L’ordre de l’informe
Quelques apories de l’empirisme des Lumières
p. 155-171
Texte intégral
1On tentera de rester aussi près que possible de la notion d’informe telle que la pensée du siècle l’envisage1. Et pour ne pas se perdre dans la plasticité évidente de cette notion prise abstraitement, un point de départ fiable : la définition qu’en donne l’Encyclopédie dans le huitième tome (p. 739). L’article est court - le tout n’excède pas une dizaine de lignes - mais il a tout de même les honneurs des deux maîtres d’œuvre du dictionnaire : d’Alembert se charge de la définition du terme en astronomie, acception restreinte que nous n’analyserons pas. La définition de d’Alembert succède à celle que propose Diderot. Son caractère à la fois expéditif et condensé invite à la citer intégralement pour mieux essayer de faire affleurer les tensions qui l’organisent :
INFORME, adj. (GRAM.) qui n’a pas la forme exigée par les règles de l’art ou de la nature.
Un monstre est une production informe de la nature.
Il n’y a aucune sorte de productions artificielles où l’on n’en rencontre d’informes.
2Comme on pourrait supposer à bon droit que cette définition, dans son apparente banalité, n’est pas de Diderot même, mais qu’il a pu, comme il le fait souvent, l’emprunter sans le dire, nous sommes allés voir dans la troisième édition du dictionnaire de Trévoux. En fait celui-ci ne fait guère que reprendre en l’édulcorant la définition donnée par Furetière dans son dictionnaire2. C’est donc vers lui que nous nous tournerons. La leçon de Furetière est sensiblement différente de celle de Diderot, et, pour la qualifier sommairement, elle est plus baroque aussi bien dans son esprit que dans sa lettre : la débauche de l’imagination, aussi lettrée soit-elle, se trahit dans le jeu des exemples hétéroclites. Il faut la citer néanmoins, car la comparaison qu’on peut esquisser entre les deux définitions aidera finalement à mieux percevoir le domaine de prédilection de ces variations sur l’informe. Furetière dit en effet :
INFORME. m. & f. signifie. Qui n’a pas encore la forme, la perfection qu’il doit avoir. La semence n’engendre quelquefois qu’une mole3, une masse informe de chair. Le chaos des Anciens n’était qu’une masse informe de matière confondue. C’est une erreur populaire de croire que les ours fassent au lieu de petits une masse de chair informe.
3Cette erreur populaire écartée par Furetière constitue l’origine de l’expression « ours mal léché ». Furetière donne en outre, et à la suite, l’acception juridique du terme qui se réfère aux « actes qui n’ont pas les formes prescrites ».
4L’Encyclopédie ne fait que synthétiser et prolonger la thématique du dictionnaire de Furetière. Si l’on essaie de dresser rapidement les axes problématiques de ces définitions, on remarque que les exemples recourent à l’idée de matière (à travers les termes de « chair », de « production », de « masse ») et se focalisent très vite sur la question de la monstruosité. Celle-ci apparaît en définitive comme l’ancrage naturel, le fonds inépuisable d’exemples où s’illustre le plus clairement, c’est-à-dire avec une évidence toute rationnelle, la valeur conceptuelle de ce terme. On n’entrera pas dans les détails plus ou moins salaces que cet imaginaire de la monstruosité éveille chez nos auteurs : elle est particulièrement sensible dans l’article de Furetière, mais on la trouverait évidemment à l’œuvre dans les ouvrages de Diderot, en particulier Le rêve de d’Alembert.
5On retiendra seulement l’évidente proximité qu’entretient la monstruosité avec l’informe. Ceci permettra d’engager un dialogue plus aisé avec l’œuvre du baron d’Holbach où la question de la monstruosité est explicitement traitée. De ce va-et-vient entre les auteurs, Diderot, d’Holbach, Furetière, mais aussi Voltaire et Hume, on espère dégager un approfondissement de la notion d’informe, ainsi que de nouvelles voies pour l’interroger.
LES DÉFINITIONS DE L’INFORME : DU MOT AUX CHOSES
6Repartons de Furetière. Ce qui se dit est l’exigence d’une perfection : le verbe « devoir » est là pour le rappeler. L’arrière-fond théologique de ce terme de « perfection » est palpable : tout est-il bien ce qu’il doit être, ou plutôt, en termes leibniziens, tout est-il autant qu’il peut l’être ? Dans ce contexte, la référence au « Chaos des Anciens » est singulièrement retorse. Disons même qu’elle manifeste un écart : car le chaos a été préféré au tohu-bohu de la Bible. Serait-ce parce que l’hypothèse des Anciens repose sur l’idée de l’éternité de la matière, tandis que l’exemple biblique recourt à la notion de création ? On serait, en effet, en droit de s’interroger sur le sens de cette création, c’est-à-dire sur la gratuité d’un acte qui est censé manifester autant la toute-puissance que la perfection divine : c’est justement cette perfection qui manque à l’informe. La théodicée trouve ainsi à se loger en creux dans la réflexion sur l’informe : Diderot, à sa manière, en prend acte.
7On voit mieux, en effet, le déplacement opéré par Diderot : l’idée d’une « exigence » de la réalité - disons : l’existence d’un ordre et de lois - est reprise, mais d’emblée, et exclusivement, rapportée à « l’art ou [à] la nature ». C’est dire si cette définition élude Dieu : en conséquence, elle met l’idée de perfection hors jeu. Encore faut-il se demander comment et pourquoi une telle stratégie d’évitement est mise en œuvre. Dans ce silence de Diderot, il y a un ensemble d’enjeux qui prennent à rebours la logique du discours théologique. Quelques éléments de comparaison nous aideront à les faire émerger.
8Diderot parle donc d’une « forme exigée par les règles de l’art ou de la nature ». La disjonction n’est rien moins qu’accidentelle : l’irruption de l’art dans le débat sur l’informe le fait glisser de plan. On n’a, pour s’en apercevoir, qu’à lire Voltaire, le représentant le plus en vue du déisme, c’est-à-dire d’une forme de réflexion qui, tout en stigmatisant l’incohérence de la théologie et la prétention de la religion à s’appuyer sur une révélation, tente de sauver l’image d’un dieu tout-puissant et infiniment bon et sage. Or la conception de Voltaire rejette justement la coupure entre la nature et l’art. Dans l’article « Nature » des Questions sur l’Encyclopédie4, la nature parle au philosophe en ces termes : « On m’a donné un nom qui ne me convient pas ; on m’appelle nature, et je suis tout art. » Pourquoi la nature parle-t-elle ainsi ? Parce qu’elle sait qu’elle n’a pas de dessein propre. La nature ne peut s’organiser elle-même, l’ordre qu’elle suit ne peut venir que de l’extérieur : plus que tout autre philosophe français, Voltaire est sensible à l’argument du design si répandu dans les querelles théologiques qui ont agité l’Angleterre au début du siècle5. Nous pensons en particulier à Samuel Clarke, que Voltaire a côtoyé lors de son séjour en Angleterre, et qui fut le porte-parole de Newton : c’est ce même Clarke dont d’Holbach met en pièces la preuve de l’existence de Dieu dans le quatrième chapitre de la seconde partie du Système de la nature.
9Il est temps, justement, de nous tourner vers d’Holbach : c’est de lui sans doute qu’on peut espérer des éléments d’appréciation de la définition de l’informe proposée par Diderot jusque dans ses sous-entendus. Les développements consacrés à la monstruosité dans le Système de la nature sont l’occasion d’un certain nombre de mises au point qui tentent de sortir la réflexion sur l’ordre de l’univers des atermoiements dont la théologie est fautive au regard de l’enjeu de la perfection. Dans un monde sans commencement ni fin, fait uniquement de matière, mais d’une matière agissante, et susceptible de mouvement et de pensée (tout au moins à un certain stade de son organisation), l’ordre n’est pas une vertu apportée de l’extérieur (c’est-à-dire de Dieu) pour activer une matière inerte, mais il constitue l’aspect inhérent au déploiement de la matière elle-même, dont doit tenir compte et que doit refléter le travail de la pensée. Pour le dire autrement, le déterminisme radical de la position matérialiste du baron fait de l’informe un aspect du désordre qui n’est lui-même qu’un effet de perspective lié à l’anthropocentrisme inéluctable de notre faculté de penser. Il soutient, en effet, dans les premiers chapitres du Système de la nature qui sont consacrés à la cosmologie athée et matérialiste du baron :
L’ordre et le désordre de la nature n’existent point ; nous trouvons de l’ordre dans tout ce qui est conforme à notre être, et du désordre dans tout ce qui lui est opposé. Cependant tout est dans l’ordre dans une nature dont toutes les parties ne peuvent jamais s’écarter des règles certaines et nécessaires qui découlent de l’essence qu’elles ont reçue ; il n’y a point de désordre dans un tout au maintien duquel le désordre est nécessaire.
10La conséquence, c’est que le désordre en tant que tel n’existe pas dans le monde, pas plus donc que la monstruosité :
Il suit encore qu’il ne peut y avoir ni monstre, ni prodiges, ni merveilles, ni miracles dans la nature. Ce que nous appelons des monstres sont des combinaisons avec lesquelles nos yeux ne sont point familiarisés, et qui n’en sont pas moins des effets nécessaires6.
11Au chapitre suivant, d’Holbach revient et précise sa conception de manière moins triviale en faisant émerger les positions théologiques qu’elle renverse. Le topos spinoziste de la persévérance dans l’être pris comme seul outil d’interrogation de la réalité disqualifie la notion de perfection dans son acception théologique. Au passage, Leibniz se voit égratigné : l’optimisme, c’est-à-dire l’idée que les choses sont au mieux de ce qu’elles pouvaient être, cède la place à une vision relative de la perfection. La perfection manifeste dorénavant l’irréductible pluralité de la réalité. Elle se circonscrit en champs autonomes que découvre et découpe le savoir : l’idée de coordination des parties dans un ensemble permet seul de donner un sens au terme de perfection. Il peut à nouveau être repris, mais de manière restrictive :
Toutes les productions pour pouvoir se conserver ou se maintenir dans l’existence ont besoin de se co-ordonner, c’est cette co-ordination relative que nous appelons l’ordre de l’univers, c’est son défaut que nous nommons désordre. Les productions que nous traitons de monstrueuses sont celles qui ne peuvent se co-ordonner avec les lois générales ou particulières des êtres qui les entourent ou des touts où elles se trouvent ; elles ont pu dans leur formation s’accommoder de ces lois, mais ces lois se sont opposées à leur perfection, ce qui fait qu’elles ne peuvent subsister [d’Holbach développe l’exemple du mulet, hybride non reproductif, puis de l’homme] […] C’est cette aptitude dans l’homme à se co-ordonner avec le tout, qui non seulement lui donne l’idée de l’ordre, mais encore qui lui fait dire que tout est bien tandis que tout n’est ce qu’il peut être ; tandis que ce tout est nécessairement ce qu’il est7.
12L’intérêt pour notre réflexion, c’est que le monstre en tant qu’entité réelle se dissout à la fois dans l’agencement des causes et dans l’inaptitude de la pensée à saisir les choses hors de l’intérêt que l’homme y trouve. Si bien que tout un pan de la question disparaît : le désordre n’existe pas plus que le monstre. Il faudrait pour qu’il existe hors de l’entendement faire référence à la possibilité de considérer un ordre qui se superpose à l’existence des choses mêmes. Ce qu’on peut traduire dans le vocabulaire humien, en réponse à la théologie naturelle, donc au déisme et à Voltaire. D’Holbach rétorque à Voltaire ce que Philon, le sceptique, réplique à Cléanthe, le dogmatique, dans les Dialogues sur la religion naturelle de Hume :
Dire que tout cet ordre, chez les animaux et les végétaux, procède en dernier ressort d’un dessein, c’est supposer ce qui est en question ; et ce point important ne peut être vérifié autrement qu’en prouvant a priori, à la fois, que l’ordre est, de par la nature de la pensée, inséparablement attaché à celle-ci, et que jamais d’elle-même ou par suite de principes originels inconnus, la matière ne le saurait posséder8.
13Cette cascade de réductions n’est pas sans retentir sur la lecture qu’on peut faire de la définition de Diderot. Il avait pris soin de dire qu’« un monstre est une production informe de la nature ». Or si, comme nous sommes enclins à le croire, nonobstant le caractère largement expérimental de sa métaphysique, Diderot partage l’essentiel de sa représentation du monde avec le baron, on pourrait croire à une contradiction dans les termes. De deux choses l’une en effet : s’il n’y a pas de désordre réel dans la nature, dire qu’« un monstre est une production informe de la nature » devient une expression vide de sens. C’est manifester une monstruosité qui n’existe pas dans la nature, mais dans la pensée. Contre l’interprétation réaliste qu’on voudrait lui donner, l’adjectif « informe » doit désigner alors non une qualité de la substance qu’il qualifie, mais un angle sous lequel on l’appréhende. Et cet angle ne peut relever que d’un art, l’art de penser : raison pour laquelle sans doute la définition prenait la peine de dissocier liminairement la nature de l’art.
14En fait, cette définition de Diderot, derrière son innocuité apparente, semble régler ses comptes sur deux fronts : d’un côté, en parlant à propos de l’informe de « quelque chose qui ne respecte pas les formes exigées par la nature », elle met le doigt sur l’inconséquence de toute pensée qui veut rendre compte du monde tel qu’il est en exonérant son créateur supposé des défauts qui y sont. De l’autre côté, elle suggère une voie pour sortir de cet échec de la raison théologique : mais une voie par laquelle la théologie signe sa propre disparition.
15En effet, en évoquant « l’art », on peut certes penser aux règles qui régissent le monde artistique, et qui empêchent de tomber dans l’informe, selon une conception toute classique de l’esthétique. Cependant l’exemple final nous invite à aller plus loin : car « l’art » du début de la définition appelle « l’artifice » de l’exemple final. Dans cette perspective, le mouvement de l’argumentation incite à élargir le domaine d’application de « l’art » : c’est faire référence, en fin de compte, à tout ce qui relève d’un usage et à tout ce qui engage un mouvement réflexif sur la nature. Et pour le cas qui nous intéresse, on peut y voir une invitation à se tourner vers l’usage du langage dans son effort pour refléter une pensée vraie.
16Tirons quelques leçons de notre déambulation de texte en texte : la première et la plus polémique, c’est que l’informe convoque et provoque la théologie. On s’en doutait à travers le thème de la monstruosité, point de fixation habituel sur l’imperfection de la création désignant l’impuissance ou la volonté maligne de son créateur. Avec le baron, on peut même dire que l’informe signale une incompréhension intéressée du monde orchestrée par la religion. Derrière cette position polémique, et c’est la seconde leçon, se cache toute la réflexion par laquelle la philosophie a voulu, au siècle des Lumières, sortir des approximations en assignant au langage la place qui lui revient dans la restitution de nos idées.
17Le terme d’informe suggère donc un itinéraire, symptomatique des tensions propres à la réflexion des Lumières dans ce champ où le jeu entre la pensée, la matière et le langage ne cesse d’être redéfini. L’informe est sans doute le révélateur de la « métaphysique » d’un siècle qui répudie la métaphysique en tant que telle : que le terme « métaphysique » ait à l’époque drastiquement réduit sa portée au point de se faire synonyme de l’application de l’empirisme lockien à la genèse des idées n’en est que plus probant encore. L’essentiel est bien dans cet affleurement des antinomies que l’informe permet : il exhibe la structure d’un discours où la destruction des idées inadéquates laisse un résidu conceptuel toujours susceptible d’inquiéter l’assise doctrinale de la science en train de se constituer. Car l’informe est à la fois le versant pervers et nécessaire de la réflexion : c’est d’une part quelque chose qui n’existe pas, un effet de discours et une conséquence de la finitude de la pensée ; mais c’est d’autre part une notion qui surgit dès que la hantise des fondements se fait trop pressante.
LE COMBAT CONTRE L’INFORME : DES CHOSES AUX MOTS
18Le domaine de prédilection de l’informe, c’est donc celui du langage dans le jeu qu’il établit entre les idées et les choses. Le baron d’Holbach, en tant que philosophe, ne peut alors qu’engager un combat contre l’informe mobilisant ce que la philosophie sensualiste du langage peut apporter de plus radical à la position matérialiste. La lignée empiriste menant de Locke à d’Holbach via Condillac n’est pas à remettre en cause. On souhaite simplement montrer comment le rejet de l’informe dans la pensée en vient à se concevoir comme rejet de certains mots dans la langue : on se doute que « Dieu » en fera les frais.
19La nécessité défendue par Condillac que chaque terme puisse être décomposé en ses idées simples n’échappe pas au baron9. Il s’agit par là de s’assurer du domaine de validité d’un terme, de rester maître de son sens pour éviter que sa signification ne déborde le cadre qu’on lui prescrit. Souci éminemment philosophique, bien entendu, et qui tente d’extraire de l’usage courant les significations exactes, c’est-à-dire celles qui participent de son entreprise de dévoilement de la vérité. La visée se veut régulatrice du langage : elle est à la fois constructive et critique. Constructive : la pureté des termes invite le philosophe à se faire démiurge, ou tout au moins à proposer des significations ad hoc, comme en une scène inaugurale où il imposerait un sens convenu à un terme choisi. Ce conventionnalisme de bon aloi, qui n’est pas l’arbitraire saussurien, cache toujours la même utopie : la représentation du langage comme nomenclature accompagne ces projets de langue idéale au vocabulaire épuré.
20Mais la définition d’un signe élimine autant qu’elle impose. Elle est couplée à un réflexe nominaliste qui traque le réalisme des termes, le dénonce et préserve la pluralité des êtres et des manières d’être derrière les tentatives et les tentations prématurées d’unification par le langage. D’Holbach développe ces idées dans le sixième chapitre de la première partie du Système de la nature :
Les hommes ont toujours cru remédier à l’ignorance des choses en inventant des mots, auxquels ils ne purent jamais attacher un vrai sens. […] C’est ainsi que des spéculateurs, en créant des mots et en multipliant les êtres, n’ont fait que se plonger dans des embarras plus grands que ceux qu’ils voulaient éviter, et mettre des obstacles au progrès des connaissances ; dès que les faits leur ont manqué, ils ont eu recours à des conjectures, qui bientôt pour eux se sont changées en réalités10.
21La présence du nominalisme dans la réflexion du baron se trahit par cette hantise de la « multiplication des êtres » qui revient ici et là dans le Système11. La position qui permet au philosophe de fonder son vocabulaire lui fournit en même temps un promontoire d’où il regarde les égarements où conduit le mauvais usage d’un signe. C’est, tout d’abord, le procès des abstractions, ces notions que ni les sens ni l’esprit ne viennent corroborer. Elles surchargent le lexique sans rien apporter à la réflexion si ce n’est des querelles superflues. D’Holbach s’en explique dans le dixième chapitre de la première partie du Système de la nature, qui condense à lui seul nombre des conceptions qu’il se fait des idées et du langage :
Toutes les erreurs et les disputes des hommes viennent de ce qu’ils ont renoncé à l’expérience et au témoignage des sens, pour se laisser guider par des notions, qu’ils ont cru infuses ou innées, quoiqu’elles ne fussent réellement que les effets d’une imagination troublée, des préjugés dont leur enfance s’est imbue, avec lesquels l’habitude les a familiarisés, et que l’autorité les a forcé de conserver. Les langues se sont remplies de mots abstraits auxquels l’on attache des idées vagues et confuses, et dont, quand on veut les examiner, l’on ne trouve aucun modèle dans la nature ni objets auxquels on puisse les attacher […]. Cependant les mots ne semblent inventés que pour être les images des choses, ou pour peindre à l’aide des sens, des objets connus que l’esprit puisse juger, apprécier, comparer et méditer12.
22La relation du signe à son référent est la pierre de touche de cette critique. La condamnation des mots creux s’appuie sur l’attitude anticartésienne issue de Locke qui refuse l’existence des idées innées. Mais le baron radicalise la posture anticartésienne dans la philosophie du langage même, de manière polémique. Il ne s’agit plus seulement de soutenir que nos idées ne sont que de la sensation modifiée, ou de refuser le dualisme, mais de traquer les effets fatals que le cartésianisme spontané induit dans le langage. Le cartésianisme institue le même procès que l’aristotélisme avec le réalisme de ses catégories : ils procèdent tous deux à une perversion de la relation des mots au monde, ils dématérialisent le lien qui les unit. Les mots sont vidés de la substance qui les nourrissait. C’est ce que dit l’histoire du mot « esprit ». Les réflexes de la philosophie sensualiste du langage rejoignent et confirment les leçons de la philologie et du comparatisme. Le baron résume ainsi l’évolution du terme :
Quoique le mot esprit soit fort ancien parmi les hommes, le sens qu’on y attache est nouveau, et l’idée de la spiritualité qu’on admet aujourd’hui est une production récente de l’imagination. Il ne paraît point en effet que Pythagore ni Platon, quels qu’aient été d’ailleurs la chaleur de leur cerveau et leur goût pour le merveilleux, aient jamais entendu par un esprit une substance immatérielle ou privée d’étendue, telle que celle dont les modernes ont composé l’âme humaine et le moteur caché de l’univers. Les anciens par le mot esprit ont voulu désigner une matière très subtile et plus pure que celle qui agit grossièrement sur nos sens13.
23Le baron se montre plus radical encore lorsqu’il applique une à une les thèses de la philosophie sensualiste du langage au mot « Dieu ». Dieu apparaît comme l’abstraction par excellence, l’illustration exemplaire des glissements de sens. Les trois versants repérés y conjuguent leurs effets dans une succession précise.
24Tout d’abord, le terme est vidé de sa substance, selon un processus qui correspond historiquement au passage du polythéisme - qui n’est qu’une allégorisation des forces naturelles - au monothéisme. Comme pour l’analyse du terme « esprit », ce qui caractérise cette évolution, c’est un oubli progressif de sa teneur concrète première, jusqu’à une séparation complète et définitive qui marque l’entrée dans une nouvelle ère où un nouveau principe s’érige, donnant naissance au monothéisme. Un mot résume ce long processus : « subtile », et ses dérivés « subtilement » et « subtiliser ». On l’a déjà vu initier le processus de dématérialisation de l’esprit. C’est lui qu’on retrouve à l’œuvre dans un mouvement similaire touchant Dieu14. Il est l’opérateur de la métamorphose de la nature en un principe abstrait qui en vient à la supplanter et auquel on donne le nom de Dieu :
Tout nous prouve donc que la nature et ses parties diverses ont été partout les premières divinités des hommes. Des physiciens les observèrent bien ou mal, et saisirent quelques-unes de leurs propriétés et de leurs façons d’agir […].
À force de raisonner et de méditer sur cette nature ainsi ornée, ou plutôt défigurée, les spéculateurs subséquents ne reconnurent plus la source d’où leurs prédécesseurs leur avaient puisé les Dieux et les ornements fanatiques dont ils les avaient parés. […] ils crurent avoir fait une importante découverte en distinguant subtilement la nature d’elle-même, de sa propre énergie, de sa faculté d’agir. Ils firent peu à peu de cette énergie un être incompréhensible qu’ils personnifièrent, qu’ils appelèrent le moteur de la nature, qu’ils désignèrent sous le nom de Dieu, et dont jamais ils ne purent se former d’idées certaines. Cet être abstrait et métaphysique, ou plutôt ce mot, fut l’objet de leurs contemplations éternelles. Ils le regardèrent non seulement comme un être réel, mais encore comme le plus important des êtres ; et à force de rêver et de subtiliser, la nature disparut, elle fut dépouillée de ses droits, elle fut regardée comme une masse privée de force et d’énergie, comme un amas ignoble de matières purement passives, qui, incapable d’agir par elle-même, ne peut plus être conçue agissante sans le concours du moteur qu’on lui avait associé15.
25Le moment est mûr pour un second phénomène, plus complexe, et qui réunit en lui deux aspects distincts mais complémentaires. Ces aspects nous sont familiers : ils concernent le processus de formation des signes pris dans des directions opposées. L’analyse a montré qu’un terme abstrait trahissait une fragilité dans sa relation ontogénétique à la sensation, le réalisme du langage tendant à lui donner une réalité qu’il n’a pas hors de l’entendement. Mais abstraits ou non, les termes ne peuvent être autre chose que ce qu’ils sont : de la sensation modifiée. Le mot « Dieu » cristallise ce point de tension de la philosophie sensualiste : en tant qu’abstrait, il engage une crise dans la relation qui doit le mettre en contact, à titre d’empreinte, avec la réalité extérieure ; mais en tant que signe, il ne peut qu’emprunter dans un stock d’idées existantes, se rattachant en fin de compte à la sensation. Le paradoxe de Dieu, c’est qu’il perturbe une relation sans pouvoir en sortir. On voudrait le faire passer pour le signe par excellence, celui dont les autres tirent leur validité. L’analyse du langage montre qu’il n’est en fait que le signe le plus faible, oscillant toujours entre une revendication à se libérer de la sensation, et l’impossibilité de le faire, s’il veut rester un signe. D’Holbach synthétise ce mouvement en deux temps dans un long développement du dixième chapitre déjà évoqué :
Le mot Dieu est destiné à me représenter un objet qui ne peut agir sur aucun de mes organes, et dont par conséquent, il m’est impossible de constater ni l’existence ni les qualités : cependant pour suppléer aux idées qui me manquent, mon imagination, à force de creuser, composera un tableau quelconque, avec les idées ou couleurs qu’elle est toujours forcée d’emprunter des objets que je connais par mes sens. […] C’est évidemment l’homme et quelques-unes de ses qualités qui ont servi de modèle à ce tableau. Mais si l’on me dit que ce Dieu est pur esprit, […] me voilà replongé dans le néant, mon esprit ne sait plus sur quoi il médite, il n’a plus aucune idée. Voilà […] la source des notions informes que les hommes se feront toujours sur la divinité ; ils l’anéantissent eux-mêmes à force de rassembler en elle des qualités incompatibles et des attributs contradictoires. En lui donnant des qualités morales et connues, ils en font un homme ; en lui assignant les attributs négatifs de la Théologie, ils en font une chimère ; ils détruisent toutes les idées antécédentes ; ils en font un pur néant16.
26La critique du mot « Dieu » est le point d’orgue de la critique des unités dans la réappropriation de la philosophie sensualiste du langage orchestrée par le baron. Le mot « Dieu » se trouve exclu du cadre normal des relations présidant à la naissance des signes. En toute rigueur, la réflexion sur le langage se révèle la voie royale qui conduit à l’athéisme. Aussi l’hommage à Locke, le restaurateur de l’empirisme dans la philosophie, se teinte-t-il d’une critique à peine voilée. Le philosophe anglais s’est montré trop timide : il n’a pas osé tirer toutes les conséquences du sensualisme. D’Holbach le fait pour lui :
M. Locke, et tous ceux qui ont adopté son système si démontré […] auraient dû en conclure que tous les êtres dont ils s’occupent sont de pures chimères ; […] ils auraient dû sentir que cette intelligence ineffable que l’on place au gouvernail du monde et dont nos sens ne peuvent constater ni l’existence ni les qualités, est un être de raison17.
27Ajoutons que « Dieu » est non seulement un terme superflu et fallacieux, mais aussi un pervertisseur de signes. Il ne manque que de souligner que ce mot voit son sens évoluer intentionnellement, pris en charge par des individus, rêveurs enthousiastes ou hommes de pouvoir intéressés, subissant ou utilisant la propension naturelle de l’homme à l’imagination. Alors ce mot devient le « nom redoutable », comme dit Diderot relayé par le baron, vecteur de la misanthropie des hommes. Pour échapper à la perversion, la solution que le baron préconise est aussi radicale qu’expéditive. L’épuration de la langue se comprend au sens littéral : « Concluons donc que le mot Dieu, ainsi que le mot créer, ne présentant à l’esprit aucune idée véritable, devraient être bannis de la langue de tous ceux qui veulent parler pour s’entendre18. »
28En fin de compte, la « critique des qualités négatives19 » chez d’Holbach dévoile la conversion forcée d’une représentation du langage en hygiène du discours. Négativement, Dumarsais, contre le style de la Bible dans son Examen de la religion, le laissait entendre. Et positivement, Condillac, comme plus tard Condorcet, l’appuiera sur le modèle mathématique. Il dit en effet dans l’Essai sur l’origine des connaissances humaines :
Pourvu que nous déterminions si exactement les idées simples attachées à chaque signe, que nous puissions, dans le besoin, en faire l’analyse ; nous ne craindrons pas plus de nous tromper que les mathématiciens, lorsqu’ils se servent de leurs chiffres20.
29La nécessité d’univocité comme devoir-être de la langue est reprise dans le même esprit dans le Christianisme dévoilé du baron d’Holbach :
Les géomètres n’ont aucune dispute sur les principes fondamentaux de leur science ; par quelle fatalité, le livre révélé des Chrétiens qui renferme les fondements de leur religion divine, d’où dépend leur félicité éternelle, est-il inintelligible, et sujet à des disputes, qui si souvent ont ensanglanté la terre21 ?
30Ces positions apparaissent comme la révélation d’une lutte contre la pente naturelle vers l’informe : comme si l’usage amenait presque inéluctablement cette perversion que le philosophe entend contrarier en rappelant le langage à ses principes. Ceci impliquant d’ailleurs qu’une éducation diffuse cette prophylaxie langagière : les Idéologues plus tard, on le sait, s’y essaieront.
31Pour autant, la question demeure : cette irrésolution de l’informe dans le langage est non seulement à rapporter à une œuvre de perversion, mais elle manifeste aussi, hors de tout recours à Dieu donc, l’impossibilité d’accéder à un savoir autre qu’humain. L’informe se renverse alors : il n’est plus seulement la conséquence d’un mauvais usage, mais le signe de l’impossibilité naturelle de la pensée - à laquelle il faut par conséquent se résoudre - à rendre compte entièrement d’elle-même.
L’INFORME COMME FONDEMENT
32Il nous reste, pour conclure, à voir comment la philosophie du baron est parvenue à conjurer les tendances qui, au sein même de la reformulation de la philosophie de la connaissance initiée par Locke, semblent en ruiner l’assise. Quelques exemples nous aideront à mieux préciser les risques qu’encourt cette philosophie empiriste du langage que d’Holbach entend mener à son achèvement.
33Il est certes facile pour le baron de disqualifier la notion de Dieu par son incohérence et ses contradictions. Il est plus délicat, en revanche, de savoir quoi faire d’une notion qui ne prétend pas faire signe vers un au-delà hypothétique mais être, au contraire, un outil de compréhension du monde. Tel est le cas de la notion de « vide » : ce vide qui résiste à toutes les récupérations apologétiques ou hétérodoxes. Les deux plus fameux défenseurs de la religion de l’âge classique, Descartes et Pascal, ont pris sur ce sujet des positions antagonistes. Dans ce contexte, la pertinence philosophique du terme est sujette à caution. Prudemment, le baron d’Holbach a donné son sentiment, non pas d’ailleurs dans le Système de la nature où l’absence de mention du vide a été remarquée par la critique, mais, marginalement, dans les notes de l’édition du De natura rerum de Lucrèce. L’ouvrage a été en effet traduit par Lagrange, le précepteur des enfants du baron. D’Holbach en a composé les notes. Elles confrontent les intuitions scientifiques de Lucrèce au résultat de la science des Lumières. Dans l’une d’elles, le baron revient sur le problème du vide :
Ajoutez que cette dispute aussi ancienne que la philosophie ne peut jamais être résolue. Elle ne donne point assez de prise à l’esprit ; elle le conduit dans une région d’hypothèses, où la raison dénuée de faits, ne trouve aucun point d’appui. Elle l’égare dans les questions à jamais insolubles de la pesanteur, de l’élasticité et du mouvement, et elle l’éloigne toujours de plus en plus de sa route, en le faisant remonter à la cause de ces propriétés, au lieu d’en envisager les effets. On est revenu aujourd’hui de ces vaines subtilités qu’on a abandonnées aux écoles, pour attaquer la Nature d’un autre côté. On ne doute plus que le philosophe ne puisse, entre le plein et le vide, marcher aux plus grandes découvertes, et reculer les limites de l’esprit humain, sans l’avoir auparavant éclairé sur ces spéculations inutiles22.
34Le vide est une notion « informe » en tant que son assise expérimentale est insuffisamment établie. Il faut bien prendre acte du fait qu’ici le rejet ne se fait pas au nom d’une existence impossible, comme c’est le cas des « qualités négatives » de la théologie, mais au nom d’une existence douteuse, tout juste probable. Ce qui manque donc au vide, c’est d’être non seulement clairement un fait, mais encore de proposer une grille de lecture de la réalité exempte de disputes. Cette attitude prudente du baron éclaire un certain nombre des positions épistémologiques de l’empirisme conquérant des Lumières. Car elle pose brutalement la question de la constitution du fait en tant que fait, et de son rapport avec la science qui lui en assure la validité.
35Prenons les choses par l’autre bout. Le champ des signes que construit Condillac, par l’autonomie qu’il lui confère, pousse le paradoxe jusqu’à faire de son fondement sensualiste la base d’une position idéaliste intégrale annoncée d’entrée de jeu : « Soit que nous nous élevions, pour parler métaphoriquement, jusque dans les cieux ; soit que nous descendions dans les abîmes, nous ne sortons point de nous-mêmes23. » Avec une telle structure, le sensualisme de Condillac semble à tout instant pouvoir verser dans son contraire, c’est-à-dire dans l’irréalisme de Berkeley, point limite et critique de l’apologétique24. Ce qui échappe à Condillac, c’est donc la possibilité de fonder l’assurance de l’existence extérieure des choses. Sur ce point, le baron d’Holbach est bien conscient de la brèche qui s’ouvre dans la certitude philosophique. La réplique qu’il donne ne consiste pas à déjouer mais à radicaliser la posture empiriste. Conséquemment à sa conception de la connaissance, il estime que la philosophie, pas plus que la science, n’a à dire l’essence des choses : en cela la question du vide considérée comme interrogation sur les constituants fondamentaux de la matière est sans intérêt. Le savoir prenant naissance dans l’organisation de notre cerveau informé par les sens, c’est-à-dire en fait dans l’organisation de la matière, ce savoir est lié irrémédiablement à ce qui constitue la condition humaine et la nature de l’homme. L’intelligence est une forme de l’instinct.
36Finalement, la conviction du fait en tant que fait, celle qui manquait précisément au vide pour échapper à l’informe, ne peut se fonder elle-même car elle renvoie à ce point aveugle où l’intelligence accuse la finitude acceptée de la connaissance. Par quoi d’après le baron, en réponse au scepticisme quand il se fait la servante de l’apologétique, il ne peut y avoir de distinction entre un « au-delà » et un « au-dessus » de la raison comme le soutient la théologie : il retrouve et explicite ici l’enseignement que Bayle masquait dans sa posture fidéiste25.
37Telle est finalement la leçon du baron, et de tout le matérialisme des Lumières, qui peut paraître désenchantée mais ne fait sans doute que traduire un renoncement serein et dénué de nostalgie aux prestiges de la spéculation. Le baron abandonne avec soulagement l’entreprise d’une fondation intégrale de la connaissance, pour appuyer sa définition du « fait » sur trois piliers au-delà desquels il est impossible de remonter, sauf à engager une régression à l’infini où la réflexion dégénère en dispute de mots. Ces trois piliers sont l’évidence sensible, l’expérimentation et l’utilité. Le premier est constitutif du bon sens, premier degré de certitude qui permet d’éliminer les entités superflues, relevant du jeu de l’imagination ; le deuxième est constitutif du système, second degré de certitude où se bâtit la science ; quant au troisième, il constitue un principe régulateur de la réflexion. Il élimine les entités qui mettent l’esprit dans une impasse, soit que le débat s’éternise sans résultat, soit qu’on fasse appel à une réalité extra-matérielle. Le baron revient sur ce critère d’utilité dans le Système de la nature, histoire de répondre par avance aux critiques qu’on pourrait formuler sur l’ambition de son livre :
C’est sur son utilité que la vérité fonde sa valeur et ses droits ; elle peut être quelquefois désagréable à quelques individus et contraire à leurs intérêts, mais elle sera toujours utile à toute l’espèce humaine […] L’utilité est donc la pierre de touche des systèmes, des opinions et des actions des hommes ; elle est la mesure de l’estime et de l’amour que nous devons à la vérité même : les vérités les plus utiles sont les plus estimables26.
38À ce stade, l’informe change de sens : il finit par désigner le fond insondable mais nécessaire à partir duquel la certitude rationnelle peut se construire. Un peu à l’image du Dieu de la théologie négative, il est « l’innommable » ou l’informulé, non en ce qu’il dépasse toute réalité finie, mais en ce qu’il constitue le seuil de représentation, c’est-à-dire de réflexivité de cette même réalité. La tentation - et c’est une tentation à laquelle le baron a résisté par ses choix spéculatifs mêmes - serait d’en faire un lieu possible d’interrogation, une faille qu’il faudrait explorer, bref le sujet d’un discours ou le support d’une vérité. L’assurance arrogante dont on a taxé souvent la philosophie du baron, son imperturbable sérénité dans la médiocrité spéculative viennent aussi de là : il a voulu mettre en œuvre une réflexion qui tire toutes les conséquences, y compris dans son déploiement et dans son expression, de l’accès impossible à l’essence de la nature.
39Manifestement, pour la philosophie empiriste, l’informe n’est pas dans le langage mais dans son usage. Mais « l’informe » n’est pas le « complexe » au sens moderne du terme. Le déterminisme intégral du matérialisme des Lumières ne conçoit guère le probable dans le jeu des causes mais dans leur ignorance. Finalement, dans ces considérations sur l’informe, on peut voir comme un heurt entre une conception matérialiste qui met l’ordre dans le monde et une conception du langage qui met le désordre dans son usage : par quoi le point de vue surplombant sur la connaissance demeure la représentation du savoir, sans pouvoir poser dans le langage l’interdépendance sujet/ objet qu’elle est parvenue à considérer dans les choses.
Notes de bas de page
1 Ce texte a pour origine une communication faite au séminaire doctoral de Michel Delon et Pierre Frantz. Le thème du séminaire était « la notion d’informe à l’époque des Lumières ». Je remercie Jean-Claude Bourdin de sa relecture et de ses remarques.
2 « INFORME, adj. m. & f. signifie, qui n’a pas encore la forme, ni la perfection qu’il doit avoir. Informis, rudis, indigestus. Cet homme n’est qu’une masse de chair informe. Le chaos des Anciens n’était qu’une masse informe de matière confondue. C’est une erreur populaire, de croire que les ours fassent, au lieu de petits, une masse de chair informe. Tout ce qu’a écrit cet auteur n’est qu’une matière informe, & mal digérée » (Trévoux, éd. 1732, t. 3, p. 988).
3 « [Terme de médecine] masse formée, dans la matrice, du sang menstruel et de la semence froide. Elle peut durer trois ou quatre ans, quelquefois toute la vie. »
4 Dictionnaire philosophique, éd. Kehl, 1785, t. 53, p. 515.
5 Voir, sur cet argument, Pascal Taranto, Du déisme à l’athéisme : la libre pensée d’Anthony Collins, Paris, Honoré Champion, 2000.
6 Système de la nature [désormais SN], I, 5, Paris, Fayard, 1990, p. 93 (toutes les citations sont tirées de cette édition).
7 SN, I, 6, p. 114-115.
8 Dialogues sur la religion naturelle, trad. M. David, Paris, Vrin, 1973, p. 69.
9 Les lignes qui suivent jusqu’à la citation appelée par la note 17 condensent des considérations développées dans ma thèse, Le style philosophique du baron d’Holbach, conditions et contraintes du prosélytisme athée en France dans la seconde moitié du xviiie siècle, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 391-409.
10 SN, t. 1, p. 110-111.
11 Voir en particulier SN, t. 1, p. 99.
12 SN, t. 1, p. 204. Il dit aussi dans le même chapitre, quelques pages auparavant, de manière plus condensée : « Or toutes les fois qu’un mot ou son idée sont venus de rien, sont vides de sens ; il faudrait bannir l’idée de son esprit et le mot de la langue, puisqu’il ne signifierait rien » (p. 192).
13 SN, t. 1, p. 126.
14 Le terme revient avec insistance, comme un principe explicatif, dans tout le deuxième chapitre de la seconde partie d’où la citation qui suit est extraite, intitulé « De la mythologie et de la théologie ».
15 SN, t. 2, p. 42-43, nous soulignons.
16 SN, t. 1, p. 204-206.
17 SN, t. 1, p. 194.
18 SN, t. 2, p. 175.
19 Voir Franck Salaün, « D’Holbach et la critique des qualités négatives », dans Sophie Audidière, Jean-Claude Bourdin, Jean-Marie Lardic, Francine Markovits, Yves Charles Zarka (dir.), Matérialistes français du xviiie siècle. La Mettrie, Helvétius, d’Holbach, Paris, PUF, 2006, p. 307-323.
20 Essai sur l’origine des connaissances humaines, Paris, Galilée, 1973, p. 172.
21 Le christianisme dévoilé, Londres, 1768, p. 138.
22 Lucrèce, De la nature des choses, Paris, 1768, t. 1, p. 331.
23 Essai sur l’origine des connaissances humaines, p. 107.
24 Derrida a fait sur ce thème quelques variations aporétiques bienvenues mais inabouties dans son introduction fameuse à l’Essai de Condillac, « L’archéologie du frivole ».
25 Sur l’interprétation de Bayle, on se reportera à Gianluca Mori, Bayle philosophe, Paris, Honoré Champion, 1998. L’exemple phare est celui de la justice divine, dont la théologie a défendu le caractère impénétrable des voies. La réplique du baron apparaît en particulier dans Le christianisme dévoilé : « Les hommes en attribuant la justice à leur Dieu, ne peuvent avoir idée de cette vertu qu’en supposant qu’elle ressemble par ses effets à la justice dans leurs semblables. Si Dieu n’est point juste comme les hommes, nous ne savons plus comment il est, et nous lui attribuons une qualité dont nous n’avons aucune idée. » (Œuvres philosophiques, Paris, Alive, 1998, t. 1, p. 29.)
26 SN, t. 1, p. 247-248, nous soulignons.
Auteur
Enseigne la littérature française à l’université. Spécialiste du combat antireligieux des Lumières, il a publié Le style philosophique du baron d’Holbach (Honoré Champion, 2004), une étude sur le Dictionnaire philosophique de Voltaire (Atlande, 2008), ainsi que de nombreux articles sur la littérature clandestine, l’hétérodoxie classique et son héritage. Il a donné aux Classiques Garnier l’édition critique d’un recueil de pièces irréligieuses sous le titre Le théâtre de l’incrédulité (2012) et un essai, Les Lumières du miracle (2015).
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