Chapitre I. La vie comme but premier des biopouvoirs
p. 23-36
Texte intégral
LA FABRICATION DISCIPLINAIRE DES CORPS DOCILES ET UTILES
1Dans un article intitulé, de manière provocatrice et éloquente, « La biopolitique n’est pas une politique de la vie », le sociologue Didier Fassin soutient que ce qui intéresse Foucault dans ses analyses du biopouvoir, c’est « le gouvernement des corps et le gouvernement des populations, plutôt que [à proprement parler] le gouvernement de la vie – du vivant et des vivants1 ». Sur un point, la remarque nous semble pertinente. En effet, le biopouvoir foucaldien ne renvoie pas, de manière primordiale et exclusive, à une « étatisation du biologique », mais plutôt à l’idée d’un gouvernement des conduites. Or, si la caractérisation de ce gouvernement comme « biopouvoir » nous semble malgré tout justifiée, c’est d’abord que, à la différence du dispositif de souveraineté qui reste un pouvoir essentiellement négatif, soustractif – c’est-à-dire un pouvoir de « faire mourir ou de laisser vivre » –, le gouvernement disciplinaire des conduites constitue un pouvoir foncièrement productif, investissant l’existence des gouvernés de manière à en faire des corps dociles et utiles – c’est-à-dire un pouvoir de « faire vivre ou laisser mourir » (HS I, 179).
2Pouvoir incitatif, pouvoir productif – pouvoir, comme le dit Foucault, de « faire vivre » –, le disciplinaire l’est à un double niveau : d’abord au sens où il vise à majorer, à intensifier, à augmenter les processus qu’il investit ; ensuite au sens où, pour ce faire, il cherche à fabriquer des corps dociles et utiles. Le disciplinaire serait donc un pouvoir qui produit du productif.
3Comme le montre Foucault dans Surveiller et punir, le surgissement et la diffusion du disciplinaire sont étroitement liés aux deux processus historiques larges que sont l’explosion démographique et le capitalisme naissant. Le pouvoir souverain, incarné dans les formes résiduelles du pouvoir féodal et dans les structures de la monarchie administrative, s’était en effet avéré inopérant pour régir le corps économique et politique d’une société en voie d’explosion démographique et d’industrialisation. Et cela, en raison de son extension lacunaire, des conflits internes entre ses diverses instances et de son caractère dispendieux2. Mais, surtout, en raison de sa logique juridique : parce qu’il a pour vocation de faire respecter la loi dans un territoire donné, le pouvoir souverain est essentiellement un pouvoir qui dit « non ».
4Or cela ne suffit pas à relever le défi qui se pose dans un contexte de concurrence entre les États européens au lendemain de la guerre de Trente Ans et qui consiste à ordonner les multiplicités humaines de manière à ce que l’accumulation des hommes puisse s’accompagner d’une augmentation conjointe de la production et de la productivité aux niveaux militaire et commercial. Aussi les disciplines apparaîtront-elles, avant tout, comme des techniques contribuant à : 1/ réduire les effets d’inertie suscités par les phénomènes de masse ; 2/ maîtriser les forces qui se forment à partir de la constitution d’une multiplicité organisée, neutralisant les effets de résistance qui en résultent (agitations, révoltes, coalitions, montée des illégalismes) ; 3/ mais aussi et surtout à faire croître l’effet d’utilité propre aux multiplicités, de sorte qu’il soit supérieur à celui qui découle de la somme de leurs éléments. Bref, le défi consistera à opérer comme intensificateur simultané du pouvoir et de l’activité productive. Il faut en même temps, comme le répète Foucault, des corps dociles et utiles.
5Ce sera précisément le génie du modèle benthamien du panoptique, longuement décrit par Foucault dans Surveiller et punir, que de parvenir à relever ce double défi – ce qui explique sans doute sa rapide diffusion. Le panoptique – cette structure dont l’architecture est telle que l’on se sent surveillé à tout moment, et par là même contraint d’accomplir les tâches qui nous ont été prescrites – accroît d’abord l’efficacité du pouvoir par son caractère préventif, son fonctionnement continu et ses mécanismes automatiques qui lui garantissent des effets de domination durables et omniprésents à un coût relativement faible (en matériel, en personnel, en temps). Or, l’astuce du dispositif est que cette intensification du pouvoir ne se fait pas aux dépens de l’activité qu’il s’agit de contrôler. Le propre du modèle panoptique sera en effet de « s’intégrer à une fonction quelconque (fonction d’éducation, thérapeutique, de production, de châtiment) et de majorer cette fonction en se liant intimement à elle » (SP, 241) – et cela, encore une fois, à travers une présence à la fois subtile et constante du pouvoir à même les processus qu’il cherche à contrôler.
6On comprend par là en quoi la croissance d’une économie capitaliste aura « appelé » la modalité spécifique du pouvoir disciplinaire (même si l’invention de cette nouvelle modalité de pouvoir ne se déduit pas d’une simple exigence d’accroissement de la plus-value3). Comme l’explique Foucault dans son cours de 1973 au Collège de France – La société punitive –, si le problème de la société féodale a été d’assurer le prélèvement de la rente par l’exercice d’une souveraineté qui était surtout territoriale, le problème de la société industrielle sera de « constituer le temps de la vie des individus en force de travail » :
Le capitalisme, en effet, ne rencontre pas la force de travail comme cela ; il est faux de dire, avec certains post-hégéliens célèbres, que l’existence concrète de l’homme, c’est le travail : le temps et la vie de l’homme ne sont pas par nature travail ; ils sont plaisir, discontinuité, fête, repos, besoin, instants, hasard, violence, etc. Or, c’est toute cette énergie explosive qu’il faut transformer en une force de travail continue et continuellement offerte sur le marché. Il faut synthétiser la vie en force de travail, ce qui implique la coercition de ce système de séquestration4.
7Le principal défi auquel le disciplinaire, à travers ses institutions (ces appareils de « séquestration » que sont la prison, la caserne, l’école, l’usine, etc.) essaiera d’apporter une réponse est donc celui de la constitution des forces productives, de la fixation des individus sur l’appareil de production. Cela implique, par exemple, de contrôler cette nouvelle forme d’illégalisme qui consiste à refuser d’appliquer son corps, ses forces, à l’appareil de production et qui peut prendre diverses formes : l’oisiveté, l’absentéisme, la fête, la débauche, etc. Bref, il faut assurer l’acquisition de certaines habitudes afin de constituer une force de travail à la fois docile et productive. Autrement dit, afin d’assurer la majoration de certains processus, le disciplinaire cherchera à créer un nouveau type d’individualité. Ainsi, comme l’écrit Foucault, si l’individu est l’atome fictif d’une représentation « idéologique » de la société, il est aussi et surtout « une réalité fabriquée par cette technologie spécifique de pouvoir qu’on appelle discipline » (SP, 227)5. D’où sans doute le fait – remarqué par Foucault dans son ouvrage de 1975 – que le châtiment disciplinaire, au lieu d’impliquer l’exclusion systématique de l’infracteur, se confonde avec l’exercice, qui a pour fonction de réduire les écarts en corrigeant les conduites déviantes. Nous reviendrons par la suite sur le mode de fonctionnement du dispositif disciplinaire. Il suffit pour l’instant d’insister sur la dimension productive de cette nouvelle technologie de pouvoir qui permet de parler d’un véritable pouvoir de « faire vivre » – en contraste avec le caractère soustractif du dispositif souverain, qui serait un pouvoir de « faire mourir ou de laisser vivre ».
8C’est d’ailleurs la thèse que, sur un tout autre terrain, viendra étayer l’ouvrage publié par Foucault l’année suivante, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir. Contre un certain freudo-marxisme en vogue à l’époque, Foucault montrera en effet que, même sur le terrain de la sexualité – longtemps réfléchie comme un domaine de censures –, le biopouvoir ne réprime ni n’interdit, mais au contraire incite et produit6. En témoigne, selon Foucault, la profusion de discours sur le sexe du xviiie siècle à nos jours – discours mis en place par la psychiatrie, la psychologie, la psychanalyse, la pédagogie, la médecine, etc. Ces diverses disciplines non seulement produisent des discours sur la sexualité, typifiant une variété de figures sexuelles auparavant inexistantes (le pervers, l’hystérique, l’enfant masturbateur, etc.), mais obligent les sujets à mettre en discours leur propre sexualité, donnant une nouvelle vie à la technique chrétienne, deux fois millénaire, de l’aveu (HS I, 87-91). Et Foucault de conclure :
Le « prélèvement » tend à ne plus être la forme majeure [du pouvoir en Occident depuis l’âge classique], mais une pièce seulement parmi d’autres qui ont des fonctions d’incitation, de renforcement, de contrôle, de surveillance, de majoration et d’organisation des forces qu’il soumet : un pouvoir destiné à produire des forces, à les faire croître et à les ordonner plutôt que voué à les barrer, à les faire plier ou à les détruire. Le droit de mort tendra dès lors à se déplacer ou du moins à prendre appui sur les exigences d’un pouvoir qui gère la vie et à s’ordonner à ce qu’elles réclament
HS I, 179.
9Si donc on peut bien parler de biopouvoir à propos des disciplines, c’est d’abord au sens où elles marquent le passage d’un pouvoir soustractif à un pouvoir incitatif et productif, visant à majorer la vie en un sens certes biologique, mais aussi et avant tout militaire et économique.
UN POUVOIR DE « FAIRE VIVRE OU DE REJETER DANS LA MORT »
10Comme l’explique Foucault dans la dernière leçon du cours de 1976, le biopouvoir moderne ne se réduit pas à l’anatomo-politique disciplinaire. Depuis la fin du xviiie siècle est en effet mise en place une nouvelle technologie de pouvoir, distincte aussi bien du dispositif de souveraineté que du dispositif disciplinaire. Foucault l’appelle, au sens propre, « biopolitique7 ». Si les disciplines ont essentiellement pour objet les corps individuels et le moindre de leurs mouvements, les dispositifs biopolitiques prendront en charge les phénomènes de masse affectant une population considérée dans son ensemble. Or la régulation de ces phénomènes de masse constitue, en quelque sorte, un préalable à la normalisation disciplinaire des conduites individuelles : en effet, pas de corps dociles et utiles sans, d’abord, une population vivante et en bonne forme. Par ailleurs, les disciplines supposent une clôture spatiale qui s’articule mal avec l’exigence croissante de libre circulation des hommes et des marchandises dans le contexte du capitalisme naissant. Désormais, une nouvelle technologie de pouvoir est requise. La « biopolitique » viendra donc répondre aux déficiences de la discipline, sans pour autant la supprimer, en s’y emboîtant, en s’y intégrant et en approfondissant le rapport déjà étroit entre vie et pouvoir (DS, 215-216).
11La biopolitique s’occupe en effet d’une série de phénomènes inhérents à la vie biologique de la population – tels que la fécondité ou la morbidité – qui sont, à la fin du xviiie siècle, en liaison étroite avec des problèmes économiques comme, par exemple, le danger d’une stagnation quantitative ou qualitative de la population active8. Cette nouvelle technologie de pouvoir jouera donc, elle aussi, un rôle central dans le renforcement et l’ajustement de ces deux processus déclenchés au cours du xviiie siècle que sont l’explosion démographique et l’industrialisation croissante :
Ce biopouvoir a été, à n’en pas douter, un élément indispensable au développement du capitalisme […]. L’ajustement de l’accumulation des hommes sur celle du capital, l’articulation de la croissance des groupes humains sur l’expansion des forces productives et la répartition différentielle du profit ont été, pour une bonne part, rendus possibles par l’exercice du biopouvoir sous ses formes et avec ses procédés multiples (HS I, 185).
12Ainsi, comme les disciplines, quoique à un tout autre niveau et selon de toutes autres techniques9, la biopolitique constitue donc, en première instance, un ensemble de techniques destinées à majorer la vie au sens large : il s’agit d’augmenter la force et d’améliorer les performances d’une population sur le terrain biologique ou démographique, mais aussi économique ou militaire. Comme les disciplines, la biopolitique sera donc un biopouvoir au sens où elle constituera un pouvoir non pas répressif et soustractif, mais incitatif et productif, un pouvoir de « faire vivre » :
En deçà, donc, de ce grand pouvoir absolu, dramatique, sombre, qu’était le pouvoir de souveraineté, et qui consistait à faire mourir, voilà qu’apparaît maintenant, avec cette technologie du biopouvoir, cette technologie du pouvoir sur la population en tant que telle, sur l’homme en tant que vivant, un pouvoir continu, savant, qui est le pouvoir de « faire vivre ». La souveraineté faisait mourir et laissait vivre. Et voilà que maintenant apparaît un pouvoir que j’appellerais de régularisation, qui consiste, au contraire, à faire vivre et à laisser mourir (DS, 219).
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13Or, qu’en est-il du deuxième volet de la définition du pouvoir post-souverain ? En effet, comme nous venons de le voir, la formule complète employée par Foucault est : « Pouvoir de faire vivre et de laisser mourir. » Dans le premier tome de l’Histoire de la sexualité, il écrira même : « Pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort » (HSI, 181). Ainsi, s’il insiste sur le caractère productif et intégrateur de la biopolitique, Foucault signale bien, en même temps, que celle-ci n’exclut pas un revers meurtrier sur lequel il nous faut revenir.
14Ce dernier aspect est en effet central pour comprendre à quel point ce pouvoir de « faire vivre » n’implique aucun irénisme et comporte toujours une dimension de domination. On pourrait en effet penser que le biopouvoir décrit par Foucault correspond à un pouvoir simplement administratif, technocratique, excluant toute conflictualité dans la mesure où ce qui s’y joue serait non pas la défense de l’intérêt des uns aux dépens des autres, mais l’amélioration du sort de l’ensemble – « majorer la vie » de la population – à partir de mesures dictées par un savoir objectif. Or ses analyses du biopouvoir apportent un démenti flagrant à cette interprétation. Si cela peut bien être le discours que les disciplines10 ou les dispositifs de sécurité tiennent sur eux-mêmes, l’intérêt des analyses de Foucault est de montrer à quel point ces différents dispositifs, prétendument apolitiques, sont en fait toujours au service d’une certaine stratégie de pouvoir, d’autant plus redoutable qu’elle est moins perceptible.
15Ce « rejet dans la mort » peut adopter deux formes. La première serait celle, négative ou passive, consistant à ne pas accorder à une certaine partie de la population les mêmes soins que ceux accordés par le pouvoir à d’autres secteurs de cette même population. Étrangement, Foucault n’approfondira jamais cet aspect du problème11. L’autre forme de « rejet dans la mort », dont Foucault traitera à diverses reprises, consiste dans la mise en place d’une thanatopolitique active et délibérée, par laquelle le pouvoir cherche à exterminer des pans entiers d’une population.
16Foucault constate d’abord qu’avec l’avènement du biopouvoir, la mort, qui était autrefois le point où éclatait l’absolu du pouvoir du souverain, est désormais devenue une affaire privée et honteuse. En même temps, il remarque que cette disqualification politique de la mort s’est accompagnée de la perpétration de génocides aux dimensions inouïes. Comment dès lors expliquer que des régimes inscrits dans la logique affirmatrice propre au biopouvoir moderne aient pu déclencher un tel pouvoir de destruction ? Et comment ces régimes ont-ils réussi à justifier cette apparente contradiction ? Foucault reviendra sur cette question au moins à deux reprises.
17Dans la dernière leçon du cours de 1976, Il faut défendre la société, Foucault attribue la folie meurtrière déchaînée par certains régimes durant le siècle précédent à la survivance du pouvoir souverain de tuer au sein du biopouvoir moderne. Pour justifier une telle survivance, le biopouvoir sera mené à introduire le racisme – opérateur qui, à son tour, amplifiera de manière sidérale ce même pouvoir de mort. Le racisme permet en effet d’introduire une césure de nature biologique dans le continuum vital pris en charge par le biopouvoir, et d’affirmer que seule la disparition des races inférieures diminuerait le risque de dégénérescence de l’espèce et rendrait la vie en général plus saine et plus sûre. La mise à mort, dans la mesure où elle est élimination d’un danger biologique et condition d’un renforcement de la vie, devient désormais recevable dans le cadre d’un pouvoir ayant pour vocation de « faire vivre12 ». D’où la thèse de Foucault : « Ce qui a introduit le racisme dans les mécanismes de l’État c’est bien l’émergence de ce biopouvoir » (DS, 227). Le racisme occupe désormais une position double à l’égard de la mort : à la fois conséquence d’un pouvoir de mort qui aurait ses propres raisons d’être – raisons d’être qui seraient extrinsèques à la logique biopolitique et que le discours raciste viendrait justifier – et cause de l’emballement monstrueux, du caractère hyperbolique de ce même pouvoir de mort.
18Or, comme le remarque Jean Terrel13, Foucault rectifiera son point de vue sur la question à peine quelques mois plus tard, dans le dernier chapitre de La volonté de savoir :
Si le génocide est bien le rêve des pouvoirs modernes, écrit alors Foucault, ce n’est pas par un retour aujourd’hui du vieux droit de tuer ; c’est parce que le pouvoir se situe et s’exerce au niveau de la vie, de l’espèce, de la race, des phénomènes massifs de population (HSI, 180).
19Le racisme thanatopolitique ne serait donc pas la justification ex post d’une nécessité de mort extrinsèque à l’égard de la logique biopolitique, mais une dérive possible (et peut-être même inéluctable) de celle-ci. Ce serait d’ailleurs cette dérive raciste propre au biopouvoir qui se trouverait à l’origine réelle des génocides perpétrés14. Les motifs effectifs et les justifications rhétoriques de la thanatopolitique moderne seraient donc à chercher au sein de la rationalité biopolitique – et non pas dans un prétendu retour spectral du pouvoir souverain au sein même du biopouvoir. En ce sens, dans une conférence prononcée à l’université de Vermont en 1982, reprise dans les Dits et écrits sous le titre de « La technologie politique des individus », Foucault affirmera : « La population n’étant jamais que ce sur quoi veille l’État dans son propre intérêt, bien entendu, l’État peut, au besoin, la massacrer. La thanatopolitique est ainsi l’envers de la biopolitique » (DE II, 1645).
20Cela dit, il est vrai que, quelques pages plus loin dans le même ouvrage, Foucault analysera une nouvelle fois le racisme comme fruit de la concomitance ou du chevauchement de deux régimes de pouvoir distincts – l’« analytique de la sexualité », laquelle renvoie en gros au biopouvoir, et la « symbolique du sang », qui renvoie au pouvoir souverain :
Il est arrivé, dès la seconde moitié du xixe siècle, que la thématique du sang ait été appelée à vivifier et à soutenir de toute une épaisseur historique le type de pouvoir politique qui s’exerce à travers les dispositifs de la sexualité. Le racisme se forme à ce point (le racisme sous sa forme moderne, étatique, biologisante) : toute une politique du peuplement, de la famille, du mariage, de l’éducation, de la hiérarchisation sociale, de la propriété, et une longue série d’interventions permanentes au niveau du corps, des conduites, de la santé, de la vie quotidienne ont reçu alors leur couleur et leur justification du souci mythique de protéger la pureté du sang et de faire triompher la race (HS I, 196-197).
21Si une telle affirmation n’implique pourtant pas un retour soudain à l’interprétation de la thanatopolitique que Foucault proposait dans sa leçon du 17 mars 1976, c’est que, dans ce cas, le surgissement du racisme n’est pas le troisième élément qui viendrait rendre compatibles la logique productrice, affirmatrice du biopouvoir, et la logique meurtrière du pouvoir souverain qui ferait retour. Certes, le racisme surgit ici au croisement du dispositif de la sexualité situé au cœur du biopouvoir et de la « thématique du sang pur » associée au dispositif souverain, mais cette fois c’est celui-là (le biopouvoir) qui aurait « appelé » celle-ci (la thématique du sang pur) de lui-même pour qu’elle vienne « vivifier et soutenir de toute une épaisseur historique le type de pouvoir politique qui s’exerce à travers les dispositifs de la sexualité » (HS I, 197). Le biopouvoir et le dispositif de la sexualité auraient-ils « reçu alors leur couleur et leur justification du souci mythique de protéger la pureté du sang et de faire triompher la race » ? La biopolitique serait donc en elle-même, en puissance au moins, une thanatopolitique qui aurait tout simplement été amplifiée (« vivifiée ») dans certains cas par la reprise de la thématique du sang, originairement associée au pouvoir souverain. Cette reprise aurait eu pour but d’« accompagner », de justifier les pratiques eugéniques propres au biopouvoir, et aurait impliqué, en retour, l’étatisation et la biologisation de ce « souci mythique de protéger la pureté du sang supérieur15 ».
22Est-ce à dire que le totalitarisme nazi ou stalinien constituerait le destin inéluctable, l’essence ultime de la biopolitique moderne ? C’est, en un sens, la thèse introduite par Giorgio Agamben, pour qui c’est le camp – conçu comme exposition de la vie des gouvernés à l’exception souveraine – et non la cité qui constitue le paradigme politique de la modernité16. Or il nous semble que si Foucault semble parfois s’approcher de cette idée, il n’y adhère jamais. D’abord, parce qu’une telle analyse s’avère totalement étrangère au registre historico-généalogique – antimétaphysique – qui est celui des travaux foucaldiens. Mais aussi et surtout parce que, comme il l’expliquera lors de son cours de 1978 au Collège de France, dans la perspective qui est la sienne, le problème politique de la modernité ne serait pas tant celui de l’État conçu comme instance souveraine de décision, qui exposerait la vie des gouvernés à l’arbitraire de l’exception souveraine – ce à quoi renvoie l’idée agambenienne du camp comme paradigme de la modernité –, mais celui des dispositifs de gouvernement qui traversent l’État moderne, conduisant plutôt à une limitation interne du pouvoir souverain de décision. Foucault montre en effet à quel point, depuis la fin du xviiie siècle, le pouvoir a de moins en moins affaire à des sujets de droit ou à des corps individuels pouvant être directement soumis à la volonté souveraine – à un pouvoir qui dit « ne faites pas ceci » ou « faites cela ». Désormais, il doit gérer des processus de masse – tels que la disette ou les épidémies – face auxquels les décisions imposées verticalement s’avèrent en grande mesure impuissantes et qui exigent plutôt une intervention de type environnemental, n’infléchissant qu’indirectement le phénomène en question. Ainsi, la généalogie foucaldienne de l’État moderne montre que celui-ci n’est pas ce « monstre froid » qui s’érigerait depuis la nuit des temps en face de nous. Et ceci, d’abord et avant tout, parce que l’État n’a pas cette unité, ni cette fonctionnalité rigoureuse qu’on lui accorde :
Après tout, conclut Foucault, il n’est peut-être qu’une réalité composite, qu’une abstraction mythifiée dont l’importance est beaucoup plus réduite qu’on ne le croit. Ce qu’il y a d’important pour notre actualité, ce n’est donc pas l’étatisation de la société, mais la « gouvernementalisation » de l’État (stp, 137).
23Plus qu’un nécessaire devenir-totalitaire de l’État moderne, Foucault dénonce donc une certaine survalorisation du problème de l’État.
24C’est pourtant dans son cours de 1979 au Collège de France, lorsqu’il développera le concept de « rationalité gouvernementale », que Foucault rejettera explicitement ce qui deviendra, une quinzaine d’années plus tard, la thèse agambenienne du camp de concentration comme nomos de la modernité. Dans sa leçon du 7 mars 1979, il affirme en effet que l’État-Providence n’a pas la même souche que l’État nazi – celui-ci relevant, non pas d’une exaltation de l’État, mais plutôt d’une « gouvernementalité de parti ». Foucault y montre, à partir d’une analyse de l’Allemagne nationale-socialiste, à quel point la mise en place de cette gouvernementalité de parti suppose une triple disqualification de l’État : 1/ l’État, devenu instrument du Volk – principe premier et objectif dernier qui le fonde en droit –, perd sa personnalité juridique ; 2/ l’État se trouve en outre disqualifié de l’intérieur, car le principe de fonctionnement des appareils étatiques n’est plus une hiérarchie de type administratif (avec le jeu de l’autorité et la responsabilité caractéristique de l’administration européenne depuis le xixe siècle), mais c’est le principe du Führertum, de la conduction, auquel il faut répondre avec fidélité et obéissance ; 3/ le parti devient une autorité située au-dessus de l’État. Se produit donc une minorisation de l’État en tant que simple instrument de la communauté du peuple, du principe du Führer et de l’existence du parti (NB, 115). En ce sens, conclut Foucault : « Il ne faut pas se leurrer sur l’appartenance à l’État d’un processus de fascisation qui lui est exogène et qui relève plutôt de la dislocation de l’État » (NB, 197). En ce sens, dans une sorte de manifeste anti-agambenien avant la lettre, le cours de 1979 au Collège de France s’attaque explicitement à ce que Foucault appelle la « phobie de l’État », responsable des inlassables « critiques inflationnistes » postulant une continuité génétique entre l’État administratif et l’État fasciste et totalitaire qui permettrait, moyennant quelques glissements, de passer de l’analyse de la sécurité sociale à l’analyse des camps. La notion de gouvernementalité aura ainsi permis à Foucault de réintroduire une césure entre la biopolitique telle qu’elle surgit dans le cadre d’une gouvernementalité de type libéral, et la thanatopolitique telle qu’elle se développe au sein des totalitarismes modernes (DE II, 1043).
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25Cette discontinuité au sein de la rationalité gouvernementale n’exclut pas le fait que le nazisme et le stalinisme reprendront à bien des égards des éléments propres aux dispositifs anatomo- et biopolitiques développés au sein des États libéraux occidentaux17. Aussi l’opposition foucaldienne entre un biopouvoir défini comme pouvoir de « faire vivre ou de rejeter dans la mort » et un dispositif souverain défini comme pouvoir de « faire mourir ou laisser vivre » ne saurait être interprétée en termes quantitatifs : le pouvoir occidental n’a jamais été aussi meurtrier qu’au cours du siècle dernier. La distinction se situe en effet plutôt dans la manière dont chaque dispositif se pense lui-même. Ce qui compte, c’est que la puissance destructrice déployée par le totalitarisme national-socialiste ou stalinien ait été pensée comme un moyen pour parvenir à un renforcement de la vie de la population. Ainsi, si la biopolitique constitue bien un biopouvoir, c’est d’abord dans la mesure où, comme les disciplines, elle vise une majoration, une intensification des processus qu’elle doit contrôler – ce qui, paradoxalement, va de pair avec la possibilité d’un rejet systématique dans la mort d’une partie de la population. Or, bien entendu, ce dernier aspect n’épuise pas le rapport entre vie et pouvoir qui se noue au tournant du xviiie siècle et qui justifie l’introduction du néologisme « biopouvoir » : à cette époque, la vie devient en effet non seulement le but du pouvoir, mais aussi son point d’application, son objet primordial.
Notes de bas de page
1 D. Fassin, « La biopolitique n’est pas une politique de la vie », Sociologie et sociétés, 38/2, 2006, p. 35-48 : « On pourrait dire que, plus que la vie elle-même, ce qui intéresse alors Michel Foucault, ce sont les pratiques sociales qui s’exercent sur les corps et les populations et qui, bien entendu, influent sur le cours des existences individuelles et des histoires collectives : c’est donc le gouvernement des corps et le gouvernement des populations, plutôt que le gouvernement de la vie – du vivant et des vivants – en somme. »
2 Dispendieux d’un point de vue démographique, en raison des enrôlements, des renfermements, des bannissements, des exécutions ; dispendieux aussi économiquement, car exigeant de lourds prélèvements d’impôts, de produits, de travail ; dispendieux enfin politiquement, car suscitant naturellement des résistances (DS, 223).
3 Foucault récuse l’explication causale unilatérale, de type marxiste, qui ferait des disciplines un simple effet de l’infrastructure économique. Voir à ce sujet l’article de F. Ewald, « Anatomie et corps politiques », Critique, 31, 1975, p. 1228-1265. F. Ewald explique bien que le fait que les disciplines soient au cœur du processus de naissance du capitalisme n’implique pas qu’elles s’en déduisent mécaniquement. D’abord, au sens où, comme nous le verrons, le disciplinaire (en tant qu’il permet de transformer le « temps de la vie » en force de travail) est constitutif du mode capitaliste de production, c’est-à-dire qu’il n’en constitue pas la simple garantie. Par ailleurs, s’il est vrai que les disciplines contribuent à garantir la plus-value du capital, il est tout aussi vrai que le régime de production capitaliste contribue à renforcer le corps anatomo-politique : « En un mot, notre société n’est pas disciplinaire parce qu’elle est capitaliste, mais de ce qu’elle est disciplinaire le capital sait en tirer son profit. »
4 M. Foucault, La société punitive. Cours au Collège de France. 1972-1973, Paris, Seuil, 2013, p. 236.
5 Certes, la fabrication de l’individualité moderne supposera, outre la capture des corps et le contrôle minutieux des conduites, la création d’une intériorité. Nous reviendrons dans le troisième chapitre sur le problème de l’âme comme enjeu du pouvoir disciplinaire. À ce sujet, voir aussi DS, 27 et 34.
6 Voir en particulier HS I, 16 et 119.
7 « Les disciplines du corps et les régulations de la population constituent les deux pôles autour desquels s’est déployée l’organisation du pouvoir sur la vie » (HS I, 183).
8 À ce sujet, voir M. Foucault, « La naissance de la médecine sociale » (DE II, 208-228). Foucault y montre à quel point « avec le capitalisme on n’est pas passé d’une médecine collective à une médecine privée, mais que c’est précisément le contraire qui s’est produit. […] Pour la société capitaliste, c’est le biopolitique qui importait avant tout… » (DE II, 209-210). Foucault signale tout de même que la médecine d’État, telle qu’elle apparaît pour la première fois en Allemagne au début du xviiie siècle, n’a pas eu pour but premier d’obtenir une force de travail disponible et vigoureuse : « Il ne s’agit pas de la force de travail, mais de la force de l’État face à ces conflits, sans doute économiques, mais aussi politiques, qui l’opposent à ses voisins. À cette fin, la médecine doit perfectionner et développer cette force étatique » (DE II, 214). Foucault distinguera alors trois étapes dans le développement de la biopolitique : 1/ la médecine sociale développée en Allemagne au début du xviiie siècle ; 2/ suivie par une médecine urbaine développée essentiellement en France vers la moitié du xviiie siècle ; 3/ prolongée finalement par le développement, en Angleterre, d’une médecine de la force de travail (centrée sur le prolétariat), dès le début du xixe siècle.
9 Au lieu de viser ce but à travers la capture des corps individuels dans un espace clos et la prescription minutieuse de leurs moindres gestes, il s’agira de réguler un ensemble de phénomènes aléatoires et collectifs, pertinents économiquement et politiquement au niveau de la masse (DS, 222) – taux de natalité, taux de morbidité, taux de criminalité, etc. –, et cela au travers d’interventions sur le milieu qui affectent indirectement le phénomène en question. Nous reviendrons sur la spécificité de ces techniques dans le troisième chapitre.
10 En ce qui concerne les disciplines, dans Surveiller et punir, Foucault montre bien que la prison moderne a essentiellement pour but, non pas la réintégration des criminels dans la société – comme le proclame le discours exotérique de l’institution –, mais une gestion différentielle des illégalismes par la création contrôlée d’un type spécifique d’illégalisme : la délinquance. Celle-ci permet en effet la mise en place d’illégalismes rentables, pratiqués par les classes dominantes, tels que la prostitution, le trafic d’armes, d’alcool, de drogue. La délinquance rend aussi possible l’exercice d’illégalismes profitables politiquement, pratiqués par ces mêmes classes dominantes, comme l’utilisation d’infiltrés dans les manifestations ou l’organisation de groupes paramilitaires (SP, 326). Par ailleurs, la prison, isolant et soulignant ce type particulier d’illégalisme qu’est la délinquance, laisse dans l’ombre ceux que l’on veut tolérer (SP, 323). À l’universalité et à l’égalité proclamées par le droit, s’oppose donc, comme le montre Foucault, la dissymétrie introduite de manière constante et subreptice par le pouvoir disciplinaire de « faire vivre » tel qu’il est mis en œuvre par le système carcéral.
11 Voir en ce sens « Crise de la médecine ou crise de l’anti-médecine ? » (DE II, 56) : « Aujourd’hui, le droit à la santé égale pour tous est pris dans un engrenage qui le transforme en une inégalité. » Pour un traitement approfondi de cette question à partir d’une perspective foucaldienne, il faut en effet se tourner vers d’autres auteurs, tels que J. Butler (entre autres, J. Butler, Ce qui fait une vie : essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, Zones, 2010) et G. Le Blanc (entre autres, G. Le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Paris, Seuil, 2007).
12 « La fonction meurtrière de l’État [le vieux droit souverain de tuer] ne peut être assurée, dès lors que l’État fonctionne sur le mode du biopouvoir, que par le racisme » (DS, 228).
13 G. Le Blanc, J. Terrel (dir.), Foucault au Collège de France : un itinéraire, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2003, p. 125.
14 « Les guerres ne se font plus au nom du souverain qu’il faut défendre ; elles se font au nom de l’existence de tous ; on dresse des populations entières à s’entre-tuer réciproquement au nom de la nécessité pour elles de vivre. Les massacres sont devenus vitaux. […] Et par un retournement qui permet de boucler le cercle, plus la technologie des guerres les a fait virer à la destruction exhaustive, plus en effet la décision qui les ouvre et celle qui vient les clore s’ordonnent à la question nue de la survie. […] On tue légitimement ceux qui sont pour les autres une sorte de danger biologique » (HS I, 180-181).
15 Voir à ce sujet R. Esposito, Inmunitas. Protección y negación de la vida, trad. par L. Padilla López, Madrid, Amorrortu, 2005, p. 192-202 et Id., Bios. Biopolítica e filosofía, Turin, Einaudi, 2004, p. 16 et 41-72. R. Esposito y appelle « logique immunitaire » ce renversement en vertu duquel une politique de la vie est toujours aussi, nécessairement, une politique mortifère. Il suggère d’ailleurs qu’une indécision subsisterait au cœur de l’analyse foucaldienne du rapport entre souveraineté et biopolitique à propos du racisme (ibid., p. 69). Or, comme nous venons de le montrer, il nous semble que, plus simplement, Foucault rectifie son diagnostic concernant la thanatopolitique raciste au cours de l’année 1976.
16 G. Agamben, Homo sacer I, le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, p. 195.
17 En ce sens, voir encore une fois le dernier chapitre du premier tome de l’Histoire de la sexualité et la dernière leçon du cours de 1976, Il faut défendre la société.
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