Histoire, pitié et pathos de la distance
p. 67-84
Texte intégral
1De Fatum et histoire (1862) jusqu’à la fin de sa vie « lucide », Nietzsche n’aura eu de cesse de s’interroger sur l’objet, la nature et les enjeux de l’histoire, dans une volonté d’en élaborer une pratique et une conception qui puissent fournir une alternative viable à l’historiographie chrétienne et à ses formes sécularisées.
2On pourrait suivre à la trace cette inquiétude relative à l’écriture de l’histoire et à ses méthodes, de l’époque de Leipzig (1867-1868) où Nietzsche demande déjà à l’historien organique de se faire poète1, jusqu’à L’Antéchrist (§ 59), en passant par Humain, trop humain, où Nietzsche se fait le héraut de la « philosophie historique », qui constitue « la plus récente de toutes les méthodes philosophiques » (HTH, 1).
3Cette nécessité d’un renouvellement méthodologique tient à une difficulté déjà repérée par Nietzsche adolescent : il s’agit d’écrire une histoire qui ne soit pas sous la coupe des instincts chrétiens2. Or, nos habitudes invétérées biaisent l’écriture de l’histoire, dans la mesure où Nietzsche a toujours reconnu et rappelle encore en 1888 que « nous avons encore, d’une certaine manière, tous les mauvais instincts, les instincts chrétiens, chevillés au corps3 ». Pourtant, il prétend que son propre itinéraire, depuis l’historiographie d’esthète de la Seconde considération inactuelle jusqu’à l’élaboration de la Généalogie de la morale, témoigne de « l’histoire d’une maladie et d’une guérison » où l’on assisterait au dépassement de la maladie historique4.
4Comment est-il alors possible – et comment est-il devenu possible –, comme semble le prétendre Nietzsche en 1886, d’écrire l’histoire de façon saine en dépit des instincts chrétiens responsables de notre rapport pathologique au passé ?
5C’est à ce problème que Nietzsche se trouve confronté depuis ses tout premiers essais philosophiques. Les différentes historicités nietzschéennes – généalogie, éternel retour, surhumain, ego-histoire5– sont autant de traitements de l’histoire qui ont pour but de convertir les affects historiques délétères en moyens d’une automédication. Nous nous bornerons ici à examiner la genèse de l’historicité généalogique, dont les moutures ancestrales sont elles-mêmes des étapes sur le chemin de la guérison. Le moyen qui va permettre sur ce point de recouvrer la santé, c’est la transformation – lente et jamais tout à fait acquise – de l’affect de la pitié, qui commande l’historiographie chrétienne et ses avatars prétendument séculiers, en pathos de la distance.
6Les lignes qui suivent s’efforcent de reconstituer deux des modes de traitement thérapeutiques propres à déchristianiser la pitié pour la convertir en un affect empathique authentiquement créateur. À cet effet, il faut reconstituer l’ascèse historique qui conduit d’abord Nietzsche de la philologie à la poétique de l’histoire, puis de celle-ci à la philosophie historique, jusqu’à la maturation de la méthode généalogique6, dont le but est de surmonter l’idéal ascétique de l’historiographie. L’itinéraire de Nietzsche serait ainsi une illustration – la première du genre peut-être – du philosophème selon lequel l’idéal ascétique finit, comme toute bonne chose sur terre, par se surmonter lui-même (GM, III, 27).
7Les historicités prégénéalogiques que Nietzsche élabore, l’historiographie d’esthète et la philosophie historique sont autant d’étapes qui président à l’histoire de cette guérison.
DE LA PITIÉ HISTORIOGRAPHIQUE À LA POÉTIQUE DE L’HISTOIRE
8Avec Schopenhauer, Nietzsche avait déjà pu s’enquérir des malheurs de l’historien face à la souffrance que porte avec lui tout devenir. Aussi faut-il se demander s’il est possible de contenir la pitié que l’historien éprouve devant l’histoire, tant il est vrai que celle-ci est un champ de ruines, un chaos où souffrance et ennui se succèdent selon le mouvement pendulaire repéré par le pessimisme schopenhauerien.
9À cet égard, les différents types d’historiographies et les philosophies de l’histoire ne proposent rien que des échappatoires, s’employant à inventer (en prétendant que cette invention est une découverte) un sens à la souffrance suscitée par la contemplation de l’histoire. Un fragment suggestif de 1880 rend compte de cette relation indissociable entre les affects de l’historien et l’écriture de l’histoire :
La théorie de Schopenhauer est antipsychologique. Les gens qui souffrent beaucoup ou sont très angoissés sont sans pitié. Lorsque nous ruminons [wiederkäuen] toutes les détresses que l’humanité a déjà endurées, cela nous rend malades et faibles. Il faut détourner le regard. Seuls des hommes heureux sont propres à écrire l’histoire7.
10Trois perspectives historiographiques – qui ne sont pas strictement exclusives les unes des autres, mais que l’on peut dégager à titre indicatif – peuvent être distinguées à partir de ce texte :
- L’historiographie compatissante qui rumine les détresses endurées par l’humanité, mais en devient faible et malade8. La pitié pour la souffrance rend l’historien souffrant et faible. Or toute souffrance recherche son pourquoi, de sorte que l’historien se met en quête du sens de la souffrance. En ce sens, si toute histoire est l’histoire des souffrances vécues par l’humanité, tout récit historique est une rationalisation a posteriori de cette souffrance, et l’on sait que « n’importe quel sens vaut mieux que pas de sens du tout » (GM, III, 28). D’où les théologies déguisées chez les historiens allemands du xixe siècle, sous les dehors de l’objectivité scientifique ; d’où également les métaphysiques de l’histoire qui posent en amont et/ou en aval du devenir un Absolu qui permet de sauver les phénomènes en subsumant le devenir sous la catégorie de l’Être.
- Le second cas, celui de Schopenhauer, est complexe et témoigne, pourrait-on dire, d’une crise de la conscience historique : le pessimisme de Schopenhauer, s’il veut être cohérent, devrait se borner à reconnaître le non-sens de l’histoire. Physiologiquement, ce n’est pas la maladie et la faiblesse qui en résultent, mais le malheur. Schopenhauer a d’abord semblé s’y tenir : évitant, semble-t-il, toute perspective sotériologique, il a, comme le suggère Nietzsche, « détourné le regard », mais d’un seul tenant, en bloc, au point de se détourner complètement de l’histoire9, reconduisant mutatis mutandis à la métastrophè platonicienne10. Le lecteur de Schopenhauer n’aura pas de mal à trouver l’expression spéculative d’un tel déni de l’histoire sous la forme de sa scotomisation et de la dévaluation de la science historique, en particulier dans le supplément 38 du Monde comme volonté et comme représentation11. Mais surtout, ne parvenant pas à faire son deuil du sens, Schopenhauer réintroduit la morale de la pitié censée garantir la rédemption du monde par l’unité de la Volonté12.
- Il faut donc ménager la possibilité d’une dernière perspective historiographique, suggérée par la fin du fragment. Ce serait l’histoire écrite par un « historien heureux ». Encore faut-il comprendre de quel bonheur il est question ici : qui est l’historien heureux, et comment le devient-on ? Ce fragment de 1880 ne nous le dit pas, et pour cause : toute l’histoire du rapport de Nietzsche à l’histoire est habitée par cette interrogation et par la recherche d’une solution à ce problème.
11La première solution que Nietzsche envisage, à l’époque des Inactuelles, consiste à transformer l’historien en poète, là où précisément Schopenhauer, sous la garantie de la Poétique d’Aristote13, avait interdit un tel mariage morganatique.
12Pour ne pas succomber à la pitié, il faut certes détourner le regard des souffrances du passé, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faille renoncer à l’histoire. C’est sur ce point que Nietzsche se désolidarise résolument de Schopenhauer : les forces poétiques qui soutiennent l’activité créatrice ne sont pas à chercher hors de l’histoire. Mais seul celui qui possède assez de force plastique peut débusquer les forces non-historiques déposées dans l’histoire pour les faire revivre en soi. Il s’agira pour ce faire d’utiliser l’histoire contre elle-même, de retourner contre lui-même le dard du scorpion historique14.
13À cet effet, les trois instincts historiques dégagés par Nietzsche sont nécessaires : l’instinct antiquaire du philologue met d’abord Nietzsche à égalité avec ses contemporains quant à la connaissance historique ; l’instinct critique, ou plus exactement ici diacritique, permet de faire le départ entre les forces historiques et les forces non-historiques, pour mettre ces dernières au service de l’instinct monumental qui pousse à les réactualiser en les imitant.
14L’affect de la pitié est donc congédié. Nietzsche lui substitue l’affect positif de la sympathie, qui occulte l’histoire du monde alexandrin pour ne rappeler à la vie que les forces non-historiques de la civilisation grecque15. La valence négative de la pitié, c’est-à-dire la souffrance, serait en ce sens abolie. Aussi le lecteur de la deuxième Considération inactuelle est-il fondé à considérer comme une forme ancestrale du pathos de la distance cette capacité à discriminer ce qui est susceptible de contribuer à l’édification de la culture de l’avenir. Ce pathos de la distance est un affect sympathique et agonistique, raison pour laquelle il convoque à la fois la pulsion monumentale et la pulsion critique : imiter les Grecs, cela signifie certes commencer par prendre modèle sur eux, mais pour mieux rivaliser avec eux, ce qui est une manière de rester fidèle à l’esprit de l’agôn, élément matriciel, selon Nietzsche, de la culture hellénique.
15Tel serait donc l’historien heureux : celui qui crée à partir du passé.
16Nietzsche prend soin néanmoins d’ajouter une clause auxiliaire à sa poétique de l’histoire, afin qu’elle ne demeure pas lettre morte : il faut d’abord pouvoir accéder aux Grecs par des médiations afin d’éduquer la force plastique, sans quoi l’appel enflammé à la jeunesse créatrice, dans la section 10 de la Seconde considération inactuelle, resterait lettre morte. Il n’est dès lors pas exclu d’interpréter les Considérations inactuelles III et IV dans la continuité de la seconde : en présentant les figures de l’éducateur Schopenhauer et du philologue-poète accompli, Wagner, elles permettent de tempérer l’impératif qui nous exhortait à revenir en amont de l’histoire universelle pour retrouver son terreau natif hellénique. Les philologues-poètes offrent des médiations pédagogiquement heureuses : ils sont autant de tremplins offrant un accès original aux Grecs. Pour devenir cet « historien heureux » que Nietzsche appelle de ses vœux, il faut alors prendre modèle sur les génies qui incarnent en acte la poétique de l’histoire.
17Ce n’est donc pas tant de l’histoire comme telle que Nietzsche se détourne que de l’historiographie non poétique, qui se donne pour la seule forme légitime d’écriture de l’histoire : l’histoire des masses. Or celle-ci n’est rien d’autre que l’histoire du passé tel qu’il est dépassé dans l’historicité du fait, et ainsi révolu par sa réification positiviste. La poétique de l’histoire, elle, s’attache à repérer dans l’histoire les génies dont les productions dépassent leur époque et ont une portée transhistorique. Elle s’adresse ainsi – bien plutôt qu’elle ne se borne à le raconter – à un passé qui n’est pas dépassé. En faisant valoir l’universalité dans le particulier, la poétique de l’histoire prétend donc sauver l’Historie de sa condition de reptile condamné par Schopenhauer à « ramper sur le sol de l’expérience pour avancer16 ».
18Mais surtout, suppléant à sa déficience scientifique au moyen du regard poétique, cette historiographie d’esthète aurait au principe de son fonctionnement un goût sélectif, un sens des affinités électives qui lui dicterait le choix de ses objets. Chez le philologue-poète, la pitié le cède à une communauté de sensibilité pour la grandeur, un pathos historique qui sympathise, non pas avec des événements, mais avec des types. On apprendra ainsi que l’étude de l’histoire grecque n’a pas à s’intéresser à des faits, mais a pour objet la reconstitution compréhensive de personnalités dont la valeur transcende l’historicité de leurs faits et gestes. C’est par exemple le cas d’Héraclite, dont la grandeur transhistorique échappe à toute tentative de réfutation17, et c’est également le cas des philologues-poètes que sont Goethe, Lessing, Leopardi ou – le plus grand de tous – Wagner.
19C’est en ce sens que Nietzsche, dans la quatrième Considération inactuelle, oppose l’histoire chrétienne déguisée de ses contemporains et l’historiographie d’esthète que lui a inspirée L’œuvre d’art de l’avenir :
Si l’histoire n’était pas encore et toujours une théodicée chrétienne déguisée, si elle était écrite avec plus d’équité et une sympathie [Mitgefühl] plus fervente, elle serait véritablement la moins propre à rendre le service qu’elle rend à présent : servir de soporifique contre toutes les forces de bouleversement et de rénovation18.
20Cette sympathie historique est pensée sur le modèle de celle qu’éprouve le spectateur de l’œuvre d’art de l’avenir. Or, à la différence de la pitié, elle ne produit pas une décharge de puissance nerveuse, comme dans la conception thérapeutique de la tragédie que Nietzsche attribue à Aristote19, mais une accumulation de puissance créatrice :
Tout en paraissant succomber à la nature débordante et envahissante de Wagner, le spectateur participe lui-même de sa force et il devient en quelque sorte puissant par lui envers et contre lui […] nous parvenons alors nous-mêmes, par-delà la distance et l’éloignement, à le voir lui en personne, après avoir vécu en nous ce qu’il est lui20.
21Ce qui intéresse Nietzsche, c’est donc le fait que l’avenir se trouve dans le passé, puisque les forces poétiques déposées en lui sont toujours à la disposition de l’historien-poète. On comprend donc pourquoi tout est une affaire de posologie entre la pulsion antiquaire, la pulsion monumentale et la pulsion critique : il s’agit de conserver et d’imiter, mais pas de répéter le passé. Nietzsche se réclame du reste explicitement de la théorie goethéenne de la sympathie sur ce point dans un posthume de l’été-automne 1873 : « Goethe : “C’est seulement l’inclination [Neigung] qui peut voir tout ce que contient l’œuvre d’art, et seulement la pure inclination qui peut voir en outre ce qui lui manque”21. »
22C’est là dire combien, pour écrire l’histoire monumentale, l’histoire critique est indispensable.
23Seulement, il y a dans cette poétique de l’histoire une insuffisance à laquelle Nietzsche ne va pas demeurer longtemps insensible : la poétique de l’histoire ne s’attache qu’aux forces créatrices helléniques, et laisse de côté la force d’inertie des événements et des sentiments historiques, tenus pour « dépassés » alors même qu’ils continuent à effectuer en nous leur travail de sape. En effet, le christianisme est un passé non dépassé et toujours actif, ce que Nietzsche reconnaît d’ailleurs lui-même en dénonçant ses formes historiographiques sécularisées. En subsumant l’histoire sous la poésie, Nietzsche n’est-il pas, entre 1867 et 1874, et malgré qu’il en ait, sujet à un volontarisme qui confinerait presque à la robinsonnade ? De fait, il ne suffit pas de s’inspirer des génies pour se délester du poids du christianisme.
24Sans doute la christianisation de Wagner va-t-elle constituer sur ce point une désillusion non dénuée d’amertume. Nietzsche reconnaîtra d’ailleurs bientôt sa précipitation22 : la désillusion suscitée par le retour du refoulé chrétien chez le plus grand philologue-poète, entre autres facteurs, va l’amener à penser à nouveaux frais la pratique de l’histoire, et à reconsidérer les prétentions de l’idéal poétique qu’il avait forgé pour l’historien. En effet, avant de prétendre utiliser l’histoire pour édifier l’avenir, encore faut-il au préalable se débarrasser des ombres de Dieu. Or, ici, il est nécessaire de mener un combat en règle, et l’on ne peut se contenter de jeter un voile pudique sur le monde alexandrin. L’histoire ne peut pas se tourner uniquement vers les génies de la Grèce archaïque et les philologues-poètes, mais doit procéder à une auto-analyse de son héritage chrétien, pour que la conversion des valeurs devienne autre chose qu’un simple mot d’ordre.
DE LA PHILOSOPHIE HISTORIQUE À LA GÉNÉALOGIE : L’AMOR FATI COMME PATHOS DE LA DISTANCE
25Ce n’est donc pas un hasard si, au moment où il se fait le chantre de la « philosophie historique », au début de Humain, trop humain (§ 1), Nietzsche lui associe « la vertu de modestie » comme son complément nécessaire. La probité exige de se confronter au refoulé chrétien. De ce point de vue, la philosophie historique vient compléter et colmater les brèches laissées par la poétique de l’histoire, et non pas la récuser, contrairement à ce que Nietzsche prétend rétrospectivement23. Si nous avons les instincts chrétiens chevillés au corps, il ne suffit pas de leur opposer d’autres instincts pour les déraciner ; il est trop tard, du reste, pour un tel déracinement. Il est nécessaire, au contraire, de s’en emparer, afin de les faire travailler contre eux-mêmes à leur propre conversion. Avant donc de pouvoir « détourner le regard », comme l’exige le pathos de la distance, il faut pouvoir faire face et tenir bon, ainsi que nous y exhorte le paragraphe 189 du Voyageur et son ombre : il va s’agir de revivre en soi la totalité du passé, d’en effectuer l’analyse chimique, et d’utiliser cette histoire qui nous précède et que nous sommes comme un « grand laboratoire24 » où différentes formes de vie ont été expérimentées.
26Nietzsche entreprend désormais de débusquer le travail souterrain des valeurs chrétiennes là même où elles pouvaient paraître dépassées, raison pour laquelle l’histoire des forces d’inertie se substitue, à partir d’Humain, trop humain, à l’histoire des forces non-historiques. C’est l’historicité évolutionniste, telle que la pratique en particulier Paul Rée, qui va permettre l’analyse historique de ces forces d’inertie, conformément à la genèse utilitariste qui reconstitue l’histoire d’une pratique ou d’une représentation à partir de son utilité originaire, associée à l’habitude à travers laquelle s’enfouit et s’oublie l’origine25. C’est ainsi que Nietzsche en vient à expliquer comment les estimations chrétiennes cristallisent à travers leur transmission traditionnelle et héréditaire26, jusqu’à s’oublier en nous. C’est là reconnaître que l’historien de la morale qui prétend écrire une histoire naturelle de la morale fait lui-même corps avec cette histoire, et partant avec sa morale. Il est alors essentiel de repérer les vestiges de la maladie chrétienne dans le récit qui prétend en reconstituer l’histoire, en vertu de la théorie des survivances que Nietzsche emprunte à l’épistémologie évolutionniste et à l’anthropologie naissante27. Si la philosophie historique est plus que jamais nécessaire, et avec elle la vertu de modestie, c’est dans la mesure où elle dissout l’illusion par laquelle l’historien s’exemptait de son propre récit. Si l’on considère l’hypothèse selon laquelle l’ontogenèse récapitule la phylogenèse, il faudra demander à l’historien de devenir un authentique sujet de l’histoire en reconnaissant qu’il en est d’abord l’objet. La figure du voyageur incarne ce pathos de la distanciation par lequel l’historien se désolidarise de l’idéalisme subjectif. Le paragraphe 223 des Opinions et sentences mêlées, intitulé Où il faut aller en voyage, prend ainsi le contrepied du gnôthi seauton pour égratigner son avatar chrétien, l’introspection :
L’observation directe de soi-même ne suffit pas pour se connaître : nous avons besoin de l’histoire, car le courant aux cent vagues du passé nous traverse ; et nous-mêmes ne sommes rien que ce que nous éprouvons de cette coulée à chaque instant28.
27La figure de l’historien heureux apparaît alors sous un nouvel avatar : il ne s’agit plus de détourner le regard de l’histoire, mais de se réjouir d’en être l’héritier. Par l’art du voyage, l’historien se déleste du rapport à soi chrétien en quittant le confessionnal de la conscience morale. Il devient, écrit Nietzsche, « un Argus aux cent yeux » dont l’ego est transformé par la réappropriation du passé, et par l’abolition de l’opposition idéaliste entre le moi et le monde. L’historicisation de l’ego aboutit à sa résorption provisoire dans l’histoire, de sorte que « [l]a connaissance de soi devient […] connaissance universelle des temps révolus » (OSM, 223). Ce mouvement rétrospectif de la conscience historique est une dépossession de soi comme sujet abstrait et anhistorique, mais une réappropriation de soi par laquelle l’individualité physiologique est reconquise par son historicisation. Savoir comment notre physiologie est constituée nous donne ainsi (en un sens qui reste à déterminer) prise sur elle. Le paragraphe 17 des Opinions et sentences mêlées – dont le titre, « bonheur de l’historien », est suggestif quant au problème qui nous occupe – explique ainsi que ce bonheur tient à ce que l’historien a échangé le Ciel des Idées contre « le royaume céleste du changement ».
28C’est alors seulement que la connaissance historique peut devenir autre chose que la simple représentation de ce qui a eu lieu, et entreprendre de réactualiser le passé incorporé par l’étude de notre physiologie. Les éléments chrétiens qui se survivent en nous ne sont certes pas à prendre en pitié – celle-ci portant l’aveu de son impuissance à transformer un passé tenu pour irrévocable. Ils seront ressuscités, mais aussi transformés à la lumière de notre Erlebnis. La reviviscence des affects, chrétiens ou non, permet ainsi d’en infléchir la dimension pathologique dans le sens de notre actuelle physiologie. C’est de cette façon que Nietzsche veut écrire l’histoire, comme en témoigne un fragment suggestif de 1878 :
À vrai dire, ma manière de relater des faits historiques est de raconter des expériences vécues [Erlebnisse] personnellement à propos d’époques et d’hommes du passé. Rien de suivi – des détails qui me sont apparus, le reste non29.
29Cette résurrection peut ainsi constituer le prodrome d’une transmutation, s’il est vrai que, de sujet assujetti au passé inconscient déposé dans le cortex cérébral30, nous pouvons devenir les sujets d’une résurrection de ce passé et négocier les termes de sa réappropriation éventuelle. En sorte que, déloyal concurrent du Dieu d’Augustin – impuissant à en changer le cours révolu –, l’historien se rendrait en un sens maître du passé, s’il est vrai que celui-ci n’a de sens et d’être que dans le récit qui le présentifie à travers une physiologie.
30Mais les choses ne sont pas si simples. De même que la poétique de l’histoire témoignait des insuffisances de son cadre subjectiviste, de même la philosophie historique rencontre une difficulté symétriquement inverse, en objectivant le sujet de l’histoire. Si elle en promeut l’avènement, la « philosophie historique » rend difficilement pensables les conditions de transformation de l’individu, historiquement déterminé, en « esprit libre », créateur de l’avenir. Le mouvement du Mitgefühl doit certes être empathique, mais la liberté de l’esprit libre doit pouvoir être également garantie par un rapport agonistique au passé.
31Il ne suffit donc pas de reconnaître que nous sommes des formations géologiques où sont déposées les strates de la culture, encore faut-il à partir de là évaluer les matériaux de chaque alluvion pour les refondre en une synthèse organique. C’est ici que le pathos de la distance doit intervenir pour faire valoir les différences de valeur. Pour exprimer son activité, Nietzsche a besoin d’une métaphore dynamique qui rende compte de la plasticité de la causalité historique. C’est pourquoi, à partir de l’époque du Gai Savoir, il abandonne la métaphore archéologique et conçoit l’histoire et le rapport à l’histoire sur le modèle de la digestion organique31, dans un dialogue serré avec Emerson dont témoignent les cahiers 13 et 17 des fragments posthumes du Gai Savoir. Il est dès lors impératif de rendre compatible le « travail », inertiel et impersonnel, de l’histoire, et la « force plastique », active et individuelle, de l’historien capable de mettre au travail l’histoire sous la pesée de laquelle il écrit. D’où un infléchissement terminologique chez Nietzsche, au tournant de l’année 1881, qui loin de n’être que métaphore, manifeste une volonté de modifier sa conception de l’histoire. Si « [l]’artiste a le pouvoir de réveiller la force d’agir qui sommeille dans d’autres âmes » (FP, début 1882, 17 [8]), comme le note Nietzsche en citant Emerson, alors il faut que la poétique de l’histoire de 1874 vienne féconder la « philosophie historique ». Non pas revenir en arrière, donc, mais penser désormais la formation de l’historien-poète dans l’histoire, ce dont il n’était pas question dans la Seconde considération inactuelle. Pour se libérer des instincts chrétiens ou du moins les convertir en instincts créateurs, il faut alors faire un pas de plus et dépasser l’historicité évolutionniste, dont le schème d’explication causale, essentiellement passif et statique, empêchait de penser l’activité de la volonté de puissance32. C’est que le pathos de la distance ne peut s’exercer qu’au sein d’un individu qui est un centre d’action et non simplement un produit passif de l’histoire.
32On sait comment l’idée de volonté de puissance va permettre de mettre en place une conception organiciste de l’activité individuelle d’absorption par assimilation, renvoyant ainsi dos à dos l’illusion du sujet libre autant que le pandéterminisme laplacien et ses figures épigonales. Si chaque individu est un organisme, i. e. une hiérarchie de pulsions, il modifie son Umwelt – anticipons quelque peu von Üxkull – autant (et potentiellement bien plus) qu’il est modifié par lui. Partant, sa force plastique à l’égard du passé dont il est l’héritier est corrélée à sa capacité à recombiner ses propres pulsions. Le passé n’apparaît dès lors plus comme l’ensemble des « stries de circonvolution » qui cristallisent en nous (HTH, 43), mais comme un tissu organique qui n’a de sens que lorsqu’il prend corps dans des individus au sein desquels il se transforme par réorganisation et intussusception33.
33Mais sans qu’il soit besoin de recourir, tout au moins pas directement, au philosophème de la volonté de puissance, un examen détaillé du paragraphe 337 du Gai savoir montrerait comment son lecteur se trouve convié, à mots à peine couverts, à dépasser l’historicité « réealiste34 ». Le bonheur du voyageur, manifestement, n’est qu’une étape sur le chemin de la libération qui doit conduire au « bonheur divin », celui qui accompagne le « sentiment d’humanité de l’avenir ». L’autodépassement du sens historique ne prétend pas aboutir d’emblée à ce « sentiment nouveau », mais n’est encore, écrit Nietzsche, que le « dépérissement de tous les sentiments anciens » (ibid.). C’est que le sens historique par lequel se récapitule en nous la totalité de l’histoire emporte avec lui une telle somme de souffrance qu’il ne prémunit guère contre le risque de la « mélancolie ». C’est la raison pour laquelle Nietzsche compare le sentiment laissé par la récapitulation individuelle de l’histoire à l’état du « héros au soir de la bataille indécise qui lui a valu des blessures et la perte de son ami » (ibid.), comparaison où il n’est pas malaisé de voir une référence aux expériences vécues de l’auteur. À telle enseigne qu’outre Wagner, ce serait à l’endroit de Rée que s’effectuerait ici, derrière la pudeur des images, le travail du deuil – deuil qui, chez Nietzsche, n’éternise l’amitié stellaire que pour mieux déculpabiliser l’inimitié terrestre (GS, 279). Il faut, nous dit Nietzsche, apprendre à « supporter cette formidable somme d’afflictions » (GS, 337). C’est l’expérience vécue de la souffrance, non plus sur le plan passif de la pitié contemplative, impuissante, mais par l’activité de la volonté de puissance, qui va permettre d’en changer le signe et d’en faire un motif d’adhésion35.
34Il n’est dès lors pas étonnant d’observer comment Nietzsche revient de manière insistante, dans les fragments posthumes de l’époque, sur la co-implication de la souffrance et de la joie, de la douleur et du plaisir, dans une lutte virulente contre le pessimisme. Et l’on ne manquera pas de relever que Voltaire, auquel était dédié Humain, trop humain, se trouve désormais rattaché à la lignée des pessimistes – encore un indice de ce que Nietzsche, par le truchement de ces figures vouées à être déchues de leur aura tutélaire, ne cesse de se surmonter lui-même :
L’aptitude à la douleur est un excellent moyen de conservation, une sorte d’assurance de la vie : c’est cela qui a conservé la douleur : elle est aussi utile que le plaisir – pour ne pas en dire trop. Je ris des énumérations des cas de douleur et de misère par lesquelles le pessimisme se veut justifier – Hamlet, Schopenhauer, Voltaire, Leopardi et Byron./ […] je fais face à la vie pour aider à ce qu’elle croisse du fond de la douleur, aussi riche que possible [… ]36.
35Il ne suffit pas d’apprendre à aimer : encore faut-il aller jusqu’à aimer sa douleur même, car c’est elle le catalyseur où la puissance créatrice trouve le matériau de sa plus grande actualisation37. Pourtant, dans le paragraphe 276 du Gai savoir consacré à l’amor fati, Nietzsche assume encore comme sa seule négation le fait de « détourner le regard [wegsehen]38 », en présence des instincts chrétiens. Mais ici, la conversion du regard n’a plus le même sens que dans la deuxième considération inactuelle : il ne s’agit plus d’ignorer les instincts chrétiens, mais de les assumer en soi en les mettant à leur juste place dans la hiérarchie des valeurs, grâce à ce que la Généalogie de la morale appellera la force active de l’oubli39.
36L’historien heureux, sous son troisième avatar, est alors celui qui est parvenu à l’amor fati, qui comprend la nécessité des instincts chrétiens dans la physiologie de l’homme moderne, mais réduit leur rôle en leur assignant une nouvelle fonction : celle d’une transvaluation qui est d’une certaine façon une autotransvaluation.
37Dans la perspective de l’Éternel Retour, que nous nous permettrons ici de laisser de côté40, Nietzsche envisage une éducation progressive à l’amor fati, qui est en même temps une éducation au pathos de la distance : il s’agit de se former à la noblesse en s’attachant à des modèles d’une valeur supérieure à nous, mais à notre hauteur néanmoins, pour acquérir le sentiment des petites et des grandes différences de valeur. Aussi l’étude de l’histoire se portera-t-elle sur des types physiologiques de plus en plus nobles. C’est la raison pour laquelle, dans un fragment de 1884-1885, Nietzsche critique sévèrement « […] les historiens [qui, comme Michelet] en veulent trop et pèchent tous quels qu’ils soient contre le bon goût : ils pénètrent les âmes des personnes dont le rang et la société ne sont pas les leurs41 ». Nietzsche a beaucoup plus de respect pour l’historien qui sent « quand le domaine sur lequel il enquête est trop brûlant ou trop sacré pour qu’il ose y poser le pied […] qui sait au bon moment “retirer ses sandales”, ou se rechausser et s’en aller42 ».
38Il ne faut étudier que ce que l’on est capable de comprendre, non par la représentation ou le concept, mais par l’expérience vécue. Le sens historique qui a recouvré la santé, voire atteint la grande santé (celle-ci n’étant pas à recouvrer, mais à réinventer), est cette disposition à agrandir le champ de son expérience possible, capacité à recueillir, trier et hiérarchiser en soi des affects et des nuances toujours plus fines de ces affects – comme déjà Goethe s’en expliquait à Eckermann, à propos notamment de l’amplification de l’ambitus vocal43.
39L’éducation historique de Nietzsche est ainsi l’histoire de la conversion progressive du Mitgefühl en Pathos der Distanz au moyen de la Selbstüberwindung. En effet, Nietzsche s’est attaché au cours de ses méditations à des méthodes et des personnalités qui lui ont chaque fois permis d’échanger une méthode historique encore teintée de christianisme contre une autre où les relents en sont plus dilués. Mais arrive un moment où, ayant épuisé ses possibilités, il en vient à détourner le regard d’elle et à congédier ses anciens alliés – alliés auxquels ne semble être réservé que le sort du combustible : « Ce que j’attrape devient lumière//Et charbon ce que je délaisse44. »
40Le terme de ce parcours serait un « bonheur divin », où les misères humaines susciteraient non plus la pitié, mais le rire olympien, comme en fait état le paragraphe 30 de Par-delà bien et mal (KSA 5, 48) :
Il y a des sommets de l’âme depuis lesquels même la tragédie cesse d’exercer un effet tragique ; et, si l’on rassemblait tout le malheur du monde, qui pourrait se risquer à prononcer que de toute nécessité sa vue conduira par séduction et contraindra justement à la pitié, et donc au redoublement du malheur ?… Ce qui sert d’aliment ou de délassement à l’espèce supérieure d’homme sera inévitablement presque un poison pour une espèce très différente et plus modeste.
41Nietzsche répète ici l’importance du dosage en histoire : les études historiques sont semblables au pharmakon grec, à la fois poison et remède selon la physiologie à laquelle elles sont administrées, et selon les types physiologiques à l’étude. L’historien heureux, c’est-à-dire réussi, accompli, serait ainsi celui qui ne ressentirait plus aucune pitié devant la comédie humaine, dans la mesure où il se serait libéré de l’histoire des masses insensible au problème des valeurs. Nietzsche retrouve ainsi la figure de l’historien parodiste campée par Lucien de Samosate dans ses satires Ménippées : si rien de ce qui est humain n’est digne du grand sérieux, c’est pourtant45 l’affaire la plus sérieuse que l’élevage d’un historien parodiste propre à transformer la tragédie de l’Occident en carnaval. Avec le sens historique commençait la tragédie : incipit tragœdia ; avec le Gai savoir commence la grande santé par laquelle le poison historique devient à soi son propre remède : incipit parodia46. Au terme de cette histoire de la guérison de la maladie historique, la scène de l’histoire ne suscitera plus la pitié, mais le dire-oui, chez celui qui aura accepté l’Éternel Retour. C’est du moins la promesse de Nietzsche dans Ecce Homo :
Je promets une époque tragique : l’art suprême du dire-oui à la vie, la tragédie, renaîtra quand l’humanité aura derrière elle la conscience des guerres les plus dures mais les plus nécessaires, sans en souffrir
EH, « Naissance de la tragédie », 4/KSA 6, 313.
42Certes, toute histoire est d’une certaine manière l’histoire d’une souffrance, comme l’avait vu Schopenhauer. Mais dans l’histoire il y a aussi, plus discrète sans doute, et plus hiéroglyphique, l’histoire du dépassement de la souffrance et, pourrions-nous dire avec Freud, de sa Durcharbeitung47. Nietzsche en tirera la leçon dans la Généalogie de la morale (II, 1-6, et le paragraphe 3 en particulier), pour montrer que la souffrance est la grande éducatrice qui permet à l’humanité primitive de surmonter son animalité grégaire afin de donner naissance à l’histoire de la civilisation – histoire où l’on assiste à l’apparition, hélas sporadique et imprévisible, des grands individus créateurs. Reconstituer cette généalogie de la civilisation, cela permet d’envisager les conditions dans lesquelles une humanité réconciliée avec elle-même, i. e. douée du sens de la Terre, pourrait faire de la souffrance le matériau à partir duquel accéder à la grande santé. Au lieu de la vouloir abolir ou de lui controuver un sens qui assurerait la rédemption de l’humanité, il s’agit d’y acquiescer et de lui donner toute sa dimension en construisant l’avenir à partir d’elle. Raison pour laquelle, en définitive, l’historicité généalogique n’est tournée vers le passé que dans la mesure où elle prépare ce faisant l’avènement de l’avenir. Si cette historicité se constitue dans une lutte active contre l’historiographie chrétienne, et travaille à une éducation des affects chez l’historien, celui-ci devient en même temps poète et éducateur de l’humanité à venir. Et de fait, il est le héraut qui annonce, peut-être même l’ancêtre qui exemplifie, à sa modeste échelle, l’œuvre du Surhumain – œuvre de l’humanité la plus probe, qui n’est encore rien d’autre que le surhumain à l’œuvre.
Notes de bas de page
1 « L’historien “organique” doit être poète : en tout cas il est gênant qu’il ne le soit pas » (FP, automne 1867-printemps 1868, 56 [4] [= KGW 1/4, p. 365], trad. M. Cohen-Halimi et M. de Launay, dans Nietzsche. Cahiers de l’Herne, Paris, Gallimard, 2004, p. 62.)
2 Avec à la fois une grande ambition et une belle humilité, Nietzsche encore adolescent se fixe pour la tâche de sa vie l’élaboration d’une méthode historiographique qui serait libérée de toute prévention et de tout préjugé : « envisager la doctrine chrétienne et l’histoire de l’Église d’un regard libre et sans prévention » implique de se libérer du « joug de l’habitude » et « n’est pas l’œuvre de quelques semaines, mais de toute une vie » (Fatum et histoire, trad. M. Crépon, dans Écrits autobiographiques, Paris, PUF, 1994, p. 189 [= KGW I/2, FP, avril-octobre 1862, 13 [6], p. 431]).
3 Ant., 59, trad. É. Blondel/KSA 6, 248.
4 HTH II, préface de 1886, 6/KSA 2, 376.
5 Je me permets de renvoyer sur ce point à la présentation qu’en donne Bertrand Binoche dans le présent volume, p. 7 et suiv.
6 Cette formule – « méthode généalogique » – a fait l’objet de vives discussions dans la littérature secondaire, particulièrement anglo-saxonne (cf. par ex. Christoph Schuringa, « Nietzsche’s Genealogical Histories and his Project of Revaluation », History of Philosophy Quarterly, 31/3, 2014, p. 249-269. L’auteur nous a néanmoins confié avoir depuis tempéré la position contestataire qu’il défend dans cet article). Si on ne prétend pas établir ici sa validité, l’objet de notre démonstration dans son ensemble est d’en justifier au moins l’usage.
7 FP, hiver 1879-1880, 1 [122], trad. légèrement mod./KSA 9, 31-32.
8 Bien sûr, si la compassion a gangrené le monde occidental, c’est aussi parce qu’elle produit un plaisir. D’où la question de Nietzsche : « Qu’est-ce qui rend possible le plaisir [Lust] pris à la compassion [Mitleiden] ? » (FP, hiver 1869-printemps 1870, 3 [20]/KSA 7, 66). Il nous faut, hélas, laisser de côté la conception nietzschéenne de la souffrance dans son rapport à Schopenhauer et à la tragédie grecque, telle qu’il l’élabore entre 1867 et 1872 (cf. par ex. FP, septembre 1870-janvier 1871, 5 [100, 102]) – où est thématisé ce qu’il appellera le « pessimisme de la force » lié à la « souffrance provoquée par la surabondance même » (NT, « essai d’autocritique », 1).
9 Voir HTH, 238.
10 Cf. par ex. République, VII, 533 cd.
11 Voir également sur ce point les paragraphes 14, p. 182-183 ; 15, p. 203 ; 35, p. 381-383 et 51, p. 481 et 484 de l’édition Gallimard, 2009.
12 Cf. par ex. Mémoire sur le fondement de la morale, dans Les deux problèmes fondamentaux de l’éthique, Paris, Gallimard, 2009, notamment § 16, 18-19 et 21-22.
13 Cf. Poétique, 13-14. La défiance de Nietzsche vis-à-vis de la Poétique d’Aristote et de sa conception de la tragédie se fait jour pour la première fois, à notre connaissance, dans le manuscrit P I 2 de l’automne 1867-printemps 1868, où se mêlent des réflexions d’histoire littéraire, d’historiographie et de philologie : « Une critique de la Poétique d’Aristote n’a toujours pas eu lieu. Il est toujours considéré comme protagonistès [en grec dans le texte]. En commençant par la tragédie » (KGW I/4, FP, été 1867-début 1868, 56 [2], p. 362). Pour les traductions françaises de certains textes de cette époque, cf. Friedrich Nietzsche. Cahiers de l’Herne, p. [59]-90 (textes traduits par M. Cohen-Halimi et M. de Launay) et Nietzsche. Sur Démocrite, trad. P. Ducat, Métailié, 1990. Voir également la confrontation avec Aristote, dans FP, hiver 1869-printemps 1870, 3 [66] ; NT, 22 ; GS, 80 ; GM, II, 7 ; Ant., 7.
14 Cf. Cin., II, 8 (OPC, II/1, p. 145) et, pour l’image du scorpion, la préface de 1886 d’Aurore, 3. Cette métaphore essentielle doit être rapportée à la dynamique de la Selbtsüberwindung – ou Selbstaufhebung – der Moral (cf. Aur., préf., 4/KSA 3, 16).
15 Cf. derechef Cin., II, 8 (OPC, II/1, p. 145-146).
16 Le Monde comme volonté et représentation, suppl. 38, trad. citée, vol. II, p. 1843.
17 Cf. sur ce point les deux envois qui figurent en tête de La philosophie à l’époque tragique des Grecs (OPC, I/1, p. 209-211/KSA I, [801]-[803]).
18 Cin. IV, 3 (OPC, II/2, p. 111)/KSA 1, 445. Le recours à l’Einfühlung en histoire fait lui-même écho à une tradition qui remonte à Herder. Sur la « théodicée déguisée », cf. Cin., II, 8 (OPC, II/1, p. 144) et Ant., 10.
19 « Une décharge d’affects » qui est une « décharge pathologique, la katharsis », est-il dit en référence à Aristote (ou du moins à l’interprétation qu’en donne Jacob Bernays) dans NT, 22, trad. Wotling, 2013, p. 248-249. Ce que reproche précisément Nietzsche à toute l’esthétique depuis Aristote, c’est son impéritie à rendre compte de l’« activité esthétique des auditeurs » (ibid.), activité qui n’est jamais aussi évidente qu’à l’écoute de la musique wagnérienne, qui est l’occasion de la palingénésie de l’« auditeur esthétique » (ibid., p. 250 et in fine, p. 253).
20 Ibid., 7, p. 130/KSA 1, 466. Pour la comparaison avec Wagner, cf. par ex. L’Art et la Révolution, dans Œuvres en prose, Paris, Éditions d’Aujourd’hui, 1982, t. III, p. 38, 40, 42, 44, 47-48 et L’œuvre d’art de l’avenir, dans ibid., p. 63, 88-90, 101. Pour la tragédie en particulier, cf. p. 152. Quant à la conversion de la science en poésie, composante essentielle de la substitution, chez Nietzsche, de la poétique de l’histoire à la science historique, cf. p. 155-156. Voir enfin, sur le rapport entre poésie et histoire, Goethe, « [Conversation du] 31 janvier 1827 », dans Conversations de Goethe avec Eckermann, Paris, Gallimard, 1988, p. 207.
21 FP, 29 [112], trad. mod./KSA 7, 682. Voir également NT, 22, trad. P. Wotling, p. 249-250.
22 Cf. le texte souvent invoqué par les commentateurs pour faire valoir – en la surévaluant peut-être – la rupture entre la période dite métaphysique et la philosophie de l’esprit libre : « Je veux expressément déclarer aux lecteurs de mes précédents ouvrages que j’ai abandonné les positions métaphysico-esthétiques [metaphysisch-künsterlischen Ansichten] qui y dominent essentiellement : elles sont plaisantes mais intenables. Qui se permet prématurément de parler en public est d’ordinaire forcé de se contredire publiquement bientôt après » (FP, fin 1876-début 1877, 23 [159]/KSA 8, 463). Il faudrait sur ce point discuter pied à pied la lecture continuiste de James I. Porter (défendue notamment dans The Invention of Dionysos, Stanford, Stanford University Press, 2000), ce qui ne saurait être entrepris dans le cadre et les dimensions de cet article.
23 Cf. note 20 ci-dessus. Ce point – judicieusement mis en lumière par certains commentateurs, comme Patrick Wotling dans l’introduction de sa traduction de La naissance de la tragédie (Paris, Le Livre de poche, 2013, p. 31-35) – mériterait d’être démontré en confrontant l’étude génétique des philosophèmes nietzschéens à la compréhension par Nietzsche de son propre itinéraire philosophique. Il faudrait l’articuler autour des différents types de discours rétrospectifs : la thématisation de son rapport à l’intertextualité (ce qui comprend sa pratique de l’autocitation) ; les préfaces de 1886 et les stratégies d’antidatation qui s’y font jour ; les remarques autobiographiques qui émaillent les œuvres elles-mêmes ; enfin la reconstitution de son ego-histoire dans Ecce Homo.
24 FP, été-automne 1884, 26 [90]/KSA 11, 173.
25 Cf., par exemple, pour une illustration de cette procédure d’ensevelissement inertial des traces mnésiques, Paul Rée, De l’origine des sentiments moraux, trad. M.-F. Demet, Paris, PUF, p. 90-91. Voir également à ce sujet B. Binoche, « Do valor da história à história dos valores », Cadernos Nietzsche, 1/34, 2014, section II.2 en particulier.
26 Il est malaisé de faire le départ entre ce qui relève de l’hérédité biologique et ce qui participe de l’héritage culturel chez Nietzsche. Avec le darwinisme anthropologique de John Lubbock (entre autres), Nietzsche semble mêler les deux et considérer l’Einverleibung comme un processus d’assimilation biologique dominant l’ensemble des phénomènes de transmission culturelle. Or, il est un usage plus pondéré du schème de la transmission, qui semble faire l’économie de l’hérédité des caractères acquis, dans l’anthropologie historique – historique, et non évolutionniste, de ce fait, comme l’ont reconnu certains historiens de l’anthropologie (cf. par exemple R. Deliège, Une histoire de l’anthropologie, Paris, Seuil, 2006, p. 29) – d’Edward Tylor, qui semble tenir Darwin et le darwinisme plus à distance. Nietzsche connaît et a lu les deux auteurs, mais il semble, sur le point qui nous occupe, sous la coupe de Lubbock, quand son vocabulaire tendrait toutefois à suggérer une réappropriation de Tylor. Mais il n’est derechef pas exclu que la théorie tylorienne des survivances, que l’on retrouve sous la plume de Nietzsche derrière des termes tels que Überbleibsel, Überreste ou Überleben, ne se soit trouvée infléchie par la médiation de Lubbock – ce dernier reconnaissant sa dette, dans la préface de The Origin of Civilisation (1871), envers l’auteur des Researches into the Early History of Mankind (1865).
27 Et tout particulièrement à Edward Tylor (cf. note ci-dessus), qui en a élaboré et étayé le concept à partir de matériaux ethnographiques. Nietzsche a pu rencontrer le terme dans les premiers chapitres de Primitive Culture (1871-1876), dont il a emprunté la traduction allemande de 1873 à la bibliothèque de Bâle, le 29 juin 1875.
28 OSM, 223/KSA 2, 477.
29 FP, été 1878, 30 [60]/KSA 8, 532.
30 Voir sur ce point HTH, 43.
31 La métaphore organiciste (avec, par exemple, la force plastique) était certes invoquée par Nietzsche entre 1867 et 1874, mais il s’agissait d’opposer, au nom de l’art total de Wagner, l’organicité de l’Un originaire au mécanisme, à la division du travail et au triomphe du rationalisme, socratique et moderne (individualiste). La conception nietzschéenne de la vie et du vivant, à cette période de sa réflexion, se pose en s’opposant à l’histoire (cf., pour une des premières occurrences de cette opposition entre mécanisme et organicisme, FP, hiver 1869-printemps 1870, 3 [44]).
32 La plus claire formulation de cette distanciation sera bien entendue plus tardive. Mais lorsque Nietzsche oppose l’activité de la volonté de puissance à la passivité de l’adaptation spencérienne comme son nouveau « point de vue capital de la méthode historique » (GM, II, 12), il ne fait que porter à son achèvement une conception de l’historiographie mûrie depuis 1881.
33 Il s’agit naturellement d’une formule qui soulève autant de difficultés qu’elle semble en résoudre. Ce point mériterait un examen détaillé, qui rendrait compte des conditions historiques et physiologiques (en somme : psycho-physiologiques, si l’on songe à PBM, 23) de ce processus d’intussusception. Pour la démonstration du « tournant » auquel le lecteur de Nietzsche assiste au début des années 1880 sur ce point et de l’importance de certaines lectures biologiques de Nietzsche, cf. W. Müller-Lauter, Physiologie de la volonté de puissance, trad. J. Champeaux, Paris, Allia, 1998, en particulier p. 111-164.
34 Ce qui naturellement ne doit pas faire oublier les divergences explicites par lesquelles Nietzsche, déjà dans Humain, trop humain, prend ses distances à l’égard du réealisme, et de son positivisme en particulier (cf. par ex. HTH, 20 in fine).
35 Derechef, ces facilités de formulation ne doivent pas dissimuler combien la mise en œuvre d’une telle volonté de puissance est un processus complexe qui nécessiterait un examen approfondi des textes où Nietzsche se risque à suggérer les conditions d’avènement d’une telle volonté de puissance.
36 FP, automne 1881, 13 [4]/KSA 9, 618-619. C’est nous qui soulignons la dernière phrase.
37 Sans doute la terminologie aristotélicienne a-t-elle fécondé la réflexion de Nietzsche sur l’histoire. Il ne serait pas inutile d’étudier sa récupération chez Nietzsche, tant il est vrai que la notion de puissance lui permet stratégiquement de contester la partition du passé et du présent en montrant que la préhistoire d’une chose, en particulier, « subsiste en tous temps ou bien est à nouveau possible [zu allen Zeiten da ist oder wieder möglich ist] » (GM, II, 9/KSA 5, 307). Les traducteurs de l’édition GF, 2002, prennent d’ailleurs la liberté – légèrement infidèle à la lettre, mais sans doute dans l’esprit du texte – de traduire : « lesquelles origines [Vorzeit] […] sont en acte ou en puissance à toute époque » (p. 82).
38 Voir aussi GS, 321, in fine.
39 GM, II, 1/KSA 5, [291] : « La propension à l’oubli [Vergesslichkeit] n’est pas une simple vis inertiae […], bien plutôt est-elle une capacité active, et au sens le plus strict positive, d’inhibition [ein aktives, im strengsten Sinne positives Hemmungsvermögen]. »
40 Voir les contributions de Paolo D’Iorio et de Scarlett Marton dans le présent volume.
41 FP, juin-juillet 1885, 37 [13]/KSA 11, 588.
42 Ibid., trad. légèrement modifiée.
43 Voir par exemple la conversation du 29 janvier 1826, dans Conversations avec Eckermann, op. cit., p. 161.
44 GS, « Plaisanterie, ruse et vengeance », 62/KSA 3, 367.
45 Cf. HTH, 628. Nous faisons allusion au « Trotzdem… » sur lequel ce texte s’achève par un suspens (KSA 3, 354).
46 GS, préface, 1 et livre IV, 342. Le système d’échos entre le dernier aphorisme du livre dans sa première édition et le premier paragraphe de la préface n’est naturellement pas laissé au hasard.
47 C. D. Cow et M. C. Altman ont fait valoir la fécondité du concept freudien de Durcharbeitung pour rendre compte de la thérapie historique nietzschéenne. Cf. « The Paradox of a Convalescent History : Nietzsche’s Genealogy as a Form of Working Through », New Nietzsche Studies, 6-3/4, 2005-2006, p. 116-128.
Auteur
Agrégé de philosophie et attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il achève actuellement une thèse de doctorat intitulée Les historicités de Nietzsche. Une perspective génético-généalogique, sous la direction de Bertrand Binoche. Il a publié des articles sur Nietzsche dans des volumes collectifs, parmi lesquels « Le statut des sophistes chez Nietzsche », Philonsorbonne (8, 2014, à paraître en traduction brésilienne dans Estudos Nietzsche), et a contribué au Dictionnaire Nietzsche dirigé par Dorian Astor (Robert Laffont, à paraître).
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