Ni belle âme, ni bourreau
Un débat philosophique sur la violence entre Camus et Merleau-Ponty
p. 39-57
Texte intégral
1Les années qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale en France sont le théâtre d’une véritable renaissance du questionnement philosophique et politique sur la violence. Si l’on peut parler de renaissance, et non de la simple continuation d’une discussion séculaire autour d’un problème qui a toujours fasciné les philosophes, c’est parce que la conjoncture singulière de ces années d’après guerre investit littéralement le débat autour de la violence et tend à en déterminer significativement les termes. En effet, la défaite de l’Allemagne nazie, loin d’inaugurer une période de retour à la paix internationale, est suivie par une entrée pour ainsi dire instantanée dans un contexte de guerre froide qui va influencer considérablement les réflexions et les prises de position intellectuelles et politiques de l’intelligentsia française. S’il est un texte particulièrement représentatif de la manière dont la réflexion sur la violence se polarise autour de l’antagonisme des blocs de l’Est et de l’Ouest et se cristallise autour de la question du statut de la violence révolutionnaire, c’est Humanisme et terreur, un essai que Maurice Merleau-Ponty publie dans Les Temps modernes entre octobre 1946 et janvier 1947 en réponse au roman d’Arthur Koestler Darkness at Noon (Le zéro et l’infini). Dans ce texte, qui s’inscrit explicitement dans l’héritage de la pensée politique et de la philosophie de l’histoire de Marx, Merleau-Ponty théorise l’idée d’une violence progressive, qu’il oppose systématiquement à la violence hypocrite et égoïste qui caractérise à ses yeux le système libéral et capitaliste en place dans les démocraties occidentales.
2En ce sens, et bien que la portée philosophique de ce texte ne s’y réduise pas, Merleau-Ponty prend position avec Humanisme et terreur au sein d’un conflit intellectuel et idéologique portant sur le problème de la violence et de la possibilité de sa légitimation, tout en témoignant d’une fascination pour l’URSS dont Claude Lefort ne manque pas de souligner, dans la préface de l’essai, qu’elle est commune à de nombreux intellectuels de ce temps1. Puisque la violence apparaît comme une donnée constitutive de la politique dans la mesure où nul gouvernement n’en fait l’économie, il s’agit pour Merleau-Ponty non pas de la juger dans l’absolu (ce serait adopter le point de vue aussi noble que dérisoire de la belle âme en marge de l’histoire), mais de la replacer dans le cadre concret du projet qu’elle sert afin d’en estimer la valeur en fonction des intentions qui la motivent et de sa logique propre. Cette approche pragmatique, ainsi que les arguments qui l’étayent, ont indéniablement contribué à faire naître une polémique autour du problème de la justification de la violence, polémique à laquelle Albert Camus apporte une contribution décisive en publiant en 1951 L’homme révolté. Cet essai philosophique est, en effet, consacré au problème de la légitimation idéologique de la violence et accorde, dans la richesse thématique de ses développements, une place considérable à l’analyse de l’idéologie communiste et à la question des procès. Plusieurs indices textuels, ainsi que la teneur d’ensemble de l’ouvrage, nous confortent dans la conviction que cet écrit répond à celui de Merleau-Ponty et consacre la rupture entre les deux auteurs telle que la relate Sartre dans de célèbres pages de Situations IV : « Un soir, chez Boris Vian, Camus prit Merleau à partie et lui reprocha de justifier les procès. Ce fut pénible : je les revois encore, Camus révolté, Merleau-Ponty courtois et ferme, un peu pâle, l’un se permettant, l’autre s’interdisant les fastes de la violence. Tout d’un coup, Camus se détourna et sortit. Je lui courus après, accompagné de Jacques Bost, nous le rejoignîmes dans la rue déserte ; j’essayai tant bien que mal de lui expliquer la pensée de Merleau, ce que celui-ci n’avait pas daigné faire. Avec ce seul résultat que nous nous séparâmes brouillés2. »
3Nous allons tâcher de restituer les principaux enjeux fédérant la querelle philosophique et politique virtuelle qui se joue entre Humanisme et terreur et L’homme révolté, en nous concentrant sur la question qui est littéralement au centre des deux essais et qui se distingue par son caractère d’actualité et d’urgence : celle des camps de concentration et des procès soviétiques. Nous pourrons ainsi mettre au jour la manière dont le discours philosophique se trouve irrigué par un contexte politique exceptionnel et équivoque dont il s’empare pour en proposer une interprétation sur le vif, pour autant qu’il est possible de rendre intelligible une conjoncture ambiguë et sans cesse en évolution. Dans cette optique, nous commencerons par exposer succinctement les thèses majeures que Merleau-Ponty soutient dans son texte, avant d’analyser la réponse tacite que lui adresse Camus dans L’homme révolté, et nous tenterons par là de faire saillir les nouveaux questionnements et les apories que soulèvent ces réflexions à la fois historiquement situées et philosophiquement fécondes sur la violence.
LES THÈSES MAJEURES DE MERLEAU-PONTY
4Commençons par une précision : Humanisme et terreur ne constitue en rien l’exposé d’une doctrine philosophique achevée, encore moins d’une philosophie de l’histoire (l’auteur procédera d’ailleurs à son autocritique en rejetant catégoriquement le bolchévisme huit ans plus tard dans Les aventures de la dialectique). Il s’agit d’un essai rédigé dans un contexte historique singulier et qui prend parti concernant un problème politique et éthique d’actualité posé par l’existence de procès politiques et de camps de concentration en URSS. Bien que ce texte demeure irréductible à un écrit de circonstance dans la mesure où il comporte une réflexion philosophique profonde sur le sens et la portée des actions humaines en régime historique (réflexion littéralement imprégnée de la pensée de Machiavel3), on y décèle un souci très prégnant de proposer une défense certes nuancée mais néanmoins ferme du marxisme contre l’idéologie libérale.
5Merleau-Ponty part du constat de l’inévitabilité de la violence au sein du politique pour réfuter dès l’abord les critiques libérales adressées au communisme qui consistent pour l’essentiel à reprocher au régime soviétique son usage d’une violence cruelle et sans bornes. Merleau-Ponty rappelle à leur intention que
tous les régimes sont criminels, que le libéralisme occidental est assis sur le travail forcé des colonies et sur vingt guerres, que la mort d’un noir lynché en Louisiane, celle d’un indigène en Indonésie, en Algérie ou en Indochine est, devant la morale, aussi peu pardonnable que celle de Roubachov, que le communisme n’invente pas la violence, qu’il la trouve établie, que la question pour le moment n’est pas de savoir si l’on accepte ou refuse la violence, mais si la violence avec laquelle on pactise est « progressive » et tend à se supprimer ou si elle tend à se perpétuer, et qu’enfin, pour en décider, il faut situer le crime dans la logique d’une situation, dans la dynamique d’un régime, dans la totalité historique à laquelle il appartient, au lieu de le juger en soi, selon la morale qu’on appelle à tort « morale pure »4.
6Ces quelques lignes résument à elles seules l’essence de la position de Merleau-Ponty : en prenant acte de l’existence d’un lien indissociable qui unit la politique et la violence, il disqualifie très logiquement toute condamnation a priori de cette dernière. Puisque tous les régimes usent de violence, et que néanmoins il ne saurait être question de nier leurs différences en les plaçant sur un plan d’équivalence comme autant de témoins d’une même malédiction de l’histoire, il convient de les distinguer en fonction des objectifs que chacun se donne. Il importe, en d’autres termes, de déterminer quel est le but assigné, l’intention sous-jacente à la violence perpétrée, la logique singulière dans laquelle elle s’inscrit. C’est dans cette perspective qu’apparaît l’idée d’une « violence progressive », idée que Merleau-Ponty emprunte à Marx et qui désigne une forme de violence visant la suppression de celle qui règne injustement dans les sociétés contemporaines. La véritable question ne consiste donc plus à se demander in abstracto si la violence est légitime, mais, face à un régime donné, « si la violence qu’il exerce est révolutionnaire et capable de créer entre les hommes des rapports humains5 ». Or, de ce point de vue, il est clair, selon Merleau-Ponty, que là où les régimes libéraux infligent les pires traitements aux indigènes dans les colonies sous couvert de leur apporter la « civilisation » tout en prétendant hypocritement obéir à des principes moraux irréprochables, le régime communiste tel que le conçoit Marx a quant à lui pour particularité de « chercher une violence qui se dépasse vers l’avenir humain6 », autrement dit une violence qui n’a de sens et de légitimité que pour autant qu’elle cherche sa propre suppression, qu’elle assume l’inévitabilité du mal tout en aspirant à s’en libérer. Alors que la violence libérale tend à perpétuer une situation inégalitaire et injuste où une minorité privilégiée opprime la majorité du peuple, la violence marxiste est « révolutionnaire » au sens où elle entend corriger radicalement l’état de fait au nom d’un idéal de justice. Le titre de l’essai prend ici tout son sens : il ne s’agit pas pour Merleau-Ponty d’opposer l’humanisme à la terreur, mais au contraire de retourner l’accusation d’inhumanité habituellement adressée aux communistes par leurs adversaires, en opposant à l’« humanisme abstrait » du libéralisme, qui certes prône des valeurs nobles en elles-mêmes mais qui n’hésite pas à les mettre entre parenthèses lorsque cela lui est commode, un « humanisme réel » qui sous-tend la théorie marxiste de l’histoire. L’horizon de la politique marxiste est, en effet, l’établissement de la société sans classes et ne prétend pas faire l’économie de la violence, mais fait fond au contraire sur la présence au sein de la société bourgeoise d’une forme de violence instituée (l’exploitation de l’homme par l’homme) pour mieux montrer l’incapacité du principe moral de non-violence à apporter une solution concrète aux problèmes sociaux. Dès lors, puisque contre l’iniquité toute-puissante qui asservit le prolétariat, la voie pacifiste de la « morale pure » est une impasse et s’avère d’autant plus contestable qu’elle constitue l’un des alibis privilégiés de l’idéologie libérale, seule une autre forme de violence peut apparaître comme une arme efficace, à savoir la violence révolutionnaire. Cette dernière, selon Marx, doit viser le dépassement de la violence instituée, celle qui règne dans la société bourgeoise, dépassement qui doit s’effectuer au nom d’une exigence de reconnaissance de l’homme par l’homme issue de la situation d’exploitation dans laquelle le prolétariat est maintenu et qui est le moteur de l’histoire : ainsi s’exprime la teneur « humaniste » de cette violence.
7Arrêtons-nous un instant sur cette notion de « violence révolutionnaire » et tâchons d’en saisir la singularité, car elle est indéniablement l’une des idées clés de l’essai. Selon Merleau-Ponty, tant qu’on refuse de reconnaître la spécificité de la violence théorisée par le marxisme, on s’ôte tout moyen de comprendre ce qui se joue véritablement dans les procès de Moscou. Car la violence révolutionnaire étant par nature incommensurable à toute autre forme de violence, elle requiert l’adoption d’une tournure d’esprit que l’on peut qualifier de contre-intuitive et qui est analysée dans le chapitre II de la première partie d’Humanisme et terreur, chapitre qui développe des thèses particulièrement problématiques dont on peut supposer qu’elles ont dû retenir l’attention de Camus. Si l’on s’en tient à une conception classique du fonctionnement d’un procès et aux critères de valeur traditionnels que Merleau-Ponty attribue à l’idéologie libérale, mais qui sont plus généralement ceux auxquels nous adhérons spontanément car ils sont au fondement de notre système judiciaire, on ne peut voir dans les procès de Moscou qu’une mascarade pseudo-judiciaire au cours de laquelle des innocents sont forcés d’avouer des crimes fictifs et qui bafoue les principes fondamentaux d’une justice digne de ce nom, tels que la libre conscience de l’individu, la présomption d’innocence et le droit à un procès équitable et à un jugement impartial. De fait, les preuves formelles y font cruellement défaut, et les chefs d’accusation ne s’appuient, selon Merleau-Ponty, que sur des « on-dit7 ». Ce déroulement insolite des procès de Moscou, si contraire aux règles essentielles qui régissent les procédures judiciaires ordinaires, s’explique précisément par le fait que ce ne sont pas des actes personnels qui sont ici jugés, mais des « actes politiques », qui doivent être compris dans la perspective de leur impact historique. Ces actes se caractérisent, pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty, par un « style révolutionnaire8 », qui implique de « juger ce qui est au nom de ce qui n’est pas encore, en le prenant comme plus réel que le réel9 », idée qui n’est pas sans rappeler l’acte de fondation d’un droit nouveau tel que le thématise Derrida dans Force de loi, comme violence originaire qui, du fait de son caractère absolument inaugural, ne peut être ni assurée ni condamnée par un droit antérieur10. Alors que la justice bourgeoise est constitutivement tournée vers le passé dans la mesure où elle prend pour point de repère une loi établie, la justice révolutionnaire qui préside aux procès de Moscou est, quant à elle, résolument dirigée vers l’avenir, au sens où les hommes de la révolution condamnent l’accusé non pour avoir violé par ses actes les lois positives en cours, mais parce qu’ils estiment qu’il dessert de quelque manière l’œuvre révolutionnaire et fait obstacle à son accomplissement. « Il s’agit seulement, explique Merleau-Ponty, de savoir si en fait sa conduite, étalée sur le plan de la praxis collective, est ou non révolutionnaire11. » De fait, il est fort probable que l’accusé n’ait pas prémédité le sabotage de la révolution, et même bien au contraire qu’il ait pensé la servir. Cependant, le procès révolutionnaire ne peut s’arrêter aux intentions subjectives des individus justement parce qu’il ne s’agit pas de les juger en tant qu’individus, mais en tant qu’agents porteurs d’un « rôle historique12 », dont les actions ont des répercussions directes sur autrui et produisent des conséquences objectives certes imprévues, mais dont il faut pourtant assumer la responsabilité : « Les actes politiques doivent être jugés non seulement selon le sens que leur donne l’agent moral, mais selon celui qu’ils prennent dans le contexte historique et dans la phase dialectique où ils se produisent13. » En situation révolutionnaire, les intentions comptent finalement assez peu, car seuls seront jugés les résultats : c’est pourquoi la dissidence, parce qu’elle porte en elle les germes de la rébellion, équivaut à la trahison, ce que traduit parfaitement la sentence de Saint-Just citée par Merleau-Ponty : « Un patriote est celui qui soutient la République en masse ; quiconque la combat en détail est un traître14. » À l’appui de sa thèse, l’auteur élabore une argumentation certes pour le moins discutable par les raccourcis historiques et les amalgames auxquels elle procède, mais qui a néanmoins le mérite d’apporter un éclairage décisif à sa pensée. Il trace en effet un parallèle entre les procès faits aux collaborationnistes français au lendemain de la guerre et ceux qui se déroulent en URSS, en expliquant que malgré la différence contextuelle qui les sépare, ces deux phénomènes sont par excellence la manifestation d’une époque historique entendue comme « un de ces moments où le sol traditionnel d’une nation ou d’une société s’effondre, et où, bon gré mal gré, l’homme doit reconstruire lui-même les rapports humains15 », une époque où « la liberté de chacun menace de mort celle des autres et la violence reparaît16 », où la liberté d’opinion tant vantée par le libéralisme est rejetée au profit d’une « lutte à mort des subjectivités17 » entre des visions de l’histoire incompatibles, chacun voulant faire triompher la sienne en éliminant les opposants. C’est pourquoi, continue Merleau-Ponty, « il est possible que ni Pétain ni Laval n’aient un jour décidé de se livrer à l’Allemagne pour de l’argent, pour garder le pouvoir ou même pour faire prévaloir une certaine politique. Et cependant, même s’il n’y a pas faute en ce sens, nous refusons de les absoudre comme des hommes qui se sont simplement trompés18 ». En la matière, il serait incongru pour les collaborationnistes de réclamer un procès impartial, puisqu’en faisant le choix de la collaboration, ils ont pris une décision radicale qui s’oppose absolument à celle des Résistants, ce qui laisse ces derniers seuls légitimés à les juger et à les condamner : « C’est ici l’impartialité qui est basse et la partialité juste. L’idée même d’une justice objective est ici dépourvue de sens puisqu’elle devrait comparer des conduites qui s’excluaient et entre lesquelles la seule raison ne suffisait pas pour choisir19. » Au terme de cette double analyse qui vise à exposer la spécificité des procès politiques en dégageant ce qui les distingue radicalement des procès de droit commun, Merleau-Ponty en vient à conclure que « comme les procès des collaborateurs désintéressés, les procès de Moscou seraient le drame de l’honnêteté subjective et de la trahison objective20 », à ceci près que les premiers ne rendent pas la vie aux Résistants fusillés tandis que les seconds ont pour résultat positif d’épargner à l’URSS d’éventuelles pertes et défaites.
8Il n’est pas question ici de formuler à l’encontre de ce raisonnement les objections qui s’imposeraient : on comprend aisément ce qu’a de discutable l’analogie tracée par Merleau-Ponty entre les procès de Moscou et ceux intentés contre les collaborationnistes, à commencer par le statut des accusés, car entre des individus qui ont tué ou sciemment envoyé à la mort leurs propres concitoyens, et d’autres que l’on force à avouer des actes qu’ils n’ont pas commis, il y a une incommensurabilité qui résiste a priori à l’argumentaire de l’auteur. Il faut néanmoins reconnaître la forte cohérence interne de la logique suivie par Merleau-Ponty, en ce qu’elle nous révèle en quel sens les procès d’URSS ne sauraient être interprétés à l’aune des normes juridiques traditionnelles. Cette explication s’inscrit dans une conception de l’histoire que l’auteur commence à esquisser dans Humanisme et terreur. L’histoire étant pour lui marquée par une irréductible contingence, elle ne peut faire l’objet d’une science. Par là même, la politique, en tant qu’elle s’accomplit sur le terrain ambigu de l’histoire, se présente comme un art du possible qui consiste à décider et à agir dans l’incertitude, en prenant le risque de suivre une certaine vision de l’avenir qui nécessite cette conviction déterminée pour s’accomplir, mais dont on n’a aucune garantie qu’elle se réalisera effectivement. Dans cette optique, la terreur apparaît comme le pendant logique et légitime de l’humanisme concret au sens où les hommes, pris non pas en tant que subjectivités atomisées mais comme acteurs de l’histoire, sont toujours déjà situés dans un contexte donné et dans un réseau intersubjectif où toute action peut avoir des répercussions imprévues sur le cours des événements et mettre en péril le projet révolutionnaire, si bien que ceux qui s’opposent aux choix du parti conçu comme fer de lance de la révolution prolétarienne deviennent des obstacles à la bonne marche de l’histoire qu’il convient de supprimer : « Entre les hommes considérés comme titulaires de situations qui composent ensemble une situation commune, il est inévitable que l’on choisisse - il est permis de sacrifier ceux qui, selon la logique de leur situation, sont une menace et de préférer ceux qui sont une promesse d’humanité. C’est ce que fait le marxisme quand il établit sa politique sur une analyse de la situation prolétarienne21. » La terreur est en cela inhérente à la logique de l’histoire en contexte révolutionnaire, car « en période de tension révolutionnaire ou de danger extérieur, il n’y a pas de frontière précise entre divergences politiques et trahison objective, l’humanisme est en suspens, le gouvernement est Terreur22 ». Ainsi, les procès de Moscou, replacés dans le cadre de cette logique révolutionnaire, doivent être interprétés non pas comme le verdict objectif d’une histoire implacable qui écraserait la subjectivité révoltée de l’accusé (conception que Merleau-Ponty relève dans le roman de Koestler et dont il souligne l’inadéquation), mais comme la manifestation éminente du drame qui se joue au sein même d’un individu qui réalise que ses actions sont marquées par une ambiguïté foncière, qu’elles peuvent engendrer des conséquences impossibles à anticiper et qui sont susceptibles d’entrer en conflit avec le projet révolutionnaire. Pour reprendre les termes de Merleau-Ponty, ce qui est en jeu dans ces procès, « ce n’est pas le yogi aux prises avec le commissaire, la conscience morale aux prises avec l’efficacité politique, le sentiment océanique aux prises avec l’action, le cœur aux prises avec la logique, l’homme “sans lest” aux prises avec la tradition : entre ces antagonismes, il n’y a pas de terrain commun et par conséquent pas de rencontre possible23 ». La vraie rupture, le vrai drame se joue dans l’esprit même de l’accusé qui prend conscience de l’existence d’une tension interne entre ses intentions et ses actes, tension générée par l’inflexible contingence de l’histoire et qui lui interdit de s’en tenir à ses convictions sans prendre en compte et assumer jusqu’au bout les effets potentiels de ses choix : « La division n’est plus entre l’homme et le monde, mais entre l’homme et lui-même. Voilà tout le secret des aveux de Moscou24. » Merleau-Ponty en vient ainsi à reprocher aux procès de Moscou non pas d’être une mise en scène inadmissible d’une prétendue justice qui condamnerait des innocents, mais au contraire de ne pas assumer entièrement cette logique révolutionnaire qui les caractérise et peut seule leur donner sens, notamment parce que les communistes tentent de dissimuler ce caractère absolument singulier des procès révolutionnaires derrière le masque du système judiciaire traditionnel en les faisant passer pour des procès de droit commun : « Ce qui est grave et menace la civilisation, explique Merleau-Ponty, ce n’est pas de tuer un homme pour ses idées (on l’a souvent fait en temps de guerre), c’est de le faire sans se l’avouer et sans le dire, de mettre sur la justice révolutionnaire le masque du Code pénal25. »
9Nous tenons à conclure cette analyse cursive de l’argumentaire complexe d’Humanisme et terreur en insistant sur le débat intérieur qui anime l’auteur de façon très perceptible. On reconnaîtra volontiers le caractère problématique, voire scandaleux, de certaines de ses thèses, notamment le fait d’expliquer les procès de Moscou en donnant une interprétation philosophique des aveux des accusés comme reconnaissance de l’ambiguïté irréductible de leurs actions et donc de leur possible culpabilité au regard de l’histoire sans tenir compte ni des pressions exercées sur ces derniers pour leur arracher ces aveux (pressions que Koestler dépeint avec brio dans son roman), ni du fait que nombre d’accusés, comme le rappelle Claude Lefort dans sa préface, n’exerçaient plus depuis longtemps aucune activité politique, si bien qu’ils ne représentaient aucune menace véritable pour le régime en place. Néanmoins, Merleau-Ponty exprime certains doutes concernant l’avenir de la révolution dans un pays qui semble s’éloigner de plus en plus de l’aspiration humaniste et prolétarienne qui l’animait au départ : « Le communisme, remarque-t-il, est de plus en plus tendu, il montre de plus en plus sa face d’ombre26. » Cependant, loin de tirer de ces réserves une raison de juger de la légitimité du système soviétique tel qu’il existe, Merleau-Ponty convoque derechef sa conception de l’histoire comme porteuse d’une ambiguïté foncière qui nous maintient sur le terrain de l’indéterminé. Le projet communiste s’incarnant dans un processus révolutionnaire qui est, au moment où Merleau-Ponty écrit Humanisme et terreur, en plein déploiement, sa portée véritable et sa légitimité relèvent de l’indécidable. C’est pourquoi il conclut qu’à l’heure actuelle, « on ne peut pas être anticommuniste, on ne peut pas être communiste27 ». Les principaux acquis de cet essai se résument ainsi en trois grandes thèses :
101. La reconnaissance de l’existence d’un lien indissociable entre violence, politique et histoire, qui engendre la nécessité de distinguer entre les divers usages de la violence politique en fonction de l’aspiration, de l’intention qui y préside, idée qui permet de poser la supériorité de la violence révolutionnaire sur toute autre forme de violence en tant qu’elle se veut progressive28.
112. L’histoire est conçue comme terrain de la contingence qui abolit toute certitude et fait de la politique l’art du possible, de la prise de décision dans le risque. D’où l’impossibilité de juger de la doctrine communiste et de sa mise en pratique au présent en fonction des critères de valeur traditionnels, puisqu’on ne peut juger de la valeur et de la portée d’un processus en cours (c’est une idée que l’on trouve explicitement formulée dans Humanisme et terreur lorsque Merleau-Ponty souligne que « nous ne sommes pas spectateurs d’une histoire achevée, nous sommes acteurs dans une histoire ouverte29 »), et qu’ainsi on ne peut déterminer a priori les torts et les mérites d’une politique, mais qu’il faut attendre d’en observer les résultats afin de voir si elle va bien dans le sens de la logique globale de l’histoire (Sartre soutient encore plus nettement une thèse identique dans « Faux savants et faux lièvres » lorsqu’il félicite Louis Dalmas, auteur du Communisme yougoslave, de refuser « d’arrêter un processus en cours et de le juger30 »).
12D’où 3. La nécessité de suspendre son jugement en ce qui concerne une politique en cours de réalisation dans l’histoire. Ces trois idées font l’objet d’une vive critique dans L’homme révolté de Camus, qui prend à son tour position dans ce débat virulent sur la violence et qui s’attache à montrer les difficultés majeures posées par l’essai de Merleau-Ponty.
LA CRITIQUE DE CAMUS
13De même qu’Humanisme et terreur se fait l’écho d’un débat idéologique qui fédère l’actualité politique de son temps en dénonçant l’hypocrisie de la bonne conscience libérale et en proposant une interprétation cohérente de la doctrine marxiste de la violence progressive, il est indéniable que L’homme révolté est irrigué par les questionnements qui dominent le monde intellectuel des années 1950, mais pâtit également des incontournables oppositions binaires qui fondent la logique des Blocs. Effectivement, l’interprétation de ce texte a trop souvent été biaisée, tout particulièrement au moment de sa publication, par les a priori de l’époque : d’aucuns ont voulu y voir une manifestation de sympathie à peine dissimulée pour le camp des démocraties libérales, puisque Camus s’attaque de façon virulente à l’idéologie marxiste et au communisme soviétique ; d’autres ont préféré n’y voir que le cri de révolte d’une belle âme exilée hors de l’histoire, incapable d’assumer la réalité insurmontable de la violence (idée que l’on trouve notamment exprimée dans la recension que Francis Jeanson propose de L’homme révolté dans un article des Temps modernes au titre aussi évocateur que provocateur : « Camus ou l’Âme révoltée »). La thèse centrale de l’essai, il est vrai, prête facilement à confusion : le mot d’ordre que Camus y répète continuellement est celui de l’impossibilité de justifier la violence. Afin de dissiper tous les malentendus liés à sa réception, commençons par préciser un point simple mais fondamental : à l’instar de Merleau-Ponty, Camus reconnaît explicitement la nature irréductible de la violence dans l’histoire, ainsi que le fait qu’elle est inhérente à l’action politique. Loin de dénoncer la violence dans l’absolu, pour elle-même, il ne fait que refuser ce qu’il appelle la « violence confortable31 », celle que l’on revêt d’une justification idéologique visant à rendre raison du meurtre en l’intégrant au sein d’une logique englobante. Si l’on songe que Camus écrit au cœur d’un conflit international larvé qui prend des allures de guerre idéologique, son objection prend toute son ampleur. À lire L’homme révolté, on réalise que, tout comme dans Humanisme et terreur, la violence qui est au centre de la réflexion est la « violence révolutionnaire » qui sous-tend le problème des camps et des procès. Or c’est justement pour appuyer sa conviction selon laquelle cette violence ne peut en toute cohérence prétendre à une justification idéologique que Camus thématise la notion de « révolte ». Il est impossible de restituer brièvement l’intégralité du raisonnement complexe exposé dans L’homme révolté, mais nous allons tâcher d’en esquisser les lignes forces car elles conditionnent toutes les objections que Camus adresse indirectement à Merleau-Ponty.
14Dans cet essai, Camus se donne pour objectif de ressaisir l’aspiration véritable qui gît au cœur de la révolution, en remontant à sa source pour comprendre l’esprit qui l’anime. Cet esprit, c’est ce que Camus nomme la « révolte » et qui permet de circonscrire pourquoi, au nom de quoi et contre quoi on se révolte. L’expérience de la révolte, rappelle Camus, ne se réduit pas à une négation, au refus d’une situation jugée injuste : elle est bien plutôt celle d’un individu qui, en disant « non », marque l’existence d’une frontière par laquelle il entend préserver et défendre une certaine idée de lui-même qu’il refuse de laisser bafouer. Se révolter, c’est ainsi toujours affirmer une valeur, refuser une humiliation, un traitement que l’on estime indigne de ce qu’on peut appeler l’« humanité » en nous. C’est l’insurrection de l’esclave qui s’élève face au maître, qui exige de lui qu’il le traite en égal et qui réclame les droits et les égards qui lui sont dus en tant que tel : la justice, la liberté. En élaborant ce paradigme épuré de la révolte, loin de chercher à minimiser les aspects sociaux et économiques inhérents à toute insurrection, et sans demeurer dans une conception abstraite et nébuleuse qui ne partage plus rien avec le phénomène concret qu’est la révolte, Camus cherche à mettre en évidence le fait que tout mouvement révolutionnaire, parce qu’il trouve sa source dans l’expérience de la révolte, c’est-à-dire celle d’une situation inique qui pousse l’individu à lutter pour obtenir des conditions de vie dignes d’un homme, a pour point de départ irréductible la prise de conscience de l’existence de quelque chose comme une humanité à laquelle on s’identifie. Merleau-Ponty ne rappelle-t-il pas en effet que, pour Marx, si c’est au prolétariat d’accomplir la révolution, c’est parce que la condition prolétarienne incarne, dans son dénuement le plus complet, la condition humaine universelle, celle « des hommes les plus purement hommes32 » ? Mais ce que Camus précise, c’est que lorsque l’esclave se soulève contre le maître, lorsqu’il voit dans le traitement qui lui est infligé une injustice et qu’il réclame d’être traité en égal, il fait par là même référence à une idée de l’humanité qui englobe le maître et qu’il ne saurait lui dénier sans se faire maître et injuste à son tour, autrement dit sans trahir la signification profonde de sa révolte. En ce sens, une légitimation idéologique des camps de concentration et des procès politiques ne peut, aux yeux de Camus, se dire révolutionnaire sans incohérence, puisque justifier le meurtre et les traitements dégradants infligés à des hommes en mettant ces mesures sur le compte des exigences de la révolution reviendrait à se réclamer des valeurs que l’on dégrade tout en prétendant les servir et même les accomplir. Loin de s’adonner ici à une effusion de bons sentiments aveugles aux nécessités du politique, Camus entend simplement rappeler, contre un argumentaire qui se focaliserait trop exclusivement sur la grandeur de l’objectif visé, qu’il y a des moyens qui aviliraient la fin à laquelle ils tendent, autrement dit que la révolution, parce qu’elle est animée par une aspiration insatiable à la justice, fait toujours signe, par son origine (la révolte), vers une valeur qui interdit par essence la légitimation idéologique du meurtre. Qu’une époque révolutionnaire en passe nécessairement par la distinction radicale de l’ami et de l’ennemi et par le meurtre, l’auteur des Justes est le premier à l’admettre, mais comme les réflexions tourmentées des personnages de la pièce l’illustrent, cette violence ne saurait pour autant se chercher des excuses théoriques contrastant fortement avec le caractère exceptionnel du contexte sans rompre avec l’aspiration même qui préside à l’insurrection.
15À partir de là, c’est la notion même de « violence progressive » qui ne peut qu’être inacceptable pour Camus, puisque le simple fait d’adjoindre cet adjectif au terme de violence induit un risque majeur, celui de servir à justifier tous les crimes dès lors qu’ils sont commis au nom de la révolution, et par là de trahir l’esprit de la révolte. On peut raisonnablement supposer qu’il a pris le raisonnement de Merleau-Ponty au sérieux, car l’objection qu’il adresse à ce type d’argumentation dans L’homme révolté s’inscrit de façon surprenante dans une conception de l’histoire qui rejoint par certains points celle de l’auteur d’Humanisme et terreur. Rappelons que pour ce dernier, l’histoire étant le terrain d’une contingence tragique, « l’homme entreprend d’agir sans pouvoir apprécier exactement le sens objectif de son action, il se construit une image de l’avenir, qui ne se justifie que par des probabilités, qui en réalité sollicite l’avenir et sur laquelle donc il peut être condamné, car l’événement, lui, n’est pas équivoque33 ». Or, c’est justement la considération des probabilités qui retient l’attention de Camus lorsqu’il s’attache à estimer la portée de la théorie marxiste de l’histoire. Pour pouvoir parler de « violence progressive », il faut, comme le fait Merleau-Ponty, concevoir qu’elle puisse « se dépasser vers un avenir humain » où elle s’abolirait. Or, dans la conception marxiste de l’histoire, cet horizon est précisément défini : c’est l’avènement de la société sans classes d’où toutes les injustices et les inégalités auront disparu. Toutefois, si Merleau-Ponty se réclame de Marx tout au long de son essai, force est de constater qu’il s’en sépare lorsqu’il affirme qu’aucune science de l’histoire n’est concevable, et par là que l’avenir demeure toujours incertain (alors que le matérialisme historique se présente bien comme une science de l’histoire). En ce sens, comme Camus ne manque pas de le faire remarquer en s’accordant sur ce point avec la conception de l’histoire de Merleau-Ponty, on ne peut, dès lors que l’on admet l’existence d’une part incompressible de contingence dans l’histoire, adopter la vision marxiste de l’histoire sans l’adapter en convoquant implicitement l’argument du pari : il faut parier pour l’avènement de la société sans classes. Mais là où Pascal soulignait ingénieusement l’écart abyssal entre la mise (une vie misérable et fugace sur terre) et le gain (une éternité de béatitude auprès de Dieu), un auteur qui se réclame du marxisme peut difficilement mettre en avant un fossé similaire, ainsi que Camus le relève :
S’il est sûr que le royaume arrivera, qu’importent les années ? La souffrance n’est jamais provisoire pour celui qui ne croit pas à l’avenir. Mais cent années de douleur sont fugitives au regard de celui qui affirme, pour la cent unième année, la cité définitive. De toute manière, la classe bourgeoise disparue, le prolétaire établit le règne de l’homme universel au sommet de la production, par la logique même du développement productif. Qu’importe que cela soit la dictature par la violence ? Dans cette Jérusalem bruissante de machines merveilleuses, qui se souviendra encore du cri de l’égorgé ? L’âge d’or renvoyé au bout de l’histoire et coïncidant, par un double attrait, avec une apocalypse, justifie donc tout34.
16Cette formule exprime avec netteté la difficulté que pose le prophétisme marxiste : tandis que le pari auquel Pascal incite ses interlocuteurs est d’ordre purement personnel et n’engage à chaque fois que l’existence de celui qui le fait, le pari marxiste met également en jeu la vie des camarades révolutionnaires et même, potentiellement, celle de tous les hommes, puisque aucun individu ne doit être mis au-dessus de la cause révolutionnaire. Or, en ce qui concerne l’avènement de cette société juste, la faiblesse des probabilités, qui ne fait que s’accentuer si l’on tient compte, comme Merleau-Ponty le fait lui-même, de la tournure que prennent les évènements en URSS, tend à suggérer le caractère sinon illusoire, du moins irresponsable d’un tel pari. L’alternative s’avère donc brutale : ou bien le marxisme propose une science de l’histoire, et dans ce cas la certitude de l’avènement de la société sans classes apparaît comme un objectif intangible qu’il faut réaliser coûte que coûte, fût-ce au prix de milliers de vies humaines ; ou bien, et c’est finalement la position de Merleau-Ponty, on considère que l’histoire n’est pas et ne sera jamais une science, car sa contingence abolit toute certitude concernant l’avenir, et alors on comprend difficilement comment on peut défendre un régime (celui de l’URSS) qui justifie les atrocités qu’il commet en convoquant l’avènement inévitable, dans un futur dont seule la proximité demeure incertaine, de rapports sociaux enfin justes et heureux. Cette tension achève de manifester le doute qui habite vraisemblablement Merleau-Ponty au moment où il rédige Humanisme et terreur, et met en évidence le risque qu’il y a à prôner, comme ce dernier le fait, la suspension du jugement dans le domaine politique.
17Dans la continuité de cette première objection, Camus dénonce dans L’homme révolté une tendance qu’il appelle le « pur historisme », dont il a clairement perçu la présence dans l’essai de Merleau-Ponty. Cette critique revient essentiellement à refuser de laisser le jugement des actions humaines à la discrétion du tribunal de l’histoire. Il rappelle en effet le danger qu’il y a à ramener toute valeur à l’histoire, ne serait-ce qu’en dialectisant les valeurs, dans la mesure où l’histoire ne jure que par l’efficacité. Dans ce qu’il appelle l’« univers du procès35 » et qui fait écho à la description des procès de Moscou par Koestler que Merleau-Ponty analyse et critique, Camus note que « la culpabilité coïncide avec l’échec36 », et que, puisque chaque homme est potentiellement coupable aux yeux de l’objectivité historique, du fait même qu’il est un homme et donc une subjectivité qui peut tenter d’entraver la marche de l’histoire, les situations sont floues et les juges d’aujourd’hui peuvent devenir les criminels de demain, tout comme les condamnés pourront un jour être réhabilités par l’histoire lorsque celle-ci portera son jugement définitif :
On promet ainsi de mystérieuses réhabilitations pour le jour où le tribunal du monde sera édifié avec le monde lui-même. Celui-ci, qui se déclara traître et méprisable, entrera au Panthéon des hommes […]. Qui donc garantit que […] les juges d’aujourd’hui ne seront pas traîtres demain, et précipités du haut de leur tribunal vers les caves de ciment où agonisent les damnés de l’histoire37 ?
18L’homme révolté repose donc le problème des procès de Moscou dans toute son ampleur et Camus ne manque pas de relever la difficulté qu’il y a à prendre l’histoire comme critère de jugement. Un fragment de ses Carnets nous aide à comprendre en quoi cette critique s’adresse directement (bien que non exclusivement) à Merleau-Ponty :
M. P. ou le type d’homme contemporain : celui qui compte les coups. Il explique que personne n’a jamais raison et que ce n’est pas si simple (j’espère que ce n’est pas pour moi qu’il se donne la peine de cette démonstration). Mais un peu plus loin, il s’écrie que Hitler est un criminel contre lequel toute résistance aura toujours raison. Si personne n’a raison, alors il ne faut pas juger. C’est qu’il faut être aujourd’hui contre Hitler. On a compté les coups. On continue38.
19Ce passage pose clairement les difficultés qui se font jour, selon Camus, au cœur de la pensée de Merleau-Ponty. Effectivement, Camus rend manifeste une tension inhérente à Humanisme et terreur en renvoyant ici à un passage précis de la préface de cet essai où Merleau-Ponty défend une conception « tragique » de l’histoire, qui « interdit de concentrer la réprobation sur un seul [système politique] et “relativise” le jugement politique39 », parce que les hommes politiques décident dans l’incertitude et doivent parfois assumer les conséquences imprévues de leurs choix, et parce qu’il faut ainsi admettre que « d’une certaine façon les communistes ont raison et leurs adversaires aussi40 ». C’est cette même vision de l’histoire qui lui fait dire qu’à l’heure actuelle, étant donné que le projet marxiste se déploie comme un processus dans la durée, « on ne peut pas être anticommuniste, [mais] on ne peut pas [non plus] être communiste41 ». Mais, d’autre part, face à un contradicteur qui lui rétorque que, si Hitler avait été victorieux, une telle conception de l’histoire l’aurait justifié, Merleau-Ponty affirme, sans s’expliquer véritablement, que « Hitler, s’il avait vaincu, serait resté le misérable qu’il était et la résistance au nazisme n’aurait pas été moins valable42 ». Or, ce dernier jugement semble se situer en marge d’une conception de l’histoire qui exige de ne juger qu’en contexte et à la fin d’un processus, il fait signe au contraire vers un certain ordre de valeur anhistorique qui permet de déterminer au présent et indépendamment de son succès ou de son échec si une politique est indigne ou si elle est légitime. Ce que Camus entend montrer, en faisant référence à cette formule de Merleau-Ponty, c’est que ce dernier, alors même qu’il entend élaborer une réflexion sur l’histoire et sur la politique qui met entre parenthèses toute considération morale, ne peut s’empêcher de suggérer in extremis, fût-ce malgré lui, le besoin de se référer à certains critères de valeur pour évaluer au présent, c’est-à-dire sans attendre le verdict de l’histoire, les projets et les actions politiques. Se dessine ici une objection que Claude Lefort reformule dans sa préface à Humanisme et terreur lorsqu’il remarque que Merleau-Ponty, tout en affirmant que les critères de valeur traditionnels ne sont pas pertinents pour juger du sens et de la portée du communisme en tant que doctrine révolutionnaire, convoque en définitive malgré lui les catégories de l’humanisme abstrait en se référant notamment à une idée unitaire de l’humanité comme universel, ainsi qu’à celle de justice. Au-delà de la rupture radicale que Merleau-Ponty veut tracer entre le fonctionnement courant d’un système politique relativement stable et une situation révolutionnaire où il faut faire des choix cruciaux et radicaux dont la portée ne peut se comprendre que replacée dans l’optique du projet qu’ils servent, Camus suggère ainsi en filigrane un réquisit irréductible de l’action humaine, à savoir la nécessité de se référer à certaines valeurs dès lors qu’on revendique une légitimité. La valeur de justice, que l’on retrouve au cœur du projet révolutionnaire de Marx, Camus tente de montrer dans L’homme révolté qu’elle naît d’une revendication issue de la révolte qui est indissociable de la prise de conscience d’une humanité dont on ne peut se réclamer si on la maltraite par ailleurs dès lors que l’on prétend tuer en son nom même. Dire que la violence est injustifiable, c’est ainsi pour lui une manière de suggérer qu’entre humanisme et terreur, quoi qu’en pense Merleau-Ponty, il faut choisir.
20Nous voudrions conclure cette étude en nous demandant dans quelle mesure le débat virtuel entre Merleau-Ponty et Camus que nous avons tenté de reconstituer, débat qui s’est d’ailleurs prolongé après la publication de L’homme révolté (Sartre et Jeanson lui ont consacré plusieurs articles dans Les Temps modernes43, Breton a vivement critiqué le propos de Camus sur Lautréamont dans un texte intitulé « Sucre Jaune44 », et beaucoup d’autres écrivains et journalistes ont également apporté leur contribution à cette discussion), constitue, au-delà de son intérêt philosophique certain, une illustration privilégiée de la façon dont la philosophie, au contact d’une actualité politique aussi riche que problématique, peut être amenée à repenser un problème millénaire, en l’occurrence celui de la violence. En dépit de leur franc désaccord concernant la question des camps et des procès soviétiques (désaccord provisoire, pourrait-on dire, si l’on songe que Merleau-Ponty reviendra sur sa position initiale peu de temps après dans Les aventures de la dialectique), Camus et Merleau-Ponty s’accordent à reconnaître la nécessité pour le philosophe d’affronter les difficultés que pose son temps sans chercher à les esquiver en diluant leur singularité dans des considérations atemporelles et abstraites, mais en tâchant au contraire d’élaborer, pour ainsi dire à même l’événement et autant que faire se peut, les conditions d’intelligibilité de ce que Merleau-Ponty appelle l’« époque ». Toutefois, cette interaction entre la réflexion philosophique et le contexte où elle évolue n’est pas sans poser des difficultés : ainsi, le poids des idéologies et des conflits politiques, tel qu’il pèse éminemment sur le monde intellectuel français directement influencé par les enjeux de la guerre froide, a pu constituer, de manière paradoxale, à la fois un moteur indéniable de la discussion et une entrave à une réflexion philosophique non partisane, suivant un équilibre fragile que l’on aperçoit notamment dans Humanisme et terreur.
Notes de bas de page
1 Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur [1948], dans Id., Œuvres, Paris, Gallimard, 2010, p. 167-168.
2 Jean-Paul Sartre, « Merleau-Ponty », dans Situations IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 215.
3 Voir Maurice Merleau-Ponty, « Note sur Machiavel », dans Id., Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 343-364.
4 Maurice Merleau-Ponty, « Note sur Machiavel », art. cité, p. 211. Nous soulignons.
5 Ibid., p. 188.
6 Ibid.
7 Maurice Merleau-Ponty, « Note sur Machiavel », art. cité, p. 227.
8 Ibid., p. 228.
9 Ibid.
10 « […] l’opération qui revient à fonder, à inaugurer, à justifier le droit, à faire la loi, consisterait en un coup de force, en une violence performative et donc interprétative qui en elle-même n’est ni juste ni injuste et qu’aucune justice, aucun droit préalable et antérieurement fondateur, aucune fondation, ne pourrait ni garantir ni contredire ou invalider », dans Jacques Derrida, Force de loi : le « fondement mystique de l’autorité », Paris, Galilée, 1994, p. 32-33.
11 Maurice Merleau-Ponty, « Note sur Machiavel », art. cité, p. 228.
12 Ibid.
13 Ibid., p. 231-232.
14 Ibid., p. 232.
15 Ibid., p. 187-188.
16 Ibid., p. 188.
17 Ibid., p. 237.
18 Ibid., p. 235.
19 Maurice Merleau-Ponty, « Note sur Machiavel », art. cité, p. 237-238.
20 Ibid., p. 238.
21 Ibid., p. 285.
22 Ibid., p. 232.
23 Ibid., p. 251.
24 Ibid., p. 253.
25 Maurice Merleau-Ponty, « Note sur Machiavel », art. cité, p. 232.
26 Ibid., p. 190.
27 Ibid., p. 190.
28 Nous remarquerons au passage que cette thèse recèle une faille considérable. D’une part, Merleau-Ponty semble soutenir que ce qui justifie la condamnation des accusés lors des procès de Moscou relève de leur responsabilité objective sur le terrain de l’histoire et que le fait d’opposer à ce verdict implacable les intentions effectives des individus condamnés ne suffit pas à les innocenter. Mais, d’autre part, la conception de la violence progressive qu’il oppose à la violence présente dans les démocraties occidentales repose précisément sur un appel à l’intention : ce sont les motifs présidant à la violence révolutionnaire, à savoir sa propre abolition et l’instauration d’une société durablement apaisée et juste, qui lui confèrent une noblesse et une légitimité qui manquent à la violence libérale. Autrement dit, cela revient à rejeter les intentions de l’individu au second rang, loin derrière l’impact objectif de ses actions au sein de l’histoire, alors même que cette rhétorique des intentions est ce qui fonde la légitimation de la violence progressive.
29 Ibid., p. 271.
30 Jean-Paul Sartre, « Faux savants ou faux lièvres », dans Id., Situations VI, Paris, Gallimard, 1964, p. 24.
31 « Je ne pense pas qu’il faille répondre aux coups par la bénédiction. Je crois que la violence est inévitable, les années d’occupation me l’ont appris […]. Je ne dis donc point qu’il faut supprimer toute violence, ce qui serait souhaitable, mais utopique, en effet. Je dis seulement qu’il faut refuser toute légitimation de la violence, que cette légitimation lui vienne d’une raison d’État absolue, ou d’une philosophie totalitaire. La violence est à la fois inévitable et injustifiable […]. J’ai horreur de la violence confortable. J’ai horreur de ceux dont les paroles vont plus loin que les actes. C’est en cela que je me sépare de quelques-uns de nos grands esprits, dont je m’arrêterai de mépriser les appels au meurtre quand ils tiendront eux-mêmes les fusils de l’exécution », Albert Camus, « Deux réponses à Emmanuel d’Astier de La Vigerie », « Première réponse » [1947], dans Id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2006, t. II, p. 457-458.
32 Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur, op. cit., p. 189.
33 Ibid., p. 252. Nous soulignons.
34 Albert Camus, L’homme révolté, dans Id., Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 239.
35 Albert Camus, L’homme révolté, dans Id., Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 268.
36 Ibid., p. 269.
37 Ibid.
38 Id., Carnets, Cahier V, dans Id., Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 1092.
39 Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur, op. cit., p. 201.
40 Ibid., p. 204.
41 Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur, op. cit., p. 204.
42 Ibid., p. 199.
43 Voir Les Temps modernes, 79, mai 1952, p. 2070-2090 (pour le premier article de Jeanson sur le sujet) ; 82, juillet-août 1952, p. 334-353 (pour la réponse de Sartre à la lettre de Camus au journal) et p. 354-383 (pour la réponse de Jeanson à cette même lettre que l’on trouve également publiée dans le numéro 82).
44 André Breton, « Sucre Jaune », dans Id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1999, t. III, p. 911-913.
Auteur
Ancienne élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et agrégée de philosophie, est doctorante et monitrice en philosophie à l’université Paris-Sorbonne. Elle travaille sur la crise de l’humanisme et ses évolutions à l’épreuve de la révolution dans la philosophie française contemporaine.
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