Introduction
p. 9-14
Texte intégral
1Dans un article paru en 1996, le philosophe italien Giorgio Agamben écrivait :
Par une coïncidence singulière, le dernier texte de Michel Foucault et le dernier texte de Gilles Deleuze sont tous deux centrés sur le concept de vie. Le sens de cette coïncidence testamentaire […] implique l’énonciation d’un héritage qui engage sans aucun doute la philosophie qui vient. Si elle veut recueillir cet héritage, la philosophie qui vient devra partir du concept de vie que désignent, par leur geste ultime, les deux philosophes [… ]1.
2Le penseur italien anticipait ainsi d’un ton prophétique le regain d’intérêt de la philosophie contemporaine pour le problème de la vie. De cet essor participent, à titre d’exemple, les nombreux ouvrages inspirés par la notion foucaldienne de biopolitique – dont ceux de Antonio Negri, Roberto Esposito ou Giorgio Agamben, parmi bien d’autres. Or, la profusion de travaux « biopolitiques » contraste avec la quasi-absence d’études consacrées au concept de vie tel qu’il se dégage de manière plus ou moins systématique de l’œuvre de Foucault prise dans son ensemble – ce qui, sans doute, contribuerait à mieux éclairer son concept de biopolitique.
3Bien entendu, il n’y a pas de texte intégralement consacré au concept de vie chez Foucault. On trouve, en revanche, des développements épars, fragmentaires, discontinus, qui ont trait, plus ou moins directement, à cette notion. Comment dès lors relier les analyses consacrées à Bichat en 1963 aux derniers développements sur le bios cynique ? Et comment articuler ces propos avec les thèses sur la naissance de la biologie contenues dans Les mots et les choses, ou l’étude des biopouvoirs entamée par Foucault au cours des années 1970 ?
4 C’est, croyons-nous, la problématique du rapport entre la vie et les normes du savoir et du pouvoir qui permet de reconstituer de manière articulée ces diverses analyses de la notion de vie qui jalonnent le corpus foucaldien. Il y a en effet une question qui semble revenir de manière insistante à chaque étape du parcours : la vie s’inscrit-elle à l’intérieur des normes comme leur simple objet, comme leur pur produit, ou se situe-t-elle, au contraire, à l’extérieur de celles-ci, désignant le lieu d’une résistance possible à leur égard ? Or, si l’homme est, selon Foucault, le point par excellence vers lequel convergent les normes modernes du savoir et du pouvoir, poser le problème du rapport entre la vie et les normes revient à poser le problème des rapports entre la vie et l’homme. Il nous semble en effet que c’est dans le cadre du projet philosophico-politique de dépassement d’un certain humanisme que la question de la vie fait irruption dans son œuvre2. Humanisme qui, Foucault ne cesse de le répéter, fait de l’homme le prétendu fondement universel des savoirs et de l’action, et dont il cherchera à contourner les facilités théoriques (le « piétinement sur place » de la pensée moderne3) et les dangers pratiques (la naturalisation de la subjectivité à laquelle il conduit4). En fait, comme le montrera Foucault dans ses travaux des années 1960 et 1970, la vie au sens biologique du terme est à inclure parmi les conditions de mise en place de la figure moderne – épistémologique aussi bien que politique – de l’homme. Autrement dit, l’homme ne serait qu’un effet de la mise en place des savoirs et des pouvoirs sur la vie5.
5Notre thèse sera désormais que le défi auquel s’est confrontée la pensée de Foucault a consisté à déplacer le centre de l’analyse de l’homme (en tant que fondement supposé des savoirs et des pouvoirs modernes) vers la vie (c’est-à-dire vers les savoirs et les pouvoirs qui l’investissent et la produisent, ainsi que vers ce qui, dans celle-ci, leur oppose une certaine résistance), sans pour autant faire de celle-ci un nouveau fondement (que ce soit à la manière d’une philosophie naturaliste, d’une ontologie vitaliste ou d’une phénoménologie du vécu). Nous soutiendrons aussi que seul ce défi permet de rendre compte de la présence de deux notions distinctes de vie, articulées, mais irréductibles, dans les analyses foucaldiennes : 1/ celle moderne, biologisante, effet et objet privilégié des savoirs et des pouvoirs depuis le début du xixe siècle (on serait tenté de parler de la vie comme zoè, en tant qu’il s’agit d’une vie qui, si elle ne se réduit pas au biologique ou à l’organique, apparaît dans toutes ses dimensions – biologique, psychique, sociale, sexuelle, créative, etc. – comme médicalement conçue et gérée) ; 2/ celle d’origine grecque, de part en part éthique, qui concerne le rapport d’une existence à elle-même, à partir de laquelle Foucault cherchera à penser une issue possible au « sommeil anthropologique » (la vie comme bios).
6C’est dans les travaux biopolitiques, auxquels est consacrée la première partie de cet ouvrage, que la stratégie foucaldienne (contourner l’homme en passant par la vie) se déploie le plus clairement : l’homme y apparaît, en effet, non point en tant que fondement (comme c’est le cas dans les théories politiques, contractualistes d’un Hobbes ou d’un Rousseau, qui partent d’une certaine anthropologie – aussi rudimentaire soit-elle – pour en déduire une certaine politique6), mais comme effet d’un pouvoir ayant la vie pour but, objet et modèle.
7 Or ce déplacement de l’homme-fondement vers la vie-condition n’implique-t-il pas de promouvoir celle-ci au rang de nouveau fondement ? C’est, à notre sens, le risque encouru par la démarche foucaldienne, mais surtout le pas franchi par deux lignes interprétatives de son œuvre, à l’analyse desquelles est consacrée la deuxième partie de notre travail : d’une part, ces lectures que – non sans provocation – nous qualifierions de « naturalistes » et, de l’autre, celles qui, à l’instar du célèbre commentaire deleuzien, rabattent la pensée foucaldienne sur « un certain vitalisme7 ». Les premières prennent surtout appui sur l’idée d’une politique moderne progressivement ordonnée à la naturalité des corps individuels ou du corps-espèce de la population : la vie biologique y apparaît comme horizon ultime d’un gouvernement des hommes désormais réduit à une simple gestion de leur vie animale. Les secondes invoquent plutôt la possibilité d’une résistance aux pouvoirs sur la vie à partir de cette même vie – désormais conçue comme puissance vitale.
8C’est dans les travaux archéologiques de Foucault, auxquels est consacrée la troisième partie de cet ouvrage, que ces deux lectures possibles de la biopolitique foucaldienne trouvent, à notre sens, leur démenti le plus flagrant. Certes, dans les années 1970, Foucault décrira une certaine biologisation de la politique. Or un tel geste ne saurait être interprété comme parti-pris naturaliste dans la mesure où, dans ses premiers ouvrages, il a montré que cette vie est à son tour une réalité historiquement constituée (comme en témoignent les analyses de Bichat dans Naissance de la clinique et de Cuvier dans Les mots et les choses). Par ailleurs, Foucault prendra bien soin de mettre en lumière ce qui compromet la prétendue positivité de ces savoirs sur la vie que sont la biologie et la médecine clinique : celle-ci faisant reposer la connaissance de la vie sur l’investissement technique, conceptuel et perceptif de la mort ; celle-là faisant de la vie un quasi-transcendantal, constituant, mais inconnaissable. Du côté des lectures vitalistes, il faudra se demander pourquoi, si Foucault cherche avec tant d’acharnement à penser ce qui échappe à la normalisation moderne, il refuse pourtant d’ancrer cette thématisation de la résistance dans une ontologie du vital. Or les raisons de ce refus sont peut-être à chercher du côté de l’archéologie de la notion moderne – aussi bien biologique que métaphysique – de vie : dans les deux cas, la vie apparaît en effet, non point comme alternative aux impasses théoriques et aux dangers pratiques de l’humanisme, mais comme une instance indissociable de la figure moderne de l’homme, de ses déterminations empiriques, mais aussi de ses prérogatives transcendantales (c’est ce que nous appellerons le « repli anthropologique » de la vie, qui trouverait dans la figure phénoménologique du vécu l’un de ses points d’aboutissement). D’où, peut-être, le fait que son premier effort pour penser une issue possible au « cercle anthropologique » – centré sur l’expérience littéraire – repose non sur une revendication des puissances de la vie, mais sur une conceptualisation ontologique de la mort et de sa paradoxale fécondité – tentative située bien évidemment aux antipodes d’un vitalisme qui ferait de la mort un simple effet de l’affaissement de l’élan propre à la vie.
9Il n’en reste pas moins qu’entre la fin des années 1970 et le début des années1980, Foucault articulera bien une pensée de la résistance aux biopouvoirs avec une certaine thématisation de la vie. Or – décalage essentiel – celle-ci sera aussitôt redéfinie à partir de la notion grecque de bios, à laquelle est consacrée le dernier chapitre de cet ouvrage. Notre hypothèse sera alors que l’introduction de la notion de bios répond au défi de redonner une certaine initiative à la vie, d’ouvrir un point de fuite à l’égard de la superposition moderne entre vie et zoè, d’introduire un décalage par rapport à la figure entièrement objectivée, naturalisée, médicalisée de « l’homme normal ». Mais cela, bien entendu, sans pour autant restaurer le sujet métaphysique ou phénoménologique, l’homme comme doublet empirico-transcendantal, centre et fondement de toute expérience – gnoséologique et pratique –, dont Foucault aura mené la critique dès le début des années 1960, ni basculer dans une métaphysique vitaliste – dont Foucault aura montré qu’elle ne constitue que le revers de la figure moderne de l’homme.
10Il faudra alors analyser en quoi le bios grec se distingue de la vie humaine telle que la pensée post-kantienne la conceptualise, c’est-à-dire comme entretenant un lien à la fois originaire et empirique avec la vérité – et ce, malgré l’insistance de Foucault sur le rapport étroit entre bios et vérité. Mais il faudra aussi montrer en quoi le bios grec se distingue de la vie biologique – contre ce que pourrait laisser entendre le topos cynique d’un retour à la vie animale – ainsi que du concept vitaliste de vie – malgré l’insistance foucaldienne sur l’immanence du bios et sur sa capacité à créer de la différence. Le bios renverrait plutôt, comme nous essaierons de le montrer, à une vie qui ne serait ni totalement intérieure, ni totalement extérieure aux normes. Ni simple nature ni pur élan vital, ni homme empiriquement déterminé ni sujet transcendantal, le bios correspondrait plutôt au pli issu du rapport à soi, en tant que celui-ci suppose toujours un rapport agonistique, à la fois de référence et d’écart, aux normes et au vrai.
11La résistance aux savoirs-pouvoirs sur la vie (c’est-à-dire au « dispositif anthropologique ») semble donc exiger, pour Foucault, l’introduction d’un violent décalage conceptuel par rapport à la notion même de vie, délestant celle-ci de toute référence biologique ou ontologique : l’analyse de Foucault, d’abord centrée sur la vie comme zoè (ou, plutôt, sur le rabattement proprement moderne du bios sur la zoè), se centrera désormais sur la notion, de part en part éthique, de bios8.
Notes de bas de page
1 G. Agamben, « L’immanence absolue », dans É. Alliez (dir.), Gilles Deleuze, une vie philosophique, Paris, Synthélabo, 1998, p. 165. Dans un article récent, F. Worms ajoute à cette dyade le dernier entretien de J. Derrida en 2005, intitulé « Apprendre à vivre enfin ». Cette étrange convergence est également pour F. Worms une invitation à « voir dans le problème de la vie, non pas un thème atteint en quelque sorte “in extremis”, mais une clé possible, sinon nécessaire, de la relecture d’ensemble de chacune de ces pensées ou de ces œuvres, avec les tensions qui les caractérisent » (F. Worms, « Pouvoir, création, deuil, survie : la vie, d’un moment philosophique à un autre », dans P. Maniglier [dir.], Le moment philosophique des années 1960 en France, Paris, PUF, 2011, p. 349-350).
2 Ce projet demeure central tout au long de la réflexion foucaldienne, de l’Histoire de la folie qui, en 1961, dénonçait le fait que « de l’homme à l’homme vrai le chemin passe par l’homme fou », aux derniers tomes de l’Histoire de la sexualité, qui citent Char en couverture : « L’histoire des hommes est la longue succession des synonymes d’un même vocable. Y contredire est un devoir. »
3 « […] le souci que [la pensée moderne] a de l’homme […], le soin avec lequel elle tente de le définir comme être vivant, individu travaillant ou sujet parlant, ne signalent que pour les belles âmes l’année enfin revenue d’un règne humain ; en fait, il s’agit, et c’est plus prosaïque et c’est moins moral, d’un redoublement empirico-critique par lequel on essaie de faire valoir l’homme de la nature, de l’échange, du discours comme le fondement de sa propre finitude. En ce pli, la fonction transcendantale vient recouvrir de son réseau impérieux l’espace inerte et gris de l’empiricité ; inversement, les contenus empiriques se redressent peu à peu, se mettent debout et sont subsumés aussitôt dans un discours qui porte au loin leur présomption transcendantale. Et voilà qu’en ce pli la philosophie s’est endormie d’un sommeil nouveau ; non plus celui du dogmatisme, mais celui de l’anthropologie » (MC, 352).
4 « Si les luttes sont menées au nom d’une essence déterminée de l’homme, telle qu’elle a été constituée dans la pensée du xviiie siècle, je dirais que ces luttes sont perdues. Car elles seront conduites au nom de l’homme abstrait, au nom de l’homme normal, de l’homme en bonne santé, qui est le précipité d’une série de pouvoirs. Si nous voulons faire la critique de ces pouvoirs, on ne doit pas l’effectuer au nom d’une idée de l’homme qui a été construite à partir de ces pouvoirs. Lorsqu’en marxiste vulgaire on parle de l’homme total, de l’homme réconcilié avec lui-même, de quoi s’agit-il ? De l’homme normal, de l’homme équilibré. Comment s’est donc formée l’image de cet homme ? À partir d’un savoir et d’un pouvoir psychiatriques, médicaux, d’un pouvoir “normalisateur”. Faire une critique politique au nom de l’humanisme signifie réintroduire dans l’arme du combat cette chose contre laquelle nous combattons » (DE I, 1685).
5 À travers cette figure de l’homme-effet, Foucault côtoie sans doute un des leitmotive de la pensée structurale. Il affirme dans un entretien publié en 1967 : « On découvre [de nos jours] que ce qui rend l’homme possible, c’est au fond un ensemble de structures, structures qu’il peut certes penser et décrire, mais dont il n’est pas le sujet, ou la conscience souveraine. Cette réduction de l’homme aux structures dans lesquelles il est pris me semble caractéristique de la pensée contemporaine » (DE I, 636).
6 Geste que les sciences humaines reconduiraient, ignorant le fait que cet homme qu’elles posent comme « contenu concret », comme fondement « naturel » du sujet juridique est, en toute rigueur, le produit contingent d’une technologie de pouvoir et de savoir historiquement située (voir PS, 59 : « Le discours des sciences humaines a précisément pour fonction de jumeler, de coupler cet individu juridique et cet individu disciplinaire, de faire croire que l’individu juridique a pour contenu concret, réel, naturel, ce qui a été découpé et constitué par la technologie disciplinaire. Grattez l’individu juridique, disent les sciences humaines [psychologiques, sociologiques, etc.], vous trouverez un certain homme : et, en fait, elles se donnent comme l’homme l’individu disciplinaire. »).
7 G. Deleuze, Foucault, Paris, Éditions de Minuit, 2004, p. 98.
8 Aussi pourrions-nous penser que l’une des raisons qui justifie le déplacement chronologique introduit par Foucault dans ses derniers travaux est la recherche d’une notion non biologique et non vitaliste de vie.
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