Chapitre I. Les philosophes et le « commun »
p. 123-156
Texte intégral
1 Les figures concrètes du vulgaire, de la foule, du commun ou de l’ignorant sont indiscutablement présentes sous la plume de Spinoza. S’il est question, pour le philosophe, de régler avec vigilance ses rapports avec le vulgaire ou avec l’ignorant, c’est qu’il n’est pas question de les négliger, encore moins d’en faire abstraction dans une perspective éthique. Le philosophe est dans le monde, et il n’élabore pas sa doctrine, coupé des effets nécessaires du monde, des autres et de l’histoire. Parce que le modal trame le mondain, la philosophie, comme praxis, est nécessairement en situation, ce qui implique des effets quant à son être même.
LA RENCONTRE DU VULGUS1
LA REPRISE D’UNE OPPOSITION TRADITIONNELLE
2Le vulgus, que traduisent aussi bien, selon les contextes, les termes de « commun », de « foule » ou de « vulgaire », n’est pas à assimiler au peuple ni à la plèbe (plebs). Le terme renvoie plutôt, comme pour la plupart des penseurs de cette époque, au non-éduqué voire au déraisonnable – ce qui peut valoir au demeurant pour des personnes riches et puissantes2. Mais il faut ajouter que tout dépend encore de l’éducation que l’on a reçue et que l’on continue à se donner, de telle sorte que des théologiens éduqués, par exemple, peuvent faire partie, aux yeux de Spinoza, du vulgus ou être qualifiés de « vulgaires3 ».
3Si le vulgaire possède une certaine capacité de compréhension immédiate – telle qu’il peut par exemple tirer par lui-même de l’Écriture ce qui est nécessaire au salut4, il se caractérise néanmoins par de graves déficiences et de dangereux comportements. Spinoza en dit en effet toute la faiblesse d’esprit et de complexion qui tient à un défaut de rationalité : « Loin d’être gouvernée par la raison5 », sa complexion rend la foule « incapable de perception claire et distincte6 » comme, généralement, ignorante des démonstrations7. Aussi le vulgaire s’étonne-t-il facilement et se trouve-t-il avide de choses rares, nouvelles ou insolites8, en même temps qu’il « estime comprendre suffisamment une chose lorsqu’il ne s’en étonne point9 ». Il juge habituellement « suivant la disposition que les sens externes imposent à l’imagination10 », et toutes les notions dont il use d’ordinaire pour expliquer la nature « ne sont que des manières d’imaginer11 ». Quant à son comportement, la foule, « toujours également misérable », ne peut être arrachée à la superstition12 ; elle se caractérise par son extraordinaire et dangereuse inconstance, peut devenir terrible quand elle est sans crainte – et causer ainsi « de nombreux tumultes et de[s] guerres atroces13 ». À voir un tel tableau, on peut comprendre que c’est dans sa relation au vulgaire que la philosophie se constitue précisément comme vigilance et comme prudence.
4On ne s’étonnera donc guère de voir Spinoza reprendre l’opposition traditionnelle du philosophe et du vulgus. Dans un passage du Court Traité consacré à l’étude des attributs de Dieu, notre auteur décide de ne pas s’embarrasser des représentations que les hommes en ont habituellement, mais « d’examiner brièvement ce que les philosophes savent en dire14 ». Une telle distinction peut être interprétée de façon quantitative, au sens où il existe probablement trop de formes sous lesquelles « la dévotion populaire imagine Dieu […] pour qu’on puisse les passer en revue15 ». Mais elle peut l’être aussi de façon qualitative, au sens où les paroles ou discours des philosophes sur Dieu (« ce qu’ils savent en dire »), même faux, vaudraient toujours mieux que des représentations communes, d’emblée entachées d’imagination. Cette différence qualitative entre discours philosophique et représentation commune est encore visible dans les Principes de la philosophie de Descartes, à travers l’exemple touchant la cause première des idées16. Spinoza met face à face le livre d’un « philosophe insigne » et celui d’un « bavard insipide », deux livres d’« une grande inégalité » en tant que leurs causes respectives sont elles-mêmes « fort différentes », l’une l’emportant « réellement sur l’autre en perfection ». Le Traité théologico-politique, quant à lui, creuse à plusieurs reprises le fossé qui sépare celui qui examine et qui sait de celui qui préjuge, ignore ou imagine, ou encore ceux qui sont des « gens très savants » de la foule et du vulgaire ignorant17. Dans la préface, l’ouvrage, relativement à sa destination et à son utilité, est recommandé au seul philosophè lector18, non pas aux non-philosophes (reliquis) dépeints comme ceux dont l’esprit est empli de préjugés, encore moins à la foule livrée à la superstition et à la crainte. En bref, comme le chapitre VI du même ouvrage le rappelle, et c’est là une caractéristique essentielle, les philosophes jugent des choses « à partir des perceptions de l’entendement pur et non suivant la disposition que les sens externes imposent à l’imagination – selon la coutume de la foule19 ».
5Néanmoins, cette partition somme toute assez attendue entre rationalité philosophique et représentations communes, est bien loin de résumer à elle seule les rapports entre les philosophes et le vulgaire. C’est au point qu’en leur démarche, les premiers peuvent se voir purement et simplement assimilés au second, mais, aussi bien, qu’un authentique rapprochement se montre nécessaire au niveau pratique – entendons par là « éthique ».
« AD CAPTUM VULGI LOQUI […] »
6Entre la définition d’un programme de travail et celle d’une méthode, le paragraphe 17 du Traité de la réforme de l’entendement énonce de nécessaires vivendi regulas, tenues pour bonnes, qui définissent la conduite à suivre lors de la recherche du bien suprême20. Si les règles II et III reprennent – quoiqu’en une terminologie différente – les thèmes du plaisir et de l’argent, il est permis de penser que la première se rapporte à ceux de l’honneur et de la gloire. Elle requiert de
nous mettre à la portée de la foule dans nos paroles et toutes les actions [ad captum vulgi loqui et (…) operari (…)] qui ne nous empêchent pas d’atteindre notre but. Car nous pouvons en obtenir bien des avantages pourvu que nous restions autant que possible à sa portée ; ajoutez que nous rencontrerons ainsi des oreilles bienveillantes pour écouter la vérité21.
7Cette règle, comme les autres, semble d’abord obéir à un principe d’utilité : le profit que nous pouvons tirer de la séduction du commun des hommes, la bienveillance à gagner de ceux dont on sait se faire écouter. Mais la philosophie révèle ici pleinement sa dimension de praxis, au sens où elle prend nécessairement part à une situation à l’égard de laquelle elle ne saurait entretenir, comme le disait Althusser, « de rapport externe, purement spéculatif22 ». Comme le dit Spinoza au début de ce paragraphe 17 : « Il faut vivre [necesse est vivere]. » Nous sommes au cœur, pourrions-nous dire, des modes de communication du philosophe avec le vulgaire, plus précisément en présence d’un « art de parler qui est en même temps un art de vivre du philosophe parmi les non-philosophes23 ».
8Mais l’affirmation n’apparaît-elle pas ici un peu rapide ? Quel est en effet ce « nous » qui doit se mettre à la portée de la foule ? Qu’il s’agisse du philosophe ne semble pas poser problème. Mais à défaut du terme, il conviendrait de déterminer si est bien (le) philosophe – pourquoi pas en effet le sage ou l’honnête homme ? – celui qui, comme l’énonce le début de ce paragraphe 17, travaille à atteindre la suprême perfection humaine et « à ramener l’entendement dans la voie droite ». Or, dans ce premier écrit, où l’on ne constate qu’une seule occurrence du terme « philosophe »24, la figure du philosophe ne serait-elle pas précisément en train de se constituer et d’acquérir quelque détermination sur le chemin d’un projet éthique qui croise lui-même nécessairement le vulgaire ?
9Revenons à la règle elle-même. Son statut est ambigu. A-t-on à faire, dans ce qui apparaît d’emblée comme un aménagement utile de la vie, à une simple mesure destinée à se préserver de la foule ou bien doit-on voir là une véritable exigence, avec ses attendus politiques, d’une réforme de l’entendement ? Certes, l’idée présente d’empêchement (impedimenti25) suggère la recherche d’une tranquillité physique et matérielle, voire d’une prudence, étant donné le caractère spontané et fort peu rationnel des jugements et des conduites de la foule. Il est permis, dans ce cas, de voir dans cette règle d’adaptation, une « soumission du sage à l’ordre établi et aux usages les plus répandus, dans les limites de sa liberté de pensée et de conservation de son être26 ». Dans Le testament de Spinoza, Léo Strauss interprète cette règle comme une maxime de prudence – illustration du Caute qui servit de sceau au philosophe hollandais. On sait que pour Strauss, Spinoza communique ses idées avec retenue et s’avance masqué :
Il a été prudent pour autant qu’il n’a pas exprimé toute la vérité clairement et sans ambiguïté, mais a maintenu ses propos dans les limites qu’imposait ce qu’il estimait être […] les exigences légitimes de la société. Il s’exprime donc, dans tous ses écrits, et surtout dans son Traité [théologico-politique], ad captum vulgi27.
10Compte tenu des craintes que peut susciter le Traité théologico-politique, Spinoza ferait en sorte, par l’ellipse et la confusion volontaire, que seul le philosophè lector – auquel s’adresse d’ailleurs expressément l’ouvrage – puisse décrypter sa pensée.
11Sans ajouter à la critique, désormais clairement formulée de cette thèse straussienne28, on fera remarquer que la première de ces vivendi regulae du Traité de la réforme de l’entendement ne parle pas de dissimuler la vérité mais dit même le contraire. Faisons un bref détour. Si l’espace de la philosophie est d’abord un espace de relations, elle ne saurait faire, comme nous l’annoncions plus haut, l’objet d’un discours univoque. Ce discours peut en effet varier en fonction de cet espace lui-même et du but spécifique poursuivi par l’auteur. Suivant ses rencontres (avec la religion, la science ou la politique), l’idée de philosophie ni ne relève d’un même geste ni ne présente toujours le même contenu. Ainsi, écrit Spinoza dans le Traité théologico-politique,
plus nous aurons observé et mieux nous connaîtrons les conditions et les mœurs des hommes, […] plus nous serons prudents en vivant avec eux [cautius vivere], mieux nous pourrons adapter [accommodare] nos actions et notre vie à leur complexion, dans la mesure où la Raison le permet29.
12Ce propos a pour cadre l’utilité pour la vie civile : il s’agit de s’adapter autant que possible à la manière de vivre et de penser des hommes. Mais dans le Traité de la réforme de l’entendement, si nous mettre à la portée du commun des hommes est un moyen, il est celui, comme le précise Spinoza dans le même paragraphe 17, de trouver « des oreilles bienveillantes pour écouter la vérité ». Se mettre, dans ses paroles et dans ses actions, à la portée des non-philosophes, ce n’est donc pas leur voiler ou leur dissimuler la vérité, encore moins les tromper parce que cela serait utile. Par conséquent, cette règle « n’obéit pas simplement à une stratégie utilitariste de pacification des rapports entre philosophe et non-philosophe et ne vise pas seulement à mettre en place les moyens nécessaires à la poursuite individuelle du souverain bien30 ». Ne pas considérer, donc, les hommes seulement comme des moyens – dont nous pouvons tirer profit –, mais aussi comme des fins – entretenir un rapport d’amitié ; ne pas seulement être prudent, mais aussi communiquer. Car, au fond, la quête d’« un bien véritable, capable de se communiquer31 » ne saurait faire l’objet d’une entreprise solitaire. Le rapport du philosophe au vulgus est donc loin, en effet, d’être seulement d’opposition, puisqu’il s’agit au contraire de faire entendre la vérité – la possibilité en est donc présupposée, de partager et de fonder un intérêt commun. « Parvenir à une nouvelle règle de vie32 » n’implique ainsi nullement l’oubli des autres – pas plus que le profit que nous pouvons obtenir du vulgaire n’implique sa simple instrumentalisation. Les autres, en effet, concourent à la diffusion de la vérité ainsi qu’au bien tel qu’il a été défini : le perfectionnement de la nature humaine33.
13Nous avons affirmé plus haut que cette règle reprenait certainement le thème de l’honneur et de la gloire – la formule ad captum vulgi loqui évoquant l’expression du paragraphe 5, « vita necessario ad captum hominum est dirigenda […] » : pour le philosophe, vivre parmi les hommes, c’est ne pouvoir ignorer leur jugement, et nous ne pouvons pas en effet « vivre parmi les hommes comme si nous vivions ailleurs, là où l’on ne rencontre ni honneur ni honte34 ». Mais si l’honneur se limite à percevoir que notre action est estimée et prisée par d’autres, sans autre avantage ou profit, alors il n’a en soi rien de profitable et, précise Spinoza, s’avère même nuisible ; on sait qu’il est, dans le prologue du Traité de la réforme de l’entendement, la forme la plus grave de distraction – parce qu’il est toujours pris pour le souverain bien – et qu’il contraint, au fond, d’adopter les opinions de la foule. Mais il devient ici le moyen le plus important : il est bien permis d’user de l’honneur si le but en est « l’utilité des hommes et leur amélioration35 ». De la foule nous pouvons donc obtenir bien des avantages, surtout en tant qu’elle est partie prenante de la fin que nous nous proposons : l’acquisition d’une nature humaine plus forte et la possibilité d’en jouir « avec d’autres individus [individui]36 ». Loin donc d’être une règle seulement sociale, parler ad captum vulgi relève d’une exigence éthique, même si cette parole sous-tend, dans le même temps, la difficulté d’une adaptation aux capacités du vulgaire sans compromission avec l’exigence proprement rationnelle. Le philosophe ne peut s’exempter d’une relation de communication avec le vulgus, lequel est ici d’autant moins méprisable ou condamnable qu’il prend pleinement part à la félicité du philosophe, donc à sa puissance, et qu’il importe à ce dernier de préparer les autres à la vérité.
14Mais comment alors cette règle, impliquant une parole adaptée, une vérité à diffuser et un lien à l’éducation37, n’obéirait-elle pas aussi à une stratégie politique ? Ne pourrait-il s’agir, tout en attaquant le théologien, de nouer un lien avec le peuple duquel « la philosophie ne peut se couper sans aller à sa perte38 » ? Si la philosophie est effectivement toujours en situation, ce qui peut renvoyer à un champ de conflits ou tout du moins d’obstacles, la rencontre avec le vulgaire est concrètement inévitable ; mais elle révèle du coup une autre dimension que la philosophie doit produire pour elle-même : celle d’une stratégie. Obtenir du vulgaire des avantages, c’est lier « le sort de la philosophie au sort du peuple, son salut au salut du peuple […]. Le philosophe doit donc devenir l’ami du peuple, inversement, le peuple doit devenir son allié, mais non démagogiquement comme le font les tyrans et les théologiens39 ». Ainsi, la règle d’adaptation du discours à la capacité du vulgaire peut bien aller de pair avec le désir de démocratie dont atteste le Traité théologico-politique en son projet même : l’instauration et la sauvegarde de la liberté de pensée et de parole. Il y a là rencontre. Non que Spinoza n’ait pas parlé de l’autre avant le paragraphe 17 de la Réforme puisqu’il s’y réfère dès le début avec l’exigence d’un bien « capable de se communiquer » ; mais le vulgus, dont il n’avait plus été question depuis le paragraphe 6, se trouve de nouveau évoqué après que s’est plus nettement dessinée la voie éthique dans laquelle s’engager. Si la rencontre est une donnée, la mention de la nécessité de vivre et de se donner des règles de conduite, à l’aune d’une finalité cruciale, vient élaborer les modalités de la relation. Le philosophe, sous la plume de Spinoza, détermine là son rapport à « la foule », ce que nous nommons autoproduction. À la question de savoir comment le philosophe doit se conduire vis-à-vis de la foule, celui-ci produit lui-même la réponse en déterminant ses propres formes de relation au vulgaire : relations d’adaptation, de partage ou d’alliance selon qu’il regarde le social, l’éthique ou le politique.
LES ENSEIGNEMENTS DE LA RENCONTRE AVEC LE VULGUS
15De ces analyses des rapports du philosophe avec le vulgaire, trois grands enseignements, semble-t-il, peuvent être tirés
16En premier lieu, ces rapports sont loin d’être définis seulement en termes d’opposition. Vivant parmi les autres, le philosophe entend vivre non pas retranché mais avec eux, ce qui signifie communiquer, partager, diffuser. Les relations avec le vulgaire sont marquées, pour Spinoza, par des enjeux d’ordre éthique, politique comme pédagogique. Le summum bonum n’est pas seulement ce qui me regarde. Si, comme l’affirme l’Éthique, « rien ne peut mieux convenir avec la nature d’une chose que les autres choses de même espèce40 » et si rien ne vaut mieux que l’homme vivant sous la conduite de la raison, il n’y a pas alors « d’autre manière pour chacun de montrer ce qu’il vaut en fait d’art et de tempérament, qu’en éduquant [educandis] les hommes de telle sorte qu’ils vivent enfin sous le propre empire de la raison41 ». Voilà qui peut faire directement écho à la première règle du paragraphe 17 de la Réforme. D’une part, en effet, la communication du bien requiert du philosophe de ménager un accès à la rationalité ; d’autre part, faire entendre la vérité rattache cette règle à l’un des principes de cette doctrina de puerorum educatione ou science de l’éducation, mentionnée au paragraphe 15 de la Réforme, dans le cadre de ce « programme » nécessaire à l’acquisition par le plus grand nombre d’une nature humaine supérieure.
17En deuxième lieu, « nous mettre à la portée de la foule dans nos paroles », c’est adapter notre langage. Non pas certainement démontrer et tenir un langage de savant, mais savoir montrer. Par là, non pas tromper mais au contraire user d’images, d’exemples, de cas particuliers, de rapprochements susceptibles d’être conformes à des vérités, comme le fait un pédagogue. L’art de parler ad captum vulgi, par conséquent, n’est sans doute pas à la portée de tous en ce qu’il implique, comme l’écrit encore Jaquet, un « mariage heureux de l’expérience et de la raison, de l’imagination et de l’entendement, au service d’une vérité partagée42 ». Parvenir à parler ad captum vulgi suggère ainsi que dans sa communication du souverain bien, le philosophe, homme d’entendement, doit l’être aussi d’imagination, ce qui invite à penser une imagination qui relève du philosophique. Encore faudrait-il préciser de quel type d’imagination il est ici question. Comme l’écrit Moreau43, il y a une « imagination puissante », ni « vive » (celle du prophète) ni « pratique » (celle de l’empirique), qui consiste à favoriser la comparaison et qui « donne l’homme d’entendement ». Cette imagination-là ne s’identifie ni à celle dont procède la connaissance du premier genre, ni à celle par laquelle le philosophe – comme nous allons le voir – peut lui-même s’assimiler au vulgaire à travers la démarche fautive consistant à prendre l’imagination pour l’entendement.
18En troisième lieu, la rencontre n’est pas dépourvue de dimension affective. L’Éthique précise que celui « qui désire aider les autres, en conseil et en acte, afin qu’ils jouissent ensemble du souverain bien, s’emploiera avant tout à se concilier leur amour44 ». Cet « amour » pour le vulgaire est à entendre au sens général que Spinoza donne à ce terme. En effet, afin d’aider les autres et de les faire progresser dans la jouissance du souverain bien, il faut qu’ils nous aiment, c’est-à-dire que nos conseils et nos actes leur donnent de la joie (davantage de puissance d’agir), accompagnée de l’idée de nous-mêmes comme cause. Mais on comprendra bien, dans cette perspective, que « s’employer à se concilier l’amour » des autres ne peut consister à extorquer par « séduction », terme par lequel Rousset traduit la formule ad captum vulgi45. Cette traduction est intéressante en raison d’une ambivalence du verbe « séduire » qui conduit, avec l’amour, à la détermination d’un second affect à l’œuvre dans la relation du philosophe et du vulgaire. Étymologiquement, séduire, c’est « séparer », « détourner du bon chemin ». Si la visée était simplement d’extorquer à la foule « bien des avantages » et, par là, de s’en séparer, une telle démarche irait à l’évidence à l’encontre du désir de communicabilité du souverain bien – quoiqu’elle pourrait être celle du théologien ordinaire dans son désir d’emprise sur le vulgaire. Mais s’il s’agit de « séparer » autant que possible la foule de la superstition ou des préjugés, l’idée de séduction est on ne peut plus recevable, car l’amour, dans ce cas, est un amour qui ne saurait reconnaître « une autre cause que la liberté de l’âme46 ».
19Il conviendrait alors, dans ce cas, de rattacher le philosophe à l’affect d’humanitas. On sait en effet que le phénomène de l’identification des affects, dans l’Éthique, peut entraîner des actions positives. Il y va ainsi de l’émulation, de la bienveillance mais aussi de l’ambition, au sens où Spinoza la définit dans le scolie de la proposition 29 de l’Éthique III. Autant en effet nous nous efforçons de réaliser ce qui est favorable à notre joie, autant nous nous efforçons de réaliser ce que nos semblables, croyons-nous, imaginent avec joie. Nous éprouvons alors une joie à nous considérer nous-mêmes, ce qui se rattache à la gloria comme « joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure47 ». Or, c’est à cette ambition en ce sens « positive » que Spinoza donne le nom d’humanitas : l’effort pour faire quelque chose ou s’en abstenir, en vue seulement de plaire aux hommes, « s’appelle Ambition, surtout quand nous mettons tant de zèle à plaire au vulgaire que c’est à notre détriment, ou à celui d’autrui […] ; autrement on l’appelle habituellement Humanité48 ». Si l’ambitio relève d’une conduite zélée et se fait toujours potentiellement facteur de troubles, l’humanitas, qui consiste également dans l’action de plaire, est cependant sans zèle ni effets dommageables pour soi-même comme pour autrui.
20Résumons-nous. Nous apprenons donc que le philosophe certes s’oppose au vulgaire, doit faire preuve de prudence à son égard et même s’en préserver. Mais ce n’est là qu’un aspect des choses. Il est en effet, aussi, celui qui entend parler au vulgaire dans un souci de diffusion de la vérité, de communication du souverain bien comme dans un désir politique de démocratie. La perspective d’une jouissance commune du souverain bien requiert enfin, pour le philosophe, de se concilier l’amour des autres et de faire preuve d’humanitas.
21Il nous faut cependant reprendre un problème que nous n’avons fait qu’esquisser. Mis à part la note au paragraphe 27 du Traité de la réforme de l’entendement, le terme « philosophe » est absent de ce premier ouvrage de Spinoza. C’est la raison pour laquelle nous avons estimé un peu rapides les propos – comme le sont d’ailleurs les quelques lignes ci-dessus – identifiant d’emblée au philosophe celui qui doit se mettre à la portée du vulgaire. Le paragraphe 17 use, comme ceux qui précèdent, de la première personne du pluriel. Or, plutôt que de poser immédiatement qu’il s’agit du philosophe, comme si nous en possédions déjà une figure arrêtée ou bien comme si Spinoza se présentait comme tel à travers ce « nous », il nous semble plutôt que ce dernier est la marque d’un devenir-philosophe qui est précisément en train, dans cette rencontre avec le vulgaire, de produire les éléments de sa propre conduite. L’analyse, dans la première partie de cet ouvrage, de la question de l’autoproduction, nous avait menés à cette idée. La philosophie comme telle, avions-nous vu, ne commence pas avec le prologue de la Réforme ; mais ce prologue, comme itinéraire et récit de conversion, se donne pour tâche d’y introduire en traitant, comme le dit Zweerman, d’une « problématique de la transition d’un point de vue non philosophique à un point de vue philosophique49 ». Plus précisément, la philosophie trouve ici non seulement ce qui la motive ou la suscite (l’expérience d’une déception à l’égard de certains biens), mais aussi, advenant dans une relation tout à la fois spécifique et constitutive, des éléments d’un processus d’identification par distinction. Face au vulgaire, « quelque chose comme » être philosophe, se constitue, « quelque chose » qui consiste à ne pas faire comme le vulgaire mais à ne pas se séparer de lui, à parler et à agir en se mettant à sa portée, autant de dispositions requises pour la recherche, qui ne saurait être solitaire, d’un summum bonum. Et si nous nous sommes penchés ici sur la première des trois vivendi regulae de la Réforme, c’est que Spinoza lui donne pour cadre une vraie rencontre, celle de « nous » et de « la foule », ce qui n’est pas le cas – du moins aussi évidemment et directement – des deux autres règles qui évoquent respectivement la jouissance des plaisirs et la recherche de l’argent.
DISCURSIVITÉ ET CONSTITUTION RÉCIPROQUE
22Cette première mise en œuvre de l’idée de rencontre nous amène à en préciser une dimension que nous retrouverons tout au long de notre ouvrage. Si la rencontre est constitutive de la philosophie en ce sens que cette dernière s’y dessine elle-même par différenciation, elle ne peut manquer de se faire en même temps constitutive de ce avec quoi la philosophie est en relation. Que voulons-nous dire par là ?
23Il y a certes des ignorants – comme il y a des théologiens, d’autres philosophes, etc. –, et leur existence comme leurs relations avec le philosophe ne sont nullement des fictions. C’est ce que nous avons appelé « la situation » de la philosophie. Cependant, nous en tenir à la seule considération de données effectives n’aurait pas grand sens. Comme nous l’avons suggéré à la fin de notre première partie, la rencontre met nécessairement en jeu un troisième terme : le discours même de Spinoza, cet objet qui nous est donné, par et à travers lequel se met en place, s’écrit et se travaille la relation. En d’autres termes, ces autres, qui font face à la philosophie, renvoient sans conteste à des réalités – la liberté de philosopher ne se revendique pas par rapport à des théologiens fictifs ou à une généralité abstraite ; ils préexistent donc, d’une certaine façon, à la rencontre qui s’écrit ; mais dans le même temps, par l’entremise de l’écriture, de sa démarche et de ses fins, ces autres sont des figures, des catégories de pensée que produit et dessine la philosophie. De fait, nous ne saisissons les choses qu’à travers des démarches et des visées discursives particulières.
24Y a-t-il lieu, toutefois, de distinguer entre une réalité historique effective et sa transposition écrite ? Cette distinction ne paraît pas conforme à la doctrine de Spinoza. Tout ce qui existe est en effet une seule et même chose qui s’exprime sous différents attributs. Par conséquent, de même qu’il y a des causes qui, dans la réalité mondaine effective, produisent des philosophes, des ignorants, des théologiens ou des hommes politiques – modes qui dépendent de l’attribut de l’étendue –, il y a, dans la réalité mentale qu’est ci le discours spinozien, des causes qui produisent les idées du philosophe, de l’ignorant et du théologien – lesquelles dépendent de l’attribut pensée. C’est une même réalité qui se développe de deux manières différentes, sans que l’on ait donc à séparer une effectivité d’une discursivité – deux manières sous lesquelles le philosophe croise l’homme du commun ou sous lesquelles, encore, Spinoza est la cible des prédicants.
25Tirons de là une conséquence. On sait que l’idée ne fait pas que répéter après coup ce qui se produit dans l’ordre de la nature comme si elle en était un reflet, mais qu’elle possède sa dynamique propre. La rotation d’une droite engendre un cercle dans l’étendue, comme – selon le même ordre et la même connexion – l’idée de la rotation de la droite engendre l’idée de cercle. Si ce ne sont pas les choses matérielles qui causent nos idées, alors es figures rencontrées par lesquelles la philosophie s’autoproduit sont aussi bien produites par elle. On est donc amené à penser que la relation n’est pas simplement, mais doublement constitutive : l’idée de philosophe ou de philosophie produit aussi ses autres dans la pensée et l’écriture. L’idée d’un homme du commun qui, en fonction de la distinction attributive, n’est pas produite par l’existence de tels hommes en chair et en os, ne peut naître que d’une autre idée, qui la produit et la norme par différence. Les différentes figures que Spinoza place face à la philosophie sont donc aussi bien engendrées par distinction d’avec elle, elles sont le résultat d’une production philosophique – ce que nous aurons à vérifier dans la suite de nos analyses. Telle est la façon dont se conçoit le statut de la discursivité à travers laquelle nous saisissons les rencontres. En l’occurrence, c’est la mise en évidence de la dangereuse inconstance de la foule qui fait apparaître la philosophie comme vigilance et comme prudence. Mais c’est de la finalité éthique posée par Spinoza que le vulgus s’engendre – si l’on peut dire – comme indispensable au souverain bien.
26La rencontre dont nous venons de traiter n’est ni occasionnelle ni accidentelle : le philosophe vit nécessairement parmi les autres, et se mettre à la portée du vulgaire semble bien moins, finalement, la règle de quelque morale provisoire que celle d’un effort dans l’entreprise d’instituer une vie nouvelle. Ici se fait jour une autre dimension : jouir avec d’autres d’une nature supérieure, c’est ce à quoi il faut « parvenir [pervenire]50 » ; que beaucoup acquièrent une nature supérieure, c’est ce à quoi il faut « travailler », ce pour quoi « faire effort [conari]51 » : le lexique de l’effort témoigne non pas d’une injonction morale mais d’un conatus comme mouvement d’une pensée pour comprendre tant la déception liée à certains biens et à leur valeur, que la nature et les conditions d’un bien véritable capable de se communiquer. Se mettent donc ici en place des éléments de ce qu’il est permis, certainement, d’appeler « philosophie ».
27Un tel mouvement s’observe-t-il également dans la relation à cette autre dimension du « commun » qu’est l’ignarus ? La figure de l’ignorant – cet autre, a priori, du philosophe – est très régulièrement mentionnée par Spinoza. C’est qu’elle ne peut manquer de constituer aussi le « lieu » d’une rencontre, un élément de cet espace donné de relations qui est l’espace du philosophe. Non seulement ce dernier, qu’il soit ou non le nom de l’homme libre, « vit parmi les ignorants52 », mais il risque aussi, d’une certaine façon, de se rencontrer lui-même dans cette figure, dans la mesure où Spinoza n’hésite pas à parler de philosophes effectivement ignorants.
LE RAPPORT À L’IGNORANT53
L’IGNORANCE : D’UN DÉFAUT DE CONNAISSANCE À UN MÉSUSAGE DE LA RAISON
28Dans la deuxième partie du Court Traité, Spinoza évoque la question des rapports entre passions et connaissance, pour soutenir que l’on ne réprime les premières qu’en accédant à la seconde, de la même façon que « seule la connaissance est la cause de la suppression de l’ignorance [onwetendheid]54 ». Celle-ci a ici le sens ordinaire d’un manque de connaissance, et l’accès à cette dernière suffit à en constituer d’emblée le remède. Mais l’ignorance renvoie-t-elle seulement à cette simple acception d’un défaut de connaissance ?
29Forger des idées universelles (telles « raisonnable » ou « animal »), croire que les choses particulières doivent s’y accorder pour être parfaites, et même les considérer comme réelles, relève d’une ignorance : celle de l’idée que « toutes les choses particulières et elles seulement ont une cause, et non les universelles, parce qu’elles n’existent pas55 ». Si ignorer c’est être privé d’une connaissance, cette privation enveloppe ici la dimension « qualitative » d’un manque de compréhension, en l’occurrence celui des choses telles qu’elles sont vraiment. Car nous ne faisons que les comparer avec nos préjugés ou avec certaines idées générales, que nous élevons au rang de critère des choses – comme nous pouvons juger d’un homme concret à l’aune d’une idée abstraite et générale de l’homme en général. Si donc l’ignorance ne se réduit pas à la dimension négative d’une privation, c’est au sens où cette privation a pour pendant l’affirmation de processus imaginatifs. Ignorer, ce n’est pas ne rien savoir, car nous savons bien, même confusément, quels effets les choses ont sur nous et en quoi elles peuvent alors nous être utiles ou néfastes. En d’autres termes, la connaissance du premier genre demeure bien une connaissance.
30C’est précisément ce qu’explicite l’appendice à la partie I de l’Éthique quant à la formation des notions de Bien, de Mal, d’Ordre, de Confusion, etc., manières d’imaginer qui ne sont pas en elles-mêmes ignorances, mais que « les ignorants » que nous sommes, entraînés dans la recherche de leur utile propre, tendent, à partir d’expériences vagues, à hypostasier « comme les principaux attributs des choses ». Ignorance, mécompréhension et confusion sont ici une seule et même chose, effet d’un unique préjugé, marque d’une manière particulière de raisonner : ceux qui ne comprennent pas la nature des choses mais se bornent à les imaginer, « prennent l’imagination pour l’intellect […], sans rien savoir de la nature ni des choses ni d’eux-mêmes [rerum suaeque naturae ignari]56 ». L’ignorance de soi – comme manière par laquelle on appréhende soi-même spontanément le monde – conduit nécessairement à l’ignorance de la réalité objective des choses, que l’on ramène à sa propre mesure.
31L’explication de l’ignorance s’adosse à la double détermination des affects et de l’opinion. On sait par la proposition 70 de l’Éthique IV que « l’homme libre qui vit parmi les ignorants [ignaros] s’emploie autant qu’il peut à décliner leurs bienfaits », à les tenir à distance, dans la mesure où les rapports humains ordinaires, livrés aux affects, sont soumis à l’arbitraire et sont générateurs de conflits. Mais qui sont ici les ignorants57 ?
32Le Traité politique énonce clairement l’alternative : « Ignorants ou sages ; […] conduits par les affects ou conduits par la raison [… ]58. » Un scolie de l’Éthique apporte une précision en différenciant expressément « l’homme que mène la raison » et « l’homme que mène seulement l’affect ou l’opinion [solo affectu, seu opinione […] ducitur]59 » ; alors que celui-ci « fait les choses desquelles il est le plus ignorant […], celui-là ne se prête à personne qu’à soi, et ne fait que les choses qu’il sait être premières dans la vie, et que, pour cette raison, il désire au plus haut degré60 ». L’ignorant ne sait pas, c’est-à-dire ne comprend pas ce qu’il fait. Il est sans maîtrise des tenants et aboutissants de ses actions et, pour cette raison, est qualifié d’« esclave [servus] ». Le problème est moins d’être conduit par des opinions ou des affects, ce que personne ne peut véritablement éviter et qui ne constitue en rien une faute, que d’être « seulement [solo] » mené par eux ; c’est cela qui est passivité et dépendance, c’est-à-dire servitude61. Cette même détermination relative à la présence ou à l’absence de « raison véritable » est encore manifeste au chapitre XVI du Traité théologico-politique : l’ignorant « vit sous les seules lois de l’appétit62 », selon son désir et sa puissance – c’est en ce sens un droit souverain de la nature –, sans connaissance de « la vraie règle de vie » ni « pratique habituelle de la vertu »63. Si l’homme qui suit la raison n’est pas pour autant par-delà les affects et l’opinion, il n’est plus cependant seulement conduit par eux selon le régime propre à l’idée inadéquate ; être surtout conduit par la raison signifie que le poids des idées adéquates l’emporte sur celui des affects, de l’opinion ou des signes, et que l’on s’efforce d’agir en connaissance de cause et pour des choses dont on sait reconnaître clairement et distinctement la valeur64.
33Si à l’ignorance s’associe la servitude à l’égard de la force des affects, le sage, quant à lui, qui exploite au maximum la puissance de l’intellect, est bien « plus puissant que l’ignorant65 ». Ce sont deux formes d’existence qui sont ici hiérarchisées et dont la distinction se trouve accusée, de façon ultime, dans le célèbre scolie qui clôt l’Éthique. D’une part, le sage sait, au sens le plus fort, qu’il n’existe pas indépendamment de la totalité à laquelle il appartient, c’est-à-dire qu’il est une partie de la nature, alors que l’ignorant « privilégie les aspects strictement individuels de son existence, qui l’asservissent à ses « appétits sensuels » (libidines)66 ». D’autre part, la vie du sage se caractérise par un état de sérénité et d’assurance alors que celle de l’ignorant est agitation permanente, soumise qu’elle est à une multitude d’incitations incessantes, externes et contraires.
34Ignorer, c’est donc, au fond, mésuser de la raison – par où l’ignorant rejoint ou recoupe le vulgaire, lui-même loin d’être gouverné par la raison67. C’est ce que précise le Traité théologico-politique, qui distingue explicitement entre « les hommes dotés de raison et les autres qui ignorent la raison véritable68 », entre le sapiens et l’ignarus.
35Mais les choses sont-elles si simples et si tranchées ? Ce que fait Spinoza de cette figure de l’ignorant présente deux enseignements qui, toutefois, ne paraissent pas vraiment s’accorder.
RENCONTRE DE L’AUTRE OU RENCONTRE DU PROCHE ?
36En effet, d’un côté, cette mise en relation avec l’ignorant permet de produire, par contraste, une détermination de l’idée de philosophie, celle d’un certain exercice de la puissance de l’entendement. Philosopher, c’est s’efforcer d’user de sa « raison véritable » et d’éviter une saisie imaginative des choses, propre à l’ignorant. Et il est en effet des choses, répètent les textes, que le philosophe ne peut ignorer69. Mais d’un autre côté, autant la première personne du pluriel qui, dans le Traité de la réforme de l’entendement, rencontrait le vulgus, ne renvoyait pas explicitement au philosophe, autant rien ne permet davantage d’identifier ici le philosophe aux figures mises ici explicitement en rapport avec l’ignorant : celles de l’homme libre et du sage. Il convient là encore d’éviter la précipitation. D’une part, c’est une difficulté – à laquelle nous nous attacherons plus loin – que de déterminer dans quelle mesure l’appellation de « philosophe » recouvre ou non la figure de l’homo liber et/ou celle du sapiens. D’autre part, à prendre acte de ce que ce n’est précisément pas le philosophe que Spinoza met en relation avec l’ignorant, ne sommes-nous pas invités à penser plus avant la rencontre de ces deux-là ? Autrement dit, ce sont l’homme libre et le sage, non le philosophe, qui croisent l’ignorant pour en être distingués70 ; mais lorsqu’il est question d’évoquer des hommes ignorants, Spinoza ne manifeste aucune hésitation à mentionner les philosophes ! Sans doute les oppositions ou distinctions demandent-elles alors à être assouplies, dans la mesure où toute ignorance, sous la plume même de Spinoza, n’est pas seulement du commun ou du vulgaire mais peut se présenter aussi comme « philosophique », c’est-à-dire apparaître comme le fait même des philosophes. Ce qui se joue dans la rencontre, ce n’est pas seulement la détermination d’une différence, ce peut être également la révélation d’une proximité : le philosophe peut aussi bien se montrer fort proche de ses autres, figures d’un défaut de rationalité, comme s’il se retournait en son contraire, s’assimilait au vulgaire et devenait lui-même ignorant. Mais au juste, de quel genre de philosophe s’agit-il ?
37Cette question a pour fond le sens de la critique spinozienne du philosophe. Cette critique doit avant tout s’éclairer par la conception, que nous retrouvons ici, d’une philosophie comme effort d’acquisition d’idées de plus en plus adéquates, effort susceptible, en tant que tel, d’être empêché comme favorisé. La distinction entre le philosophe et l’ignorant n’a rien de bien clair, et si l’expression de « philosophe ignorant » n’est ni une contradiction dans les termes ni un pléonasme, c’est qu’en effet le philosophe a à se produire comme tel dans sa différence avec ce qui n’est pas si radicalement son autre.
LE PHILOSOPHE EST SES AUTRES. DE L’IGNORANCE DES PHILOSOPHES (ET DE CELLE DE SPINOZA)
38L’ignorance présente un caractère éminemment naturel. C’est un fait : « Les hommes naissent ignorants des causes des choses71 » – en particulier des causes de leurs propres désirs. Spinoza ne s’explique pas sur ce fundamentum ; ayant ici forme de vérité d’expérience et ne souffrant pas d’exception, il « doit être à la connaissance de tous », c’est-à-dire unanimement admis. Il suffirait en effet de s’en remettre à l’expérience comme de constater que les causes, au contraire des effets singuliers, ne se donnent à aucune connaissance sensible72. L’ignorance, non seulement des causes mais du fait même que les choses ont des causes, relève donc ici d’un état natif. Si la recherche des hommes est d’abord de ce qui leur est utile et non de ce qui est vrai, ils ne sont pas même disposés à chercher des causes dont, d’ailleurs, ils n’ont pas idée. De cet « état inné d’ignorance [innatum statum ignorantiae] », comme le dit encore l’appendice de l’Éthique I, procède la formation spontanée d’idées des choses totalement coupées de la considération de leurs causes, telles les idées de contingence ou de libre arbitre – cette dernière étant ramenée, dans la Lettre 58 à Schuller, à un préjugé inné (praeiudicium […] innatum73) et coupée de ce qu’est la volonté, de la façon dont elle meut le corps, des causes et de la force des appétits, etc.
39Mais si nous naissons ignorants, nous pouvons aussi le devenir : comprendre les choses par leurs causes relève d’un processus de l’intellect qui n’est pas spontané mais qui n’exclut pas non plus l’ignorance, de telle sorte que celle-ci, de native, peut se transformer en ignorance durablement enracinée. Elle ressortit dans ce cas à un mésusage actuel de la raison et, sans se confondre avec l’erreur, la produit, en tant, surtout, qu’elle est méconnaissance de ce qui est véritablement réel ou objectif et de ce qui est véritablement cause74. Ainsi, autant l’ignorant n’est pas celui qui ne connaît rien, autant celui qui sait n’est pas, à sa façon, sans pouvoir être ignorant. Le mésusage de la raison ne définit donc pas seulement l’ignorance du tout venant. On voit ainsi l’appendice à la partie I de l’Éthique commencer à parler des hommes en général, puis glisser vers ceux qui ont figé le préjugé finaliste en théorie élaborée, en doctrina savante : les théologiens, les métaphysiciens, tous les sectateurs de la doctrine finaliste.
40Ajoutons même qu’il y a comme une persévérance dans la méconnaissance de ce qui est véritablement réel et véritablement cause, puisque les propos erronés s’affirment en s’ignorant eux-mêmes comme tels. L’ignorance étant, comme nous l’avons vu, affirmation des imaginations qu’elle génère, elle se constitue du coup comme pseudo-savoir autant que comme certitude de soi. De là un autre caractère : l’aptitude à se faire extrêmement présomptueuse. C’est ainsi que les correspondants de Spinoza se montrent bien plus enclins à dispenser des leçons au philosophe qu’à en recevoir, et avant tout désireux de le renvoyer à son ignorance, à ses limites et à sa présomption de science. Mais la présomption n’est pas là où ils croient. Ainsi Boxel, acharné à convaincre son correspondant qu’il y a plus de choses dans le monde que n’en contient sa philosophie et que les spectres existent précisément parce qu’on ne les voit pas75 ; Blyenbergh, préférant encore renoncer à la raison et douter de la lumière naturelle plutôt qu’embrasser des impiétés, et opposant aux raisonnement de Spinoza non pas d’autres raisonnements mais « la parole révélée de Dieu, autrement dit la volonté de Dieu76 » ; ou encore Burgh, le plus forcené, accusant Spinoza de prétendre se situer « au-dessus de la sagesse incarnée et infinie de notre Père éternel77 » et vouloir tout expliquer, alors même que sa doctrine l’en rend incapable. Comme l’écrit Alain, « l’ignorant ne désire point la certitude, attendu qu’il ne soupçonne pas ce que c’est, mais dit et croit qu’il l’a78 ».
41Prend ici sens cette dimension de rencontre apparue plus haut à l’occasion du vulgus, selon laquelle l’idée de philosophe ou de philosophie produit et norme également ses autres par différence. Les figures que Spinoza place face à la philosophie sont en effet aussi bien engendrées par distinction d’avec elle. En l’occurrence, l’ignorant, comme le suggère Alain, ne se sait pas comme tel : c’est par son discours que Spinoza élabore cette catégorie de pensée et en dessine les caractères. Quels sont donc, plus précisément maintenant, les différents aspects de cette critique de l’ignorance philosophique ?
42On fera tout d’abord remarquer que se joue ici un rapport de Spinoza lui-même à ses pairs. D’une façon générale, ce rapport revêt différentes modalités. Notre auteur convoque souvent « les philosophes » – parfois nominalement cités – simplement à titre de références, de rappels de conceptions philosophiques communes, sans intention nécessairement critique ni véritablement polémique, afin d’exposer ce qu’ils pensent, disent ou enseignent sur tel point. Cette exposition obéit à une constante visée : marquer ses positions par rapport à une certaine tradition ou aider à préciser du vocabulaire79. En d’autres cas, les auteurs sont convoqués à titre d’exemples ou d’appuis80. Mais, nous le disions dans notre introduction, c’est l’usage critique qui prévaut. Certes, il arrive à Spinoza – mais la chose est rare – de porter un jugement positif sur un philosophe : Machiavel dans le Traité politique, Descartes, en tant qu’il s’est appliqué « à expliquer les affects humains par leurs premières causes81 », à montrer par quelle voie l’esprit peut avoir sur eux un empire absolu ou à décider « de ne rien déduire que de principes connus par soi82 ». Mais le plus fréquemment, la critique des auteurs – nommés ou non – l’est en un sens négatif83. Ainsi – et pour ne prendre qu’un exemple par ouvrage – l’examen de « ce que les philosophes savent dire » de la définition de Dieu a le sens, dans le Court Traité, d’un exposé préalable de positions d’adversaires (en l’occurrence les Scolastiques, en particulier Heereboord), positions qui finissent par être qualifiées de « sophismes, par lesquels ils tentent de justifier leur ignorance84 ». Dans les Pensées métaphysiques, il est question d’expliquer pourquoi les philosophes « ont confondu l’âme avec les choses corporelles85 ». Ils font preuve de déficience rationnelle lorsque, pensant transcrire des faits de la nature, ils « racontent davantage leurs opinions86 ». Les controverses elles-mêmes qui divisent les philosophes, ceux en tout cas « qui ont voulu expliquer les choses naturelles par le seul moyen des images des choses87 », ont leur raison d’être dans la confusion qu’ils font entre les choses et leurs propres images88. On connaît enfin l’ouverture du Traité politique en forme de critique appuyée des philosophes en matière de conception des affects comme de théorie et de pratique politiques. Enfin, sur un ton plus dur encore, voire plus railleur, on voit Spinoza s’en prendre à plusieurs reprises à des philosophes considérés comme particulièrement inconséquents et irrationnels, qui laissent aller l’imagination à ses délires et à ses projections sans même la distinguer de l’entendement, et qui jugent des choses d’après la disposition du corps. Tels sont ceux qui, en proie à l’étonnement, « se sont fait l’idée qu’en dehors de leur petit champ, ou du petit globe terrestre qu’ils habitent (parce qu’ils n’examinent rien d’autre), il n’y en a aucun autre89 ». Les philosophes visés – certainement Aristote, cité juste avant en note – sont bien près d’être considérés comme des êtres bornés, l’étonnement étant – dans le Court Traité – la première passion de celui qui connaît par le premier mode de connaissance. Manquerait encore du bon sens le plus élémentaire « quelque philosophe » qui douterait de la distinction entre l’essence et l’existence dans les choses créées et que Spinoza renvoie à l’expérience90. Enfin, et comme on l’a vu un peu plus haut, l’appendice à la partie I de l’Éthique évoque tant les Métaphysiciens qui érigent le préjugé finaliste en doctrine que ceux (Pythagore et peut-être le Platon du Timée) qui, « persuadés que les mouvements célestes composent une harmonie », se voient mis du coup sur le même plan que les ignorants qui prennent les vessies de leur imagination pour les lanternes du réel.
43Il est donc clair que le départ entre rationalité philosophique et représentations communes ou vulgaires est loin de constituer une position unique et figée sur les philosophes en raison même de l’ambivalence de ces derniers : ceux-ci n’échappent pas toujours à leurs propres déficiences qui prennent la forme des préjugés ou de l’ignorance. En outre, il convient de remarquer que les textes s’attachent ici aux philosophes en tant que penseurs situés dans l’histoire, non à la figure générale du philosophe ; ce sont les penseurs eux-mêmes qui font l’objet de critiques et qui commencent à faire comprendre pourquoi le philosophe est loin, de facto, de s’assimiler à la figure du sage que Spinoza oppose à l’ignorant.
44Il est donc pour Spinoza des philosophes, véritables docteurs de l’ignorance, laquelle peut tendre, tout comme l’ignorance des non-philosophes évoquée plus haut, à la plus grande présomption91. Si l’auteur de l’Éthique avoue qu’il n’a pas l’habitude de « montrer les erreurs des autres92 », il n’hésite pas pour autant à souligner le caractère infra-rationnel de leurs démarches. À défaut d’un effort pour comprendre les choses par leurs causes réelles – et non finales –, ces penseurs procèdent par projections, anthropomorphisme ou associations ; ils donnent dans les êtres d’imagination et les fictions, et forgent satires et chimères quand ils ne font pas délirer la nature. Jugeant ainsi des choses, il n’est alors pas surprenant de les voir attachés non aux propriétés communes rationnellement dégagées, mais à la particularité, dans laquelle ils se perdent, comme ceux qui sont attachés à leur « petit champ ». Attachement à un champ, perte d’un autre, si l’on peut dire : là où les philosophes voient de l’universel, « il n’y a en fait, sans même qu’ils s’en aperçoivent, que du particulier, ce qui indique manifestement qu’ils sont sortis du champ de la connaissance rationnelle93 ».
45Se livrer à une telle critique, serait-ce, pour Spinoza, une façon de se distinguer lui-même en se plaçant comme « au-dessus de la mêlée » ? Ici, en tout cas, il n’en est rien. L’opposition ou même seulement la distinction entre le philosophe et l’ignorant se brouille d’autant plus que Spinoza lui-même s’avoue ignorant en bien des points. Ainsi écrit-il à Boxel : « Je ne dis pas que je connais Dieu du tout au tout, mais que je comprends seulement certains de ses attributs – non pas tous ni même la plus grande part94 ! » ; ou encore à Blyenbergh : « J’avoue entièrement et sans ambages que je ne comprends pas l’Écriture sainte, quoique je lui aie consacré quelques années95. » Et quand il énonce que « ce que peut le corps, personne jusqu’à présent ne l’a déterminé96 », Spinoza ne prétend pas avoir réglé la question – en tous les cas de manière définitive. Enfin, dans la Lettre 30 de 1665, il confie à Oldenburg :
J’ignore comment chaque partie de la nature convient avec son tout, et comment se fait la cohésion avec les autres. Et, je m’en rends compte, c’est seulement ce manque de connaissance qui me fait percevoir certaines natures de cette manière-là, partielle et toujours mutilée. Celles qui conviennent très peu avec notre esprit philosophique [quae cum nostra mente philosophica minimè conveniunt], m’ont jadis semblé vaines, désordonnées, absurdes97.
46Le philosophe ne fait pas l’objet d’un discours univoque et peut même en venir à s’identifier à son « autre » qu’est l’ignorant. Voilà qui manifeste un champ de relations complexes aux lignes mouvantes, dont les tracés ne sont jamais vraiment définitifs. Or, si la rencontre se solde aussi bien par une confusion que par une distinction, comment alors pouvoir reconnaître le philosophe ? Tout ce discours critique, parfois très appuyé à l’encontre de philosophes inconséquents, confus et finalement ignorants, soulève un problème : s’agit-il encore, aux yeux de Spinoza, de philosophes et de philosophie ? En d’autres termes, sous le constat d’une ignorance philosophique, veut-on renvoyer à de la non-philosophie ou bien à une philosophie erronée ? Quels camps précis les lignes critiques tracent-elles ici ? Allons plus loin : le fait que Spinoza se reconnaisse ignorant sur de nombreux points n’expliquerait-il pas son hésitation, qu’il faut bien constater, à se déclarer lui-même philosophe98 ?
47Ce problème ne peut trouver sa solution qu’en envisageant de nouveau la thèse d’un conatus philosophique : l’effort pour produire des idées adéquates rencontre de véritables obstacles – celui des sens, du corps, de l’imagination, quand on ne voit au-delà de son petit champ ou quand on théorise vainement en politique, à l’aune déplacée d’un idéal d’homme.
L’IDÉE DE PHILOSOPHIE COMME EFFORT ; COMPRENDRE L’IGNORANCE ET L’ERREUR
48On pourrait d’abord penser que la philosophie de ces philosophes qui sont la cible du penseur hollandais n’en est pas vraiment une, puisqu’elle procède le plus souvent de l’imagination, de la disposition du corps, et que ce qui est digne de s’appeler philosophie ou activité philosophique ne saurait ainsi s’habiller d’ignorance, de confusion ou d’erreur. Mais il y a là difficulté. Cette hypothèse sous-entend en effet soit que quelques philosophes seulement mériteraient l’appellation de « philosophe », soit que la seule philosophie authentique possible est la « vraie » philosophie, celle-là même que mentionne Spinoza dans la Lettre 76 à Burgh. Or, d’un côté, on ne voit pas bien qui, pour Spinoza, serait ici pleinement philosophe puisqu’il faut mettre en évidence même les erreurs des « Modernes », comme Bacon ou Descartes99. D’un autre côté, rien ne permet de soutenir que Spinoza se pense comme le seul philosophe ou bien le seul à développer une pensée qualifiable de philosophique : prétendre comprendre la « vraie » philosophie, ce n’est pas se prétendre le seul à véritablement philosopher, surtout quand on n’hésite pas à faire part de ses propres ignorances.
49Mais surtout, en tant qu’homme, c’est-à-dire en tant que mode fini, partie de la nature qui ne peut pas ne pas en suivre l’ordre commun, le philosophe ne saurait moins que quiconque échapper à l’influence des multiples causes extérieures, fussent-elles celles de l’autorité et de la tradition. C’est pourquoi, même si le philosophe fait de son mieux, sa puissance de production des idées se trouve, comme celle de tout un chacun, « extrêmement limitée et infiniment surpassée par la puissance des causes extérieures100 ». Il ne peut donc pas toujours être au faîte de sa puissance de comprendre – comme de vivre selon la raison. La puissance de l’esprit se définit par l’acte de connaître. L’esprit est donc d’autant plus puissant et actif qu’il a plus d’idées adéquates, mais d’autant plus impuissant ou passif qu’il est privé de connaissance, c’est-à-dire que ses idées sont inadéquates101. De telles idées, rappelons-le, « sont comme des conséquences sans prémisses, c’est-à-dire (comme il va de soi) des idées confuses102 », en tant qu’elles ne s’expliquent pas formellement par notre puissance de comprendre. C’est bien là ce dont témoignent tous ceux qui, pris d’étonnement, se perdent dans la particularité, ou qui sont en proie à ce désir de gloire qu’est l’ambition.
50Relativement au problème que nous avons soulevé, nous sommes donc conduits à poser que pour Spinoza, une philosophie même erronée, en laquelle l’imagination prédomine sur l’entendement, demeure bien une philosophie. Il n’y aurait plus alors vraiment de problème à accepter tous ceux que, de Thalès à Boyle, d’Aristote à Descartes, la tradition et l’usage reconnaissent comme philosophes. Philosopher, cela n’exclut donc pas de ne pas toujours clairement définir ou rigoureusement distinguer les mots, de prendre un être de raison pour un être réel ou de comprendre les choses par les causes finales. Faire erreur ou penser inadéquatement sur tel ou tel point, ce n’est ni cesser à certains moments d’être philosophe, ni être un usurpateur ou un raté, indigne de cette activité qui se nomme philosophie103. Platon qui évoque l’harmonie céleste, Aristote qui promeut l’étonnement, Sextus Empiricus l’incertitude généralisée ou Descartes un libre pouvoir de la volonté, n’en demeurent pas moins philosophes et n’en font pas moins de la philosophie, aussi discutable soit-elle. Les rectifications et corrections auxquelles procèdent par exemple les Pensées métaphysiques ne placent pas hors du champ de la philosophie ceux qui, comme Aristote ou Heereboord, en sont l’objet. La ligne que trace le discours spinozien distingue donc entre philosophes usant plus ou moins adéquatement de la raison dans la connaissance des choses, non pas entre philosophes et non-philosophes, ni même entre « vrais » et « faux » philosophes ; admettre un tel partage reposerait, au fond, sur la méconnaissance d’un conatus du philosophe comme de la constante préoccupation de Spinoza de considérer les hommes – et donc les philosophes – tels qu’ils sont. Comme l’écrit Matheron :
[…] il y a beaucoup de philosophes non spinozistes, et qui ne deviendront jamais spinozistes. Et pourtant, tout n’est pas faux dans leurs philosophies ; elles recèlent toujours un petit noyau d’idées vraies, même si celles-ci coexistent dans leur esprit avec toutes sortes d’aberrations imaginatives104.
51Le philosophe ne se voit-il pas dès lors assigner une tâche : celle de réduire, si l’on peut dire, la part de l’inadéquat, c’est-à-dire de faire de plus en plus la distinction entre imagination et entendement. Voilà qui donne un sens à la philosophie elle-même. Il est permis, ici, de distinguer entre la philosophie, susceptible de faire l’objet d’un propos général, et le philosophe, sujet à l’ignorance et à l’imagination. Si l’on peut poser que la « vraie philosophie » est en soi pure de toute dimension imaginative105, le « vrai philosophe » est celui dont l’activité consisterait précisément à travailler – comme le fait Spinoza à l’égard du langage ou de certains correspondants tels Blyenbergh ou Boxel – à la distinction de l’imagination et de l’entendement de façon à gagner, par ce dernier, une connaissance de plus en plus adéquate du réel106. C’est ce que recouvre ici l’idée de philosophie : non pas la possession d’un savoir mais un mouvement qui est effort, susceptible, comme tel, de variations. Et cette idée, on la voit se produire seulement dans la façon qu’a Spinoza de mettre la philosophie en relation avec l’ignorance.
52Une telle conclusion se trouve corroborée ainsi qu’éclairée par le statut, sur lequel il nous faut revenir, de l’ignorance de Spinoza lui-même. Est-elle en effet tout à fait la même que celle qu’il relève chez ses pairs ?
53En premier lieu, au contraire de ce que présupposent ses imprécateurs tels Boxel, Blyenbergh ou Burgh, Spinoza refuse de faire « de l’entreprise de connaître une affaire de tout ou rien. Le savoir a, non pas des limites, mais des degrés107 » ; et ce n’est pas parce qu’il ne sait pas tout qu’il ignore ce dont il a d’ores et déjà la certitude. Aussi faut-il soigneusement distinguer ce que l’on sait de ce que l’on ne sait pas, afin certes d’éviter de croire savoir quand on ne sait pas, mais plus encore, peut-être, « de se laisser emporter à croire qu’on ne sait pas quand et là où l’on sait108 ». Encore faut-il distinguer entre deux formes d’ignorance : l’une qui relève d’une nécessité et qui ne peut connaître de quelconques progrès, telle l’ignorance de l’infinité des attributs ; l’autre qui tient à des limites à la fois normales et modifiables de nos connaissances. Ainsi, l’ignorance avouée à Boxel de la plupart des attributs de Dieu – ignorance qui est ici une nécessité – n’empêche pas Spinoza « d’avoir connaissance de quelques autres109 ». En deuxième lieu, apte à reconnaître ses certitudes, Spinoza, dans le même temps, connaît ses limites et ne craint pas d’avouer ses lacunes. Mais son ignorance diffère de celle des autres en ce qu’elle se reconnaît et se dit, sans donc s’ignorer elle-même ni se dissimuler. C’est dire, en troisième lieu, que si elle accède à sa pleine lucidité, c’est qu’elle s’explique ou se comprend. Reprenons la Lettre 30 de 1665 à Oldenburg, citée plus haut, dans laquelle Spinoza dit ignorer la façon dont chaque partie de la nature convient avec les autres comme avec son tout, un défaut de connaissance qui lui fait percevoir certaines natures d’une manière partielle et mutilée. Quelles sont donc ces « certaines natures [quaedam naturae] » et que signifie, dans la même Lettre, ce mens philosophica – par lequel Spinoza se dit explicitement lui-même philosophe ?
54En tant que parties de la nature, les hommes ne peuvent en effet avoir qu’une vision partielle ou mutilée de la façon par laquelle toutes ces parties s’accordent ensemble. Ainsi, il est « certaines natures » qui ne conviennent ni avec notre esprit philosophique, c’est-à-dire notre raison – ce sont ici la guerre, les violences et autres fléaux –, ni avec notre nature, en tant qu’elles sont nuisibles à notre conservation. C’est donc l’ignorance de la manière dont chacune des parties s’accorde avec le tout qui conduit à ce que ces choses nous paraissent « vaines, désordonnées, absurdes ». Mais elles ne le sont pas en soi, dans l’économie de la nature tout entière, où les parties s’accordent avec le tout. Au fond, notre façon de percevoir ces natures (actions nuisibles, hommes cruels ou catastrophes diverses) comme ne convenant pas avec les lois de la raison ou avec l’esprit philosophique est mutilée parce que nous ne voyons pas comment elles s’accordent au sein de la nature entière en raison de l’infinité des causes mises en jeu. Faiblesse de notre nature, pourrait-on dire alors, mais faiblesse qui consiste non pas en une misère ontologique, conséquence de quelque abandon divin, mais en une incapacité – nécessaire et naturelle parce que modale – à comprendre tout l’ordre éternel de la nature suivant ses lois précises, en quel sens toutes les choses conviennent et comment chacune exprime, à sa façon, la perfection de Dieu110.
55L’ignorance se comprend ici elle-même en s’expliquant par ses causes. De même qu’a pris sens l’idée d’une imagination philosophique, c’est l’idée d’une ignorance philosophique qui prend sens ici. Elle apparaît dans la distinction d’avec l’ignorance des philosophes évoquée plus haut, d’avec, également, celle du tout venant décrite dans l’appendice de l’Éthique I. Si l’esprit philosophique qui raisonne ignore, c’est parce que les lois de la raison qui expriment ce qui nous convient ne sont qu’une partie des lois universelles de la Nature, et que cette dernière n’est pas conçue pour nous convenir111. Or, c’est bien là ce qu’il s’agit de savoir, forme spinozienne, si l’on veut, d’un « je sais que je ne sais pas tout ». Nous nous apercevons qu’en son idée, la philosophie selon Spinoza se constitue aussi de déterminations « négatives » qui n’ont rien d’adventice. Quelle est plus précisément cette ignorance philosophique que comprend donc aussi l’idée de philosophie ? Elle est celle d’un esprit qui assume rationnellement ses limites, parce qu’il se comprend lui-même, en son statut modal, comme insuffisamment puissant pour saisir l’infinité des lois qui constituent l’ordre de la nature entière. Sans doute est-ce la manifestation d’un tel savoir de soi qui donne sens à cette rare parole par laquelle, dans la Lettre 30 de 1665 à Oldenburg, Spinoza se dit explicitement philosophe tout en exhibant, sans nulle espèce d’angoisse ou de désespérance faustienne, les limites mêmes du philosopher.
56Il ne serait donc pas paradoxal d’affirmer que l’ignorance philosophique s’accompagne, indissociablement, d’un savoir philosophique – un savoir d’elle-même et de ses véritables causes. Mais elle s’accompagne également nécessairement d’un autre savoir : celui selon lequel on peut toujours progressivement remédier à son ignorance et gagner en connaissance.
CONCLUSION : LE CONATUS PHILOSOPHIQUE
57Spinoza, disions-nous, organise les rencontres, que nous-mêmes recomposons. Leur raison d’être n’a rien de contingent : l’espace de la philosophie est fait, nécessairement, de cette présence du commun au sein duquel nous avons distingué, par commodité, le vulgaire et l’ignorant. Les rencontres ne sont donc pas, pour la philosophie, des occasions de faire sens ; elles sont sa situation, mais surtout les lieux mêmes à travers lesquels on voit Spinoza faire advenir des déterminations précises.
58Que nous apprennent ces premières rencontres ? À l’égard du vulgus, dont il ne peut se couper d’un point de vue éthique comme politique, le philosophe se définit suivant des rapports ambivalents – ce qui ne signifie pas ambigus –, faits d’opposition et de communication, d’utilité et de vérité ; nous apprenons qu’il doit à la fois faire preuve de méfiance et d’humanitas et s’efforcer de se concilier l’amour des autres. Quant à l’ignorant, il s’en distingue par sa façon de connaître, ordonnée aux causes des choses, mais peut en même temps s’en rapprocher au point de se montrer lui-même ignorant en laissant place, en particulier, à des façons de penser tout imaginatives112. Le philosophe est donc tout à la fois même que ses autres et autre que ses autres (ici les ignorants), sans quoi il n’y aurait pas même rencontre ou mise en relation.
59La réalité effective de la philosophie est tissée de relations, au sens de cette connexio par laquelle la causalité finie se conçoit comme enchevêtrement ou entrelacement complexe. En cette réalité, Spinoza trace, comme le disait Althusser, des lignes de démarcation, et c’est dans et par la différenciation que la philosophie acquiert une identité. Mais les lignes que trace Spinoza demeurent flottantes, précisément parce que la production de la philosophie par elle-même est effort pour se constituer comme connaissance, effort qui est objet de variations, elles-mêmes fonctions des rencontres.
60À travers cette ambivalence a pu être mise en évidence la réalité d’une imagination et d’une ignorance philosophiques, elles-mêmes tour à tour « positives » et « négatives ». Il est en effet une imagination qui, soit relève de l’ignorance et prend le pas sur la raison, soit se lie à l’entendement quand le philosophe fait effort pour se mettre à la portée du vulgaire ; il est aussi une ignorance qui, chez le philosophe, peut se méconnaître elle-même en s’enracinant sur les affects et l’opinion, comme se faire lucide dans la compréhension de ses causes.
61S’est fait jour, par conséquent, un certain statut de la philosophie : non pas l’actualisation de quelque potentialité, mais comme effort d’acquisition du savoir vrai. Loin de ressortir à quelque idée figée ou à quelque définition, loin d’être arrêtée à un programme à observer ou à un horizon régulateur, la philosophie est tout entière dans ce mouvement d’un devenir adéquat. Voilà qui permet en effet de poser l’idée d’un conatus philosophique. Parler de son autoproduction à travers un système de rencontres, c’est considérer la philosophie comme un mode, défini par sa propre puissance de persévérer en soi-même. Elle est en effet mouvement singulier d’un mode du penser, et le paragraphe 92 de la Réforme comme la proposition 37 de l’Éthique IV nous la montrent persévérer dans son propre mouvement et connaître nécessairement des variations de sa propre puissance en fonction de rencontres et de confrontations non moins nécessaires. Rappelons en effet que le conatus se caractérise par une tendance à ouvrir au maximum l’aptitude à être affecté113, qui détermine l’existence en acte comme confrontation à d’autres puissances qui peuvent toujours l’emporter114, c’est-à-dire contrarier son mouvement. C’est le cas aussi bien de la maladie, de la foule qui peut devenir terrible ou du tyran qui voudrait s’en prendre à la liberté de philosopher.
62Mais c’est surtout le cas, semble-t-il, de la rencontre à laquelle Spinoza donne le plus de place. Dans ce qui fait sa réalité effective, le philosophe n’a pas affaire seulement au vulgaire et à l’ignorant, mais aussi à la religion – c’est-à-dire à un texte considéré comme sacré, aux paroles des prophètes qui y sont consignées et à l’autorité des théologiens qui, dans les Universités ou les Églises, interprètent et diffusent ces paroles. En ce type de rencontre, l’idée de philosophie se voit encore amenée à se distinguer, en son contenu comme en sa démarche, mais aussi en sa valeur, au sens où l’enjeu de la rencontre est celui d’une défense.
Notes de bas de page
1 On trouve treize occurrences en lesquelles vulgus et philosophus sont explicitement liés : CT I, VII (2), p. 243. PPD I, prop. 4, axiome IX, p. 253. PM I, 6, p. 352 ; II, 10, p. 377. TTP, préface, p. 75 ; II, p. 115 ; VI, p. 269 ; VII, p. 317 ; XIII, p. 461. Éth. III, déf. 44 des affects. Lettre 19 à Blyenbergh du 5 janvier 1665, p. 136.
2 Voir TP VII, 27, p. 187-188.
3 Voir Lettre 21 du 28 janvier 1664, p. 167.
4 TTP VII, § 20, p. 317.
5 Ibid., préface, p. 75.
6 Ibid., V, § 16, p. 229.
7 Ibid., VII, § 20, p. 317.
8 Ibid., préface, p. 61 ; I, § 2, p. 81 ; VI, § 1, p. 239.
9 Ibid., VI, § 5, p. 247.
10 Ibid., § 19, p. 269.
11 Éth. I, app. Voir encore la Lettre 6 de décembre 1661 à Oldenburg, p. 70.
12 TTP, préface, p. 61.
13 Ibid.
14 CT I, VII (2), p. 76.
15 G. Boss, L’enseignement de Spinoza. Commentaire du « Court Traité », Zurich, Édition du Grand Midi, 1982, p. 45.
16 PPD I, prop. 4, axiome 9, p. 252-254.
17 « Plebi et rudi vulgo », TTP XIII, p. 461.
18 TTP, p. 75.
19 Ibid., § 19, p. 269. C’est là un trait du « vrai » philosophe sur lequel nous reviendrons.
20 Il n’est pas interdit de rapprocher ces règles de la morale « par provision » de Descartes. Spinoza, cependant, ne les présente ni comme provisoires ni comme définitives, ce qui fait dire à Rousset qu’elles sont « les règles de toute vie, théorique et pratique, jouissant ou non de la certitude achevée, car ce sont elles qu’il faut nécessairement adopter », Traité de la réforme de l’entendement, op. cit., p. 175.
21 La formule ad captum vulgi loqui est diversement traduite, oscillant entre adaptation et – moins souvent – séduction : « Mettre nos paroles à la portée du vulgaire » (Appuhn, GF, p. 185) ; « Parler un langage au niveau du commun » (Caillois, Bibliothèque de la Pléiade, p. 107) ; « Parler [en nous conformant] à la capacité de la foule » (Koyré, Vrin, p. 14) ; « Parler […] selon ce qui séduit le commun » (Rousset, Vrin, p. 65) ; « Rester à la portée des gens ordinaires, tant en parlant qu’en opérant […] » (Pautrat, Allia, p. 33).
22 L. Althusser, Philosophie et philosophie spontanée des savants (1967), op. cit., p. 59.
23 C. Jaquet, « Ad captum vulgi loqui. Parler ou écrire selon la compréhension du vulgaire », dans Id., Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, p. 17-18.
24 Une occurrence qui n’en dit rien puisqu’il s’agit seulement de la mention des « philosophes récents », TRE, § 27, note i, p. 81.
25 On peut ici penser à la définition du mal d’Éth. IV (déf. 2), formulée en termes d’empêchement ou d’obstacle (« ce que nous savons avec certitude empêcher [impedire] que nous possédions un bien »). La foule, à cet égard, peut être mauvaise.
26 J.-C. Fraisse, L’œuvre de Spinoza, Paris, Vrin, 1978, p. 30.
27 L. Strauss, Le testament de Spinoza, Paris, Cerf, 1991, p. 238.
28 Voir en particulier P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, op. cit., p. 368 ; J. Lagrée, « Lire Spinoza à la lettre », dans Spinoza et le débat religieux, op. cit., p. 9-13 ; C. Jaquet, Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, op. cit., p. 20.
29 TTP IV, § 6, p. 191.
30 C. Jaquet, « Ad captum vulgi loqui. Parler ou écrire selon la compréhension du vulgaire », art. cité, p. 20.
31 TRE, § 1, p. 65.
32 Ibid., § 3, p. 65.
33 « […] il appartient aussi à mon bonheur de faire que beaucoup d’autres [multi] partagent ma compréhension des choses, afin que leur entendement et leur désir s’accordent pleinement avec mon entendement et mon désir […] ; puis de former une société qui permette au plus grand nombre possible [quamplurimi] d’y parvenir aussi facilement et aussi sûrement que possible », TRE, § 14-15, p. 71 et 73. Voir encore TTP III, § 1, p. 149 et Éth. IV, 36, 37.
34 CT II, XII (3), p. 317.
35 Ibid.
36 TRE, § 13, p. 71. Sur ce point, voir A. Suhamy, La communication du bien chez Spinoza, Paris, Classiques Garnier (Les Anciens et les Modernes-Études de philosophie), 2010.
37 TRE, § 15, p. 73.
38 L. Bove, « La théorie du langage chez Spinoza », L’enseignement philosophique, 4, mars-avril 1991, p. 37.
39 Ibid.
40 Éth. IV, app., chap. IX.
41 Ibid.
42 C. Jaquet, Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, op. cit., p. 30.
43 P.-F. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, op. cit., p. 255.
44 Éth. IV, app., chap. XX.
45 « Parler et mettre en œuvre selon ce qui séduit le commun […]. Car ce n’est pas peu de profit que nous pouvons acquérir de lui, sous condition que nous fassions des concessions à ce qui le séduit, autant que faire se peut […] » (B. Rousset [éd.], Traité de la réforme de l’entendement, op. cit., p. 65).
46 Éth. IV, app., chap. XIX.
47 Éth. III, 30, sc.
48 Ibid., 29, sc.
49 Th. Zweerman, L’introduction à la philosophie selon Spinoza. Une analyse structurelle de l’introduction du Traité de la réforme de l’entendement suivie d’un commentaire de ce texte, op. cit., p. 6.
50 TRE, § 13, p. 71.
51 Ibid., § 14, p. 71.
52 Éth. IV, 70.
53 Ignarus ne peut légitimement se traduire (comme le fait Appuhn, éd. GF) par « insensé [insanus] ». Spinoza n’utilise pas indifféremment les deux termes. Le sage, dans le TP, est toujours mis en regard avec l’ignorant, non avec l’insensé (II, 5, p. 97 ; III, 8, p. 101 – la traduction étant ici omise ; III, 18, p. 127), et ce dernier apparaît de façon rarissime à travers l’œuvre – quoique le verbe insanire soit plus fréquent. Si l’insensé est ignorant, son défaut de rationalité est, chez lui, à son summum, au point que Spinoza l’articule toujours plus explicitement au délire et à la folie alors que l’ignorant, comme tel, n’est pas spécialement fou. Ainsi, l’orgueilleux ne se plaît qu’à la présence de ceux qui se plient à son caprice et qui, « d’un sot, font un fou [insanum] »
(Éth. IV, 57, sc.), et c’est aux côté des enfants et des stupides [stulti] que, dans la Lettre 52 à Boxel de septembre 1674, sont rangés les insani (p. 294). Si, en outre, l’ignorant s’assimilait à l’insensé, l’ignorance étant native, nous naîtrions tous fous ou insensés.
54 CT XXVI (2), p. 397.
55 Ibid., I, VI (7), p. 241.
56 Éth. I, app.
57 Comme le note Macherey, il n’est pas interdit de penser ici à la situation même de Spinoza, aux « règles de bon voisinage, qui devaient être en usage dans la maison de Pavilloengracht, où nous savons que Spinoza, tout en préservant le caractère discrètement intime de sa vie privée, avait réussi à se rendre populaire. On pense aux obligeantes commères qui devaient proposer au célibataire endurci qu’elles vénéraient sans doute à l’égal d’un saint de lui rendre quelques petits services domestiques ou ménagers qu’il eût été absurde ou simplement malpoli de refuser » (Introduction à l’Éthique de Spinoza. La quatrième partie : la condition humaine, op. cit., p. 407).
58 TP III, 18, p. 127.
59 Ibid., IV, 66, scolie. Comme le précise encore Macherey, « […] le terme opinio revêt ici [la signification] qui vient de lui être conférée à travers sa reprise dans les propositions 57 et 58 du de Servitute : l’opinion, ce n’est pas seulement la conception inadéquate qu’on se fait soi-même au sujet des choses et des événements dont l’appréhension est biaisée par les mécanismes de l’imagination, mais c’est aussi tout ce qui fait référence à l’opinion d’autrui, c’est-à-dire en fait à la prise en considération des idées qu’on impute imaginairement à autrui, ce qui place l’individu qui s’y prête dans un état de dépendance » (Introduction à l’Éthique de Spinoza. La quatrième partie ; la condition humaine, op. cit., p. 370-371, note).
60 Éth. IV, 66, sc. du cor.
61 Ou encore, comme le dit le TP II, 18, animo impotens, « impuissance de caractère » (p. 107).
62 TTP XVI, § 2, p. 507.
63 Ibid., § 3, p. 507.
64 Ce point mène directement à une réflexion – qui sera développée dans la troisième partie de cet ouvrage – sur le statut très différent de l’obéissance chez le philosophe et chez l’ignorant.
65 Éth. V, préface.
66 P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La cinquième partie : les voies de la libération, Paris, PUF (Les grands livres de philosophie), 1994, p. 197.
67 Voir TTP préface, p. 75 ; IV, § 2, p. 183 ; Lettre à Boxel d’octobre 1674, dans laquelle Spinoza défend le philosophe en le séparant de « ceux qui, fermant leurs oreilles à l’intellect, acceptent de se laisser conduire par la superstition […] tellement ennemie de la droite raison […] » (p. 303).
68 « […] inter homines ratione praeditos et inter alios, qui veram rationem ignorant » (TTP XVI, § 2, p. 507).
69 Comme la différence entre une fiction et un concept clair et distinct (Lettre 4 d’octobre 1661 à Oldenburg, p. 57), le fait que Dieu gouverne la nature « selon ce qu’exigent ses lois universelles » (TTP VI, § 10, p. 255), etc.
70 C’est surtout au sage que les textes opposent l’ignorant ; voir en particulier l’Éth. dans son ensemble ; TP II, 5, p. 97 ; III, 18, p. 127, etc.
71 Éth. I, app.
72 Spinoza sait bien cependant, comme l’écrit Macherey, que cette vérité d’expérience « est loin d’être universellement reconnue. Mais il énonce, sous une forme presque axiomatique, un certain nombre de thèses liminaires, et demande que celles-ci, ainsi formulées, soient acceptées comme des vérités d’expérience, dans la mesure où elles constituent le minimum de préalable dont il a besoin pour développer le raisonnement qui suit » (P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La première partie : la nature des choses, Paris, PUF [Les grands livres de philosophie], 1998, p. 213).
73 Lettre 58 d’octobre 1674, p. 319.
74 Corriger l’erreur consiste ainsi (suivant la prop. 35 d’Éth. II et son sc.) à ne plus envelopper, dans une idée nécessairement produite suivant l’ordre des affections du corps, l’ignorance d’une idée qui relève de l’ordre de la nature – suivant l’exemple de la distance du soleil : à ne plus envelopper dans l’imagination des deux cents pieds l’ignorance de la distance réelle de six cents diamètres terrestres.
75 Lettre 55 de septembre-octobre 1674.
76 Lettre 20 du 16 janvier 1665, p. 138.
77 Lettre 67 du 11 septembre 1675, p. 339.
78 Alain, Spinoza, Paris, Mellotée, 1949 [rééd. Gallimard, 1986], p. 63.
79 Quatorze occurrences, toutes au pluriel. Ainsi, dans le but de préciser le mode d’action de la Substance, Spinoza évoque l’entendement, qui est, « comme le disent aussi les philosophes, cause de ses concepts » (CT I, II, 24, p. 211-213) ; il explique, dans les PM, ce qui a amené les philosophes à produire, à partir des choses naturelles, des modes de pensée tels que « genre, espèce, etc. » (I, 1, p. 338) ou encore, dans le TP, sous quelle acception une cité peut être dite pécher en reprenant le « sens où philosophes et médecins disent que la nature pèche » (IV, 4, p. 131). Voir encore CT I, Premier dialogue, 10, p. 217 ; II, XVI, 4, note 3, p. 335. PM I, 6, p. 352 ; II, 4, p. 363 ; II, 9, p. 376. TTP, n. 34 au chap. XVI, p. 687. Lettres 52 de septembre 1674 à Boxel, p. 294 ; 56 d’octobre-novembre 1674 à Boxel, p. 309 et 313 ; 73 de novembre-décembre à Oldenburg, p. 361.
80 Ainsi dans les PM, où, pour bien entendre cet attribut qu’est la simplicité de Dieu, « il faut se rappeler ce que Descartes a indiqué dans les Principes de Philosophie […] » (II, 5, p. 365) ; dans le TTP où, « comme le dit Sénèque le tragique, personne ne supporte longtemps un pouvoir violent […] » (chap. V, § 8, p. 221) ; ou encore dans l’Éth., où, relativement à l’ambition et à sa puissance, même sur les philosophes, Spinoza cite Cicéron (III, déf. 44 des affects, explic.).
81 Éth. III, préface.
82 Ibid., V, préface.
83 Dix-neuf occurrences dont dix-sept au pluriel. Le rapport est ici de discontinuité ou de rupture, à l’égard de pairs qui ont à la fois le statut d’instruments et d’adversaires. Rien là de très étonnant ni de très singulier : si l’auteur de l’Éthique prend la peine de réfuter des objections à ses yeux inconsistantes, c’est parce que cela lui permet de préciser ses propres positions, et, faut-il ajouter, de les préciser comme plus justes.
84 CT I, VII, 9, p. 247.
85 PM II, 12, p. 391.
86 TTP VI, § 17, p. 265.
87 Éth. II, 40, sc. 1. Nous reviendrons plus en détail sur ce scolie.
88 Il conviendra de se demander si la (vraie) philosophie se passe, pour Spinoza, de toute controverse, et si la présence de celle-ci signe l’absence de celle-là. Il y va ici de sa réponse à Burgh (Lettre 76 de fin 1675/début 1676) en termes de « vraie » philosophie. Ou bien l’on admet la controverse en philosophie et celle-ci peut alors soit manquer de rigueur soit admettre « par nature » la contradiction, ou bien la philosophie est science, essentiellement, et elle exclut dès lors toute controverse, qui aurait pour cause quelque absence de rigueur et de rationalité.
89 CT II, III, 3, p. 273.
90 « Qu’il aille simplement chez quelque statuaire ou sculpteur en bois » qui conçoit l’objet avant de le faire exister, PM I, 2, p. 344.
91 Tel est le cas de ce professeur de philosophie d’Utrecht (Regnerus Van Mansfeld), dont le livre, fortement critique à l’encontre du TTP, ne vaut ni lecture ni même réfutation aux yeux d’un Spinoza constatant, non sans en sourire, que « les plus ignorants sont parfois les plus audacieux et les plus prompts à écrire » (Lettre 50 du 2 juin 1674 à Jelles, p. 291).
92 Lettre 2 de septembre 1661 à Oldenburg, p. 51.
93 P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza. La seconde partie : la réalité mentale, Paris, PUF (Les grands livres de philosophie), 1997, p. 311.
94 Lettre 56 de septembre-octobre 1674, p. 312.
95 Lettre 21 du 28 janvier 1665 à Blyenbergh, p. 159.
96 Éth. III, 2, sc.
97 Lettre 30 du 7 octobre 1665 à Oldenburg, p. 202.
98 Nous en étions arrivés, dans notre première partie, à nous demander avec Moreau, s’il ne fallait pas d’abord, « pour écrire une Éthique […] ne pas être philosophe » (« Qu’est-ce que la philosophie ? Spinoza et la pratique de la démarcation », art. cité, p. 95). Seules deux occurrences attestent d’un Spinoza qui se déclare effectivement philosopher, occurrences en lesquelles – nous y réfléchirons plus loin – le substantif laisse place au verbe, le nom à la démarche. Il s’agit des Lettres 30 et 32 à Oldenburg, respectivement d’octobre 1665 (p. 202) et de novembre 1665 (p. 207).
99 Lettre du 10-26 août 1661 à Oldenburg. Et même si un Machiavel, dans le Traité politique, a grâce aux yeux de Spinoza, ce n’est pas pour l’ensemble de sa pensée.
100 Éth. IV, app., chap. XXXII.
101 Éth. V, 20, sc.
102 Ibid., II, 28, dém.
103 On distinguera donc, à travers l’appellation de « fausses philosophies », entre des philosophies erronées et les élucubrations de faux savants (alchimistes, astrologues ou magiciens) qui, comme Descartes le précisait, « font profession de savoir plus qu’ils ne savent » (Descartes, Discours de la méthode I, AT VI, p. 9, l. 16).
104 A. Matheron, « Philosophie et religion chez Spinoza », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 76/1, 1992 ; repris dans Id., Études sur Spinoza et les philosophies à l’âge classique, op. cit., p. 393. Un rapprochement, métaphorique, est ici possible avec les premières lignes du chapitre V du TP, distinguant entre l’idée de faire quelque chose (cultiver un champ ou porter un jugement) « à bon droit [jure] », et faire cette même chose « pour le mieux [optime] » – comme « porter le jugement le meilleur » (p. 135). Ainsi, et pour paraphraser Spinoza, ce que nous disons « philosopher », nous ne l’affirmons pas comme étant nécessairement philosopher « pour le mieux ».
105 Mais que signifie cet « en soi », s’il n’y a de philosophie qu’en situation et seulement confrontée à d’autres réalités ? Nous aurons à revenir sur cette expression, problématique, de « vraie » philosophie, entre réalité ou idéal, norme donnée ou pur processus.
106 Cela n’empêche pas de prendre appui sur un certain type, ou plutôt sur un certain usage de l’imagination. C’est ce qui a été montré avec cette manière philosophique de parler ad captum vulgi, qui laisse place à une forme d’imagination philosophique ; c’est encore, on le sait, ce que développe le début d’Éth. V : les prop. 1 à 10 mettent en effet en place l’idée d’une « thérapie » de l’affectivité au moyen d’une nouvelle manière d’imaginer, qui soit maîtrisée (prop. 5 à 9) et qui permette d’associer des idées des images des choses à l’idée de Dieu (prop. 11-14).
107 P. Sévérac, A. Suhamy, Spinoza, Paris, Ellipses (Philo-philosophes), 2008, p. 16.
108 Ibid., p. 14.
109 Lettre 56 de septembre-octobre 1674, p. 312.
110 Voir CT I, VI (7) (« Personne ne connaît toutes les causes des choses », p. 241) ; Lettre 32 du 20 novembre 1665 à Oldenburg, p. 207-210 ; TTP XVI, § 4, p. 509. Le thème de la faiblesse humaine se retrouve à la fin du TRE : d’abord au § 100 (p. 127), pour dire notre incapacité (ici indépassable) à concevoir la série des choses singulières changeantes qui dépendent d’un nombre indéterminable de circonstances ; puis au § 102 (p. 129), pour dire notre incapacité (tout aussi indépassable) à concevoir toutes ensemble les choses fixes et éternelles, c’est-à-dire les définitions et les lois nécessaires de la nature des choses changeantes. Mais nous sommes capables, comme le montrera l’Éth., de déduire peu à peu – à partir de l’idée de Dieu – cette série de causes éternelles qui expliquent notamment notre vie affective.
111 Voir sur ce point TTP XVI, § 4, p. 509 : « La nature n’est pas bornée par les lois de la raison humaine qui ne visent que ce qui est vraiment utile aux hommes et à leur conservation, mais elle est régie par une infinité d’autres lois qui concernent l’ordre éternel de la nature entière dont l’homme est une petite partie. […] Tout ce qui, dans la nature, nous semble absurde, ridicule ou mauvais, vient donc de ce que nous n’avons qu’une connaissance partielle des choses et que nous ignorons en grande partie l’ordre et la liaison de la nature entière ». Voir encore TP II, 8, p. 101.
112 C’est encore ce qui touche Descartes, adoptant « une hypothèse plus occulte que toute qualité occulte », Éth. V, préface.
113 Éth. III, post. 1 et 2 ; IV, 38 ; V, 39.
114 Ibid., IV, 3 et 4.
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