Introduction
p. 16-21
Texte intégral
1Notre lecture des travaux biopolitiques de Foucault se situera donc dans le cadre d’une problématique posée par celui-ci dès le début des années 1960 : comment échapper au « cercle anthropologique » ? Si, à travers ses écrits archéologiques, Foucault a cherché à penser le savoir en contournant toute référence au sujet fondateur, on peut dire que dans ses travaux généalogiques il s’est risqué à une opération analogue, centrant cette fois-ci son attention sur le plan des relations de pouvoir.
2Il y a là, sans doute, un héritage nietzschéen. L’homme doit être conçu non pas comme fondement d’un discours de légitimation de la souveraineté, mais comme produit d’une série de dispositifs de pouvoir qui investissent sa corporalité – au point que même l’« âme » apparaîtra comme effet et instrument de cette mainmise du pouvoir sur les corps. Cette idée était en effet déjà clairement formulée dans la deuxième section de la Généalogie de la morale :
Voilà justement la longue histoire de l’origine de la responsabilité. La tâche de dresser un animal qui ose promettre inclut, on l’a déjà compris, à titre de condition et de préparation, le travail préliminaire qui consiste à faire un homme qui soit pour commencer jusqu’à un certain point nécessaire, uniforme, conforme à ses semblables, régulier, et par suite prévisible. […] C’est au moyen de la camisole de force sociale que l’homme a été fait prévisible1.
3Ce dernier point constitue un des aspects les plus novateurs de cette pensée du biopouvoir – inaugurée par Nietzsche et développée par Foucault – vis-à-vis de l’histoire de la philosophie politique occidentale. Aspect qui autorise, nous semble-t-il, à parler d’un « tournant biopolitique » de la pensée philosophico-politique contemporaine.
4En effet, de manière quelque peu schématique, on pourrait dire que dans la pensée politique antique, telle qu’elle est traditionnellement présentée, la politeia est surtout l’instance qui permet à l’homme (conçu comme zoon logon) de réaliser pleinement son essence métaphysique, de venir occuper la place qui lui revient en propre dans l’ordre cosmologique (d’où le fait que le zoon logon soit aussi, nécessairement, zoon politikon). La politeia y apparaît ainsi comme étant déterminée par la nature – comme en témoigne la continuité du processus qui mène de la formation de la famille à la formation de la Cité2.
5La rupture instaurée par la pensée politique classique, de Grotius à Rousseau et au-delà, consisterait, en gros, à critiquer cette prétendue naturalité du politique, en affirmant que l’État de droit est toujours le produit d’une convention réfléchie, délibérée, en rupture donc avec l’immédiateté naturelle. Il n’en reste pas moins que la manière dont cette convention est théorisée par les modernes présuppose toujours une certaine anthropologie (de l’homo homini lupus de Hobbes au bon sauvage rousseauiste) qui détermine la nature du pacte (conférant au souverain un pouvoir plus ou moins absolu). En ce sens, Carl Schmitt signalait :
[…] toutes les théories de l’État et les idées politiques pourraient être évaluées avec la pierre de touche de leur anthropologie et, suivant un tel critère, être classifiées selon qu’elles reposent sur le présupposé, conscient ou inconscient, de l’homme « méchant par nature » ou « bon par nature »3.
6Cependant, pour les penseurs du biopouvoir que sont Nietzsche et Foucault, et pour la première fois peut-être (au moins avec un tel degré de radicalité), l’homme n’apparaîtra plus du tout dans l’ordre des fondements préalables à toute réflexion sur la politique, mais sera situé entièrement du côté de ses conséquences et, plus précisément, comme résultat de la manière dont des dispositifs investissent la vie biologique des individus et des populations. Aussi est-ce à travers le couple conceptuel formé par les dispositifs d’une part et par la vie de l’autre que Foucault parviendra à rendre compte du mode de fonctionnement du pouvoir dans nos sociétés, tout en évitant de sombrer dans l’« illusion anthropologique » qu’il dénonçait dans la décennie précédente – illusion qui consisterait, dans ce domaine, à faire de l’homme le point de départ et le présupposé d’une réflexion sur le politique. Comment Foucault caractérise-t-il alors ce biopouvoir dans lequel il situe la matrice commune du « droit de l’hommisme » et des sciences humaines ?
7 Tout d’abord, il faut dire que le pouvoir post-souverain selon Foucault est foncièrement hétéroclite. Loin d’abandonner totalement la logique souveraine de la loi, il articule, en proportion variable, trois pôles : 1/ la souveraineté, 2/ la discipline, et 3/ le contrôle4. À ce sujet aussi, il convient de bien distinguer la posture de Foucault de celle des auteurs qui reprendront, par la suite, la notion de biopouvoir : contre cette idée d’un triangle souveraineté-discipline-sécurité, Gilles Deleuze et Antonio Negri distingueront logiquement et chronologiquement ces trois termes5. En un sens inverse, Giorgio Agamben superposera souveraineté et biopouvoir6. Or c’est peut-être la force de l’analytique foucaldienne que d’avoir mis en lumière le caractère composite des dispositifs modernes de pouvoir.
8Cette hétérogénéité se voit d’ailleurs renforcée par le fait que Foucault construira sa notion de biopouvoir non de façon systématique et dans un texte unique, mais de manière fragmentaire, à partir d’une série de recherches historiques éparses, discontinues, parfois même divergentes, sur la médecine sociale, la guerre des races, le dispositif de la sexualité ou la naissance du libéralisme économique. Or, ce qui dans tous les cas apparaît comme un trait constant et saillant de cette nouvelle technologie de pouvoir, c’est bien entendu le type de rapport que celle-ci entretient avec la vie des individus et des populations. D’où le fait que Foucault adopte, en le redéfinissant, le terme « biopolitique7 » et, plus largement, la notion de biopouvoir pour s’y référer8 :
[Au tournant du xviiie siècle, ] l’homme occidental apprend peu à peu ce que c’est que d’être une espèce vivante dans un monde vivant, d’avoir un corps, des conditions d’existence, des probabilités de vie, une santé individuelle et collective, des forces qu’on peut modifier et un espace où on peut les répartir de façon optimale. Pour la première fois sans doute dans l’histoire, le biologique se réfléchit dans le politique ; le fait de vivre n’est plus ce soubassement inaccessible qui n’émerge que de temps en temps, dans le hasard de la mort et sa fatalité ; il passe pour une part dans le champ de contrôle du savoir et d’intervention du pouvoir. Celui-ci n’aura pas affaire seulement à des sujets de droit sur lesquels la prise ultime est la mort, mais à des êtres vivants, et la prise qu’il pourra exercer sur eux devra se placer au niveau de la vie elle-même… On peut parler de « biopolitique » pour désigner ce qui fait entrer la vie et ses mécanismes dans le domaine des calculs explicites et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie humaine […] (HS I, 187-188).
9Ainsi, un des phénomènes fondamentaux des xviiie et xixe siècles aura été cette prise de pouvoir sur l’homme en tant qu’être vivant. D’ores et déjà, deux précisions s’imposent.
10D’abord, en quel sens peut-on dire qu’avant le xviiie siècle la vie n’entrait pas dans les calculs explicites du pouvoir ? Le souverain n’était-il pas, par excellence, celui qui pouvait disposer de la vie de ses sujets ? Dans la théorie classique de la souveraineté, le droit de vie et de mort est en effet un attribut fondamental du souverain, qui – selon l’expression foucaldienne restée célèbre – est celui qui peut « faire mourir ou laisser vivre ». Or, si le souverain peut décider de la mort de ses sujets, il n’a pas à se soucier de ce que ceux-ci décident de faire de leurs vies : s’il ne juge pas nécessaire de « faire mourir », il se contente de « laisser vivre ». Son unique souci est de garantir l’ordre au sein d’un territoire, c’est-à-dire de veiller à ce que la loi souveraine n’y soit pas violée. Mais tant que ses citoyens se tiennent dans les limites de la loi, le « comment » de leur vie, de leur santé et de leur puissance (biologique, productive) n’intéresse pas le souverain. En ce sens, il y a bien une certaine dissymétrie entre le droit de vie et de mort dont dispose le souverain, qui n’exerce son droit sur la vie qu’en faisant jouer son droit de tuer, ou en le retenant : « Il ne marque son pouvoir sur la vie que par la mort qu’il est en mesure d’exiger » (HS I, 178). D’où le fait que le pouvoir souverain soit symbolisé par le glaive. Désormais, la principale nouveauté apportée par le biopouvoir sera d’investir directement la vie des gouvernés.
11Deuxième précision : il faut se garder d’une interprétation strictement « biologisante » du concept foucaldien de biopouvoir. En toute rigueur, celui-ci ne désigne pas simplement le fait que le pouvoir prend en charge la vie au sens biologique du terme (au point que le biologique, comme l’écrit Foucault, « se réfléchit dans le politique » au tournant du xviiie siècle), mais plutôt que la vie, en un sens non exclusivement biologique, désigne désormais le but du pouvoir, son objet de prédilection et son modèle de fonctionnement. Le préfixe « bio » étant surdéterminé, il faut en démêler les composantes. 1/ Le biopouvoir aura d’abord pour charge de « faire vivre », c’est-à-dire de majorer la vie prise en un sens non exclusivement biologique, mais aussi économique, social, militaire, etc. 2/ Désormais, pour parvenir à accroître la vie ainsi conçue, le biopouvoir investira la vie au sens, cette fois-ci, strictement organique et biologique, intervenant sur les variables du milieu qui affectent directement le devenir biologique de l’espèce pour en stabiliser les aléas, ou agissant directement sur les organismes individuels afin d’en faire des corps utiles et dociles. Le corps cesserait ainsi d’être une simple métaphore du social pour devenir son objet même, au sens le plus littéral du terme. 3/ Enfin, cet investissement de la vie via sa composante organique et biologique s’opérera suivant des techniques dont le mode de fonctionnement reprendra à double titre la logique biologico-médicale : A/ d’abord, en projetant des schémas empruntés à la biologie et à la médecine sur l’existence des gouvernés, conçus dorénavant comme des natures objectivables et pathogènes, devant se soumettre à une médicalisation constante ; B/ ensuite, en substituant à la loi – limitative et transcendante à l’égard des processus qu’elle règle – un gouvernement de la norme qui reprendra, dans le champ des normes sociales, la dynamique productive et immanente propre aux normes vitales.
12Il faudra donc analyser à chacun de ces trois niveaux, ou plutôt à partir de leur enchevêtrement complexe, de quelle manière la vie permet à Foucault d’opérer l’épochè de l’homme – c’est-à-dire de rendre compte du pouvoir, sans avoir recours à lui comme à son principe explicatif de fait ou à son fondement de droit, et de rendre compte par là même de l’irruption de la figure de l’homme (qui n’en reste pas moins réelle sans être fondement substantiel) sur le devant de la scène, au cours des deux derniers siècles. Dans ce qui suit, il s’agira donc d’analyser ces trois niveaux dans le détail sur les deux plans distingués par Foucault : le plan anatomo-politique constitué par la série corps-disciplines et mis en place au tournant du xviiie siècle, et le plan proprement biopolitique constitué par la série population-dispositifs de sécurité et prédominant depuis le début du xixe siècle.
Notes de bas de page
1 F. Nietzsche, Généalogie de la morale, trad. par É. Blondel (en collaboration), Paris, flammarion, 1996, p. 69.
2 Voir par exemple J. Dotti, « Pensamiento político moderno », dans E. De Olaso (éd.), Enciclopedia iberoamericana de filosofía, Madrid, Trotta, 1994, t. 6, p. 53-75. Foucault lui-même nuance cette présentation schématique : voir par exemple la leçon du 8 février 1984 au Collège de France, où le problème de la politeia ancienne est placé sous la dépendance d’une élaboration éthique du sujet par lui-même, laquelle suppose à son tour que celui-ci soit capable de faire jouer, dans la construction de ce rapport à soi, la différence de la vérité (CV, 200). Or, il faut bien remarquer que Foucault ne parvient à cette caractérisation de la politeia que de manière en quelque sorte rétrospective, après avoir mis au jour la problématique du biopouvoir.
3 C. Schmitt, El concepto de lo político, Buenos Aires, Struhart & Cía, 2002, p. 78 (notre traduction).
4 Voir STP, 8-10, où Foucault montre que le système juridico-légal supposait déjà le disciplinaire, car il imposait une correction à travers le caractère exemplaire du châtiment, et supposait aussi le calcul sécuritaire dans la mesure où il arrivait que des punitions sévères soient appliquées à des crimes mineurs, mais très répandus. Le disciplinaire aussi présuppose le sécuritaire lorsque, par exemple, on raisonne en termes de dangerosité, de risque de rechute d’un délinquant, ou lorsqu’il vise le renforcement d’une institution foncièrement souveraine – et pourtant vitale dans la société disciplinaire – comme l’institution familiale (voir PS, leçon du 28 novembre 1973). Réciproquement, le sécuritaire contemporain n’implique pas une suspension totale du disciplinaire ni du juridico-légal. Dans l’ordre pénal, signale Foucault, l’ensemble des mesures législatives, des décrets, des règlements qui permettent d’implanter des mécanismes de sécurité est de plus en plus considérable – nous serions face à une véritable inflation légale, visant à faire fonctionner ce système de sécurité. Le système disciplinaire est lui aussi fécondé par le sécuritaire, qui exige une surveillance des individus, une activité constante de diagnostic de ce qu’ils sont, de classement de leurs pathologies, etc. Ce qui varie d’une époque à l’autre, c’est plutôt le système de corrélation entre ces divers éléments.
5 G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, 1997, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle ».
6 Voir G. Agamben, Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, trad. par M. Raiola, Paris, Seuil, 1997.
7 Comme le montre R. Esposito dans Bios. biopolítica e filosofía (Turin, Einaudi, 2004), ce néologisme n’a pas été inventé par Foucault, même si celui-ci n’évoque aucun de ses prédécesseurs. R. Esposito propose trois étapes dans l’histoire de l’usage de la notion, qui aurait été employée pour la première fois par le suédois R. Kyellen, en 1905. Une première étape organiciste, au début du xxe siècle, de langue majoritairement allemande – étape dans laquelle s’inscriraient les travaux de Kyellen et de J. von Uexküll. Ce premier moment serait caractérisé par l’effort pour penser l’État comme un organisme vivant. Lui aurait succédé dans les années 1960 une étape humaniste, essentiellement francophone, dans laquelle s’inscrivent les travaux de A. Starobinski et d’E. Morin, lesquels chercheront à rendre compte de l’histoire de l’humanité à partir de la vie. Une troisième étape d’inspiration naturaliste surgit au milieu des années 1970 dans le contexte anglophone, avec des auteurs comme L. Caldwell et J. Davies, et vise à faire de la nature le seul cadre régulateur de la politique. L’œuvre de Foucault (ainsi que celle de H. Arendt) représenterait une quatrième étape dans l’histoire de la notion.
8 Dans la plupart des cas, Foucault réservera le terme de « biopolitique » pour désigner la technologie spécifique de pouvoir mise en place au tournant des xviiie et xixe siècles, qui a pour objet la vie biologique de la population et les dispositifs de sécurité comme principale technique de savoir-pouvoir. Le terme de « biopouvoir » désignera, plus généralement, la mise en rapport moderne entre la vie et le pouvoir, et comprendra aussi bien cette biopolitique des populations que l’anatomo-politique disciplinaire qui, depuis le tout début du xviiie siècle, assure la capture de la vie organique des corps individuels.
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