Nietzsche héritier de Friedrich Albert Lange ?
p. 165-181
Texte intégral
1Si le rôle joué par Schopenhauer dans la formation de la pensée de Nietzsche – dont témoignent les innombrables références à Schopenhauer dans son œuvre – est une évidence, il n’en va pas de même pour Friedrich Albert Lange. Or les lectures de Schopenhauer et de Lange appartiennent à la même période de la formation de Nietzsche et semblent avoir été comprises par lui, du moins dans un premier temps, comme complémentaires. Nietzsche lit en effet Lange un an après avoir lu Schopenhauer. Nous sommes en 1866, année même de la parution de l’Histoire du matérialisme de Lange1. Son enthousiasme pour le livre est immédiat. Nietzsche écrira à Carl von Gersdorff, en février 1868, que c’est là un livre « que l’on peut tel un véritable trésor, lire, relire et méditer2 ». Ce qu’il semble effectivement avoir fait, bien que, au-delà des pures conjectures, les indices qui attestent ces lectures soient assez diffus et peu nombreux.
2Les éléments matériels dont nous disposons sont deux lettres à Carl von Gersdorff, l’une d’août 1866 et l’autre, déjà citée, du 16 février 1868 ; ainsi qu’une brève remarque en post-scriptum dans une lettre à un autre ami, Hermann Mushacke, de novembre 1866, dans laquelle le livre de Lange est qualifié de « livre le plus important qui ait paru ces dernières années3 ». On ne trouve, en revanche, aucune référence dans l’œuvre publiée et on ne possède, en dehors des trois lettres évoquées, que quelques notes, peu nombreuses ici ou là, dont certaines toutefois des années 1884-1885. Le ton des notes des années 1880 n’est plus du tout le même qu’en 1866-1868. Il est même devenu parfois très critique. Dans l’une de ces notes, Nietzsche reproche à Lange son style – « De l’allemand de cochon ! Pardon ! De l’allemand de journaux4 ! » – et dans une autre, il ironise sur « le point de vue de l’Idéal » de Lange, dans lequel il voit désormais un idéal de faibles5. Mais, cela suggère au minimum que Lange est toujours présent à son esprit. Et l’on peut présumer que Nietzsche a effectivement continué à lire la Geschichte des Materialismus, puisqu’il a encore acheté un exemplaire de l’édition de 18876 que l’on a retrouvé dans sa bibliothèque.
3L’un des tout premiers à avoir attiré l’attention sur ce que Nietzsche doit à Lange est Hans Vaihinger. Dans le dernier chapitre de sa Philosophie du comme si (1911), intitulé « Nietzsche und seine Lehre vom bewußt gewollten Schein », Vaihinger juge que « Nietzsche en ce qui concerne la doctrine de l’illusion [in der Lehre vom Schein] doit être considéré directement comme un disciple et un continuateur de Lange [direkt als ein Schüler und Fortsetzer Langes]7 ». VaihingervoitenNietzscheuneconfirmationdesonproprefictionalisme et estime qu’« on a jusqu’à présent totalement méconnu [l’]origine kantienne ou si l’on préfère néokantienne de la doctrine de Nietzsche8 ». Cette interprétation fictionaliste de Nietzsche sera reprise et développée par Walter Del-Negro9.
4D’autres que Vaihinger ont souligné, à la même époque, le rôle joué par Lange dans la formation de la pensée de Nietzsche. C’est le cas de Carl Bernoulli en 190810 et de Erich Hocks en 191411. Quant à Moritz Schlick, le futur fondateur du Cercle de Vienne, il estime – dans une Vorlesung consacrée à Nietzsche à l’université de Rostock, pendant le semestre d’hiver 1912-1913 – que « ce fut une heureuse circonstance que ce livre [l’Histoire du matérialisme] soit tombé sous sa main et qu’il l’ait trouvé à son goût. Cette œuvre écrite dans l’esprit de Kant fut pour lui alors un contrepoids à la métaphysique de Schopenhauer, elle donna à son esprit une ferme assise dans ce monde-ci non métaphysique, le monde des sciences de la nature12 ». D’autres plus récemment, par exemple Karl Schlechta et Anni Anders13, ont fait état de cette lecture de Lange par Nietzsche, sans toutefois en faire le thème central de leur interprétation.
5Il en va différemment avec deux commentateurs : Jörg Salaquarda, auteur de deux articles, « Nietzsche und Lange14 » et « Der Standpunkt des Ideals bei Lange und Nietzsche15 », ainsi que George Stack, auteur d’un livre, Lange and Nietzsche16, et d’un article sur ce même thème17.
6La nouveauté des interprétations proposées par Salaquarda et Stack, par rapport aux commentateurs qui avaient déjà relevé avant eux l’influence de Lange, tient à ce qu’ils en font désormais sinon un principe d’explication générale de la pensée de Nietzsche, du moins une grille de lecture susceptible d’être appliquée à presque tous les grands thèmes de sa philosophie et à toutes les périodes. Jusque-là, l’influence attribuée à Lange avait été plus circonscrite : l’accent était mis d’abord essentiellement sur ce que la culture scientifique de Nietzsche devait à Lange comme source d’informations, sur l’influence de l’interprétation de Kant par Lange ou encore sur le rôle de l’opposition que l’on trouve chez Lange entre le monde phénoménal, objet de la science, et ce qu’il appelle « le point de vue de l’idéal », qui ne relève plus de la science, mais de la Dichtung. Et cette influence était principalement relevée dans les textes de la première période (La naissance de la tragédie, Sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral). Mais Salaquarda défend, quant à lui, la thèse selon laquelle l’influence de Lange s’exercerait encore dans les années quatre-vingt, c’est-à-dire à un moment où l’on n’a pratiquement plus de référence, du moins explicite, à Lange chez Nietzsche18.
7Il ne s’agira pas ici de résumer les travaux de Salaquarda et de Stack, ni de leur opposer une thèse générale sur la relation de Nietzsche à Lange. Le propos sera infiniment plus modeste. Après avoir analysé ce que Nietzsche dit lui-même de Lange dans les rares occasions où il en parle, nous nous demanderons en quoi la lecture de Lange a pu jouer un rôle dans la constitution des « historicités » de Nietzsche, et plus précisément de celle que Bertrand Binoche appelle l’historicité « scientifique19 ».
UN KANTISME NATURALISÉ
8Dans la lettre d’août 1866, Nietzsche déclare à Carl von Gersdorff, à propos de Lange : « Nous avons affaire à un kantien et à un scientifique tout à fait éclairé [einen höchst aufgeklärten Kantianer und Naturforscher]20. » Il semble en effet qu’une des choses qui ait tout particulièrement retenu l’attention de Nietzsche en 1866 chez Lange soit son interprétation de Kant, dont Nietzsche résume les résultats à Gersdorff, en recopiant, mot à mot, un résumé donné par Lange lui-même dans son Histoire du matérialisme21 :
1) Le monde sensible est le produit de notre organisation ; 2) Nos organes visibles (corporels) ne sont, comme toutes les autres parties du monde phénoménal, que des images d’un objet inconnu ; 3) Notre véritable organisation nous demeure donc tout aussi inconnue que celle des choses extérieures. Nous n’avons jamais affaire qu’au produit des deux.
9L’Histoire du matérialisme de Lange représente, dans l’histoire de la philosophie allemande, un des moments décisifs du retour à Kant, après les années de domination de l’idéalisme spéculatif. Ce retour à Kant, qui s’inscrit dans le contexte du Materialismusstreit, prend la forme, chez des auteurs comme Helmholtz, Zeller ou Lange, d’un kantisme physiologique. Et Lange va pour ainsi dire s’employer à retourner la science et Kant contre le matérialisme réductionniste d’auteurs comme Büchner, Vogt ou Moleschott.
10Ce kantisme physiologique ou naturalisé de Lange, qui inscrit l’a priori dans notre constitution physique, prolonge celui de Helmholtz22. Il s’appuie sur des travaux de physiologie des organes des sens qui indiquent que nos représentations, bien qu’elles soient le produit du monde extérieur, doivent leur nature spécifique à notre organisation interne. Ainsi, la loi de l’énergie spécifique des nerfs de Johannes Müller23 nous enseigne que la sensation ne transmet pas les qualités des corps extérieurs, mais uniquement les qualités propres aux nerfs et qu’une même cause, par conséquent, peut provoquer des sensations différentes dans des nerfs différents et inversement des causes différentes une même sensation lorsqu’elles agissent sur un même nerf. Or cela conduit, observe Lange, à poser à nouveaux frais la question du rapport entre la chose en soi (la réalité transcendante) et le monde phénoménal. D’où son affirmation selon laquelle « la physiologie des organes des sens est le kantisme développé ou rectifié, et le système de Kant peut en quelque sorte être regardé comme le programme des découvertes récentes faites sur ce terrain24 ». Autrement dit, si le matérialisme, avec ces travaux de physiologie, d’une certaine façon triomphe, ce n’est pas sous la forme ancienne de la croyance naïve au monde des sens25.
11Nietzsche a bien sûr déjà rencontré cette lecture physiologique chez Schopenhauer, qui procède lui aussi à une forme de naturalisation des processus cognitifs : l’entendement est en effet, chez lui, identifié au cerveau26 et les sens sont caractérisés comme des prolongements du cerveau27. Mais Lange fait un pas de plus, il radicalise pour ainsi dire Schopenhauer, puisque toute tentative pour aller au-delà de ce phénoménalisme radical et connaître la chose en soi, ce à quoi Schopenhauer n’avait pas renoncé, se trouve désormais récusé. C’est au demeurant ce que Nietzsche semble avoir retenu de Lange, puisque dans la lettre à Gersdorff d’août 1866, il enchaîne immédiatement par une autre citation – toujours sans guillemets – de Lange :
Non seulement l’essence véritable des choses, la chose en soi [Lange : « le fondement ultime de tous les phénomènes »] nous est inconnue, mais son concept lui-même n’est ni plus ni moins que l’ultime produit d’une opposition conditionnée par notre organisme et de laquelle nous ignorons si, hors de notre expérience, elle possède une quelconque signification28.
12Or on retrouve chez Nietzsche des traces évidentes de ce kantisme physiologique et de cette idée que le monde de notre expérience est d’abord le produit de nos organes, et bien au-delà des années 1866-1868.
13C’est le cas de certains passages de Über Wahrheit und Lüge im außermoralischen Sinn (1873) dans lesquels l’interprétation de la sensation comme signe sans rapport avec ce dont il est le signe – « Même la relation entre l’excitation nerveuse et l’image produite n’est en soi rien de nécessaire29 » – ressemble trait pour trait à la théorie de la sensation comme signe non interprété de Helmholtz, que Nietzsche n’a peut-être pas lu directement, mais probablement à travers Lange.
14On retrouvera un écho de ce kantisme physiologique jusque dans les textes des années quatre-vingt, par exemple dans Aurore :
Les habitudes de nos sens nous ont ligotés dans les mensonges et les tromperies de la sensation, qui sont à leur tour les fondements de tous nos jugements et « connaissances » ; il n’y a aucune espèce d’issue, aucune échappatoire ni chemin dérobé qui conduise au monde réel ! Nous sommes dans notre toile, nous autres araignées et, quoi que nous attrapions, ce ne sera jamais rien d’autre que ce qui se laisse précisément attraper dans notre toile30.
15De manière générale, tout ce que dit Nietzsche sur le fait que nous vivons dans un monde de fictions, de métaphores, qu’il n’y a pas de faits, mais seulement des interprétations des faits évoque immédiatement à un lecteur de Lange des choses tout à fait familières et il est clair que c’est ce à quoi quelqu’un comme Vaihinger a dû être sensible.
16En 1866, cette lecture de Lange ne conduit pas pour autant Nietzsche – comme le note Salaquarda31 – à se détourner de Schopenhauer. Il semble même trouver, à cette époque, dans ce que Lange appelle « le point de vue de l’idéal », une confirmation de Schopenhauer. En effet, Lange, dont le kantisme est essentiellement celui de la Critique de la raison pure, récuse la philosophie pratique de Kant, à commencer par le caractère a priori de la loi morale. Pour Lange, la représentation du devoir ou de la loi morale n’est qu’un élément, parmi d’autres, du processus empirique de mes pensées, en lutte avec les autres. Kant s’est cru obligé, selon lui, de donner à sa théorie de la liberté un arrière-fond mystique et d’invoquer ici l’opposition entre la chose en soi et le phénomène, en suggérant que si les choses en soi étaient ce que le matérialiste prétend qu’elles sont, c’est-à-dire les phénomènes soumis aux lois de la nature, la liberté ne pourrait plus être sauvée. Or c’est faux. Il est vrai, estime Lange, que le matérialisme est irréfutable, indépassable dans son domaine, qui est celui de la connaissance de notre monde phénoménal. Mais il ne saurait pour autant satisfaire toutes nos aspirations. « L’homme a besoin de compléter la réalité par un monde idéal, qu’il crée lui-même [eine von ihm selbst geschaffene Idealwelt]32. » Mais Kant n’a pas voulu comprendre que ce monde idéal était un monde de poésie, de Dichtung, « et que [c’était] précisément en cela que [consistaient] sa valeur et sa dignité33 ». Et Lange de se tourner ici vers Schiller, qui a, selon lui, donné à cette idée sa plus forte expression en faisant du monde intelligible une réalité objective, un monde visible ou rendu visible par la poésie, et en transposant le domaine de la liberté dans celui des rêves. Bref, chez Lange, la métaphysique se fait esthétique. Le monde de l’idéal nous est fourni par la poésie. Et il n’est pas interdit de penser que la lecture de Lange – et notamment des pages qui évoquent cette métaphysique faite Dichtung – ait pu être une des sources d’inspiration de la métaphysique d’artiste revendiquée par Nietzsche dans la dédicace à Wagner de La naissance de la tragédie : « Je tiens l’art pour la tâche suprême et l’activité proprement métaphysique de cette vie. »
17Quoi qu’il en soit, Nietzsche, en 1868, comprend « le point de vue de l’idéal » de Lange de la manière suivante :
Il suit de là, selon Lange, qu’on doit laisser toute liberté aux philosophes à la seule condition qu’ils nous conduisent dans une voie édifiante. L’art est libre, même dans le domaine des concepts. Qui prétend réfuter une phrase de Beethoven ou une Vierge de Raphaël34 ?
18Autrement dit, Lange, et Nietzsche avec lui dans les années soixante, croient encore qu’il y a deux mondes. Et c’est précisément cet idéalisme – die Sehnsucht der Idealisten – sur lequel Nietzsche ironisera dans les années 1880 :
[…] ce sont des instincts d’êtres apeurés et qui sont encore dominés par la morale : ils appellent de leurs vœux un maître absolu, quelque chose du genre débordant d’amour et disant la vérité – bref cette aspiration des idéalistes est marquée par la morale et la religion et procède d’un point de vue d’esclaves35.
19Mais en 1866, cela lui permet de sauver Schopenhauer, en dépit de la radicalisation du phénoménalisme et de la critique de la chose en soi qu’il trouve chez Lange. « Tu le vois, dit-il à Gersdorff, même du point de vue critique le plus radical, nous ne perdons pas notre Schopenhauer36. » Il semble même que Nietzsche pense avoir trouvé, à ce moment-là, chez Lange une clé pour comprendre Schopenhauer. Le livre de Lange, dit-il à Gersdorff, est l’occasion « de se rendre compte de ce que Schopenhauer représente pour nous37 » : « La philosophie appartient au domaine de l’art. » Et de conclure : « Si la philosophie doit édifier [erbauen], je ne connais aucun philosophe plus édifiant que Schopenhauer38. »
20Ce que résume le post-scriptum de la lettre à Mushacke de novembre 1866 : « Kant, Schopenhauer et le livre de Lange – qu’ai-je besoin de plus ? [Kant, Schopenhauer und dies Buch von Lange – mehr brauche ich nicht]39. »
UNE LECTURE CRITIQUE DE DARWIN
21Mais si Lange a sans doute été pour le jeune Nietzsche ce professeur de kantisme, et de ce kantisme spécifique – physiologique ou naturalisé – réélaboré par Lange, et s’il a pu également inspirer la métaphysique d’artiste de la Naissance de la tragédie, l’Histoire du matérialisme a également été pour lui l’une des premières sources de sa culture scientifique, notamment en ce qui concerne les discussions autour de Darwin et de la théorie de l’évolution.
22La lettre à Carl von Gersdorff du 16 février 1868 précise ainsi l’intérêt qu’a, aux yeux de Nietzsche, le livre de Lange :
Situasenviedet’instruiredefaçoncomplètequantaumouvementmatérialiste actuel, quant aux sciences de la nature avec leurs théories darwiniennes, leurs systèmes cosmologiques, leur vivante camera obscura, etc. mais aussi quant au matérialisme éthique, à la théorie manchestérienne, etc. je ne saurais rien te recommander de plus remarquable que l’Histoire du matérialisme de F.A. Lange, un livre qui apporte infiniment plus que ne l’annonce le titre, et que l’on peut, tel un véritable trésor, lire, relire et méditer40.
23Lange va être, pour Nietzsche, tout à la fois un professeur de darwinisme et de critique du darwinisme.
24Ce que Nietzsche trouve chez Darwin, et chez Darwin lu par Lange, c’est bien sûr, en premier lieu, une critique radicale de la téléologie. Or on sait que cette question l’intéresse tout particulièrement à l’époque de sa découverte de Lange et qu’il a un temps envisagé un travail universitaire sur cette question41.
25De fait, lorsque Lange souligne ce que l’évolution des espèces a d’incompatible avec toute téléologie, il met en garde contre l’interprétation souvent donnée de l’évolution – et suggérée par Darwin lui-même, comme le relèvent Lange et Nietzsche – selon laquelle la nature, en dépit de toute intention divine ou autre, parviendrait cependant à ses fins en faisant que celui qui survit soit le mieux adapté, ce qui semble encore à Lange une forme d’optimisme métaphysique. En réalité tout dans la nature est le produit d’un hasard aveugle. Ce qui apparaît comme une maturation progressive naturelle n’est que le résultat d’une débauche d’énergie vitale. Et ce qui survit n’est pas le meilleur ou ce qui a le plus de valeur. Dans son Histoire du matérialisme, Lange corrige ici Darwin avec Empédocle, ce que Nietzsche ne manque pas de relever :
Ce que nous appelons hasard, dans le développement des espèces, n’est naturellement pas un hasard dans le sens des lois générales de la nature, dont le grand mécanisme produit tous ces effets ; mais il y a hasard [Zufall], dans la plus stricte acception du mot, quand nous considérons cette expression par opposition aux actes d’une intelligence qui calcule à la façon humaine ; toutefois lorsque dans les organes des animaux et des plantes, nous découvrons une certaine convenance, nous pouvons admettre que, dans l’éternel massacre des faibles [in dem ewigen Mord des Schwachens], des formes innombrables et moins appropriées à leurs fins on été détruites, de telle sorte qu’ici encore ce qui subsiste n’est que l’exception heureuse [der günstige Spezialfall] dans l’océan des naissances et des morts. Ce serait au fond, une partie de la conception d’Empédocle, traitée si dédaigneusement, confirmée par les matériaux infinis mis au jour par les seules recherches exactes des dernières décennies42.
26Or ce rapprochement a manifestement retenu l’attention de Nietzsche43, qui, dans une note de 1867-1868, évoque l’idée d’Empédocle, selon laquelle tous les êtres se forment par combinaisons aléatoires de formes élémentaires, en se référant à Lange : « Cette conception correspond à la théorie darwinienne. Hist. Du mat., p. 40444. »
27Dans le même contexte, tout de suite après avoir opéré ce rapprochement entre Empédocle et Darwin, Lange estime que la production du cas individuel favorable dans l’univers est ein glücklicher Zufall45, expression qui évoque des formulations présentes dans les textes tardifs, par exemple L’Antéchrist : « Ce type de valeur supérieure s’est déjà vu souvent : mais comme un cas heureux [ein Glücksfall], une exception, jamais comme voulu46. »
28Il est un point sur lequel Nietzsche s’accorde parfaitement avec le jugement critique porté par Lange sur la théorie de Darwin : il s’agit de sa critique de l’optimisme darwinien, qui voudrait que l’évolution se fasse progressivement, sans crises, par variations légères, insensibles et par une sélection elle-même très lente. On peut facilement imaginer que Nietzsche ait été frappé en lisant Lange par cette idée – que l’on retrouvera ensuite chez lui – selon laquelle l’évolution, contrairement à ce que laisse entendre Darwin, connaît des crises, des épisodes violents :
Nous pouvons admettre […] que les modifications, dans les organismes abandonnés à eux-mêmes, ne se sont pas tout à fait réalisées, en général, avec une lenteur aussi imperceptible que la conception personnelle de Darwin semble l’exiger, mais qu’après chaque modification importante des conditions d’existence, il s’est effectué pour ainsi dire, d’une manière saccadée, un prompt développement de certaines formes et un mouvement rétrograde des autres47.
29Un peu plus loin, Lange parle de « crise perturbatrice [störende Crisis]48 ».
30Enfin, en discutant les processus de transformation dans le monde animal et végétal, Lange s’attache à montrer que les travaux récents de la Naturforschung qu’il présente et discute rendent caducs un certain nombre de concepts qui sont autant de fictions métaphysiques. Le concept d’espèce absolue en est une49. Mais cette fiction est solidaire d’une autre tout aussi illusoire : celle d’un organisme conçu comme un tout parfaitement unifié. En effet, explique Lange, il n’y a pas d’unités (Einheiten) parfaites dans la nature. L’« unité » est un concept relatif, une fiction utile, mais ne correspond en rien aux multiplicités organiques complexes réelles : l’opposition entre la multiplicité (Vielheit) et l’unité est « propre à l’intelligence humaine [dem menschlichen Denken]50 ». Aussi faut-il
voir dans l’opposition de la multiplicité à l’unité une conséquence de notre organisation, et admettre que, dans le monde des choses en soi, cette opposition se résout d’une manière qui nous est inconnue, ou plutôt que cette opposition n’existe même pas51.
31On notera ici la ressemblance avec certains textes tardifs de Nietzsche qui traitent de cette question, tel ce fragment de 188852 : « Nous avons besoin d’“unités” pour pouvoir compter : ce n’est pas une raison pour admettre qu’il existe de telles unités. Nous avons emprunté notre concept d’unité à notre concept du “moi”, notre plus ancien article de foi. Si nous ne nous prenions pas pour des unités, nous n’aurions jamais formé le concept de “chose”. » Et Nietzsche poursuit en expliquant que le concept d’atome est lui-même une fiction dérivée de l’expérience psychique que nous avons (ou croyons avoir) de nous, et qu’il en va de même des notions d’attraction et de répulsion qui procèdent également de notre vie psychique. Or la critique de l’unité comme fiction est également associée, chez Lange, à la critique du matérialisme traditionnel qui « tombe dans l’absurdité la plus complète en considérant les atomes comme seuls existants, eux qui pourtant ne peuvent être les agents d’une unité supérieure, puisqu’ils n’ont d’autres rapports que ceux qui résultent du choc et de la pression53 ».
32Au-delà de la simple analogie entre les textes, ce rapprochement et l’idée qu’il y a là un écho direct de l’Histoire du matérialisme semblent, en outre, pouvoir s’autoriser ici d’un indice matériel. Un auteur a en effet, selon Lange, exprimé de la manière la plus éloquente qui soit le fait que les organismes sont des multiplicités complexes dynamiques et a ainsi anticipé les découvertes physiologiques les plus récentes, c’est Goethe dans sa Morphologie, que cite Lange :
L’être vivant n’est pas unique, mais multiple [ist kein Einzelnes, sondern eine Mehrheit] ; même quand il nous apparaît comme individu, il n’en reste pas moins une collection d’êtres vivants, distincts, qui sont égaux idéalement et virtuellement, mais qui peuvent, dans la manifestation phénoménale, devenir égaux ou semblables, inégaux ou dissemblables. Ces êtres sont en partie juxtaposés dès l’origine, en partie ils se rencontrent et se réunissent. Ils se séparent, se recherchent de nouveau, et donnent lieu ainsi à une production infinie, de toute manière et dans toutes les directions. – Plus la créature est imparfaite, plus ses parties sont égales ou dissemblables entre elles. Dans le premier cas, le tout ressemble plus ou moins aux parties ; dans le second, il ne ressemble pas aux parties. Plus les parties se ressemblent, moins elles sont subordonnées les unes aux autres. La subordination des parties indique une créature plus parfaite54.
33Or cette citation de Goethe a retenu l’attention de Nietzsche. On la retrouve dans des notes de fin 1867-début 186855. Et Jörg Salaquarda56 a, par ailleurs, attiré l’attention sur des textes beaucoup plus tardifs du Nachlaß, dans lesquels on trouve des formulations qui paraphrasent quasiment mot pour mot le commentaire que donne Lange de ce passage de Goethe. Tel ce fragment :
Toute unité n’est unité qu’en tant qu’organisation et jeu d’ensemble [Zusammenspiel] : tout comme une communauté humaine est une unité et pas autrement : donc le contraire de l’anarchie atomistique57.
34Mais il y a d’autres textes chez Nietzsche qui consonnent et avec Goethe et avec le commentaire qu’en fait Lange : « L’hypothèse d’un sujet unique n’est peut-être pas nécessaire : sans doute est-il tout autant permis de supposer qu’il existe une pluralité de sujets, dont l’interaction et la lutte sont au principe de notre pensée et même de notre conscience. Une sorte d’aristocratie de “cellules” […]. » Et dans le même fragment, quelques lignes plus loin cette « hypothèse » : « Le sujet comme pluralité58 ». Ou encore cette idée, dans Par-delà bien et mal, selon laquelle notre corps ne serait qu’« une construction sociale composée d’une pluralité d’âmes59 ».
35Dans le chapitre « Darwinisme et téléologie » de l’Histoire du matérialisme, Lange invoque également la théorie cellulaire de Rudolf Virchow, dont il cite la formule selon laquelle l’individu est « une communauté unitaire dans laquelle toutes les parties concourent à un but homogène ou, comme on peut aussi l’exprimer, agissent d’après un plan déterminé », à condition toutefois de préciser, ce que fait Virchow, que ce but est purement immanent60. Cette théorie cellulaire de Virchow, que Nietzsche a probablement rencontrée pour la première fois en lisant Lange, sera ensuite développée par son élève Wilhelm Roux61 dans le sens d’une théorie dynamique du conflit des cellules, dont Wolfgang Müller-Lauter62 a montré le caractère décisif dans la constitution du concept nietzschéen de volonté de puissance.
36Il est enfin un thème – lié aux discussions relatives à la théorie de l’évolution – auquel Lange consacre un long développement et qui a dû également retenir l’attention de Nietzsche63 : c’est le phénomène de mimicry ou mimétisme, c’est-à-dire la capacité de certains organismes (animaux ou insectes) à créer des illusions de couleur ou de forme qui leur permettent soit de se fondre dans leur milieu, soit de se faire passer pour d’autres organismes.
37Ce thème de la tromperie, de la ruse à des fins de survie, est récurrent chez Nietzsche. Il est présent dès Vérité et mensonge, où Nietzche suggère que la fonction première de l’intelligence humaine est la tromperie et la dissimulation, les vertus sociales n’étant elles-mêmes que des formes de mimicry développées pour survivre64. Le mot anglais – qui est celui de Darwin et celui utilisé par Lange – est repris par Nietzsche dans Aurore65 où il est appliqué à l’homme, ce qui est à nouveau le cas dans la Généalogie de la morale66, le Gai savoir67 et le Crépuscule des idoles68.
38Dans ce dernier texte, Nietzsche en fait un argument antidarwinien. Or, bien que formulé différemment, c’est également ce que fait Lange. Les phénomènes de mimicry, observe-t-il, semblent certes s’inscrire parfaitement à première vue dans la théorie générale darwinienne de l’évolution. Mais ils présentent toutefois cette difficulté que l’on ne peut guère expliquer la première variation dans un sens protecteur. Car il faut une telle accumulation d’événements et de hasards dans un milieu qui reste le même, avec les mêmes prédateurs, que ces variations se réalisent très lentement et que les débuts ne sont d’aucune utilité pour l’animal, car ils ne trompent personne. D’où la nécessité d’introduire pour ainsi dire une dose de lamarckisme dans la théorie darwinienne – ce que Darwin lui-même admet – et d’admettre la possibilité pour l’organisme lui-même 1) de s’adapter spontanément à des conditions de milieu, en vertu de dispositions internes susceptibles d’inventer des réponses aux problèmes posés par le milieu et 2) de transmettre ces dispositions à sa descendance.
39Cette idée de l’importance d’un développement interne se retrouve chez Nietzsche, qui pense lui aussi que certains efforts internes ou habitudes sont transmis aux générations futures. Lange invoque, quant à lui, à l’appui de son raisonnement, Albert von Kölliker, dont les travaux69 suggèrent « une loi de développement interne » dont Lange souligne qu’elle ne suppose aucune intervention mystique, même si nous n’en connaissons pas les causes ultimes. Or on trouve chez Nietzsche, semble-t-il, une idée voisine : l’utilité d’un organe ne suffit pas à expliquer son émergence, dans la mesure où pendant la longue période où il s’est formé, il n’était pas utile dans la lutte pour la vie :
« Utile » au sens de la biologie darwinienne, c’est-à-dire se révélant avantageux dans la lutte avec les autres. Mais pour moi, le sentiment d’un plus, le sentiment de devenir plus fort, abstraction faite de l’utilité dans la lutte, me semble déjà constituer le véritable progrès : c’est seulement de ce sentiment que jaillit la volonté de lutte70.
40Quoi qu’il en soit de la source d’inspiration qu’a pu être Lange pour d’autres thèmes de sa philosophie – tel celui de l’éternel retour71 – dont l’analyse excéderait les limites de la présente contribution, la lecture et la relecture par Nietzsche de l’Histoire du matérialisme, attestée jusqu’à la fin des années quatre-vingt, semble avoir été pour lui davantage que celle d’un simple ouvrage de documentation sur les travaux scientifiques de son temps, à quoi on l’a parfois réduit, et avoir, sur certains points décisifs, clairement nourri sa réflexion philosophique, bien au-delà des seules années de formation.
Notes de bas de page
1 Friedrich Albert Lange, Geschichte des Materialismus und Kritik seiner Bedeuntung in der Gegenwart, Iserlohn, Baedeker, 1866. La seconde édition est de 1875. Nous renverrons, sauf mention contraire, à l’édition Suhrkamp, Francfort, 1974, 2 vol., suivie de la référence à la traduction de B. Pommerol [1877], Paris, Schleicher, 1911.
2 Corr. I, juin 1850-avril 1869, p. 545.
3 Ibid., p. 480-481.
4 FP, avril-juin 1885, 34 [99]/KSA 11, 453 : « Schweine-Deutsch ! Verzeihung ! Zeitungs-Deutsch ! Da lese <ich> Friedrich Albert Lange, ein braves Thier, welches man sogar, in Ermangelung braverer Thiere, deutschen Jünglingen anempfehlen darf : aber er schreibt zum Beispiel : “Mit dem Lobe der Gegenwart verbindet sich der Cultus der Wirklichkeit”. »
5 Cf. FP, début 1884, 25 [318]/KSA 11, 94.
6 Friedrich Albert Lange, Geschichte des Materialismus, Iserlohn/Leipzig, Baedeker, 1887 (nouveau tirage de l’édition de 1884). Dans la deuxième édition (1873-1875), Lange se réfère dans une note à La naissance de la tragédie (vol. 1, p. 139 ; trad., vol. 1, p. 447 : « Le trait apollinien du génie socratique a été mis en évidence par Nietzsche dans son écrit : Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik »). Mais l’édition de 1887 est une wohlfeile Ausgabe, qui ne comporte pas les notes. Nietzsche n’aura donc sans doute pas eu connaissance de cette note. Cf. sur ce point Richard Blunck, Friedrich Nietzsche. Kindheit und Jugend, Munich/Bâle, Ernst Reinhardt, 1953, p. 160, ainsi que Jörg Salaquarda, « Nietzsche und Lange », Nietzsche Studien, 6, 1977, p. 240-241 et « Der Standpunkt des Ideals bei Lange und Nietzsche », Studi Tedeschi, Annales de l’Istituto Universitario Orientale, XXII, 1, Naples, 1979, p. 146 et suiv.
7 Hans Vaihinger, Die Philosophie des Als Ob, Leipzig, Felix Meiner, 1918, 3e éd., p. 772.
8 Le chapitre sur Nietzsche se trouve dans la troisième partie : « Historische Bestätigungen ». Et Vaihinger poursuit ainsi : « Nietzsche enseigne, comme Lange, que l’“imagination” [Phantasie], au service de la compréhension et de la satisfaction esthétique, oppose au monde “instable” et “insaisissable” du devenir un monde de l’“être”, dans lequel tout semble “achevé” et bien “délimité”, donnant ainsi naissance à une opposition, à un “combat” entre la connaissance et l’art, entre la science et la sagesse, lequel ne peut précisément être résolu que dans la mesure où ce monde de fiction [jene erdichtete Welt] est reconnu comme un mythe légitime et indispensable, d’où il résulte finalement que “faux” et “vrai” sont des concepts relatifs. Tout cela, Nietzsche a déjà pu le trouver chez Lange. On a jusqu’à présent totalement méconnu cette origine kantienne ou si l’on préfère néokantienne de la doctrine de Nietzsche […]. »
9 Walter Del-Negro, Die Rolle der fiktionen in der Erkenntnistheorie Nietzsches, Munich, Rösl, 1923.
10 Carl Albrecht Bernoulli, Franz Overbeck und Friedrich Nietzsche : eine Freundschaft, Iéna, Diederichs, 1908, vol. 1, p. 146 et 221.
11 Erich Hocks, Das Verhältnis der Erkenntnis zur Unendlichkeit der Welt bei Nietzsche, Leipzig, Barth, 1914.
12 Moritz Schlick, Kritische Gesamtausgabe, Dordrecht/Heidelberg/Londres/New York, Springer, 2013, vol. II, t. 5.1, p. 139.
13 Cf. Karl Schlechta, Anni Anders, Nietzsche. Von den verborgenen Anfängen seines Philosophierens, Stuttgart/Bad-Cannstatt, Fromann, 1962.
14 Nietzsche Studien, 6, 1977, p. 236-260.
15 Studi Tedeschi, Annales de l’Istituto Universitario Orientale, XXII, 1, Naples, 1979, p. 133-160.
16 George Stack, Lange and Nietzsche, Berlin/New York, De Gruyter, 1983. Le livre a été l’objet d’une discussion dans la revue International Studies in Philosophy, 21/2, 1989, à laquelle ont participé John T. Wilcox (« The Birth of Nietzsche out of the Spirit of Lange », p. 81-89), Daniel Breazeale (« Lange, Nietzsche and Stack : The Question of “Influence” », p. 91-103) et Hans Seigfried (« Opposing Science with Art, again ? Nietzsche’s Project according to Stack », p. 105- 111). Stack a répondu à leurs critiques dans le même volume : « From Lange to Nietzsche. A Response to a Troika of Critics » (p. 113-124).
17 Cf. George Stack, « Kant, Lange and Nietzsche : Critique of Knowledge », dans Keith Ansell-Pearson (éd.), Nietzsche and Modern German Thought, Londres, Routledge, 1991, p. 30-58.
18 Jörg Salaquarda, « Nietzsche und Lange », art. cité, p. 239.
19 Cf. dans le présent volume, la contribution de Bertrand Binoche, p. 7-16.
20 Nietzsche, Corr. I, p. 459.
21 F. A. Lange, Geschichte des Materialismus, éd. de 1866, p. 493 (et texte très légèrement modifié dans l’éd. de 1974, vol. 2, p. 864 ; trad. Pommerol, vol. 2, p. 448).
22 Cf. Hermann von Helmholtz, Handbuch der physiologischen Optik, Leipzig, Voss, 1867 (trad. Émile Javal et N. Th. Klein, L’Optique physiologique, Paris, Masson, 1867 ; rééd. Sceaux, J. Gabay, 1989) et Die Tatsachen in der Wahrnehmung, Berlin, August Hirschwald, 1879 (trad. Christophe Bouriau, « Les faits dans la perception », Philosophia Scientiae, 7/1, 2003).
23 Johannes Müller, Handbuch der Physiologie des Menschen, Coblence, Hölscher, 1837, livre III, section 4, p. 780 : « Une même cause, telle que l’électricité, peut affecter simultanément tous les organes sensoriels, car ils y sont tous sensibles ; et cependant, chaque nerf sensitif y réagit différemment ; un nerf la perçoit comme de la lumière, un autre l’entend comme un bruit, un autre la sent comme une odeur ; un autre goûte l’électricité, un autre la sent comme douleur et choc. Un nerf perçoit une image lumineuse à travers une irritation mécanique, un autre l’entend comme un bourdonnement, un autre encore la ressentira comme une douleur. Quiconque veut bien considérer les conséquences de ces faits ne peut manquer de réaliser que la sensibilité spécifique des nerfs pour certaines impressions ne suffit pas, puisque tous les nerfs sont sensibles à la même cause, mais réagissent à cette même cause de différentes manières. La sensation ne consiste pas à transmettre une qualité ou un état des corps externes vers la conscience, mais à transmettre une qualité ou un état de nos nerfs excités par une cause externe vers la conscience. »
24 F. A. Lange, Geschichte des Materialismus, op. cit., vol. 2, p. 850 ; trad., vol. 2, p. 431.
25 Ce que Lange (ibid., vol. 2, p. 852-853 ; trad., vol. 2, p. 434) résume de deux formules de Lichtenberg – auteur que Nietzsche tenait lui-même pour l’un des rares prosateurs de langue allemande « qui méritent d’être relus sans cesse » (VO, 109) – par lesquelles celui-ci caractérisait ce qu’était selon lui la découverte fondamentale de Kant : « Lorsque nous croyons voir des objets, nous ne voyons que nous-mêmes. Nous ne pouvons à proprement parler rien connaître d’autre dans l’univers que nous-mêmes et les modifications qui s’opèrent en nous » (H 151 : Schriften und Briefe, Munich, Carl Hanser, 1971, II, 2, p. 200). Ainsi, « lorsque quelque chose agit sur nous, cette action dépend non seulement de l’objet qui agit, mais encore de celui sur lequel l’action s’exerce » (K 74 : Schriften und Briefe, II, 2, p. 411).
26 « […] ces mêmes formes qui résident a priori dans l’entendement humain (c’est-à-dire le cerveau) » : Die Welt als Wille und Vorstellung, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1986, vol. 1, p. 569 ; trad. A. Burdeau, Paris, PUF, 1992, p. 527.
27 « Les sens ne sont que des prolongements du cerveau [Ausläufe des Gehirns] », op. cit., vol. 2, p. 39 ; trad., p. 698.
28 F. A. Lange, Geschichte des Materialismus, op. cit., éd. de 1866, p. 268.
29 Cf. Sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral, OPC, I/2, p. 285 : « Le mot “phénomène” recèle bien des séductions, c’est pourquoi j’évite le plus possible de l’employer, car il n’est pas vrai que l’essence des choses se manifeste [erscheint] dans le monde empirique. Un peintre qui serait manchot et voudrait exprimer par le chant le tableau qu’il projette de peindre en dira toujours davantage en passant d’une sphère à l’autre que n’en révèle le monde empirique sur l’essence des choses. Et même la relation entre l’excitation nerveuse et l’image produite n’est en soi rien de nécessaire. » Ou encore : « Imaginons un homme qui soit tout à fait sourd et qui n’ait jamais perçu de son ou de musique : de même qu’il s’étonne sans doute des figures acoustiques de Chladni formées par le sable, découvre leur cause dans la vibration des cordes et jurera alors au vu de cette découverte qu’il ne saurait ignorer désormais ce que les hommes appellent les sons, ainsi en va-t-il pour nous tous en ce qui concerne le langage. Nous croyons posséder quelque savoir des choses elles-mêmes lorsque nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, mais nous ne possédons cependant rien d’autre que des métaphores des choses, et qui ne correspondent absolument pas aux entités originelles. Comme le son en tant que figure de sable, l’x énigmatique de la chose en soi est d’abord saisi comme excitation nerveuse [Nervenreiz], puis comme image, comme son articulé enfin » (ibid., p. 280-281).
30 Aur., 117, trad. É. Blondel et alii.
31 Jörg Salaquarda, « Der Standpunkt des Ideals bei Lange und Nietzsche », art. cité, p. 138.
32 F. A. Lange, Geschichte des Materialismus, op. cit., vol. 2, p. 987 ; trad., vol. 2, p. 570.
33 Ibid., vol. 2, p. 509 ; trad., vol. 2, p. 72.
34 Lettre à Carl von Gersdorff, fin août 1866, dans Corr. I, p. 459.
35 FP, printemps 1884, 25 [318]/KSA 11, 94 : « […] das sind Instinkte geängstigter Wesen und solcher, die noch moralisch beherrscht sind : sie ersehnen einen absoluten Herrn, etwas Liebevolles Wahrheit-Redendes – kurz diese Sehnsucht der Idealisten ist moralisch-religiös vom Sklavengesichtspunkte aus. »
36 Lettre à Carl von Gersdorff, fin août 1866, dans Corr. I, p. 459.
37 Ibid., p. 458.
38 Ibid., p. 459.
39 Lettre à Hermann Mushacke, novembre 1866, dans Corr. I, p. 481.
40 Lettre à Carl von Gersdorff, 16 février 1868, dans ibid., p. 545.
41 Et plus précisément sur « le concept d’organisme depuis Kant » : cf. lettre à Paul Deussen, fin avril-début mai 1868, dans Corr. I, p. 556.
42 F. A. Lange, Geschichte des Materialismus, op. cit., vol. 2, p. 692 ; trad., vol. 2, p. 269.
43 À qui il arrive de présenter Empédocle comme l’un de ses devanciers : cf. par exemple Cin., III, 3 (OPC, II/2, p. 38-40).
44 « Diese Ansicht entspricht der darwinischen Theorie. Gesch. Des Mat., S. 404 » (Nietzsche, Historisch-Kritische Gesamtausgabe, éd. par Hans Joachim Mette et Karl Schlechta, Munich, Beck, 1937, vol. 4, p. 53-54).
45 F. A. Lange, Geschichte des Materialismus, op. cit., vol. 2, p. 693 ; trad., vol. 2, p. 269.
46 Ant., 3. Ou encore Ant., 4 : « L’humanité ne représente pas un développement vers le mieux, vers quelque chose de plus fort, de plus haut, ainsi qu’on le pense aujourd’hui. Le “progrès” n’est qu’une idée moderne, c’est-à-dire une idée fausse. Dans sa valeur l’Européen d’aujourd’hui reste bien loin au-dessous de l’Européen de la Renaissance. Se développer ne signifie absolument pas nécessairement s’élever, s’intensifier, se fortifier. En un autre sens, il existe une continuelle réussite de cas isolés, sur différents points de la terre, au milieu des civilisations les plus différentes. Ces cas permettent, en effet, d’imaginer un type supérieur, quelque chose qui, par rapport à l’humanité tout entière, constitue une espèce de surhommes. De tels coups de hasard de la grande réussite [Glücksfälle des großen Gelingens] furent toujours possibles et le seront peut-être toujours. Et même des races [Geschlechter] tout entières, des tribus [Stämme], des peuples peuvent, dans ces circonstances particulières, représenter de pareils coups heureux [Treffer] » (trad. H. Albert revue par J. Lacoste, dans Nietzsche, Œuvres, Paris, Robert Laffont, 1993, vol. 2, p. 1042-1043).
47 F. A. Lange, Geschichte des Materialismus, op. cit., vol. 2, p. 699-700 ; trad., vol. 2, p. 277-278.
48 Ibid., vol. 2, p. 701 ; trad., vol. 2, p. 279.
49 Cf. F. A. Lange, Geschichte des Materialismus, op. cit., vol. 2, p. 744, n. 54 ; trad, p. 637 : « On peut déduire du darwinisme même, à l’aide du principe de la stabilité progressive, qu’au bout de périodes de temps considérables, les organismes doivent avoir acquis la tendance à se grouper par espèces et à se délimiter réciproquement. Mais c’est là tout autre chose que le concept absolu d’espèce » qui n’a qu’une valeur relative et pratique. On retrouve chez Nietzsche cette idée d’une stabilisation progressive des espèces (cf. par exemple PBM, 262, trad. P. Wotling : « Une espèce apparaît, un type se stabilise et se renforce à la faveur du long combat qu’il mène contre des conditions défavorables pour l’essentiel identiques […] »).
50 F. A. Lange, Geschichte des Materialismus, op. cit., vol. 2, p. 694 ; trad., vol. 2, p. 270.
51 Ibid.
52 « Wir haben “Einheiten” nöthig, um rechnen zu können : deshalb ist nicht anzunehmen, daß es solche Einheiten giebt. Wir haben den Begriff der Einheit entlehnt von unserm “Ich”- Begriff, – unserm ältesten Glaubensartikel. Wenn wir uns nicht für Einheiten hielten, hätten wir nie den Begriff “Ding” gebildet. Jetzt, ziemlich spät, sind wir reichlich davon überzeugt, daß unsre Conception des Ich-Begriffs nichts für eine reale Einheit verbürgt. Wir haben also, um die mechanistische Welt theoretisch aufrecht zu erhalten, immer die Klausel zu machen, inwiefern wir sie mit zwei fiktionen durchführen : dem Begriff der Bewegung (aus unsrer Sinnensprache genommen) und dem Begriff des Atoms ( – Einheit, aus unsrer psychischen “Erfahrung” herstammend) : – sie hat ein Sinnen-Vorurtheil und ein psychologisches Vorurtheil zu ihrer Voraussetzung » (FP, début 1888, 14 [79]/KSA 13, 258).
53 F. A. Lange, Geschichte des Materialismus, op. cit., vol. 2, p. 693-694 ; trad., vol. 2, p. 270.
54 Goethe, Morphologie, « Bildung und Umbildung organischer Naturen », Goethes Sämtliche Werke, Leipzig, Max Hesses, s. d., vol. 38, p. 7-8, cité dans ibid., vol. 2, p. 694 ; trad., vol. 2, p. 271.
55 Cf. Nietzsche, Sur Démocrite (fragments inédits), trad. Philippe Ducat, Paris, Métailié, 1990, p. 78.
56 Jörg Salaquarda, « Nietzsche und Lange », art. cité, p. 247.
57 FP, automne 1885-automne 1886, 2 [87]/KSA 12, 104 : « Alle Einheit ist nur als Organisation und Zusammenspiel Einheit : nicht anders als wie ein menschliches Gemeinwesen eine Einheit ist : also Gegensatz der atomistischen Anarchie ; somit ein Herrschafts-Gebilde, das Eins bedeutet, aber nicht eins ist. »
58 FP, août-septembre 1885, 40 [42]/KSA 11, 650 : « Die Annahme des Einen Subjekts ist vielleicht nicht nothwendig ; vielleicht ist es ebensogut erlaubt, eine Vielheit von Subjekten anzunehmen, deren Zusammenspiel und Kampf unserem Denken und überhaupt unserem Bewußtsein zu Grunde liegt. Eine Art Aristokratie von “Zellen”, in denen die Herrschaft ruht ? Gewiß von pares, welche mit einander an‘s Regieren gewöhnt sind und zu befehlen verstehen ? Meine Hypothesen : Das Subjekt als Vielheit […]. »
59 PBM, 19/KSA 5, 31-34 : « Unser Leib ist ja nur ein Gesellschafstbau vieler Seelen. »
60 F. A. Lange, Geschichte des Materialismus, op. cit., vol. 2, p. 695 ; trad., vol. 2, p. 272.
61 Cf. Wilhelm Roux, Der Kampf der Teile im Organismus, Leipzig, Engelmann, 1881.
62 Cf. Wolfgang Müller-Lauter, Nietzsche. Physiologie de la volonté de puissance, trad. P. Wotling, Paris, Allia, 1998 (et en particulier l’article « L’organisme comme lutte intérieure ») et Barbara Stiegler, Nietzsche et la biologie, Paris, PUF, 2001.
63 Ce point fait l’objet d’une analyse chez George Stack, Lange and Nietzsche, op. cit., p. 177 et suiv.
64 Sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral, passim. Ce thème est également présent chez Lange. Cf. par exemple Geschichte des Materialismus, op. cit., vol. 2, p. 774 ; trad., vol. 2, p. 337 : « Le premier pas rendant possible la culture de l’homme a dû être la supériorité acquise sur les autres animaux, et […] l’on peut présumer qu’il n’a pas dû employer des moyens bien différents de ceux qu’il emploie aujourd’hui pour parvenir à maîtriser ses semblables. L’astuce [List] et la cruauté [Grausamkeit], la violence brutale et la dissimulation qui guette [lauernde Tücke] doivent avoir joué un rôle important dans les luttes de ces temps-là. »
65 Cf. Aur., 26 : « C’est pourquoi les animaux apprennent à se maîtriser et à se dissimuler de telle sorte que certains, par exemple, adaptent leur couleur à celle de l’environnement (grâce à ce qu’on appelle la « fonction chromatique »), qu’ils font le mort ou prennent la forme ou la couleur d’un autre animal ou celles du sable, des feuilles, des lichens, des éponges (ce que les spécialistes anglais désignent sous le nom de mimicry » (trad. É. Blondel et alii).
66 GM, II, 20.
67 GS, 361.
68 CId, « Divagations d’un inactuel », 14.
69 Cf. Albert von Kölliker, Über die Darwin‘sche Schöpfungstheorie, Leipzig, Engelmann, 1864.
70 FP, fin 1886-début 1887, 7 [44]/KSA 12, 309 : « „ Nützlich“im Sinne der darwinistischen Biologie, d.h. im Kampf mit Anderen sich als begünstigend erweisend. Aber mir scheint schon das Mehrgefühl, das Gefühl des Stärker-Werdens, ganz abgesehn vom Nutzen im Kampf, der eigentliche Fortschritt : aus diesem Gefühle entspringt erst der Wille zum Kampf. »
71 Suggérée, au début du siècle dernier, par Alfred Fouillée (« Note sur Nietzsche et Lange, “le retour éternel” », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 34e année, Paris, 1909, t. 67, p. 519-525), cette hypothèse a notamment été reprise et développée par George Stack, qui lui consacre un chapitre de son Lange and Nietzsche (chap. 2, p. 25-50 : « Eternal Recurrence »).
Auteur
Professeur d’histoire de la philosophie allemande à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directeur du Centre d’histoire des systèmes de pensée moderne (EA 1451). Ses travaux portent principalement sur les philosophies de la connaissance de langue allemande, de l’immédiat postkantisme à l’empirisme logique.
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