Chapitre VII. Utopie ou idéologie ?
p. 157-200
Texte intégral
1 L’ambition des exclamations « Vous rêvez ! » ou « Vous êtes fous ! » est de placer l’adversaire au pied du mur. L’utopiste est celui qui a le culot de répondre : « Oui, bien sûr ! » Ce qui semble n’être qu’une posture de défi prend une portée « ontologique » grâce à la tautologie : « L’utopie est l’utopie », prise au sens positif. Le refus des compromissions avec la réalité aliénante fait briller sa nature subversive1. C’est pourquoi, du point de vue conservateur, l’usage utopiste de la tautologie est tendanciellement nihiliste. L’homme de la voix moyenne partage ce sentiment jusqu’à un certain point. La revendication de la pure radicalité menace effectivement l’ordre social en sous-estimant des nécessités qui structurent le réel en général et la singularité de chaque conjoncture. Tout ne se réduit pas à d’arbitraires rapports de force et de volonté ! Néanmoins, comme la réalité est toujours en voie de transformation et qu’il faut imprimer à ce mouvement un sens positif, le conservateur a tort de stigmatiser cette bonne volonté par l’usage négatif de la tautologie : « L’utopie est l’utopie ! », dans l’espoir d’empêcher toute critique substantielle de l’ordre existant. À la suite de l’utopiste, qui juge que cet usage est idéologique, l’homme de la voie moyenne admet que la défense excessive du réel par le conservateur reproduit un ordre social qui pourrait être changé et substantiellement amélioré. Il se sent même particulièrement visé par son rappel à l’ordre et il éprouve, non sans une certaine jouissance, une solidarité dans l’opprobre avec l’utopiste. C’est pourquoi il risque d’être blessé par la mauvaise humeur ou l’ironie de ce dernier qu’irrite au contraire cette proximité. Le compromis prôné par la voie moyenne est déjà une négation de l’utopie et relève pleinement, voire paradigmatiquement, de l’idéologie. Le conservateur a au moins le mérite de la franchise. Comme le compromis est une manière détournée de retourner au statu quo, réveiller vainement l’espoir de dépasser l’idéologie le rend plus perfidement idéologique.
2Tout le monde s’accorde pour opposer l’utopie au réel. Cette opposition fait sa folie pour celui qui aime le monde présent et sa quasi-sainteté pour celui qui le hait. Mais l’utopie ne peut longtemps se tenir dans cette opposition ou y être cantonnée. Comme le réel est en voie de transformation, même le conservateur doit chercher le moyen de l’améliorer, certes avec prudence, ne serait-ce que pour éviter les évolutions trop subversives. Pour justifier sa modération, celui-ci invoque naturellement, peut-être avec une tristesse, feinte ou sincère, la dure contrainte de la réalité. Évidemment, la prudence qui perpétue un ordre injuste est inévitablement soupçonnée d’être intéressée. Il faut donc distinguer les efforts des puissants pour conserver l’ordre qui les favorise de ce qui relève de nécessités indépendantes de toute volonté, même si un rapport de force, a priori réversible qui ne l’est pas encore dans les faits, est (hélas !) une non-nécessité nécessaire. La nature du réel social, où le volontaire et le nécessaire se mêlent inextricablement, dédouble, avec nécessité et sans limite claire, l’opposition de l’utopie au réel en une forme vraie, où l’espérance se heurte principalement au nécessaire, et une fausse, où elle est d’abord confrontée à la volonté des puissants. Dans ce dernier cas, le contraire de l’utopie n’est pas le réel, puisqu’elle ne contredit pas sa logique fondamentale, mais l’idéologie qui s’oppose à l’essence dynamique de la vie sociale par sa prétention de la ralentir, voire de l’immobiliser2.
3L’affrontement des sens positif et négatif de la tautologie met en relief la polarité de l’utopie et de l’idéologie. Le jugement de l’utopiste sur l’usage conservateur de la tautologie trouve un écho et une sympathie auprès de tout homme moderne qui n’a pas complètement étouffé en lui la voix des révolutions dont il procède et qui ne se dissimule pas frileusement l’ampleur des changements contemporains. Bien que cette opposition dérive du caractère « révolutionnaire » de la réalité sociale, elle apparaît comme une manière singulière et parfaitement contestable d’envisager la politique. En vertu de leur commune opposition au réel, l’idéologie et l’utopie peuvent être dénoncées comme une négation des exigences authentiques de la dynamique sociale et opposées à une politique qui mérite le qualificatif de scientifique grâce à sa capacité d’agir sur la base de sa connaissance du social-historique. Le marxisme, qui a grandement contribué à populariser et à dignifier la notion d’idéologie avant de favoriser son discrédit par son propre déclin, n’a jamais prétendu la combattre à partir de l’utopie, même si, en réalité, c’est bien ce qu’il a fait. Contrairement aux accusations de nos adversaires3, « nous ne sommes pas des utopistes », dit Vladimir Illitch Lénine dans son texte le plus utopique, L’État et la Révolution4. « On ne trouve pas chez Marx l’ombre d’une tentative d’inventer des utopies, d’échafauder de vaines conjectures sur ce que l’on ne peut pas savoir5. » Au lieu d’imaginer la nouvelle société, il en a étudié la naissance et les formes transitoires en se basant sur l’expérience du mouvement prolétarien, à l’image d’un biologiste qui s’intéresse au développement d’une nouvelle espèce. La Commune nous apprend que la destruction de la machine étatique bourgeoise et son remplacement par une nouvelle, qui réduira progressivement la bureaucratie, n’est pas une utopie. Les « vrais » utopistes, ce sont les anarchistes qui, n’ayant pas compris la nécessité de la dictature du prolétariat, rêvent d’abolir immédiatement l’État. L’idéologie était donc combattue avec une nouvelle science. Le « communisme scientifique », nous dit un manuel, est la partie du marxisme-léninisme qui « étudie les processus du renversement révolutionnaire du capitalisme et les lois de l’apparition et du développement de la société communiste, stade suprême de l’humanité6 ». Il « fonde scientifiquement l’inéluctabilité de l’effondrement du capitalisme et la nécessité du triomphe du socialisme7 ». On disait aussi que l’idéologie bourgeoise était combattue à partir de l’idéologie prolétarienne8. Mais comme le propre de celle-ci était d’être scientifique9, on retombait sur l’opposition de la science et de l’idéologie. Le marxisme-léninisme prétendait être un rationalisme, faire une politique rationnelle fondée sur la connaissance des lois de l’histoire, de la société et de la matière10 : « L’insurrection armée d’Octobre 1917 […], dit-il, a été réalisée selon les règles de la science marxiste11. » Il n’y a donc aucun sens à opposer l’utopie à l’idéologie. La contradiction entre le socialisme utopique et le socialisme scientifique signifiait que la critique utopique, malgré sa pertinence conjoncturelle, n’avait pas le fondement objectif nécessaire pour se traduire dans une politique concrète et réellement critique. Les utopistes étaient condamnés à être des rêveurs. Si l’on revient aux définitions de Karl Marx, on peut même soutenir que les utopistes sont des idéologues. Dans L’Idéologie allemande, l’idéologie se caractérise d’abord par la croyance au pouvoir des idées. Selon eux, pour changer le monde, il faut changer les idées. Or les utopistes s’imaginent que la vérité donne à leurs idées un pouvoir révolutionnaire. La force des idées, vraies ou fausses, est celle que leur confèrent leurs conditions de production et les forces sociales qui les portent.
4L’ironie de l’histoire a voulu que cette identité de l’idéologie et de l’utopie se retourne contre le marxisme lui-même. On peut indifféremment dire que l’histoire de l’Union soviétique est celle d’une utopie ou d’une idéologie. D’après la première interprétation, les révolutionnaires ont appliqué à la Russie une théorie née dans le cerveau de Marx et censée apporter le bonheur à l’humanité. Cette histoire d’une utopie se transforme alors en celle d’une idéologie. L’application systématique de la théorie lui fait jouer le rôle de l’infrastructure de la société. L’Union soviétique était une idéocratie où toute la vie était commandée par les impératifs du dogme12. L’équivalence des deux interprétations est fondée sur la non-objectivité des représentations qualifiées d’utopiques et d’idéologiques. Si l’utopie est un rêve et l’idéologie une erreur, l’application aveugle et systématique du rêve ou de l’erreur aboutit nécessairement à une catastrophe.
5Ces critiques du marxisme-léninisme partagent cependant avec lui un présupposé rationaliste. On ne sort pas du cercle infernal de l’utopie et de l’idéologie sans une compréhension rationnelle et scientifique de la société, principalement de l’économie13. L’erreur du marxisme-léninisme est seulement d’avoir pris une « fausse » science pour la « vraie ». Comme représentation objective du réel, la science s’oppose à la fois à l’idéologie et à l’utopie. Même Karl Mannheim, qui a popularisé la polarité de l’idéologie et de l’utopie, rêve d’une politique scientifique. La sociologie de la connaissance, qui relativise chaque position par la mise à jour de sa détermination sociale, traite également ces points de vue particuliers et partisans comme des manifestations partielles de la totalité sociale. La politique comme science devient possible pour la première fois comme résultat de la synthèse de points de vue saisis dans leur complémentarité14. Comme on en rêvait depuis si longtemps15, la politique consistera à promouvoir l’intérêt du tout au lieu de faire prévaloir, en son nom, la vision correspondant à un intérêt particulier. La question est alors d’identifier les « forces sociales » qui porteront cette « volonté de synthèse totale » et « véritable »16. On sait que Mannheim a placé son espoir dans une « couche relativement hors classe, sans attache ferme », à savoir l’intelligentsia « socialement désancrée » ou « en apesanteur relative »17 qui, en réfléchissant cette « polyphonie » sociale grâce à la culture commune, relativise et synthétise inlassablement les points de vue des différentes couches sociales dont ses membres sont issus18.
6Malheureusement, ce projet est originairement mis en péril par l’immersion du tout dans un flux social qui ne cesse de le recomposer. La « totalité structurée » que prétend saisir la science n’est qu’un moment d’une « totalité historique », ou plus exactement d’une « totalité en devenir »19 intotalisable. Tant que la vie sociale ne sera pas complètement rationalisée, il n’y aura jamais qu’un enchaînement de synthèses relatives et dynamiques « vers un dénouement utopique, sous l’angle d’une synthèse absolue20 ». La science politique est une utopie parce que le flux prime sur le tout. Quelque chose fuit toujours devant la synthèse et nous prend au dépourvu malgré les progrès de la rationalisation. Le marxisme-léninisme a cru vaincre la difficulté en portant la rationalité à son plus haut niveau. Il se vantait d’être une science politique créatrice capable de contrôler la plasticité de la vie politique grâce à sa connaissance des lois du mouvement21. Du coup, il dépolitisait l’événement éminemment créateur auquel il travaillait, la révolution des révolutions, et résorbait sa nouveauté par sa subsomption fantasmatique sous les lois de l’histoire. Le communisme encore lointain, qui exigeait encore tant de sacrifices, jouissait ainsi d’une présence fantastique puisque, d’une certaine manière, il était déjà là aux yeux de la science22.
7La mort communiste du politique et de la politique23 est exprimée dans le slogan saint-simonien de la substitution du « gouvernement politique des hommes » par l’« administration des choses » et « la direction des opérations de production », c’est-à-dire l’abolition de l’État24. Bien sûr, il y aura des règles, à commencer par l’obligation de travailler25. L’important, néanmoins, est que les individus s’y soumettent spontanément parce qu’elles n’expriment plus la volonté des gouvernants et des classes dominantes, mais sont l’effet des nécessités d’une organisation sociale autogérée26 qui vise le plein développement d’individus enfin raisonnables et la satisfaction complète de leurs besoins grâce à une production et une distribution adéquates des différents types de biens27. C’est alors seulement, quand la disparition de l’antagonisme des classes aura entraîné celle de la contradiction irréductible entre les points de vue, que les inévitables et salutaires désaccords, dus aux différences d’expérience et de savoir, seront tranchés de manière optimale par la discussion publique28. Ce n’est donc pas sur l’individu que pèse la règle, comme lorsqu’il était l’objet de domination et d’exploitation, mais sur les choses auxquelles il se rapporte pour atteindre ses fins propres. Le travail créateur et utile à la collectivité devient ainsi une libre nécessité, une coutume, une « seconde nature29 ».
8Le dépassement des conflits entre des visions du monde social significativement différentes par la rationalisation intégrale signerait la mort de la politique. L’imprévisibilité du flux de la vie sociale, l’irréductibilité de la conjoncture à un cas général, déjouent encore les procédures rationnelles et nous contraignent à agir30. Là où le rationnel continue de se fondre dangereusement dans l’irrationnel31, nous prenons des décisions dans l’incertitude. Même si la perspective de synthèses dynamiques de plus en plus larges offerte par la sociologie de la connaissance encore naissante32 fait espérer un accroissement de lucidité et une réduction de la frange d’irrationnel, il faut résister à la tentation de « maquiller les contradictions » entre les approches qui nous travaillent33. La politique fondée sur ce savoir restera politique en vertu de ce qui en elle relèvera encore de l’évaluation polémique et de la décision34. La volonté de rationalisation de l’irrationnel exprime à la fois la rationalisation dépolitisante du monde moderne et l’exacerbation de la politique que provoque la destruction inquiétante de l’homogénéité intellectuelle pré-moderne. La première pourrait même s’interpréter comme une réponse au « mal-être » (Lebensverlegenheit) qui saisit les individus au bord du gouffre ouvert par des contradictions apparemment insolubles35. Le marxisme aura été le point culminant de la rencontre paradoxale du rêve de dépolitisation dans la science de l’histoire et de l’exacerbation de la politique dans son identification à la révolution.
9L’accentuation de l’imprévisibilité du flux historique, ce qu’un bergsonien appellerait la durée, implique que toute position théorique et pratique, y compris celle qui serait informée par une sociologie de la connaissance enfin développée, ne saisit pas adéquatement la réalité. Tout point de vue sur la totalité intotalisable est particulier et partisan. Le concept d’idéologie sert d’abord à appréhender la subordination de la pensée à l’être, sa dépendance naturelle envers une certaine position au sein de la totalité sociale en mouvement, travaillée par des conflits. Bien que le principe de l’exclusion d’un absolu transhistorique donne au mot « idéologie » un sens intrinsèquement polémique, il est ici axiologiquement neutre dans la mesure où il se contente d’établir la corrélation entre une pensée et une position historico-sociale. Comme tout point de vue particulier fait apparaître le tout sous un angle spécifique, il a une pertinence où se réfléchit la limite du point de vue opposé, par exemple lorsque le locus prolétarien-socialiste détecte le coefficient d’idéologie de la pensée de son adversaire36. Cette conscience est fausse, non en elle-même, mais par sa prétention à valoir au-delà de ses propres limites de pertinence. L’ambition de la sociologie de la connaissance est ainsi de faire apparaître la complémentarité de points de vue devenus exclusifs par leur ambition totalisante.
10Mais le concept d’idéologie ne peut pas conserver ce sens descriptif, axiologiquement neutre, car les pensées sont invalidées quand leur mode particulier d’inféodation à l’être les empêche de s’accorder avec le mouvement intrinsèque à la réalité37. Par exemple, si le prêt sans intérêt est une prescription adaptée à l’univers des communautés de voisinage, elle devient idéologique lorsque l’Église la transforme en arme contre les nouvelles puissances économiques qui créent une société capitaliste, incompatible avec cette règle. Certaines des pensées idéologiques, au sens général et neutre, sont dites idéologiques, en un sens particulier et évaluatif, en raison de leur résistance au mouvement. D’autres pensées idéologiques, au premier sens, sont alors qualifiées d’utopiques parce que leur mode particulier d’inadéquation à la réalité est d’ambitionner de transformer le monde. L’utopie est plus « vraie » que l’idéologie dans la mesure où elle reflète le caractère dynamique et conflictuel du réel, mais elle est tout aussi fausse par son incapacité à le saisir complètement. Dans le cas de l’idéologie, l’inadéquation à l’être est une occultation due à la prédominance « de constituants hérités du passé » ; dans le cas de l’utopie, elle provient du dépassement du présent vers un monde qui n’existe pas et qui n’existera peut-être jamais. Agir politiquement dans le présent c’est principalement38 vivre idéologiquement ou utopiquement dans un monde passé ou futur parce qu’il est impossible de saisir objectivement « une “réalité” qui ne se dévoile que dans la praxis39 », c’est-à-dire dans l’acte, collectif et conflictuel, producteur d’une nouvelle « objectivité », ce que Ernst Bloch appelle l’émergent ou le non-encore-conscient. Comme l’être social-historique est une cristallisation de l’agir soumise à ce dernier, la politique n’existe pas hors d’un imaginaire idéologique et utopique grâce auquel « nous nous situons dans l’histoire pour relier nos attentes tournées vers le futur, nos traditions héritées du passé et nos initiatives dans le présent40 ».
11Évidemment, l’inféodation à l’être des représentations implique que celles-ci ne sont pas idéologiques ou utopiques en soi, mais par leur rôle au sein d’une société à un moment de son histoire. Cette opposition est la plus manifeste lors d’un conflit entre des systèmes de pensées politiques et socialesquirevendiquentunedifférenceessentielle. Lesocialismes’estpensé comme une utopie par opposition au libéralisme qui fonctionnait comme une idéologie assurant la perpétuation du mode de production capitaliste. L’évidence de l’opposition s’est révélée illusoire lorsque le socialisme, sous les formes opposées du communisme soviétique et de la social-démocratie, suivant en cela l’exemple du christianisme, a à son tour fonctionné idéologiquement41. Si nous parlons de l’utopie marxiste, nous comprenons d’abord un projet politique de rénovation complète de la société. Quand on dit que l’idéologie est l’infrastructure de la société soviétique, on veut expliquer la racine de l’oppression et de la stagnation caractéristiques de cette société. C’est pourquoi le sens relationnel et dynamique des termes « idéologie » et « utopie » est le plus manifeste lorsqu’une vision du monde social et politique, comme le christianisme, le libéralisme ou le socialisme, passe de la critique utopique au conservatisme idéologique. L’oscillation entre l’idéologie et l’utopie est en réalité banale et quotidienne parce qu’elle concerne avant tout les idées. Le marxisme a popularisé l’expression d’idéologie dominante alors que le texte fondateur de L’Idéologie allemande invoqué parle d’« idées dominantes42 ». La projection de l’idéologie dominante sur les idées dominantes n’est pas complètement arbitraire. Comme les idéologues sont la fraction de la classe dominante chargée d’élaborer ses idées, on peut conclure avec plausibilité que ces idées forment l’idéologie dominante. Il est néanmoins possible d’exploiter la différence entre les deux expressions. Elles se distinguent en premier lieu par l’usage du singulier et du pluriel. L’expression « idéologie dominante » nous confronte à un ensemble d’idées et fait porter l’accent sur leur cohérence. L’expression « idées dominantes », en revanche, les juxtapose. Elles forment peut-être un tout, mais ce tout, s’il existe, n’est pas ce qui est mis en relief. Un exemple fait immédiatement sentir la différence. Si le libéralisme est l’idéologie dominante, quelqu’un peut déclarer qu’il n’est pas libéral. Le libéralisme parle du marché, de son autorégulation, de la démocratie, de la liberté de conscience, de l’égalité, etc. Faut-il conclure que l’antilibéral est contre ces idées ? Évidemment non. Il est probable qu’il revendique haut et fort la démocratie, l’égalité, la liberté de conscience. Il rejette probablement l’autorégulation tout en acceptant un marché encadré par l’État. Lorsqu’il est question de l’idéologie dominante, l’objet de la critique est l’ensemble comme tel. Dans le cas des idées dominantes, son objet est la manière dont ces idées sont interprétées. Dans cet exemple, la domination de l’idéologie a d’abord un sens exclusif : certains ne se reconnaissent pas dans cette idéologie et la combattent. Dans le cas des idées, elle a un sens inclusif : tout le monde utilise les mêmes idées. Bien sûr, l’expression « idéologie dominante » a aussi un sens inclusif : si le libéralisme est l’idéologie dominante, tout le monde, ou presque, est, en un sens, libéral. De même, l’expression « idées dominantes » a aussi un sens exclusif. L’écologiste combat le productivisme auquel adhèrent presque tous les partis et le dissident ne partage pas l’idée de socialisme qui domine dans la société soviétique - mais ils auront tendance à dénoncer l’idéologie productiviste ou communiste. L’insistance sur le tout, sur l’articulation particulière des idées, met au second plan le fait que certaines sont partagées par ceux qui s’opposent au premier, qu’elles traversent les idéologies et les relient. Évidemment, traverser et relier, ce n’est pas abolir la différence, mais faire de l’identité son support. L’identité doit être perçue à travers la différence dans le cas de l’idéologie, et la différence à travers l’identité dans celui des idées. C’est pourquoi il est plus facile de se distinguer en disant que l’on est libéral ou socialiste plutôt qu’en proclamant son soutien à l’égalité, à la démocratie ou à la liberté.
12Le monde moderne donne ici un exemple d’un phénomène qui lui a préexisté. Lorsque l’ordre féodal parvenait à priver les promesses du paradis de leur « pointe révolutionnaire » en les reléguant hors de l’histoire, elles « participaient encore de cet ordre. Ce n’est que lorsque certains groupes humains intégrèrent ces chimères [Wunschbilder] à leur agir et s’efforcèrent de les mettre en œuvre que ces idéologies devinrent des utopies43 ». L’amour du prochain est idéologique parce que les individus, même s’ils sont pleins de bonne volonté, ne peuvent pas agir en conformité avec lui. Ils vivent cette impossibilité sous la forme d’une neutralisation de la contradiction entre l’idée et la réalité. Celle-ci prend trois variantes qui se combinent dans de nombreuses formes transitoires : l’illusion de leur accord (je crois que l’Église réalise véritablement l’amour du prochain), l’hypocrisie qui les détourne d’une réalité désagréable (je prêche en évitant la confrontation avec la pauvreté) et le mensonge conscient (je prêche le dogme dans l’espoir de tromper autrui). Qu’il s’agisse de l’illusion, de l’hypocrisie et du mensonge, la proclamation du précepte est sans incidence pratique au sens où il laisse subsister la réalité que l’on peut soupçonner de le contredire.
13Mais comment sait-on qu’il y a idéologie ? Si celle-ci contient une résistance à la nouveauté, elle apparaît clairement idéologique à la lumière de sa défaite. L’Église a reconnu le caractère idéologique du prêt sans intérêt en l’abandonnant lorsqu’il était devenu manifestement inapplicable. On peut également juger que le précepte de l’amour du prochain était idéologique dans la société féodale parce que seule la société démocratique a donné un début de réalisation effective aux valeurs d’égalité et d’humanité. C’est donc après coup que le caractère idéologique est clairement identifié44. La rétrospection est inscrite dans la définition de l’idéologie par l’impossibilité de l’application du précepte, définitivement prouvée par l’échec. Il est vrai que celui qui estime que l’Inquisition est véritablement une institution charitable a le sentiment de vivre en accord avec le principe de l’amour du prochain. Cette figure de la conscience idéologique est donc plus idéologique que le mensonge qui tient lucidement un discours en contradiction avec une conscience vraie. La fausse conscience est vraiment fausse quand elle ne perçoit aucune contradiction et que l’individu peut sincèrement vivre chrétiennement dans un monde « réellement » antichrétien. Mannheim caractérise néanmoins l’idéologie par l’impossibilité de vivre en accord avec le précepte, donc plutôt à partir du mensonge que de l’illusion, parce que l’on n’aurait jamais parlé d’idéologie à propos de l’inquisiteur sincèrement chrétien si l’évolution historique n’avait imposé l’« évidence » de la thèse de la contradiction, comme en témoigne l’abandon de l’Inquisition par l’Église. L’idéologie est paradigmatiquement une illusion, mais nous la percevons comme telle parce qu’il est devenu impossible d’y croire, comme a commencé par en témoigner le mensonge cynique.
14Le précepte devient utopique lorsqu’il est utilisé de manière critique par des forces sociales pour « disloquer45 » une figure de l’être socio-historique. Cet élément utopique devient le foyer d’une conscience utopique qui articule des formes d’expérience, d’action et de réflexion. Les désirs et les fins façonnent une image spécifique du temps historique, c’est-à-dire une manière d’articuler le futur, le présent et le passé46. Dans les temps modernes, Mannheim distingue quatre formes de conscience utopique. La première est celle du chiliasme orgastique des anabaptistes emmenés par Thomas Münzer. Pour les couches opprimées, les attentes millénaristes, que l’Église avait combattues en détournant leur pointe subversive vers l’au-delà, « s’inscrivirent soudain dans l’ici-bas, vécues comme réalisables ici et maintenant, investissant l’agir social de leur véhémence peu commune47 ». Le chiliaste guette le moment présent, point de basculement du monde, où le règne terrestre du Messie détruit le passé et « jaillit de l’ici-bas48 ». La deuxième figure de la conscience utopique est l’idée libérale-humanitaire portée par la bourgeoisie en lutte contre une noblesse et une monarchie attachées à la conservation de l’ordre. Elle s’oppose également à la conscience utopique des « couches les plus humbles49 » centrée sur « le Maintenant de la parousie du sens50 », par une conception qualitative du temps historique conçu comme un « devenir progressif » divisé en périodes et régulé par l’idée rationnelle et humanitaire avec laquelle il ne coïncide jamais complètement. Face à cette conscience utopique victorieuse s’est développée celle des conservateurs. Il est paradoxal de parler de conscience utopique conservatrice étant donné que le conservateur est dans un rapport non problématique à l’être qui relègue idéologiquement les éléments transcendants « dans un au-delà de l’histoire à titre de croyance, de religion, de mythe51 ». Or c’est précisément cette adéquation qui est brisée par la puissance de l’utopie libérale. Le conservateur doit maintenant forger une « contre-utopie » où il explicite « un mode d’être et de relation au vécu déjà donné et en en définissant la spécificité par rapport au vécu des libéraux52 ». Il oppose au volontarisme progressiste l’idée que l’utopie se réalise déjà dans l’histoire et que notre tâche, dans les bouleversements complexes du présent, est de distinguer l’essentiel de l’inessentiel et de peser sur le devenir en se fondant sur les valeurs engendrées par le passé53. La quatrième figure de la conscience utopique est l’utopie socialiste-communiste. Elle s’oppose, bien sûr, à l’utopie conservatrice, mais surtout, à l’extérieur, à l’utopie libérale qu’elle radicalise et, à l’intérieur, à la forme anarchiste de l’utopie chiliastique54. Comme l’utopie libérale, elle reporte le règne de la liberté et de l’égalité dans un avenir lointain. Mais elle se retourne violemment contre elle en dénonçant son abstraction, et le caractère formel d’une utopie qui fuit toujours devant nous. Il faut au contraire identifier et développer dès maintenant les forces politiques capables de la réaliser sur la base de conditions économiques concrètes. Par ce « matérialisme », l’utopie progressiste récupère la conscience conservatrice du réel comme historiquement conditionné et d’une « immersion » de l’utopie dans la réalité effective55. Pour le socialiste est donc « virtuellement présent non seulement le passé, mais aussi l’avenir56 ».
15Ce qui frappe dans cette argumentation est que les trois dernières utopies correspondent aux trois idéologies de la modernité et que la première est une variante de celle qui a dominé le passé. Dans cette référence à la trinité idéologique moderne, le mot « idéologie » n’a pas le sens que lui donne Mannheim57 puisque ce qui l’intéresse est la capacité de cette conscience à mettre en cause pratiquement un ordre et non à le conserver. Il semble néanmoins que la coïncidence entre les utopies et les idéologies ne soit pas simplement verbale. D’une part, les consciences utopiques sont présentées dans leurs rapports polémiques. Or, du point de vue de la conscience socialiste, les utopies libérale et conservatrice sont bien des idéologies au sens de Mannheim dans la mesure où elle les accuse de ne pas réellement mettre en cause l’ordre social. La justification du mot « utopie » dans le cas du conservatisme est particulièrement délicate. Ce dernier ne lutte-t-il pas contre la nouveauté, au pire pour l’empêcher, au mieux pour la neutraliser, en la ramenant sous le contrôle de l’ancien ? Il en va de même pour la conscience utopique libérale : « L’idée de progrès devint à elle-même son propre frein, en ce qu’elle découvrait des intervalles nécessaires, des degrés intermédiaires dans le devenir qu’on pensait encore et toujours rectiligne58. » Le renvoi de l’accomplissement utopique à un avenir lointain et indéterminé, et la corrélative prédication de la prudence et de la patience, contiennent une justification, forcément douloureuse, de ce qui s’oppose à l’objectif final, au nom de la nécessaire progressivité de l’évolution. La conscience utopique socialiste apparaît à elle-même comme idéologique quand elle se voit du point de vue de sa forme chiliastique anarchiste. Le socialisme orthodoxe retient du conservatisme la nécessité de la maturation historique, et du libéralisme l’idée de la progressivité. Lui aussi prêche la prudence et la patience ! Il n’est même pas sûr que la conscience chiliastique échappe au soupçon d’idéologie. Pour qu’elle soit réellement utopique, elle devrait avoir le pouvoir de transformer la réalité dans le sens visé. Or, comme Mannheim reproche à l’anarchisme de Gustav Landauer de simplifier la réalité et de faire preuve de « cécité à l’être » et à sa diversité, il est fort peu probable que cette subversion de l’être puisse être effective59. La conscience en apparence la plus utopique pourrait, en définitive, ne pas l’être réellement, et même être en un sens supra-idéologique. Sa radicalité et son totalisme la rendent tellement transcendante à l’être qu’elle est privée de toute incidence réelle sur lui.
16Mais alors, s’il n’y a pas de coupure entre l’utopie et l’idéologie, comment peut-on les différencier ? « Transcendantes à l’être, les utopies le sont également car elles aussi permettent à l’agir de se régler sur des éléments que de son côté ne contient pas l’être mis en œuvre ; mais ce ne sont pas des idéologies, ou si elles ne le sont pas, c’est pour autant que et dans la mesure où elles parviennent à transformer la réalité ontique historique effective [die bestehende historische Seinswirklichkeit] moyennant effets réactifs [durch Gegenwirkung] dans le sens par elles visé60. » Il n’y a pas ici de différence radicale entre l’idéologie et l’utopie puisqu’il s’agit dans les deux cas de représentations inadéquates, voire d’une seule et même représentation. La condition nécessaire pour que la représentation non congruente puisse être considérée comme utopique est la prise de conscience, ou plus exactement l’affirmation d’une contradiction entre la représentation normative et la réalité, puisque l’illusion du croyant sincère prouve qu’il n’y a pas d’évidence. Il faut ensuite que cette position théorique se traduise par l’exigence de sa suppression et de la mise en accord de la réalité avec la représentation. Comme nous l’avons vu, si l’exigence reste purement théorique, la nécessité du mot « utopie » s’affaiblit car sa signification tend à se réduire à celle de rêve. L’exigence critique se distingue du rêve par l’effectivité de sa critique, par sa capacité à transformer suffisamment la réalité, en s’accordant suffisamment avec les idéaux. Malheureusement, le critère pratique rétrospectif61 est très incertain. Si à la suite de la prise de conscience de la contradiction entre l’Inquisition et le christianisme, les chrétiens suppriment la première, le précepte de l’amour du prochain aura fonctionné utopiquement. Ce n’est cependant pas tout à fait sûr. Il se pourrait en effet qu’une politique tolérante affaiblisse le christianisme et consacre la prédominance de valeurs non chrétiennes en son sein. Au moment où Mannheim écrit, le marxisme est une utopie puisque l’Union soviétique a effectivement transformé la société dans un sens socialiste. Si l’on estime en revanche que ce socialisme est « faux », alors la transformation ne s’est pas faite dans le sens visé par la théorie et le marxisme n’est pas une utopie. Mais on ne saurait non plus exclure a priori, à une échelle de temps plus grande, que ce jugement soit révisé si un jour d’autres États socialistes, même non soviétiques, voient le jour. L’indétermination des termes et le caractère contestable de leurs interprétations imposant un jugement signifient qu’il n’y a pas de critère objectif même rétrospectivement.
17La difficulté est évidemment encore plus grande lorsque manque la possibilité de s’appuyer sur l’évolution historique effective : « […] déterminer ce qu’il convient de considérer comme idéologie et comme utopie in concreto, au cas par cas, est inimaginablement difficile. Car il s’agit constamment d’une représentation demandant évaluation et étalonnage où l’on doit inévitablement, en y procédant, s’impliquer dans les volitions et le sentiment vital des partis aux prises pour la maîtrise de la réalité historique effective62 ». Distinguer l’utopie et l’idéologie lorsque nous sommes face aux partis qui tentent polémiquement d’imposer un sens au mouvement, c’est participer à leur lutte en jugeant à notre tour, dans l’incertitude historique, de ce qui conserve ou transforme réellement la réalité. La sociologie de la connaissance peut seulement montrer comment les différents jugements dépendent de la position sociale. L’usage de ces termes est ainsi fortement travaillé par les rapports de domination. Ceux qui « vivent » comme « pleinement effective » cette configuration sociale, les « dominants », vont traiter d’utopies « toutes les représentations, qui de leur point de vue, ne pourront jamais être réalisées63 ». Pour invalider la critique qui peut avoir une pertinence dans une conjoncture plus ou moins proche, et pour laquelle il n’est pas déraisonnable de militer, ils donnent à l’utopie le sens d’un irréalisable absolu. Du coup, les représentations qui selon leur vécu s’accordent avec la réalité sont qualifiées d’idéologies par les opposants, les « dominés ». Aux yeux de ces derniers, l’utopie, s’ils emploient ce mot, est relative à une certaine configuration sociale en voie de transformation et réalisable à plus ou moins long terme64. Les conditions sociales du jugement des acteurs ne préjugent évidemment en aucune manière de sa vérité. L’une des thèses cardinales de cette sociologie est que la pensée inféodée à une position sociale jouit d’une réelle pertinence quoique limitée. Comme certains usages des termes « idéologie » et « utopie » des différents acteurs peuvent donc être a priori parfaitement justifiables65, la sociologie va « jouer les uns contre les autres les préjugés de chaque locus » dans l’espoir de former un concept plus compréhensif qui tienne compte de la dynamique de la réalité sociale66. Hélas, elle nous apprend elle-même qu’elle butera tôt ou tard sur le fait de la politique et son noyau d’irrationalité67…
18La polarité imaginaire de l’idéologie et de l’utopie, imposée par le mouvement, prive la distinction de toute objectivité en raison de son indétermination : « […] dans le procès historique qui les oppose, les éléments d’utopie et d’idéologie ne sont pas étanches. Les utopies des couches montantes sont souvent largement recrues d’éléments idéologiques68 ». L’idée bourgeoise de liberté était utopique, mais nous savons, maintenant qu’elle est devenue réalité, qu’elle contenait aussi des éléments idéologiques, combattus par la nouvelle utopie socialiste. L’utopie n’était pas aussi utopique, aussi radicale qu’elle le paraissait. Elle était, dès l’origine, porteuse d’éléments conservateurs qui allaient à leur tour freiner le mouvement libérateur de l’histoire. Mais Mannheim suggère que la réciproque est également vraie : « Mythes, contes, promesses religieuses d’un au-delà, imaginations humanistes, récits de voyage furent constamment l’expression implexe [wechselnder] de ce que la vie réalisée ne contenait pas. Dans le tableau de l’étant tel ou tel, elles étaient couleurs complémentaires plutôt qu’utopies réactives corrodant l’être mis en œuvre69. » Cette observation doit être rapprochée de l’idée déjà examinée selon laquelle ces promesses dont la « pointe révolutionnaire » était émoussée appartenaient à l’idéologie avant de retrouver leur tranchant dans l’action subversive. La grisaille idéologique a besoin de couleurs pour captiver les rêves humains de libération. La forme illusoire de la conscience idéologique vit le monde prosaïque sur le mode de la poésie et la réalité comme la réalisation du rêve. Si les formes hypocrite et cynique voient la prose du monde dans toute sa grisaille ou sa noirceur, elles n’abandonnent jamais la référence à ce qui devrait être.
19Qu’avons-nous finalement appris ? L’historicité de la réalité sociale nous impose de penser la politique à partir de la polarité de l’idéologie et de l’utopie mais nous sommes incapables de les distinguer clairement. Une certaine philosophie n’aura guère de scrupules à juger que l’absence de critère clair sape l’intérêt de la distinction. Heureusement, la critique n’échappe pas à la critique : les exigences philosophiques de clarté et de distinction sont condamnées à se briser sur la conflictualité et l’imprévisibilité du devenir. L’utopiste se réjouit de la reconnaissance d’une ouverture historique où vivent des espérances transcendant les étroites limites d’une raison historiquement conditionnée. Il est exalté par le spectacle de l’imaginaire démasquant l’arrogance d’une raison qui réduit l’agir humain à ce qu’elle peut misérablement calculer. Et il répète avec gourmandise : « Oui, bien sûr, nous voulons trop ; c’est notre droit enragé et plus encore notre devoir »… Une inquiétude le saisit néanmoins, ou du moins devrait le saisir. S’il est impossible de séparer clairement l’utopie de l’idéologie, ce « trop » est peut-être un « pas assez ». Ce qu’il imagine être une « véritable » altérité n’a peut-être pas tant de radicalité. Le conservateur savoure alors cet embarras : « Pourquoi donc dois-tu régulièrement taper du poing : “L’utopie est l’utopie !” ? N’est-ce pas le signe que le véritable contenu de la tautologie est la reconnaissance de sa compromission intrinsèque avec l’idéologie ? “L’utopie n’est pas l’utopie”, telle est la cruelle vérité ! Elle n’est rien de réel, juste un fantasme. »
20Comment l’utopiste peut-il se tirer de l’embarras où le met sa fructueuse alliance avec la sociologie de la connaissance ? Il soutiendra, bien sûr, que la contradiction du conservateur, « l’utopie n’est pas l’utopie », est effectivement une contradiction et qu’elle ne révèle aucune identité secrète avec l’idéologie. Il n’hésitera pas à contre-attaquer en retournant l’accusation : la nécessité de la tautologie provient de la tendance de l’idéologie à nier cette différence alors qu’elle en vit. N’est-il pas remarquable que les différentes formes de la conscience idéologique contiennent une référence au principe utopique ? L’idéologie vit en parasitant l’utopie. Dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, remarque Bloch, la bourgeoisie ascendante s’est dissimulée à elle-même la vérité prosaïquement économique de son intérêt. Elle s’est « droguée » d’utopie, ajoute-t-il, parce qu’elle avait besoin « d’une passion de grande portée »70. Il ne s’agit donc pas simplement d’une automystification, mais de la captation de l’énergie dont cette classe peu héroïque était naturellement dépourvue. Il est vrai que Bloch distingue différentes phases de la conscience idéologique et qu’il se réfère ici à la bourgeoisie révolutionnaire, qui croit alors sincèrement à l’universalité qu’elle proclame. Il en va encore ainsi dans la phase victorieuse où la classe fait « resplendir d’un éclat politique, juridique et cultuel » l’infrastructure qu’elle vient de créer. Enfin, la référence à la transcendance subsiste même sous la forme hypocrite de la conscience idéologique de la classe agonisante. Bien qu’elle ait perdu « sa bonne foi dans la fausse conscience », « elle embaume la pourriture de l’infrastructure, la revêt d’un éclat phosphorescent en baptisant la nuit jour et le jour nuit »71. L’idéologie n’existe pas sans référence à l’élément utopique, le jour, auquel seules de nouvelles forces sociales, plus révolutionnaires, pourront enfin donner une objectivité : « Ce que le Citoyen a promis, cette grande promesse qu’il a faite ne peut être tenue à coup sûr que par le socialisme. Quoi qu’il en soit, elle peut être tenue et représentait donc alors la contribution d’un excédent utopique à l’œuvre au sein de l’aspiration bourgeoise elle-même72. » L’idée d’excédent utopique préserve la différence entre l’idéologie et l’utopie grâce à la transcendance spécifique de la seconde. Elle est en excès, un dépassement du présent vers un futur qui réalisera la promesse aujourd’hui trahie. Au moment où l’idéologie nous enferme dans le présent, elle doit nous projeter imaginairement au-delà d’elle-même par cet excès qui conditionne notre réconciliation avec le donné73. En ce sens, ce n’est pas l’utopie qui se confond avec l’idéologie, mais, à l’inverse, c’est l’idéologie qui doit être pensée à partir de l’utopie. Elle est l’utopie inaboutie, sa cristallisation prématurée et trompeuse74.
21Malheureusement, l’idée d’un « excédent utopique » prend une signification plus inquiétante lorsque l’accent ne porte plus sur l’excédent, mais sur l’efficace de sa présence au sein de l’aspiration bourgeoise elle-même. L’excédent supplée à l’incapacité de la fausse conscience à embellir le donné par ses seules forces et à harmoniser prématurément les contradictions sociales75. C’est par le biais de ce qu’il prétend être, donc ce qu’il n’est pas, que nous acceptons ce qui est76. Le coût de cet argument n’est évidemment pas négligeable. L’utopie projette l’idéologie hors d’elle-même grâce à son immanence. En ce sens, l’excédent, malgré toute son hétérogénéité, ou plutôt grâce à elle, fait partie de ce qu’il prétend dépasser. L’utopie est idéologiquement fonctionnelle ; elle n’est pas ce qu’elle prétend être. « Si, en dernière analyse, ce qui nous réconcilie avec le donné est l’utopie, dit le conservateur, alors, moi aussi, je suis utopiste ! »
22L’idée d’excédent utopique renouvelle et intensifie le problème : « La question qui se pose maintenant est de savoir si et dans quelle mesure ce contre-courant anticipant ne se confond pas tout bonnement avec un simple embellissement du Donné. Surtout dans le cas où cet embellissement, bien que source d’illumination, cesse d’être en grande partie un contre-courant pour n’être plus qu’un polissage douteux du Donné77. » L’interrogation sur le sens critique ou conservateur de l’élément utopique internalise la distinction problématique entre l’idéologie et l’utopie. La ligne de démarcation passe désormais au sein de l’utopie elle-même : « […] le rêve vers l’avant non mené à bien, la docta spes que seul le bourgeois tient à discréditer, c’est cela seul qui mérite le plus sérieusement le nom d’utopie, que la réflexion et une discrimination prudente permettent de distinguer de l’utopisme ; dans sa concision et sa précision nouvelles, ce terme devient synonyme d’organe méthodique pour le Nouveau, d’état physique objectif de l’Émergent78 ». Un scalpel « platonicien » doit séparer le réel du simulacre, l’anticipation « authentique » de l’inauthentique, l’intuition « saine » de la pathologique, l’avenir « véritable » du faux, le réalisme et la possibilité « réels »79 de leurs ombres abstraites, l’utopie de l’utopisme, l’utopie concrète de l’abstraite80. S’il faut ainsi « remettre sur pied » la capacité utopique81, c’est qu’elle se tient si bien sur sa tête que même ses amis n’en ont pas toujours conscience. C’est grâce à la « dénaturation » et à la transposition de la fonction utopique que le donné s’auréole et nous arrache notre consentement. L’utopiste est celui qui est a priori convaincu que « même dans ces corrections impropres du Donné, il doit être possible de découvrir sporadiquement la fonction utopique originale et maintenue dans son caractère concret ; il doit être possible de confronter les déformations et les abstractions, dans lesquelles tout n’est pas condamnable82 ». C’est en faisant travailler l’espérance qu’il extrait ces éléments utopiques purs83.
23Mais comment savoir que nous saisissons l’original ? Comment « l’organe méthodique pour le Nouveau » le reconnaît-il ? Que signifient concrètement l’accumulation de ces adjectifs appliqués à l’utopie (« sain », « authentique », « véritable », « réel », « dénaturé », « originale », « concret ») et, plus généralement, les répétitions du philosophe ? Un esprit méfiant ne manquera pas de soupçonner une manière verbale de combler un vide théorique. Lisons, par exemple, cette autre description du travail de l’espérance : « La fonction utopique arrache cette part à la mystification ; elle fait en sorte que toutes les manifestations fraternelles de l’histoire se découvrent de plus en plus apparentées les unes aux autres84. » Quand le philosophe se répète, le sceptique pose à nouveau sa question. Comment reconnaît-on ce qui est fraternel ? La planification, souvent défectueuse, qui vise explicitement le bien commun est-elle réellement plus fraternelle que le marché qui le réalise grâce au moteur de l’égoïsme ? Une fois que l’on a isolé et rassemblé les éléments de ce qui est réellement fraternel, en quoi consiste exactement leur mode de liaison ? Bloch ne cache pas les contradictions entre les utopies. Il oppose, par exemple, l’utopie de la liberté de Thomas More à l’utopie de l’ordre de Tommaso Campanella. La Cité du soleil relève de l’utopie comme la libérale Utopie parce que l’homme y cherche le bonheur sur la base de la négation de la propriété privée. Mais elle s’y oppose totalement par la subordination complète de la vie à l’ordre astral. Bloch la décrit comme une « dictature sidérale85 », comparable à « une dictature militaire86 », qui prive l’homme de toute liberté. Comme, dans un cas, l’abolition de la propriété privée aboutit à l’égalité parfaite et que, dans le second, elle fonde une nouvelle hiérarchie, on s’attend à la condamnation de La Cité du soleil comme une trahison de l’utopie. Bien que toutes les utopies ne méritent pas vraiment ce nom, Bloch ne dit pas qu’elle en est une « fausse »87. L’exclusion de cette possibilité s’explique par la capacité du point de vue dialectique à intégrer ce que cette utopie a de positif malgré son abstraction. More et Campanella sont les deux pôles d’une contradiction qui se reproduira par la suite88 et dont la solution est le « centralisme démocratique » de la « dialectique matérialiste » où la liberté concrète se réalise dans un ordre concret89. C’est donc une nouvelle fois le marxisme qui fournit la base du jugement. Or l’aveuglement rétrospectif de cet éloge répété90 en révèle la vacuité et renforce la puissance d’illusion de l’accumulation des adjectifs (« sain », « authentique », « véritable », « réel », « dénaturé », « originale », « concret ») censés distinguer l’utopie de sa dénaturation idéologique.
24L’argumentation de Bloch contient encore une ressource. Le chapitre sur les rapports entre l’idéologie et l’utopie se termine par une valorisation utopique de l’art comme « excédent culturel91 ». La culture est le côté de l’idéologie qui ne se confond pas complètement avec la fausse conscience de la société de classes. Ses œuvres sont une « recherche de la voie et du contenu de l’espérance comprise. C’est de cette manière seulement que l’utopie retire ce qui est sien des idéologies et que s’explique le caractère progressiste des grandes œuvres se perpétuant tout au long de l’histoire, des grandes œuvres de l’idéologie elle-même92 ». C’est « l’esprit de l’utopie » que l’on perçoit dans la cathédrale de Strasbourg, la Divine Comédie et surtout dans la musique de Ludwig van Beethoven et de Johann Sebastian Bach, puisque cet art jouit, comme chez Arthur Schopenhauer, d’un indiscutable privilège philosophique sur les autres : cet esprit « est dans le désespoir de ne posséder encore l’Unum necessarium que comme objet perdu et dans l’Hymne à la joie. Le Kyrie et le Credo s’élèvent avec des accents tout nouveaux [auf ganz andere Art] dans le concept d’utopie conçu comme celui de l’espérance éclairée [der begriffenen Hoffnung], même lorsque le reflet de l’idéologie encore simplement liée à son époque s’en est retiré, dans ce cas-là surtout93 ». Le Kyrie de la Messe en si mineur exprime le sentiment douloureux de ce qui nous manque encore alors que le Credo communique la joie de ce que l’on possède déjà. L’expérience musicale est habitée par l’espérance. Ici, Bloch n’écoute pas Bach comme on le fait habituellement, ou comme il le faisait avant d’avoir conçu l’utopie comme espérance éclairée. Il ré-entend cette musique parce qu’elle se manifeste dans le concept adéquat de l’utopie. Le concept n’est pas appliqué à la musique comme à un objet extérieur. Elle en est un élément constitutif dans la mesure où elle est perçue autrement dans et grâce à la pensée.
25 En soulignant que cette perception est indépendante de l’idéologie de l’époque, et qu’elle devient plus forte lorsque celle-ci change, Bloch repousse l’objection matérialiste selon laquelle l’appartenance de l’art à la superstructure l’asservit à l’infrastructure94. L’œuvre, qui n’était qu’une décoration de la société lors de sa naissance, nous découvre maintenant « le contenu humain de l’espérance95 ». L’Acropole est l’œuvre d’une société esclavagiste, mais comme le remarquait Marx, l’art grec continue de valoir malgré la disparition des conditions qui l’ont fait naître96. « […] si ces fleurons se laissent arracher à leur première terre historico-sociale, c’est parce qu’il n’y a dans leur essence même rien qui les y attache97 ». Les œuvres classiques, recueillies dans l’héritage culturel, jouissent « d’une éternelle jeunesse, riche de perspectives, toujours nouvelles98 » grâce à laquelle elles continuent d’être tournées vers l’avenir.
26Pour discuter ce point, prenons l’exemple d’une œuvre, quasi contemporaine de L’Esprit de l’utopie, étroitement liée à la question de l’utopie par sa thématique et son contexte. C’est dans la Russie soviétique de 1923, où, selon Bloch, l’utopie concrète est déjà à l’œuvre, qu’Evguéni Zamiatine rédige, sans réussir à le publier, son roman Nous autres. Il décrit un État unique mondial, quasi intégralement rationalisé selon les principes de Frederick Winslaw Taylor, en vue du bonheur de tous ses membres99. Le livre est le journal rédigé par D-503 à l’intention des habitants des autres planètes que l’État Unique espère rendre heureux en les soumettant, pacifiquement ou, à défaut, violemment, à son régime rationnel100. Le blochien n’a guère de peine à extraire l’utopie de cette critique de la soi-disant utopie réalisée, c’est-à-dire de l’idéologie. Le lecteur de Nous autres perçoit immédiatement l’absurdité de ce monde dépolitisé où les individus, réduits à des numéros, ne sont que les membres anonymes de la masse rationnellement administrée par le Bienfaiteur. Il est naturellement solidaire des hérétiques, représentés par la troublante I-330, qui espèrent faire revivre les valeurs humaines auxquelles nous sommes attachés. À cet effet, les rebelles tentent de s’emparer de l’Intégral, la machine spatiale destinée à diffuser la bonne nouvelle, et dont D-503 est le constructeur. Ce n’est donc pas un hasard s’il rencontre I-330 et s’il se rend, à son invitation, à l’auditorium 112 où se tient une réunion consacrée à la musique. On y entend le haut-parleur faire l’annonce suivante : « Voici un spécimen très amusant de ce qu’ils [les hommes du passé] obtenaient : un morceau de Scriabine, du xxe siècle. Cette boîte (un rideau s’ouvrit sur l’estrade, découvrant un instrument ancien) cette boîte noire était appelée “piano”101… » Surgit alors I-330, dans une longue robe noire, qui interprète sur cette boîte une musique « sauvage, nerveuse, bigarrée, comme leur vie alors, sans l’ombre de mécanisme rationnel ». D-503, un moment troublé, se ressaisit et réagit normalement en riant avec ses voisins de la folie des hommes du passé. Il sera, malgré son moi rationnel, entraîné par I-330 dans le complot, avant d’être sauvé et définitivement guéri de son mal grâce à l’ablation de l’imagination.
27Il est certainement significatif, pour un blochien, que l’entrée de D-503 dans la voie utopique de l’hérésie soit associée à une expérience musicale. « La musique, dit-il, est l’art du franchissement utopique par excellence102. » Le choix d’Alexandre Scriabine soulève quelques questions Les adjectifs utilisés s’appliquent particulièrement à la dernière période du compositeur, laquelle le place dans l’avant-garde musicale européenne. Il est donc curieux que Scriabine n’ait jamais été interdit en Union soviétique103. Ses audaces musicales, inspirées par une philosophie d’un idéalisme débridé aux accents mystico-utopiques104, pouvaient facilement être accusées de formalisme et permettaient d’y entendre du chaos plutôt que de la musique105. Scriabine est-il un compositeur soviétique comme dans la réalité ou anti-totalitaire et anti-soviétique comme le suggère Nous autres ? Le problème concerne également l’Hymne à la joie auquel Bloch fait référence. « […] tous les franchisseurs de frontières ressortissent sans exception au royaume de Beethoven, chez Beethoven toute musique se fait Ouverture de Prométhée [… ]106 ». Prenons les choses de manière plus prosaïque. Quand Pau Casals apprend la nouvelle du coup d’État fasciste le 18 juillet 1936, il répétait à Barcelone la Neuvième Symphonie. Celui qui, plus tard, choisira de protester en arrêtant de jouer en public, invite ses musiciens à aller jusqu’au bout de l’œuvre107. Pendant la guerre, la Philharmonie de Berlin interprétait cette symphonie sous la direction de Wilhelm Furtwängler. Est-elle anti-fasciste ou fasciste108 ? Furtwängler, musicien allemand, hostile au nazisme, longtemps honoré par le régime et convaincu de la transcendance de la musique109, incarne à lui seul cette interrogation. L’œuvre musicale anti-fasciste la plus célèbre de la guerre est la Septième Symphonie de Dmitri Chostakovitch, exécutée à Léningrad alors assiégée, puis aux États-Unis. Qu’est-ce qui, musicalement, empêchait que Furtwängler, ou mieux encore, un membre du parti nazi comme Herbert von Karajan, en donne une grande interprétation où les Allemands auraient entendu leur combat contre le judéo-bolchévisme, là où les Soviétiques et les démocrates entendaient celui du peuple soviétique contre la barbarie nazie ? Évidemment, rien. Qu’y a-t-il donc de spécialement utopique dans ces oeuvres ? La référence à l’Hymne à la joie suffit subjectivement parce que, conformément à une conception extatique ou spéculative de l’art110, l’œuvre est porteuse d’une plénitude de sens et nous fait accéder à une vérité supérieure. La musique se prête particulièrement bien à cette conception en raison de son abstraction, ce que l’on appelle parfois l’universalité du langage musical. La contrepartie de cette vertu est, malheureusement, la possibilité, voire la nécessité, de la déterminer de manière diverse et même contradictoire, en y projetant nos propres particularités. La plénitude de l’expérience musicale à laquelle nous convie Bloch nous fait à nouveau sentir le vide du concept d’utopie par le biais de l’inquiétante ambivalence de la musique111.
28L’épisode de Nous autres fait apparaître sous un autre aspect la difficulté de l’idée d’excédent culturel ou utopique de l’idéologie. L’objet de la réunion à laquelle se rend D-503 est la composition mathématique de la musique grâce au musicomètre : « En tournant cette manette, n’importe qui parmi vous peut produire jusqu’à trois sonates à l’heure. Comparez cette facilité à la peine que devaient se donner vos ancêtres pour le même résultat. Ils ne pouvaient composer qu’en se plongeant dans un état d’“inspiration”, forme inconnue d’épilepsie112. » La douleur de l’épilepsie113 est décrite comme un processus qui rappelle le mouvement de Vers la flamme. Est-ce ce poème de Scriabine que I-330 a interprété ? Le moment de vacillement de D-503 a-t-il été un vertige semblable aux tourbillons de cette pièce ? « Oui, l’épilepsie est une maladie mentale, une souffrance. D’abord douce et lente, la morsure devient toujours plus profonde. Et, lentement, le soleil. Ce n’est pas notre soleil bleu-cristal dont la lumière égale traverse les tuiles de verre, non, c’est un soleil sauvage, destructeur, brûlant et réduisant tout en miettes114… » Dans l’État Unique, cette puissance destructrice est domestiquée par le mur de verre115 qui sépare ses numéros de la nature où se réfugient les hérétiques. En le franchissant avec I-330, D-503 découvre cet autre soleil116, celui qui irradie la musique « épileptique » de Scriabine. Dans l’État Unique, la musique est, comme le soleil, privée de sa sauvagerie. Grâce à la mathématisation qui lui confère une « régularité grandiose et inflexible117 », sa beauté devient celle d’un mécanisme. D-503 admire ainsi le ballet des machines construisant l’Intégral à la lumière d’« un léger soleil bleu » : « Le burin fléchissait au rythme d’une musique feutrée [neslychnoï]118. »
29Cette association de la musique et de la machine ne s’accorde pas avec la quasi contemporaine et chaotique « musique des machines » d’Alexandre Mossolov119. En faisant voir dans les mouvements de la machine la transcription spatiale d’une musique inaudible, Zamiatine ne met pas l’accent sur le bruit et les bouleversements propres aux périodes révolutionnaires, mais sur la régularité120, conformément aux exigences de la perfection totalitaire de l’État Unique. Zamiatine imagine, ici, la forme de la musique d’une société soumise à une domination totale de la raison et devenue l’un de ses rouages. L’objet de ce passage est donc semblable à celui des réflexions que Theodor W. Adorno a consacrées à la musique populaire dans une société complètement administrée. Adorno se réfère principalement au jazz, qui, au moment où il croyait encore à la solidité de son hégémonie121, allait être balayé par le rock. Il propose, en fait, un idéal type de la musique soumise, comme le reste de la société, à la domination totale. C’est pourquoi la musique populaire, qu’Adorno appelle aussi légère, n’est pas faite par le peuple, mais produite par l’industrie culturelle pour le divertissement des masses122, même si, en accord avec les principes de la société bourgeoise ou démocratique, ses acteurs individuels sont socialement dominés, comme le sont les Noirs ou un Blanc jeune et pauvre.
30 Son trait fondamental n’est pas la simplicité, mais la standardisation123, y compris dans ce qui semble la déjouer : « Cette machine à la marche inexorable garantit, quelles que soient les aberrations qui peuvent survenir, que le tube reproduira la même expérience familière et qu’aucun élément véritablement nouveau ne sera introduit124. » Ce caractère « rigide et mécanique125 » provient de l’absence de relation dialectique entre le tout et les parties, typique de la musique savante. Cette dernière exige de la part de l’auditeur un effort d’écoute, qui est un acte de connaissance, et non de reconnaissance, parce que son objet est l’engendrement du nouveau, la créativité du devenir, ce que Bloch appelle l’émergent. Quand le tout est donné et indifférent aux détails126, comme dans la musique populaire, « la composition écoute pour l’auditeur127 » qui réagit en fonction d’« un système de réponses mécanisées128 », réduit à la reconnaissance du connu, et inculqué par le matraquage médiatique. Cette détemporalisation mécanique de la musique et de l’écoute se distingue seulement de celle imaginée par Zamiatine par le caractère encore artisanal de la production129 et par la préservation du sentiment d’individualité. Il s’agit évidemment d’une « pseudo-individualité130 », complètement opposée « à l’idéal d’une individualité vivant dans une société libre et libérale131 ». La vérité de notre monde n’est donc pas fondamentalement différente de celle de l’État Unique : « Le culte des machines, représenté par le rythme de fer du jazz, implique une renonciation à soi qui s’enracine nécessairement dans l’espèce de malaise diffus de la personnalité de celui qui obéit. […] L’adaptation à la musique-machine implique nécessairement la renonciation à ses sentiments humains et un fétichisme de la machine qui ne peut qu’obscurcir le caractère instrumental de cette dernière132. » En raison de sa structure mécanique et rythmique, de l’écoute stéréotypée qu’elle prédétermine et de ce qu’elle exclut, l’émergent et son écoute, la musique de masse façonne la pseudo-individualité obéissante requise par l’ordre anonyme de la société administrée133. Le plaisir qu’elle procure est idéologie et il l’est d’autant plus qu’il est intense. Comme le rappelle la référence au sado-masochisme, on peut avoir du plaisir avec n’importe quoi, même en souffrant et en faisant souffrir. L’important est de déterminer ce que l’on aime, pourquoi et la valeur des valeurs que véhicule cette passion.
31L’opposition entre la musique sérieuse et « la marchandise artistique mécanisée134 » s’accroît avec la nouvelle musique représentée par Arnold Schönberg. Face aux progrès du « domaine du divertissement », elle pratique un « écart absolu135 », attesté par l’accusation d’intellectualisme, l’incompréhension et l’absence d’auditeurs136. La tonalité, typique de l’époque bourgeoise, a réprimé le désir de la dissonance où s’exprime la douleur de l’individualité opprimée, en créant une stabilité conforme, non à la réalité antagoniste, mais à l’idéologie qui la dissimule137. C’est cette fausse conscience, perpétuée par l’industrie culturelle138, que met en cause la nouvelle musique. Elle heurte une oreille « tonale », privée de la capacité de concentration et de la fantaisie imaginative exigée par l’écoute du divergent et la création « de l’unité dans la vraie multiplicité du divers, en suivant sa réalisation139 ». Le choc de l’atonalité est en effet d’émanciper la dissonance et de libérer la polyphonie140. Elle effraye par son irrationalité, sa barbarie et son primitivisme141. Dans Erwartung, Schönberg a pu écrire, dans une sorte de transe où explose l’inconscient142, l’« enregistrement sismographique des chocs traumatisants143 » de l’héroïne. Pour parler comme D-503, l’oreille perçoit une musique « pitoyable et libre qui - en dehors d’une fantaisie sauvage - n’est limitée par rien144… ». À l’image desnuméros de l’État Unique entendant Scriabine, le public a réagi à cette nouvelle combinaison de sons en riant, mais aussi, comme s’il percevait une menace, avec indignation et en sifflant lors de mémorables scandales145.
32La musique est idéologie en raison de l’autonomie formelle qui semble la placer au-delà des tensions sociales. La nouvelle musique cesse de l’être parce qu’elle répond à la « société enchaînée » par l’« art déchaîné »146 qui fait entendre le chaos social dans ses dissonances. Paradoxalement, cette musique, dite incompréhensible, n’est pas écoutée parce qu’on la comprend trop bien147. Mais comme l’inhumanité exprimée dans la structure de l’œuvre s’oppose « au nom de l’humain » à celle du monde148, l’art est aussi utopie. Mais cela veut également dire qu’il l’est à condition de ne pas chercher à la réaliser :
Le Nouveau, en tant que cryptogramme, est l’image de la ruine ; l’art n’exprime l’inexprimable, l’utopie que par l’absolue négativité de cette image. En elle, se rassemblent tous les stigmates du repoussant et du répugnant dans l’art contemporain. Par un refus intransigeant de l’apparence de réconciliation, l’art maintient cette utopie au sein de l’irréconcilié, conscience authentique d’une époque où la possibilité réelle de l’utopie - le fait que d’après le stade des forces productives, la terre pourrait être ici et maintenant le paradis - se conjugue au paroxysme avec la possibilité de la catastrophe totale149.
33 Bien qu’il s’agisse d’une musique de l’angoisse150, ou plutôt pour cette raison, on pourrait dire qu’Erwartung « s’élève avec des accents tout nouveaux dans le concept d’utopie conçu comme celui de l’espérance éclairée ». L’aspiration à la réconciliation authentique est celle qui peut seulement être négativement indiquée lorsqu’on a le courage de regarder et de montrer l’horreur en se plaçant au bord du chaos et du néant.
34Pour Adorno, le jazz est « la parabole d’une société mise en hibernation, non sans quelque ressemblance avec le cauchemar du Meilleur des mondes de Huxley151 » et, aurait-il pu ajouter, avec Nous autres de Zamiatine. Christian Béthune lui reproche d’être un Occidental sourd à la singularité inouïe du jazz : une musique noire, née d’une oppression enracinée dans l’esclavage152, qui depuis l’origine a dû composer avec les exigences commerciales et de divertissement des maîtres blancs153. Mais c’est précisément en raison de cette dimension protestataire qu’Adorno l’a érigé en modèle de la musique populaire154. Il rappelle l’origine noire du jazz, l’effort répété pour lui rendre ses « allures sauvages » originelles contre la standardisation commerciale155. Il admet que sa « domestication », observable en Amérique, n’est pas encore achevée en Europe156 et il distingue parfois l’amateur de jazz du pur auditeur de musique de divertissement157. Malgré tout, ses « origines anarchiques », qu’il « partage avec tous les mouvements de masse répandus de nos jours158 », et dont le souvenir continue de le hanter, s’effacent devant ce que leur refoulement en a fait musicalement et socialement159. Adorno critique ceux qui ne voient en lui que l’aspect excessif, insoumis, novateur, non parce qu’il est effectivement sauvage, anarchique et avant-gardiste, mais parce qu’il est, au fond, docile, conformiste et dépassé depuis toujours par les audaces de la musique savante160. Si, en un sens, le jazz a été récupéré, l’asservissement de la révolte noire aux exigences du divertissement blanc est fondé et rendu possible, voire préderminé, par une structure musicale conformiste, commune à ses formes, commerciales ou non. Les éléments perturbateurs, la syncope, la dissonance, les couleurs « sales », sont automatiquement neutralisés par leur soumission à la régularité du mécanisme conformément au « désir d’obéissance » de l’auditeur soi-disant révolté et membre de la « collectivité mécanique »161. Ce sado-masochisme, inscrit dans la structure de la musique des Noirs américains, fait disparaître l’utopie au lieu de la réaliser162. Le privilège du jazz est donc de montrer la nature « totalitaire » de la musique de masse : jouir de la soumission à l’ordre en se donnant l’illusion de la contestation. L’État Unique est plus totalitaire que la société libérale administrée parce que l’écart de l’individualité disparaît, de manière probablement définitive avec le supplice de I-330. Souriante163 et obstinément muette, elle regarde, tant qu’elle en a la force, D-503, qui ne la reconnaît pas, malgré une vague réminiscence164. Mais, en un autre sens, ce monde est moins totalitaire que celui décrit par Adorno. L’individualité lui reste étrangère alors que la société capitaliste administrée parvient à maîtriser l’écart individuel en l’intégrant. Ce qui, dans l’État Unique, pourrait encore être le support de l’utopie a cessé de l’être165.
35 L’analyse d’Adorno choque la conscience libérale et démocratique qui demande de la tolérance et du respect pour le peuple166. Qui ne cède, par ailleurs, aux charmes d’une forme ou l’autre de la « barbarie »167 ? Le démocrate doute que l’écoute de la musique populaire façonne un habitus servile. S’il est charitable et ouvert à la discussion, il estime que les possibles effets aliénants de la musique populaire commerciale - qui a une tolérance illimitée ? - sont compensés par d’autres facteurs168. Inversement, si l’écoute adéquate de la musique la plus grande a les vertus que lui prête Adorno, celles-ci peuvent être vaincues par des tendances contraires, comme le montre l’histoire169. Le démocrate libéral, épris de consensus, va donc tenter d’élargir la phrase de Bloch dans un sens œcuménique : « Le Kyrie et le Credo, West End Blues et Roll over Beethoven, s’élèvent avec des accents tout nouveaux dans le concept d’utopie. » Est-ce possible ? L’équivalence de ces œuvres, en tant que source d’un plaisir esthétique, a un sens idéologique si elle les ravale au niveau des valeurs d’usages ordinaires qui, elles aussi, doivent être séduisantes pour que la primauté capitaliste de la valeur d’échange se perpétue170. L’utopie est, semble-t-il, sauvée si l’équivalence élève les genres infériorisés par la domination sociale au niveau des œuvres qu’elle juge légitimes171. Un bourgeois aristocratique adornien soupçonnera cet irénisme de capitulation devant la barbarie172. Mais le « véritable » amateur de Louis Armstrong ou de Chuck Berry est-il d’une humeur plus conciliante ? Béthune défend la singularité noire du jazz et refuse de l’englober dans une même catégorie que la musique classique parce qu’il est une mise en cause de la conception occidentale de l’art défendue par Adorno173. La musique classique, dit Donald Byrd, « n’est pas ma musique » ; « les Noirs qui restent noirs » ne peuvent pas en jouer174. Cecil Taylor, formé à l’école européenne, dénie même à John Cage et à Igor Stravinsky le droit de se prononcer sur le jazz car ils ignorent tout de Harlem175. Quand au tube de Chuck Berry, son titre vaut par son refus de l’art176. Comme dans le awopbopaloobop alophamboom du Tutti fruti de Little Richard, il faut y entendre la scandaleuse et bruyante singularité de la musique des teenagers177. C’est pourquoi ces musiques meurent lorsque, devenues trop populaires, elles perdent leur pouvoir de distinction.
36Il n’est donc guère surprenant que la critique de la critique adornienne du jazz en revienne, bien malgré elle, à ériger le barbant philosophe de Francfort en prophète : « En gagnant en légitimité culturelle, le jazz aurait-il, avec quelques soixante ans de retard, entériné les critiques d’Adorno ? Pour ceux aux oreilles de qui la musique a renoncé à son pouvoir de nuire, le jazz est devenu une sorte d’obligation consensuelle à laquelle on sacrifie rituellement sans vraiment y adhérer. Contraint d’incorporer progressivement des valeurs qui n’étaient pas les siennes - du reste en avait-il d’autres que la simple avidité de jouer ? -, le jazz, bon garçon, est devenu présentable ; puissent les manipulations sonores de quelques lascars infréquentables nous en préserver les échos dévastateurs178. » Il en va de même pour le rock179. Selon Nik Cohn, par exemple, les Beatles l’ont trahi quand ils ont violé l’équation : « musique pop = bruit180 ». En voulant, de manière hérétique et naïve181, faire de l’art, ils ont touché un public qui n’était plus celui du « vrai » rock. Pour les défenseurs de ces musiques, surtout s’ils ont, quand même, une petite fibre adornienne, le free jazz182 et le punk183 peuvent apparaître comme une tentative de faire revivre l’élément subversif originel presque entièrement dompté. Pour Adorno, cette réaction n’aurait probablement pas été suffisante. Néanmoins, l’une des rares phrases positives sur le jazz loue précisément « l’instinct juste » de ses amateurs qui « tiennent à la spontanéité de leurs performances et à leur manière propre de réagir ». Il n’oublie évidemment pas d’ajouter, que « leur affaire n’est pas moins marchandise que l’activité culturelle contre laquelle ils se rebellent »184. Mais la phrase montre qu’il est possible, dans certains contextes, de déplacer l’accent sur ce qui reste de rebelle. L’utopie, d’ailleurs, nous l’impose. Ce presque rien n’est-il pas tout ?
37Ces musiques, qui s’opposent si violemment les unes aux autres185, partagent l’utopie de libérer un quelque chose d’essentiel, de vital, constamment réprimé par la standardisation, la culture blanche ou adulte, censé avoir une dimension politique et sociale. En subvertissant des normes suffisamment importantes, elles peuvent être perçues comme du « bruit », et rêvent parfois de l’être. « Est-ce encore de la musique ? », demande-t-on186. Mais en se jugeant réciproquement comme conformistes, elles montrent comment la violation d’une norme peut être éclipsée par le respect, conscient ou inconscient, de beaucoup d’autres187. Naît alors, dans chaque cas, le soupçon que l’on pourrait être encore trop conformiste et trop soumis à ce que l’on croit combattre et que, au lieu de libérer, on continue de réprimer. L’avant-garde est trop « classique »188, le jazz est trop « blanc », le rock est trop « vieux ». Cela revient à dire que tous ces rebelles doivent, tôt ou tard, être adorniens. En ont-ils le courage ?
38La critique adornienne de la musique populaire est, en effet, inséparable de celle des formes inadéquates de la musique savante189. La confrontation entre Schönberg et Stravinsky reproduit l’opposition avec la musique populaire. Paul Hindemith et Stravinsky ont voulu « adapter la musique à la réalité - qu’ils identifiaient à “l’âge des machines”. Le fait que les compositeurs aient renoncé à rêver indique que les auditeurs sont prêts à délaisser le rêve pour s’ajuster à la dure réalité, qu’ils peuvent tirer un nouveau plaisir de leur acceptation de l’inacceptable190 ». Même la sauvagerie du Sacre du printemps témoigne de la renonciation à l’utopie. La musique, enchaînée par un rythme fétichisé et détaché du contenu musical, fait du « sur-place191 », comme le temps spatialisé chez Henri Bergson192. Malgré l’énergie rythmique déployée, Stravinsky ne parvient pas à saisir la vie193. Dans la scène du sacrifice humain, les secousses convulsives traduisent passivement les chocs éprouvés par l’individu soumis à la « machine géante du système194 ». La musique de Stravinsky, comme le jazz, est marquée par le sado-masochisme195.
39Schönberg est, dans ces passages, opposé à Stravinsky, mais le point décisif est qu’il tombe à son tour sous le coup de la critique196. La liberté conquise avec l’atonalité a été soumise au contrôle de la série, comme si elle était insupportable et « qu’il fallait d’emblée une nouvelle sujétion197 ». Quand, au lieu d’être « un instrument de liberté198 », la technique se réifie, le développement est bridé, la musique devient statique, rigide et monotone, tout se réduit à une identité grossièrement compensée par des contrastes violents199. Adorno ne recule pas devant la cruelle conséquence de sa critique :
Une fois encore la musique arrive à dominer le temps : cependant non plus en se faisant donner de celui-ci sa plénitude, mais en le niant, grâce à la construction omniprésente, par le figement de tous les éléments musicaux. Nulle part ailleurs, on ne trouve preuve plus manifeste de la complicité entre la musique légère et la musique avancée. Le dernier Schönberg partage avec le jazz, et du reste aussi avec Stravinsky, la dissociation du temps musical. La musique trace l’image d’un état du monde qui, pour le bien ou pour le mal, ignore l’histoire200.
40 Chez Schönberg et Stravinsky, comme dans la musique populaire, le temps risque « de se figer dans l’espace201 ». La prédétermination du détail par le tout empêche l’engendrement du nouveau par leur relation dialectique. C’est donc en s’opposant à sa technique dodécaphonique que Schönberg a réussi ses dernières œuvres202. L’opposition entre la musique populaire et la musique savante se reproduit maintenant au sein même de la musique émancipée. Évidemment, ce point de convergence n’annule pas la différence entre la jouissance de consommer les produits uniformes de l’industrie culturelle et la douleur de l’échec d’une tentative d’émancipation radicale. Il montre qu’être adornien, ce n’est pas simplement condamner la musique de masse au nom de la grande ou préférer le non-plaisir et le silence à l’ersatz standardisé qui nous donne l’illusion du plaisir. C’est surtout traquer impitoyablement ce que l’on combat dans ce que l’on aime, en osant se placer au point incroyable et douloureux où une œuvre dodécaphonique est, au fond, comme celle de Stravinsky, semblable à un tube. « La musique entreprit de considérer son état anarchique comme liberté déterminée, et celle-ci s’est renversée entre ses mains en image du monde, contre lequel elle s’insurge203. » L’utopie est devenue idéologie.
41La musique vraiment émancipée n’a existé que de manière fugitive. Est-elle réellement possible204 ? Le combat d’Adorno n’est-il pas désespéré205? La critique de la musique réellement existante est en fait menée au nom d’une musique rêvée, mais qui, en un sens, est la seule possible parce qu’elle est fidèle à la promesse contenue dans la musique traditionnelle206. Adorno a tenté de concrétiser cette intuition dans l’idée de la musique informelle : « Une musique qui serait affranchie de toutes les formes abstraites et figées qui lui étaient imposées du dehors, mais qui, tout en n’étant soumise à aucune loi extérieure étrangère à sa propre logique, se constituerait néanmoins avec une nécessité objective dans le phénomène lui-même207. » Cette antithèse du mécanisme de la musique populaire a été rendue possible et entrevue lors de la période héroïque de la libre atonalité, avant d’être refoulée. Elle est une utopie esthétique comparable à l’idée kantienne de paix perpétuelle dont on peut seulement s’approcher208. Pourquoi la musique informelle est-elle si difficile ? Parce qu’elle nous confronte « avec l’idée d’une liberté non révisée : d’une liberté radicale209 ». Cette musique doit être un auto-engendrement dans un temps créateur sans prédétermination où intervient activement le sujet210. La « peur du chaos211 » et le besoin d’ordre ont fait reculer les artistes devant la liberté qu’ils venaient de conquérir :
Les hommes intériorisent la contrainte sociale qui pèse sur eux dans le domaine même qu’ils prétendent être celui de leur liberté : le domaine de la production artistique, allant jusqu’à identifier cette contrainte à la vocation intime de l’art. La libre soumission à une loi immanente, parfaitement transparente à elle-même, n’est pas compatible avec le fait de capituler devant un ordre imposé du dehors. […] Malgré les tourments que leur fait endurer la réalité, aussi bien matériellement que spirituellement, ils ne veulent nullement au fond que cela change ; ils ne cessent de reproduire ces éléments d’autoritarisme jusqu’en eux-mêmes, dans la pensée qu’on ne peut se passer de conventions [… ]212.
42L’opposition entre les musiques savante et populaire n’est qu’une forme grossière et trompeuse d’un drame humain qui se reproduit dans la nouvelle musique et, de manière plus dramatique, dans la politique et l’histoire : le triomphe de la pulsion « masochiste213 » sur le désir de liberté. Le douloureux objet de ces arides réflexions sur la musique est la puissance du refoulement de l’utopie désirée.
43Mais si nous sommes effrayés par l’idée que tout est permis214, si nous sommes incapables de penser librement, comme le suggère la brièveté de la période de libre atonalité et l’impossibilité d’y revenir215, n’est-ce pas reconnaître que cette radicalité n’est pas humaine ? Adorno a parfois caractérisé le langage musical par la tentative « si vaine soit-elle, d’énoncer le Nom lui-même, au lieu de communiquer des significations216 ». De même que nous ne pouvons que méconnaître Dieu en le nommant, nous trahissons inévitablement la liberté par sa mise en forme. Un doute surgit : le philosophe qui continue de définir la liberté radicale par la soumission à une nécessité objective intérieure est-il suffisamment radical ? Ne serait-il pas encore sous l’emprise de la pulsion masochiste217 ? L’immanence et la transparence supposées sont-elles clairement identifiables et garanties ? Et si nous reculions encore une fois devant la « vraie » liberté en l’échangeant contre une nécessité d’autant plus rassurante qu’elle semble immanente218 ? D’ailleurs, pourquoi s’accrocher à l’immanence ? Pourquoi ne pas changer sa nécessité ou sa loi, se transformer radicalement ? Que se passe-t-il si nous allons au-delà du Mur ? Cette question est déraisonnable et peut-être folle. Mais n’est-ce pas le devoir de l’utopie de l’affronter ? On se demande quelle pourrait être sa réponse face à tant d’inconnu. La métaphore « scriabinienne » qui, selon Michel Portal, résume l’itinéraire de John Coltrane219 est probablement une des moins mauvaises réponses : « Je pense à ces papillons qui sont là et qui voient une lueur. Il y en a un qui va vers la lueur et qui revient. Il revient avec la moitié d’une patte. Il a été brûlé par le feu. Un deuxième papillon y va : il a la moitié d’une aile et deux pattes en moins. Et le troisième papillon va carrément dedans, mais il ne revient plus. En Inde, on dit que lui sait. Coltrane, je crois, c’est un peu ça. Il est allé dans le feu, il n’a pas fait semblant. Peut-être s’est-il brûlé les ailes jusqu’à sa perte, peut-être en était-il conscient. Lui seul sait220. » Était-ce du bruit ou de la musique ? Peut-être est-ce cela que l’on appelle l’utopie ?
44Bien sûr, le conservateur a été entraîné dans le flux créateur et imprévisible du devenir. S’il continue de rêver secrètement à la fin de l’histoire, ou à la rationalisation intégrale de la société, il doit, bien malgré lui, reconnaître l’impossibilité d’échapper à l’utopie. Il y aura probablement toujours des D-503 séduits par des I-330. Il se rassure néanmoins en espérant que le coût de la petite victoire de l’ami de l’utopie sera trop élevé. Après tout, à quoi bon glorifier l’utopie si l’inéluctable polarité avec l’idéologie empêche de tracer la fameuse ligne de démarcation… Tel est son défi : « que l’utopiste nous montre enfin ce quelque chose qui échappe à l’emprise de l’idéologie ! » La reproduction esthétique de la difficulté dans l’art temporel de la musique souligne le caractère indéterminé et même fantasmatique de l’utopie. Ces spéculations, dont les auteurs surestiment manifestement la portée - y trouvent-ils une consolation ? À moins que cette question ne soit la pensée consolante du conservateur… -, ne le dérangent aucunement. Mélomane, il goûte la splendeur solaire des grandes polyphonies de la Renaissance221. Libéral, il laisse les avant-gardistes blancs et noirs expérimenter tranquillement dans leur coin et les jeunes - devenus vieux - alimenter l’industrie culturelle en faisant du « bruit ». Conscient des drames du siècle, il veut bien faire un jour l’effort d’écouter Un survivant de Varsovie, voire même, dans un moment de courage, Le Requiem pour un jeune poète. Tout compte fait, il estime sa position assez solide. Il peut laisser l’ami de l’utopie s’agiter et attendre avec la conviction qu’il saura toujours reprendre le dessus. « Somniem !, clamiez-vous, eh bien, rêvez… Je vous laisse à votre cauchemar… »
Notes de bas de page
1 « Pour moi qui n’avais aucun parti à soutenir, j’ai pu adopter le doute absolu et l’appliquer d’abord à la civilisation et à ses préjugés les plus invétérés » (Charles Fourier, cité par C. Morilhat, Charles Fourier, imaginaire et critique sociale, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991, p. 88).
2 N. Capdevila, Tocqueville ou Marx. Révolution, démocratie, capitalisme, Paris, PUF, 1012.
3 V. I. Lénine, L’État et la Révolution, V, 4, dans Id., Œuvres, t. 25, Paris/Moscou, Éditions sociales/Éditions du progrès, 1971, p. 507-508.
4 Ibid., III, 3, p. 460 et V, 2, p. 501.
5 V. I. Lénine, L’État et la Révolution, op. cit., V, 1, p. 495.
6 P. Fédosséev (dir.), Le Communisme scientifique, Moscou, Éditions du Progrès, 1974, p. 3.
7 Ibid., p. 63.
8 Le communisme scientifique « est l’idéologie de la classe ouvrière » (ibid., p. 14).
9 « La bourgeoisie impérialiste, en plein déclin, n’a pas et ne peut avoir d’idéologie scientifique, elle est incapable d’inspirer les idéaux tant soit peu élevés » (ibid., p. 173).
10 « La philosophie marxiste est une science qui étudie les lois générales de l’évolution de la nature, de la société et de la connaissance » (ibid., p. 7).
11 Ibid., p. 119.
12 M. Malia, La Tragédie soviétique. Histoire du socialisme en Russie (1917-1991), Paris, Seuil, 1995.
13 Sur la dépolitisation de la politique, voir P. Birnbaum, La Fin du politique, Paris, Fayard, 1975.
14 « […] puisque aujourd’hui, sans conteste, tout savoir, en matière de politique et de vision du monde, dépend bien visiblement d’un ancrage partitaire, on doit aussi discerner que dans ce savoir advient toujours une totalité dont les facettes, partiales, sont des idéotypes partiels complémentaires entre eux [ergänzende Teileinsichten in dieses Ganze sind]. Comme nous sommes aujourd’hui à même de percevoir de plus en plus clairement que la quantité des points de vue et théories qui s’affrontent n’est pas infinie et qu’ils sont donc pas arbitraires, mais complémentaires, pour cette raison (mais à dater d’aujourd’hui seulement), la politique devient réellement possible comme science » (K. Mannheim, Idéologie et Utopie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2006, p. 123).
15 Pensons à l’exposé des gouvernements légitimes et de leurs déviations par Aristote.
16 K. Mannheim, Idéologie et Utopie, op. cit., p. 127-128.
17 Ibid., p. 128 et 131. Jean-Luc Évard utilise ces deux termes pour traduire freischwebende.
18 « Ce qui n’invalide pas tout à fait les allégeances d’état et de classe de chaque individu, mais c’est bien là la singularité de ce nouveau substrat : il maintient la pluralité [Vielstimmigkeit] des déterminations dans leur polyphonie en ce qu’il crée un médium homogène au sein duquel ces forces en conflit peuvent se mesurer. Ainsi, dès son commencement, la culture moderne est controverse vivante, image en miniature des volitions et tendances aux prises dans l’espace social » (ibid., p. 129) ; « La réelle compénétration des tendances en présence, on la doit exclusivement à l’existence d’une telle enclave sans guère d’attache [relativ freischwebenden Mitte], et où affluent sans relâche des individus de toutes origines, aux modes de pensée bien rodés et spécifiés ; et c’est là seulement que peut prendre sa source la synthèse déjà évoquée, qu’il faut toujours recommencer » (ibid., p. 133).
19 « Tous les points de vue politiques ne sont que des points de vue partiels parce que la totalité historique est toujours trop vaste pour que chacun des points d’observation qui s’en détache puisse jamais se donner une vue panoramique [den Uberblick über das Ganze]. Mais pour cette raison justement que tous ces observatoires voient le jour dans le même flux historique et social et qu’ainsi leur fonction régionale [Partikularität] est partie intégrante d’une totalité en devenir, il est possible de les mettre en vis-à-vis les uns des autres, travail qui équivaut à reconstituer sans cesse un synopsis [Zusammenschau] » (ibid., p. 125).
20 Ibid., p. 126.
21 « Le marxisme-léninisme se distingue par son caractère créateur […]. Le caractère créateur du communisme scientifique découle de son contenu, de son évolution même et de l’apparition de nouvelles tâches, de nouvelles possibilités et formes de la lutte que mène la classe ouvrière pour la victoire du socialisme. […] L’esprit créateur qui est celui du communisme scientifique provient également de ce que les lois sociales et politiques sont extrêmement dynamiques, mobiles et changeantes. C’est dans la sphère politique qu’apparaît avec le plus de force la nécessité d’aborder de façon créatrice l’analyse de la vie sociale, car la politique est le domaine extrêmement vaste, souple et mobile qui touche le plus les intérêts de larges masses » (P. Fédosséev [dir.], Le Communisme scientifique, op. cit., p. 18-19).
22 « Le communisme établit la justice la plus élevée en la basant sur la prospérité économique continue, sur l’abondance en biens matériels et culturels. […] Le progrès économique conduit à une entière égalité sociale et à la liberté. […] Le communisme est un régime sous lequel s’épanouissent les talents et les dons, les meilleures qualités morales de l’homme. Le communisme, une fois établi à l’échelle mondiale, aboutira à la fusion des peuples en une famille laborieuse et fraternelle, à l’élimination des frontières entre les États et, ensuite, à l’effacement des différences nationales. Le communisme assurera une paix éternelle sur la terre » (ibid., p. 421).
23 « Les différences de classes une fois disparues dans le cours du développement, toute la production étant concentrée dans les mains des individus associés, le pouvoir public perd alors son caractère politique. Le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre » (K. Marx, F. Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 87).
24 F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, Paris, Éditions sociales, 1977, p. 99.
25 Fundamentos de marxismo-leninismo. Manual, Moscou, Éditions en langues étrangères, 1963, p. 854.
26 Ibid., p. 865.
27 Fundamentos de marxismo-leninismo…, op. cit., p. 858.
28 Ibid., p. 866.
29 Ibid., p. 855-856 et 863. Il en va de même pour la participation à la direction de la société (ibid., p. 866.).
30 K. Mannheim, Idéologie et Utopie, op. cit., p. 93 et 96.
31 « […] la politique comme politique n’est possible en tout état de cause qu’aussi longtemps que cette frange [d’irrationnel] [Spielraum] subsiste (là où elle s’efface, c’est l’“administration” qui prend la place) ; […] de plus, par rapport aux genres de savoir “exact” la particularité du savoir politique tient à ce que, ici, le savoir est indivisiblement enchevêtré dans le vouloir, l’élément rationnel, substantiellement, dans la frange d’irrationnel ; enfin, […] la tendance à éliminer l’irrationnel du social existe et, par corrélation étroite, il en résulte une transformation réflexive accrue des facteurs dont à notre insu nous étions les jouets » (ibid., p. 157).
32 Ibid., p. 45.
33 « Il s’agit tout d’abord de laisser la crise s’approfondir, s’étendre, de mettre en question ce qui déjà vacille, afin d’interroger l’essence du processus avec l’œil du chercheur. Et surtout il faudra rester au guet de nos propres pensées, ce sont après tout diverses possibilités qui pensent en nous et dont nous prenons soin de nous dissimuler la tension contradictoire. D’où notre volonté, ici, de ne pas maquiller les contradictions nées de la diversité des approches, car ce qui importe, maintenant, n’est pas - pas encore - de faire valoir qu’on a raison, mais de lever plus énergiquement chaque contradiction […] » (ibid., p. 47).
34 « […] en marquant ainsi sa préférence pour le synopsis et la synthèse du moment, du point de vue du locus le plus syncrétique et le plus stimulant, on est déjà dans le registre de la décision : on s’est décidé pour le foyer dynamique » (ibid., p. 155).
35 Ibid., p. 46, 59 et 72.
36 Ibid., p. 67.
37 « […] fausse et idéologique est une conscience qui, dans sa manière de s’orienter, n’a pas intégré la réalité nouvelle et qui, en fait, l’occulte avec des catégories obsolètes » (K. Mannheim, Idéologie et Utopie, op. cit., p. 80).
38 « De représentations corrélées au régime ontique [Seinsordnung] tel ou tel, concrètement existant, dispensant de facto ses effets, nous disons qu’elles sont “adéquates”, congruentes à l’être. Elles sont relativement rares, et seule une conscience sociologiquement bien renseignée opère sous la consigne de représentations et de motifs congruents à l’être. Face à elles, il y a deux grands groupes de représentations transcendantes à l’être : celui des idéologies et celui des utopies » (ibid., p. 161).
39 Ibid., p. 80.
40 P. Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, II, Paris, Seuil, 1997, p. 417.
41 Pour le socialisme non communiste, D. Sassoon, One Hundred Years of Socialism. The West European Left in the Twentieth Century, Londres, Fontana Press, 1997.
42 L. Gayot, « L’idéologie chez Marx : concept politique ou terme polémique », Actuel Marx, 32, 15 octobre 2007.
43 K. Mannheim, Idéologie et Utopie, op. cit., p. 160.
44 « Les réalités advenues du passé confisquent largement à la guerre des simples opinions [dem Kampfe der blossen Meinungen] le moyen de juger ce qui, des antérieures représentations transcendantes à l’être, doit se valider comme utopie relative disloquant la réalité ou comme idéologie faisant écran à la réalité. Pour juger d’états de choses qui, tant qu’ils sont d’actualité, pâtissent largement des conflits d’opinions [Meinungsstreit] entre partis, c’est la mise en œuvre qui fournit après coup et rétroactivement la pierre de touche » (ibid., p. 168).
45 Ibid., p. 169 et 170.
46 K. Mannheim, Idéologie et Utopie, op. cit., p. 171-172.
47 Ibid., p. 174.
48 Ibid., p. 178.
49 Ibid., p. 186.
50 Ibid., p. 184.
51 Ibid., p. 188.
52 Ibid., p. 190.
53 Ibid.
54 Ibid., p. 198.
55 Ibid., p. 199-200.
56 Ibid., p. 200.
57 Le mot est employé dans la section sur la conscience utopique conservatrice sans que l’on sache exactement quelle est sa signification (ibid., p. 188).
58 Ibid., p. 183.
59 K. Mannheim, Idéologie et Utopie, op. cit., p. 163.
60 Ibid., p. 162.
61 « Pour nous, ont valeur d’utopie toutes les représentations transcendantes à l’être (pas seulement, donc, les projections du désir) qui, source un jour ou l’autre de transformations, furent grosses d’effets sur l’être socio-historique » (ibid., p. 169).
62 Ibid., p. 162.
63 K. Mannheim, Idéologie et Utopie, op. cit.
64 « La notion de l’Utopique, c’est toujours la couche dominante qui en décide, celle qui se trouve en coïncidence non problématique avec la réalité ontique existante ; la notion de l’Idéologique, c’est toujours la couche montante qui la détermine, celle dont les rapports existentiels avec la réalité ontique donnée sont tendus » (ibid., p. 167).
65 Mannheim rejette autant la réduction conservatrice de l’utopie relative à l’utopie absolue que dont la valorisation inconditionnelle de la révolution par l’anarchisme de Gustav Landauer (ibid., p. 162).
66 Ibid., p. 164.
67 Cette sociologie contient d’ailleurs une évaluation qui n’est pas explicitée. S’il faut considérer comme utopie les représentations portées par des couches sociales qui mettent en cause la réalité, des politiques réactionnaires, comme le fascisme, doivent être considérées comme utopiques. Mannheim aurait-il développé une argumentation fondée sur l’imprévisibilité du mouvement s’il avait pensé que l’histoire pouvait aller dans la mauvaise direction ?
68 Ibid., p. 167.
69 Ibid., p. 168.
70 E. Bloch, Principe espérance, I, Paris, Gallimard, 1959, p. 185.
71 Ibid., p. 187.
72 Ibid., p. 186.
73 Ibid., p. 182 ; « Les rapports de production spécifiques de chaque époque expliquent comment telle ou telle période a produit telle ou telle idéologie et a abouti à ses rectifications inauthentiques du Donné ; mais le désarroi dans lequel fut plongé l’humain dans ces divers rapports de production explique la nécessité d’un emprunt à la fonction utopique ; car sans son excédent culturel il n’eût pas été possible de procéder aux corrections déjà décrites » (ibid., p. 183) ; « Dans la tendance, si elle est progressiste à son époque, un autre courant, plus durable, peut donc déjà être à l’œuvre, courant visant plus loin que le progrès auquel il s’agissait de contribuer dans l’immédiat » (ibid., p. 186).
74 « C’est dans l’idéologie que ce phénomène de non-aboutissement est le plus répandu et le plus dilué, si tant est qu’il s’agisse d’une idéologie non épuisable dans les limites de son contexte temporel » (ibid., p. 186). Ernst Bloch est souvent critique à l’égard d’Henri Bergson. Mais cette formulation a quelque chose de bergsonien.
75 Ibid., p. 190.
76 C’est pourquoi Étienne Balibar peut renverser la formule marxienne : « L’idéologie dominante dans une société donnée est toujours une universalisation spécifique de l’imaginaire des dominés : les notions qu’elle élabore sont celles de justice, de liberté et d’égalité, de travail, de bonheur, etc., dont la signification potentiellement universelle provient justement de ce qu’elles appartiennent à l’imaginaire d’individus dont les conditions d’existence sont celles de masses ou du peuple » (É. Balibar, Écrits pour Althusser, Paris, La Découverte, 1991, p. 114-115).
77 E. Bloch, Le Principe espérance, I, op. cit., p. 181.
78 Ibid., p. 192.
79 Ibid., p. 175-178.
80 Ibid., p. 192.
81 Ibid., p. 178.
82 Ibid., p. 182-183.
83 Bloch mentionne l’interprétation « alchimique » de L’Utopie de More : « “Utopie” est distillée à partir du monde mauvais comme l’or l’est à partir du plomb » (Id., Le Principe espérance, II, Paris, Gallimard, 1982, p. 102).
84 Ibid., p. 186.
85 Ibid., p. 100.
86 Ibid., I, p. 98.
87 Il en va de même pour Platon. Bloch se contente de parler à son propos du « paradoxe d’une utopie de la classe dominante » (ibid., p. 52).
88 « L’ancêtre du socialisme libéral-fédérateur (à partir de Robert Owen) est More, le socialisme centralisateur (à partir de Saint-Simon) rejoint celui de Campanella […] » (ibid., p. 103).
89 Ibid., p. 109-110.
90 « La maturité ainsi définie de la fonction utopique - et qui ne saurait faire fausse route - caractérise sans aucun doute le sens et la tendance propre au socialisme philosophique […]. Ce qui caractérise précisément la puissance et la vérité du marxisme, c’est qu’il a su chasser les nuages des rêves vers l’avant sans y éteindre les colonnes du feu qu’il a au contraire consolidées grâce au concret » (E. Bloch, Le Principe espérance, I, op. cit., p. 178).
91 Ibid., p. 188 et 190.
92 Ibid., p. 192.
93 Ibid.
94 Id., L’Esprit de l’utopie, Paris, Gallimard, 1977, p. 59-60.
95 Id., Le Principe espérance, I, op. cit., p. 193.
96 Dans l’Introduction à la critique de l’économie politique à laquelle se réfère Bloch, ibid., p. 188.
97 Ibid., p. 189.
98 Ibid.
99 La censure soviétique a naturellement perçu dans Nous autres une critique du communisme. Il n’est cependant qu’une forme du projet de rationalisation intégrale de l’humain comme l’indique la référence à Frederick Winslaw Taylor.
100 E. Zamiatine, Nous autres, Paris, Gallimard, 1971, p. 15 ; la traduction est parfois modifiée.
101 E. Zamiatine, Nous autres, op. cit., p. 30.
102 E. Bloch, Le Principe espérance, III, Paris, Gallimard, 1991, p. 172. Voir Elio Matassi, Bloch e la musica, Salerne, Marte, 2001.
103 A. Werth, Scandale musical à Moscou. La Jdanovschina en musique, 1948, Paris, Tallandier, 2010, p. 60-61 et 110.
104 Par exemple : « Je ne suis rien, je suis seulement ce que je crée. Je suis Dieu, je ne suis rien - je veux être tout » ; « créer quelque chose signifie créer tout » ; « […] l’histoire de l’univers est la croissance de la conscience humaine jusqu’à la conscience divine embrassant la totalité : elle est l’évolution de Dieu » (A. Scriabine, Notes et réflexions. Carnets inédits, Paris, Klincksieck, 1979, p. 35, 41 et 55).
105 « Du chaos à la place de la musique » est le titre de l’article de la Pravda qui condamne, en 1936, Lady Macbeth de Dmitri Chostakovitch.
106 E. Bloch, Le Principe espérance, III, op. cit., p. 172. Rappelons qu’Alexandre Scriabine a composé un Prométhée, le poème du feu.
107 J.-M. Corredor, Converses amb Pau Casals, Barcelone, Editorial Selecta, 1974, p. 373-374.
108 E. Buch, La Neuvième de Beethoven. Une histoire politique, Paris, Gallimard, 1999, p. 241-253.
109 Quand Arturo Toscanini lui reproche d’être devenu un musicien nazi en dirigeant dans le IIIe Reich, Wilhelm Furtwängler lui répond : « Les hommes sont libres, là où l’on joue la musique de Beethoven et de Wagner, et s’ils ne le sont pas dans les faits, ils le sont dans la pensée lorsqu’ils écoutent cette musique. La musique va dans des contrées où la Gestapo ne peut pas espérer un seul instant se trouver » (cité par A. Roncigli, Le Cas Furtwängler. Un chef d’orchestre sous le IIIe Reich, Paris, Imago, 2009, p. 55).
110 J.-M. Schaeffer, L’Art de l’âge de moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du xviiie siècle à nos jours, Paris, Gallimard, 1992. Sur la musique, C. Dahlhaus, L’Idée de la musique absolue. Une esthétique de la musique romantique, Genève, Contrechamps, 2006.
111 E. Buch, La Neuvième de Beethoven…, op. cit., p. 253. Même les paroles de Friedrich von Schiller (« Tous les hommes deviennent frères ») n’échappent pas à l’ambiguïté (ibid., p. 242 et 305). Voir également les réflexions de J.-L. Nancy, « Marchez en esprit dans nos rangs », dans Le Troisième Reich et la musique, Paris, Musée de la musique/Fayard, 2004, p. 141-146. Une analyse de la signification politique des interprétations de Furtwängler pendant la guerre pose à nouveau la question (A. Roncigli, Le Cas Furtwängler…, op. cit., p. 224-238). Ces interprétations ont pu exprimer un trouble, voire une opposition intérieure, et donner de l’espérance aux auditeurs anti-nazis, mais les nazis engagés dans une guerre titanesque éprouvaient aussi la crainte et l’espérance. Eux aussi voulaient franchir des frontières.
112 E. Zamiatine, Nous autres, op. cit., p. 30.
113 Sur le moment « utopique » de la crise d’épilepsie, F. Dostoïevski, L’Idiot, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1953, p. 275-276.
114 E. Zamiatine, Nous autres, op. cit., p. 31.
115 Ce qui en fait une sorte de généralisation du palais de cristal du Que faire ? de Nikolaï Tchernychevski.
116 « Elle se mit à rire : - Mais non. Nous sommes simplement passés de l’autre côté du Mur Vert… J’ouvris les yeux et me vis face à face pour de vrai, avec ce que les vivants avaient vu jusqu’alors réduit mille fois, affaibli et estompé par le verre trouble du Mur. Le soleil n’était plus notre soleil, également réparti sur la glace de la chaussée, il se décomposait en je ne sais quels débris vivants, en taches mouvantes, qui vous aveuglaient et vous donnaient le vertige » (ibid., p. 158, 199 et 201).
117 Ibid., p. 31.
118 Ibid., p. 18. Nesclychno : signifie à peine audible, calme. Le mot est utilisé dans la traduction de l’expression « à pas feutrés [neslychami chagami] ».
119 Le titre exact de La Fonderie d’acier d’Alexandre Mossolov (1928) est Usine : musique des machines. La musique de Mossolov ressemble, en revanche, au bruit des machines de l’Intégral lors de la tentative de son détournement par les hérétiques (ibid., p. 200). Sur la question des rapports entre musique et machine, en un sens positif, pendant la période révolutionnaire, A. Smirnov, L. Pchelkina, « Les pionniers russes de l’art du son. Expérimentations musicales », dans le catalogue de l’exposition Lénine, Staline et la musique, Musée de la musique, 12 octobre 2010-16 janvier 2011, p. 97-105.
120 « La beauté d’un mécanisme réside dans on rythme précis et toujours égal, pareil à celui d’un pendule » (E. Zamiatine, Nous autres, op. cit., p. 181). L’État Unique est évidemment beau. Les numéros sont invités à chanter sa beauté pour la faire découvrir aux autres planètes (ibid., p. 15).
121 T. W. Adorno, Prismes. Critique de la culture et société, Paris, Payot, 1986, p. 104.
122 Musique de masse serait donc une expression moins trompeuse. Ch. Lasch, Culture de masse ou culture populaire ?, Paris, Climats, 2001, avec la préface de Jean-Claude Michéa.
123 T. W. Adorno, Current of Music. Éléments pour une théorie de la radio, Paris/Québec, Éditions de la Maison des sciences de l’homme/Presses de l’université Laval, 2010, p. 214.
124 Ibid., p. 211.
125 Ibid., p. 213. Quand ces traits se trouvent dans la tradition classique au xviiie siècle, c’est en raison du faible développement des forces productives musicales, et non comme l’effet d’une force sociale qui entrave le nouveau (ibid., p. 234).
126 Ibid., p. 211 et 213-214 ; Id., Prismes, op. cit., p. 244.
127 T. W. Adorno, Current of Music…, op. cit., p. 215 et 218.
128 Ibid., p. 214.
129 Ibid., p. 216.
130 Ibid., p. 218.
131 Ibid., p. 214.
132 Ibid., p. 254.
133 Il est vain d’y ajouter des paroles politiquement subversives : « L’utilisation médiatique de musique populaire à laquelle il est impossible d’échapper est répressive per se » (ibid., p. 253).
134 Id., Philosophie de la nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1995, p. 15.
135 Id., Beaux passages. Écouter la musique, Paris, Gallimard, 2013, p. 197 et 190.
136 Ibid., p. 190 et 200 ; Id., Philosophie de la nouvelle musique, p. 15, 21, 28 et 139. Mais Arnold Schönberg souffrait de cette solitude, A. Schönberg, Correspondance (1910-1951), Paris, J.-C. Lattès, 1983, p. 249 et 299.
137 T. W. Adorno, Beaux passages…, op. cit., p. 189, 192 et 195 ; Id., Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 95.
138 Id., Beaux passages…, op. cit., p. 196.
139 Ibid., p. 201.
140 Id., Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 68-69.
141 Ibid., p. 51-52 ; Quasi una fantasia. Écrits musicaux II, Paris, Gallimard, 1982, p. 309.
142 Id., Beaux passages…, op. cit., p. 173.
143 T. W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 53.
144 E. Zamiatine, Nous autres, op. cit., p. 32.
145 E. Buch, Le Cas Schönberg. Naissance de l’avant-garde musicale, Paris, Galllimard, 2006. Comme le note Estebán Buch, c’est la musique elle-même qui a scandalisé, non des paroles, la mise en scène, ou tout autre facteur externe. Voici une réaction contre la Symphonie de chambre op. 9 (1906) qui n’est pourtant pas atonale : « Pensez : Schönberg et 15 instruments solo ! Oh, quand ils sont libérés ! Chacun d’eux joue frénétiquement à part, sans s’occuper des autres. […] La nouvelle instruction harmonique qu’il représente ne connaît qu’une seule loi : les consonances ne doivent être utilisées qu’en passant et rarement » (cité p. 124, 129 et 144-145 sur cette œuvre comme un reflet de la démocratie anarchique).
146 T. W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 115 et 140.
147 Id., Le Caractère fétiche dans la musique, Paris, Allia, 2001, p. 84.
148 Id., Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 141.
149 Id., Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1989, p. 54.
150 Id., Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 42 et 52.
151 Id., Prismes, op. cit., p. 106.
152 C. Béthune, Adorno et le jazz, Paris, Klincksieck, 2003 ; Id., Le Jazz et l’Occident, Paris, Klincksieck, 2008.
153 Le « blanchiment » de la musique noire et le contresens de la définition du jazz selon les critères blancs est originel et structurel : « Le jazz est un produit du minstrel show [des Blancs qui jouent au Noir] qui tente de ne pas renier, perdre, de sauver et retrouver le blues : conflit des deux pôles blanc et noir entre lesquels il oscille ; cette oscillation se faisant sous la pression de l’Histoire » (P. Carles, J.-L. Comolli, Free jazz, Black power, Paris, Galilée, 1979, p. 191, 221- 222 et 227 ; le conflit traverse également le blues (ibid., p. 284) ; la pop blanche a reproduit ce phénomène (ibid., p. 190).
154 C’est pourquoi le texte sur le jazz concerne rétrospectivement le rock dont, par ailleurs, l’assise de masse a été bien supérieure au premier.
155 T. W. Adorno, Prismes, op. cit., p. 102.
156 Ibid., p. 110 : Id., Beaux passages…, op. cit., p. 125.
157 Id., Beaux passages…, op. cit., p. 125-128.
158 Id., Prismes, op. cit., p. 110.
159 « Tout cela ne change rien à l’immobilisme du jazz et nous laisse devant l’énigme de millions d’hommes jamais lassés de ce stimulant monotone » (ibid., p. 103).
160 Que l’amateur de jazz est fortement soupçonné d’ignorer : « Berendt n’a-t-il jamais entendu la sonorité de l’orchestre de Malher […] » ? (T. W. Adorno, Prismes, op. cit., p. 244 et 104-105 ; Id., Beaux passages…, op. cit., p. 126). Adorno insiste particulièrement sur la pauvreté de l’apport du point de vue rythmique censé être un de ses points forts (Id., Prismes, op. cit., p. 105).
161 Id., Current of music…, op. cit., p. 253 ; Id., Beaux passages…, op. cit., p. 126. Adorno trouverait que Duke Ellington montre bien le caractère idéologique du jazz lorsqu’il remarque à propos de la dissonance de l’une de ses compositions : « Ça, c’est la vie des nègres. Écoutez cet accord…! C’est nous, ça. La dissonance est notre mode de vie en Amérique : nous sommes à part tout en étant partie intégrante » (cité par A. Ross, The Rest is Noise. À l’écoute du xxe siècle. La modernité en musique, Arles, Actes Sud, 2010, p. 220). « Émancipez donc la dissonance ! », lui aurait-il conseillé.
162 T. W. Adorno, Prismes, op. cit., p. 113.
163 Il s’agit, bien sûr, d’un sourire hérétique à distinguer du sourire de l’état normal de l’individu normal de l’État unique.
164 E. Zamiatine, Nous autres, op. cit., p. 229.
165 D-503 a honte de ses mains velues. Mais elles pourraient être l’atout d’un acteur ou d’un chanteur pour l’industrie culturelle. Voir l’exemple de la claudication de Gene Vincent, D. Buxton, Le Rock. Star-système et société de consommation, Grenoble, La Pensée sauvage, 1985, p. 67-68.
166 Voir la conclusion de L. Lewin, Culture d’en haut, culture d’en bas. L’émergence des hiérarchies culturelles aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2010.
167 B. Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004.
168 L’adornien demande alors où sont ces contre-tendances dans la société administrée.
169 Voir les nuances apportées par Adorno quant à la signification des différents types d’écoute et leurs implications sociales et politiques (Id., Beaux passages…, op. cit., p. 132-134). « Celui qui regarde tranquillement le ciel peut être plus dans la vérité que tel auditeur qui suit bien l’Héroïque » remarque-t-il notamment.
170 G. Lipovetsky, J. Serroy, L’Esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Paris, Gallimard, 2013, p. 41-42 et 73-77.
171 R. Shusterman, L’Art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Paris, Éditions de Minuit, 1991.
172 T. W. Adorno, Prismes, op. cit., p. 109.
173 C. Béthune, Adorno et le jazz, op. cit., p. 129.
174 C. Béthune, Adorno et le jazz, op. cit., p. 50-51 ; P. Carles, J.-L. Comolli, Free jazz…, op. cit., p. 71- 72 et 344-345.
175 Cité dans P. Carles, J.-L. Comolli, Free jazz…, op. cit., p. 324. « Les œuvres de Bessie étaient aussi totalement “sales” que celles de Robert Johnson ou de Memphis Minnie. Pourquoi ? parce que tous étaient victimes de la même expérience, telle est la base, la source de la musique noire : une douleur, une blessure, que chaque homme, chaque femme, chaque enfant ressent dans les tripes. C’est une douleur inexplicable qui n’a pas besoin d’explication pour les initiés, mais qui est vue comme quelque chose d’étrange et de lascif à ceux qui en sont indemnes » (Archie Shepp, cité par C. Béthune, Adorno et le jazz, op. cit., p. 53).
176 « […] c’est la déclaration d’indépendance du rock’n’roll et le défi que lancent les adolescents envers l’ordre établi […]. » Chuck Berry dit à propos de cette chanson : « “[…] ma sœur jouait beaucoup de classique : Strauss, etc. Et, parfois, j’essayais de lire les partitions qu’elle laissait sur le piano. Mais elles étaient bien trop compliquées pour ma technique à un doigt. Alors j’ai écrit une chanson sur le fait de se débarrasser de tout ça” » (J. Collins, Chuck Berry. Le Pionnier du rock, Rosières-en-Haye, Camion blanc, 2008, p. 120-121).
177 « Le rock’n’roll était une musique tout ce qu’il y a de plus simple. L’important, c’était le bruit que ça faisait, son énergie, son agressivité, sa nouveauté. Le seul tabou, l’ennui. Les paroles étaient généralement inexistantes […]. Il s’agissait en fait d’une sorte de code entre les teenagers, presque un langage de signes, conçu dans le but de rendre le rock complètement incompréhensible aux adultes. […] Avec ces règles-là, le rock a révélé un flux soudain de déments, des sauvages avec pianos et guitares qui, dans les générations précédentes, auraient déclenché l’hilarité générale mais qui tombaient à pic pour les années 1950. Des gars pleins d’énergie, frustres, scandaleux. Des personnalités immenses qui martyrisaient la musique. Et surtout, ils étaient bruyants » (N. Cohn, Awopbopaloobop Alophamboom. L’âge d’or du rock, Paris, Allia, 1999, p. 37). Dans sa préface, Greil Marcus souligne la dimension utopique et apocalyptique de cette perception du rock. Elle est inspirée par « l’illusion selon laquelle à chaque bonne chanson le monde recommence à zéro » (ibid., p. 8). Marcus note ailleurs que Nik Cohn est le fils du médiéviste Norman Cohn, l’auteur des Fanatiques de l’apocalypse (G. Marcus, Lipstick Traces. Une histoire secrète du vingtième siècle, Paris, Allia, 1998, p. 113).
178 C. Béthune, Adorno et le jazz, op. cit., p. 152.
179 Les prémisses du rock rendaient cette issue plus probable que pour le jazz. En tant qu’expression musicale d’une minorité raciale, encore légalement discriminée, le jazz cherchait, non sans contradictions, à protester et à s’intégrer (sur l’opposition de l’intégrationnisme [Armstrong] et le séparatisme [Ellington], P. Carles, J.-L. Comolli, Free jazz…, op. cit, p. 223). Par son caractère blanc, le rock est naturellement plus conformiste. Comme, d’autre part, les jeunes deviennent vieux et restent souvent fidèles à leurs goûts, l’expression musicale de la jeunesse, une fois inventée et reconnue comme telle, appartient à l’ordre démocratique ou bourgeois, surtout quand son culte du mouvement le pousse à valoriser la jeunesse. À propos du jazz, Adorno avait souligné la superficialité du conflit de générations (T. W. Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique, op. cit., p. 75-76). Sur les affinités structurelles entre le rock et la société capitaliste, voir C. Chastagner, De la culture rock, Paris, PUF, 2011.
180 N. Cohn, Awopbopaloobop…, op. cit., p. 170. En 1990, Nick Tosches donne au paradoxe sa forme extrême en s’attaquant à la figure du King, toujours vénéré par Cohn. Tout se passe comme si le rock n’avait vraiment existé qu’avant de naître officiellement. Sa mort est « originelle » : « Le rock’n’roll est mort. […] Bill Haley, la première vedette blanche du rock’n’roll, est arrivé, s’est transformée en tas de merde et a disparu en un clin d’œil, dès l’été 1954. Autrement dit, le cycle était déjà achevé, la bête du rock’n’roll avait été domptée pour se faire admettre dans l’arène du spectacle de masse, avant même qu’Elvis (encore un sacré connard) n’arrive. Elvis a parcouru à son tour le cycle en l’espace de six mois : dans Milkcow Blues Boogie […] la puissance brute était déjà devenue de la guimauve » et après les Beatles vont transformer le rock en culture (N. Tosches, Les Héros oubliés du rock’n’roll. Les années sauvages du rock avant Elvis, Paris, Allia, 2000, p. 9-10 et 147-148).
181 « Jugés sur les critères pop, des titres comme Eleanor Rigby et A Day In The Life en imposaient par leur complexité et leur nouveauté mais en tant qu’Art, c’était désespérément plat : trop lisse, trop simpliste, trop complaisant » (N. Cohn, Awopbopaloobop…, op. cit., p. 168). Richard Shusterman remarque que le culte de l’Art est européen et aristocratique plutôt qu’américain et démocratique (R. Shusterman, L’Art à l’état vif…, op. cit., p. 178). Robert Miklitsch célèbre la victoire de la culture américaine sur l’européenne dans Roll Over Adorno. Critical Theory, Popular Culture, Audiovisual Media, Albany, State University of New York Press, 2006. Pour un anti-adornisme heureux, E. Poncet, Éloge des tubes. De Maurice Ravel à David Guetta, Paris, Nil éditions, 2012.
182 Le free jazz a été le « baround d’honneur » du jazz (C. Béthune, Pour une esthétique du rap, Paris, Kliencksieck, 2004, p. 17). Le livre de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, Free jazz, Black power peut être lu dans une perspective adornienne parce qu’il propose une histoire critique du jazz à partir de la rupture du free jazz. Ce dernier est marginalisé. Il rompt « avec la banalisation culturelle-marchande de la musique, plus que jamais dominante » à une « échelle de masse », avec le « nouvel ordre musical », l’« uni-musique », « médiatisée, normalisée, automatisée », qui « forme les corps à une écoute indifférente, les enferme dans le dressage de rythmes et de danses toujours plus, et pas pour rien, uniformisés ». Le free s’oppose au jazz tel qu’il a été défini par les Blancs (ibid., p. 1, 3, 337-338 et 220-222). C’est un courant « commercial, blanc, et peu inventif » (ibid., p. 55-56) qui a triomphé dans les années 1930. Lors de la swing era, le jazz « devient mécanique » avec l’« huile magique » du swing politiquement et socialement conservatrice (ibid., p. 231, 233-236 et 343 ; sur la question du rythme, voir les observations du batteur free Milford Graves, ibid., p. 209-210 et 316 ; le style Nouvelle-Orléans et Louis Armstrong sont également soumis à une sévère critique, ibid., p. 209 et 220). On ne sait pas ce qu’Adorno connaissait du jazz. Au moment où il écrit son dernier texte (1953), sa forme la plus moderne est le bebop. Il y fait des allusions dédaigneuses, sans que l’on sache en quoi sa nouveauté n’échappe pas vraiment à ce cadre théorique. C’est pourtant un tournant dans la musique populaire. En cessant d’être une musique de danse, le nouveau jazz laisse un espace où s’installera le rock. C’est en cherchant quelque chose de dansant pour vendre ses disques que Jesse Stone invente la basse du rock (N. Tosches, Les Héros oublié du rock’n’roll…, op. cit., p. 40 et 20-21). Aux yeux d’un adornien, les audaces du free, et peut-être celles du « vrai » bop, peuvent échapper à la critique d’Adorno, sans la remettre en cause, s’il estime que la critique du jazz faite au point de vue du free est suffisamment proche de celle du philosophe.
183 « Le son des Sex Pistols était irrationnel. En tant que son, ça n’avait aucun sens, ça ne voulait rien dire d’autre que destruction, et voilà pourquoi c’était un son neuf […]. Beaucoup de gens […] pensaient que ce n’était plus du tout de la musique, même du rock’n’roll » (G. Marcus, Lipstick Traces, op. cit., p. 80). Quoique (ou parce que) il n’analyse pas l’argumentation d’Adorno (ce dernier approuverait certainement les amateurs qui soulignent l’orthodoxie de cette musique, Ch. Pirenne, Une histoire musicale du rock, Paris, Fayard, 2011, p. 297), Greil Marcus invoque l’esprit critique du philosophe dans son apologie extatique des Sex Pistols. « Probablement aucune définition du punk n’est assez large pour y intégrer Theodor Adorno », mais « on peut retrouver le punk entre chaque ligne de Minima Moralia » (G. Marcus, Lipstick Traces, op. cit., p. 89).
184 T. W. Adorno, Beaux passages…, op. cit., p. 244 et la remarque sur les jeunes aux cheveux longs, ibid., p. 201.
185 Sur l’opposition du jazz et du rock, voir, par exemple, les articles sur le jazz et le rock dans le Dictionnaire du rock dirigé par M. Assayas (Paris, Robert Laffont, 2000) et le Dictionnaire du jazz dirigé par Ph. Carles, A. Clergeat et J.-L. Comolli (Paris, Robert Laffont, 1988).
186 T. W. Adorno, Quasi una fantasia…, op. cit., p. 278-279.
187 Par exemple, pour l’avant-garde, le jazz et le rock sont une musique de masse ; pour le rock, le jazz et l’avant-garde sont une musique d’esthètes ; pour le jazz, l’avant-garde et le rock sont une musique de Blancs.
188 « Il revient à Stockhausen d’avoir vu que la structure métrique et rythmique des musiques atonale et dodécaphonique elles-mêmes était en un sens restée tonale. Il faut se souvenir de cela à l’avenir, ne plus souffrir la moindre inconséquence » (ibid., p. 297 ; Id., Beaux passages, op. cit., p. 175).
189 Voir le chapitre que Christian Béthune consacre à la critique de Wagner par Adorno, Adorno et le jazz, op. cit., p. 43-49.
190 T. W. Adorno, Current of Music…, op. cit., p. 254.
191 Id., Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 162.
192 Ibid., p. 199 et 202 ; Id., Quasi una fantasia, op. cit, p. 331. Sur ces questions et le rapport à Bergson, A. Boissière, La Pensée musicale de Theodor W. Adorno. L’époque et le temps, Paris, Beauchesne, 2011, chapitres I et IV.
193 « Sa musique ignore le souvenir, donc la continuité temporelle de la durée. Elle va de réflexe en réflexe. L’erreur fatale de ses apologistes, c’est d’interpréter comme garantie de vitalité, le manque d’un donné dans sa musique, d’une thématique proprement dite, manque qui précisément exclut la respiration de la forme, la continuité du processus, en définitive la “vie” » (T. W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, op. cit, p. 170). La remarque d’Adorno a plus de relief polémique quand on pense à d’autres musiques que Le Sacre dont l’objet est la danse rituelle d’un sacrifice. Quand il dit avec Max Horkheimer que « la machine à jazz pilonne éternellement ses rythmes » (M. Horkheimer, La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 157), il faut comprendre, en pensant aussi au rock et à d’autres genres, qu’ils reproduisent seulement ce qu’il y a de mécanique dans la vie et n’offrent que le simulacre de son mouvement créateur.
194 Ibid., p. 163.
195 Ibid., p. 165-166. Mais quand Igor Stravinsky utilise des éléments de jazz il en révèle « le piteux et le commercial » et élimine tous les traits de fausse individualité (ibid., p. 177).
196 Sur tout ceci, R. Court, Adorno et la nouvelle musique. Art et modernité, Paris, Klincksieck, 1981, p. 37-44.
197 T. W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 78 ; « Il n’y a plus d’attraction anarchique entre les accords ; ceux-ci sont désormais de simples monades sans relations réciproques, tenues ensemble par une domination planificatrice » (ibid., p. 93). Sur le désir d’ordre, avec ses connotations religieuses et politiques, Id., Quasi una fantasia, op. cit., p. 296.
198 Id., Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 78, 124 et 126.
199 Ibid., p. 70-71, 88 et 106.
200 Ibid., p. 70, 79 et 86 ; Id., Quasi una fantasia, op. cit., p. 280-281, sur l’hostilité de Schönberg envers la répétition : une mélodie du Trouvère « lui était insupportable, parce qu’on connaissait le rythme du motif principal après quatre mesures, et que sa répétition inlassable heurtait l’intelligence musicale ». Sur l’aspect mécanique de la musique traditionnelle, Id., Beaux passages…, op. cit., p. 192.
201 Id., Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 80. À d’autres moments, la spatialisation de la musique et la réduction du dynamique au statique sont rattachés à l’écriture (Id., Quasi una fantasia, op. cit., p. 315). Pour une critique de l’atonalité du point de vue de la vitalité, voir, par exemple, le jugement de W. Furtwängler, Musique et Verbe, Paris, Livre de poche, 1979, p. 114-123.
202 Ibid., p. 108, 119 et 124-125.
203 Ibid., p. 122.
204 Les passages précédemment cités de Free jazz, Black power et des Héros oubliés du rock’n’roll donnent un équivalent de cette intuition dans la musique populaire qui a des ambitions émancipatrices.
205 T. W. Adorno, Quasi una fantasia, op. cit., p. 284. Le silence est peut-être finalement préférable, Id., Beaux passages…, op. cit., p. 181.
206 Id., Quasi una fantasia, op. cit., p. 288.
207 T. W. Adorno, Quasi una fantasia, op. cit., p. 294. Par ce refus de formes extérieures préexistantes, Adorno est ici largement fidèle au rêve originel de Schönberg, même si ce dernier parle plus d’expression, ce qui rejoint l’opposition adornienne entre la pseudo-individualité et l’individualité authentique : « Toute recherche tendant à produire un effet traditionnel reste plus ou moins marqué par l’intervention de la conscience. Mais l’art appartient à l’inconscient ! C’est soi-même que l’on doit exprimer ! S’exprimer directement ! […] Seule l’élaboration inconsciente de la forme, qui se traduit par l’équation : “forme = manifestation de la forme”, permet de créer de véritables formes ; elle seule engendre ces modèles dont les gens sans originalité font des “formules” en les imitant. Mais si l’on est capable de s’entendre soi-même, de reconnaître ses pulsions, d’engager tout son être, y compris son être pensant pour approfondir un problème, on n’a pas besoin de telles béquilles. Il n’est pas nécessaire d’être un pionnier si l’on veut travailler ainsi, seulement un homme qui se prend au sérieux. Et qui de ce fait prend au sérieux ce qui est la véritable tâche de l’humanité dans chaque domaine artistique : reconnaître, et exprimer ce que l’on a reconnu ! » (lettre à Kandinsky, le 24 janvier 1911, Contrechamps, 2, avril 1984, p. 13).
208 T. W. Adorno, Quasi una fantasia, op. cit., p. 340.
209 Ibid., p. 296.
210 C’est pourquoi l’usage du mot organique, pour penser le rapport ente le tout et les parties, est problématique, ibid., p. 325-326.
211 Ibid., p. 312.
212 Ibid., p. 312.
213 Ibid., p. 313.
214 Ibid.
215 Id., Beaux passages…, op. cit., p. 173-174 et 179.
216 Id., Quasi una fantasia, op. cit., p. 4.
217 Ce n’est pas exclu, ibid., p. 313.
218 Après tout, le rythme qu’Adorno perçoit comme une mécanique extérieure n’est-il pas immanent et libre pour celui qui l’aime ? Par exemple, pour changer de style : « Un rythme qui devient le totem funk par définition. Et la rigidité de ce rythme métronomique, c’est aussi sa liberté » (G. Bara, B. Blum, B. Daoudi, P. Hucher, M. Zisman, Du jazz à la techno, Paris, Scali, 2007, p. 12).
219 Il faut, évidemment, aller jusqu’au dernier concert, The Olatunji concert. The last live recording (Impulse ! 589 120-2).
220 F. Médioni, John Coltrane : 80 musiciens de jazz témoignent, Arles, Actes Sud, 2007, p. 276.
221 Paul Van Nevel en a rassemblé dans son disque Utopia triumphans (Sony SK 66 261).
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