La vertu sans religion
p. 185-200
Texte intégral
1Jean-Claude Bourdin a consacré (dès sa thèse) et consacre encore une partie importante de ses recherches à la relation entre Hegel et les Lumières. Cela s’inscrit dans un travail plus large sur le matérialisme1. Il est sans doute parmi les professeurs de Poitiers celui qui incarne le mieux la continuité des recherches hégéliennes depuis le Centre de recherche et de documentation sur Hegel et Marx fondé par Jacques D’Hondt jusqu’à aujourd’hui en passant par le Centre de recherche sur Hegel et l’idéalisme allemand. C’est sur son corpus (Hegel et Diderot) et sur le thème de la vertu que nous voudrions nous pencher brièvement pour lui rendre un modeste hommage. Nous commencerons par revenir sur le rapport de Hegel avec les Lumières, puis nous nous concentrerons sur le thème d’une vertu déliée d’un fondement religieux en montrant la proximité et la différence entre les approches de Diderot et Hegel. Cela nous permettra enfin de faire quelques hypothèses sur l’évolution de la philosophie inspirée par Hegel dans le sillage critique qui caractérise la gauche hégélienne.
LUMIÈRES
2Hegel a la réputation de mépriser les Lumières. En 1802, dans son article « l’essence de la critique philosophique2 », il semble énoncer un pur et simple rejet : « L’Aufklärung dès son origine et en et pour soi exprime la vulgarité de l’entendement et sa vaine élévation au-dessus de la raison [Die Aufklärung drückt schon in ihrem Ursprung und an und für sich die Gemeinheit des Verstandes und seine eitle Erhebung über die Vernunft aus]. » Il reprend et reformule à sa façon la distinction kantienne entendement/raison. Il accuse les Aufklärer de faire dominer l’entendement sur la raison. Chacun sait que Hegel ne rejette pas le Verstand. Sa force est de déterminer, de donner consistance à des pensées qui sans lui resteraient confuses. Mais fixer peut dégénérer en figer. La rationalité de l’entendement étouffe alors la médiation vivante, devient dogmatique et étriquée. L’entendement des Aufklärer est souvent qualifié de Gemein. Cela signifie commun, ordinaire ou vulgaire. Die Gemeinheit peut être parfois traduit par « bassesse ». Ici, nous semble-t-il, il n’y a pas de condamnation morale mais le constat que la raison des Aufklärer est non réfléchie, pauvre. L’entendement des Aufklärer est proche du sens commun. Cette vulgarité s’accompagne d’une raideur. C’est ici où un tel entendement commet une faute : il prétend être l’unique et dominante dimension du rationnel (et masque sa pauvreté en tournant en ridicule les pratiques conceptuelles en quelque sorte techniques de la philosophie qui précède). Le spectre de la raison est alors borné : tout ce qui dépasse le Verstand et le champ de l’expérience commune (qu’il occupe et administre) est source d’illusions théoriques (les spéculations métaphysiques), de tromperies pratiques (les dogmes théologiques). Deux traits caractérisent donc l’Aufklärung : 1) la vulgarité (du bon sens ou du sens commun auquel on a fait « revêtir l’apparence extérieure de la philosophie ») ; 2) le primat d’une rationalité bornée : l’entendement (Verstand) qui soumet la raison (Vernunft).
3En 1807, la Phénoménologie de l’esprit, de façon plus développée, ne semble que confirmer ce diagnostic. Nous sommes dans la section BB/VI L’ESPRIT qui fait intervenir l’histoire dans le chemin de la conscience. Pour simplifier à l’extrême, disons que trois moments sont développés. 1) L’esprit vrai : l’ordre éthique (la Grèce antique) dans lequel il y a belle harmonie, unité immédiate de l’individu et de la Polis (jusqu’à ce que la scission - tragique - entre lois de la Cité et loi divine déchire cette belle unité). 2) L’esprit devenu étranger à lui-même se déploie sommairement ainsi. D’abord l’Empire romain où les citoyens deviennent des atomes - individus abstraits qui sont sujets de droit et séparés d’un État hostile dont le pouvoir est concentré dans les mains d’un seul (l’empereur). Ils finissent par vivre dans un monde dédoublé (comme Épictète retiré en soi, illusoirement hors du monde où Épaphrodite est en train de le torturer). Ensuite le christianisme médiéval où l’Église consacre ce dédoublement du monde. C’est le temps de l’aliénation et des dualismes dont le principal est la séparation du ciel et de la terre. 3) Enfin les Lumières luttent contre toutes les superstitions et les aliénations.
4La question est cependant de savoir où mène exactement cette lutte. Lisons Hegel : « Si tout préjugé et toute superstition ont été bannis, alors vient la question : que reste-t-il donc ? Quelle est la vérité que l’Aufklärung a divulguée à leur place ? » (PHE, II, 109 ; W, 3, 413)3 . Hegel montre que la destruction des fictions philosophiques et religieuses nous ramène dans un monde profane où l’utile devient la dernière valeur. Tout doit servir ; les hommes comme les choses. C’est la société civile issue de la révolution bourgeoise4. Un monde sans profondeur, sans véritable signification. Cet empire de l’utile, explique Hegel, correspond à un retour de l’ontologie de la certitude sensible (mais sans la fraîcheur et la naïveté initiales du début de la Phénoménologie de l’esprit) : « Fondée sur l’intellection de la nullité de toutes les autres figures de la conscience [der Nichtigkeit aller anderen Gestalten des Bewußtseins], ainsi de tout au-delà de la certitude sensible, cette certitude sensible n’est plus une opinion [Meinung] mais bien plutôt la vérité absolue [sondern vielmehr die absolute Wahrheit] » (PHE, II, 110 ; W, 3, 414). Quand toutes les fictions ont été éliminées il ne reste plus qu’un monde de faits et de produits géré par un entendement calculateur5. Mais est-ce là l’esprit des Lumières ?
5Lorsqu’en allemand Hegel écrit Aufklärung, le lecteur francophone va traduire spontanément par « Lumières » et (faire) croire qu’il y a une condamnation globale et sans nuances. Jean-Claude Bourdin nous a appris à ne pas aller trop vite en besogne. Il insiste6 sur le fait que pour Hegel Aufklärer et « Philosophes » (des Lumières françaises) n’ont pas exactement le même sens. Les premiers sont des philosophes scolaires, notamment par leurs liens avec les wolffiens, c’est-à-dire avec la métaphysique dogmatique réfutée, définitivement aux yeux de Hegel, par Kant. Leur esprit est un « entendement sec » tourné vers l’utile7. Les seconds « ont de l’esprit » (Hegel écrit parfois ce mot en français dans son texte). Si « l’esprit » d’un Diderot (ou même d’un Voltaire) n’est pas le simple mot d’esprit (Witz) du courtisan ou du mondain, s’il n’est certainement pas non plus identique à celui du philosophe spéculatif de l’Esprit absolu8, il n’est pas pour autant réductible à un entendement borné qu’il faudrait purement et simplement proscrire.
6Le jugement favorable à l’égard des Lumières françaises n’est-il pour Hegel qu’une façon de repousser l’Aufklärung allemande ou bien partage-t-il des thèses par exemple avec Diderot9 (qu’a particulièrement étudié Jean-Claude Bourdin) ? Pour esquisser une réponse, prenons la question de la vertu et demandons-nous si le matérialiste athée et l’idéaliste luthérien n’ont pas en commun la volonté de réfuter une conception de la vertu conditionnée par une justice divine - bref la thèse selon laquelle la religion est condition nécessaire de l’action vertueuse.
UNE VERTU SANS RÉCOMPENSE
7Dans les limites de notre présente contribution, prenons deux personnages avec lesquels nos deux philosophes ont un échange sur la question : un jeune poète quelque peu auto-complaisant10 et une belle et dévote Maréchale. 1) Dans son écrit Aveux de l’auteur publié en 1854 dans la Revue des Deux Mondes (en français), Heine rapporte ainsi une rencontre avec Hegel qui eut lieu probablement en 182211 : « Un soir dans sa maison, prenant le café après le dîner, je me trouvais à côté de lui dans l’embrasure d’une fenêtre, et moi, jeune homme de vingt ans, je regardais avec extase le ciel étoilé, et j’appelais les astres le séjour des bienheureux. Mais le maître grommela en lui-même : “Les étoiles, hum ! hum ! les étoiles ne sont qu’une lèpre luisante sur la face du ciel.” — “Au nom de Dieu ! m’écriai-je, il n’y a donc pas là-haut un local de béatitude pour récompenser la vertu après la mort ?” Mais Hegel me regardant fixement de ses yeux blêmes, me répondit d’un ton sec : “Vous réclamez donc à la fin encore un pourboire pour avoir soigné madame votre mère pendant sa maladie et n’avoir pas empoisonné monsieur votre frère ?” ». 2) Diderot s’entretient avec une belle et dévote Maréchale12. Après avoir demandé comment un matérialiste athée peut être vertueux, celle-ci explique pourquoi elle pense qu’athéisme et vice vont de pair. Pour ne pas faire le mal, il faut avoir peur du jugement de Dieu. Sans la sécheresse de Hegel (le « moi, jeune poète » méritait sans doute d’être remis à sa place !), Diderot - charmeur et discrètement ironique - enveloppe le discours de son interlocutrice13, emprunte ses tournures, décrit ses comportements pour lui faire prendre conscience de ses préjugés sur la relation entre vertu et religion.
8Remarquons deux choses : 1) ni Hegel ni Diderot n’imposent une réponse et 2) leur ennemi commun est la religion catholique. Pour être bref, contentons-nous de ne retenir que deux accusations : dévalorisation du monde et du corps, étouffement de la liberté et de la raison.
9Comme nous l’avons déjà annoncé, notre appui principal pour la lecture de Diderot est l’Entretien d’un philosophe avec Madame la Maréchale de ***. En ce qui concerne Hegel (et pour éviter de nous noyer dans un corpus trop large) prenons comme appui principal la remarque du paragraphe 552 de l’Encyclopédie. Rappelons un passage significatif qui oppose luthéranisme et catholicisme en ajoutant quelques repères chiffrés pour nous y rapporter plus commodément et clairement : « <1> L’esprit divin doit nécessairement [muß] pénétrer de façon immanente ce qui relève du monde […] <2a> l’éthicité [Sittlichkeit] du mariage contre la sainteté [Heiligkeit] du célibat14, <2b> l’éthicité de l’activité productrice de richesse contre la sainteté de la pauvreté et son oisiveté [der Armut und ihres Müßiggangs], <3c> l’éthicité de l’obéissance au droit de l’État contre la sainteté de l’obéissance hors devoir et droit, de la servitude [Knechtschaft] de la conscience [des Gewissens] ».
10Le passage distingue et oppose deux conceptions de ce que peut recommander une religion pour une conduite vertueuse. Deux termes qualifient les deux pôles de l’opposition : heilig ou Heiligkeit d’un côté et sittlich ou Sittlichkeit de l’autre. « Sacré » caractérise la conception catholique (fausse et aliénante pour le croyant), « éthique » caractérise la conception luthérienne (véritable et libératrice). Explorons sommairement les oppositions de la religion aliénante. La première est une coupure entre terrestre et céleste en croisant lectures de Hegel et de Diderot.
11Pour démystifier le préjugé de la religion comme seul fondement de la conduite morale, Diderot amène son interlocutrice à poser le problème sur le terrain de l’intérêt. Cette démarche trahit peut-être ses propres présupposés (ce que Hegel désigne comme la pensée de l’utile) et permet assurément d’installer la discussion dans le cadre « pascalien » du pari : y a-t-il plus d’avantages que d’inconvénients à mettre la religion au principe de la conduite vertueuse ? Lorsque la Maréchale aborde cette question de la relation gain/perte, elle présuppose l’existence de deux mondes : « La raison d’intérêt ne gâte rien aux affaires de ce monde ni de l’autre » (EM, 38). L’autre monde est pour Diderot une fiction. Son critère d’existence est la sensation. Lorsque l’Aumônier du Supplément se sert de la relation entre la cabane et son constructeur pour l’amener à concevoir Dieu créateur du monde, Orou lui demande si cet ouvrier a « des pieds, des mains, une tête » et veut savoir où est sa demeure, il constate : « Nous ne l’avons jamais vu15. » La remontée du monde à sa cause ne serait valide que si cette cause était donnée aux sens.
12De son côté, Hegel relie sans cesse danger de la religion et dualité de l’ici-bas et de l’au-delà. C’est la séparation qui fait le malheur de la conscience puisqu’elle la condamne à toujours vivre entre « nuit vide de l’au-delà suprasensible » et « apparence colorée de l’en deçà sensible ». Celui qui n’est ni abouché à l’absolu ni en jouissance des choses vives, est dans un non-lieu. La religion nous entraîne dans une oscillation entre quête d’une part de ce qui - n’étant pas donné aux sens - est inaccessible et d’autre part l’expérience de ce qui - n’étant que sensible - blesse notre désir d’absolu. Le catholicisme à la fois exprime et entretient ce malheur.
13C’est en ce sens que la proposition <1> du texte que nous avons cité insiste sur le thème de l’immanence : il n’y a qu’un monde. Ce qui exprime cette immanence est l’opposition entre Sittlichkeit (la norme incarnée et historiquement située) et Heiligkeit (une norme séparée, inaccessible et qui se voudrait intemporelle). La conduite morale n’est pas issue d’une moralité abstraite - celle de Kant est visée - humainement inaccessible et qui nous condamne soit à la paralysie, soit à l’hypocrisie. 1) L’insistante question « suis-je vraiment vertueux ? » reste toujours sans réponse certaine. En croyant agir par devoir de façon inconditionnée, ne suis-je pas en train de ne me comporter que dans une conformité apparente qui sert en fait mes intérêts les plus égoïstes ? 2) Si la certitude et l’existence de l’action vertueuse ne me sont pas accessibles, demeure possible une hypocrisie qui assume notre duplicité et en joue sans le moindre scrupule. L’effectivité de l’action vertueuse n’est ni dans un Ciel inaccessible ni dans une pureté indéterminée mais dans l’ethos, les habitudes, les usages historiquement situés d’une communauté humaine particulière. Hegel, comme l’avait fait Diderot, relie l’effectivité de la morale au politique. La vertu est ici-bas.
14C’est ce qui explique aussi l’opposition <2b>. La religion catholique fait du retrait du monde une vertu et de la possession de richesses une faute (ce qui la met évidemment en porte-à-faux et en contradiction avec ses propres pratiques). Pour Hegel, le travail est ce qui rend l’esprit effectif, l’organisation économique des besoins est une nécessité (même si - livrée à elle-même - elle devient liberticide).
15Diderot porte un intérêt constant au monde réel où nous vivons ; l’entreprise de l’Encyclopédie qu’il dirige en est le signe le plus évident. À travers la description de la vie cloîtrée, il montre comment cette fuite du monde et cette façon de confondre contemplation et paresse engendrent le vice. Frustration pathogène à Longchamp puis oisiveté dépravante16 à Arpajon décrites dans La religieuse. Cette attention à notre monde (il n’y en a qu’un seul) implique aussi un respect du corps et de ses exigences dénoncées ou refoulées lorsque l’on pose un au-delà purement spirituel comme norme suprême.
16À plusieurs reprises, l’Entretien évoque la vie sexuelle, en particulier à propos de la question de l’adultère. Diderot parle à la Maréchale d’une femme belle et dévote (en fait elle-même). Elle est consciente de la blancheur de sa peau et de la beauté de son décolleté et sait se mettre en valeur. Est-elle vertueuse en acceptant et peut-être provoquant les compliments de ses admirateurs ? Si l’adultère est proscrit non seulement en action mais en pensée, la coquetterie de la Maréchale17 n’est-elle pas une façon d’introduire le mal dans son entourage ? Le désir sensuel ou sexuel est dangereux aux yeux de la religion. Ce que la nature offre, la religion le refuse.
17De son côté, Hegel fait une critique très sévère du célibat et de l’abstinence forcée. L’opposition <2a> est sans ambiguïté. L’acceptation et l’épanouissement de la vie sexuelle dans le mariage est saine et dénonce la contrainte contre nature du célibat ; Hegel oppose Ehe à ehelos dont la désinence (-los) exprime le manque et fait donc de la relation sexuelle la norme. L’attitude du religieux vue par Hegel correspond à celle de l’Aumônier du Supplément au Voyage de Bougainville qui refuse le plaisir naturel que lui offrent librement les filles d’Orou et qui détourne « ses regards des aimables suppliantes », désespérément crispé sur ses « Mais ma religion ! Mais mon état18 ! ». La vertu fondée sur des principes contre nature fait sombrer dans le pathologique. Comment maintenir dans cet état des êtres de chair et de sang ? Pour contrôler les corps, il faut contrôler les consciences.
18La figure du prêtre est souvent présente et menaçante dans l’Entretien. Lorsque la Maréchale veut justifier la nécessité de la religion pour asseoir la morale, elle avoue avec une spontanéité charmante et sans aucune hypocrisie : « Si je n’avais rien à espérer ni à craindre quand je ne serai plus, il y a bien des petites douceurs dont je ne me sèvrerais pas » (EM, 39)19. En refusant de révéler au philosophe lesquelles, son charme augmente aux yeux du lecteur dont l’imagination s’emballe. La seule réponse qu’elle donne est : « Non pas, s’il vous plaît, c’est un article de ma confession. » Même (surtout) les pensées les plus intimes doivent être livrées au confesseur20. Il n’y a pas d’espace soustrait au contrôle ecclésiastique et si le fidèle cherche à en préserver un, il commet une faute grave.
19Dans la remarque du paragraphe 552 qui nous sert d’appui, c’est le point <2c> qui traduit ce contrôle. Hegel distingue deux formes d’obéissance. La première est due au respect des lois explicites d’une communauté juridique et politique historiquement déterminée (c’est ce qui permet de qualifier cette obéissance de sittlich). La seconde est soumission à un clergé qui s’est arrogé le droit et le pouvoir d’énoncer la volonté de Dieu sans avoir à rendre compte rationnellement des commandements21. Le chrétien (catholique), explique Hegel, est dans un état de servitude (Knechtschaft). Est heilig ce qui soumet la conduite à une norme transcendante, est sittlich ce qui libère la conscience en respectant sa rationalité et sa liberté. C’est ce que Hegel exprime par le terme de Gesinnung (disposition d’esprit), qui désigne non point un conditionnement par la crainte, mais une conduite sociale à la fois héritée et produite. La morale n’émane ni d’un impératif vide (Kant) ni d’un commandement obscur et arbitraire, mais est une conduite sociale issue d’une culture et d’une éducation. La remarque de notre paragraphe 552 le dit clairement : de la coupure imposée par le clergé catholique « découlent tous les autres rapports extérieurs, par là non libres, non spirituels et superstitieux ; notamment un laïcat qui reçoit le savoir de la vérité divine ainsi que la direction de la volonté et de la conscience (morale), de l’extérieur et d’un autre état qui, lui-même n’accède pas à la possession de ce savoir-là uniquement d’une manière spirituelle, mais a besoin pour cela d’une consécration extérieure ». C’est finalement à la raison même que la religion s’attaque.
20L’Entretien montre le caractère irrationnel et (donc) aliénant de la religion à plusieurs reprises. Retenons seulement quelques formules qui la caractérisent. 1) « Un système d’opinions bizarres qui n’en impose qu’aux enfants » (EM, 50) : la religion n’est point science, mais opinion, et ces opinions sont incohérentes et fictives. Elles ne peuvent être crues que par des esprits infantiles (ou bien pas encore instruits ou bien maintenus dans l’ignorance par la tromperie). 2) Elle consiste à « assujettir un peuple à une règle qui ne convient qu’à quelques mélancoliques, qui l’ont calquée sur leur caractère » (EM, 49) : la religion a une origine pathologique. Si ceux qui y croient sont (ou sont maintenus) dans un état infantile, ceux qui la professent sont des malades. Des « mélancoliques » qui voudraient que tous les hommes partagent leur maladie. 3) Son objet est « la croyance en un être incompréhensible » (EM, 44) : pour que toute contestation, toute libération rationnelle soient impossibles il faut soustraire absolument l’objet de la croyance à la compréhension. En affectant le respect d’une transcendance on impose un silence misologique.
21Dans la remarque du paragraphe 552, Hegel insiste sur la dégradation organisée de la pensée du fidèle. Lui sont imposés l’adoration des objets irrationnels : hostie et reliques. 1) « Dans l’hostie, Dieu est présenté à l’adoration religieuse comme une chose extérieure. » Dieu n’est plus seulement incompréhensible mais absurde : pourquoi adorer un morceau de pain azyme22 ? 2) Liés à cette chosification de Dieu et à l’anesthésie de la raison sont mis en avant d’autres objets incongrus : « La dévotion s’adressant à des images miraculeuses, voire même à des ossements, et l’attente de miracles par leur intermédiaire. » La pratique religieuse, en quelque sorte, élide la raison, ou en délègue à d’autres l’exercice. La prière, qui devrait être l’acte de recueillement le plus intérieur, est en quelque sorte mécanisée : « La manière de prier qui d’une part ne consiste pour elle-même qu’à remuer les lèvres, d’une autre part est sans esprit - le sujet renonçant à s’adresser directement à Dieu et demandant à d’autres des prières. » 3) La médiation (ou plutôt l’écran) ecclésial, au lieu de promouvoir la vertu morale, fait dès lors proliférer toutes les mauvaises passions et trafics : « D’une façon générale la justice au moyen d’œuvres extérieures, un mérite qui doit être acquis par des actions et qui, même, doit pouvoir être transféré à d’autres, etc. - tout cela lie l’esprit sous un être-hors-de-soi par lequel son concept est, au plus intime de lui-même, méconnu et renversé, et la justice, la vie éthique et la conscience (morale), la responsabilité et le devoir, corrompus en leur racine. » Hegel connaît les 95 thèses de Luther affichées en 1517 sur la porte du château de Wittenberg. Elles s’en prennent au commerce des indulgences qui consiste pour l’église à faire payer les fidèles pour être sauvés. On peut acheter une sortie du Purgatoire23, faire dire des messes pour son salut ou celui de ses défunts, etc.
22Hegel semble occuper les mêmes positions que Diderot : la religion ne fonde pas, mais ruine une conduite vertueuse et saine, d’abord en nous coupant du monde réel, ensuite en nous imposant des dogmes non seulement fictifs mais absurdes, enfin en créant une caste de prêtres qui asservissent le peuple, l’empêchent de raisonner, le trompent et le dépouillent. C’est sur la vie sociale et politique ou l’éthicité qu’il faut asseoir la vertu.
23Ici s’arrête le chemin commun. Dégageons sommairement deux points sur lesquels Hegel ne peut suivre les thèses de Diderot pour conclure par quelques brèves remarques. A) Il n’exclut pas toute religion. B) Il ne fait pas de la nature une assise possible de la morale. C) La lecture croisée de Hegel et Diderot éclaire l’évolution de la philosophie hégélienne à partir de sa relation avec la religion et nous permet de mettre très brièvement en évidence quelques difficultés contemporaines.
HEGEL N’EXCLUT PAS LA RELIGION
24La première remarque est capitale puisqu’elle interdit de mettre sur un même plan toutes les critiques de la religion comme fondement de la vertu. Si Diderot s’en prend à la religion catholique, ce n’est certainement pas pour en défendre une autre24. Chez lui, c’est l’attitude religieuse dans son ensemble et comme telle qui est dénoncée. Hegel fait certes des reproches semblables à ceux de Diderot contre le catholicisme, mais il ne souhaite pas exclure la dimension religieuse de l’esprit ; il s’agit simplement de montrer le primat de Luther (avec en vue la philosophie comme accomplissement et dépassement de la religion).
25Lorsqu’on porte attention à la structure du passage (§ 552, R) sur lequel nous nous sommes appuyés, on constate que la critique s’établit à l’intérieur du fait chrétien et cherche philosophiquement sa forme la plus légitime. Le statut propre à l’hostie de chose extérieure n’est pas simplement une bizarrerie dont on doit rire (Dieu n’est qu’un morceau de pain !), il traduit aussi une position onto-logique fautive. Reprenons rapidement l’ensemble en rappelant le passage en note pour faciliter la tâche de notre lecteur25. Nous avons quatre moments dont le troisième se déploie en cinq. <1> Le principe d’extériorité, qui marque le sacrement suprême de l’eucharistie26 (et constitue donc l’empreinte essentielle de la religion catholique) et que la fin du passage nomme Außersichsein. Ce terme signifie littéralement [être (sein)] - [hors (aus)] - [soi (sich)] relève de la Logique objective (être et essence) : être « en soi (an sich) », c’est être immédiatement uni à soi - en deçà de toute réflexion ; être « pour soi [für sich] » marque à la fois le repli sur soi et la distance de soi à soi-même sans laquelle il n’y a pas réflexion ; « l’être extérieur à soi » est en quelque sorte l’expulsion de toute intériorité. L’hostie n’a pas Dieu [enveloppé] « dans soi27 », elle n’est qu’une chose inerte qui fait face au fidèle et au sein de laquelle Dieu n’est projeté que de façon fictive. Du pain n’est que du pain, du vin n’est que du vin. Il n’y a rien dans l’hostie. <2> De l’affirmation de ce principe (la fin du passage parle de « racine (Wurzel) ») procèdent tous les symptômes de la maladie catholique. <3> fait la description de cet engrenage d’extériorités : <3a> la médiation ecclésiale qui fait écran entre Dieu et les croyants, <3b> elle contrôle non seulement le savoir, <3c> mais la vie intérieure, <3d> la prière, <3e> et impose des objets d’adoration (qui éloignent de Dieu lui-même), <3f> pratique enfin un marchandage dont une des figures les plus aliénantes est, comme nous l’avons vu, de payer pour son salut : les indulgences que le fidèle achète à l’Église pour être pardonné, pour son « rachat » (sic). De là <4> l’accusation finale de corruption.
HEGEL : LA NATURE NE FOURNIT PAS DE NORMES
26L’Entretien affirme qu’il y a « deux morales : l’une générale et commune à toutes les nations, à tous les cultes, et qu’on suit à peu près ; une autre, propre à chaque nation et à chaque culte, à laquelle on croit, qu’on prêche dans les temples, qu’on préconise dans les maisons, et qu’on ne suit point du tout » (EM, 49). La morale commune est celle que nous montre la nature. Sœur Suzanne interrogée par un dom Morel manifestement préoccupé par les relations homosexuelles que pourrait abriter un couvent, l’interroge : « Mais que la familiarité des caresses d’une femme, peuvent-elles avoir de dangereux pour une autre femme28 ? » La nature n’interdit rien en la matière29.
27La violente formule qui fait des étoiles une lèpre du ciel est à la fois outrée et fidèle à la position hégélienne. La nature n’est pas un appui pour donner sens et normes à nos actions mais le lieu où le sens paraît perdu30. Faut-il dès lors étouffer la nature en nous ? Hegel exprime une position sans ambiguïté : « La liberté de l’homme [Menschen] à l’égard de ses pulsions naturelles [natürlichen Trieben], ne signifie pas pour l’homme n’en avoir aucune, mais consiste bien plutôt à les reconnaître de façon générale comme [quelque chose de] nécessaire et par conséquent rationnel et dans cette mesure les accomplir par sa volonté » (W, 4, 261). Prôner une vertu totalement dégagée des pulsions est illusoire et néfaste. En même temps accorder à la nature une confiance telle qu’elle puisse fonder la vertu et le respect des autres est, aux yeux de Hegel, ou bien naïf (il n’y a pas plus de bonne nature que de bon sauvage) ou bien dangereux. Si je me contente de chercher mon plaisir, que faire lorsque ma pulsion est meurtrière ?
28Cela nous ramène au diagnostic du résultat des Lumières dans la Phénoménologie de l’esprit. Si la libération des superstitions et des fictions religieuses nous sauve des illusions liberticides, c’est pour nous installer dans un monde où l’utile et la satisfaction sont les fins et la rationalité prudente d’un entendement « gestionnaire » le moyen, que vaut cette nouvelle liberté ? Les Lumières réalisent la libération à l’égard de « l’amas confus de privilèges [ein wüstes Aggregat von Privilegien] contraires à toute idée et à la raison en général » (W, 12, 528). Quels étaient les bénéficiaires de ces privilèges ? Hegel cite « la cour, le clergé, la noblesse [der Hof, die Klerisei, der Adel] » ; cela correspond aux cibles des Philosophes. Mais qui est bénéficiaire de la Révolution ? Hegel parle des individus, de l’homme et de ses droits de façon assez abstraite. Il faut nous garder de plaquer rétrospectivement notre lecture de Marx sur les textes hégéliens. Il ne faut cependant pas s’interdire de noter les éléments qui permettraient de sortir de cette abstraction. Puisque nous avons choisi comme biais la question du fondement de la vertu, lisons un bref passage qui suit la déclaration sur la reconnaissance des pulsions naturelles. Hegel réfléchit sur les devoirs de l’individu envers l’État. Il envisage le cas du sacrifice patriotique de sa vie. Il constate : « Cette disposition à sacrifier au tout ses biens et sa vie est d’autant plus forte chez un peuple que les individus […] ont plus de confiance à l’égard de ce tout (beau patriotisme des Grecs - différence entre bourgeois et citoyen)31 » (W, 4, 266). La différence, explique Hegel, tient au fait que le citoyen est capable de « sacrifier sa propriété et sa vie [Eigentum und Leben aufzuopfern] ». Le Bürger est « bourgeois » s’il préfère ne pas sacrifier ses biens (dont le plus précieux est la vie) ou « citoyen » s’il accepte l’ultime sacrifice. Le « bourgeois » s’épanouit dans le monde de l’utile et en jouit. Pour Hegel, la nature ne peut fonder une conduite fiable. La norme de la nature, c’est le plaisir individuel. Le bourgeois est celui qui cherche son plaisir avec le soutien d’un entendement32. Où placer des limites et en existe-t-il ?
HEGEL À LA LUMIÈRE DE DIDEROT ?
29Lorsque nous examinions les homologies entre les deux stratégies pour récuser un fondement religieux à la vertu, nous nous trouvions déjà sur le chemin que suivra la gauche hégélienne33. Pour le dire sommairement : conservons la critique du catholicisme, étendons-la (à la manière de Diderot) à toute forme de religion pour délivrer l’homme de son aliénation à Dieu et proclamer un Homo homini deus (Feuerbach), dépassons cet avatar de Dieu qu’est l’Homme pour nous concentrer sur la praxis réelle et libérer les hommes par des actes et non de simples interprétations (Marx) et développons enfin une rationalité critique qui se détache résolument de toute philosophie prétendument pure pour comprendre le monde réel à partir des sciences sociales. Dans cette lignée, Hegel reste toujours une référence à laquelle on s’oppose pour se poser, mais que l’on défend lorsqu’on l’estime défigurée. Pour nuancer cette adhésion, il faut nous souvenir de la critique majeure de Hegel concernant le résultat des Lumières : un monde de l’utile géré par l’entendement (qu’on le nomme « rationalité instrumentale » ou « raison calculante »). Cela explique peut-être quelques traits dominants dans les développements les plus récents de cette lignée (en particulier chez les derniers héritiers de l’école de Francfort ou les pragmatistes) : 1) Congé est donné à l’Absolu (une ère post-métaphysique). 2) Dès lors le centre de gravité de la philosophie devient l’Esprit objectif (les questions de l’art et de la religion ne relèvent pas spécifiquement de l’Esprit absolu). 3) Substitution d’une philosophie du langage à la science de la logique (pragmatistes) et donc abandon de la rationalité proprement dialectique. 4) Les recherches sur la nature et l’esprit relèvent prioritairement des sciences empiriques. Nous laissons ouverte la question de savoir dans quelle mesure cette postérité nous donne des ressources pour nous libérer ou si - par un renversement dialectique - elle nous offre à l’utilisation des hommes par d’autres hommes, la marchandisation généralisée des savoirs (qui menace l’indépendance de la recherche), l’absorption de la culture (de l’art en particulier) dans la consommation et l’invention de nouvelles idoles.
Notes de bas de page
1 Nous n’aborderons pas ses réflexions sur le matérialisme (qui débordent Diderot pour construire le concept d’un matérialisme aléatoire) dont la discussion demanderait un article spécifique et que d’autres feront bien mieux que nous.
2 Hegel, La relation du scepticisme avec la philosophie suivi de L’essence de la critique philosophique, Paris, Vrin, 1972, p. 96. Dans sa traduction, Bernard Fauquet laisse en allemand le terme Aufklärung.
3 Hegel, Werke in zwanzig Bänden, auf der Grundlage der Werke von 1832-1845, neu edierte Ausgabe, Redaktion E. Moldenhauer und M. Michel, Theorie Werkausgabe, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1971-1979 [désormais W] ; Id., Phénoménologie de l’esprit, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier-Montaigne, 1939-1941, 2 vol. [désormais PHE].
4 Si l’expression n’y est pas, tout nous semble en place chez Hegel pour que la chose y apparaisse (nous y reviendrons en lisant un texte de Nuremberg où Hegel distingue bourgeois et citoyen). Il reste que Hegel à la fois opposé à la Terreur et à la Restauration et très réservé sur le libéralisme naissant, plaide pour une monarchie constitutionnelle qui, aux yeux d’un lecteur de Marx, n’est qu’une superstructure qui masque la réalité des rapports sociaux de production.
5 Hegel préfigure certaines critiques de la raison instrumentale effectuées par l’école de Francfort.
6 Nous reprenons ici les analyses du bel article « Lumières et “sécularisation” française selon Hegel », dans Jean-Claude Bourdin (dir.), Les Lumières et l’idéalisme allemand, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 129-146.
7 Il faudrait se demander si d’un point de vue hégélien, Kant ne reste pas dans cet espace. Après avoir maintenu la raison dans les limites de l’entendement fini et traqué dans la dialectique transcendantale toute extravagance de la raison, la première page (A 707/B 735) de la théorie transcendantale de la méthode nous fixe « sur la plaine de l’expérience » pour vaquer à nos occupations quotidiennes en nous gardant d’élever une habitation trop haute.
8 Il faut en toute rigueur tenir compte de deux choses. D’une part, du fait que la dernière section de l’Esprit absolu parle de philosophie et pas seulement de la philosophie spéculative. Hegel explique sans cesse qu’il n’y a pas des philosophies, mais que la philosophie est une. Les Aufklärer comme les Philosophes sont pleinement philosophes. Hegel n’exclut personne, mais cherche à penser la diversité comme des aspects ou des moments de la philosophie dans son ensemble. D’autre part, dire qu’une philosophie est dominée par l’entendement n’est pas l’exclure puisque l’entendement est une dimension nécessaire du logique (das Logische). Voir Encyclopédie, § 79 et suiv.
9 Hegel ne consacre pas dans ses cours sur l’histoire de la philosophie de chapitre à Diderot. Celui-ci n’est cité que dans une énumération de philosophes français du xviiie siècle (W, 20, 294). Par contre de célèbres textes de la Phénoménologie de l’esprit lui sont consacrés (W, 3, 365, 387 et 403).
10 Nous ne portons pas ici un jugement d’ensemble sur Heine (dont la personnalité a suscité des controverses), mais sur la mise en scène de sa tendre sensibilité.
11 Gerhard Höhn, Heinrich Heine. Un intellectuel moderne, Paris, PUF, 1994, p. 85-86. Il a suivi les cours de Hegel à Berlin (1821-1823).
12 Nous prenons comme appui ce texte de 1774 pour plusieurs raisons : d’abord il est bref (ce qui permet à un lecteur peu familiarisé avec Diderot d’entrer rapidement au cœur de la question), ensuite il donne constamment à admirer cet “esprit” français dont Hegel fait l’éloge (légèreté apparente qui est en fait une façon d’aller à l’essentiel avec une élégance qui ne s’embarrasse pas d’un appareil conceptuel réservé aux philosophes néo-leibniziens comme le Pangloss de Voltaire - cet immense spécialiste de « métaphysico-théologo-cosmonolo-nigologie »), enfin parce qu’il a été édité, présenté, annoté par Jean-Claude Bourdin avec Colas Duflo (Entretien d’un philosophe avec Madame la Maréchale de *** [désormais EM], Paris, Flammarion [GF], 2009). Nous ne ferons référence à d’autres œuvres que pour de brefs rapprochements (par exemple avec le Supplément au Voyage de Bougainville ou à La religieuse).
13 Diderot n’interdit pas à la Maréchale de croire à une fiction : « Il vous est doux d’imaginer à côté de vous, au-dessus de votre tête, un être grand et puissant, qui vous voit marcher sur la terre et cette idée affermit vos pas. Continuez Madame à jouir de ce garant auguste de vos pensées, de ce spectateur, de ce modèle sublime de vos actions » (EM, 52).
14 Il ne nous semble pas tout à fait satisfaisant de traduire « chasteté » par opposition à mariage puisque ce dernier est justement chaste dans la mesure où il est consacré par l’Église. Hegel n’emploie pas die Keuschheit, mais renvoie à la Ehelosigkeit qui désigne le célibat des prêtres et l’abstinence des moines.
15 Diderot, Œuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1951, p. 978.
16 Il n’est pas certain que le terme de « dépravation » convienne. Les pratiques homosexuelles de la mère supérieure n’ont rien de contre nature. Elles ne sont condamnées que par le père Lemoine et dom Morel - chargés du contrôle des comportements.
17 « Si l’homme est damné pour l’adultère qu’il a commis dans le cœur [en pensée], quel sera le sort de la femme qui invite tous ceux qui l’approchent à commettre ce crime ? » (EM, 47.)
18 Supplément au Voyage de Bougainville, op. cit., p. 975-976.
19 À L’Aumônier qui repousse la vision des filles et de la femme d’Orou nues, le sage Orou exprime la saine morale naturelle : « Je ne sais ce que c’est que la chose que tu appelles religion ; mais je ne puis qu’en penser mal, puisqu’elle t’empêche de goûter un plaisir innocent » (Diderot, Œuvres, op. cit., p. 976).
20 Le père Lemoine, directeur de conscience, cherche à faire parler sœur Suzanne au-delà du contenu de sa confession et entre dans les détails d’une vie intime : « Je me confessai, je me tus, mais le directeur m’interrogea, et je ne dissimulais rien. Il me fit mille demandes singulières […] s’exprima sur la supérieure dans des termes qui me firent frémir ; il l’appela indigne, libertine, mauvaise religieuse, femme pernicieuse, âme corrompue, et m’enjoignit, sous peine de péché mortel, de ne me trouver jamais seule avec elle, et de ne souffrir aucune de ses caresses », La religieuse, Paris, Gallimard (Folio), 1972, p. 232-233.
21 Le catholicisme recompose une doctrine très contrôlée à partir du Nouveau Testament et ne privilégie pas la lecture de la Bible. La dévote Maréchale ne lit pas la Bible (sauf peut-être quelques passages soigneusement sélectionnés par l’Église) ; la seule lecture qu’elle mentionne est son bréviaire, qui impose des prières correspondant à chaque moment de la journée (« il faut que vous sachiez que je n’ai jamais lu que mes heures »).
22 Hegel fait ici référence au dogme catholique de la transsubstantiation : le pain et le vin deviennent le corps et le sang du Christ. C’est la thèse de la Présence réelle. Un luthérien comme Hegel sait que le terme est absent de la Bible (sola scriptura). Le terme de « transsubstantiation » n’a été forgé qu’en 1215 (concile de Latran IV) pour écarter une interprétation symbolique de la communion et imposé au concile de Trente (1551) pour lutter contre la négation de la présence réelle du Christ par les protestants (en particulier calvinistes pour lesquels l’eucharistie n’est qu’anamnèse). Hegel n’évoque pas le concept luthérien de « consubstantiation », qui mériterait un examen philosophique au moins dubitatif.
23 Une formule attribuée à un dominicain du xvie siècle (Tetzel) résume bien un trafic fondé sur la peur et la superstition : « Aussitôt que l’argent tinte dans la caisse, l’âme s’envole du Purgatoire. »
24 Lorsqu’il évoque d’autres religions, c’est souvent pour relativiser le christianisme - geste fréquent chez les Philosophes. Dans l’Entretien, il choisit de déstabiliser la certitude chrétienne de la Maréchale en se référant à la vertu des Grecs et des Romains antiques qui ne pouvait bien sûr pas reposer sur le christianisme (EM, 45). Lorsque le Supplément au Voyage de Bougainville parle des Tahitiens, il est évident que c’est dans une stratégie de relativisation - comment peut-on être non plus persan mais tahitien ?
25 « Dans <1> l’hostie, Dieu est présenté à l’adoration religieuse comme une chose extérieure […]. De ce premier et suprême rapport d’extériorité, <2> découlent tous les autres rapports extérieurs, par là non libres, non spirituels et superstitieux ; <3a> notamment un laïcat qui reçoit <3b> le savoir de la vérité divine ainsi que <3c> la direction de la volonté et de la conscience (morale), de l’extérieur et d’un autre état qui, lui-même n’accède pas à la possession de ce savoir-là uniquement d’une manière spirituelle, mais a besoin pour cela d’une consécration extérieure. <3d> [Il y a] en plus la manière de prier qui, pour une part, ne consiste pour elle-même qu’à remuer les lèvres, pour une autre part est sans esprit en ce que le sujet renonce à s’adresser directement à Dieu et prie d’autres [que lui] de prier, - <3e> la dévotion s’adressant à des images miraculeuses, voire même à des ossements, et l’attente de miracles par leur intermédiaire, - <3f> d’une façon générale la justice au moyen d’œuvres extérieures, un mérite qui doit être acquis par des actions et qui, même, doit pouvoir être transféré à d’autres, etc. - <4> tout cela lie l’esprit sous un être-hors-de-soi par lequel son concept est, au plus intime de lui-même, méconnu et renversé, et la justice, la vie éthique et la conscience (morale), la responsabilité et le devoir, corrompus en leur racine. »
26 La seule référence à l’hostie se fait dans l’Entretien lorsque Diderot demande à la Maréchale (« tout bas » à son oreille) : « Demandez au vicaire de votre paroisse de ces deux crimes, pisser dans un vase sacré ou noircir la réputation d’une femme honnête, quel est le plus atroce. » Le « vase sacré » est ici le ciboire qui contient l’hostie. Diderot laisse aux « quelques hommes mélancoliques » les vains débats sur la présence réelle ou symbolique de Jésus dans la communion.
27 Ne pas confondre chez Hegel : an sich où an signifie à même soi, sans différenciation (nur an sich signifie pas encore développé) et in sich (dans soi).
28 La religieuse, op. cit., p. 252.
29 Nous ne connaissons pas de texte où Hegel condamne l’homosexualité.
30 Foi et savoir (1802) s’achève sur le fragment 441 de Pascal (Brunschvicg) cité en français : « La nature est telle qu’elle marque partout un Dieu perdu et dans l’homme et hors de l’homme » (trad. M. Méry, Paris, Vrin, 1952, p. 298).
31 En français dans le texte original. Hegel écrit : « Unterschied von Bürger als bourgeois und citoyen. »
32 C’est ce que confirment Horkheimer et Adorno : « L’œuvre du marquis de Sade montre l’entendement non dirigé par un autre, c’est-à-dire le sujet bourgeois libéré de toute tutelle » (La dialectique de la raison, trad. E. Kaufholz, Paris, Gallimard [Tel], 1974, p. 97). Vivre sans autre norme que ses intérêts conduit à la violence et à la terreur.
33 Ce qui est certain à nos yeux est que les hégéliens de droite (même luthériens) ont tué la philosophie spéculative en la noyant dans la théologie.
Auteur
Maître de conférences à l’université Paris-Sorbonne de 1993 à 2003, professeur à l’université de Rouen, et enfin à l’université de Poitiers à partir de 2005. Il a dirigé le Centre de recherches sur Hegel et l’idéalisme allemand (CRHIA). Il a publié Hegel, l’épreuve de la contingence (Aubier, 1999) ; Hegel, Heidegger et la métaphysique, recherches pour une constitution (Vrin, 2004) ; Cheminer avec Hegel (Les Éditions de la transparence, 2007) ; à paraître, Rencontres, Hegel à l’épreuve du dialogue philosophique (Peeters, 2015). Bernard Mabille a dirigé deux ouvrages collectifs, Le principe (Vrin, 2006), et Ce peu d’espace autour. Six essais sur la métaphysique et ses limites (Les Éditions de la transparence, 2010), et codirigé avec Pascal David Une pensée singulière. Mélanges offerts à Jean-François Marquet (L’Harmattan, 2003), et avec Jean-François Kervégan Hegel au présent. Une relève de la métaphysique (CNRS Éditions, 2012).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Foucault, les Pères, le sexe
Autour des Aveux de la chair
Philippe Büttgen, Philippe Chevallier, Agustín Colombo et al. (dir.)
2021
Le beau et ses traductions
Les quatre définitions du beau dans le Hippias majeur de Platon
Bruno Haas
2021
Des nouveautés très anciennes
De l’esprit des lois et la tradition de la jurisprudence
Stéphane Bonnet
2020
Les mondes du voyageur
Une épistémologie de l’exploration (xvie - xviiie siècle)
Simón Gallegos Gabilondo
2018