Chapitre IV. Lectures naturalistes (le rapprochement Foucault-Kojève)
p. 75-97
Texte intégral
1 À lire certaines analyses foucaldiennes consacrées au biopouvoir, on pourrait effectivement penser que Foucault diagnostique la naturalisation progressive et incontournable de la politique1. Tout se passe comme si la politisation de la vie conduisait à son tour à une biologisation de la politique, laquelle cesse désormais de pouvoir être pensée comme décision souveraine. Au tournant du xixesiècle, semble nous dire Foucault, la politique tend à devenir simple administration de la vie animale, organique et biologique des hommes – gestion qui ne peut être telle qu’à condition de se plier à la naturalité des processus qu’elle cherche à gouverner. La vie biologico-économique de la population deviendrait en ce sens l’horizon ultime du politique ; son objet, mais aussi sa loi, sa limite, ce contre quoi il est impossible d’aller. En ce sens, pourrait-on penser, Foucault déconstruit bien la figure de l’homme comme fondement de la politique (telle qu’elle apparaissait, par exemple, chez les philosophes contractualistes), mais pour lui substituer une autre figure, d’autant plus redoutable : celle de la vie-fondement – et, par là même, horizon ultime – de l’administration.
2Reprenons deux exemples de cet apparent déplacement. Lorsque, dans le premier tome de l’Histoire de la sexualité, Foucault cherche à démontrer le caractère « idéal » et historique du sexe2 – point d’émergence, selon lui, de l’âme de l’individu moderne3 –, il prend bien soin de souligner qu’un tel geste n’implique pas « l’élision du corps, de l’anatomie, du biologique, du fonctionnel » (HSI, 200), qu’il ne suppose pas la postulation de simples effets sans support et sans racine : « Le but de la présente recherche, écrit-il, est bien de montrer comment des dispositifs de pouvoir s’articulent directement sur le corps – sur des corps, des fonctions, des processus physiologiques, des sensations, des plaisirs » (HS I, 200). Foucault souligne aussi qu’il n’a pas voulu faire une « histoire des mentalités » qui ne tiendrait compte des corps qu’à travers la manière dont on les a perçus ou dont on leur a donné sens et valeur, « mais une “histoire des corps” et de la manière dont on a investi ce qu’il y a de plus matériel, de plus vivant en eux » (HS I, 200). La matérialité organique et la multiplicité des corps semblent donc apparaître comme l’élément ultime, indéconstructible du pouvoir-savoir4. Élément que, par ailleurs, le pouvoir ne peut contrôler qu’à condition de s’y plier. Nous avons vu, en ce sens, que l’ordre que les châtiments disciplinaires visent à faire respecter est de « nature mixte » : c’est un ordre artificiel imposé par une loi, par un règlement ; mais c’est aussi « un ordre défini par des processus naturels et observables » (SP, 210).
3Cette promotion de la vie au rang de fondement de la politique semble apparaître encore plus clairement lorsque Foucault analyse le passage de la souveraineté au gouvernement – c’est-à-dire de la loi juridique à la norme sécuritaire – dès la seconde moitié du xviiie siècle. En effet, Foucault insiste sur le fait que la population, en raison de la naturalité qui lui est propre, met hors jeu la décision souveraine, ne laissant place qu’à une gestion gouvernementale qui serait respectueuse de cette naturalité. Avec l’irruption conjointe de la population, du gouvernement et des dispositifs de sécurité, la gestion gouvernementale aura désormais pour but, non pas d’empêcher les choses, mais de faire en sorte que jouent les régulations naturelles, d’encadrer des phénomènes pour qu’ils ne dévient pas. C’est-à-dire de mettre en place des mécanismes de sécurité ayant pour fonction d’assurer la stabilité de ces phénomènes naturels que sont les processus économiques et les processus biologiques inhérents à la population (STP, 360-361).
4On pourrait bien penser que Foucault – anticipant par là certaines interprétations du néolibéralisme en vogue après la chute du Mur – diagnostiquait ainsi une certaine fin de la politique. C’est en ce sens que la parution des cours « biopolitiques » donnés par Foucault au Collège de France entre 1976 et 1979 a motivé la réouverture de l’étrange dossier Kojève-Foucault. Malgré l’absence de références directes de l’un à l’autre, certains commentateurs ont en effet insisté sur l’étonnante proximité qui, autour de diverses thématiques, jumellerait – au niveau du diagnostic porté sur notre actualité – ces deux penseurs appartenant pourtant à des traditions antagoniques et se situant politiquement aux antipodes l’un de l’autre (en apparence du moins). Aussi pourrait-on distinguer, quelque peu schématiquement, quatre points autour desquels ces deux auteurs ont été rapprochés.
5Un premier point de rencontre entre Kojève et Foucault serait celui signalé par François Ewald lors d’une conférence prononcée en 19945, dans laquelle il soutient que la contemporanéité de la pensée foucaldienne tient en grande mesure au fait d’avoir entrevu, vers la fin des années 1970, que notre actualité serait une actualité postrévolutionnaire. Cet aspect de la pensée de Foucault, ajoute-t-il, serait à comparer avec la thèse kojévienne de la fin de l’histoire. Reprenons le long passage dans lequel il développe cette thèse :
Il revient à Foucault d’avoir décrit avec dix ans d’avance le monde qui allait être le nôtre, qui est le nôtre actuellement. Cette actualité, Foucault l’a repérée à la fin des années 1970 autour de l’abandon du thème de la révolution. Foucault, dès la fin des années 1970, pose que notre actualité est très fondamentalement postrévolutionnaire ; s’il y a eu un événement dans ces années-là, c’est l’événement de la disparition de la révolution. C’est un événement considérable, d’abord parce que l’on peut dire que, finalement, on le verra se réaliser dix ans plus tard […] avec la chute du mur de Berlin. Cette fin de la révolution, c’est un événement considérable parce que cela signifie une transformation dans notre conscience du temps […] : jusqu’à la fin des années 1970, nous avions une manière de vivre le temps qui accordait un très grand privilège à la nouveauté, il s’agissait toujours d’être neufs […]. Je crois qu’à ce moment-là on va plutôt être fasciné par le thème de la fin, je crois qu’il y a là une forme d’inversion des valeurs. Parmi les nombreuses fins auxquelles on a assisté ou qu’on a décrites, il y a la fameuse fin de l’Histoire. Il est clair que la fin de la révolution et la fin de l’histoire, c’est le même événement, c’est un événement dans la conscience du temps. C’est un temps qui se transforme en une sorte d’espace infini ; c’est un temps qui devient un éternel présent. Lorsqu’on vit le temps comme dans une hypothèse révolutionnaire, on le comprend comme quelque chose qui peut être essentiellement changé, interrompu, scindé ; lorsqu’on vit la fin de la révolution, le temps prend une espèce de calme, d’immobilité terrifiante et conduit à une action qui tend à ne plus être que de l’ordre de l’administration, de la gestion […]. Nous sommes profondément marqués – c’est une difficulté philosophique aujourd’hui fondamentale, je crois – par cette idée qu’il ne peut plus rien se passer. C’est l’idée qu’il semble qu’on ne puisse plus produire d’événement […] parce que, en quelque sorte, le temps, les significations se sont immobilisés. Bien sûr, il faudrait comparer cette conscience du temps avec celle que quelqu’un comme Kojève avait pu mettre en œuvre pour lui-même, à la fin de la guerre, et qui l’a conduit de la philosophie à l’administration des relations internationales. […] Je me demande si, aujourd’hui, une de nos difficultés n’est pas précisément d’être confrontés […] à cette impossibilité de pouvoir faire quelque chose. Faire vraiment quelque chose, c’est-à-dire inaugurer. Cette impossibilité qui aujourd’hui est la nôtre, c’est une question extrêmement, fondamentalement foucaldienne.
6François Ewald insiste donc sur la convergence entre les diagnostics foucaldien et kojévien de notre présent comme actualité postrévolutionnaire. Nous reviendrons sur cette idée par la suite.
7Mais un temps « qui se transforme en une sorte d’espace infini », dans la mesure où l’on ne peut rien y faire, n’a-t-il pas quelque chose d’affolant ? Ce lien entre « absence d’œuvre » et déraison n’est pas sans rappeler la préface qui, en 1961, ouvrait la première édition de l’Histoire de la folie. En effet, pas besoin d’attendre les années 1970 pour retrouver, chez Foucault, de quoi le rapprocher de la pensée kojévienne. Le thème de la coappartenance entre histoire et absence d’histoire (ou entre œuvre et absence d’œuvre), sur lequel insiste longuement ce texte de 1961, marque de fait un autre point de convergence (chronologiquement premier) entre ces deux auteurs. Il revient à Vincent Descombes de l’avoir remarqué dans son ouvrage de 1979, Le même et l’autre, quarante-cinq ans de philosophie française6. Ainsi, après avoir évoqué le fameux passage de la préface où Foucault écrit que « le grand œuvre de l’histoire du monde est ineffaçablement accompagné d’une absence d’œuvre » (DE I, 191), Vincent Descombes le met en rapport avec la thématique kojévienne de la fin de l’histoire comme triomphe simultané du sens (réconciliation finale, présence de la vérité et vérité de la présence) et du non-sens (il n’y a plus rien à faire ni à dire, puisque tout a été fait et tout a été dit), de l’œuvre et de l’absence d’œuvre, de la raison et de la folie. En ce sens, il écrit : « Du jour où il y a la raison et l’histoire, il y a des fous. Il n’y a donc de folie que depuis cette décision en faveur de la raison et de l’histoire (de l’œuvre)7. » Ce qui revient à dire que, dès qu’il y a histoire, il y a nécessairement fin de l’histoire. Ou plutôt, qu’il n’y a de fin de l’histoire que depuis cette décision inaugurale en faveur de l’histoire – dialectiquement conçue, bien entendu. Ainsi, ajoute Vincent Descombes :
À la fin de l’histoire, l’espèce humaine entre dans un désœuvrement sans remèdes, une errance indéfinie. Ce serait la leçon de Nietzsche : ce penseur, en annonçant la « mort de Dieu » et « l’errance du dernier homme », reprend la grande utopie moderne d’un « terme de l’histoire8 ». [Or] Kojève, déjà, disait que la fin de l’histoire équivalait à la mort de l’homme9.
8L’homme étant impensable en dehors de l’histoire, la fin de celle-ci semble entraîner nécessairement la disparition de celui-là. Le philosophème de la mort de l’homme constituerait donc un troisième point, en apparence commun aux deux auteurs, ayant motivé leur rapprochement à plusieurs reprises. En ce sens, dans Knowing and History, Appropriations of Hegel in Twentieth-Century France, Michael Roth écrira – en faisant allusion, parmi d’autres, à Foucault – que « la vision kojévienne de la fin de l’histoire correspond bien au trope contemporain de la mort de la philosophie, de la mort de la littérature, et, bien entendu, de la mort et de la disparition de l’homme10 ». Mais c’est surtout Shadia Drury qui, dans un ouvrage intitulé Alexandre Kojève. The Roots of Postmodern Politics11, publié en 1994, développera cette hypothèse de manière plus systématique. Les thèses de Shadia Drury sur Foucault sont assez étonnantes. Ainsi, elle soutient que ce n’est pas du côté de la célèbre fin de Les mots et les choses qu’il faut se tourner si l’on veut retrouver, chez Foucault, la reprise du diagnostic kojévien concernant la disparition de l’homme à la fin de l’histoire, mais plutôt du côté des travaux de la première moitié des années 1970 consacrés à la société disciplinaire12. Shadia Drury affirme en effet que l’ordre disciplinaire, en raison de sa nature affirmative et discrète (« efféminée », écrit-elle, reprenant le lexique kojévien), risquerait de faire disparaître l’homme conçu par Kojève – et d’après Shadia Drury, par Foucault lui-même – comme un être de transgression qui, par définition, risque sa vie pour nier le donné13. En effet, dans le contexte du pouvoir disciplinaire – ce pouvoir non répressif, non sanglant, qui vise à « faire vivre » –, la transgression, la négation héroïque (qui définirait l’homme kojévien-bataillien-foucaldien) ne seraient plus envisageables14. Foucault revendiquerait en ce sens, selon Shadia Drury, le retour d’un pouvoir répressif, négateur, sanglant, auquel il était possible et désirable de résister de manière glorieuse15. Il est clair que Shadia Drury lit Foucault à la lumière non seulement de Kojève, mais aussi, et surtout, de Bataille. Cela dit, on voit mal comment on pourrait dire que pour Foucault la société disciplinaire serait l’incarnation de la raison. Ou comment on pourrait attribuer à Foucault une définition essentialiste de l’homme comme être de transgression. Et surtout, comment on pourrait lui attribuer le programme d’une restauration du vieux pouvoir souverain de « faire mourir » comme issue aux problèmes posés par le biopouvoir. Nous y reviendrons.
9 Parmi les principaux corollaires de la fin de l’histoire et la disparition de l’homme, Kojève évoque enfin la biologisation de la politique. La biopolitique marquerait ainsi un quatrième point de rencontre possible entre ces deux auteurs, comme en témoignent certaines analyses de Giorgio Agamben16 et, plus récemment, d’Edgardo Castro17. Ainsi, dans un ouvrage publié en 2002 par Giorgio Agamben on peut lire :
Aujourd’hui […] il est clair pour quiconque ne fait pas preuve de mauvaise foi qu’il n’y a plus pour les hommes de tâches historiques assumables, voire seulement assignables. Que les États-nations européens ne soient plus en mesure d’assumer des tâches historiques et que les peuples mêmes soient voués à disparaître était, en quelque sorte, déjà évident dès la fin de la Première Guerre mondiale. On se méprend totalement sur la nature des grandes expériences totalitaires du xxe siècle si on ne les voit que comme une continuation des dernières grandes tâches des États-nations du xixe siècle : le nationalisme et l’impérialisme. L’enjeu est maintenant tout autre et plus extrême, puisqu’il s’agit d’assumer comme tâche la simple existence de fait des peuples mêmes, c’est-à-dire, en dernière analyse, leur vie nue. Sous cet aspect, les totalitarismes du xxe siècle constituent vraiment l’autre face de l’idée hégélo-kojévienne de la fin de l’histoire : l’homme a désormais atteint son télos historique et, pour une humanité redevenue animale, il ne reste rien d’autre que la dépolitisation des sociétés humaines, au moyen de l’oikonomia, ou bien l’assomption de la vie biologique elle-même comme tâche politique (ou plutôt impolitique) suprême18.
10Dans ces quelques lignes, Giorgio Agamben semble prolonger, vers la problématique du biopouvoir, les réflexions de François Ewald évoquées plus haut. Au sujet de la « fin de l’histoire », Giorgio Agamben soutient que Foucault serait allé un peu plus loin que Kojève. En effet, concernant le rapport entre l’homme et l’animal dans la post-histoire, « Kojève privilégie l’aspect de la négation et de la mort et semble ne pas voir le processus par lequel, dans la modernité, l’homme (ou l’État pour lui) commence en revanche à prendre soin de sa vie animale et où la vie naturelle devient l’enjeu de ce que Foucault a appelé le biopouvoir19 ». Les analyses foucaldiennes du biopouvoir viendraient ainsi couronner la thèse kojévienne de la post-histoire et de la disparition de l’homme.
11Pour la plupart des auteurs mentionnés, Kojève et Foucault, même s’ils s’inscrivent dans des traditions antagoniques, même s’ils partent de prémisses différentes et assument des choix politiques divergents, partagent un certain diagnostic de l’actualité. Telle serait l’« ambivalence20 » de leur relation : coïncidence au niveau du diagnostic, divergence au niveau des présupposés, ainsi que des propositions politiques21. Or, comme nous essaierons de le montrer, il nous semble que l’abîme qui se creuse entre ces deux penseurs atteint aussi leurs diagnostics. La différence au niveau des prémisses – c’est-à-dire du type de temporalité qui sous-tend les analyses de l’un et de l’autre – doit nous amener à voir dans les prétendues similitudes de diagnostic de simples coïncidences lexicales renvoyant à des concepts – et à des phénomènes – divergents. Certes, Foucault ne peut avoir ignoré les thèses de Kojève, auxquelles il est vraisemblablement arrivé à travers Bataille. Foucault est sans doute familiarisé avec l’idée d’une actualité postrévolutionnaire, avec la thèse d’une fin de l’histoire, avec l’image de la mort de l’homme ou avec l’hypothèse d’une « biologisation » de la politique moderne. Ces philosophèmes réapparaissent en effet, l’un après l’autre, sous la plume de Foucault. Mais il nous semble que sa stratégie argumentative a consisté, précisément, à reprendre, tout en en décalant le sens, ces divers leitmotive kojéviens. Ainsi, comme le signale Edgardo Castro : « Il se peut que ce ne soit pas Hobbes, mais Kojève, le penseur auquel doit faire face toute la philosophie politique foucaldienne22. »
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12Afin d’étayer notre propos, revenons d’abord brièvement sur la figure d’Alexandre Kojève. Dans son célèbre séminaire d’introduction à la Phénoménologie de l’esprit, Kojève part de la caractérisation hégélienne de la personne humaine en fonction, non de la connaissance, mais de la structure de son désir. En contrepoint aux besoins animaux, qui sont toujours un besoin de choses simples, de choses existantes et qui ne suscitent qu’un sentiment de soi, Hegel définit le désir par le fait d’être désir du désir de l’autre, désir de reconnaissance, c’est-à-dire désir d’un objet non naturel, désir d’un néant – seul à permettre l’avènement d’une véritable conscience de soi. La recherche de la satisfaction de ce désir – explique Kojève commentant Hegel – déchaîne une lutte sanglante pour la reconnaissance. C’est la célèbre dialectique du maître et de l’esclave – vrai moteur de l’histoire d’après Kojève, et clé de sa lecture de la Phénoménologie. Celui qui est prêt à renoncer à sa vie biologique afin d’atteindre la reconnaissance, nous dit Kojève, deviendra maître de celui qui, de peur de mourir et à condition de préserver sa vie animale, sera prêt à devenir un esclave et à travailler pour son maître.
13Or, il s’avère que cette relation entre le maître et son esclave demeure au fond insatisfaisante pour les deux. En effet, le maître ne parvient pas à rassasier complètement sa soif de reconnaissance vu qu’il n’est reconnu que par de simples esclaves. Ceux-ci, pour leur part, vivent dans l’aliénation. Ils parviennent tout de même à sublimer leur désir de reconnaissance à travers le travail (faute de pouvoir maîtriser les hommes, ils deviennent les maîtres de la nature) et la culture (d’où, selon Kojève, le surgissement d’idéologies comme le christianisme). De cette façon, ils préparent le terrain afin de pouvoir relancer la bataille. Ce processus, au cours duquel maîtres et esclaves demeurent foncièrement insatisfaits, conduit en effet, nécessairement selon Kojève, à une révolution au terme de laquelle il n’y aurait plus ni maîtres ni esclaves, mais seulement des citoyens, membres d’un État universel et homogène, au sein duquel chacun reconnaît ses concitoyens et est à son tour reconnu par eux. L’histoire consisterait donc en un procès de satisfaction croissante du désir anthropogène de reconnaissance à travers la lutte et le travail – c’est-à-dire à travers l’action négatrice du donné. De là, la révolution, à travers laquelle ce désir se voit, enfin, pleinement rassasié, ôte sa raison d’être à l’action négatrice et marque ainsi la fin de l’histoire.
14Or, qu’en est-il de l’homme et de la politique dans le cadre de cet État postrévolutionnaire, universel et homogène ? Kojève soutient que si l’homme est défini par la négation du donné en vue de la satisfaction du désir anthropogène, on est bien obligé d’admettre que, dans l’État post-historique, l’homme proprement dit disparaît. Il est, dit-il, progressivement remplacé par l’animal de l’espèce homo sapiens23. Certes, dans sa célèbre Note à la deuxième édition, rédigée après un voyage au Japon en 1959, Kojève conçoit la possibilité que subsiste la négativité dans la post-histoire. Mais il s’agit là d’une négativité gratuite, « sans emploi » selon l’expression de Bataille. Négation vide de tout contenu historique, qui se réaliserait sous la forme du snobisme – à travers l’art, le jeu et l’érotisme24.
15Par ailleurs, si comme l’affirme Carl Schmitt – auteur que Kojève aimait citer –, le geste politique fondamental passe par la distinction ami-ennemi25, il faudra admettre que, dans l’État universel et homogène, la politique ne peut que se dissoudre au profit d’une simple gestion de la vie des animaux de l’espèce homo sapiens26, c’est-à-dire d’une biopolitique – ou, plutôt, d’un « zoo-gouvernement27 ».
16 Même s’il reconnaît que l’idée d’une fin de l’histoire n’est jamais explicitement formulée dans la Phénoménologie de l’esprit, Kojève soutiendra que celle-ci constitue non seulement la clef de voûte du texte hégélien28 mais, surtout, l’idée-force qui seule permet de rendre entièrement intelligible le monde contemporain. En effet, si la philosophie est toujours crépusculaire et si Kojève est en mesure d’expliciter cette idée que Hegel, d’après lui, avait déjà à l’esprit, c’est parce que l’Histoire est, en grande partie, arrivée à sa fin depuis deux siècles, avec la Révolution française et les guerres napoléoniennes. Que, de fait, l’État universel et homogène n’ait pas encore été instauré n’invaliderait pas la thèse de Kojève, puisqu’il s’agirait d’un simple problème technico-pratique. Au niveau de l’esprit, c’est-à-dire sur le plan strictement historique, Napoléon et Staline – ce dernier, selon Kojève, venant apporter à la geste napoléonienne l’élément de l’homogénéité – auraient prononcé le dernier mot. Mot dont il ne resterait désormais qu’à parachever la mise en œuvre29. C’est par ailleurs ce diagnostic qui aurait motivé l’incorporation de Kojève à l’administration publique française, au sein de laquelle il cherchera à contribuer à forger cet État universel et homogène à travers la mise en place d’une communauté européenne susceptible d’imprimer à la vie post-historique un style moins insipide que celui de l’American way of life qui, au milieu des années 1950, tendait à s’universaliser sous ses deux versions : celle opulente, d’origine anglo-saxonne, et celle plutôt austère, d’origine sino-soviétique.
17À partir de cette reconstruction brève et schématique des idées de Kojève autour du thème de la fin de l’histoire, on comprend à quel point son rapprochement avec Foucault peut sembler séduisant. Ces deux auteurs qui partent de prémisses différentes, qui semblent s’inscrire dans des traditions antagoniques, coïncideraient cependant, tant dans leur conception de la philosophie comme diagnostic de l’actualité (comme « conscience de soi d’une époque » selon Kojève30 ; comme « ontologie critique de nous-mêmes » dans les mots de Foucault31) que dans le contenu de ce diagnostic. Celui-ci, comme nous l’annoncions, serait dans les deux cas essentiellement articulé autour de trois thèses : le caractère postrévolutionnaire (et donc post-historique) du présent, la mort de l’homme et le fait que la politique moderne serait devenue simple administration de la vie biologique (et donc économique) de la population. On pourrait même se demander si l’importance croissante accordée par Kojève au snobisme comme forme d’action post-historique à travers laquelle le sujet entre dans un rapport (créatif) avec lui-même ne saurait être rapprochée de l’intérêt foucaldien pour l’éthique du souci de soi, laquelle trouverait dans le dandysme une de ses figures tardives. Reprenons donc l’hypothèse suggérée au tout début du présent chapitre, d’après laquelle la différence au niveau des prémisses – c’est-à-dire du type de temporalité qui sous-tend le diagnostic de l’un et de l’autre – révèle que les prétendues coïncidences ne sont qu’apparentes – les mêmes mots renvoyant, chez les deux auteurs, à des concepts ou à des phénomènes différents.
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18 Certes, Kojève et Foucault sont, en un certain sens, tous les deux des penseurs de la post-histoire – ou, ce qui revient au même, des post-hégéliens. Mais ils le sont en des sens opposés.
19Si Kojève peut être considéré comme un philosophe post-historique, c’est bien dans la mesure où il pousse le paradigme historiciste jusqu’à ses conséquences ultimes. Ainsi soutient-il que l’histoire – qu’il conçoit, bien entendu, en termes hégéliens, comme avènement progressif du sens – doit être pensée à partir de la figure de sa fin comprise comme sa pleine réalisation et, dès lors, comme son interruption. Or, la fin de l’histoire comprise comme l’aboutissement du temps historique, comme la pleine réalisation du sens, suppose la clôture du temps32 (c’est-à-dire de l’événement compris comme irruption, au présent, de significations radicalement imprévisibles), et détermine, par conséquent, la « forclusion de l’histoire concrète33 », la dénégation de l’empiricité – laquelle se voit subsumée à et ordonnée par cette autre Histoire, transcendantale34, dont le métarécit confère son sens ultime à l’histoire des historiens – et, avec elle, à l’action.
20À l’inverse, si Foucault peut, lui aussi, être considéré comme un penseur post-historique, c’est au sens où il cherche à se placer en dehors de tout historicisme (avec les difficultés que cela suppose et au risque de passer pour un pré-hégélien35). Foucault revendique en effet l’abandon sans compromis du paradigme historiciste – de cet opérateur transcendantal qu’est l’histoire comprise comme « attente d’un Sens qui nous attend36 », et comme grand récit linéaire de l’accomplissement progressif de cette rencontre définitive avec le sens. Voilà pourquoi la post-histoire dans une perspective foucaldienne – si jamais cette expression peut avoir un sens – supposera une radicale ouverture de la temporalité. Ouverture qui déterminera, à son tour, cette attention minutieuse à l’histoire concrète et aux transformations plurielles, si caractéristique de l’œuvre foucaldienne. Cette rupture avec le paradigme historiciste se manifeste dans son double pari méthodologique de l’archéologie et de la généalogie, dont le dénominateur commun est un traitement de l’histoire qui ne la renvoie pas à l’instance fondatrice du sujet. Toutes deux sont donc libératrices d’événements – passés et à venir – en ce qu’ils ont de multiple, de singulier et de contingent.
21Cette révocation de l’histoire téléologique n’est pas pour autant l’acceptation d’un empirisme naïf (qui n’admettrait comme réel que le désordre insensé des faits). Comme le signale Judith Revel37, le prix à payer pour l’abandon de toute perspective continuiste et linéaire n’est pas une métaphysique du pur hasard. En effet, la généalogie et l’archéologie visent à suivre la trace des filiations (toujours tortueuses et incertaines), des divers points de surgissement à partir desquels se configurent les différents dispositifs de savoir-pouvoir. Or, ces dispositifs comportent toujours une certaine épaisseur ; ils constituent des réseaux épais, dotés d’une certaine matérialité, imposant des règles (de conduite, de véridiction), induisant des effets de savoir et de pouvoir. Pourtant, ce qui compte pour Foucault, c’est de mettre en évidence le caractère contingent de ce qui tend à se présenter comme nécessaire et définitif38, conférant ainsi « la dignité du sens au non-linéaire […], à ce qui émerge à un moment donné comme l’absolument singulier39 ». Aussi est-il possible de saisir le surgissement de régularités qui, sans être tributaires d’un sens, seraient cependant productrices de sens multiples et nouveaux dans leur interaction avec les libertés qui leur font face. Foucault postulerait donc que, s’il n’y a pas de sens unique ni d’ordre inébranlable, les choses ne s’écoulent pas pour autant n’importe comment, ni ne sont complètement étrangères au sens. Autrement dit, Foucault viendrait libérer l’histoire de sa sujétion transcendantale en essayant de la penser comme « le pur advenir de ce qui n’advient jamais sans règle, mais dont les règles elles-mêmes adviennent40 ». Tout se joue, en somme, pour lui dans la possibilité d’articuler la règle et la contingence41.
22Plutôt qu’à une post-histoire, nous devrions nous référer, dans le cas de Foucault, à une hyper-historicité qui vient faire émerger les événements que la post-histoire, au sens de Kojève, avait rendus impensables. Or, de ce désaccord dans la manière de penser la temporalité à l’œuvre chez Kojève et chez Foucault, dérivent, comme nous le montrerons par la suite, une série de divergences qui, à notre avis, remettent en question la prétendue affinité entre les diagnostics foucaldien et kojévien de l’actualité.
23Tout d’abord, comment l’un et l’autre conçoivent-ils la fonction de diagnostic qu’ils assignent à la philosophie ?
24Dans le diagnostic de la fin de l’histoire se joue, pour Kojève, la possibilité de trouver un critère à partir duquel juger le caractère réactionnaire ou progressif de l’action humaine, évitant ainsi d’avoir à recourir à un absolu supra-historique. Sa fonction est donc analogue à celle de l’idée kantienne d’un ordre cosmopolitique42. À travers celle-ci, Kant prétendait à la fois décrire un certain ordre des choses, le légitimer, et encourager les hommes à travailler en vue de sa consolidation. Par ce biais, il cherchait à pourvoir l’action historique d’un fondement qu’une histoire purement empirique ne saurait lui garantir. En ce sens, Kojève décrira sa réflexion sur la fin de l’histoire comme un travail de « propagande politique » hégéliano-marxiste.
25Or, cette imbrication entre philosophie et politique se situe bien entendu aux antipodes du dictum foucaldien de ne pas faire de la philosophie un « discours impératif qui dans l’ordre de la théorie consiste à dire “aimez ceci, détestez cela, ceci est bien, cela est mal, soyez pour ceci, méfiez-vous de cela […], battez-vous contre ceci, et de telle et telle manière” » (STP, 5) – discours, à ses yeux, bien léger et dépourvu de tout fondement. En opposition à ce type d’articulation entre philosophie et politique, Foucault préférera penser son propre travail sous la forme d’un impératif hypothétique du type : « Si vous voulez lutter, voici quelques points clés, voici quelques lignes de force, voici quelques verrous et quelques blocages. Autrement dit, écrit-il, je voudrais que ces impératifs ne soient rien d’autre que des indicateurs tactiques » (STP, 5) : en d’autres termes, « ne faire jamais de politique » (STP, 5) au sens de ne jamais prétendre apporter un fondement à l’action, fixant d’avance le sens dans lequel devraient s’orienter les luttes.
26Les deux auteurs pensent donc que la philosophie doit être une ontologie de l’actualité ; tous les deux la conçoivent en rapport étroit à la politique ; cependant, alors que Foucault pense cette ontologie comme une analyse tactique de notre présent, susceptible d’opérer comme « boîte à outils » pouvant être utilisée pour des luttes de nature et d’orientation diverses (et, surtout, inanticipables), Kojève y voit le fondement d’un programme politique précis.
27Ceci dit, qu’en est-il de la prétendue coïncidence dans le diagnostic d’un présent postrévolutionnaire ?
28Dans le cas de Kojève, comme nous l’avons vu, ceci signifie que le sens du monde est pleinement réalisé et que, dès lors, il n’y a plus rien de significatif à espérer. Dans cette perspective, évoquer une actualité postrévolutionnaire implique d’admettre que nous vivons une ère eschatologique, dans laquelle il n’est plus possible ni désirable de modifier substantiellement quoi que ce soit. Il ne resterait qu’à contribuer à achever d’instaurer l’État universel et homogène – dont le modèle fut introduit par les révolutions française et russe – grâce, en l’occurrence, à la formation de blocs régionaux à la manière de la Communauté européenne. En bon marxiste, Kojève pense donc la révolution en termes téléologiques – comme saturation du sens, comme libération définitive et comme réconciliation de l’homme avec lui-même grâce à la pleine réalisation de sa nature première.
29Or, si l’on part d’un tel concept de révolution, on devrait dire que pour Foucault – qui rejette toute téléologie, qui met en question l’idée de nature humaine et qui considère les relations de pouvoir comme un horizon insurmontable –, en toute rigueur, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de révolution43. En effet, la mise en question du mythe révolutionnaire est un thème récurrent dans les textes foucaldiens. Ainsi, dans la dernière leçon du cours de 1976 au Collège de France, où Foucault discute la prétendue radicalité de la rupture instaurée par la Révolution russe, il affirme que :
Danslamesureoù[…]leproblèmedelamécaniquedupouvoir, desmécanismes de pouvoir, n’est pas posé et analysé par [le socialisme], celui-ci ne peut pas manquer de réaffecter, de réinvestir ces mêmes mécanismes de pouvoir que l’on a vu se constituer à travers l’État capitaliste ou l’État industriel. En tous cas, une chose est certaine : c’est que le thème du biopouvoir, développé à la fin du xviiie siècle et pendant tout le xixe siècle, non seulement n’a pas été critiqué par le socialisme, mais, en fait, a été repris par lui, développé, réimplanté, modifié sur certains points, mais absolument pas réexaminé dans ses bases et dans ses modes de fonctionnement (DS, 233).
30Dès lors, si l’on peut dire que pour Foucault nous vivons une ère postrévolutionnaire44, cela ne signifie pas que la révolution a déjà eu lieu, mais que, à l’inverse, nous avons pris conscience du caractère chimérique de quelques-unes de ses promesses.
31Cela dit, dans le cas de Foucault, le déclin du mythe révolutionnaire – déclin auquel Foucault a lui-même contribué – n’implique pas, comme dans le cas de Kojève, la fin de toute action négatrice du donné. Au contraire, le discrédit subi par la figure de la révolution devrait se traduire, selon Foucault, par une diversification et une prolifération des luttes (ou plutôt par l’avènement d’un type nouveau de luttes qui présuppose, par principe, leur diversification). Les luttes actuelles sont, en effet, selon Foucault, des luttes « immédiates », locales, ponctuelles, transversales. Et si, dans la plupart des cas, elles ne visent plus à bouleverser radicalement l’ordre juridique établi, c’est pour mieux centrer leurs efforts sur les effets du biopouvoir normalisateur. Plus que des luttes contre la domination ou l’exploitation, ce sont des luttes contre le « gouvernement de l’individualisation ». Certes, en un sens, ces luttes qui ne cherchent plus à faire la révolution présupposent bien l’existence de l’État issu de la révolution45 : elles sont, du moins en ce sens, postrévolutionnaires. Mais si elles présupposent l’État postrévolutionnaire, c’est parce qu’elles le remettent en question (comme elles le font avec d’autres institutions et d’autres dispositifs qui débordent largement l’appareil étatique).
32 Bref, si l’idée d’une actualité post-révolutionnaire renvoie, dans le cas de Kojève, à la saturation du sens et suppose donc la fin de l’action négatrice de l’homme, dans le cas de Foucault, celle-ci renvoie, au contraire, à l’assomption progressive de l’impossibilité d’une telle saturation. De surcroît, cette impossibilité, loin de conduire à un nihilisme passif, se traduirait par la démultiplication de luttes dont le but serait primordialement la production de différences.
33Reprenons maintenant le philosophème de la mort de l’homme, dont les énoncés chez Kojève et Foucault convergent autant que divergent les concepts auxquels ils se réfèrent.
34En effet, Kojève ne semble pas faire la différence, que l’on retrouve chez Foucault, entre homme et sujet. De là découle que, chez Kojève, la disparition de l’homme dans la post-histoire suppose nécessairement l’effacement de toute action négatrice du donné, c’est-à-dire, de ce que, en termes foucaldiens, on pourrait appeler une subjectivité. Autrement dit, pour Kojève, la mort de l’homme et la mort du sujet se valent. Or, ce n’est pas du tout le cas chez Foucault. Lorsque, dans Les mots et les choses, celui-ci – après avoir décrit la naissance de la figure archéologique de l’homme vers la fin du xviiie siècle dans le cadre de la mise en place de l’épistémè moderne – annonce sa possible disparition au nom du principe d’après lequel tout ce qui apparaît est susceptible de disparaître un jour, il n’associe pas ce pronostic à la question du sujet en tant que tel. En toute rigueur, on ne peut donc parler d’un retour du sujet dans la pensée de Foucault, au tournant des années 1980. Comme l’explique Pierre Macherey46, le sujet préservé par Foucault n’est certes pas le sujet-fondement, défini par son universalité – telle serait précisément la définition de l’homme ou du sujet pensé comme tel – mais « le sujet pensé comme manifestation de positions singulières, en dehors de tout horizon d’universalité47 ». En ce sens, ajoute-t-il, la description de certaines structures telles que les champs épistémiques ou disciplinaires ne présuppose nullement l’évacuation du sujet. Tout au contraire, elle contribue à dresser une cartographie de l’espace au sein duquel celui-ci est situé, sous une forme qui peut très bien être celle de la résistance. Ainsi comprise, l’annonce d’une possible mort de l’homme, loin de coïncider avec l’affirmation de la mort du sujet, contribuerait à libérer les conditions permettant à celui-ci de mieux s’affirmer comme singularité. De là que, alors que se superposent pour Kojève la disparition de l’homme et la biologisation de la politique, chez Foucault, comme nous venons de le voir, la biopolitique est plutôt associée à l’irruption de la figure moderne de l’homme – tant à travers les dispositifs disciplinaire48 que sécuritaires49.
35C’est pourtant autour de cette idée d’après laquelle le propre de la politique moderne serait sa transformation en simple administration de la vie biologique de l’espèce que ces deux pensées semblent se rapprocher davantage. Or, une fois de plus, il suffit de tenir compte du point de vue particulier à partir duquel l’un et l’autre traitent la question de la biopolitique, pour saisir la divergence entre leurs diagnostics respectifs.
36En effet, la téléologie kojévienne, en assimilant post-histoire et biopolitique, dote cette dernière d’un fondement métaphysique qui en fait l’horizon insurmontable de la politique – ce qui revient, paradoxalement, à proclamer la fin de la politique, double prévisible de la fin de l’histoire. En revanche, le point de vue généalogique à partir duquel Foucault introduit le thème de la biopolitique vise un triple objectif. D’abord, montrer en quoi, si le biopouvoir moderne ne se laisse plus penser dans les termes qui sont ceux de la souveraineté classique, il n’exclut pas pour autant d’autres formes d’exercice du pouvoir et de domination politique. Ensuite, mettre en évidence son caractère contingent. Enfin, analyser dans le détail ses divers dispositifs, jetant ainsi les bases d’une résistance possible – ou mettant au moins en lumière quelques-unes des fissures à travers lesquelles celle-ci pourrait filtrer. Ainsi lorsque, dans ses cours de 1978 et de 1979 au Collège de France, Foucault met en rapport les analyses biopolitiques avec la notion de gouvernement et par là, avec la question du libéralisme, il cherche bien à réinterpréter la prétendue « fin de la politique » – à travers laquelle l’ordre néolibéral a si souvent été pensé –, comme une nouvelle forme de gouvernementalité politique, dont la prétendue naturalité ne reposerait que sur une série bien déterminée de dispositifs de savoir et de pouvoir50. Dès lors, si Foucault diagnostique bien un certain déclin du dispositif souverain, c’est pour mieux montrer quelles sont les nouvelles formes sous lesquelles s’exerce de nos jours le pouvoir, voire la domination politique. Par ailleurs, ses analyses permettent de comprendre à quel point le pouvoir post-souverain qui assure la gestion de la vie biologique n’exclut pas l’exercice d’une certaine domination. Tout cela pour montrer à quel point la thématique du biopouvoir apparaît donc, chez Foucault, non pas comme le signe d’une quelconque « fin de la politique », mais comme la mise en évidence d’une nouvelle forme d’exercice du pouvoir, non moins partisane et redoutable que les précédentes.
37Resterait à examiner le rapport – d’affinité ou de divergence – qui existerait entre la figure kojévienne du snob et la figure foucaldienne du sujet éthique. Sans nous engager dans une analyse détaillée – nous reviendrons sur ce point dans le dernier chapitre de cet ouvrage –, il suffit de signaler une différence majeure : alors que la « négativité gratuite » du snob post-historique est, par définition, politiquement stérile, le sujet éthique foucaldien garde toujours un pied dans la politique, comme nous le verrons lorsque nous reprendrons l’analyse foucaldienne du cynisme.
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38Dans toute l’œuvre de Foucault, disions-nous, on ne trouve aucune référence explicite à Kojève. Il y a cependant un passage, dans un entretien repris dans Dits et écrits, où l’allusion critique à celui-ci – ainsi qu’au pathos de la fin, propre à une certaine philosophie contemporaine qui dériverait, en bonne mesure, de Kojève – nous semble indiscutable :
Je crois qu’on touche là à l’une […] des habitudes les plus nocives de la pensée contemporaine, je dirais peut-être de la pensée moderne, en tout cas de la pensée post-hégélienne : l’analyse du moment présent comme étant précisément dans l’histoire celui de la rupture, ou celui du sommet, ou celui de l’accomplissement, ou celui de l’aurore qui revient. La solennité avec laquelle toute personne qui tient un discours philosophique réfléchit son propre moment me paraît un stigmate. Je le dis d’autant mieux qu’il m’est arrivé de faire cela […]. Je crois qu’il faut avoir la modestie de se dire que, d’une part, le moment où l’on vit n’est pas ce dernier moment unique, fondamental ou disruptif de l’histoire à partir de quoi tout s’achève et tout recommence ; il faut avoir la modestie de se dire en même temps que – même sans cette solennité – le moment où l’on vit est très intéressant, et demande à être analysé, et demande à être décomposé, et qu’en effet nous avons bien à nous poser la question : qu’est-ce que cet aujourd’hui ? […] Mais en ne se donnant pas la facilité un peu dramatique et théâtrale d’affirmer que ce moment où nous sommes est, au creux de la nuit, celui de la perdition la plus grande, ou, au point du jour, celui où le soleil triomphe, etc. Non, c’est un jour comme les autres, ou plutôt, c’est un jour qui [comme les autres], n’est jamais comme les autres (DE II, 1267).
39Pour revenir à notre hypothèse de départ, nous dirions donc que le rapprochement entre ces deux auteurs conduit à éclipser la contingence radicale à l’œuvre dans la temporalité foucaldienne – ou, du moins, dans la manière dont Foucault aborde l’histoire. Or c’est précisément cette contingence radicale qui introduit un violent décalage au sein de cette série de consignes, en apparence communes aux deux auteurs, que sont l’idée de philosophie comme ontologie du présent, l’actualité postrévolutionnaire, la mort de l’homme ou la biologisation de la politique moderne, et qui permet de comprendre en quoi, malgré l’écho au niveau des syntagmes, on ne saurait confondre les diagnostics foucaldien et kojévien de notre actualité. Or c’est autour de cette contingence radicale – ou, plutôt, de la « puissance de désordre51 » qui rendrait cette contingence possible – que s’articulera cette autre ligne interprétative de la pensée foucaldienne que nous voulions reprendre et qui, à l’instar du célèbre Foucault52 de Deleuze, cherchera à l’interpréter en termes de puissance vitale.
Notes de bas de page
1 Une première version abrégée du présent chapitre a été publiée dans la Revista Latinoamericana de filosofía, 36/2, 2010, sous le titre « Kojève y Foucault : post-historia e hiper-historicidad ».
2 « Il ne faut pas imaginer une instance autonome du sexe qui produirait secondairement les effets multiples de la sexualité tout au long de la surface de contact avec le pouvoir. Le sexe est au contraire l’élément le plus spéculatif, le plus idéal, le plus intérieur aussi dans un dispositif de la sexualité que le pouvoir organise dans ses prises sur les corps, leur matérialité, leurs forces, leurs énergies, leurs sensations, leurs plaisirs » (HS I, 205).
3 « C’est par le sexe en effet, point imaginaire fixé par le dispositif de la sexualité, que chacun doit passer pour avoir accès à sa propre intelligibilité (puisqu’il est à la fois l’élément caché et le principe producteur de sens), à la totalité de son corps (puisqu’il en est une partie réelle et menacée et qu’il en constitue symboliquement le tout), à son identité (puisqu’il joint à la force d’une pulsion, la singularité d’une histoire) » (HS I, 205-206).
4 F. Caeymaex, dans la communication intitulée « La biopolitique et les nouveaux pouvoirs sur la vie », présentée dans le cadre du colloque Michel Foucault. Limites historiques et franchissement critique (Pise, avril 2010) parle en ce sens « d’une sorte de réalisme chez Foucault ».
5 F. Ewald, « Foucault et l’actualité », dans Au risque de Foucault, Paris, Éditions du centre Georges-Pompidou, 1997, p. 208.
6 V. Descombes, Le même et l’autre, quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 131-139.
7 Ibid., p. 134.
8 En note, dans le texte de Descombes : « MC, p. 275. Les pages fameuses sur la disparition prochaine de l’homme se trouvent p. 396-398. »
9 V. Descombes, Le même et l’autre, quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978),
op. cit., p. 133-134.
10 M. Roth, Knowing and History, Appropriations of Hegel in Twentieth-Century France, Ithaca/
Londres, Cornell University Press, 1988, p. 145 (notre traduction).
11 S. Drury, Alexandre Kojève. The Roots of Postmodern Politics, New York, St. Martin’s Press,
1994, p. 125-140.
12 « My thesis is that Foucault’s disciplinary society is a version of Kojève’s end of history and the animalization of man » (ibid., p. 139).
13 « Foucault shares Kojèves and Bataille’s conception of man as a being who negates the given, risks life, flirts with death, and acts in a way that is altogether surprising, unpredictable, and exhilarating » ; « Foucault begins with Kojève’s assumptions about man and the world. He begins with the assumption that man’s freedom rests in his negativity and that the modern world gives him nothing to negate » (ibid.).
14 « Disciplinary power homogenizes, routinizes, and normalizes the world. Its devotion to biological life instead of death marks the triumph of the feminine principle that Rivière rightly identified as the rule of woman. This new order threatens to bring about the death of man. […] The march of reason in history ended in a universal tyranny that is soft, feminine, and unobtrusive, yet totalitarian and complete. This is the ultimate tyranny — a global tyranny, a tyranny without a tyrant and without the overt signs of masculine power, witch have been associated with tyranny in the past. This tyranny controls the mind and robs man of his appetite for negation. Man was accustomed to negating in the name of reason, its truth, and its justice ; but modernity is the incarnation of reason, truth, and justice. Robbed of his negativity, man is castrated » (ibid., p. 140).
15 « What is needed is a form of power that allies itself with death and terror. The transgression of such a power is heroic and glorious because it involves the risk of life. But alas, disciplinary power turns transgression into illness to be pitied. It therefore robs us of the glory of transgression — as the case of Pierre Rivière illustrates. Moreover, the medicalization of sexuality robs us of the raptures of the forbidden ; and the devotion to biological robs us of the terror and anguish of death. Foucault is not the enemy of power. On the contrary, he longs for the forms of power that make transgression perilous and glorious — the forms of power that intensify life and experience. Foucault longs for a world of taboos and prohibitions without wich man lives like an animal in the bossom of nature. […] For Foucault, as for Bataille, the task at hand is to restore man’s virility. This can be done only by a program of perpetual negation and ceaseless overturning. […] Philosophy was the motor of history and its negativity. But in the past, it negated only in the name of reason, its truth, and its justice. Now, it must negate the rational world order in the name of madness, crime, and everything that has been subjugated and crushed by the march of reason in history » (ibid., p. 139).
16 G. Agamben, L’ouvert. De l’homme et de l’animal, trad. par J. Gayraud, Paris, Payot & Rivages, 2006 [2002].
17 E. Castro, « De Kojève a Agamben : posthistoria, biopolitica, inoperosidad », Deus mortalis, 7, 2008, p. 71-96.
18 G. Agamben, L’ouvert. De l’homme et de l’animal, op. cit., p. 122-123.
19 Ibid., p. 26.
20 L’expression appartient à E. Castro, « De Kojève a Agamben : posthistoria, biopolitica, inoperosidad », art. cité.
21 Id., « Foucault y Kojève : filosofía y política », inédit, p. 20.
22 Ibid.
23 Ce n’est donc pas que rien ne puisse se passer au sein de l’État universel et homogène, mais dans la mesure où tout le monde se trouve pleinement satisfait, plus personne ne risque sa vie ni ne travaille pour introduire une transformation qui puisse lui valoir une reconnaissance qui a déjà été obtenue.
24 A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 2000 [1947], p. 437 : « J’ai été porté à en conclure que l’American way of life était le genre de vie propre à la période post-historique, la présence actuelle des États-Unis dans le Monde préfigurant le futur “éternel présent” de l’humanité tout entière. Ainsi, le retour de l’Homme à l’animalité apparaissait non plus comme une possibilité à venir, mais comme une certitude déjà présente. C’est à la suite d’un récent voyage au Japon (1959) que j’ai radicalement changé d’avis sur ce point. […] La civilisation japonaise “post-historique” s’est engagée dans des voies diamétralement opposées à la “voie américaine”. […] Le Snobisme à l’état pur y créa des disciplines négatrices du donné “naturel” ou “animal” qui dépassent de loin, en efficacité, celles qui naissent, au Japon ou ailleurs, de l’Action “historique”, c’est-à-dire des Luttes guerrières et révolutionnaires ou du Travail forcé. Certes, les sommets (nulle part égalés) du snobisme spécifiquement japonais que sont le théâtre Nô, la cérémonie du thé et l’art des bouquets de fleurs furent et restent encore l’apanage exclusif des gens nobles et riches. Mais, en dépit des inégalités économiques et sociales persistantes, tous les Japonais sans exception sont actuellement en état de vivre en fonction de valeurs totalement formalisées, c’est-à-dire complètement vidées de tout contenu “humain” au sens d’“historique”. […] Or vu qu’aucun animal ne peut être snob, toute période post-historique “japonisée” serait spécifiquement humaine. Il n’y aurait donc pas “d’anéantissement définitif de l’homme proprement dit”, tant qu’il y aurait des animaux de l’espèce Homo sapiens pouvant servir de support “naturel” à ce qu’il y a d’humain chez les hommes. Mais comme je le disais dans la note ci-dessus, un “animal qui est en accord avec la Nature ou l’être-donné” est un être vivant qui n’a rien d’humain. Pour rester humain, l’Homme doit rester un “Sujet opposé à un Objet”, même si disparaît “l’Action négatrice du donné et de l’Erreur”. Ce qui veut dire que […] l’Homme post-historique doit continuer à détacher les “formes” de leurs “contenus”, en le faisant non plus pour transformer activement ces derniers, mais afin de s’opposer soi-même comme une “forme” pure à lui-même et aux autres, pris en tant que n’importe quels contenus. »
25 C. Schmitt, El concepto de lo político, Buenos Aires, Struhart & Cía, 2002, p. 56.
26 A. Kojève, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, 2007, p. 147, no 2 et p. 140 : « [Dans l’État universel et homogène] il n’y a plus d’“ennemis”, c’est-à-dire plus de domaine politique. L’Empire, en actualisant complètement la relation politique fondamentale d’amis-ennemis, épuise la “puissance” politique. Or l’acte s’annule au moment où il épuise sa puissance. L’Empire n’est donc plus une entité politique au sens propre du mot : il n’a pas d’histoire politique. »
27 Nous empruntons l’expression à E. Castro, « Foucault y Kojève : filosofía y política », art. cité.
28 Selon Kojève, qui suit en ce point la lecture de Koyré, son prédécesseur à l’École pratique des hautes études, la pensée hégélienne est sous-tendue par l’idée d’une fin de l’histoire. Il ne pourrait y avoir de philosophie de l’histoire, soutient-il, avant que celle-ci ne soit arrivée à sa fin. En effet, Hegel pense l’histoire comme avènement progressif de la vérité. Or ceci implique que la vérité est ce qui triomphe dans l’histoire. D’où le fait que le sens de l’histoire ne puisse être fixé que rétrospectivement, à partir du futur, mais d’un futur qui doit être « définitif » (faute de quoi, ce qui semblait vrai – c’est-à-dire définitif – pourrait bien être démenti par une nouvelle configuration de l’esprit). Par conséquent, au sens strict, tant que le temps ne s’est pas arrêté, il ne peut y avoir de vraie philosophie de l’histoire. De là, selon Kojève, que l’idée d’une fin de l’histoire soit un présupposé nécessaire à sa Phénoménologie de l’esprit.
29 « À l’époque où j’ai rédigé la note ci-dessus (1946), le retour de l’Homme à l’animalité ne me paraissait pas impensable en tant que perspective d’avenir (d’ailleurs plus ou moins proche). Mais j’ai compris peu après (en 1948) que la fin hégélo-marxiste de l’Histoire était non pas à venir, mais d’ores et déjà un présent. En observant ce qui se passait autour de moi et en réfléchissant à ce qui s’est passé dans le monde après la bataille de Iéna, j’ai compris que Hegel avait raison de voir en celle-ci la fin de l’Histoire proprement dite. Dans et par cette bataille, l’avant-garde de l’humanité a virtuellement atteint le terme et le but, c’est-à-dire la fin de l’évolution historique de l’Homme. Ce qui s’est produit depuis ne fut qu’une extension dans l’espace de la puissance révolutionnaire universelle actualisée en France par Robespierre-Napoléon. Du point de vue authentiquement historique, les deux guerres mondiales avec leur cortège de petites et grandes révolutions n’ont eu pour effet que d’aligner sur les positions historiques européennes (réelles ou virtuelles) les plus avancées, les civilisations retardataires des provinces périphériques » (A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 436-437). Jusqu’à la moitié des années 1940, Kojève pensera donc que la fin de l’Histoire n’a pas encore pleinement eu lieu et postulera cette fin comme un horizon désirable – diagnostic qui confère à son œuvre le sens d’un travail de propagande hégéliano-marxiste (voir M. Roth, Knowing and History…, op. cit., p. 118). En revanche, dès les années 1950, il n’hésitera pas à affirmer que l’histoire est déjà virtuellement arrivée à sa fin. Or, contre ce qu’il avait pronostiqué, Kojève évaluera ce résultat comme relativement insatisfaisant en raison de la médiocrité du style de vie post-historique qui commençait à s’imposer (dont le modèle était l’American way of life). De là, la paradoxale nécessité d’infléchir le cours du monde post-historique ; problème dont la solution lui apparaîtra lors de son voyage au Japon, en 1959, au cours duquel Kojève déclare avoir découvert un mode de vie post-historique différent de celui adopté par les empires anglo-américain et sino-soviétique (ibid., p. 134-135).
30 A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 398.
31 DE II, 1393.
32 Le paradoxe étant que tant le discours sur la fin de l’Histoire que celui sur l’histoire tout court finissent par devenir des discours de l’essence transhistorique (dans ce cas, de celle de l’Homme), même si cette éternité s’actualise progressivement dans l’histoire.
33 Voir l’éclairante analyse que propose Jocelyn Benoist de l’histoire comme opérateur transcendantal, ainsi que de ses conséquences et ses limites, dans J. Benoist, « La fin de l’histoire, forme ultime du paradigme historiciste », dans J. Benoist, F. Merlini (éd.), Après la fin de l’histoire, Paris, Vrin, 1998, p. 17-59.
34 Cette forclusion de l’histoire concrète (condamnée à l’insignifiance dès qu’elle n’avance pas dans la direction « correcte ») est indissociable de la mise en relief de certains faits privilégiés (de certains « signes », dirait Kant) à travers lesquels ce sens serait annoncé et réalisé (Napoléon, Staline, la chute du Mur, etc.). En ce sens, dans un entretien publié dans La Quinzaine littéraire en juin 1968, cité par M. Roth dans Knowing and History (op. cit., p. 83), Kojève affirmera : « Que s’est-il passé depuis 1806 ? Rien du tout, rien qu’un alignement des provinces. La Révolution chinoise est tout simplement l’introduction dans cette nation du Code napoléonien. »
35 Voir M. Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 74-75.
36 J. Benoist, « La fin de l’histoire, forme ultime du paradigme historiciste », art. cité, p. 26.
37 Voir J. Revel, Michel Foucault. Expériences de la pensée, Paris, Bordas, 2005, p. 76.
38 Archéologie et généalogie préparent ainsi le terrain pour une « ontologie critique de nous-mêmes » à travers laquelle Foucault entend ouvrir la possibilité de l’instauration d’une différence. La généalogie « tirera [en effet] de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes, la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons » (DE II, 1393).
39 J. Revel, Michel Foucault. Expériences de la pensée, op. cit., p. 74-75.
40 Voir J. Benoist, « La fin de l’histoire, forme ultime du paradigme historiciste », art. cité, p. 53.
41 Sur ces questions, voir, parmi d’autres références possibles, DE I, 613-627 ou DE II, 140-159.
42 E. Kant, « Idée d’histoire universelle au point de vue cosmopolitique », trad. par L. Ferry dans Emmanuel Kant. Œuvres philosophiques II, Paris, Gallimard, 1985, p. 187-205.
43 F. Ewald, qui dans sa conférence évoquait l’idée foucaldienne d’un certain déclin du thème de la révolution, serait bien entendu d’accord sur ce point.
44 Foucault, plus prudent, préfère parler, non pas d’une « fin de l’ère révolutionnaire », mais plutôt de la « fin d’une période historique qui, depuis 1789-1793, en Occident au moins, a été dominée par le monopole de la Révolution » (DE II, 547).
45 Foucault semble aller dans ce sens lorsqu’il admet que les « pratiques de la liberté » présupposent bien – logiquement, chronologiquement et politiquement – les luttes pour la « libération » (« Je ne veux pas dire que la libération n’existe pas : quand un peuple colonisé cherche à se libérer de son colonisateur, c’est bien une pratique de libération au sens strict. Mais on sait bien, dans ce cas d’ailleurs précis, que cette pratique de libération ne suffit pas à définir les pratiques de liberté qui seront ensuite nécessaires » [DE II, 1529]).
46 P. Macherey, « Réflexions d’un dinosaure sur l’anti-humanisme », Futur antérieur, août 1991, numéro spécial Le gai renoncement, p. 157-172.
47 P. Macherey, « Réflexions d’un dinosaure sur l’anti-humanisme », art. cité.
48 « Une observation minutieuse du détail, et en même temps une prise en compte politique de ces petites choses, pour le contrôle et l’utilisation des hommes, montent à travers l’âge classique, portant avec elles tout un ensemble de techniques, tout un corpus de procédés et de savoir, de descriptions, de recettes et de données. Et de ces vétilles, sans doute, est né l’homme de l’humanisme moderne » (SP, 166).
49 « La thématique de l’homme, à travers les sciences humaines qui l’analysent comme être vivant, individu travaillant, sujet parlant, il faut la comprendre à partir de l’émergence de la population comme corrélatif du pouvoir et comme objet de savoir. L’homme ce n’est, après tout, rien d’autre, tel qu’il a été pensé et défini par les sciences humaines du xixe siècle et réfléchi dans l’humanisme à la même époque, cet homme n’est rien d’autre qu’une figure de la population » (STP, 81).
50 Voir T. Lemke, « Marx sans guillemets : Foucault, la gouvernementalité et la critique du néolibéralisme », Actuel Marx, 36/2, 2004.
51 M. Potte-Bonneville, Foucault, Paris, Ellipses, 2010, p. 20. C’est qu’en effet, chez Foucault, « la pluralité des formes d’ordre instaurées tour à tour dans l’Histoire laisse deviner, par sa dispersion même, l’intervention d’une puissance de désordre […] » irréductible et inépuisable (ibid.). Idée que Foucault exprime par exemple lorsqu’il affirme que « là où il y a pouvoir, il y a résistance » (HS I, 125). Cette idée apparaît aussi à travers le concept foucaldien de plèbe : « Il ne faut sans doute pas concevoir la plèbe comme le fond permanent de l’histoire, l’objectif final de tous les assujettissements, le foyer jamais tout à fait éteint de toutes les révoltes. Il n’y a sans doute pas de réalité sociologique de la plèbe. Mais il y a bien toujours quelque chose, dans le corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les individus eux-mêmes qui échappe d’une certaine façon aux relations de pouvoir ; quelque chose qui est non point la matière première plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement centrifuge, l’énergie inverse, l’échappée. “La” plèbe n’existe sans doute pas, mais il y a “de la” plèbe. Il y a de la plèbe dans les corps, dans les âmes, il y en a dans les individus, dans le prolétariat, il y en a dans la bourgeoisie, mais avec une extension, des formes, des énergies, des irréductibilités diverses » (DE II, 421).
52 G. Deleuze, Foucault, Paris, Éditions de Minuit, 2004.
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