne s’enracine anthropologiquement sur le conatus de l’homme. Et comme le conatus n’est autre chose que l’expression singulière et déterminée de la puissance même de Dieu, on est conduit à penser qu’en son fond cette laïcité s’enracine sur Dieu lui-même et sur la puissance qui le définit.
103 Spinoza s’entretient à de multiples reprises de ce sujet à travers sa correspondance ; voir Lettres 19, 21 et 23 à Blyenbergh ; 30 et 73 à Oldenburg ; 43 à Ostens ; 76 à Burgh.
104 TTP VII, § 22, p. 323.
105 Ibid., XIX, § 3, p. 607.
106 Ibid., § 15, p. 621.
107 Ibid., VII, § 22, p. 322-323. Le TP (III, 10, p. 121) réaffirme avec force que tout ce qui relève (à titre non institutionnel) de la vie philosophique ou religieuse, échappe à la juridiction de l’État.
108 Voir Éth. IV, 37 et 73.
109 TTP V, § 7, p. 219.
110 S. Zac, introduction à sa traduction du Traité politique, Paris, Vrin, 1968, p. 9.
111 L’État le meilleur est celui où les hommes ont une vie définie « avant toute chose par la raison, véritable vertu de l’âme, et sa vraie vie [vera mentis virtute et vita] » (TP V, 5, p. 137).
112 Éth. V, 1, p. 135.
113 Ibid., 2, p. 135. Il y a, entre cette finalité et celle que définit le TTP (la liberté), une difficulté qui a retenu l’attention des commentateurs.
114 P.-F. Moreau, notice sur la rédaction du Traité politique dans Œuvres V de Spinoza, op. cit., p. 79.
115 Il n’y a en effet dans l’ouvrage aucune occurrence ni du substantif « philosophie », ni de l’adjectif, ni du verbe, ni de l’adverbe. On ne trouve que quatre occurrences du « philosophe », en I, 1 et 2 (p. 89) puis en IV, 4 (p. 131).
116 Ces philosophes ne font rien d’autre, en effet, que former « des idées universelles […] qu’ils tiennent pour les modèles des choses […]. Quand donc ils voient dans la nature se faire quelque chose qui convient moins avec le concept modèle qu’ils ont de la chose, ils croient alors que la nature elle-même a fait défaut ou a péché, et qu’elle a laissé la chose imparfaite » (Éth. IV, préface).
117 A. Matheron, « Spinoza et la décomposition de la politique thomiste : machiavélisme et utopie », Archivio di filosofia, Rome, Antonio Milani, 1978 ; repris dans Id., Anthropologie et politique au xviie siècle, Paris, Vrin, 1986 ; puis dans Id., Études sur Spinoza et les philosophies à l’âge classique, op. cit., p. 86.
118 TP I, 1, p. 89. On fera remarquer que Spinoza parle des philosophes – comme ce sera le cas avec les Politiques – au présent (concipiunt, solent…), tandis qu’il use du passé – ce sera encore le cas avec les Politiques – quand il évoque leurs écrits (scripserint, scripsisse…). Certes, Spinoza ne peut parler que d’écrits qui l’ont été, même pour les plus récents, sans préjuger de ceux qui seraient en train de se rédiger. Mais on peut également prendre un peu autrement la différence des temps. Concevoir inadéquatement les hommes, leurs affects, et la manière de gouverner en prévenant la méchanceté humaine, est chose persistante et toujours actuelle – on le voit bien par exemple chez certains des correspondants de Spinoza ; mais il semble que les écrits théoriques soient des choses passées, ou plutôt que les écrits actuels ne fassent guère que répéter (selon cette même inadéquation) les premiers. En l’occurrence, évoquant l’île d’Utopie et l’âge d’or des poètes, Spinoza a sans doute à l’esprit des Anciens tels qu’Hésiode et Ovide – voir leur peinture de « la race d’or », respectivement dans Les travaux et les jours et dans le Livre I des Métamorphoses. Quant aux philosophes, il est permis de penser à Platon (avec la République et les récits du règne de Cronos dans la Politique, 271e, et dans les Lois, 713-714) ainsi qu’à Thomas More, qui s’en réclamait – il reste cependant à déterminer jusqu’où l’ami d’Érasme pensait son utopie réalisable et en assumait le caractère imaginaire. Dans « Spinoza et la décomposition de la politique thomiste… », Matheron souligne le caractère problématique de la généralisation (« les philosophes [philosophi] ») par laquelle Spinoza inaugure son texte – la suite du passage rend en effet difficile une traduction par l’article indéfini. En effet, si le vocabulaire de Spinoza permet d’inférer que les premières lignes du Traité visent Thomas d’Aquin – dont la « chimère », au fond, est de penser une vertu des dirigeants –, comment, se demande Matheron, pouvoir ranger Hobbes parmi les utopistes visés par Spinoza, si l’Anglais ne peut être en outre de ces politici praticiens dont parlera l’article 2 ?
119 Le « réalisme » qui ici se dessine est fondamentalement inséparable d’une pensée de l’immanence et du monisme chez le philosophe hollandais.
120 TP IV, 4, p. 131.
121 PM I, 1, p. 337.
122 Ibid., 3, p. 345-346. On notera que lorsque Burgh s’en prend à Spinoza, abusé par le Prince des esprits malins, c’est pour traiter sa philosophie de mera illusio et de chymaera (Lettre 67 du 3 septembre 1675, p. 337), terme que reprendra Spinoza dans sa réponse (p. 372).
123 Spinoza, en réalité, ne demande pas que le philosophe puisse gouverner ; mais le trait antiplatonicien souligne tout l’écart et même le décrochage de la pensée à l’égard de la réalité politique.
124 A. Matheron, « Spinoza et la décomposition de la politique thomiste : machiavélisme et utopie », art. cité, p. 94.
125 N. Machiavel, Le Prince, chap. XVIII, dans Machiavel. Œuvres complètes, trad. J. Gohory, Paris, Gallimard, 1952, p. 342.
126 TP V, 7, p. 139 et X, 1, p. 257
127 Pour un approfondissement des rapports entre Spinoza et Machiavel, voir notamment, relativement au TP, l’introduction de S. Zac à son édition de l’ouvrage, op. cit., p. 8-10 ; celle de L. Bove, op. cit., p. 31-46 ; la troisième partie du livre d’A. Suhamy, La communication du bien chez Spinoza, op. cit. D’une façon plus générale, V. Morfino y consacre son ouvrage Il tempo e l’occasione. L’incontro Spinoza Machiavelli, Milan, LED, 2002 ; trad. française : Le temps et l’occasion. La rencontre Spinoza-Machiavel, Paris, Classiques Garnier, 2012, trad. L. Langlois et M. Giglio – qui offre lui-même, sur ce sujet, une bibliographie particulièrement fournie (p. 283- 284). Remarquons que l’inspiration machiavélienne du début du TP (entre autres et nombreux passages) n’autorise pas à ranger le penseur florentin sous ces politici de l’article 2. En effet, Machiavel, selon Spinoza, a sans doute lui-même voulu montrer à quel point une multitude libre « doit veiller à ne pas confier entièrement son salut à un seul homme » (TP V, 7, p. 139), lequel présente des traits identiques à ceux des politici du chapitre I (être mû par la crainte, redouter constamment les pièges, en tendre à la multitude plutôt que veiller sur elle). Ajoutons, avec Morfino, que la caractérisation de ces politiques comme « habiles plutôt que sages » et de leur pratique comme davantage guidée par la crainte que par la raison, contrastent « de façon criante avec les qualificatifs « homme sage » (vir sapiens) et « homme très prudent » (prudentissimus vir) attribués à Machiavel » (V. Morfino, Le temps et l’occasion. La rencontre Spinoza-Machiavel, op. cit., p. 56).
128 TP V, 7, p. 139.
129 Ibid., I, 3, p. 91.
130 Ibid., V, 5, p. 137.
131 A. Matheron, « Spinoza et la décomposition de la politique thomiste : machiavélisme et utopie », art. cité, p. 99.
132 A. Suhamy, La communication du bien chez Spinoza, op. cit., p. 351.
133 C’est d’une façon assez remarquable que le propos spinozien résonne ici (jusqu’à un certain point) de la pensée baconienne. Dans Du progrès et de la promotion des savoirs, le Chancelier fait part d’une déception : ceux qui ont traité des lois et des sources du droit ne l’ont pas fait en hommes d’État ou en bons législateurs, mais soit en juristes soit en philosophes. Les premiers sont bornés et n’usent pas de la liberté de leur jugement au sens où ils suivent non ce qui devrait être, mais uniquement ce qui se pratique dans leur patrie ; les seconds sont idéalistes au sens où « ils font des lois imaginaires et [où] leur discours ressemblent aux étoiles, qui éclairent fort peu tant elles sont hautes » (L. II, op. cit., p. 272). Mais le propos de Bacon s’en tient aux lois. De ce point de vue, c’est aux hommes d’État, selon lui, seuls grands connaisseurs de la société humaine et des mœurs d’une nation, qu’il revient de se prononcer sur la législation. Et l’auteur des Essais n’est pas sans articuler les décisions des politiques à des principes et des préceptes que s’occupera de dégager une étude des sources de la justice et de l’utilité publique (De Dignitate, op. cit., L. VIII, chap. III, p. 422 et suiv.). Il reste que les développements du De Dignitate en matière de politique ne sont pas déduits d’une anthropologie, et exposent « par aphorismes » et non démonstrativement.
134 TP I, 3, p. 91.
135 A. Matheron, « Spinoza et la décomposition de la politique thomiste : machiavélisme et utopie », art. cité, p. 81.
136 P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, op. cit., p. 484.
137 Ibid.
138 TP VII, 27, p. 187 et 189. Voir Machiavel : « Quiconque compare le présent et le passé, voit que toutes les cités, tous les peuples ont toujours été et sont encore animés des mêmes désirs, des mêmes passions. Ainsi, il est facile par une étude exacte et bien détaillée du passé, de prévoir dans une république ce qui doit arriver […] » (Discours sur la première décade de Tite-Live, I, chap. 39, dans Machiavel. Œuvres complètes, op. cit., p. 467).
139 P.-F. Moreau, État et religion, Lyon, ENS Éditions, 2005, p. 29.
140 TP I, 3, p. 91.
141 Ibid., 4, p. 91.
142 La traduction que nous utilisons du TP (PUF, 2005) mentionne une « nouvelle » science (p. 91, l. 21), alors que l’adjectif est absent du latin (p. 90, l. 15).
143 TP I, 4, p. 91 (nous soulignons).
144 Voir par exemple TP III, 18, qui tient à faire observer que tout ce qui a été dit sur la société civile a été « démontré à partir de la nécessité de la nature humaine » (p. 127) ; ou TP VII, 1 et 2, où il est entrepris de « démontrer avec ordre » les principes de l’État monarchique après les avoir exposés (p. 161 et 163).
145 S. Zac, introduction à sa traduction du TP, op. cit., p. 7.
146 Fût-ce de manière problématique, comme l’analyse Matheron (on l’a signalé plus haut), on ne peut manquer de rapprocher ces premiers articles du TP de l’Épitre dédicatoire à Newcastle des Éléments du droit naturel et politique de Hobbes. Ce dernier y pointe les contradictions entre et envers ceux qui ont écrit sur la justice et sur la politique, de sorte qu’il faut commencer par établir des principes et des vérités puisés dans les lois de la nature. Le chapitre I de Human nature, première partie des Elements, insiste ainsi sur la nécessité d’une anthropologie rigoureuse dont les principes permettent de mettre en évidence ceux d’une philosophie politique, à savoir les éléments du droit naturel et de la politique.
147 C’est ainsi que les revendications du TTP sont nourries, au chapitre XX surtout, de références à la politique intérieure néerlandaise, alors que pour un autre pays, à cette même époque, elles eurent pris l’allure… d’une utopie.
148 Voir É. Balibar, Spinoza et la politique, op. cit., p. 13.
149 S. Zac, introduction à sa traduction du TP, op. cit., p. 8.
150 Voir sur ce point la note de Zarka dans La décision métaphysique de Hobbes, Paris, Vrin, 1987 : Hobbes y est dit réaliste – comme Machiavel – au sens où, opposé au moralisme, il « part des passions humaines pour en déduire les conséquences sur la fonction de l’état » ; mais il ne l’est pas – sans pour autant tomber dans l’utopie –, au sens où « il arrache le problème politique à l’espace géographique du monde et au temps de l’histoire » (p. 357).
151 TP I, 4, p. 91.
152 V. Morfino, Le temps et l’occasion. La rencontre Spinoza-Machiavel, op. cit., p. 98-99.
153 É. Balibar, Spinoza et la politique, op. cit., p. 12-13.
154 É. Balibar, Spinoza et la politique, op. cit., p. 13 (nous soulignons).
155 TRE, § 107, p. 131.
156 Lettre 15 du 3 août 1663 à Meyer, p. 119 et Lettre 76 de fin 1675-début 1676 à Burgh, p. 372. Dans la première de ces Lettres, on voit la publication des Principes de la philosophie de Descartes, vouloir « inviter les hommes, avec bienveillance et douceur, à l’étude de la vraie philosophie [ad verae philosophiae studium] » ; l’adjectif verae n’est pas traduit par Appuhn (voir p. 172).
157 CT II, IV, 7, p. 281.
158 Lettre 23 du 13 mars 1665, p. 177.
159 Descartes, AT I, p. 81, l. 10.
160 Voir Id., Lettre du 3 octobre 1637 à Plempius pour Fromondus, AT I, p. 421, l. 2-3 ; Lettre du 30 août 1640 à Mersenne, AT III, p. 173, l. 6-17 ; Principes de la philosophie II, art. 64, AT VIII, p. 78, l. 23-79 et IV, art. 206, AT VIII, p. 328, l. 17-26. Nous expliciterons un peu plus bas le type d’identification qu’opère aussi Spinoza entre certitude philosophique et certitude mathématique.
161 Id., AT IX (2), p. 14, l. 7-9.
162 Id., Épître à Voetius, AT VIII-2, p. 26, l. 2-10.
163 Éth. III, 11, sc.
164 Ibid., IV, appendice, chap. XXXXII.
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