Transition : une généalogie de l’homme moderne
p. 67-72
Texte intégral
1Après avoir analysé dans le détail le triple rapport qui se noue, au tournant du xviiie siècle, entre la vie et le pouvoir – celle-ci opérant à la fois comme but, objet et modèle de celui-là –, il nous faut maintenant revenir sur la thèse annoncée en introduction, d’après laquelle le concept de vie permettrait à Foucault de faire l’épochè de l’homme dans ses analyses du pouvoir.
2En ce qui concerne le biopouvoir disciplinaire, un passage de la troisième leçon du cours de 1973 s’avère particulièrement éclairant. Foucault y analyse les conditions du surgissement de la figure moderne de l’homme à partir d’un système de renvois entre deux discursivités et deux conceptions différentes de l’individualité : d’une part le discours juridico-philosophique – qui accorderait une primauté à l’individu juridique, conçu comme essence et fondement de l’individu disciplinaire –, et d’autre part le discours des sciences humaines – pour lequel, inversement, l’individu disciplinaire serait le fondement naturel et concret de l’individu juridique. Citons le passage en question :
Il y aurait, si vous voulez, une espèce de tenaille juridico-disciplinaire de l’individualisme. Vous avez l’individu juridique tel qu’il apparaît dans ces théories philosophiques ou juridiques : l’individu comme sujet abstrait, défini par ses droits individuels, qu’aucun pouvoir ne peut limiter, sauf s’il y consent par contrat. Et puis, au-dessous de cela, à côté de cela, vous avez eu le développement de toute une technologie disciplinaire qui a fait apparaître l’individu comme réalité historique, comme élément des forces productives, comme élément aussi des forces politiques ; et cet individu, c’est un corps assujetti, pris dans un système de surveillance et soumis à des procédures de normalisation. Le discours des sciences humaines a précisément pour fonction de jumeler, de coupler cet individu juridique et cet individu disciplinaire, de faire croire que l’individu juridique a pour contenu concret, réel, naturel, ce qui a été découpé et constitué par la technologie politique comme individu disciplinaire. Grattez l’individu juridique, disent les sciences humaines (psychologiques, sociologiques, etc.), vous trouverez un certain homme ; et, en fait, ce qu’elles donnent comme l’homme, c’est l’individu disciplinaire. Conjointement, en direction inverse d’ailleurs de ces discours des sciences humaines, vous avez le discours humaniste, qui est la réciproque du premier et qui consiste à dire : l’individu disciplinaire, c’est un individu aliéné, asservi, c’est un individu qui n’est pas authentique ; grattez-le, ou plutôt restituez-lui la plénitude de ses droits, et vous trouverez, comme sa forme originelle vivante et vivace, un individu qui est l’individu juridico-philosophique. Ce jeu entre l’individu juridique et l’individu disciplinaire sous-tend, je crois, aussi bien le discours des sciences humaines que le discours humaniste. Et ce qui s’appelle l’Homme, au xixe et au xxe siècle, ce n’est rien d’autre que l’espèce d’image rémanente de cette oscillation entre l’individu juridique, qui a bien été l’instrument par lequel dans son discours la bourgeoisie a revendiqué le pouvoir, et l’individu disciplinaire, qui est le résultat de la technologie employée par cette même bourgeoisie pour constituer l’individu dans le champ des forces productives et politiques. C’est de cette oscillation entre l’individu juridique, instrument idéologique de la revendication du pouvoir, et l’individu disciplinaire, instrument réel de son exercice physique, c’est de cette oscillation entre le pouvoir qu’on revendique et le pouvoir qu’on exerce que sont nées cette illusion et cette réalité qu’on appelle l’Homme1.
3L’homme – tel qu’il est conçu aux xixe et xxe siècles – ne serait donc que le produit du renvoi permanent entre ces deux figures historiquement situées que sont l’individu disciplinaire – ce produit de la mainmise des pouvoirs sur la vie organique que les sciences humaines font passer pour réalité ultime, concrète et naturelle – et l’individu juridique – le sujet de droit mis en avant par la pensée juridico-philosophique et par les discours humanistes qui y prennent appui. La figure moderne de l’homme apparaît tantôt comme nature concrète, tantôt comme essence idéale. Dès lors, si l’on cherchait à disloquer « cette illusion et cette réalité qu’on appelle l’Homme » – illusoire d’un point de vue métaphysique, mais bien réelle du point de vue de son efficacité politique et discursive –, on ne saurait se contenter de critiquer l’aliénation physique au nom de prétendus droits essentiels (on reconduirait par là le discours humaniste, qui méconnaît le fait que l’homme moderne est aussi et surtout cet individu concret, constitué historiquement par le pouvoir disciplinaire), ni de dénoncer son caractère abstrait, purement idéologique ou illusoire, au nom d’une nature concrète (on reprendrait par là le discours des sciences humaines, qui méconnaissent la contingence et l’historicité de cette prétendue « nature humaine »). En effet, l’homme apparaît au croisement de deux figures de l’individu, dont l’une, l’individu disciplinaire, est bien concrète – contre ce qu’affirment les tenants du discours humaniste, mais historiquement constituée, effet réel et contingent de la mainmise effective et datée des pouvoirs sur la vie, contre ce que postulent les sciences humaines – en particulier les disciplines « psy ».
4Dans l’analyse foucaldienne, la vie – but, modèle et objet des pouvoirs disciplinaires – apparaît donc comme une pièce centrale dans la mise en place de la figure moderne de l’homme2 : la mise en évidence du triple rapport entre la vie et le pouvoir permet à Foucault de rendre compte des conditions historiques d’émergence de cette figure et, par là même, de démanteler sa prétendue naturalité.
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5Si le rapport entre anatomo-politique disciplinaire et humanisme est relativement clair, le lien entre le gouvernement biopolitique des populations et la figure moderne de l’homme nous semble moins évident. Foucault revient sur cette question lors du cours de 1978, dans lequel il propose une nouvelle généalogie de l’homme « tel qu’il a été pensé et défini par les sciences humaines du xixe siècle et réfléchi dans l’humanisme à la même époque » (STP, 81) – généalogie complémentaire de celle développée en 1973. À cette occasion, il introduira un élément dont il n’a pas tellement été question jusqu’ici et sur lequel nous reviendrons longuement par la suite : les savoirs. Le jeu incessant entre ces techniques de pouvoir que sont les dispositifs de sécurité et leur objet a en effet progressivement dessiné, comme un nouveau champ de réalité, la population et ses phénomènes spécifiques. Or, à partir de là, s’est ouverte toute une série d’objets pour des savoirs possibles. Savoirs qui, en retour, ont contribué à constituer et à maintenir la population comme corrélatif privilégié des mécanismes de pouvoir modernes. Ainsi, ajoute Foucault, prolongeant les analyses développées en 1966 dans Les mots et les choses, la population fut par exemple l’un des opérateurs ayant permis le passage de l’histoire naturelle, conçue comme analyse classificatrice des espèces, à la biologie, comprise comme analyse interne de l’organisme dans sa cohérence anatomo-fonctionnelle, et des relations constitutives de cet organisme avec le milieu de vie. Chez Darwin, par exemple, la population apparaît comme l’élément à partir duquel le milieu produit ses effets sur l’organisme (STP, 80). Ainsi, remarque Foucault, avec l’introduction de la notion de population, on cessera de se référer au « genre humain » pour désormais se référer à l’« espèce humaine ». Or, à partir du moment où le « genre humain » apparaîtra comme « espèce humaine » dans le champ de détermination de toutes les espèces vivantes, l’homme pourra apparaître à son tour dans son insertion biologique première. Foucault signale aussi, au cours de cette même leçon, comment l’irruption de cette notion de population aura permis, à la même époque, le passage de la grammaire générale à la philologie historique et de l’analyse des richesses à l’économie politique (STP, 79-80). Or, la principale conséquence de cette naissance conjointe de la population d’une part, et de la biologie, de la philologie et de l’économie politique de l’autre, sera bien, selon le cours de 1978 – qui reprend en cela la thèse centrale de l’ouvrage de 1966 –, le surgissement de la thématique de l’homme tel qu’il apparaît à travers les sciences humaines qui l’analysent comme être vivant, individu travaillant et sujet parlant3. Et Foucault de conclure :
L’homme, ce n’est, après tout, rien d’autre, tel qu’il a été pensé et défini par les sciences humaines du xixe siècle et réfléchi dans l’humanisme à la même époque, cet homme n’est rien d’autre qu’une figure de la population. […] Tant que le problème du pouvoir se formulait [dans les termes de la théorie de la souveraineté], en face de la souveraineté ne pouvait exister l’homme, mais seulement la notion juridique de sujet de droit. À partir du moment où, au contraire, comme vis-à-vis non pas de la souveraineté, mais du gouvernement, on a eu la population, je crois que l’on peut dire que l’homme a été à la population ce que le sujet de droit avait été au souverain (STP, 81).
6Cette thèse d’après laquelle l’apparition de la figure moderne de l’homme serait tributaire de l’investissement par le pouvoir de la vie biologique de l’espèce est par ailleurs comme l’écho lointain de cette autre remarque, présente cette fois dans le premier tome de l’Histoire de la sexualité :
Si la question de l’homme a été posée – dans sa spécificité de vivant et dans sa spécificité par rapport aux vivants – la raison en est à chercher dans le nouveau mode de rapport de l’histoire et de la vie : dans cette position double de la vie qui la met à la fois à l’extérieur de l’histoire comme son entour biologique, et à l’intérieur de l’historicité humaine, pénétrée par ses techniques de savoir et de pouvoir (HSI, 189).
7Si le propre de la figure moderne de l’homme est l’ambivalence foncière de sa condition – à la fois de sujet et d’objet –, il faut en effet admettre que cette ambivalence est introduite non seulement par la disposition épistémique qui est la nôtre, comme l’affirmait Foucault en 1966, mais aussi et surtout par notre rapport politico-technique à la vie – où celle-ci renvoie en même temps à notre condition naturelle et donnée, et à une réalité éminemment modifiable.
8La figure moderne de l’homme étant un produit du triple rapport entre le pouvoir et la vie, on comprend la réticence foucaldienne à l’égard des humanismes qui en font l’étendard par excellence de la lutte politique :
Si les luttes sont menées au nom d’une essence déterminée de l’homme, telle qu’elle a été constituée dans la pensée du xviiie siècle, je dirais que ces luttes sont perdues. Car elles seront conduites au nom de l’homme abstrait, au nom de l’homme normal, de l’homme en bonne santé, qui est le précipité d’une série de pouvoirs. Si nous voulons faire la critique de ces pouvoirs, on ne doit pas l’effectuer au nom d’une idée de l’homme qui a été construite à partir de ces pouvoirs. Lorsqu’en marxiste vulgaire, on parle de l’homme total, de l’homme réconcilié avec lui-même, de quoi s’agit-il ? De l’homme normal, de l’homme équilibré. Comment s’est donc formée l’image de cet homme ? À partir d’un savoir et d’un pouvoir psychiatriques, médicaux, d’un pouvoir « normalisateur ». Faire une critique politique au nom de l’humanisme signifie réintroduire dans l’arme du combat cette chose contre laquelle nous combattons (DE I, 1685).
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9Il serait donc possible de lire l’ensemble des analyses foucaldiennes autour du biopouvoir – dans leur double versant, biopolitique et anatomo-politique – comme la tentative d’échapper au « sommeil anthropologique » dans lequel notre pensée politique serait restée enfermée, de Hobbes au freudo-marxisme. En passant par le triple rapport entre le pouvoir et la vie – celle-ci étant à la fois but, objet et modèle de celui-là –, Foucault parvient en effet à rendre compte des relations de pouvoir sans faire appel à la figure de l’homme comme fondement – en tant que sujet de droit – ou comme principe explicatif – en tant que nature humaine. Du même geste, Foucault parvient à retracer une certaine généalogie de l’homme moderne, se situant ainsi aux antipodes du « discours juridico-philosophique de la souveraineté » qui se donne toujours pour point de départ une certaine anthropologie, afin d’en déduire une certaine politique. En ce sens, on peut dire que l’ensemble des analyses foucaldiennes consacrées au biopouvoir s’inscrit dans un mouvement qui va de l’homme comme fondement de la politique à l’homme comme effet du triple rapport moderne entre pouvoir et vie.
10Se pose pourtant, à ce point de notre parcours, une difficulté majeure : la vie ne vient-elle pas occuper, dans ces développements, la place de fondement que vient de laisser libre la figure de l’homme ? Tel est bien, à notre avis, le risque encouru par le raisonnement foucaldien, mais aussi et surtout, le glissement souvent opéré, de manière plus ou moins délibérée, par deux lectures antagoniques de l’œuvre foucaldienne : l’interprétation d’orientation « naturaliste » – présente chez certains commentateurs de Foucault qui, de manière polémique mais évocatrice, essaient de rapprocher son œuvre de la pensée du philosophe d’origine russe Alexandre Kojève, à partir du thème de l’animalisation de l’homme à la fin de l’histoire –, et la lecture d’inspiration « vitaliste » – beaucoup plus répandue – qui vise plutôt à relire les analyses de Foucault à la lumière de certaines idées deleuziennes, spinozistes ou bergsoniennes. Reprenons-les, succinctement, afin d’en évaluer la pertinence.
Notes de bas de page
1 M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France. 1973-1974, Paris, Seuil, 2003, p. 59-60 (c’est nous qui soulignons).
2 Deux ans plus tard, dans Surveiller et punir, Foucault reprendra cette idée d’une généalogie disciplinaire de l’humanisme moderne : « Une observation minutieuse du détail, et en même temps une prise en compte politique de ces petites choses, pour le contrôle et l’utilisation des hommes, montent à travers l’âge classique, portant avec elles tout un ensemble de techniques, tout un corpus de procédés et de savoirs, de descriptions, de recettes et de données. Et de ces vétilles, sans doute, est né l’homme de l’humanisme moderne » (SP, 166).
3 Nous reviendrons dans la troisième partie de ce travail sur ce problème de la naissance « épistémologique » de l’homme.
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