Il y a pacte et pacte…
Diderot et l’ingratitude
p. 117-125
Texte intégral
1L’intérêt de Diderot pour les fictions morales s’est manifesté dès ses premiers écrits. Il s’agit manifestement d’une des constantes de son œuvre, qui tend fréquemment vers l’apologue, notamment dans La promenade du sceptique et certains développements des Pensées philosophiques. Par ailleurs, en écrivant Les bijoux indiscrets, il cède, comme beaucoup d’autres écrivains de son temps, à la mode des contes exotiques, dans le sillage des traductions et adaptations des Mille et une nuits. Il s’est aussi intéressé aux fables, comme le montre un texte peu connu intitulé Beau sujet de fable, dans lequel, en abordant la question de l’ingratitude, il interroge, à rebours de la théorie du « pacte tacite1 » adoptée par le neveu de Rameau, les conditions de la justice.
2Ce texte, probablement destiné à être augmenté, rappelle les fables d’Ésope. Il mérite d’être cité in extenso :
Beau sujet de fable
Les Athéniens avaient érigé un tribunal contre les ingrats. Ce crime, si commun parmi nous, était apparemment bien rare chez eux ; car l’herbe en s’élevant avait revêtu le pied de biche qui faisait sonner la clochette qui annonçait un plaignant.
Un gros fermier demeurait dans le voisinage de ce tribunal. Ce gros fermier avait dans ses écuries un cheval qui n’était plus en état de servir, il était usé par la fatigue et par les années, sa peau même, déchirée sur la croupe et sur les flancs, n’était bonne à rien, sans cela il est à présumer que son maître l’aurait fait écorcher. Ce maître, pour s’épargner la nourriture de son vieux serviteur, prit un jour le parti de le mettre hors de l’écurie et de l’abandonner à son mauvais destin. L’animal sans asile et sans nourriture allait çà et là paissant l’herbe qu’il rencontrait. L’herbe plus haute à la porte du tribunal qu’ailleurs, le conduisit dans cet endroit. En paissant, il saisit avec l’herbe le bâton de la clochette et la fait sonner, ce qui n’était peut-être pas arrivé depuis vingt ans. Le concierge étonné ouvre la porte et voit le malheureux et triste animal. Il s’informe, il apprend le fait ; il convoque l’assemblée des juges. Le fermier assigné comparaît. On nomme un avocat d’office au cheval demandeur ; le fermier défenseur a le sien. La cause se plaide. Le cheval gagne sa cause, et son maître est condamné à le reprendre, à le nourrir et à le bien nourrir jusqu’à ce qu’il mourût. Le concierge fut chargé par le tribunal de veiller à l’exécution de la sentence qui fut la dernière qu’il ait prononcée.
D’après cette sentence, je demande quel eût été l’arrêt du tribunal attique si l’accusateur eût été, non pas un vieux cheval, mais un vieux domestique ?
3Cette fable, dont deux copies subsistent dans le fonds Vandeul2, n’a pas été publiée dans la Correspondance littéraire, et ne se trouve pas non plus dans la collection de Léningrad. Elle n’a pas davantage été reprise dans l’édition d’Assézat et Tourneux. Son classement parmi les « Poésies non datées » dans l’édition de Roger Lewinter3, alors qu’elle se distingue des autres textes réunis dans cette partie - il ne s’agit ni d’un poème ni d’un texte gaillard -, s’explique par l’organisation du tome VI du fonds Vandeul, qui comporte une subdivision intitulée « Poésies4 ».
4L’origine de cette fiction et la date de sa rédaction restent difficiles à préciser. En l’absence de preuves matérielles et de données biographiques, nous devons nous contenter de présomptions étayées par quelques indices. À défaut d’une datation exacte, il est possible de circonscrire une période en examinant, tout d’abord, la place des fables dans l’œuvre de Diderot.
5L’Encyclopédie consacre plusieurs articles à la fable5, mais il faut se reporter à l’entrée « Conte » pour découvrir l’opinion de Diderot. Il y définit comparativement le conte et la fable en des termes encore relativement généraux :
Il y a cette différence entre le conte et la fable, que la fable ne contient qu’un seul et unique fait, renfermé dans un certain espace déterminé, et achevé dans un seul temps, dont la fin est d’amener quelque axiome de morale, et d’en rendre la vérité sensible ; au lieu qu’il n’y a dans le conte ni unité de temps, ni unité d’action, ni unité de lieu, et que son but est moins d’instruire que d’amuser.
6Diderot se rapproche plus nettement du genre de la fable après 1760. Par ailleurs, le fait que ce texte soit resté inédit plaide en faveur d’une rédaction tardive, à la fin des années 1760 ou au cours des années 1770, probablement en vue d’une publication dans la Correspondance littéraire. À titre de repères, il faut rappeler que Diderot publie en 1761 et 1762 des adaptations de fables tirées de Gulistan ou le Jardin des roses de Saadi dans le Journal étranger et la Correspondance littéraire. Ainsi lit-on, dans le Journal étranger de novembre 1761 : « La fable suivante, dont l’idée est prise de Sadi, n’est pas par M. Bret ; elle nous a été communiquée par un homme de lettres infiniment supérieur à ces bagatelles6. » Quelques jours plus tard, le rédacteur de la Correspondance littéraire est plus précis : « M. Diderot s’est aussi amusé à prendre l’idée de quelques fables de Sadi, et à la tourner en français à sa mode. La fable qui se trouve à la fin du Journal étranger est de lui, mais en voici une autre qui n’est pas imprimée, et qui vaut mieux7. » Diderot en donne encore une série dans la Correspondance littéraire du 1er novembre8, à laquelle il faut ajouter un inédit du fonds Vandeul9. Quelques années après ces adaptations, en 1769, Diderot publie trois fables de son cru dans les Éphémérides10.
7À ces indices chronologiques et génériques s’en ajoutent quelques autres, d’ordre philosophique et personnel, liés à la présence croissante du problème de l’ingratitude dans la réflexion morale et politique de Diderot après la rupture avec Rousseau, ce dont témoignent, outre les Tablettes, la Réfutation d’Helvétius, Lui et Moi, Le neveu de Rameau, l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, ou, d’une autre façon, sa collaboration à l’Histoire de Madame de Montbrillant de Madame d’Épinay. L’histoire du renégat d’Avignon11, racontée avec admiration par le neveu, condense cette inquiétude.
8J’en viens à la fable en tant que telle, à sa forme, son objet, ses sources probables et ses significations. Le titre, construit à la façon de ceux du « Projet d’un traité », ou de la Correspondance littéraire, annonce davantage un travail préparatoire, un résumé, ou un argument s’apparentant à un canevas de théâtre, qu’un texte achevé. En effet, plutôt que « beau sujet », on attendrait un titre plus évocateur, par exemple Le cheval et son maître ou le tribunal des ingrats… L’enchaînement des temps confirme cette impression, comme si la dernière phase de la rédaction n’avait pas eu lieu. Nous aurions donc affaire à une esquisse.
9En ce qui concerne les sources possibles, des rapprochements significatifs peuvent être proposés à partir de deux éléments du texte : le thème de l’ingratitude d’un maître à l’égard d’un animal domestique, et, par l’évocation du tribunal attique, la possibilité pour une société de lutter contre les formes d’ingratitude. Car si la mise en scène d’animaux est un lieu commun de la tradition des fables, il n’en va pas de même du problème de l’ingratitude des hommes à l’égard d’animaux domestiques. On peut donc penser que Diderot s’est souvenu de la fable d’Ésope intitulée D’un vieux chien et de son maître dont on connaît plusieurs versions :
Un chien que la vieillesse empêchait de courir le cerf comme autrefois, se voyant maltraité, et qu’il ne recevait que des coups de bâton, au lieu des caresses que l’on lui faisait quand il était jeune, prit la liberté de se plaindre à son maître, et de lui remontrer que s’il voulait que l’on crut dans le monde qu’il eut eu pour lui une véritable affection, il devait le traiter avec douceur à présent qu’il était sur son retour, en lui tenant compte de ses services passés12.
10Les similitudes sont évidentes. La fable de Diderot constitue, à l’instar de celle de Phèdre intitulée Le chasseur et le chien13, une variation à partir d’un argument commun. D’autres influences ne sont pas exclues du côté des fabulistes, à commencer par celle de La Fontaine.
11Il faut aussi tenir compte d’une autre filiation. La fable de Diderot opère en effet un déplacement en tirant parti d’une tradition très importante, celle des « faits mémorables », qui remonte aux historiens de l’Antiquité. Sur ce versant, plusieurs rapprochements s’imposent. Ainsi, l’idée selon laquelle l’ingratitude mérite d’être sanctionnée par les lois, qui fournit à la fable son armature, se fonde sur une tradition ancienne, apparemment bien connue au xviiie siècle, qui attribue aux Athéniens, aux Perses et aux Macédoniens, une loi contre les ingrats. On lit ainsi, sous la plume du chevalier de Jaucourt, qui accrédite cette thèse dans l’article « Ingratitude » de l’Encyclopédie :
Quelques auteurs ont prétendu que les lois d’aucun peuple n’avaient porté de peines contre l’ingratitude, non plus que contre le parricide, pour ne pas présupposer des choses si détestables, et qu’une voix de toute la nature semble condamner ; mais l’on pourrait leur nommer les Perses, les Athéniens, les Medes, ou plutôt les Macédoniens, qui ont reçu dans leurs tribunaux de justice l’action contre les ingrats14.
12Valère Maxime, généralement cité pour attester la réalité de cette législation, consacre bien un chapitre de ses Faits et paroles mémorables15 à l’ingratitude, où il fait l’éloge de la loi contre les ingrats en vigueur à Athènes. Samuel Petit s’y réfère encore, mais, selon le Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio16, qui cite à son tour Valère Maxime et Lucien dans les articles Acharistas dikè et Apostasiou diké, les poursuites judiciaires ou « action d’ingratitude » semblent avoir surtout concerné les héritiers et les affranchis accusés de ne pas avoir obligé en retour leurs bienfaiteurs, parents ou maîtres17.
13Par ailleurs, le couple maître-animal et l’accusation de mauvais traitement rappellent le portrait de Caton par Plutarque dans ses Vies parallèles18. On y apprend que Caton, qui faisait l’admiration de ses contemporains, avait aussi la réputation d’être économe à l’excès. Ainsi préconisait-il, selon Plutarque, d’acheter les esclaves à bas prix, en choisissant les plus robustes, et de les revendre une fois vieux afin de « ne pas nourrir de bouches inutiles ». Quant aux animaux, il n’en faisait aucun cas, allant jusqu’à abandonner en Espagne « le cheval qu’il avait monté durant ses campagnes quand il était consul, pour éviter à la cité d’avoir à payer les frais de sa traversée ». Et Plutarque de demander : « Faut-il voir dans cette décision un signe de grandeur d’âme ou de mesquinerie ? Libre à chacun d’en décider. » Pour sa part, Plutarque désapprouve vigoureusement cette attitude. À ses yeux, « se servir de ses esclaves comme de bêtes de somme, puis s’en débarrasser quand ils ont vieilli et les vendre, cela dénote un caractère d’une dureté excessive : c’est la conduite de quelqu’un qui ne voit entre les hommes aucun autre lien que l’intérêt ». Autrement dit, la bonté véritable va plus loin que les lois en vigueur à Rome et peut concerner les bêtes : « Nourrir les chevaux usés par les années et soigner non seulement les chiots, mais aussi les vieux chiens, voilà le comportement d’un être généreux. »
14Plutarque, qui rappelle qu’à Athènes des animaux eurent droit à une sépulture, et qu’à l’époque de la construction de l’Hécatompédon, les Athéniens honorèrent un mulet en décrétant qu’il « serait nourri aux frais de l’État jusqu’à sa mort », esquisse ainsi les principes d’une morale à partir de la distinction entre les objets et les êtres vivants :
Il ne faut pas en effet se servir des êtres animés comme s’il s’agissait de chaussures ou d’ustensiles, et les rejeter une fois qu’ils sont brisés ou usés par le service. Nous devons nous habituer à nous montrer doux et bienveillants avec eux, ne serait-ce que pour nous entraîner à pratiquer l’humanité. En ce qui me concerne, je ne vendrais même pas un bœuf de labour pour cause de vieillesse ; à plus forte raison assurément, jamais je n’arracherais un être humain vieillissant à la terre qui l’a nourri et à son mode de vie habituel, qui sont pour lui comme une patrie […].
15On peut penser que la fable de Diderot actualise la réflexion de Plutarque et envisage, au-delà du cas individuel d’un ingrat, les obligations de chaque membre d’une société, et a fortiori des puissants, à l’égard des faibles. La mise en scène du plaignant, qui rappelle certaines situations typiques du genre de la fable, suggère que si un tel tribunal existait, la plupart des serviteurs auraient de bonnes raisons de s’y présenter. On note ici, dans le récit de faits inventés, des détails réalistes : la scène est censée se dérouler à Athènes, où une « assemblée des Juges » est convoquée, et un « Avocat d’office » nommé. La sentence permet à son tour de replacer les rapports entre maîtres et serviteurs dans le cadre général des droits et des obligations. L’ingratitude, sur laquelle il paraît pourtant impossible de légiférer, manifeste une forme d’abus de pouvoir, de mépris de la dignité des autres. Poussée jusqu’à un certain point, cette attitude apparaît comme une forme de cruauté. C’est rappeler la place des marques de reconnaissance dans la moralité pratique. La question finale amène un déplacement et propose, en même temps qu’une amplification de la morale de la fable, une sorte de fiction juridique. On retrouve le principe de Plutarque, car s’il importe de bien traiter les animaux domestiques, qu’en est-t-il des hommes employés comme serviteurs ? La question est donc à la fois juridique et éthique.
16Malgré sa brièveté et ses imperfections, cette fable dénonce très efficacement les abus de la société d’Ancien Régime : fondamentalement injuste et favorable aux comportements égoïstes. Elle illustre l’importance de la réflexion de Diderot sur le rapport entre les lois et l’éthique. L’abus de confiance et l’ingratitude font partie des comportements qu’il condamne invariablement. C’est l’un des reproches qu’il fait à Rousseau dans ses Tablettes ou encore dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Rousseau aurait théorisé et encouragé l’ingratitude. C’est aussi ce qui ressort du compte rendu de l’Émile paru dans la Correspondance littéraire, où le rédacteur écrit : « Ce que je voudrais encore effacer du livre de l’Éducation, c’est cette étrange apologie des ingrats ; M. Rousseau prétend qu’il n’y en a point19. » D’autres textes, comme Lui et Moi, ou, dans Le neveu de Rameau, le portrait de Palissot et le récit des exactions du renégat d’Avignon, témoignent de la même aversion.
17La fin de la fable, qui oriente la critique vers l’ordre social, rappelle celle de Phèdre, et plus encore l’application par laquelle s’achève l’adaptation française de 1690 : « Les grands Seigneurs ne comptent souvent pour rien les services passés. Un Ministre qui avait usé sa vie au prêche disait depuis peu dans le coin d’une froide cuisine ce que le vieux Chien disait à son Maître20. »
18On trouve bien entendu des réflexions sur l’ingratitude et les ingrats chez les moralistes. Selon La Bruyère, par exemple, « il vaut mieux s’exposer à l’ingratitude que de manquer aux misérables21 ». Marivaux s’inscrit encore dans cette tradition dans sa Lettre sur les ingrats (1740), dans laquelle il explique à son destinataire :
N’en doutez pas, mon cher ami, Dieu récompense toujours les bons cœurs ; à la vérité ce n’est pas toujours par ceux que les bons cœurs ont obligés. Il y a des ingrats de qui vous ne tirez rien, mais en revanche il y a des belles âmes qui vous paient pour eux, et qui regardent comme un service tout rendu, la seule envie que vous auriez de leur en rendre ; ainsi vous ne perdez rien, ainsi les ingrats sont punis, parce qu’ils vous perdent pendant qu’il vous reste sur eux l’avantage de les connaître et de les laisser honteux du tort qu’ils ont avec vous : car ils ont beau faire, mon ami, leur conscience ne saurait être ingrate, tout s’y retrouve. Elle a des replis, où les reproches que nous méritons se conservent, où nos devoirs se plaignent de n’avoir pas été satisfaits ; oui, mon ami, des replis où se sauve la dignité de notre être, et où elle se venge contre nous de lui avoir manqué22.
19Mais ces ressemblances sont superficielles, car la fable de Diderot est sous-tendue par une conception différente de la justice et de la conscience. Elle demande donc à être rapprochée d’autres œuvres, et plus généralement de l’anthropologie politique de Diderot. Car il y a pacte et pacte. En donnant en exemple Palissot et le renégat d’Avignon, le neveu de Rameau justifie l’ingratitude au nom du « pacte tacite », or ce prétendu pacte auquel le Neveu fait référence, et sur la base duquel il prétend s’exonérer de tout devoir moral, n’est pas un contrat véritable. Selon lui,
[…] quand on se résout à vivre avec des gens comme nous, et qu’on a le sens commun, il y a je ne sais combien de noirceurs auxquelles il faut s’attendre. Quand on nous prend, ne nous connaît-on pas pour ce que nous sommes, pour des âmes intéressées, viles et perfides ? Si l’on nous connaît, tout est bien. Il y a un pacte tacite qu’on nous fera du bien, et que tôt ou tard nous rendrons le mal pour le bien qu’on nous aura fait23.
20Dans cette perspective, « les honnêtes gens font ce qu’ils doivent ; les espèces aussi24 ». Chacun actualise un rôle, effectue un programme prédéterminé. L’original tonitruant formule ici, à son corps défendant, la vieille théorie de l’inégalité naturelle. Il fait de la morale un code réservé aux privilégiés, une invention inhérente à un type de sociabilité, et non une propriété universelle. Comme souvent, le philosophe soucieux de respecter l’individu et convaincu qu’il est possible à chacun de s’améliorer ou au moins d’être digne et moral, est accusé d’être un doux rêveur ou un hypocrite. Or le pacte tacite suppose, d’une part, que les rôles soient distribués une fois pour toutes, et, d’autre part, que les sentiments moraux soient illusoires. En effet, la théorisation de l’ingratitude du bénéficiaire ne peut se comprendre que dans le cadre d’une conception du monde qui récuse toute idée de désintéressement et de bienveillance. Dans un monde où l’individu est en guerre contre chacun, un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. De fait, l’art de se débrouiller en contournant les lois et la corruption sont à la fois indissociables et interdépendants. Pire, pour survivre il faut mettre de côté la morale courante. En ce sens, la situation du Neveu symbolise les effets de l’idéologie dominante25. Le pacte social implique au contraire que soit surmontée cette tendance des individus à jouer un rôle, à remplir une fonction sociale, sans implication personnelle, sans véritable éthique26.
21En somme, l’analyse de l’ingratitude révèle le fonctionnement de la physique sociale. Le riche qui maltraite son vieux domestique et le pauvre qui abuse de la confiance d’un ami riche suivent des principes analogues. On ne peut donc pas parler de contrat, même tacite, le pacte tacite en reste à la morale du formica-leo, dans l’apologue utilisé par Rivière à l’intention de Diderot pour résumer sa conception des rapports sociaux27. Le pacte tacite n’est pas un pacte, encore moins un contrat, c’est le degré zéro de la politique.
Notes de bas de page
1 Voir, en particulier, Diderot, Le neveu de Rameau, dans Œuvres complètes, Paris, Hermann [désormais DPV], 1989, XII, p. 148 : « Tout cela est écrit dans le pacte tacite. Tant pis pour celui qui l’ignore ou l’oublie. Combien je justifierais par ce pacte universel et sacré, de gens qu’on accuse de méchanceté ; tandis que c’est soi qu’on devrait accuser de sottise. »
2 BnF 13735, fol. 2 r-v, de la main du copiste Girbal, et BnF 24939, fol. 514 r-v, du copiste D.
3 Diderot, Œuvres complètes, sous la direction de Roger Lewinter, Paris, Club français du livre [désormais CFL], XIII, p. 919-920.
4 Herbert Dieckmann, Inventaire du fonds Vandeul et inédits de Diderot, Genève, Droz, 1951, p. 30.
5 « Fable » (d’Alembert, de Jaucourt et Marmontel), « Conte » (d’Alembert), « Roman » (d’Alembert).
6 CFL, V, n. 1, p. 265.
7 CL, 15 novembre 1761, CFL, V, n. 2, p. 265.
8 Du poète Sadi, CL du 1er novembre 1762, et n. a. fr. 13765, fol. 82-86, voir CFL, V, p. 255-264.
9 « Anecdote », n. a. fr. 24937, fol. 30.
10 DPV, XVIII, p. 97-99.
11 Diderot, Le neveu de Rameau, op. cit., p. 152-156.
12 Ésope en belle humeur, ou dernière traduction et augmentation de ses Fables en prose et en vers [par J.-C. Bruslé de Montpleinchamp, Furetière et La Fontaine], Amsterdam, Antoine Michils, 1690, p. 179.
13 Les fables de Phèdre, affranchi d’Auguste, en latin et en français […], traduction nouvelle, Paris, Frères Barbou, 1728, livre V, X, p. 319.
14 Encyclopédie, VIII, 1765.
15 Valère Maxime, Faits et paroles mémorables, V, 3.
16 Charles Victor Daremberg, Edmond Saglio, Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, Paris, Hachette, 1877-1919.
17 Voir Lucien, Abdicatus, 19, cité dans ibid.
18 Plutarque, « Aristide-Caton l’Ancien », § 5, dans Vies parallèles, trad. Anne-Marie Ozanam, Paris, Gallimard, 2001. Pour tout ce passage, voir § 5, p. 638-640.
19 Correspondance littéraire, 1er septembre 1762, Suite de l’examen d’Émile, p. 151.
20 Ésope en belle humeur, op. cit., p. 180. Voir aussi le « Sens » et la « Réflexion », du chevalier Lestrange, dans Les fables d’Ésope et plusieurs autres excellents mythologistes, accompagnées du sens et des réflexions de Monsieur le chevalier Lestrange, Amsterdam, É. Roger, 1714, p. 131.
21 La Bruyère, « Du cœur », Les Caractères, 48, éd. R. Garapon, Paris, Garnier, 1990, p. 114.
22 Marivaux, Journaux et œuvres diverses, éd. F. Deloffre et M. Gilot, Paris, 1988, p. 445.
23 Diderot, Le neveu de Rameau, op. cit., p. 146.
24 Ibid., p. 149.
25 Sur ce point voir Jean-Claude Bourdin, « Les raisons clandestines du Neveu de Rameau », La lettre clandestine, 19, 2011, p. 121-134.
26 Sur ce point, voir Diderot, « Droit naturel », Encyclopédie, et l’étude de Jean-Claude Bourdin, « L’effacement de Diderot par Rousseau dans l’article “Économie politique” et le Manuscrit de Genève », dans Franck Salaün (dir.), Diderot-Rousseau. Un entretien à distance, Paris, Desjonquères, 2006, p. 36-50.
27 Selon sa fille, alors que Diderot était intervenu en faveur de Rivière, et l’avait encouragé à être plus honnête à l’avenir, celui-ci lui aurait répondu par cet apologue devenu célèbre : « Savez-vous l’histoire du Formica-leo ? — Non. — C’est un insecte très industrieux ; il creuse dans la terre un trou en forme d’entonnoir, il le couvre à la surface avec un sable fin et léger, il y attire les insectes étourdis, il les prend, il les suce, puis il leur dit : “Monsieur Diderot, j’ai l’honneur de vous souhaiter le bonjour.” » (Mémoires de Mme de Vandeul, DPV, I, p. 27.)
Auteur
Professeur de littérature française à l’université Paul Valéry Montpellier III et membre de l’Institut de recherche sur la Renaissance, l’âge classique et les Lumières (UMR 5186). Derniers ouvrages parus : L’affreuse doctrine. Matérialisme et mœurs au temps de Diderot (Kimé, 2014) ; La revanche de Beaumarchais. Trois études sur la trilogie (Hermann, 2015).
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