Chapitre II. Les rencontres du religieux
La philosophie située et défendue
p. 157-195
Texte intégral
1Ce n’est jamais directement que l’idée de philosophie se voit située face à celle de religion – dont Sylvain Zac met en évidence, chez Spinoza, « trois formes différentes1 », et Alexandre Matheron « sept visages2 ». Mais les occurrences déterminent clairement trois lieux du religieux autour desquels s’organisent et s’explicitent les rencontres avec la philosophie et en lesquels on voit s’établir des éléments d’une idée de la philosophie. Il s’agit d’abord de l’Écriture sainte, à l’égard de laquelle le discours philosophique entend se situer comme type de discours distinct mais également légitime. Puis de la connaissance prophétique face à laquelle Spinoza pose une connaissance « naturelle », rattachée à la philosophie. Il est enfin question, bien entendu, du rapport complexe et décisif à la théologie. Qu’est-ce qui, tout d’abord, justifie ici de parler de rencontre ? Quelle est son urgence et quelles dimensions présente-t-elle ? Qu’a-t-elle enfin de singulier si la relation du philosophique et du religieux est une donnée aussi ancienne que la philosophie elle-même ?
RAISONS ET SIGNIFICATION DE LA RENCONTRE
2C’est à deux reprises que Spinoza évoque explicitement les raisons qui l’ont poussé à entreprendre la rédaction du Traité théologico-politique3. On connaît tout d’abord, par la Lettre 30 d’octobre 1665 à Oldenburg, les trois motifs de rédaction du futur Traité. Or, il est possible d’y déceler trois aspects (philosophique, politique et biographique) d’une rencontre nécessaire de la philosophie avec la religion.
3Alors que les premier et troisième motifs convergent vers une même préoccupation de portée générale – et figurent tous deux dans le sous-titre du Traité théologico-politique –, le deuxième manifeste une dimension personnelle qui le rend singulier. Il s’agit, écrit Spinoza, de « l’opinion qu’a de moi l’homme du commun [vulgus], qui ne cesse de m’accuser d’athéisme – autre malheur que je suis contraint de détourner, autant que faire se peut4 ». Au carrefour d’un thème religieux et d’un rapport au vulgus, ce qui pousse ici Spinoza à la rédaction de son Traité est une mise au point en forme de défense, mue, d’abord, par sa susceptibilité à l’accusation d’athéisme. Il est ainsi question de battre en brèche une opinio, de composer une réponse soucieuse d’établir ou de rétablir publiquement une vérité sur son propre compte5. Rappelons que depuis le herem de 1656, Spinoza est régulièrement décrit par ses contemporains – qui ne sont pas seulement « l’homme du commun » – comme un athée6. La défense sera implicitement conduite à travers les chapitres XIII à XV du Traité théologico-politique qui expliquent l’essence de la piété, fondent la distinction de la foi et de la raison et définissent le credo minimal d’une « foi universelle ».
4Ce point de vue d’une défense personnelle est bien entendu indissociable d’un contexte politico-religieux de la philosophie elle-même, dont le troisième motif de la Lettre 30 est l’expression directe. S’enracinant dans une actualité brûlante, qui en explique l’urgence, il fait part en effet du désir de défendre par tous les moyens « la liberté de philosopher et de dire son sentiment […], et qui aujourd’hui est en quelque sorte supprimée par le trop d’autorité et le trop de virulence des prédicants7 ». Les Provinces-Unies passent certes pour le pays le plus tolérant d’Europe ; la paix et la liberté politique auxquelles se montrent attachés les Républicains (avec Jan de Witt au pouvoir à partir de 1650) s’accompagnent d’une liberté religieuse tolérée sinon encouragée. Mais cette tolérance est relative et fragile. D’une part, elle n’exclut pas les tensions, en particulier au sein du calvinisme – qui s’est imposé comme la branche dominante du protestantisme – entre Arminiens (ou Remontrants) et Gomaristes8. D’autre part, si l’État est tolérant, l’Église ne l’est pas spécialement. Ainsi des hommes d’État républicains, à commencer par Jan de Witt, ne jugeaient-ils pas inutiles de publier des écrits (ceux, par exemple, de Pierre de La Court ou de Grotius) dont l’objet était d’affirmer la suprématie du pouvoir civil sur l’Église et de signaler les dangers de l’intolérance. Enfin, la tolérance est menacée comme la forme même de l’État qui la défend : face aux Républicains, le parti orangiste, fondé sur le pouvoir seigneurial et la noblesse, fait cause commune avec les calvinistes les plus stricts.
5Parler de rencontre du philosophique et du théologique ne concerne pas, on le voit, un événement fortuit, mais un face-à-face inévitable, ressortissant à un contexte de cohabitation problématique. Philosophie et théologie ont des revendications potentiellement divergentes et porteuses de discorde. La première s’avance sur fond d’une défense (et donc d’une menace) d’un libre usage de la raison (appliquée, en particulier, à l’Écriture), la seconde est portée par un appétit effréné de pouvoir, que signale un excès d’« autorité » et de « virulence ». Évoquer la philosophie en termes de praxis, c’est bien renvoyer, comme le précisait Althusser, à l’existence de « rapports de force à l’intérieur d’un champ dominé par des contradictions et des conflits9 ». C’est à rendre publics les termes et les résultats de cette rencontre que s’emploie le Traité théologico-politique auquel Spinoza travailla pendant cinq ans.
6La dimension sans doute plus proprement philosophique de la rencontre fait l’objet du premier motif de la Lettre 30. « Je sais en effet, écrit Spinoza, que ce sont surtout ces préjugés [ceux des théologiens] qui empêchent les hommes de pouvoir consacrer leur esprit à la philosophie. Donc je travaille à les mettre en évidence et à en préserver l’esprit des plus avertis10. » Comme nous l’avons vu dans la première partie du présent ouvrage, si l’âge classique connaît un renouvellement spéculatif du problème des statuts respectifs et des rapports de la raison et de la foi, c’est dans le cadre d’une émancipation de la philosophie à l’égard du statut de « servante » de la théologie. La revendication propre à tous les philosophes nouveaux du xviie siècle, d’un libre exercice de la raison en quête de vérité, s’adosse au refus d’une tutelle religieuse, à l’idée qu’une vérité révélée, extérieure au sujet, puisse être au fondement de la recherche philosophique. Nous avons rappelé comment Bacon, Descartes et Hobbes affirment, chacun à sa manière, la distinction fondamentale entre philosophie et théologie en vue d’instaurer ou de restaurer l’autonomie de la première. Il reste qu’aucun de ces trois auteurs n’a écrit d’ouvrage prenant expressément pour objet cette distinction dans le cadre d’une défense de la liberté de philosopher.
7Le second document, où nous voyons Spinoza expliquer ce qui l’a poussé à rédiger le Traité théologico-politique, est la préface même de cet ouvrage11 – qui vient donc bien après la Lettre 30 de 1665, sans doute avec la fin de la rédaction de ce Traité (1670). Comme le précisent les traducteurs dans leur introduction :
Les raisons qui sont données pour la rédaction de l’ouvrage renvoient non à la vie personnelle de l’auteur mais d’une part à une nécessité générale des rapports de la piété, de l’État et de la philosophie, d’autre part, elliptiquement, à la situation des Provinces-Unies dans la deuxième moitié du xviie siècle12.
8Le discours du philosophe commence par un constat, celui de la dégénérescence de la religion en terrain de rivalité et de haine, et se poursuit par son explication : l’ambition grandissante touchant l’administration des charges sacrées.
[…] la foi, écrit Spinoza, n’est plus que crédulité et préjugés. Et quels préjugés ? Ceux qui […] empêchent [impediunt] d’user librement de son jugement et de distinguer le vrai du faux, et paraissent inventés exprès pour éteindre tout à fait la lumière de l’entendement13.
9Les motifs de rédaction du Traité théologico-politique, qu’ils soient d’ordre politique, proprement philosophique ou qu’ils consistent à dénoncer une accusation personnelle, ne représentent pas trois buts de l’ouvrage. Ils répondent à une même fin, la liberté, c’est-à-dire aussi à un même sentiment d’urgence – l’interruption de la rédaction de l’Éthique en est le signe –, relative à des menaces pesant précisément sur cette liberté.
10Notre propos n’est pas ici d’analyser le Traité théologico-politique dans son ensemble ni même de reprendre, après bien d’autres, la problématique de la distinction entre théologie et philosophie. C’est plutôt sous un certain angle que nous voudrions l’envisager, un angle tel qu’il permette de dégager des lignes de force à partir d’une pratique de la distinction. Ainsi n’entrerons-nous pas dans l’analyse détaillée du contenu des distinctions mises en place par Spinoza.
11Les rencontres ne se ressemblent pas et ne présentent pas les mêmes enjeux. Celle qui nous occupe ici, entre la philosophie – dans son acception minimale d’usage de la lumière naturelle – et religion – en tant qu’elle a dégénéré en superstition – est d’abord une donnée. Mais le Traité théologico-politique est en même temps l’ouvrage par lequel son auteur constitue la rencontre en en exposant, à sa manière, les problèmes, les termes et les issues14. En outre, à la lumière des motifs énoncés, la rencontre revêt ici une tout autre dimension que celle du philosophe avec le vulgaire ou l’ignorant : ici, c’est-à-dire dans un contexte de danger et de menace, elle se fait combat contre des préjugés qui sont à l’origine d’une authentique misologie. Du point de vue de l’exercice de sa propre puissance, la philosophie est sans doute face à son plus grand obstacle, et ce n’est qu’en cet ouvrage que l’on voit Spinoza véritablement la défendre. Faisons ici remarquer que, d’une façon générale, le discours spinozien sur la philosophie, au sens soit d’une doctrine particulière soit de la discipline en général, ne se présente jamais comme ironique, négatif ou dévalorisant. On voit l’auteur de l’Éthique défendre la philosophie – donc lui accorder quelque valeur positive – contre un risque de confusion avec la théologie ; la défendre, encore, contre un statut de servante ; la défendre enfin, et même la promouvoir, lorsque le Traité vise à éliminer les préjugés des théologiens pour que les hommes puissent appliquer leur esprit à la philosophie. Si la philosophie ne fait jamais l’objet d’un discours péjoratif, ce n’est pas le cas, nous l’avons vu, du discours sur les philosophes. Or, dans le Traité théologico-politique, le philosophe n’est jamais l’objet de critique (à l’exception d’une occurrence). Sa présence, dans cet ouvrage, obéit à une autre fin : être situé, et en cela même être défendu. C’est pourquoi l’on peut voir Spinoza ne pas manquer de s’impliquer dans son propre discours.
12Le Traité aborde plusieurs problèmes cruciaux : les rapports de la loi naturelle et de la loi divine, ceux de l’interprétation de l’Écriture sainte, de la religion et du salut, le fondement et la fin d’un État politique. Mais l’idée de philosophie ne constitue-t-elle pas l’unité et le tissu de l’ouvrage ? Car il s’agit bien, selon la Lettre 30, de permettre aux hommes de consacrer leur esprit à la philosophie ; selon le sous-titre de l’ouvrage, de défendre une institution politique de la liberté de philosopher ; selon la préface de l’ouvrage, enfin, de combattre le mépris de la raison auquel on en est venu. Cette situation centrale de l’idée de philosophie renvoie à deux déterminations. D’une part, comme l’écrit Étienne Balibar, « si le TTP vise un objectif politique, c’est dans l’élément de la philosophie qu’il entend construire ses thèses15 ». La réflexion philosophique, autrement dit, n’est nullement en position de surplomb par rapport aux objets ici considérés, mais elle est au contraire d’emblée, et de plain-pied, dans une relation de confrontation avec la religion, confrontation qui l’affecte et en laquelle se joue sa propre signification – à savoir son terrain, ses propriétés comme sa liberté. « Cela veut dire concrètement – écrit encore Balibar – que, dans sa progression, la conception de la philosophie n’est pas fixe, mais en mouvement16 », et qu’avec le Traité théologico-politique, un tournant est à l’œuvre dans la pensée de son auteur, au sens où s’y joue une unité entre une philosophie spéculative et une philosophie appliquée (à la politique)17. D’autre part, si l’idée de philosophie est bien au centre du Traité théologico-politique, il n’en reste pas moins qu’il n’en est pas question pour elle-même. Et il ne peut en être autrement précisément parce que son identité se forge ici, dans sa confrontation au religieux puis au politique. Nous avons fait remarquer que plus de la moitié des occurrences du terme « philosophie » occupent les chapitres XIV et XV, qui portent sur la séparation d’avec la théologie ; plusieurs autres occurrences, comme en corollaires, affirment explicitement la parenté de la philosophie avec la science et la raison. C’est bien ce que produit cette rencontre – elle-même produite par la philosophie : travailler à se différencier, c’est ipso facto se situer et se caractériser – comme on situe et caractérise son autre – avec précision. Le Traité théologico-politique instruit sur l’idée de philosophie dans l’exacte mesure où s’y instruit cette idée, jamais extérieurement à un champ effectif de lutte ni à une praxis de confrontation ou de comparaison.
13Les termes en lesquels se disent cette rencontre doivent toutefois être éclairés, car ce que signifient l’« adaptation » de la raison à l’Écriture ou la « séparation » de la philosophie d’avec la théologie, voilà qui ne va pas de soi, pas plus que l’assimilation, dans le Traité théologico-politique, des notions de « raison » et de « spéculation » à celle de philosophie.
LE PHILOSOPHE FACE AU TEXTE BIBLIQUE, OU LE SENS D’UNE RATIONALITÉ PHILOSOPHIQUE
SÉPARER LE PHILOSOPHIQUE DES ENSEIGNEMENTS ET FINALITÉS PROPRES À L’ÉCRITURE
14Que l’Écriture ait été rédigée pour la foule et le vulgaire ignorant signifie, pour Spinoza, qu’elle ne contient que des enseignements très simples et que ses finalités sont avant tout pratiques. Il ne s’agit pas, en d’autres termes, « d’enseigner […] une doctrine philosophique [res philosophicas]18 ». Ces res philosophicas sont clairement séparées des enseignements de l’Écriture en ce qu’elles concernent « la pure spéculation et non pas la charité ou l’usage de la vie19 ». Cela signifie que si les révélations contiennent quelque présupposé ou thèse philosophique, elles laissent libres de toute adhésion, parce qu’elles sont avant tout adaptées à la compréhension de leurs destinataires20. La nécessité d’une même séparation s’observe encore dans le chapitre XI du Traité théologico-politique, dont les premières lignes ont pour objet de montrer la simplicité des enseignements de l’Écriture. Le texte biblique demeure rempli d’images renvoyant toutes à des leçons très simples d’ordre moral, des documenta moralia21. Leur sens est adapté à la compréhension du vulgaire, et elles n’ont pour but que d’inciter les hommes à obéir aux préceptes moraux nécessaires à une bonne société. Il en va ainsi de la loi de Moïse (les Dix Commandements) et de celle du Christ (« Tu aimeras ton prochain comme toi-même », « Bénissez vos ennemis », etc.). C’est pourquoi, prévient Spinoza, l’Église, demeurera éternellement tourmentée,
à moins qu’un jour la religion ne se sépare des spéculations philosophiques [speculationibus philosophicis] et ne soit ramenée au tout petit nombre de dogmes extrêmement simples que le Christ enseigna aux siens […]. C’est pourquoi […] les autres apôtres, qui prêchaient aux Juifs, contempteurs de la philosophie, s’adaptèrent à leur complexion et enseignèrent une religion dénuée de spéculations philosophiques [speculationibus philosophicis]22.
15Adaptation et simplicité vont de pair, celle-ci étant requise pour celle-là. De ce que l’Écriture, par ses formes d’énoncés et de récits, a voulu rendre ses enseignements faciles à comprendre pour tous – sa difficulté ne tenant donc pas à la hauteur de son sujet –, il suit que sa doctrine « ne contient pas de spéculations élevées ni de doctrines philosophiques [res philosophicas], mais seulement des choses très simples que même l’esprit le plus lent peut saisir23 ».
16On comprend par là la faute de ceux qui « ont introduit dans la religion tant d’éléments de spéculation philosophique [tot res philosophicae speculationis] que l’Église en paraît une académie et la religion une science, ou plutôt une joute oratoire24 ». C’est en raison d’un véritable mélange de genres qu’Église et religion sont en proie aux schismes et aux controverses, un mélange qui motive à son tour la nécessité de défendre la philosophie. Spinoza s’en prendra en effet à ceux des théologiens qui pensent pouvoir faire bonne place à la philosophie dans la lecture des textes sacrés en les considérant comme un recueil de doctrines philosophiques. Qu’y trouve-t-on, au juste, en matière de philosophie ? Seulement des opinions, divergentes et même contradictoires – l’homme, par exemple, présenté tantôt comme libre tantôt entre les mains de Dieu.
17Qu’apprenons-nous de ce face-à-face du philosophe et du texte biblique ? À l’évidence, certains caractères du discours philosophique quant à son genre et à sa finalité. Il apparaît en effet, par contraste, que les doctrines philosophiques ne sont ni ne cherchent à être simples, ne s’adressent pas aux esprits « très lents [tardissimo] » mais abordent des sujets d’une certaine hauteur25. Le philosophique, enfin, est ordonné à la vérité et non à cette finalité pratique consistant à susciter l’obéissance et la piété. Est-ce tout ? Non, car ce serait là passer à côté d’un problème qui, dans cette relation du philosophe au texte sacré, a pour enjeu l’éclaircissement de la rationalité philosophique. La séparation dont nous venons de parler repose en effet sur la conception d’une inadaptation l’une à l’autre de l’Écriture et de la raison. Spinoza affirme que la seconde ne doit pas être « adaptée » à la première. Comment, cependant, une telle affirmation est-elle possible alors même que la raison définit très précisément des règles d’interprétation, s’exerce sur la signification de ses contenus et se dit même en accord avec elle sur ce qu’elle enseigne ? Autrement dit, quel rôle et quelle place, au juste, la raison occupe-t-elle face au texte biblique ?
18Spinoza, rappelons-le, condamne ceux qui, à la manière de Maïmonide, veulent adapter l’Écriture à la raison – allant jusqu’à voir cette dernière là où elle n’est pas. Il faudrait alors supposer que « les philosophes ne peuvent se tromper sur l’interprétation de l’Écriture26 » et qu’ils formeraient du coup une nouvelle autorité ecclésiastique – ce qui ne manquerait pas de susciter la risée de la foule. Mais les philosophes ont d’autant moins de monopole en matière d’interprétation de l’Écriture que celle-ci n’est pas, contrairement à ce qu’en pense Maïmonide, une source de vérité d’ordre spéculatif. On ne peut toutefois nier que Spinoza, dans le même temps, élabore et défend le rôle de la raison dans l’interprétation de l’Écriture en s’attaquant vigoureusement à ceux qui, comme Rabbi Jehuda Alpakhar, prétendent pouvoir lui donner congé27. Contre le rationalisme de Maïmonide et l’irrationalisme d’Alpakhar, la conclusion de Spinoza est sans réserve : « L’Écriture ne doit pas être adaptée [accomodanda] à la raison, ni la raison à l’Écriture28. »
19Mais qu’entendre par cette idée d’« adaptation » ? S’il est question de penser un accord des enseignements mêmes de l’Écriture avec la philosophie – c’est-à-dire la vérité de ces enseignements –, on ne saurait alors parler d’adaptation ; il ne s’agit pas en effet, pour Spinoza, de connaître les certitudes qu’enseignerait l’Écriture, mais seulement, comme l’écrit Zac, « de savoir avec certitude ce que l’Écriture ou le Saint Esprit veut enseigner29 », exactement comme on voudrait connaître avec certitude n’importe quel phénomène naturel. En revanche, il est bien question de déterminer rationnellement des principes d’interprétation de l’Écriture, c’est-à-dire de promouvoir une exégèse rationnelle, mais également, soin qu’il revient à la raison, de « déterminer comment il faut précisément […] entendre [les dogmes de la foi] eu égard à la vérité30 ». Il est permis, dans ces conditions, d’imputer à Spinoza un geste d’adaptation de la raison à l’Écriture, geste prenant alors le sens non pas d’un accord mais d’une application.
20Mais n’est-ce pas là déroger au principe de séparation des domaines, sinon assouplir la stricte annonce qui en est faite ? Zac a bien vu le problème :
[…] soumettre l’Écriture à une investigation critique, c’est aussi aux yeux de l’orthodoxie religieuse – et au temps de Spinoza seule l’orthodoxie avait droit à la parole – subordonner la parole de Dieu à la philosophie. Ce qui serait contraire à la tentative même de Spinoza de séparer la philosophie de la théologie31.
21Si l’on considère qu’est rationnellement démontrable le fondement de la théologie selon lequel les hommes sont sauvés par l’obéissance seule, « la théologie sera donc une partie de la philosophie, et une partie inséparable32 ». La philosophie finit-elle, de cette manière, par s’assimiler son autre plus que s’en séparer ? Mais d’abord, parler de raison et de philosophie, est-ce la même chose ?
« RAISON » : UN ÉQUIVALENT DE « PHILOSOPHIE » ?
22Parce qu’envisager la situation du philosophe face à l’Écriture nécessite de déterminer le rôle exact de la raison, Spinoza est amené à produire une certaine idée de la rationalité philosophique. La signification de la raison se précise ici, et cette précision permet du même coup de spécifier la nature du lien entre raison et philosophie33. En quel sens, donc, prendre le concept de raison dans le Traité théologico-politique, et s’assimile-t-il simplement à l’idée de philosophie ?
23Jacqueline Lagrée, nous l’avons déjà évoqué, fait remarquer que Spinoza ne définit jamais la philosophie dans le Traité théologico-politique, mais « n’emploie le terme que de façon démarcative pour la distinguer de la théologie34 ». C’est encore à l’aune d’un tel geste qu’elle formule cette remarque : « Au fil de l’ouvrage, le terme de philosophie en vient, notamment dans le chapitre XV, à être remplacé par un équivalent qui met l’accent sur le mode de connaissance, à savoir la raison35. » Certes, alors que l’on voit Meyer s’appliquer à une définition aussi achevée que possible de la philosophie au moment même d’énoncer sa thèse sur la norme de l’interprétation de l’Écriture36, le chapitre VII du Traité spinozien use abondamment du terme « raison » sans mentionner une seule fois celui de philosophie. Pour autant, le terme « raison » est-il, comme le dit Lagrée, « un équivalent » de celui de « philosophie » ? Il faut se demander, pour répondre à cette question, quel concept de raison est ici à l’œuvre, face à l’Écriture sainte, et ce qu’il nous apprendrait de la rationalité philosophique.
24Il semble que ce terme de raison que Spinoza substitue en effet progressivement à celui de philosophie n’en soit pas un équivalent, ou pas seulement. Si Spinoza accorde un rôle à la raison dans l’interprétation de l’Écriture, c’est qu’il prend souvent le mot, comme le fait remarquer Zac, « dans un sens plus large que dans l’Éthique37 ». Il ne s’agit pas, dans le Traité théologico-politique, d’enseigner la voie du salut ; le contexte est polémique et la philosophie entend se défendre dans la liberté de son exercice, et entreprend, pour ce faire, l’analyse de l’Écriture sainte. Ainsi, « Spinoza emploie le mot “raison”, tantôt dans le même sens que dans l’Éthique, lorsqu’il fait allusion à sa propre philosophie, tantôt dans un sens plus large qui se rapproche beaucoup de celui que le langage commun donne à ce mot38 ». Précisons donc : c’est seulement en tant que la raison désigne un système d’idées adéquates qu’elle est « un équivalent » de la philosophie, et même la philosophie elle-même, comme en atteste le premier paragraphe du chapitre XV du Traité théologico-politique. C’est bien en ce sens que « l’Écriture ne doit pas être adaptée à la raison ni la raison à l’Écriture », ou encore qu’il est totalement erroné « de s’efforcer d’établir l’autorité de l’Écriture par des démonstrations mathématiques39 ». En revanche, en son sens large, la raison,
loin d’être synonyme de « connaissance démonstrative », […] est le pouvoir de concevoir ce qui est simple et à la portée de tout esprit ; elle est une qualité d’esprit de tous ceux qui […] savent discerner, même sans pouvoir toujours le justifier, le possible et l’impossible, le vraisemblable et l’invraisemblable40.
25Et Zac de préciser encore que « lorsqu’il parle de la raison, qui devrait être interprète de l’Écriture, [Spinoza] lie le mot raison au mot jugement41 », engageant les croyants à se débarrasser de leurs préjugés, à retrouver leur libre jugement vis-à-vis de l’Écriture. Par conséquent, lorsque Spinoza évoque ces choses que « seule la raison et la philosophie [sola ratio et philosophia], mais non l’Écriture, enseignent être fausses42 », le « et » n’a pas valeur d’un seu ou d’un sive, parce que la philosophie n’est pas n’importe quel usage de la raison – ce que sous-tend encore cette conviction déclarée selon laquelle « l’Écriture laisse la raison absolument libre et […] n’a rien de commun avec la philosophie43 ».
26Suivre la raison dans l’interprétation de l’Écriture, ce n’est donc pas dérouler des idées adéquates comme on déduirait des propriétés d’une idée vraie donnée, c’est seulement, contre l’autorité des traditions, se soumettre à un certain nombre d’exigences critiques qui permettent, en particulier, de débusquer les incohérences au sein des récits et des enseignements de l’Écriture. C’est donc en ce sens que la méthode d’interprétation de l’Écriture ne doit être « que la lumière naturelle commune à tous44 » et n’est pas « si difficile qu’elle ne puisse être pratiquée par les philosophes les plus pénétrants [ab acutissimis philosophis], mais elle doit être adaptée à la capacité naturelle et à la complexion commune des hommes [… ]45 ». Si tel n’était pas le cas, s’il y avait à interpréter et à comprendre certains passages non pas seulement selon quelques règles simples de cohérence mais de façon métaphorique, c’est que l’Écriture aurait alors été rédigée « non pour la foule et le vulgaire ignorant, mais seulement pour des gens très savants, et surtout pour les philosophes46 ». Il faut voir ici que Spinoza, par l’expression « lumière naturelle commune à tous », n’engage pas seulement une opposition à la lumière surnaturelle, mais également une démarcation entre le philosophè lector qui le comprend et le philosophe qui, avec le théologien, voudrait s’approprier l’Écriture. La suite de la phrase distingue d’ailleurs cette lumière naturelle commune à tous, tant à « quelque lumière au-dessus de la nature » qu’à « une autorité externe » qui, avant que soit traité le problème du souverain, pourrait être un philosophe ou un savant.
27Dans la relation à l’Écriture sainte se détermine un statut de la philosophie – quant à ses formes de discours, à ses enseignements et à ses visées – comme se précise le rapport entre raison et philosophie. Il apparaît ici que ces termes ne sont pas tout à fait superposables, de telle sorte que se produit l’espace d’une rationalité proprement philosophique. On objectera qu’il en avait déjà été certainement question, en particulier dans le Traité de la réforme de l’entendement – avec les développements sur le troisième « mode de percevoir », l’activité des mathématiciens et l’acte de raisonner47 ; mais le propos sur la rationalité n’y était jamais explicitement associé, comme il l’est ici, à l’idée de philosophie – comme lorsque Spinoza parle de « certitude philosophique ou [seu] mathématique de l’existence de Dieu48 ». Sans doute parce qu’il y a en cette situation-ci, urgence et enjeu, pour la philosophie, à revendiquer sa propre rationalité pour mieux en affirmer la légitimité et le libre exercice.
LE PHILOSOPHE ET LE PROPHÈTE
28Au terme du chapitre II du Traité théologico-politique, Spinoza déclare : « Les remarques formulées sur les prophètes et la prophétie visent principalement au seul but que je me suis fixé, la séparation de la philosophie et de la théologie49. » Que signifie un tel propos ? Reconnu comme le porte-parole de Dieu, le prophète jouit d’une autorité que l’on ne saurait contester sans s’exposer aux autorités religieuses. Il importe donc de savoir s’il est permis de penser autrement que le prophète – si, par exemple, Galilée a le droit de soutenir, contre Josué, la thèse de l’héliocentrisme. Mais, de la pensée à l’action, le problème de l’autorité se pose aussi en matière de mœurs. S’il est en effet question d’examiner si la liberté de philosopher nuit à la piété, il est nécessaire de déterminer les limites posées par la piété, et donc ses sources, c’est-à-dire les instruments de la révélation. Or, « la prophétie apparaît comme vecteur obligé de la révélation, que tous considèrent comme la norme de la piété. Il importe donc d’en fixer le statut et les limites pour savoir ce que la piété impose et interdit50 ». C’est pourquoi séparer la philosophie et la théologie nécessite d’examiner ce qu’est une prophétie et de quelle manière Dieu s’est révélé aux prophètes, afin que soient déterminés le poids et le cadre précis de l’autorité de ces derniers.
29Nous retrouvons ici cette idée qu’est venue préciser celle de rencontre, selon laquelle les figures croisées par la philosophie sont aussi constituées par elle, en un mouvement de différenciation. Tracer une ligne de démarcation, fût-elle mouvante comme nous l’avons vu avec le vulgaire et l’ignorant, n’aboutit pas à ne déterminer qu’un seul camp. Dans le besoin de « fixer le statut et les limites [de la prophétie] pour savoir ce que la piété impose et interdit51 » se perçoit précisément ce mouvement, pour la philosophie, de produire et de normer, par différence, une idée de la prophétie.
« ON PEUT NOMMER PROPHÉTIE LA CONNAISSANCE NATURELLE52 »
30Les philosophes ne sont pas des prophètes. La Lettre 19 du 5 janvier 1665 à Blyenbergh affirme nettement combien l’usage de la lumière naturelle distingue les philosophes des prophètes en ce que ces derniers, pour s’adresser au vulgaire, ont forgé des paraboles, ont transformé les causes en lois prescriptives, etc. Qu’est-ce en effet qu’un prophète ? Il est « celui qui interprète ce qui a été révélé par Dieu pour ceux qui sont incapables d’en avoir une connaissance certaine et qui, de ce fait, ne peuvent l’embrasser que par la simple foi53 ». Afin de passer pour l’interprète des décrets divins, la connaissance dont il se réclame doit alors se montrer d’un autre ordre que la connaissance naturelle54. Cependant, au regard du début du chapitre I du Traité théologico-politique, les choses ne sont pas si simples. Car de la définition même de la prophétie comme « connaissance certaine d’une chose [rei alicujus] révélée par Dieu aux hommes55 », il suit, précise Spinoza, qu’elle peut être nommée connaissance naturelle (« […] cognitionem naturalem prophetiam vocari posse »). En quel sens prendre cette affirmation pour le moins surprenante, par laquelle Spinoza choisit – non peut-être sans quelque provocation – d’inaugurer son Traité théologico-politique ?
31D’une certaine conception de Dieu dépend ici une certaine conception de la connaissance et de son objet. Ce que nous connaissons par la lumière naturelle est ce qui « dépend de la seule connaissance de Dieu et de ses décrets éternels56 » ; par conséquent, si la connaissance naturelle « nous est pour ainsi dire dictée par la nature de Dieu, dans la mesure où nous y participons, et par les décrets divins57 », la philosophie ne peut-elle être appelée « prophétie » ? Ce n’est pas Spinoza qui s’y refuse, mais le vulgaire, dans sa misologie et son avidité de choses rares. En toute rigueur, la philosophie peut être considérée comme une forme de prophétie, et Spinoza de livrer une définition large de cette dernière afin d’établir, entre elle et la connaissance naturelle, une égale dignité – à cet égard, le qualificatif « quelconque [alicujus] » de la définition de la prophétie n’est pas anodin. Traditionnellement, les prophéties se rapportent à des vérités cachées, à ce qui n’est pas inscrit dans le cours ordinaire des choses, c’est-à-dire, au fond, à ce qui précisément échappe aux objets possibles d’une connaissance naturelle – il n’est en effet nul besoin d’une prophétie pour annoncer une saison ou une éclipse. Mais en tant qu’elle se porte sur l’avenir, elle peut être vérifiée par tout un chacun. C’est pourquoi en faisant de la prophétie la connaissance d’une chose « quelconque », l’auteur donne une définition qui l’écarte de ce qui est fait pour impressionner. En outre, la révélation, fait de Dieu, semble indiquer une voie surnaturelle ; mais de la même manière que le géomètre entend par cercle autre chose que le commun des hommes – qui n’y voit que de la rondeur –, le philosophe entend par Dieu autre chose que ce qui l’est par l’anthropomorphisme vulgaire, un Dieu qui est l’être même ou la nature. Dire, en ce cas, que la prophétie est une connaissance révélée aux hommes par Dieu, c’est dire qu’elle est une connaissance naturelle. N’y a-t-il pas là comme un principe stratégique du discours spinozien visant à faire reconnaître la puissance de la raison ? Il n’existe rien d’autre que Dieu, en lequel est toute chose, et ce que découvre un Galilée n’est rien d’autre que ses « décrets » éternels, intégralement intelligibles, c’est-à-dire ses lois nécessaires. Pouvant bien être prophétie, on voit une nouvelle fois la philosophie s’identifier à ce qui se donne ordinairement comme son « autre » – lequel, du coup, disparaît en tant que tel. Spinoza montre ainsi au philosophè lector lui-même que les frontières ne sont pas aussi tranchées et figées selon la façon d’envisager les termes en présence.
32Est-il alors permis de faire de Galilée un prophète ? Non. Nous venons de parler de principe stratégique de discours. Or, nous voyons en effet Spinoza commencer par une assimilation, comme s’il s’agissait d’investir ou même d’envahir le terrain de l’adversaire, en présentant la connaissance naturelle comme étant prophétique. C’est ici un mouvement qui s’observe, par lequel des caractères (participation à la nature de Dieu, « découverte » de vérités divines) sont rapprochés, voire identifiés. Mais ce mouvement est en réalité un mode opératoire, préparatoire à l’acte de tracer des lignes de distinction au sein de ce qui est d’abord déclaré comme terrain identique. S’assimiler d’abord, autrement dit, pour mieux se démarquer et poser sa différence. En l’occurrence, dans son identification de la connaissance naturelle à la prophétie, Spinoza s’est attaché aux mots et a considéré une définition large de la prophétie. En outre, s’il est légitime de parler de prophétie au sens large, il ne l’est pas de parler de la même façon du prophète. Celui-ci n’est pas un philosophe et Spinoza, sur ce point, s’accorde avec Maïmonide. Mais il donne à cette distinction une signification et des raisons opposées à celles du philosophe cordouan.
NI LE PHILOSOPHE N’EST UN PROPHÈTE, NI LE PROPHÈTE UN PHILOSOPHE
33Si Maïmonide insiste sur l’importance de l’imagination chez le prophète, c’est en la considérant comme l’auxiliaire d’une faculté rationnelle particulièrement aiguë. Car, pour lui, ne peut devenir prophète qui veut58 ; il faut posséder de grandes qualités intellectuelles et les soumettre à des exercices. Ce n’est pas là, cependant, faire du prophète un philosophe. Par la force de son imagination, le prophète, selon Maïmonide, possède en effet une puissance de percevoir qui n’est pas sensible, et son intelligence le rend capable de saisir les vérités les plus profondes inaccessibles à la simple connaissance rationnelle démonstrative59. Que le prophète ne fournisse aucune preuve de ce qu’il est apte à saisir par une illumination particulière, c’est le signe, pour Maïmonide, de la supériorité de son savoir. Par conséquent, « si par connaissance philosophique on entend une connaissance discursive et démonstrative qui va des principes aux conséquences, il faut dire que la connaissance prophétique lui est supérieure60 ». De telles conclusions sur les rapports de la prophétie et de la philosophie sont jugées comme absolument fausses par Spinoza : les prophètes n’apportent aucune lumière en matière de physique ou de métaphysique. Si Spinoza et Maïmonide défendent une même thèse sur la distinction du prophète et du philosophe, c’est donc en deux sens opposés. « Jamais, écrit Spinoza, la prophétie n’a rendu les prophètes plus savants, mais […] elle les a laissés dans leurs opinions préconçues ; et c’est pourquoi nous ne sommes pas tenus de les croire en ce qui concerne les matières purement spéculatives61. » Le problème vient alors de ce que les auteurs des livres sacrés se sont prononcés, alors qu’ils n’étaient pas philosophes, sur des questions ne relevant que de la philosophie, en particulier sur la question de la nature de Dieu.
34On peut ranger sous trois grands motifs la distinction du philosophe et du prophète. Cette distinction signifie là encore, pour la philosophie, un mouvement par lequel se constitue sous un certain aspect sa propre idée d’elle-même, un mouvement qui ne manque pas en même temps de produire la figure du prophète en engendrant, par différenciation, des caractères déterminés.
35En premier lieu, la dissymétrie entre les couples philosophie/prophétie et philosophe/prophète trouve sa justification dans le rapport, d’une part des prophètes, d’autre part des hommes de science et plus généralement de raison, à ceux auxquels ils s’adressent. Spinoza opère ainsi un déplacement de la philosophie au philosophe, du statut général de la connaissance naturelle à celui qui, en particulier, l’enseigne : ceux « qui font connaître » la science naturelle, toute divine qu’elle soit, entendons par là les philosophes, « ne peuvent être appelés prophètes62 ». L’enseignement prophétique n’a rien à voir avec l’enseignement rationnel. Cette distinction enveloppe celle de deux types de discours. Le prophète interprète les décrets de Dieu pour d’autres à qui ils n’ont pas été révélés, et constitue ainsi une autorité. Il enjoint et affirme (des vérités), mais ne démontre pas, car c’est Dieu qui parle à travers lui63. À l’instar de Moïse, il peut s’adresser à un peuple d’ignorants, auquel il faut parler « non certes en tant que philosophe […] mais plutôt en tant que législateur, en les contraignant par l’empire de la loi64 ». Or, un philosophe ou un savant explique, s’explique, et l’écouter, c’est pouvoir, comme à « armes égales », percevoir par soi ce qui est dit. C’est donc également supposer en chacun une même capacité de compréhension et de certitude. On peut devenir philosophe en écoutant un philosophe, mais non pas prophète en écoutant un prophète, au point que le philosophe perdrait son statut à n’être compris de personne, ou à devoir seulement être cru « sur paroles65 ». Ainsi, tandis que la connaissance rationnelle ne s’autorise pas à affirmer ce qu’elle ne comprend pas, il est clair que le prophète, stricto sensu, se le permet, en ne pouvant rendre raison de ce qu’il dit, sinon en le rattachant, à titre de source, à la parole de Dieu66. Il faut ici rappeler que ce qui rend certain d’une idée, ce n’est jamais un critère extérieur à l’idée elle-même, car ce n’est pas un signe extérieur qui fait la certitude du vrai.
36De là le second motif de distinction entre connaissance prophétique et connaissance philosophique, qui touche la nature de la certitude induite par ces deux types de connaissance. Procédant de l’imagination la plus vive, la connaissance prophétique n’enveloppe pas la certitude. La connaissance vraie, connaissance adéquate accompagnée de l’idée d’elle-même – c’est-à-dire de ce qui fait son caractère adéquat – s’affirme, elle, de sa propre puissance, ce par quoi elle est connaissance certaine67. Or, l’Écriture nous dit que « les prophètes étaient certains de la révélation de Dieu non par la révélation elle-même, mais par quelque signe68 », de l’authenticité duquel on ne peut jamais être assuré. La certitude prophétique n’est pas mathématique, elle est seulement « morale » ; elle relève de la conviction intime et n’est pas universalisable parce qu’elle ne peut convaincre que ceux auxquels le signe et le style de la prophétie sont adaptés. En revanche, « la connaissance naturelle […] n’a besoin d’aucun signe mais implique la certitude par sa propre nature69 ». On peut ajouter, comme en corollaire, que Moïse lui-même n’a enseigné à son peuple que les attributs moraux de Dieu : miséricorde, bienveillance, jalousie, etc.70 ; rien, donc, de ce qui touche la nature même de Dieu mais seulement ce qui constitue les conditions d’une règle pratique de vie.
37Enfin, il y a lieu de constater que « les Livres de l’Écriture ne nous disent nulle part que les prophètes étaient des philosophes et savants, ni qu’ils avaient une connaissance adéquate de la nature de Dieu et de ses rapports avec l’univers71 ». Autant Salomon, « Le Philosophe », modèle même de sagesse, ne surpassait pas les autres par un don prophétique, autant eurent ce don des hommes incultes, chez lesquels prévaut une imagination particulièrement vive. Pour tout ce qui touche la spéculation, c’est-à-dire la connaissance des lois de la nature, les prophètes ne peuvent rien nous dire ; non pas seulement parce qu’ils partagent les préjugés communs aux hommes de leur époque, mais surtout parce que l’Écriture elle-même, n’ayant pas pour objet de nous instruire en matière de sciences, ne contient aucune révélation sur les questions qui relèvent de la spéculation. Relativement, par exemple, à l’épisode de l’arrêt de la course du soleil dans le Livre de Josué, il y a lieu de renvoyer dos à dos ceux qui, comme Maïmonide, contestent qu’un fait historique puisse être ici rapporté et qui déforment les paroles de l’Écriture, et ceux qui, ayant depuis adopté l’héliocentrisme, forcent également le sens de l’Écriture de telle sorte que cette vérité y paraisse reconnue72.
L’AUTOPRODUCTION D’UNE CONNAISSANCE PROPREMENT PHILOSOPHIQUE
38Il y a rencontre du philosophe et du prophète parce qu’il est nécessaire, avons-nous dit plus haut, d’estimer au plus près le poids précis d’une parole qui se dit être de Dieu. Mais ce sont au fond deux types de discours qui, ici, se regardent. Ils sont tous deux intelligibles, communicables et porteurs d’enjeux « pratiques » – les commandements pratiques relatifs aux lois de la piété constituant l’objet à la fois légitime et valable du discours prophétique. Spinoza envahissant en quelque sorte le terrain de l’autre, la rencontre a commencé sous forme d’assimilation. Puis elle s’est éclairée, s’est creusée afin de mieux montrer qu’au fond elle n’a pas grande signification, au sens où ce qui se rencontre doit finalement se séparer : le philosophe, nous l’avons vu, n’est pas un prophète, ni le prophète un philosophe. En cette distinction que trace Spinoza se détermine la philosophie elle-même, au sens où l’on voit s’en produire, formulées d’une façon inédite ou singulière (en fonction de cette rencontre-ci), certaines propriétés.
39Apparaît ici en effet, avec un certain relief, ce qu’est une connaissance philosophique – à savoir une connaissance naturelle, qui procède de la lumière naturelle et dépend de fondements communs. Cette expression de cognitio naturalis semble propre au Traité théologico-politique et à cette confrontation avec la connaissance prophétique ; et elle apparaît aussi dans une articulation explicite à l’idée de philosophie. On en trouve une seule occurrence ailleurs, dans les Pensées métaphysiques, où l’on peut lire que l’essence et l’existence des anges sont du domaine non de la métaphysique, mais de la théologie, « connaissance […] tout autre que la connaissance naturelle73 ». Cette dernière, en outre, a de quoi être considérée comme supérieure, tant en raison du type de certitude qu’elle génère que de sa capacité – conséquente – à se communiquer et à s’enseigner. Elle est démonstrative et se tient dans les limites de l’entendement74, alors que la connaissance prophétique, elle, demeure douteuse et se communique à quelques privilégiés. Nous voyons donc se déterminer ici l’idée de philosophie au sens où se produit, en cette confrontation – qui a ses sources, sa nécessité et ses enjeux –, la conception d’une connaissance, d’une certitude et d’un enseignement philosophiques75.
40Enfin, et peut-être surtout, l’autoproduction de l’idée de philosophie dans sa différenciation d’avec la prophétie signifie la production d’une liberté : si l’Écriture – et telle est la conclusion de Spinoza – n’impose aucune philosophie et reste radicalement étrangère aux choses spéculatives, alors la séparation que crée la rencontre produit elle-même un espace, celui d’une liberté entendue comme pouvoir, pour la pensée, de persévérer dans son activité propre. Il importe de noter que cette liberté n’est posée ni préalablement, comme si elle était inhérente à une pensée naturelle, ni abstraitement, hors d’une situation réelle de menace et d’adversité, ni, enfin, isolément, puisque c’est la relation même qui la fait advenir.
41Produire sa liberté constitue tout l’enjeu, explicite, de la confrontation avec la théologie. Mais cette confrontation va elle-même devoir produire d’autres déterminations de l’idée de philosophie. Car si l’on a vu advenir et se préciser les idées d’une rationalité, d’une connaissance et d’une certitude philosophiques, c’était encore sans précision quant à leur fondement et à leur fin. C’est la rencontre avec le théologien qui va amener Spinoza à dessiner d’autres traits essentiels de l’idée de philosophie, au point que l’autodétermination de cette idée va se faire mouvement d’engendrement d’une véritable topologie.
LE PHILOSOPHE ET LE THÉOLOGIEN
42Nous n’allons pas ici réexposer les fondements de la séparation de la philosophie et de la théologie, dont nous avons déjà convoqué dans ce chapitre les éléments principaux. Notre enquête nous conduit plutôt à porter notre attention aux termes, aux significations et aux enjeux d’une certaine situation de rencontre, puis, surtout, à ce qu’elle fait advenir de l’idée de philosophie. Nous avons qualifié plus haut de complexe et de décisif l’objectif spinozien de séparation de la philosophie et de la théologie : décisif parce que son enjeu explicite n’est autre que la liberté ; complexe en raison d’une signification flottante du terme « séparer » – philosophie et théologie n’auront-elles plus rien à se dire ni plus rien à partager ? ; complexe, encore, parce qu’il faut bien avoir quelque idée précise d’une philosophie que l’on veut affranchir d’une forme de subordination. Contrairement à Bacon, Descartes et Hobbes, sans omettre Meyer, qui développent une distinction entre philosophie et théologie précisément à l’aune d’une définition explicite et préalablement donnée de la première, Spinoza n’en propose aucune76. Comment peut-il éviter, dans cette rencontre, de livrer des propriétés de l’idée de philosophie, c’est-à-dire d’expliciter un tant soit peu cela qui doit être séparé de la théologie ? Mais peut-être n’y a-t-il pas là problème si, au lieu d’une distinction à l’aune d’une définition, c’est au contraire à l’aune d’une distinction qu’adviennent des propriétés.
DE LA THÉOLOGIE AUX THÉOLOGIENS
43Nous avons vu que les lignes de démarcation entre la philosophie et ce qui se donne a priori comme son autre sont mouvantes et même poreuses : le philosophe, sous un certain angle, peut être identifié à un ignorant et la connaissance naturelle à la prophétie. Or, rien n’empêche de considérer pareillement la philosophie et la théologie comme une seule et même chose, la philosophie pouvant alors elle-même, une nouvelle fois, se présenter comme son autre. En effet, la définition de la théologie comme science de Dieu, de ses attributs et de ses rapports avec le monde pourrait pleinement convenir à la philosophie telle que Spinoza la pratique, en particulier dans le De Deo de l’Éthique. En vérité, pas plus que le dogme fondamental de la théologie – les hommes sont sauvés par l’obéissance seule – ne peut être rationnellement démontré, pas plus notre auteur ne définit la théologie comme on vient de le dire.
44N’appartient en effet à cette dernière que ce qui est connu par Révélation. Rappelons, sur ce point, les deux propos les plus explicites de l’auteur de l’Éthique. Il nous dit d’une part que l’essence et l’existence des anges « ne sont connues que par Révélation et n’appartiennent donc qu’à la seule Théologie77 » ; et d’autre part qu’il entend précisément sous le nom de théologie :
La révélation en tant qu’elle indique le but que nous avons dit être visé par l’Écriture (la raison et le moyen de l’obéissance, c’est-à-dire les dogmes de la vraie piété et de la vraie foi) – ce qui est appelé au sens propre la parole de Dieu, qui ne consiste pas en un nombre déterminé de Livres [… ]78.
45Mais qui ou bien quoi, au juste, dans le Traité théologico-politique, le philosophe rencontre-t-il ? Si la philosophie est amenée à se distinguer dans et par la rencontre, c’est-à-dire à élaborer sa propre idée d’elle-même dans une forme, ici, de confrontation, ne faudrait-il pas commencer par distinguer entre la théologie et les théologiens, comme précédemment entre la prophétie et les prophètes ?
46Dans l’introduction à l’édition ici utilisée du Traité théologico-politique, on peut lire ceci :
Il faut noter une caractéristique constante du lexique de Spinoza dans le Traité : sous sa plume, le terme « théologien » est toujours négatif : il désigne les hommes haineux et sectaires qui dissimulent leurs passions sous le masque de la dévotion. Au contraire le terme « théologie » est toujours positif : il désigne le noyau essentiel de l’Écriture, qui seul mérite proprement le nom de parole de Dieu79.
47Cette remarque demande, nous semble-t-il, à être nuancée. À l’égard du théologien, le discours spinozien présente différents niveaux, fonction de visées différentes. Certes, la théologie a bien davantage les faveurs de Spinoza que ceux qui affirment la représenter ou l’incarner. Mais, d’une part, le Traité théologico-politique comporte seulement cinq occurrences du terme « théologien », dont deux ne paraissent pas spécialement péjoratives80. D’autre part, le terme « théologie » n’a rien de spécialement positif, surtout lorsqu’il est question pour la philosophie, à de nombreuses reprises, de ne plus en être la servante81, et il apparaît même parfois péjoratif lorsqu’il s’agit, par exemple, de « corriger et de supprimer les préjugés communs de la théologie82 ». Ces remarques doivent nous inciter à nous demander si, sous la plume de Spinoza – et sans nous arrêter au seul Traité théologico-politique83 –, les théologiens constituent une catégorie homogène. Peut-être n’a-t-il pas été assez repéré, à cet égard, combien le traitement qu’en fait notre auteur est loin d’être univoque et combien, du coup, il éclaire les différentes manières, pour Spinoza, de se situer, ainsi que la place du philosophe et la défense qu’il mérite.
48À l’égard des théologiens, les propos du philosophe hollandais ne diffèrent pas en nature mais seulement en degré. On peut repérer quatre niveaux de discours qui dessinent quatre aspects. En premier lieu, on constate un usage neutre du terme, au sens où les théologiens apparaissent simplement comme représentants de doctrines ou promoteurs d’acceptions que Spinoza se propose de discuter84. En deuxième lieu, Spinoza s’emploie surtout à critiquer les théologiens, les conceptions qu’ils portent et à mettre en évidence leur inintelligence. C’est, par exemple dans l’appendice à la partie I de l’Éthique, souligner leur inconséquence touchant l’action de Dieu ; c’est encore montrer la vanité d’une explication de l’impuissance des hommes menés par leur plaisir, par « un vice de la nature humaine, ou un péché, qui tirerait son origine de la chute de notre premier ancêtre85 ». Il est donc des hommes « tenus pour de grands théologiens » qui donnent pourtant dans des absurdités manifestes86. En troisième lieu, on voit le discours se faire nettement plus dépréciatif. Certains théologiens, critiquables, semblent en outre conjuguer stupidité et attitudes pour le moins condamnables. Il en est en effet certains si étroits d’esprit que l’on peut difficilement les convaincre, même par des raisons très solides87. En voici d’autres encore de bien peu religieux, voire des charlatans fort peu scrupuleux, parce que ce dont ils « se soucient ordinairement, c’est de la meilleure manière de déformer les Lettres sacrées pour en tirer leurs inventions et leurs thèses et les abriter sous l’autorité divine88 ». À un ultime degré, enfin, le discours peut se faire extrêmement virulent à l’encontre de théologiens haineux. On notera que Spinoza n’emploie ce ton que lorsqu’il est lui-même concerné. C’est ce qui est visible à travers trois Lettres à Oldenburg. Informant celui-ci, dans la Lettre 6, qu’il a composé et qu’il travaille toujours à un ouvrage « sur la purification de l’entendement », Spinoza avoue ne pas avoir encore pris de décision au sujet de sa publication : « Je crains, lui écrit-il, que les théologiens d’aujourd’hui ne s’en offensent et qu’avec leur haine habituelle, ils s’en prennent à moi [… ]89. » Cette « haine théologique90 », violence du dogmatisme, est coextensive aux « préjugés communs de la théologie91 » que Spinoza entend bien lever – premier motif avancé, nous l’avons vu avec la Lettre 30, de la composition du Traité théologico-politique. On sait enfin, par la Lettre 68 de 1675, que la haine menaçante des théologiens, qui « complotent partout contre [Spinoza]92 », leur firent déposer une plainte contre lui, ce qui l’obligea à ajourner la publication de l’Éthique93.
49Tous les théologiens ne sont pas logés à la même enseigne. Mais Spinoza, à la différence de Meyer, ne paraît laisser aucune place à la figure de théologiens « rationaux », « excellents et remarquables, et en même temps philosophes94 », que son ami médecin, pour sa part, reconnaissait. Ce sont avant tout ceux qui font obstacle au déploiement de la puissance de philosopher, et peut-être précisément parce qu’ils croient eux-mêmes philosopher à partir des textes sacrés, qui le poussent à produire une défense urgente du philosophe.
DU SENS D’UN OBSTACLE AU SENS D’UNE DÉFENSE
50Penseur du conatus, Spinoza est indissociablement un penseur de l’obstacle. Les conatus des individus ne peuvent en effet manquer d’interagir et de jouer, les uns pour les autres, favorablement ou non, comme autant de causes extérieures productrices d’images et d’affects. Certes, au seul niveau de sa formulation95, le conatus n’est aucunement posé en relation à un terme extérieur susceptible de l’expliquer. Il n’en demeure pas moins caractérisé par une tendance à ouvrir au maximum l’aptitude à être affecté96, une aptitude qui détermine l’existence en acte comme confrontation à d’autres puissances – qui peuvent toujours l’emporter97. En ce sens, et pour ce qui nous intéresse, la philosophie de Spinoza comprend une pensée de l’obstacle à la pensée, corollaire immédiat de la doctrine du conatus. S’il est ainsi possible, comme nous l’avons énoncé dans notre première partie, de parler d’un conatus propre au philosophe, d’un conatus rationnel, alors cet effort pour persévérer dans la production d’idées adéquates rencontre aussi ses obstacles : la maladie, les puissants effets de l’ambition ou de la vaine gloire98, les préjugés de certains théologiens, mais pourquoi pas, aussi, d’authentiques préjugés des philosophes eux-mêmes. Qu’est-ce donc qui est ici précisément à protéger ? Contre quoi Spinoza-philosophe défend-il la philosophie ?
51Lorsque dans la préface du Traité, notre auteur se demande à qui un tel ouvrage peut profiter, il répond qu’il sera fort utile à ceux qui « philosopheraient plus librement [liberius philosopharentur] s’ils n’en étaient empêchés [nisi hoc unum obstaret] par l’idée que la raison doit être la servante de la théologie99 ». C’est là un aspect essentiel de la praxis philosophique : travailler à lever, en les reconnaissant, des obstacles qu’elle génère elle-même tels que le poids de l’autorité ou, comme ici, l’idée qu’elle s’est faite elle-même de sa propre subordination à la théologie. Le Traité théologico-politique s’adresse certainement aux théologiens afin de leur démontrer que leur savoir « ne veut ni ne peut rien contre la raison100 » ; mais il s’adresse d’abord explicitement au philosophè lector : un lecteur sans doute plus à même de comprendre sa pensée, mais qu’il n’est pas absurde, en même temps, de mettre face à de fâcheux préjugés qui l’animent et font entrave à son activité. L’autoproduction de la philosophie n’est sans doute pas d’emblée autoproduction de la « vraie » philosophie – à laquelle sera consacrée l’ultime partie de cet ouvrage –, et nous avons pu développer plus haut qu’avoir des préjugés n’est pas tant un comble pour le philosophe. L’obstacle tient donc ici de l’idée – une image plus qu’une idée claire – que les penseurs, artisans de leur moindre liberté de philosopher parce que victimes de leur insuffisance critique à l’égard de l’autorité et de la tradition, se font eux-mêmes de la place et du statut de la raison à l’égard de la théologie. Affranchir l’activité de philosopher, c’est affranchir la raison, entravée dans sa puissance par l’idée de sa propre subordination, et ainsi faire prendre conscience d’une erreur. Il s’agit donc aussi de défendre la philosophie contre des philosophes eux-mêmes.
52La défense de la philosophie est bien évidemment celle d’un libre usage de la raison face aux prétentions d’une révélation – et d’un monopole d’interprétation de l’Écriture : « Des hommes qui se vantent de posséder une lumière surnaturelle veulent l’emporter en savoir sur des philosophes qui ne disposent que de la lumière naturelle101. » Or, comme l’affirme le chapitre XV du Traité théologico-politique, ceux qui prétendent avoir « un autre esprit qui les assure de la vérité […] se vantent faussement102 », et c’est peut-être « une grande crainte d’être vaincus par les philosophes et d’être la risée du public, qui les fait se réfugier dans le sacré103 ». Mais plus avant, c’est un exercice adéquat de la raison que Spinoza entend défendre, de sorte que l’on cesse de tenir le philosophe « pour un hérétique et un impie » dès lors qu’il recherche les vraies causes des miracles et « s’emploie à comprendre les choses naturelles comme un savant, au lieu de les admirer comme un sot104 ». Mais ce n’est pas tout : il y a lieu de défendre encore le philosophe contre d’illégitimes assimilations et d’éventuels usages abusifs de ses propos. Ainsi, dans ce contexte polémique qu’est celui de la préface du Traité théologico-politique, la lumière naturelle est dite « méprisée » et « condamnée comme une source d’impiété ; […] les controverses des philosophes sont agitées dans l’Église et au Sénat, avec les plus grands mouvements de l’âme105 ». Spinoza ne s’en prend pas ici au fait même des controverses entre les philosophes, mais à leur usage théologique et politique. Il s’agit enfin de défendre la philosophie contre son assimilation aux dogmes religieux : cette confusion fut une stratégie des Ecclésiastiques au point que l’interprète de ces dogmes « devait être un philosophe et un théologien éminent, et s’occuper d’une multitude de spéculations inutiles106 ». Le brouillage dont il est ici question entre dogmes et philosophie renvoie à une stratégie délibérée de la part du pouvoir religieux, afin que les rois chrétiens ne s’emparent pas de ce pouvoir. De l’assimilation de la philosophie à ce qui n’est pas elle procède ainsi son instrumentalisation, alors même qu’elle n’a pas à être la servante de la foi ni l’arme d’un pouvoir contre un autre.
53Le geste a quelque chose de kantien et nous nous approchons même, au fond, d’une déclaration d’impossibilité d’une théologie rationnelle – sauf à concéder une « théologie » à Spinoza lui-même, comme ce discours sur Dieu qu’est l’Éthique I. Distinguer, c’est tracer des lignes, délimiter des domaines légitimes de compétences, mettre en évidence, du coup, des usurpations en matière d’exercice d’autorité. Séparer, rappelons-le, constitue « le seul but107 » auquel le Traité théologico-politique est ordonné : « […] Chacune occupe son domaine sans s’opposer l’une à l’autre et sans devoir la servir108. » Non pas définir une suprématie mais des frontières et des territoires – et, ce faisant, organiser l’ordre d’une coexistence. Il est certes possible à la théologie et à la philosophie d’être en accord sur des préceptes ou des leçons de vie109 et de conjoindre, en matière politique, leurs effets positifs. Mais il s’agit d’abord de lever toute relation de subordination et d’éviter un redoutable mélange de genres – souci qui n’est pas, quant à lui, sans évoquer, mutatis mutandis, le soin que met Platon à distinguer le philosophe du sophiste en des enjeux tant de vérité que de pouvoir.
CE QUE LA PHILOSOPHIE PRODUIT D’ELLE-MÊME DANS LA RENCONTRE
54Le chapitre XIV du Traité théologico-politique aboutit en effet à consacrer la séparation, dans un geste qui ramasse les analyses respectives du but et du fondement, de la philosophie et de la théologie. Il n’y a, entre ces dernières,
aucune relation ni aucune affinité […]. Car le seul but de la philosophie est la vérité, alors que celui de la foi, nous l’avons montré amplement, n’est que l’obéissance et la piété. Ensuite, la philosophie a pour fondements les notions communes et doit se tirer de la nature seule ; ceux de la foi, au contraire, sont les récits historiques et la langue, et elle doit s’appuyer sur la révélation et l’Écriture seules110.
55Rien, apparemment, n’a de quoi surprendre dans l’énoncé de ces propriétés de la philosophie. La vérité est la finalité qui lui est assignée depuis toujours. Relativement aux notions communes, la philosophie, en tant que connaissance rationnelle, dégage des propriétés communes à toutes les choses (l’étendue ou la figure pour les corps) – qui fonderont elles-mêmes, dans l’Éthique, la possibilité d’une déduction d’idées adéquates. Que la philosophie doive enfin « se tirer de la nature seule », voilà qui peut ici renvoyer, autant ou conjointement, à l’individu connaissant – c’est-à-dire à la lumière naturelle – et à l’objet – c’est-à-dire aux lois universelles de ce qui est, hors de toute référence à une « surnature » qu’enveloppe l’idée de révélation ou l’affirmation de quelque domaine sacré.
56Toutefois, ce passage bien connu, à la fois synthétique et conclusif, présente un caractère inédit qui n’est généralement pas relevé. Nulle part ailleurs Spinoza n’en expose autant, et de façon aussi expresse, sur l’idée de philosophie. Les textes antérieurs ne présentent certes rien qui soit véritablement en tension avec ce qui nous est dit ici en matière de but, de fondement et de domaine propre. Mais jamais la vérité n’avait été si explicitement rattachée à la philosophie pour en définir son « seul but ». Quant aux notions communes, il est certes possible d’en considérer l’idée comme plus ou moins en germe dans les écrits antérieurs, en particulier dans la connaissance par raison telle que l’exposent les différentes formulations des genres de connaissance111. Il reste néanmoins que l’expression même de « notion commune » n’apparaît dans aucun ouvrage antérieur au Traité théologico-politique112. Si ce passage mérite que l’on s’y arrête, c’est donc moins par son contenu que pour son caractère inédit. Nous sommes ici en présence d’une définition « par propriétés », un type de définition que notre première partie nous avait conduit à mettre en relief, à côté de la définition génétique. Toutefois, ces propriétés sont-elles à considérer comme des éléments définitivement constitutifs de l’essence de la philosophie ? Ne pourrait-on dire, en outre, qu’il y a dans cette détermination de l’idée de philosophie quelque chose de « génétique », au sens où elle procède de la mise en relation avec la théologie ?
57C’est un fait : ce qui est ici précisé de l’idée de philosophie l’est au regard de la théologie – qui a fait, elle, l’objet d’une définition expresse. En d’autres termes, statuer sur le type de relation entre la philosophie et la théologie, par un discours qui en organise donc la rencontre, contraint de définir les forces en présence. Il y a bien là une manière pour la philosophie de s’autoproduire – dans un contexte, dans une relation qui est plutôt de confrontation, relativement à certaines menaces, etc. Ces propriétés, assurément, lui appartiennent et viennent dessiner plus précisément son essence. Mais cette dernière n’est pas à entendre à la façon d’un ensemble figé de propriétés arrêtées. Comme nous l’avons avancé dans notre première partie, si la philosophie se situe dans un espace de relations, le discours même de Spinoza à son égard n’est pas univoque mais adapté, en fonction de l’objet rencontré et de la fin précise qui est visée. Il est toujours question de l’idée vraie comme idée de la puissance donnée de l’entendement, d’une idée qui fait son chemin ; mais elle le fait selon des voies différentes. C’est pourquoi les éléments que nous avons vus se constituer dans les relations avec le vulgaire, l’ignorant ou le prophète ne sont pas les mêmes. En d’autres termes, différents en leur terrain, leur objet ou leur but, les relations et les tracés qui en résultent sont différemment constitutifs.
58C’est bien ce qui s’observe en cette fin du chapitre XIV. Si la vérité s’y énonce comme « le seul but » de la philosophie, c’est dans le cadre de cette rencontre-ci113. Car nous voyons d’autres buts énoncés ailleurs – qu’il n’est pas interdit, au demeurant, de considérer comme des formulations différentes et adaptées d’une même finalité : la recherche de « ce qui suit des lois de la nature114 », « la connaissance de l’esprit humain et de sa suprême béatitude115 ». Si les notions communes, quant à elles, constituent ici le fondement de la philosophie, elles disparaissent quelques pages plus loin : le fondement devient en effet « l’histoire universelle de la nature116 ». Les textes font apparaître ici un grand flottement, puisqu’en outre, l’obéissance, « but » de la théologie au paragraphe 13 du chapitre XIV, en devient le « fondement » au paragraphe 17 du chapitre XV. Mais ces glissements importent-ils dès lors que le discours ne se donne pas comme une quête de l’essence précise de la philosophie mais comme l’élaboration rigoureuse d’une distinction ?
59Est-ce là cependant, en cette rencontre, tout ce qui s’autoproduit de l’idée de philosophie ? Comment la frontière que Spinoza dessine ici de la philosophie par détermination de certaines propriétés peut-elle concerner seulement la philosophie et ne pas redessiner en même temps un paysage plus complexe où prennent place la religion elle-même ainsi que d’autres philosophies ? Nous l’avons vu plus haut avec le vulgaire, l’ignorant et le prophète : les figures rencontrées par la philosophie sont aussi constituées par elle ; tracer une ligne de démarcation ne revient pas à déterminer un seul camp, car autant, en ce geste, la philosophie se distingue, autant, par différence, elle produit et norme son autre. À cet égard, nous poserons avec Balibar la question suivante, relative à ce qui semblait jusqu’ici aller de soi : dans le projet spinozien de séparer radicalement les domaines de la théologie et de la philosophie, « que veut dire exactement “séparer”117 ? »
60Cette idée de séparation n’a rien de très original. Nous en avons vu les termes, dans la première partie de ce livre, sous les plumes respectives de Bacon, de Descartes et de Hobbes, qui entendent avant tout mettre la théologie à distance de la philosophie et lui laisser ses prérogatives relativement aux vérités qui constituent son objet propre. Mais « séparer » signifie-t-il ici simplement laisser de côté la question de la révélation – en la laissant même éventuellement à d’autres ?
La confrontation avec la théologie surgirait alors d’une façon seconde, en quelque sorte extérieure […]. La théologie, par son emprise intellectuelle et sa position officielle, ferait obstacle à la reconnaissance de la vraie métaphysique118.
61Séparer serait ainsi le mouvement de se dégager soi-même, condition permettant d’énoncer ses propres principes. Descartes entend de cette manière traiter « seulement » du type d’erreur qui arrive dans le jugement et « seulement » des choses qui regardent les vérités spéculatives, « nullement » du péché et des choses qui appartiennent à la foi119. Mais il ne peut en être ainsi chez un Spinoza bien plus sensible à la dimension du pouvoir théologique. Il n’est pas question, pour lui, de laisser spontanément le champ libre à cet obstacle, mais « de l’attaquer pour lui-même […]. C’est-à-dire de critiquer le discours théologique à la fois en tant qu’idéologie d’une caste socialement puissante et en tant que forme générale d’un rapport aux objets du savoir [… ]120 ». Dès lors, si « séparer » n’est pas seulement « laisser de côté », « mettre à distance » ou « écarter », mais bien établir de strictes frontières en matière tant de connaissance que d’influence, c’est-à-dire « se libérer », les lignes que trace Spinoza, plus complexes qu’il n’y paraît, ne produisent-elles pas davantage que des propriétés de la philosophie ?
SPINOZA, REFONDATEUR DE LA THÉOLOGIE
62Force est de remarquer tout d’abord que la séparation de la philosophie et de la théologie produit un résultat qui peut sembler fort paradoxal, puisque « l’objet principal auquel s’applique la philosophie ainsi libérée du préalable théologique sera justement la validité de la tradition biblique et la question du contenu véritable de la Foi121 ! ». Tracer une ligne de démarcation entre philosophie et théologie, ce n’est pas seulement distinguer la philosophie. C’est, dans le même geste, produire la notion juste d’une foi religieuse dessinant elle-même l’idée d’une vera religio : l’Église demeurera déchirée tant que la religion ne se sera pas séparée des spéculations philosophiques et ne sera ramenée au petit nombre de dogmes simples qu’enseigna le Christ. « La question du contenu véritable de la Foi », selon l’expression de Balibar, n’est autre que la question d’une foi libérée d’une théologie ignorante de ses frontières propres, d’une foi comme dépêtrée d’une religion en laquelle les théologiens ont introduit de la spéculation philosophique122. Précisons : libérer la foi de la théologie en séparant la philosophie de cette dernière, c’est en même temps séparer la religion d’elle-même, c’est-à-dire tracer en elle une démarcation ; d’un côté, une religion corrompue, tant en raison des dispositions imaginatives de la nature humaine – qui inclinent à l’anthropomorphisme et au finalisme – que des religions statutaires qui nourrissent et exploitent ces dispositions en entretenant la superstition et la tradition123 ; de l’autre côté, une vera religio – dont nous parlent les chapitres XIII à XV du Traité théologico-politique –, formulant à partir de l’Écriture elle-même le noyau rationnel et universel de la religion, le sens non corrompu de la parole de Dieu qui fait l’essence de la foi : l’obéissance aux règles morales de justice et de charité124. En raison, en particulier, de ses spéculations métaphysiques – qui n’ont pas d’intérêt –, la théologie se fait étrangère à la vraie religion. Il est donc bien question de redessiner son royaume, c’est-à-dire d’établir les bornes de son autorité et de sa compétence à l’aune des articles de la vraie piété et de la vraie foi.
63À cet égard, les visées que se donnent Spinoza et Meyer apparaissent nettement divergentes. Si le premier entend se donner comme unique but de séparer la théologie et la philosophie, son ami souhaite quant à lui – et à l’image revendiquée de la science cartésienne – refonder la théologie125. En vérité, si les visées diffèrent par leur façon de se formuler, elles se rejoignent en ce qu’elles produisent. D’une part, les deux auteurs, par l’élaboration d’une règle correcte d’interprétation de l’Écriture, entendent mettre un terme à ce qu’a généré l’absence d’une telle règle au sein des Églises : des controverses aussi vives que déplorables, une dégénérescence de la foi en préjugés et du culte en superstition126. D’autre part, Spinoza, par sa manière de tracer des lignes, lesquelles produisent une redéfinition stricte des domaines de compétence, des fins et des principes, ne procède-t-il pas à une forme de refondation de la théologie ? Dégager la philosophie de cette dernière, lui garantir la liberté de penser sans laquelle il n’y a pas de vie de l’esprit, c’est en même temps redessiner le domaine propre de la théologie comme l’entière autorité qu’elle y exerce (enseigner les dogmes pieux, communiquer des images qui facilitent l’obéissance, etc.). Comme on peut le lire sous la plume de Sylvain Zac :
Séparer la philosophie de la théologie, c’est permettre à la philosophie de retrouver la pureté de son essence […]. Mais c’est aussi donner à la théologie un nouveau statut qui lui permettrait, au lieu d’opposer les hommes les uns aux autres, de les unir non certes dans ce qui touche la spéculation, mais dans l’obéissance à la parole de Dieu [… ]127.
64Seulement, le « c’est aussi » énoncé ici est posé sans explicitation. Car il demande de penser le mouvement qu’il recouvre : la relation est de nature telle qu’en elle la philosophie produit ses propriétés, et qu’en ce mouvement même de se distinguer, elle engendre celles de ses autres. Il s’agit donc moins, pour elle, de « retrouver la pureté de son essence » selon la formulation quelque peu énigmatique de Zac, que de constituer cette essence dans la confrontation à l’autre128.
65Il est même permis d’aller plus loin et de soutenir que Spinoza, aussi paradoxal que cela puisse paraître, fait bien de la théologie une partie de la philosophie ! Nous avions pu observer, avec le prophète, ce mouvement particulier consistant à commencer par une assimilation, comme une occupation du terrain de l’adversaire, et à déboucher sur un mouvement de distinction. Ce mouvement peut être étendu au rapport entre philosophie et théologie. Nous voyons en effet ici la première s’assimiler la seconde, mais après seulement s’en être soigneusement distinguée et en avoir redessiné le vrai domaine. Dans un cas comme dans l’autre, le mouvement de distinction s’accompagne d’un mouvement d’assimilation. En effet, les dogmes de la foi universelle qui constituent la « vraie religion », en dépit de leur formulation anthropomorphique et de leur justification normée par une pragmatique de l’obéissance, doivent être compatibles avec la philosophie, au sens où ils sont philosophiquement pensables en leur contenu même. C’est bien à montrer leur démonstrativité que s’est attaché Matheron dans Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza129. Il est une manière intégralement philosophique par laquelle peuvent s’entendre les dogmes de cette religion universelle que dessine le Traité théologico-politique, de telle sorte qu’elle peut être mise, comme le fait Matheron, au rang d’une « religion philosophique spinoziste séparée de ses prémisses les plus fortes130 ».
CONCLUSION : S’AUTOPRODUIRE EN PRODUISANT SES AUTRES, OU LA CONSTITUTION D’UNE TOPOLOGIE
66La relation de la philosophie et de la religion n’a d’effectivité qu’à travers des rencontres déterminées : entre la raison et le texte biblique, les spéculations philosophiques et les enseignements de l’Écriture, le philosophe et le prophète, la philosophie et la théologie. Cette relation est pour le moins complexe. Elle se présente en effet comme une confrontation, mais commence par une assimilation puis aboutit à une séparation, laquelle est la condition même d’un certain accord – puisqu’il est bien question de parvenir à une façon d’accorder la liberté de philosopher avec la foi et la révélation. Ainsi, au sens où ce qui se rencontre doit en toute rigueur être séparé, fût-ce dans la cohabitation, la rencontre travaille progressivement à produire sa propre négation131.
67Toutefois, c’est bien en elle et par elle qu’apparaissent des déterminations de l’idée de philosophie, non véritablement énoncées auparavant ou bien non explicitement comme telles. Ce mouvement qu’effectue la philosophie de tracer des lignes de démarcation, c’est-à-dire de se faire puissance de discernement entre différents types de savoirs, est donc bien indissociablement mouvement par lequel, sur un terrain particulier, elle se distingue elle-même et produit son essence. On l’a vue se déterminer comme une connaissance naturelle et ne recouvrir totalement ni la notion de raison ni celle de spéculation ; cette connaissance enveloppe une certitude de type non pas moral mais mathématique ; elle a pour but la vérité et se fonde sur les notions communes ; elle se libère enfin de son statut traditionnel de servante de la foi – même si les préjugés des philosophes sur ce statut peuvent encore entraver une telle émancipation. Mais la philosophie se détermine surtout ici elle-même comme activité libre : élaborer la séparation des domaines, au sens où nous l’avons vu, c’est lever toute dimension de menace à l’égard de la piété et, tout à la fois, produire une autonomie. En d’autres termes, la relation est constitutive d’un espace propre, celui d’une libertas philosophandi que le penseur hollandais n’avait jamais évoquée auparavant, et qui trouve ici son fondement et sa signification.
68Le mouvement de s’autoproduire dans la rencontre est également celui d’engendrer et de normer ses autres, d’en tracer des caractères, des domaines d’objet et de compétence comme, partant, des limites et des types de relation. La séparation de la philosophie et de la théologie produit, nous l’avons vu, celle de la théologie et de la foi – ou encore de la religion statutaire, instrument éventuel de pouvoir, et de la vraie religion. Mais là n’est pas tout : le geste de promouvoir de la sorte une religion « universelle [catholica] » ou morale ne peut manquer de produire une nouvelle distinction, cette fois-ci parmi les philosophes – entre ceux qui rationalisent l’Écriture et ceux qui la repoussent132. Puis une autre distinction s’en fait encore jour, par laquelle Spinoza-philosophe se distingue lui-même de ces philosophes, de ceux qui préjugent encore du statut de servante de la philosophie, mais aussi, en outre, des manières cartésienne et hobbesienne de mener la séparation des deux domaines. Ainsi, s’attaquant à
un certain discours « métaphysico-théologique » dominant […], Spinoza prend […] le risque de s’opposer non seulement aux théologiens, mais à la plupart des philosophes : les uns pour ce qu’ils vivent de spéculer rationnellement sur les objets de la religion métamorphosés en objets théoriques ; les autres parce qu’ils tendent à constituer la philosophie en un discours anti-religieux133.
69C’est à la constitution d’une véritable topologie que nous assistons ici de la part d’un Spinoza plus que jamais géomètre ; mais c’est une autre géométrie que le Traité théologico-politique met en œuvre, moins déductive que constructive, où s’élaborent des espaces plus ou moins fermés et se dessinent des limites, des continuités et, surtout, des propriétés. La philosophie est le produit de cette topologie, comme elle la produit elle-même.
70Comment serait-il possible qu’une telle topologie ne concerne pas la politique dès lors que cet espace est problématiquement lié à celui de la théologie ? Lorsque Balibar note que l’anthropomorphisme des représentations théologiques de Dieu relève d’un imaginaire essentiellement monarchique, d’une monarchie idéalisée, c’est pour en tirer la conséquence selon laquelle « toute figure sacrée du pouvoir exprime une même impuissance des hommes à penser leur salut collectif comme leur œuvre propre134 ». L’examen de la capacité, pour les hommes, d’organiser par eux-mêmes leurs propres rapports, est indissociable de l’examen des relations entre religion, théologie et philosophie. L’idée de philosophie rencontre par là le champ du politique. Compte tenu du but affiché du Traité théologico-politique, la mise en évidence des préjugés touchant la religion – l’Écriture n’autorise en rien le droit que s’arrogent ministres et théologiens d’intervenir dans les affaires de l’État et d’entraver la liberté de philosopher – se prolonge par l’étude de ceux qui concernent le droit du Souverain. En d’autres termes, la question de la « vraie religion » et celle du « droit naturel du souverain » ne sauraient être indépendantes. Toutefois, comme l’écrit encore Balibar :
Un écart subsiste […] entre le « pacte » social et la « loi divine » intérieure, bien que les individus en tant que fidèles ne soient pas autres que les individus en tant que citoyens. Dans cet écart […] il doit y avoir place pour le discours de la philosophie, ou d’un philosophe. Et aussi pour l’aspiration de la multitude à la paix civile. À condition qu’ils se rencontrent135.
Notes de bas de page
1 S. Zac, « L’idée de religion chez Spinoza », dans Id., Essais spinozistes, Paris, Vrin, 1985, p. 85.
2 A. Matheron, « Philosophie et religion chez Spinoza », art. cité, p. 390.
3 Sur les reconstructions hypothétiques touchant la genèse du Traité théologico-politique, voir l’introduction de J. Lagrée et P.-F. Moreau à notre édition de référence du TTP (Paris, PUF, 1999), p. 6-10.
4 TTP, p. 203.
5 C’est encore dans la Lettre 43 de 1671 à Jacob Ostens que Spinoza récuse cette idée selon laquelle il enseignerait l’athéisme : « Les athées ont en effet l’habitude de rechercher plus que tout les honneurs et les richesses. Pour ma part, je les ai toujours méprisés, comme le savent tous ceux qui me connaissent » (p. 257).
6 Voir par exemple la mise en cause dont il fut l’objet en 1665 par les habitants de Voorburg, lors d’une dispute religieuse locale entre conservateurs et progressistes menés par Daniel Tydeman, logeur de Spinoza, auquel ce dernier apporta officiellement son soutien ; voir S. Nadler, Spinoza, A Life, Cambridge, Cambridge University Press, 1999 ; Spinoza. Une vie, trad. fr. J.-F. Sené, Paris, Bayard, 2003, p. 243 et 291-292.
7 Lettre 30 du 7 octobre 1665 à Oldenburg, p. 203.
8 Dès les années 1610, les princes d’Orange se firent les protecteurs de l’Église calviniste afin de renforcer l’opposition au parti des Régents, comme, en retour, les Gomaristes trouvèrent leur intérêt à appuyer la tendance monarchiste.
9 L. Althusser, Philosophie et philosophie spontanée des savants (1967), op. cit., p. 59.
10 Lettre 30 du 7 octobre 1665 à Oldenburg, p. 202-203.
11 TTP, préface, p. 65-69.
12 J. Lagrée, P.-F. Moreau, introduction au TTP, p. 9-10.
13 TTP, préface, p. 65-67.
14 Le terme « philosophie » réapparaît fort peu à la suite du TRE, où il désigne uniquement – mise à part une occurrence au paragraphe 15 – l’annonce de son grand ouvrage à venir. On ne le rencontre qu’une dizaine de fois sur une dizaine d’années (si l’on excepte la Lettre 28 de juin 1665 à Bouwmeester, dans laquelle Spinoza fait à nouveau mention de la troisième partie de sa « Philosophie », p. 194), c’est-à-dire sur la période qui s’étend de la rédaction du CT (1660-1661) à la veille de la publication du TTP (1670) ; le terme, en outre, apparaît moins dans les œuvres (trois occurrences) que dans la Correspondance (sept occurrences). C’est au cours de cette période que l’on voit pour la première fois une mise en rapport entre philosophie et théologie (PPD II, 13, sc. 1, p. 300 ; Lettre 21 du 28 janvier 1665 à Blyenbergh, p. 167 ; Lettre 23 du 13 mars 1665 au même correspondant, p. 179 ; Lettre 30 du 7 octobre 1665 à Oldenburg, p. 202-203). Mais il faut souligner que jusqu’au TTP, rien, explicitement, n’est développé sur l’idée même de philosophie, pas même sa dimension, qui adviendra clairement avec ce Traité, de science, de connaissance vraie ou encore de raison. L’affirmation, par la philosophie, de sa distinction d’avec la théologie, a ainsi pour pendant son auto-affirmation comme savoir d’ordre rationnel. On a donc affaire à l’ouvrage qui compte le plus grand nombre d’occurrences (vingt-deux). Plus de la moitié se trouve à travers les chapitres XIV et XV, qui portent sur la séparation d’avec la théologie, « seul but, écrit Spinoza, que je me suis fixé » (TTP II, § 20, p. 147).
15 É. Balibar, Spinoza et la politique, Paris, PUF, 1984, p. 12.
16 Ibid., p. 13.
17 Ibid.
18 TTP II, § 19, p. 145. Sur la dizaine d’occurrences, dans l’ensemble de l’œuvre (Correspondance comprise) de l’adjectif philosophicus, on en compte six dans le TTP, pour désigner l’enseignement de res ou de speculationes philosophicae duquel séparer soigneusement celui de l’Écriture.
19 Ibid., p. 143.
20 « Bien que les mots et les arguments de cette exhortation [faite à Caïn] impliquent très clairement la doctrine de la volonté libre, il nous est cependant permis de défendre la thèse contraire, puisque ces mots et ces arguments sont adaptés à la compréhension de Caïn seulement », ibid., p. 145.
21 L’adjectif moralis (vingt-cinq occurrences dans l’ensemble de l’œuvre, Correspondance comprise) est employé la plupart du temps, par Spinoza, pour qualifier soit les enseignements (documenta) de la Bible soit le type de certitude propre à la prophétie.
22 TTP XI, § 10, p. 427.
23 Ibid., XIII, § 1, p. 451. Voir encore XV, § 1, p. 483.
24 Ibid., § 2, p. 451.
25 Rappelons que la préface du TTP recommande la lecture de l’ouvrage au seul philosophe lector (p. 75), non pas aux non-philosophes (reliquis) – dépeints comme ceux dont l’esprit est empli de préjugés –, ou à la foule incapable de s’arracher à la superstition et à la crainte.
26 TTP VII, § 20, p. 317.
27 Voir TTP XV, § 3, p. 487-489.
28 Ibid., § 6, p. 495.
29 S. Zac, Spinoza et l’interprétation de l’Écriture, op. cit., p. 27.
30 TTP XV, § 6, p. 493.
31 S. Zac, Philosophie, théologie, politique dans l’œuvre de Spinoza, Paris, Vrin, 1979, p. 41.
32 TTP XV, § 7, p. 495.
33 On fera remarquer – et cela pourra paraître surprenant – que seule une occurrence, antérieure au TTP, associe clairement les deux termes, dans le cadre, justement, d’une distinction d’avec la théologie. Il s’agit de la deuxième partie des PPD (prop. 13, sc. 1) : comme les choses que Dieu a faites selon son bon plaisir et pour montrer sa puissance sont connues seulement par révélation, « elles ne devront pas être admises dans la Philosophie où il n’est recherché que ce qu’enseigne la raison […] » (p. 300).
34 J. Lagrée, Spinoza et le débat religieux, op. cit., p. 120.
35 Ibid. L’auteure, à propos du paragraphe 6 de ce chapitre, ajoute en note que le couple raison/théologie prend la place du couple philosophie/théologie « pour évoquer leur légitime distinction ».
36 L. Meyer, La philosophie interprète de l’Écriture sainte, op. cit., chap. V, 2, p. 106.
37 S. Zac, Spinoza et l’interprétation de l’Écriture, op. cit., p. 126.
38 Ibid.
39 TTP XV, § 7, p. 496.
40 S. Zac, Spinoza et l’interprétation de l’Écriture, op. cit., p. 126.
41 Ibid., p. 130. Voir par exemple TTP XV, § 3, p. 487 : « […] après avoir dégagé le sens vrai [de l’Écriture], il faut nécessairement user de jugement et de raison [judicio et ratione] pour lui accorder notre assentiment ».
42 Ibid., § 4, p. 491. La même formule, sola ratio et philosophia, avait déjà été employée dans le paragraphe 1 de ce chapitre XV (p. 483).
43 Ibid., préface, p. 71. Voir encore sur ce point, et dans un même contexte, la Lettre 43 de février-mars 1671 à Ostens : « […] je ne vois pas pourquoi, selon lui, j’estimerais que me suivront tous ceux qui nient que la raison et la philosophie [rationem et philosophiam] soient interprètes de l’Écriture […] » (p. 261). Nous aurons bien entendu à expliciter, dans la troisième partie de ce livre, les caractères de cette rationalité proprement philosophique. Par ailleurs, si la raison, au sens courant du terme, est commune à tous, nous aurons à nous demander si, en son sens philosophique, elle appartient autant au philosophe qu’à celui que Spinoza nomme « sage ».
44 TTP VII, § 22, p. 323 (nous soulignons).
45 Ibid. Nous corrigeons ici le texte de l’édition utilisée du TTP (Paris, PUF, 1999, trad. J. Lagrée et P.-F. Moreau), qui, assez étrangement, traduit philosophis (p. 322, l. 27, ou éd. Gebhardt III, p. 117) par « hommes » (p. 323, l. 29).
46 Ibid., XIII, § 9, p. 461.
47 Voir TRE, respectivement § 19, p. 75 ; § 24, p. 79 ; § 37, p. 85.
48 TTP XIV, § 12, p. 479.
49 Ibid., II, § 20, p. 147.
50 P.-F. Moreau, Spinoza et le spinozisme, Paris, PUF, 2003, p. 60.
51 Ibid.
52 TTP I, § 1, p. 79.
53 TTP I, § 1, p. 79.
54 Celle-ci est perception, par l’esprit seul, des choses comprises dans les premiers fondements de notre connaissance, et de celles qui peuvent s’en déduire (ibid., § 18, p. 93).
55 Ibid., § 1, p. 79.
56 Ibid.
57 Ibid., § 2, p. 81.
58 M. Maïmonide, Le guide des égarés II, trad. S. Munk, Paris, Verdier, 2012, chap. XXXII (sur trois théories concernant la prophétie). Sur ce débat entre Spinoza et Maïmonide concernant la question de savoir si, et en quel sens, les prophètes furent philosophes, on pourra consulter S. Pinès, La liberté de philosopher. De Maïmonide à Spinoza, traduction, introduction et notes par R. Brague, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 350-361.
59 M. Maïmonide, Le guide des égarés II, op. cit., chap. XXXVIII (sur le courage et l’intuition comme atteignant le plus haut degré de perfection chez le prophète).
60 S. Zac, Spinoza et l’interprétation de l’Écriture, op. cit., p. 71.
61 TTP II, § 12, p. 127.
62 Ibid., I, § 3, p. 81.
63 Ibid., XI, § 2, p. 413.
64 Ibid., II, § 15, p. 139 (nous soulignons).
65 « Si les hommes qui écoutent les prophètes devenaient prophètes comme deviennent philosophes ceux qui écoutent les philosophes, alors le prophète ne serait pas l’interprète des décrets divins », ibid., annotation 2 au § 3 du chap. I, p. 657.
66 Gaston Bachelard exprime à ce sujet une règle commune à tous les rationalistes : « L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement » (G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1980, chap. I, p. 14).
67 « Qui a une idée vraie, en même temps sait qu’il a une idée vraie, et ne peut en douter » (Éth. II, 43).
68 TTP II, § 3, p. 115.
69 Ibid.
70 Ibid., § 14, p. 135.
71 S. Zac, Spinoza et l’interprétation de l’Écriture, op. cit., p. 78.
72 TTP II, § 13, p. 127-129.
73 PM II, 12, p. 385.
74 TTP I, § 28, p. 111.
75 Nous reviendrons plus en détail, dans notre troisième partie, sur cette dimension d’un enseignement proprement philosophique au regard d’une façon d’enseigner « en tant que législateur », comme fut celle de Moïse.
76 Chez ces trois penseurs, la proximité « matérielle » entre la définition de la philosophie et sa distinction d’avec la théologie est assez notable. Bacon mène cette distinction au Livre III (chap. I) du De Dignitate, la philosophie ayant été définie au Livre II (chap. I) ; Descartes distingue dans la Lettre-préface aux Principes de la philosophie (AT IX [2] p. 4, l. 19-23) peu après avoir défini la philosophie (ibid., p. 2, l. 7-13) ; enfin, ouvrant le chapitre 46 du Léviathan, la définition par Hobbes de la philosophie éclaire, à peine quelques lignes plus loin, sa distinction d’avec la révélation surnaturelle (davantage marquée dans la version latine du texte).
77 PM II, 12, p. 385.
78 TTP XV, § 6, p. 493-495. Une question « purement théologique [mere theologica] » est ainsi une question qui procède de fondements révélés et non « des seuls principes de la lumière naturelle », ibid., VI, § 21, p. 271-273.
79 TTP, p. 11, note.
80 TTP VII, § 21, p. 319 et XIX, § 20, p. 627 : dans ces deux passages, le théologien, comme homme de réflexion ou savant au sens large du terme, est associé au philosophe dans le cadre d’un propos dénonçant conjointement une mésinterprétation de l’Écriture et la confiscation de son sens par les ecclésiastiques.
81 Voir par exemple préface, p. 75 ; II, § 20, p. 147 ; titre et § 1 du chap. XV, p. 483.
82 TTP VIII, § 2, p. 327. Le ton péjoratif peut en outre s’observer par l’usage de l’adjectif, bien que l’on ne puisse déterminer clairement s’il s’applique à des théologiens ou s’il vient désigner un caractère inhérent à la théologie elle-même ; voir ibid., VII, § 2 (p. 279) où il s’agit de « libérer notre pensée des préjugés théologiques [theologicis praejudicis] », et XVII, § 17 (p. 563), qui fait mention de la violence de « la haine théologique ».
83 On dénombre vingt-six occurrences dans l’ensemble de l’œuvre, dont près de la moitié (une douzaine) dans la Correspondance.
84 Voir par exemple PM II, 6, 8, 9 et 12.
85 TP II, 6, p. 99.
86 CT II, 26 (4), p. 399. On notera qu’il arrive à Spinoza de parler de « théologiens ordinaires [communes theologi] » (TTP V, § 1, p. 209 ; XIII, § 9, p. 461) ou encore du « commun des théologiens [vulgares theologi] » (Lettre 21 du 28 janvier 1665 à Blyenbergh, p. 167), qui sont en général la cible de ses critiques. Nous voyons donc encore ici des « lignes » bouger, dans la mesure où les catégories de « vulgaire » et de « théologien » peuvent se regrouper.
87 TTP V, § 1, p. 209.
88 Ibid., VII, § 1, p. 277. Le discours de Spinoza est encore clairement péjoratif lorsque, défendant les avantages de la vie en société, il conseille de laisser là les théologiens qui – avec d’autres – maudissent « les choses humaines » (Éth. IV, 35, sc.), au sens où ils trouvent facilement dans la réalité de cette vie en société des arguments pour en faire un objet de détestation.
89 Lettre de décembre 1661 à Oldenburg, p. 75.
90 TTP XVII, § 17, p. 563.
91 Ibid., VIII, § 2, p. 327.
92 Lettre 68 de 1675 à Oldenburg, p. 350-351.
93 C’est aussi relativement à ce qui a pu le retenir de publier son Interpres que Meyer décrit également, mais plus longuement que Spinoza, la haine (odium) de certains théologiens (La philosophie interprète de l’Écriture sainte, op. cit., épilogue, p. 236), la violence et le désir de vindicte directement corrélatifs de l’idée qu’ils se font de leur supériorité, voire de leur élection (ibid., p. 236-237).
94 Ibid., p. 110.
95 Éth. III, 6.
96 Ibid., post. 1 et 2 ; IV, 38 ; V, 39.
97 Ibid., IV, 3, 5.
98 Spinoza montre combien celle-ci constitue un véritable obstacle pour qui « est en proie chaque jour au souci, s’efforce, s’agite pour garder sa réputation », ibid., 58 sc. ; voir encore TRE, § 3-5 ; Éth. III, 31, sc. du cor. ; déf. 44 des affects.
99 TTP, préface, p. 75.
100 TTP XV, § 6, p. 493.
101 Ibid., XIII, § 2, p. 451. Il y a, en particulier dans la façon de prendre des passages de l’Écriture, « grand danger [magno praejudicio] pour la philosophie » (ibid., II, § 19, p. 147). Rappelons que les PPD mentionnaient déjà « tous ceux qui veulent s’élever par la pensée au-dessus de la foule des philosophes » (I, 9, sc., p. 265). Ce qui se joue ici a bien entendu affaire au pouvoir. Les représentations anthropomorphiques de Dieu qu’entretiennent les théologiens leur permettent en effet, comme l’écrit Balibar, « d’apparaître comme les intermédiaires indispensables entre Dieu et les hommes, seuls capables d’interpréter la loi divine » et donc « d’enseigner à chacun ce qu’il doit penser et faire à chaque instant pour obéir à Dieu » (É. Balibar, Spinoza et la politique, op. cit., p. 25) ; mais en tant que ces représentations relèvent d’un imaginaire monarchique, elles offrent encore aux monarques chrétiens la garantie d’une sacralisation de leur pouvoir (ibid.).
102 TTP XV, § 8, p. 501.
103 Ibid. Nous avons vu plus haut que le philosophe, s’il prétendait détenir le sens de l’Écriture et constituer un nouveau clergé, « susciterait plutôt la risée de la foule » (TTP VII, § 20, p. 317) ; c’est ici au tour des théologiens misologues de pouvoir craindre, sur le terrain de la vérité, tant les philosophes qu’une même publice risui.
104 Éth. I, app.
105 TTP, préface, p. 67-69.
106 TTP XIX, § 20, p. 627.
107 Ibid., II, § 20, p. 147.
108 Ibid., préface, p. 71.
109 TTP XV, § 6, p. 495.
110 Ibid., XIV, § 13, p. 481.
111 TRE, § 19, p. 75 et CT II, I et II, p. 265-269. Le mode de connaissance rattaché dans les deux cas à la raison renvoie, pour le TRE, à l’action de tirer une conclusion correcte à partir de propriétés générales ou universelles et, pour le CT, à une compréhension claire et distincte.
112 À l’exception d’une occurrence, mais sous la plume de Meyer dans la préface aux PPD (p. 230), comme autre nom des postulats et des axiomes. Gueroult note que les notions communes n’apparaissaient ni dans le CT ni dans le TRE ; à leur place, le CT fait part des « concepts qui nous enseignent, sans risque d’erreur, “ce que les choses doivent être hors de notre entendement” […] » et la Réforme, « d’“axiomes abstraits”, qui […] ne doivent pas être confondus avec la Nature […] » (M. Gueroult, Spinoza, 2, L’âme, Paris, Aubier-Montaigne, 1974, p. 374). Deleuze reconnaît quant à lui que la théorie des notions communes « n’apparaît pas avant l’Éthique ; elle transforme toute la conception spinoziste de la raison, et fixe le statut du second genre de connaissance » (G. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, op. cit., p. 129) ; si l’on considère l’idée de notion commune, on ne saurait donner raison à Deleuze, puisqu’elle apparaît avant le chapitre XIV, avec le chapitre IV (§ 6, p. 191) du TTP ; mais s’il s’agit bien de « théorie des notions communes », alors il faut en effet attendre la deuxième partie de l’Éth., car le TTP, à travers ses quatre occurrences, ne procède à aucune véritable théorisation.
113 Certes, Spinoza, mais comme en passant, avait déjà mentionné un but semblable dans la Lettre 23 du 13 mars 1665 à Blyenbergh (p. 177), une mention qui avait déjà pour cadre une comparaison avec la théologie : « […] un pur philosophe […] n’a pour la vérité pas d’autre pierre de touche que l’intellect naturel, non la théologie ».
114 PM II, 12, p. 386.
115 Éth. II, avant-propos (voir encore les derniers mots de la préface à la partie V).
116 TTP XV, § 6, p. 495 ; le terme historia est à prendre ici au sens premier d’enquête, un sens également baconien (voir les deux premiers chapitres du L. II du De Dignitate), présent dans l’introduction à la troisième partie des PPD (p. 328). On peut cependant penser qu’une histoire de la nature se fera d’autant plus « universelle » que la raison, se penchant sur la nature, produira des notions communes.
117 É. Balibar, Spinoza et la politique, op. cit., p. 15.
118 Ibid.
119 Descartes, Abrégé des Méditations métaphysiques, AT IX (1), p. 11.
120 É. Balibar, Spinoza et la politique, op. cit., p. 15.
121 É. Balibar, Spinoza et la politique, op. cit., p. 16.
122 TTP XIII, § 2, p. 451.
123 Ce sont ces formes de la religion – dont il analyse les différentes composantes – que Matheron nomme « religions anti-philosophiques » dans son article « Philosophie et religion chez Spinoza », art. cité, p. 398.
124 La foi, rappelons-le, « n’est rien d’autre que le seul fait d’attribuer à Dieu des caractères tels que leur ignorance supprime l’obéissance envers Dieu et que leur reconnaissance est nécessairement impliquée dans cette obéissance » (TTP XIV, § 5, p. 469-471).
125 « Il faut donc construire l’édifice de notre foi non sur du sable mouvant, ni sur un fondement fragile et vacillant mais sur de la roche stable et inébranlable » (L. Meyer, La philosophie interprète de l’Écriture sainte, op. cit., chap. IV, 3, p. 92).
126 Voir pour le TTP, (par exemple) préface, p. 65-69 ou chap. XI, § 10, p. 427, et pour l’Interpres, op. cit., prologue, p. 22 et épilogue, p. 238.
127 S. Zac, Philosophie, théologie, politique dans l’œuvre de Spinoza, op. cit., p. 40-41 (nous soulignons).
128 Le partage, compte tenu des enjeux politiques, se révèle totalement inégalitaire, puisque la philosophie ne renonce à rien, pas même aux questions morales, alors que le rôle de la théologie, privée de toute autorité spéculative, ne s’étend pas plus loin que l’enseignement des dogmes de la foi universelle ; voir TTP XV, § 6, p. 493-495, où la définition de la théologie est énoncée après le partage auquel s’est appliqué le chapitre XIV.
129 A. Matheron, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, Paris, Aubier, 1971, p. 98 et suiv. C’est ainsi que l’existence de Dieu n’empêche pas de penser qu’il est la nature elle-même ; que son unicité peut être rapportée à son caractère substantiel ; que sa transcendance à l’égard des lois peut être comprise comme l’expression de la vérité éternelle qu’impliquent ses décrets ; etc.
130 Id., « Philosophie et religion chez Spinoza », art. cité, p. 406.
131 Si le but de la rencontre est de montrer que la rivalité n’a pas lieu d’être, force est de constater qu’il semble d’emblée manqué, au regard du déchaînement de haines et de calomnies dont fut l’objet, dès sa publication, le Traité théologico-politique.
132 Nous en avions déjà repéré le geste à travers cette affirmation d’une norme d’interprétation de l’Écriture qui ne doit être que la lumière naturelle commune à tous.
133 É. Balibar, Spinoza et la politique, op. cit., p. 17.
134 Ibid., p. 25.
135 Ibid., p. 62 (nous soulignons).
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