Chapitre VI. Historicité de la vie
p. 123-137
Texte intégral
1 Si la vie ne saurait valoir chez Foucault comme principe premier ou horizon ultime – que ce soit à la manière d’une nature ou d’une puissance –, c’est d’abord et avant tout parce que, comme le montre l’archéologie, il s’agit d’une invention récente qui, en tant que telle, peut se dissiper d’un moment à l’autre, « comme à la limite de la mer un visage de sable » (MC, 398). En effet, dans ses premières recherches, Foucault a pris soin de montrer que ni la vie biologique ni le concept ontologique de vie invoqué par les divers vitalismes au xixe siècle ne sont des essences transhistoriques, longtemps ignorées et soudainement découvertes par le savoir moderne. Histoire de la folie, Naissance de la clinique et Les mots et les choses expliquent bien, en ce sens, comment ces objets et ces concepts – autrefois inexistants et non simplement inconnus – se sont formés à un moment donné de l’histoire, lorsqu’ils ont été rendus possibles – avec les savoirs qui les thématisent – par les structures épistémiques mises en place au début du xixe siècle. L’irruption de la vie fut en effet à l’origine de l’événement archéologique qui détermina la fin du règne classique de la représentation et marqua le seuil de l’espace du savoir qui est encore largement le nôtre. Aussi, le fait qu’au tournant des xviiie et xixe siècles la vie ait fait son entrée dans l’histoire pour devenir l’objet primordial du pouvoir moderne, ne saurait-il être interprété comme l’irréversible biologisation de la politique à la fin de l’histoire. Inversement, la résistance aux biopouvoirs ne saurait non plus être pensée comme promesse de libération d’une vie emprisonnée par les dispositifs de savoir et de pouvoir depuis la nuit des temps.
L’HISTOIRE NATURELLE
2Comme on le sait, l’archéologie vise à élucider l’« expérience de l’ordre » et de ses modes d’être, en tant que cette « expérience » rend possibles – et en même temps contingents et passagers – les savoirs d’une époque. Ainsi, Foucault se situe à la fois dans le sillage de l’analyse transcendantale kantienne et de sa grande héritière, la phénoménologie, et en rupture avec celles-ci. On peut dire en effet que Foucault prend doublement ses distances par rapport au kantisme lorsqu’il insiste sur le caractère historique – donc non universel, pluriel, instable, surmontable – et non subjectif – anonyme, structurel – de ces conditions, en mettant l’accent sur les ruptures qui jalonnent le devenir de cette « expérience nue de l’ordre ». En ce qui concerne l’analyse phénoménologique – laquelle cherche à restituer la manière indivisible dont les choses se donnent simultanément à dire et à voir dans une expérience première, située en deçà des positivités –, Foucault prendra de plus en plus soin de détacher l’idée d’une « expérience de l’ordre » – évoquée dans ses premiers travaux – du topos d’une présence première au monde, d’une expérience antéprédicative conçue comme « accès aux choses mêmes1 ». C’est dire que la démarche foucaldienne se situera en dehors des philosophies de la conscience pour se tourner du côté des conditions historiques d’apparition de cette conscience. En ce sens, sa recherche des conditions de possibilité de l’expérience revendiquera une plus grande radicalité que celle à laquelle pouvait aspirer la recherche phénoménologique.
3Afin de rendre compte de l’existence d’un ordre strict, mais à la fois contingent et transitoire, Foucault centrera son analyse sur trois domaines du savoir empirique ayant pour objet, respectivement, les êtres vivants, le langage et les échanges. Il analysera leurs parentés à un moment historique déterminé, ainsi que leurs ruptures d’une époque à une autre. L’hypothèse foucaldienne consistera ainsi à affirmer que ces parentés seraient révélatrices d’une certaine modalité de l’ordre, tandis que ces ruptures, visibles à la surface des savoirs empiriques, répondraient à une dislocation plus profonde, au niveau du « mode d’être des empiricités ». Aussi Foucault identifie-t-il deux ruptures centrales : celle qui marque le passage de la Renaissance à l’époque classique, vers le milieu du xviie siècle ; et celle qui, au tout début du xixe siècle, marque le seuil de notre modernité2. Cela dit, il centrera surtout son attention sur le deuxième de ces basculements. Dans le domaine qui nous occupe, cette rupture correspond au passage de l’histoire naturelle, telle qu’elle a été pratiquée au xviie et xviiie siècles, à la biologie telle qu’elle sera pratiquée à partir du xixe siècle. À ce sujet, une des thèses polémiques introduites par Les mots et les choses sera en effet celle de l’inexistence de la biologie – et de la vie – avant la fin du xviiie siècle.
4L’analyse foucaldienne part de la remarque suivante : pour les historiens des idées, le xviiie siècle aurait été celui d’un intérêt croissant pour les phénomènes de la vie, d’une conscience encore confuse mais croissante de « la spécificité du vivant et [de] cette chaleur un peu souterraine qui circule entre lui – objet de notre connaissance – et nous autres, qui sommes là pour le connaître » (MC, 137). L’histoire des idées fait ainsi crédit au xviie et au xviiie siècle d’une curiosité nouvelle qui aurait fait découvrir les sciences de la vie. Parmi les facteurs de cette découverte, l’historiographie évoque en particulier les privilèges nouveaux de l’observation dont témoigneraient, par exemple, l’invention du microscope ; le prestige d’un modèle de rationalité apporté par les sciences physiques et son application au domaine du vivant ; ainsi que des intérêts économiques liés surtout à l’agriculture. Or, en réponse à ce type de reconstructions continuistes qui font remonter l’histoire de la biologie à Linné, à Lamarck ou à Jussieu, Foucault affirme qu’elles supposent l’application de catégories anachroniques, dont, en particulier, celle de vie :
On veut faire des histoires de la biologie au xviiie siècle ; mais on ne se rend pas compte que la biologie n’existait pas… Et que si la biologie était inconnue, il y a à cela une raison bien simple : c’est que la vie elle-même n’existait pas. Il existait seulement des êtres vivants, et qui apparaissaient à travers une grille du savoir constituée par l’histoire naturelle (MC, 139 [nous soulignons]).
5Or en quel sens Foucault peut-il affirmer que la vie n’existait pas au cours d’un xviiie siècle qui pourtant s’occupait bien des êtres vivants ? Quelle différence y a-t-il entre la vie dont traite la biologie et les êtres vivants analysés par l’histoire naturelle ?
*
6Afin d’éclairer le sens de cette énigmatique affirmation, reprenons succinctement le troisième chapitre de l’ouvrage de 1966. Foucault y montre comment, au cours du xviie siècle, les signes – dont le statut ontologique se confondait jusqu’alors avec celui des choses du monde – deviennent des modes de la représentation. En effet, jusqu’au milieu du xviie siècle, la tripartition constitutive de l’histoire naturelle entre l’observation – ce que nous voyons –, le document – ce que les autres ont observé et transmis – et la fable – ce que les autres ont imaginé naïvement – n’existait pas. L’histoire d’une plante ou d’un animal rassemblait ces trois plans dans un récit unique qui invoquait indistinctement ce que l’on voit des choses, ce à quoi elles ressemblent, ce qui en a été dit, les usages qui en ont été faits, etc. C’est cette indistinction entre les signes et le monde que l’épistémè classique brisera. Et c’est précisément dans l’écart désormais ouvert entre les mots et les choses que l’histoire naturelle – en tant qu’elle se veut pure et simple « nomination du visible » (MC, 144) – trouvera son lieu et sa condition épistémique de possibilité. Sa mission consistera désormais à rapprocher les mots et les choses regardées dans la représentation.
7C’est dire que l’histoire naturelle aura exigé la création d’un nouveau champ de visibilité, « une nouvelle façon de nouer les choses à la fois au regard et au discours » (MC, 143) qui veut que les choses et les mots, désormais à distance, communiquent cependant dans la représentation, et non pas la simple dissipation d’un mirage ou la formation d’un regard plus exhaustif. La preuve en est, selon Foucault, que la mise en place de ce champ de visibilité aura présupposé, paradoxalement, une restriction drastique du domaine de l’observable, avec un privilège quasi exclusif accordé à la vue et, qui plus est, à une vue épurée, concentrée exclusivement sur quelques traits tels que les lignes, les surfaces, les formes ou les reliefs. Les couleurs, par exemple, seront en général exclues. L’histoire naturelle limitera en effet l’observation à ce qui peut s’analyser partes extra partes. À ce qui peut être vu par tous et recevoir un nom que tous pourront reprendre. Cette nouvelle discipline s’occupera donc des êtres de la nature en tant qu’ils comportent quatre variables : une forme, une quantité d’éléments, un type de distribution dans l’espace et une grandeur relative. Ces quatre valeurs qui affectent tout organe et le déterminent correspondent à ce que les botanistes appellent sa structure, laquelle permet de décrire ce que l’on voit selon le nombre et la grandeur (quantitativement) ou selon la forme et la disposition (qualitativement). La structure filtre ainsi le visible et permet de le transcrire dans le langage.
8À partir d’une analyse de la structure visible, les naturalistes isoleront un élément qui servira de critère permettant de nommer et de classer les êtres naturels observés : c’est le caractère. La technique suivie pour déterminer quel sera le caractère qui permettra de distribuer les êtres naturels dans le grand tableau taxinomique peut varier d’une école à une autre. Ce qui compte c’est pourtant qu’à l’époque classique le caractère est toujours obtenu par comparaison des structures visibles : il s’agit en général d’un trait saillant ou fréquent de la structure (par exemple, pour les plantes, le nombre d’étamines, de styles et de stigmates) qui sera partagé par tous les membres d’un même groupe. Connaître un individu, ce sera désormais pouvoir le classer dans ce grand réseau d’identités et de différences à partir d’une description de sa structure et de l’identification de son caractère3.
9L’objet de l’histoire naturelle n’est donc pas constitué par le fonctionnement et l’organisation invisibles des êtres vivants – comme ce sera le cas pour la biologie –, mais par des surfaces et des lignes entièrement visibles. L’unité organique, les plans fonctionnels ne jouent pour le moment aucun rôle. Seul compte ce qui est directement perceptible4. Désormais, dans le cadre de l’histoire naturelle, la vie, qui à partir du xixe siècle marquera « un seuil manifeste à partir duquel des formes entièrement nouvelles du savoir sont requises5 », ne sera qu’un caractère de classement qu’on peut faire glisser sur le tableau taxinomique en fonction des critères à partir desquels on la définit (mobilité, nutrition, naissance et vieillissement, etc.). C’est en ce sens que Foucault pourra affirmer que « […] l’histoire naturelle, à l’époque classique, ne peut pas se constituer comme biologie. Jusqu’à la fin du xviiie siècle, en effet, la vie n’existe pas. Mais seulement les êtres vivants » (MC, 174). Et Foucault de conclure que « le naturaliste c’est l’homme du visible structuré et de la dénomination caractéristique. Non de la vie » (MC, 174). Or à quoi renvoie concrètement cette vie impensable selon Foucault dans le cadre de l’histoire naturelle, que la biologie aura pour objet dès la fin du xviiie siècle ?
LE CONCEPT D’ORGANISATION ET LA FRACTURE DE L’ESPACE TABULAIRE
10La fin de l’épistémè classique – et, avec elle, de l’histoire naturelle – coïncidera selon Foucault avec le retrait de la représentation ou, plutôt, avec l’affranchissement, à son égard, du langage, du vivant et du besoin.
L’esprit obscur, mais entêté d’un peuple qui parle, la violence et l’effort incessant de la vie, la force sourde des besoins, échapperont au mode d’être de la représentation. Et celle-ci sera doublée, limitée, bordée, mystifiée peut-être, régie en tout cas de l’extérieur par l’énorme poussée d’une liberté, ou d’un désir, ou d’une volonté qui se donneront comme l’envers métaphysique de la conscience. Quelque chose comme un vouloir ou une force va surgir dans l’expérience moderne – la constituant peut-être, signalant en tout cas que l’âge classique vient de se terminer et avec lui le règne du discours représentatif, la dynastie d’une représentation se signifiant elle-même et énonçant dans la suite de ses mots l’ordre dormant des choses (MC, 222).
11C’est dire que la naissance de la biologie – comme celle de l’histoire naturelle un siècle auparavant – ne répondra pas non plus à un simple accroissement de l’objectivité dans la connaissance, d’exactitude dans l’observation ou de rigueur dans le raisonnement. Encore moins à quelques découvertes heureuses. Il aura en effet fallu un « événement radical » – lié essentiellement à l’émergence de ce vouloir, de cette force venant d’en deçà de la représentation – pour que se défasse la positivité du savoir classique et qu’une nouvelle positivité puisse voir le jour.
12Foucault dira que cet événement qui a traversé en quelques années seulement l’espace entier de notre culture nous échappe pour une grande part : « Pour une archéologie du savoir, cette ouverture profonde dans la nappe des continuités, si elle doit être analysée, et minutieusement, ne peut être “expliquée” ni même recueillie en une parole unique » (MC, 230). En effet, si tel était le cas, la discontinuité, se laisserait ramener à un langage commun et ne serait pas telle. Nous ne pouvons donc que repérer quelques effets de cette rupture profonde – effets qui, dans les domaines les plus divers, font tous signe vers l’irruption de cette « force obscure » venant d’en deçà de la représentation.
13Dans le domaine qui sera celui de la biologie, la transition de l’épistémè classique à l’épistémè moderne se serait effectuée en deux temps. Au cours d’une première étape – qui s’étend, en gros, selon Foucault, entre 1775 et 1795 –, le mode d’être des empiricités ne change pas : elles restent des représentations qui désignent d’autres représentations. Le principe des classifications reste aussi inchangé : celles-ci opèrent toujours à partir de la détermination du caractère, qui permet de grouper les individus et les espèces dans des unités plus générales qui s’emboîtent les unes dans les autres pour prendre place dans le grand tableau taxinomique. Par ailleurs, ces caractères sont toujours prélevés sur la représentation des individus. Les principes généraux de la taxinomia qui avaient commandé les systèmes de Tournefort à Linné continuent ainsi à valoir de la même façon pour Jussieu, Vicq d’Azyr, Lamarck. Et pourtant, signale Foucault, la technique permettant d’établir le caractère – cet élément de la structure visible permettant d’identifier et de classer les êtres naturels – sera bien modifiée.
14Au xviiie siècle, comme nous l’avons signalé, les classificateurs établissaient en effet les caractères qui permettaient de distribuer les êtres naturels dans le tableau taxinomique par comparaison des structures visibles. En revanche, à partir de Jussieu ou de Lamarck, le caractère – ou, plutôt, le passage de la structure au caractère – va se fonder sur un principe étranger au domaine du visible. Un principe interne, irréductible au jeu réciproque des représentations. Ce principe est l’organisation, qui devient désormais le nouveau fondement des taxinomies, le critère qui permettra de définir et de hiérarchiser les caractères. Dans la mesure où chaque famille a des réquisits fonctionnels qui la définissent, les caractères qui permettront de la reconnaître seront ceux qui sont les plus étroitement liés à ces conditions fondamentales. Par exemple, la reproduction étant la fonction majeure de la plante, l’embryon en sera la partie la plus importante d’un point de vue vital – tout en n’étant pas la plus visible. On pourra désormais répartir les végétaux en trois classes : acotylédones, monocotylédones, dicotylédones. De même, pour déterminer l’importance des sabots chez certains mammifères et en faire un caractère qui permettra de les classer, il faudra invoquer le type d’appareil digestif, qui détermine à son tour le type d’alimentation dont l’animal a besoin pour survivre, qui détermine enfin l’importance du mode de déplacement, du type de motricité, laquelle peut, le cas échéant, exiger des sabots. Le caractère reste donc un élément plus ou moins visible, mais pointant toujours vers une profondeur enfouie qui est précisément celle des grands ensembles fonctionnels. Ce qui permet de caractériser un être naturel, ce ne sont donc plus ses éléments visibles, analysables à partir des représentations qu’on s’en fait. C’est en revanche un certain rapport intérieur à cet être : c’est son organisation. Ce n’est pas parce qu’il est saillant ou fréquent dans les structures observées qu’un caractère sera important. À l’inverse, on considérera que c’est parce qu’il est fonctionnellement important qu’on le rencontre souvent (MC, 240). Le caractère n’est donc plus prélevé directement sur la structure visible sans autre critère que sa visibilité. Il n’est que la pointe plus ou moins visible d’une organisation complexe et hiérarchisée, où la fonction – irreprésentable si ce n’est par ses effets – joue un rôle essentiel. Dès lors, le rapport de la représentation à elle-même, ainsi que les rapports d’ordre que ce rapport permet d’établir, passeront par des conditions extérieures à la représentation.
15C’est pourtant avec Cuvier que l’espace des êtres vivants pivotera entièrement autour de la notion d’organisation, désarticulant le concept classique de nature et ouvrant enfin l’âge de la biologie. L’œuvre de Cuvier inaugure ainsi, selon Foucault, la deuxième étape de l’événement archéologique décrit par lui – étape qui s’étend de 1795 à 1825 environ.
16Pour l’auteur des Leçons d’anatomie comparée, tout organisme, dans ses dispositions visibles, obéit à un plan d’organisation qui définit la hiérarchie des fonctions et distribue les éléments anatomiques qui lui permettent de se réaliser. Jusqu’ici, pas de rupture véritable à l’égard de ses prédécesseurs. Or, ajoute Cuvier, ce plan d’organisation se libéralise à mesure que l’on s’éloigne du centre. C’est ainsi que peuvent surgir des variations. On comprend par là comment des espèces peuvent être rassemblées sans que, pour autant, les individus qui les composent se ressemblent tous. Ce qui les rapproche, ce n’est en effet pas une certaine quantité d’éléments visibles et superposables. C’est plutôt une sorte de foyer d’identité que l’on ne peut analyser en plages visibles et qui définit l’importance réciproque des fonctions. Or, par ce biais, le concept classique de « nature » – comme espace homogène, unidimensionnel, entièrement représentable et continu des identités et des différences ordonnables – finira par se disloquer définitivement. Et cela au profit d’une promotion épistémique de la vie.
17Le concept d’organisation introduit en effet, dans l’analyse des représentations – et dans l’espace tabulaire où celle-ci se déployait –, une profondeur qui fait basculer tout l’espace du savoir classique. Désormais, le tableau taxinomique ne constitue plus, pour le savoir, qu’une « mince pellicule de surface » (MC, 251). De fait, les identités et les voisinages qu’il circonscrit sont devenus de simples effets superficiels de systèmes qui siègent en deçà des répartitions que l’on peut ordonner à partir du visible. La taxinomia et la mathesis – possibilité première et terme de la perfection du savoir classique – s’ordonnent ainsi à une « verticalité obscure » (MC, 251) qui fondera le perceptible – définissant la loi des ressemblances, prescrivant regroupements et discontinuités6. Première dislocation, donc, de l’unidimensionnalité propre à la nature classique.
18Or avec le concept de plan fonctionnel apporté par Cuvier, cette verticalisation vaudra aussi dissociation du niveau des identités et des différences :
Au lieu d’un champ unitaire de visibilité et d’ordre […], on a [chez Cuvier] une série d’oppositions, dont les deux termes ne sont pas de même niveau : d’un côté, il y a des organes secondaires, qui sont visibles à la surface du corps et se donnent sans intervention à l’immédiate perception ; et les organes primaires, qui sont essentiels, centraux, cachés, et qu’on ne peut atteindre que par la dissection […]. Il y a plus profondément aussi l’opposition entre les organes en général qui sont spatiaux, solides, directement ou indirectement visibles, et les fonctions qui ne se donnent pas à la perception, mais prescrivent comme par en dessous la disposition de ce qu’on perçoit. Il y a enfin, à la limite, l’opposition entre identités et différences : elles ne sont plus de même grain, elles ne s’établissent plus les unes par rapport aux autres sur un plan homogène ; mais les différences prolifèrent à la surface, cependant qu’en profondeur, elles s’effacent, se confondent, se nouent les unes avec les autres, et se rapprochent de la grande, mystérieuse, invisible unité focale, dont le multiple semble dériver comme par une dispersion incessante (MC, 281).
19Alors que l’histoire naturelle supposait l’appartenance du Même et de l’Autre à un même plan, à un seul espace – celui de la représentation –, la biologie deviendra possible à partir du moment où cette unité de plan commencera à se défaire et que des différences surgiront sur le fond d’une identité plus profonde. En effet, cette « verticalité obscure » qui viendra percer la surface du plan pour désormais fonder le perceptible comme son « invisible unité focale » n’est autre que celle de la vie au sens biologique du terme7. Autrement dit, avec Cuvier s’opère une promotion épistémique de la vie qui marquera la clôture définitive de l’âge de l’histoire naturelle, et l’ouverture de l’ère de la biologie. En effet, alors que pour l’histoire naturelle l’être vivant était une localité du classement naturel, le fait d’être classable est maintenant une propriété du vivant. Désormais la vie n’est plus ce qui peut se distinguer d’une façon plus ou moins certaine du mécanique. Elle est « cette grande, mystérieuse, invisible unité focale » en laquelle se fondent toutes les distinctions possibles entre les vivants. La taxinomie classique se construisait à partir des quatre variables de description (forme, nombre, disposition, grandeur) entièrement disponibles au langage et au regard. La vie y apparaissait comme simple effet d’un découpage, comme une simple frontière classificatrice dans cet étalement visible. Or, avec Cuvier, « il n’y a plus, sur la grande nappe de l’ordre, la classe de ce qui peut vivre, mais, venant de la profondeur de la vie, de ce qu’il y a de plus lointain pour le regard, la possibilité de classer » (MC, 280).
20Tout au long de l’âge classique, la vie relevait donc d’une ontologie qui concernait de la même façon tous les êtres matériels, soumis à l’étendue, à la pesanteur, au mouvement. D’où la profonde vocation mécaniste des sciences de la nature à cette époque-là. À partir de Cuvier8, en revanche, le vivant échappe aux lois générales de l’être étendu. La vie se régionalise et s’autonomise. Bref, tandis que la nature classique se répandait dans un immense tableau continu, homogène, unidimensionnel, entièrement représentable, au tournant du xixe siècle, la vie se retire dans l’énigme d’une force inaccessible en son essence, saisissable seulement dans les efforts qu’elle fait pour se manifester et se maintenir. Tout l’a priori historique d’une science des vivants se trouve par là bouleversé et renouvelé.
21Mais si, envisagée dans sa profondeur archéologique, l’œuvre de Cuvier inaugure l’âge de la biologie, c’est aussi au sens où y sont réunies les conditions majeures d’une véritable pensée de l’évolution.
22Certes, l’espace classique n’excluait pas la possibilité d’un devenir. Mais ce devenir ne faisait rien de plus que d’assurer un parcours sur la table préalable des variations possibles. L’idée classique de transformation des espèces définissait la mobilité d’êtres qui, avant toute histoire, obéissaient déjà à un système de variables. La temporalité classique était ainsi, en quelque sorte, « l’image mobile de l’éternité immobile ». La rupture de cet espace tabulaire, le fractionnement de cette nappe où tous les êtres naturels venaient en ordre trouver leur place, auront en revanche permis de découvrir une historicité propre à la vie (ce que, paradoxalement, « l’histoire naturelle » empêchait de penser) : celle qui dérive de son effort pour « persévérer » dans l’être au sein d’un milieu hostile et changeant9.
23À partir de Cuvier, le vivant désignera en effet essentiellement une organisation qui se maintient en rapports ininterrompus avec des éléments extérieurs qu’elle utilise – par la respiration, par la nourriture, etc. – pour maintenir ou développer sa propre structure10. Aussi sera-t-il possible de penser une grande dérive temporelle que n’autorisait pas, malgré des analogies de surface, la continuité des structures et des caractères. Foucault montre par là que le « fixisme » de Cuvier – comme analyse d’une telle persévérance – a été la manière initiale de réfléchir – indirectement certes – à une certaine historicité. Cuvier postule en effet la fixité d’êtres qui, sur fond d’historicité, cherchent à mettre en place des conditions leur permettant d’atteindre une certaine stabilité. Mais cette fixité est accidentelle, secondaire. Sans doute, à l’époque de Cuvier, il n’existe pas d’histoire du vivant comme celle que décrira bientôt l’évolutionnisme. Mais le vivant est pensé d’entrée de jeu en relation avec les conditions précaires et changeantes qui lui permettent d’avoir une histoire.
24Aussi Foucault parvient-il à démanteler un lieu commun de l’histoire des idées qui oppose les intuitions transformistes de Lamarck – qui préfigureraient l’évolutionnisme – au vieux fixisme de Cuvier – qui serait imprégné de préjugés traditionnels. Par un jeu d’amalgames, signale-t-il, on représente même ce dernier comme un réactionnaire qui tient à l’immobilité des choses pour garantir l’ordre précaire des hommes, pour lui opposer l’image d’un Lamarck révolutionnaire, qui croirait à la vivacité des adaptations, à l’incessante nouveauté, etc. Or, si ce qui compte dans l’histoire des savoirs, ce ne sont pas les opinions, mais les conditions internes de possibilité de celles-ci, alors il faut bien admettre que Lamarck ne pensait les transformations des espèces qu’à partir de la continuité ontologique qui était celle de l’histoire naturelle des classiques, qui supposait une gradation progressive, un perfectionnement ininterrompu, une grande nappe incessante des êtres (MC, 288) – et que, par là, il reste surtout le contemporain de Jussieu.
*
25On comprend mieux, après ce long détour, en quel sens Foucault pouvait affirmer que si au cours du xviiie siècle la biologie n’existait pas, c’est parce que la vie elle-même n’existait pas (MC, 139).
26Parmi les effets pratiques de cette constitution archéologique de la vie, il faut bien évidemment évoquer la naissance de la biopolitique, désormais rendue possible11. Cela revient à affirmer que l’apparition du biopouvoir ne correspond pas simplement à la mise en place de nouveaux dispositifs de gouvernement de la vie, mais constitue la réponse politique à l’émergence d’un nouvel objet de pouvoir – à savoir, la vie elle-même. Dans ses analyses du biopouvoir, Foucault montre en effet à quel point, à travers quelles médiations, le devenir de la rationalité politique se superpose aux transformations de la rationalité biologique, avec laquelle elle n’entretient pas un rapport de nécessité logique, mais adaptative12. En ce sens, nous avons déjà essayé de montrer que le basculement d’une technologie souveraine (et même disciplinaire) de pouvoir vers un pouvoir à dominante sécuritaire serait impensable sans ce passage de l’histoire naturelle à la biologie. La souveraineté et la technologie disciplinaire pouvaient en effet très bien être pensées sur la base de concepts prébiologiques : non pas le milieu, mais le territoire ; non pas la normalisation, mais la normation ; non pas la population, mais le peuple ; non pas la régulation, mais l’instruction. En revanche, comme nous l’avons vu, le projet biopolitique d’une régulation de la population via l’action sur le milieu, en tant que celle-ci permet de déclencher des processus normatifs (autorégulateurs) qui altèrent le rapport entre des normalités différentielles, suppose bien – à la fois comme son objet et son modèle de fonctionnement – cette idée de vie que la biologie et la médecine mettront en place au tout début du xixe siècle – et qui en fait une puissance immanente et normative, définie par sa « capacité à errer » en fonction de sa relation au milieu.
27Du côté des effets théoriques de cette constitution d’une historicité vivante dans la pensée européenne, Foucault évoque en particulier l’essor des philosophies de la vie au cours du xixe siècle :
[…] pour la première fois, la vie échappe aux lois générales de l’être tel qu’il se donne et s’analyse dans la représentation. De l’autre côté de toutes les choses qui sont, en deçà même de celles qui peuvent être, les supportant pour les faire apparaître, et les détruisant sans cesse par la violence de la mort, la vie devient une force fondamentale, et qui s’oppose à l’être comme le mouvement à l’immobilité, le temps à l’espace, le vouloir secret à la manifestation visible. La vie est à la racine de toute existence, et le non-vivant, la nature inerte, ne sont rien de plus que la vie retombée ; l’être pur et simple, c’est le non-être de la vie. Car celle-ci, et c’est pourquoi elle a dans la pensée du xixe siècle une valeur radicale, est à la fois le noyau de l’être et du non-être : il n’y a de l’être que parce qu’il y a vie et dans ce mouvement fondamental qui les voue à la mort, les êtres dispersés et stables un instant se forment, s’arrêtent, se figent – et en un sens la tuent –, mais sont à leur tour détruits par cette force inépuisable. L’expérience de la vie se donne donc comme la loi la plus générale des êtres, la mise au jour de cette force primitive à partir de quoi ils sont ; elle fonctionne comme une ontologie sauvage, qui chercherait à dire l’être et le non-être indissociables de tous les êtres (MC, 291).
28Dans ces quelques lignes – où la référence au bergsonisme, jamais explicitement cité, est pourtant constante –, le concept ontologique de vie que les philosophies du vital mobiliseront au cours du xixe siècle est historiquement situé et circonscrit comme l’une des dérivations effectives de ce même bouleversement épistémique ayant donné lieu à la biologie de Cuvier et à la médecine clinique de Bichat.
29Or, comme Foucault l’affirme à propos du positivisme et des métaphysiques de l’objet, ou de l’économie politique de Marx et de celle de Ricardo, cela implique que la biopolitique moderne et les philosophies vitalistes du xixe siècle partagent un même socle archéologique, c’est-à-dire qu’elles partagent les mêmes conditions historiques et épistémiques de possibilité. Une telle convergence laisse penser que, contrairement à ce que suggèrent les interprétations vitalistes de la pensée politique de Foucault, on ne saurait trouver dans ces philosophies de la vie les ressources d’une véritable résistance à l’égard des biopouvoirs. En tout cas, l’archéologie foucaldienne discrédite d’emblée toute pensée qui chercherait à faire du concept vitaliste de vie – historiquement circonscrit par l’archéologue – la condition ontologique de la résistance en tout temps et en tout lieu.
30En même temps, et inversement, l’opération archéologique invalide toute interprétation naturaliste de la biopolitique moderne – comme celle qui, à la lumière de la pensée kojévienne, y voit l’animalisation définitive et irréversible de la politique à la fin de l’histoire. Ainsi, si la vie ne saurait valoir chez Foucault comme principe premier de la résistance ou horizon ultime du pouvoir, c’est d’abord et avant tout qu’il s’agit bien d’une invention récente qui, en tant que telle, peut bien se dissiper d’un moment à un autre, « comme à la limite de la mer un visage de sable » (MC, 398).
Notes de bas de page
1 Voir à cet égard la thèse inédite de F. Gros, Théorie de la connaissance et histoire des savoirs dans les écrits de Michel Foucault, soutenue en novembre 1995 à l’université Paris XII. F. Gros y caractérise l’archéologie « comme une phénoménologie désertée par le thème originaire » (p. 196). D’où, explique-t-il, la lente substitution de l’idée d’« expérience fondamentale historique » – aux accents, encore, fortement phénoménologisants – qui structurait les propos de l’Histoire de la folie, en 1961, par celle des « pratiques discursives » autour de laquelle sera centrée en 1969 L’archéologie du savoir, comme « histoire des objets discursifs qui ne les enfoncerait pas dans la profondeur commune d’un sol originaire, mais déploierait le nexus des régularités qui régissent leur dispersion » (M. Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 2008 [1969], p. 65).
2 Comme le remarquent plusieurs commentateurs, l’ouvrage est pourtant écrit à partir d’un troisième seuil : celui creusé par le déclin de notre modernité (et de l’homme comme figure cardinale du savoir moderne) aux mains d’un certain retour du langage (MC, 15).
3 Dans la mesure où elle ramène le champ du visible à un système de variables dont toutes les valeurs peuvent être assignées par une description parfaitement claire, la structure relie la possibilité d’une histoire naturelle au projet général, traversant l’ensemble du savoir classique, d’une mathesis. On peut désormais établir le système des identités et l’ordre des différences entre la totalité des êtres naturels, lesquels pourront trouver leur place à l’intérieur de ce langage descriptif et de la science de l’ordre qui en découle.
4 D’où, comme le signale Foucault, la préséance épistémologique de la botanique : c’est qu’en général, pour les plantes, tout est à portée du regard. Beaucoup d’organes sont visibles sur la plante, alors qu’en général ils demeurent cachés dans la profondeur animale.
5 « On a l’habitude, poursuit Foucault, de repartir les choses de la nature en trois classes : les minéraux, auxquels on reconnaît croissance, mais sans mouvement ni sensibilité ; les végétaux qui peuvent croître et sont susceptibles de sensation ; les animaux qui se déplacent spontanément. Quant à la vie et au seuil qu’elle instaure, on peut, selon les critères que l’on adopte, la faire glisser tout au long de l’échelle. Si on la définit par la mobilité, elle sera partout ; en revanche si on la définit par la naissance, la nutrition, le vieillissement, le mouvement extérieur, etc. on sera obligé de la situer beaucoup plus haut dans l’échelle […]. [Ce qui compte c’est pourtant que] la vie ne constitue pas un seuil manifeste à partir duquel des formes entièrement nouvelles du savoir sont requises. Elle est une catégorie de classement, relative comme les autres aux critères qu’on lui fixe. […] Mais la coupure entre le vivant et le non vivant n’est jamais un problème décisif » (MC, 174).
6 « Ainsi la culture européenne s’invente une profondeur où il sera question, non plus des identités, des caractères distinctifs, des tables permanentes […], mais de forces cachées développées à partir de leur noyau primitif et inaccessible, de l’origine, de la causalité et de l’histoire » (MC, 263).
7 Foucault remarque par ailleurs qu’avec Cuvier l’espace homogène de la nature classique se disloquera aussi horizontalement : dans la mesure où le dédoublement en profondeur de l’espace tabulaire est lié à la répartition des êtres vivants en fonction des plans d’organisation auxquels ils obéissent, il faudra aussi substituer à l’image de l’échelle continue, qui avait été la règle de Bonnet à Lamarck, celle d’un ensemble de centres – qui sont autant de plans organisationnels distincts – à partir desquels se déploie une multiplicité de rayons. Or, il s’agit là de tout un espace nouveau des identités et des différences. Espace morcelé, sans continuité essentielle.
8 Voir en ce sens aussi les analyses de Bichat dans l’ouvrage de 1963, Naissance de la clinique, qui convergent parfaitement sur ce point avec celles de 1966 consacrées au passage de l’histoire naturelle à la biologie.
9 « Pour la pensée du xviiie siècle les suites chronologiques ne sont qu’une propriété et une manifestation plus ou moins brouillée de l’ordre des êtres ; [or] à partir du xixe siècle elles expriment, d’une façon plus ou moins directe et jusque dans leur interruption, le mode d’être profondément historique des choses et des hommes » (MC, 289).
10 « […] à partir de Cuvier, le vivant s’enveloppe sur lui-même, rompt ses voisinages taxinomiques, s’arrache au vaste plan contraignant des conditions, et se constitue un nouvel espace : espace double à vrai dire – puisque c’est celui, intérieur, des cohérences anatomiques et des compatibilités physiologiques, et celui, extérieur, des éléments où il réside pour en faire son corps propre. Mais ces deux espaces ont une commande unitaire : ce n’est plus celui des possibilités de l’être, c’est celle des conditions de vie » (MC, 287).
11 Cela dit, on ne saurait établir une causalité linéaire simple entre savoir biologique et dispositif biopolitique – ni dans un sens, ni dans l’autre. En effet, ce que les analyses foucaldiennes mettent plutôt à jour, c’est un jeu complexe de renvois, d’appuis réciproques, à double sens, entre savoirs et pouvoirs. Comme nous l’avons déjà signalé, d’après Foucault, la population – dont l’irruption, à son tour, doit beaucoup à la mise en place des dispositifs sécuritaires – est en même temps « l’opérateur de transformation qui a fait passer de l’histoire naturelle à la biologie » (STP, 80).
12 Voir sur ce point l’article de C. Ruelle, « Population, milieu et normes », Labyrinthe, 22/3, 2005.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Foucault, les Pères, le sexe
Autour des Aveux de la chair
Philippe Büttgen, Philippe Chevallier, Agustín Colombo et al. (dir.)
2021
Le beau et ses traductions
Les quatre définitions du beau dans le Hippias majeur de Platon
Bruno Haas
2021
Des nouveautés très anciennes
De l’esprit des lois et la tradition de la jurisprudence
Stéphane Bonnet
2020
Les mondes du voyageur
Une épistémologie de l’exploration (xvie - xviiie siècle)
Simón Gallegos Gabilondo
2018