Le matérialisme pluriel de Diderot : monisme et hétérogénéités des matières
p. 73-95
Texte intégral
1Comme l’indique l’article « Spinosiste » de l’Encyclopédie, le matérialisme de Diderot peut se présenter comme un « néospinozisme » étendant la critique du dualisme substantiel à la formation du vivant. Largement inspirée par les sciences du vivant, cette approche rejette la division entre matière brute et matière vivante. Sous cet aspect, bien connu, le matérialisme de Diderot apparaît comme un monisme cherchant à ramener le vivant à certaines organisations libérant les potentialités de la matière. Mais une autre perspective apparaît lorsqu’on donne tout son poids à l’intérêt de Diderot pour la chimie. S’appuyant sur les concepts et opérations de la chimie, Diderot pluralise les substances, s’intéresse à leurs qualités spécifiques et à leurs interactions. Le matérialisme se tourne dès lors vers une ontologie plurielle affirmant l’hétérogénéité irréductible des matières. Loin d’affirmer une définition générale et abstraite de la matière et d’en faire un fondement métaphysique, c’est en pluralisant les approches et en jouant avec les possibilités différentes des sciences que se construit le matérialisme diderotien. Il offre ainsi l’originalité d’être une philosophie de la matière concrète et hétérogène et, en un sens, une métaphysique de la chimie.
2En partant de la question classique de l’unité de la substance et de la manière dont Diderot la traite, nous examinerons ensuite le matérialisme original que sa philosophie de la chimie construit.
LE MONISME MATÉRIALISTE CONTRE LES DUALISMES
3En un sens traditionnel, que les matérialistes des Lumières contribuent à construire et qu’ils revendiquent, le matérialisme se présente comme un monisme substantiel impliquant le rejet des divisions tranchées et d’une pratique réaliste ou essentialiste de la métaphysique. D’un côté, le matérialisme récuse les dualismes séparant ou rendant indépendants des réalités ou des registres, notamment la matière et le mouvement, l’inerte et le vivant, la matière et la forme, le corps et la pensée. C’est très souvent dans ce cadre que les matérialistes du xviiie siècle, à commencer par La Mettrie1, parlent de « machine » : loin de révéler l’universalisation d’un modèle mécanique précis, cette catégorie articule l’immanence et la nécessité contre les agents libres et transcendants. D’un autre côté, ce matérialisme se construit comme un prolongement de l’empirisme nominaliste contre les systèmes métaphysiques et le réalisme des essences. Sur ce plan, d’Holbach défend une position limite par rapport à laquelle les autres penseurs peuvent être regardés selon qu’ils s’en rapprochent ou s’en éloignent. Car, comme l’a bien montré Jean-Claude Bourdin2, la critique du jargon métaphysique implique pour le baron une réduction philosophique conduisant de fait au matérialisme.
4Le matérialisme des Lumières paraît ici marquer une étape importante dans la constitution du cadre classique du monisme substantiel en tant qu’il peut se présenter comme une philosophie de la matière. D’une part, la matière devient la catégorie centrale du matérialisme, bien plus nettement que dans d’autres traditions insistant, par exemple, sur les corps, sur les atomes et le vide, etc. D’autre part, la matière articule fortement philosophie et science : ce qu’on nomme parfois une « catégorie philosophique » de matière dans le matérialisme ultérieur3 n’est pas dissocié et parfois même pas vraiment distingué du concept scientifique - nous verrons plus loin qu’il vaut en fait mieux parler des concepts scientifiques de matière. À plusieurs égards, le matérialisme de Diderot semble s’inscrire dans cette perspective articulant monisme substantiel et théorie de la connaissance. À l’intérieur de ce cadre, l’originalité de Diderot se révèle par ses accents, l’importance de certains champs comme la physiologie (plus largement les sciences du vivant), son usage des modèles théoriques, de la conjecture et des expériences de pensée. Comme l’a défendu Jean-Claude Bourdin, Diderot innove par son régime discursif, mêlant écriture « littéraire » et spéculation métaphysique4. C’est par ce moyen qu’il développe un « énoncé matérialiste fondamental » : « la thèse centrale de l’unité matérielle du monde5 ». Dans une perspective analogue, Jean-Claude Bourdin a ensuite développé l’idée stimulante selon laquelle le grand mérite de Diderot serait finalement d’avoir compris et exposé d’une manière conjecturale et fictionnelle « l’assiette » du matérialisme des Lumières, autrement dit d’avoir mis en scène les catégories fondamentales dont ce matérialisme a besoin sans pouvoir métaphysiquement les fonder6. Il convient donc tout d’abord de voir en quoi le monisme permet effectivement de préciser des problématiques majeures du matérialisme diderotien.
LE NÉOSPINOZISME
5Le matérialisme de Diderot a investi d’une manière nouvelle le champ du vivant en conjuguant la question de son fonctionnement (avec les perspectives nouvelles offertes par la physiologie des Lumières et la médecine de l’école de Montpellier) et celle de sa genèse (avec la question du passage de l’inerte au vivant et l’épigenèse) et de son évolution (l’histoire naturelle intégrant une histoire des espèces). C’est un aspect souvent étudié, qu’il n’est pas question de présenter en détail ici. Mais on remarque qu’un enjeu matérialiste se précise : il s’agit de réduire l’énigme du vivant, sur les plans épistémologique (avec la critique baconienne de l’étonnement7 et celle plus spinoziste et fontenellienne8 de l’admiration devant ce qui semble nous dépasser) et ontologique (rejet du prodige faisant exception aux lois naturelles). Diderot conjugue ici avec une nouvelle insistance - dont on trouve déjà certains accents chez La Mettrie, mais sans la question du passage de l’inerte au vivant9 ni celle de l’histoire des espèces - la critique épistémologique de nos moyens de connaissance, surévalués ou mal compris par la métaphysique dualiste et réaliste, et le déploiement d’une nouvelle ontologie pour le vivant qui, sans le fondre dans la mécanique ou la physique, l’inscrit dans la nature et le jeu des forces matérielles.
6Le matérialisme diderotien apparaît alors comme le prolongement ontologique d’une interprétation radicale de l’épigenèse. On peut ainsi parler d’un matérialisme épigénétique, voire d’une « métaphysique de l’épigenèse10 », en précisant que l’épigenèse doit ici être comprise non seulement comme une construction progressive de l’organisme, celui-ci ne préexistant pas dans un germe, mais aussi comme un processus historique et contextuel mêlant nécessité et contingence. Un tel matérialisme épigénétique s’oppose donc au préformationnisme, mais aussi à une interprétation de l’épigenèse comme actualisation d’une forme première. C’est ce qu’on peut nommer une épigenèse radicale, qui récuse qu’une forme régisse la genèse, qu’elle soit préalablement déposée dans le germe ou progressivement actualisée tel un telos immanent. C’est le sens de la célèbre définition du spinozisme moderne dans l’article « Spinosiste » de l’Encyclopédie :
Le principe général de ceux-ci [les spinosistes modernes], c’est que la matiere est sensible, ce qu’ils démontrent par le développement de l’œuf, corps inerte, qui par le seul instrument de la chaleur graduée passe à l’état d’être sentant & vivant, & par l’accroissement de tout animal qui dans son principe n’est qu’un point, & qui par l’assimilation nutritive des plantes, en un mot, de toutes les substances qui servent à la nutrition, devient un grand corps sentant & vivant dans un grand espace. De-là ils concluent qu’il n’y a que de la matiere, & qu’elle suffit pour tout expliquer ; du reste ils suivent l’ancien spinosisme dans toutes ses conséquences11.
7Le néospinozisme affirme l’unité substantielle dans l’héritage de Spinoza, mais avec des arguments nouveaux ancrés dans les sciences du vivant. En fait, il y a une réelle modification de l’héritage spinoziste - lui-même étant largement une reconstruction - par l’épistémologie épigénétiste12. Retenons ici l’accent sur certains objets comme l’œuf, dont Le rêve de d’Alembert fait la clé d’un renversement de « toutes les écoles de théologie13 » et certains processus. Si l’œuf de Diderot est néospinoziste, c’est parce qu’il nie le dualisme des substances et avec lui toute intervention transcendante. En fait, l’œuf est lui-même un processus en tant qu’il est toujours regardé par Diderot comme un ensemble de rapports matériels construits dans un contexte et une histoire. Même le germe, sur lequel Diderot revient après les expériences de Spallanzani, est finalement un moment dans un processus, puisqu’il ne contient pas l’organisme en petit et est le fruit d’une rencontre. Contre Charles Bonnet14 et l’articulation entre le préformationnisme et une métaphysique de l’ordre transcendant déposé dans le vivant, Diderot propose ainsi l’idée de coordination de molécules, qui caractérise tout autant le germe que les êtres développés (plantes et animaux)15.
8L’article « Spinoziste » pointe un autre aspect, lié au précédent et typique du matérialisme diderotien. Les processus de production de l’organisme font signe vers un processus plus profond : l’actualisation de la sensibilité potentielle de la matière. L’article n’établit pas comme dans le Rêve une distinction précise entre sensibilité potentielle ou morte et sensibilité actuelle ou vive, mais elle est impliquée par le passage du « corps inerte » à « l’état d’être sentant & vivant ». Cela suppose une relecture de la division de Buffon entre matière morte et matière vivante : ce sont deux états de la matière16 et non deux matières séparées. Dès les Pensées sur l’interprétation, Diderot montre son intérêt pour cette distinction qui peut permettre de penser l’immanence du vivant en ancrant la vie, donc l’énergie et les forces structurantes, dans la matière organique. Mais Diderot se montre soucieux de ne pas séparer les deux matières en en faisant des catégories ontologiques statiques. D’où ses questions sur les rapports entre les deux matières et une inflexion de la réflexion vers le passage de l’une à l’autre, notamment du mort au vivant. À l’intérieur d’une histoire naturelle que Diderot voit comme une source féconde de réflexion pour l’épigenèse, il s’agit de réduire les divisions potentiellement dualistes et de marquer l’unité de la matière. Dans le Rêve et dans les Éléments de physiologie, plusieurs modèles parcourent cette conversion de la dichotomie en passages, de la distinction de nature à la distinction d’état. À un premier modèle mécanique succèdent notamment des modèles chimiques plus puissants et plus originaux.
L’ANIMALISATION DE LA MATIÈRE
9Pour prendre un exemple révélateur, « l’assimilation nutritive » mentionnée dans l’article « Spinosiste » renvoie à une interprétation largement chimique du processus central de l’actualisation de la sensibilité potentielle, autrement dit le passage de la matière inerte à la matière vivante ou organique. Ce passage est, en effet, pensé à partir de l’idée d’animalisation, qui traduit un changement dans les données fournies par l’analyse chimique (notamment la présence d’alcali volatil, principe prochain typique du vivant17). De plus, le processus lui-même est modélisé d’une manière chimique, notamment à travers la catégorie de fermentation, à laquelle Diderot confère une portée générale en tant qu’elle traduit la fécondité des rencontres entre des parties matérielles actives18. L’animalisation articule ainsi différents processus manifestés par l’histoire naturelle et la chimie : la libération des infusoires dans une digestion de plantes - l’un des modèles des molécules organiques de Buffon -, la fermentation (panique, vineuse, acide ou putride) et la digestion organique par laquelle l’organisme s’assimile les aliments :
Le végétal est produit par la chaleur et la fermentation. La matiere vegetale s’animalise dans un vase ; elle s’animalise aussi en moi, et animalisée en moi, elle se revegetalise dans le vase ; il n’y a de différence que dans les formes19.
En pétrissant long-tems la pâte, et l’arrosant souvent d’eau, on lui ôte la nature vegetale, et on l’approche tellement de la nature animale, que par l’analise elle en donne les produits20.
10Une distinction des Éléments de physiologie21 et l’usage du verbe « animaliser » dans le Rêve22 pouvaient laisser entendre que l’animalisation désigne la digestion, autrement dit le passage de la matière végétale à la matière animale dans l’organisme. Mais on voit dans les citations ci-dessus que le terme a un sens à la fois plus englobant et plus précis : il désigne un changement dans la nature d’une matière, révélée par l’analyse chimique, qui correspond certes au passage vers l’organique mais peut se produire en dehors de l’organisme. Ce modèle éclaire l’intérêt de Diderot pour les générations spontanées : loin d’être un simple fait ou une croyance de Diderot, il s’agit d’un exemple de la tendance spontanée de la matière, dans certains contextes, à aller vers des états analogues à ceux qu’on trouve dans le vivant. Le regard chimique de Diderot lui permet de prolonger une idée déjà véhiculée par les molécules organiques de Buffon : il y a de la matière vivante et des processus d’activation vitale en dehors des organismes vivants. C’est un argument majeur pour penser la genèse des organismes et des espèces, qui dépasse la seule question de l’épigenèse pour celle, plus générale, de la production du vivant.
11L’histoire du terme d’« animalisation » révèle l’originalité de la position diderotienne. C’est un terme extrêmement rare à l’époque où Diderot l’emploie dans le Rêve de d’Alembert. Il se pourrait même que Diderot invente le verbe « s’animaliser », qui souligne la dimension spontanée d’un processus qui ne requiert pas, comme la digestion organique, un organisme assimilateur déjà existant. Mais l’animalisation devient dans les années 1780, puis surtout 1790, un terme technique majeur de ce qui est en train de devenir la chimie organique. Il prend alors un sens précis : l’animalisation est le processus par lequel une matière gagne de l’azote, élément qui remplace à l’époque l’ammoniac (l’alcali volatil) pour devenir l’indicateur de la matière animale. L’un des premiers à envisager ce sens technique dans une perspective générale semble La Métherie. Ce naturaliste est aussi un penseur matérialiste, mais quoiqu’il emploie le verbe s’animaliser, soulignant la spontanéité du processus, il ne semble pas en faire un usage philosophique matérialiste23. C’est la première originalité de Diderot : construire d’emblée une argumentation matérialiste à partir du passage entre les règnes et des processus matériels qu’il implique.
12Mais Diderot va plus loin. Le concept d’animalisation, avant sa constitution en termes techniques de la chimie, prend chez Diderot une valeur relationnelle et réciproque remarquable. D’un côté, Diderot n’isole pas les données révélées par la chimie (résultats d’analyse et processus) de l’étude de l’organisme comme tel. Il dépasse ainsi les tensions entre les modèles chimiques analytiques du vivant et les défenseurs comme Bordeu d’une autonomie du vivant, tensions qui se prolongent à la fin du xviiie siècle et dans la première moitié du xixe siècle. Dans la perspective élaborée par Diderot, l’animalisation est à la fois un processus immanent à la matière, qui révèle ses potentialités propres, et un processus déterminé par certains contextes comme la chaleur et, dans l’organisme, le rythme spécifique des actions et réactions. D’un autre côté, l’animalisation peut s’inverser, comme l’indique une citation donnée plus haut : la matière animale peut redevenir végétale. Or c’est un point qui n’intéresse pas les chimistes ensuite - il se traduirait par l’étude du processus de perte d’azote. En revanche, l’inversion du processus souligne dans la perspective diderotienne la circulation entre les états de la matière dans une sorte de cycle enchaînant les opérations immanentes. Cela permet d’évacuer, avec l’insistance sur le rôle des contextes et la part de contingence, ce qu’il pourrait y avoir de finaliste dans l’hypothèse de la sensibilité potentielle de la matière. La matière ne tend pas vers des états plus parfaits ou vers un état d’actualisation maximale de son être, elle exprime une tendance toujours modifiée et limitée par des contextes et qui peut parfaitement s’inverser. En un mot, l’inversion des opérations, thème physique et chimique24, infléchit l’idée de potentialité en acte pour exclure toute tendance vers un état final.
TRANSFORMATIONS ET ACTUALISATIONS
13Le néospinozisme se construit donc autour de l’unité de la substance à travers des processus montrant que la même matière explique les êtres inertes et vivants. C’est un matérialisme du passage, qui implique une conception particulière des changements : il y a à la fois nouveauté, le vivant n’étant pas réduit à un assemblage mécanique et ses lois et propriétés étant spécifiques, et continuité car ce sont les mêmes éléments matériels qui prennent de nouvelles propriétés et agissent.
14Le rêve de d’Alembert souligne tout particulièrement l’existence, lors des passages, d’une transformation intime de la matière du vivant. À différents moments cruciaux, la notion de transformation intervient pour souligner la dynamique immanente des changements d’états et leur nouveauté qualitative. Ainsi, le passage du marbre en humus est une transformation : « Lorsque le tout s’est transformé en une matière à peu près homogène25 » ; de même que le passage de l’agrégat d’abeilles à l’unité d’un animal : « Voulez-vous transformer la grappe d’abeilles en un seul et unique animal26 ? » et celui des brins en organes : « Chacun des brins du faisceau de fils se transforma, par la seule nutrition et par sa conformation, en un organe particulier27. » J’ai étudié ailleurs la dimension chimique de ces transformations28. Il convient de souligner ici l’irréductibilité des qualités nouvelles à des rapports mécaniques et même à des agrégations de qualités préexistantes (à l’état antérieur du processus). L’actualisation des potentialités est chez Diderot aussi une réelle modification qualitative qui comporte une profondeur réelle : un changement d’état n’est pas une modification de surface.
15Dans ces analyses, l’hypothèse de la sensibilité potentielle de la matière constitue l’articulation la plus profonde, au niveau philosophique où se place Diderot, des différents points de vue pour réduire les dualismes29. Elle nourrit un matérialisme des degrés d’actualisation qui délaisse la question de l’essence de la matière, ou du moins s’écarte d’une théorie classique des propriétés essentielles que la matière devrait toujours avoir et qu’on pourrait en droit déduire d’une première propriété fondamentale. Elle donne en outre une généralité remarquable à une détermination de la tendance comme expression aveugle, inhérente à la matière comme telle mais conditionnée par les contextes. Deux dimensions de la matérialité s’imbriquent : l’ancrage dans les propriétés fondamentales de la matière et la dépendance envers les contextes compris comme des rapports matériels. Avec cette hypothèse, le néo-spinozisme constitue le matérialisme comme un monisme axé sur le vivant, à la fois comme problème majeur et comme modèle. Cela autorise à qualifier le matérialisme diderotien de « biologique », même lorsque d’autres modèles (physiques mais surtout chimiques) le nourrissent. Pourtant, il existe un autre rôle de la chimie, qui n’est pas réductible à la question - pourtant décisive - des étapes du passage entre les règnes. Loin d’être subalterne, il pointe vers la remise en question du cadre classique du monisme.
UN MATÉRIALISME PLURIEL : L’IRRÉDUCTIBILITÉ DES MATIÈRES HÉTÉROGÈNES
16Il semble essentiel au matérialisme qu’il existe à un niveau fondamental une substance unique. Pourtant, la récusation des dualismes ne s’accompagne pas chez Diderot de la construction d’un concept homogène et unique de matière, ni d’un refus de la diversité des substances. Ainsi, dans les Pensées sur l’interprétation de la nature comme dans les Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, les éléments matériels sont irréductibles à un concept de substance homogène. Ils sont même étonnamment pluralisés jusqu’à être en nombre infini, ce qui n’est pas une approximation métaphysique de Diderot (flottement entre infini et indéfini), mais une implication forte de sa philosophie - j’y reviendrai. D’où un second paradoxe : comment comprendre que le rejet des dualismes n’implique pas celui de divisions qui semblent bien davantage éclater l’ontologie ? C’est bien sûr un problème pour tout atomisme, mais il se pose ici avec plus de force en raison de l’importance de la catégorie de matière. D’autant que, chez Diderot, il semble que la réduction des dualismes se fasse au nom d’une ontologie plurielle - et non malgré elle ou indépendamment d’elle. Pour formuler le problème avec toute sa force, il convient d’insister sur le niveau fondamental auquel se situe cette pluralisation ontologique : il ne s’agit pas de distinguer des agrégats ou des pseudo-éléments (comme chez Descartes) correspondant en fait à des arrangements de la même matière.
17Il est possible - certains chimistes comme Boyle30 l’ont proposé - de construire les échelles de la matière en supposant une matière universelle dont dérive l’hétérogénéité, ce qui permettrait une lecture matérialiste en un sens plus commode - quoique ce ne soit évidemment pas ce que suggérait Boyle ! Il est aussi possible de laisser cette question en suspens, comme l’ont fait, à la charnière des xviie et xviiie siècles, la plupart des chimistes de l’Académie royale des sciences employant des modèles mécanistes, en se contentant de proposer des schémas explicatifs figurant les principes chimiques sans déterminer leur statut ontologique exact (notamment leur éventuelle genèse à partir d’une matière envisagée à travers le corpuscularisme mécaniste)31. Or c’est précisément ce que les chimistes de l’école de Rouelle ne font plus : ils affirment clairement leur double refus des modèles explicatifs inspirés du mécanisme corpusculaire et de leur interprétation ontologique possible en termes de matière universelle diversement modifiée par ses arrangements corpusculaires.
Il est impossible de les [les éléments chimiques] apercevoir seuls ou séparés les uns des autres, à moins qu’ils ne soient réunis en très grande quantité numérique ; aussi ignore-t-on leur figure particulière, et il serait très ridicule de prétendre la déterminer comme ont fait plusieurs physiciens32.
18C’est dans cette tradition que se situe Diderot, qu’il pourrait même renforcer33, et il faut saisir la portée de cette décision épistémologique et ontologique pour le cadre matérialiste. Elle implique de construire le concept de matière comme un ensemble de cas et non comme la matrice première et universelle de la production des phénomènes. En un sens, l’ontologie moniste subit les coups d’une interprétation radicale, à partir de la chimie, du nominalisme et de l’étude expérimentale du particulier : la matière devient un concept éminemment problématique !
L’HÉTÉROGÉNÉITÉ DE LA MATIÈRE
19La chimie sert de base à Diderot pour formuler une philosophie de la matière originale, qui passe par une pluralisation des matières contre la métaphysique traditionnelle mais aussi contre la physique de son temps34. C’est une dimension centrale du matérialisme diderotien, qui intègre les débats entre la physique mécaniste et mathématique d’un côté, et les sciences du vivant et la chimie de l’autre. L’ontologie doit tenir compte de la pluralité des sciences et de leurs implications métaphysiques possibles. En un sens, avec Diderot, le matérialisme doit choisir entre plusieurs voies sans pouvoir toutes les tenir, du moins avec le même niveau d’analyse, car il se montre conscient de leurs tensions. Je retiendrai ici un point central : la question de l’homogénéité de la matière, qui sous-tend la possibilité de parler de matière en général.
20Dès les Pensées sur l’interprétation de la nature, un point de vue chimique sur les éléments agissant dans la nature accompagne une pluralisation des matières. Ainsi, un « corps élastique mixte » est un
système composé de deux ou plusieurs systèmes de matières différentes, de différentes figures, animées de différentes quantités et peut-être même mues selon des lois différentes d’attraction, dont les particules sont coordonnées les unes entre les autres, par une loi qui est commune à toutes, et qu’on peut regarder comme le produit de leurs actions réciproques35.
21Dans cette section des « Cinquièmes Conjectures », jouant avec le terme de mixte, Diderot modélise un système comportant des matières qualitativement différenciées. Comme nous nous trouvons alors vers la fin des « Cinquièmes Conjectures », élaboration théorique intégrant progressivement les données du monde réel, on doit conclure que le pluriel des matières est un trait du monde objectif. Car, à rebours d’une démarche mécaniste classique, dont le modèle se trouve notamment dans les Principes de Descartes36, il ne s’agit pas de retrouver les données de l’expérience à partir d’une fiction théorique axée sur des principes intelligibles premiers (comme l’étendue et les lois du mouvement), mais de modifier le cadre théorique en enrichissant progressivement un modèle physique par des déterminants de plus en plus concrets. Or, le passage du système de corps élastique homogène au système de corps élastique mixte est un moment central. Il ouvre le modèle théorique sur une pluralité de matières, qui elle-même pluralise les relations et les types de lois par-delà la simplicité des lois universelles régissant la matière homogène. Dès le stade des corps élastiques homogènes, « une infinité de causes » peuvent modifier et varier « à l’infini » la quantité des phénomènes considérés (l’attraction et ses effets sur un système matériel, tels la raréfaction et la condensation). Mais une nouvelle infinité naît avec le corps élastique mixte, en relation cette fois-ci à une variation de qualité : « Mais si toutes ces qualités [les matières hétérogènes, leurs différentes figures, les lois attractives37] sont variables, il en résultera une infinité de corps élastiques mixtes38. » Cette formule, peu commentée, exprime une position philosophique remarquable, inspirée par la chimie quoique Diderot n’ait pas encore suivi les cours de Rouelle. De la qualité, plus précisément des différences de qualité, on passe à une ontologie infiniment plurielle.
22Le passage de la qualité à la pluralisation est en fait un passage d’une première forme d’hétérogénéité à une autre. Ainsi, ce sont les variations de qualité qui expliquent la genèse d’une « infinité de corps élastiques mixtes ». Mais ces variations ne sont pas de leur côté ramenées à une variation quantitative : elles expriment une diversité essentielle, celles des matières et de leurs propriétés. Le concept de corps élastique mixte s’ancre donc dans une hétérogénéité fondamentale, qualitative et irréductible, qui produit un éclatement sans limite de l’ontologie en raison de possibilités combinatoires infinies.
23En fait, Diderot tire une leçon originale de la distinction chimique entre éléments et mixte. Dans la théorie rouellienne (que nous suivrons ici pour plus de commodité quoique Diderot la connaisse encore peu à l’époque39), les quatre éléments, qui correspondent à des types de matière qualitativement différenciés rendant raison des opérations du laboratoire, permettent une quantité indénombrable de mixtes. Rouelle, à la suite de Becher et de Stahl, précise une distinction entre mixtes proprement dits (association d’éléments) et composés (association de mixtes40), mais les chimistes de l’époque parlent souvent, comme Diderot ici, de mixtes au sens large qui englobent toutes les combinaisons, par distinction avec les agrégats (ou agrégés) correspondant à l’état sensible des corps homogènes. Quoi qu’il en soit, dans sa présentation des éléments, Rouelle souligne la grande quantité de combinaisons possibles (mixtes proprement dits et composés). C’est un point important de la chimie prélavoisienne, qu’on a souvent occulté : la théorie des quatre éléments accompagne parfaitement l’augmentation importante du nombre de substances chimiques étudiées par les chimistes. D’ailleurs, les cours de chimie de Rouelle et Venel le montrent bien : le discours sur les éléments, peu développé41 (encore moins chez Venel, en partie parce qu’il s’adresse à des apothicaires42), laisse la place à des analyses axées sur les opérations particulières sur des classes de substances. En fait, la faiblesse de la théorie des quatre éléments serait ici plutôt de l’ordre de la nomenclature, car il semble que ce soient finalement les opérations qui jouent alors le rôle de principe structurant le savoir chimique.
24Dans les « Cinquièmes Conjectures », Diderot retient la diversité qualitative des matières, constituée en hétérogénéité fondamentale permettant de modéliser toutes sortes de combinaisons pouvant rendre raison des phénomènes. Il délaisse la question de la composition de la matière jusqu’aux indécomposables. Parmi les philosophes disciples de Rouelle, cette seconde dimension est bien plus présente chez Rousseau43. Mais elle tend à s’effacer dans les articles de l’Encyclopédie rédigés par Venel au profit d’une conception des principes prochains44. En outre, elle intervient chez Rouelle lui-même comme un cadre théorique pour penser les relations de déplacements et les combinaisons plus que pour poser un terme à la décomposition. L’essentiel est qu’un élément chimique soit irréductible, c’est-à-dire qu’il soit distinct qualitativement d’autres substances chimiques et qu’il ne soit pas une modification d’une matière homogène. Diderot s’inscrit manifestement dans cette voie.
25On en trouve une confirmation lorsque Diderot établit les principes nécessaires pour rendre raison de l’expérience. Sans entrer dans les détails et en marquant plusieurs incertitudes, il affirme la composition hétérogène de la matière sans réduction possible à une matière homogène se différenciant. Tel est le sens du concept d’élément au début de la pensée LVIII, qui précise l’enjeu de l’irréductibilité en le distinguant de celui de l’indécomposabilité. Quoique les deux soient liées dans l’analyse chimique, puisque l’on détermine un principe en l’isolant, donc en décomposant et en purifiant, l’élément est d’abord un principe qualitatif spécifique, ensuite un terme que l’on pourra ou non atteindre :
Il n’y a qu’une manière possible d’être homogène. Il y a une infinité de manières différentes possibles d’être hétérogène. Il me paraît aussi impossible que tous les êtres de la nature aient été produits avec une matière parfaitement homogène, qu’il le serait de les représenter avec une seule et même couleur. Je crois même entrevoir que la diversité des phénomènes ne peut être le résultat d’une hétérogénéité quelconque. J’appellerai donc éléments les différentes matières hétérogènes nécessaires pour la production générale des phénomènes de la nature ; et j’appellerai nature, le résultat général actuel, ou les résultats généraux successifs de la combinaison des éléments. Les éléments doivent avoir des différences essentielles ; sans quoi tout aurait pu naître de l’homogénéité, puis que tout y pourrait retourner45.
26La suite envisage la question du terme à la décomposition d’une manière prudente. On retiendra le rejet ferme de la division à l’infini de la matière : « La molécule d’un élément dans cet état de division dernière, est indivisible d’une indivisibilité absolue, puisqu’une division ultérieure de cette molécule étant hors des lois de la nature et au-delà des forces de l’art, n’est plus qu’intelligible46. » C’est une attaque classique contre le corpuscularisme cartésien que l’on trouve dans les traditions atomistes, mais elle prend ici une tournure spécifiquement chimique. D’une part, Diderot souligne le rôle de l’art, ce qui est un trait typique de la chimie, en particulier lorsqu’il s’agit de la détermination des éléments. D’autre part, Diderot ne récuse pas directement la division à l’infini, ce qui supposerait d’accepter la formulation corpusculaire du problème, donc un concept de matière homogène. Il rejette la division à l’infini en tant que seconde manière de penser l’indécomposabilité, la première étant l’irréductibilité d’un élément à un autre, donc l’irréductibilité d’une qualité. Avant de parler de la question de la division, il faut donc la reformuler en termes chimiques en récusant l’idée de matière homogène.
27Terminons sur ce passage par deux remarques. La première est qu’il ouvre les questions qui closent les Pensées sur l’interprétation de la nature, questions largement articulées aux problématiques du vivant et à la distinction buffonienne entre matière vivante et matière morte. Or, si ces questions ont été souvent commentées, on n’a pas assez remarqué le rôle de cette introduction qui fait signe vers une position chimique du problème47. C’est par la reconnaissance d’une « infinité de manières différentes possibles d’être hétérogène » que Diderot va interroger la division buffonienne en la pluralisant selon des variations de degrés et de mélanges. C’est donc par une ontologie plurielle que Diderot subvertit ce qu’il peut y avoir du dualiste dans la distinction entre matière vivante et matière morte.
28La seconde remarque concerne le statut de l’infinité et son objet. Diderot semble articuler deux questionnements : un premier sur les manières possibles d’être hétérogène, un second sur l’hétérogénéité actuelle qu’il faut nécessairement poser pour rendre raison des phénomènes. Il semble que Diderot rabatte un questionnement général sur l’hétérogénéité, à portée métaphysique, sur la détermination proprement chimique de l’hétérogénéité comme différence irréductible entre des principes qualitatifs. Mais on relève une ambiguïté ou peut-être une indécision : s’il y a une infinité de manières d’être hétérogène, le nombre d’éléments actuels n’est pas précisé. Les « Cinquièmes Conjectures » parlaient « des » matières, sans plus de précision, et réservaient aux mixtes le terme d’infinité. Diderot se contente-t-il d’un infini dans la combinatoire et d’un nombre fini, peut-être inassignable, d’éléments actuels ?
L’INFINITÉ DES ÉLÉMENTS
29Nous trouvons une réponse plus nette dans les Principes philosophiques sur la matière et le mouvement. À une époque où il connaît mieux la chimie rouellienne et le détail des opérations chimiques, Diderot prolonge la pluralisation fondamentale de l’ontologie, cette fois-ci en parlant d’une infinité d’éléments :
Mais j’arrête mes yeux sur l’amas général des corps ; je vois tout en action et en réaction ; tout se détruisant sous une forme ; tout se recomposant sous une autre ; des sublimations, des dissolutions, des combinaisons de toutes les espèces, phénomènes incompatibles avec l’homogénéité de la matière ; d’où je conclus qu’elle est hétérogène ; qu’il existe une infinité d’éléments divers dans la nature ; que chacun de ces éléments, par sa diversité, a sa force particulière, innée, immuable, éternelle, indestructible ; et que ces forces intimes au corps ont leurs actions hors du corps : d’où naît le mouvement ou plutôt la fermentation générale dans l’univers48.
30On voit mieux dans ce passage que l’expérience justifiant cette ontologie n’est pas une observation générale de la nature, mais plus exactement celle des opérations naturelles pensées par analogie avec celles du laboratoire. La perspective chimique en ressort renforcée. Pourtant, pour un chimiste, une telle pluralisation infinie des éléments n’a pas grande pertinence. Si la chimie du xviiie siècle tend, avec le développement des tables d’affinités, à établir des relations horizontales entre les substances qui, sur ce plan, n’ont pas besoin de distinguer celles qui sont élémentaires, les théories des éléments se restreignent malgré tout à quelques catégories définies - quatre pour les rouelliens, de trois à cinq auparavant. Certes, un chimiste comme Venel peut relativiser cette notion d’élément et accepter que, à part peut-être le phlogistique, les éléments ne soient pas universels. Dans l’Encyclopédie, son propos peut être très proche de celui de Diderot, ce qui n’est guère étonnant vu les rapports entre les deux hommes. Mais il ne parle pas d’infinité d’éléments :
Bien loin que l’esprit se prête difficilement à concevoir plusieurs principes primitifs essentiellement divers & incommutables, ou, ce qui est la même chose, plusieurs matières primitivement & essentiellement diverses ; il me semble au contraire qu’il s’accommode mieux de cette pluralité de matières, & que la magnificence de la nature que cette opinion suppose, vaut bien la noble simplicité qui peut faire pencher vers le sentiment opposé. Je trouve même très-probable que les corps composés des autres mondes, & même des autres planètes de celui-ci, aient non-seulement des formes diverses, mais même qu’ils soient composés d’éléments divers ; qu’il n’y ait, par exemple, dans la lune ni terre argileuse, ni terre vitrifiable, ni peut-être aucune matière douée des propriétés très-communes de nos terres ; qu’il y ait au lieu de cela un élément qu’on peut appeler si l’on veut, lune, & c. ce n’est que le feu qui me paraît être très vraisemblablement un élément universel49.
31Dans ses cours, Venel distingue trois types de conception de la matière. Sa catégorisation est utile pour préciser l’inspiration chimique de Diderot et son originalité. Venel précise le rapport de l’hétérogénéité chimique aux traditions philosophiques en distinguant un modèle corpusculaire mécaniste, un modèle atomiste et un modèle proprement chimique. La conception corpusculaire représente l’adversaire direct, contre lequel l’hétérogénéité chimique ne peut que lutter, d’autant qu’elle est à la fois un moyen de réduction de la chimie à la physique50 et, selon Rouelle et Venel, une erreur que certains physiciens chimistes comme Boyle ont instillée dans la saine chimie. Venel marque une préférence pour ce qu’il nomme épicurisme en raison de la « constance inaltérable, et absolue51 » reconnue aux atomes et de la rupture de l’homogénéité de la matière par l’introduction du vide. Venel n’attribue pas alors de diversité qualitative forte aux atomes, mais y trouve par d’autres aspects une distance à l’égard de la matière homogène. Comme Diderot, Venel relit donc l’atomisme antique dans le cadre de nouveaux problèmes, afin de rejouer l’opposition entre homogénéité et hétérogénéité. Pourtant, l’hétérogénéité chimique se démarque de celle des atomistes : la dernière classe, celle de « ceux qui n’admettent que peu de matière, de la combinaison desquels résultent ces corps52 », regroupe les diverses doctrines chimiques de l’élément (ce qui requiert de lire « peu de matières53 »). En parlant d’infinité des éléments, Diderot semble donc introduire une démarcation à l’égard de la chimie, que l’on pourrait comprendre comme une relecture atomiste.
32Pourtant, la construction diderotienne du concept d’élément garde bien une dimension essentiellement chimique. Je propose donc plutôt de comprendre que Diderot relit l’héritage atomique à la lumière de la chimie, et non l’inverse. Car la détermination des qualités attribuables aux éléments, le type de relation qu’ils peuvent entretenir et les combinaisons qu’ils forment sont bien pensés par des catégories inspirées de la chimie. Diderot rejoint en outre Venel sur un argument décisif quant au statut de l’irréductibilité, argument qui explicite ou radicalise un trait courant de la tradition chimique de Becher et de Stahl. Selon Venel, le rejet des modèles corpusculaires mécanistes, de la matière homogène et du point de vue géométrique et quantitatif qui l’accompagne n’est pas fondé sur un principe ontologique selon lequel les éléments chimiques seraient à part. Il ne s’agit pas de refuser la possibilité que les éléments chimiques aient des propriétés mécaniques (figures et mouvements) expliquant leurs qualités chimiques. Comment pourrait-on d’ailleurs justifier une telle affirmation d’impossibilité ? L’argument part de l’épistémologie, plus exactement de la spécificité du travail chimique, pour conclure à celle de ses explications et de ses agents. C’est en raison de la spécificité pratique et opérationnelle de la chimie que Venel exige et forge à la suite de Rouelle une voie de théorisation propre. Construire l’explication chimique sur des figures et des mouvements revient à faire œuvre de physicien, donc à manquer (selon Rouelle et Venel) la dimension proprement chimique. Or, l’un des points majeurs de cette spécificité chimique est l’hétérogénéité qualitative des matières sur lesquelles on opère. C’est finalement parce que le chimiste travaille sur et avec des matières hétérogènes, qu’il en théorise ensuite les éléments, qu’il pose une ontologie plurielle. Or c’est ce que Diderot a parfaitement saisi : l’ontologie se joue ici dans l’épistémologie, plus précisément une épistémologie régionale. Le pluriel des matières suppose donc celui des sciences et surtout des régimes de savoir.
33Cette convergence se confirme par d’autres rapprochements. Nous retiendrons ici deux passages au ton polémique très proche, en précisant que le propos de Venel reste au niveau épistémologique, alors que Diderot le prolonge d’un débat contre la métaphysique théologique :
En effet qu’est-ce que de la matière ? Hors de la tête des philosophes, personne ne l’a vue. Ce n’est qu’un concept abstrait, il n’y a aucun corps qui n’ait une façon d’être, il n’y a point de corps général, il y a de l’or et de l’argent dans la nature mais il n’y a point de matière. Mais si on pouvait observer que dans les travaux chimiques, on peut réduire un corps en un être simple, tout à fait semblable à un autre être simple, quoiqu’on réduirait un autre corps, serait ce là véritablement de la matière. Mais on n’a jamais fait cela [… ]54.
Si on ne s’obstine pas à considérer les choses dans sa tête, mais dans l’univers, on se convaincra, par la diversité des phénomènes, de la diversité des matières élémentaires ; de la diversité des forces ; de la diversité des actions et des réactions ; de la nécessité du mouvement ; et toutes ces vérités admises, on ne dira plus : je vois la matière comme existante ; je la vois d’abord en repos ; car on sentira que c’est faire une abstraction dont on ne peut rien conclure. L’existence n’entraîne ni le repos ni le mouvement ; mais l’existence n’est pas la seule qualité des corps55.
34Dès lors, comment comprendre le passage à l’infinité des éléments ? On peut réduire le paradoxe en posant que, dans la perspective construite par la philosophie expérimentale des Pensées sur l’interprétation de la nature, l’infini s’intègre à une conception radicale des vicissitudes de la nature. Parce que la nature est toujours au travail, et que le tout est lui-même en vicissitude permanente, les variations naturelles ont une fécondité infinie. Néanmoins, cela éclaire davantage l’infinité des mixtes et des résultats du travail naturel que celle des éléments eux-mêmes. La division actuelle jusqu’à l’atteinte des éléments par l’art ou la nature est soumise à ce principe de variation, mais l’existence d’une infinité d’éléments semble un principe demandant une autre justification. Il demeure que, chez Diderot, la nature naturante n’a pas de premiers principes absolument stables, et que les éléments pourraient paradoxalement aussi être produits. Quoi qu’il en soit, on peut proposer une hypothèse qui, sans dissiper toute la difficulté, a le mérite de maintenir l’ancrage chimique de cette idée (l’infini des éléments) apparemment contradictoire avec les théories chimiques. Il faut se souvenir que, pour Diderot, l’essentiel est l’hétérogénéité qualitative, donc l’existence d’un pluriel de matières. Or, si l’on met de côté la question du terme de la division, comme le fait le texte des Principes philosophiques, un mixte semble autant spécifique par ses qualités propres qu’un élément. Diderot pourrait donc affaiblir la distinction entre mixte et élément pour retenir l’idée d’une hétérogénéité principielle de la matière sous des formes infiniment variées. Pourquoi alors parler d’éléments ? Sans doute pour marquer l’irréductibilité et, peut-être, pour nuancer le propos chimique standard sur le nombre des éléments. Mais cette dernière hypothèse n’impliquerait pas une distance, voire un mépris de Diderot à l’égard des éléments des chimistes, car, contrairement à ce qu’on a pu dire56, les quatre éléments de Rouelle sont bien présents dans les textes de Diderot, y compris le phlogistique, à l’occasion mentionné sous le terme rouellien d’élément du feu (ou feu élémentaire). Bien plus, on voit que Diderot ressaisit un point essentiel, autre justification du maintien du terme d’élément, à savoir la distinction entre ses qualités chimiques et ses propriétés physiques :
Les éléments en molécules isolées n’ont aucune des propriétés de la masse. Le feu est sans lumière et sans chaleur ; l’eau sans humidité et sans élasticité [… ]57.
35Sans en développer l’analyse, remarquons une autre hétérogénéité impliquée par celle des matières et celle des régimes de savoir. Dans les textes ultérieurs aux Pensées sur l’interprétation58, Diderot affirme clairement l’autonomie des affinités chimiques à l’égard de la gravitation. Il prolonge ainsi sur le terrain des lois et des types de rapports le thème de l’hétérogénéité. Au pluriel des matières, s’ajoute un pluriel des « rapports » (au sens chimique d’affinités) qui correspondent à des relations opérationnelles d’union et de désunion entre des substances spécifiques. La synthèse de ces rapports n’est pas une loi diversement modifiée comme le voudra Buffon59, mais une table organisant un pluriel irréductible de relations singulières. S’il est probable qu’il s’agisse d’attractions selon Venel et Diderot, il faut, comme pour les matières, les pluraliser. Cela permet de conclure que, à l’inverse de ce qu’affirme Amor Cherni60, le matérialisme de Diderot n’est pas mécaniste mais bien plutôt, sur ces questions, d’inspiration chimique.
CONCLUSION : LA MATIÈRE COSMOLOGIQUE ET LES MATIÈRES
36Dans ces analyses, Diderot a appliqué le principe qu’il a formulé dans les articles « Métaphysique61 » et « Encyclopédie62 » : tout savoir a sa métaphysique. La « métaphysique » de la chimie, par une pluralisation radicale et une « requalification » de l’ontologie, s’oppose à la matière homogène des physico-mathématiciens et dépasse, tout en les approfondissant, les dualismes naturalistes d’un Buffon. Dernier terme de cette pluralisation des catégories philosophiques et épistémologiques : la métaphysique est elle aussi marquée par une hétérogénéité due à la régionalité des champs. Comment dès lors articuler les deux moments de notre analyse, c’est-à-dire le monisme et l’ontologie irréductiblement plurielle ? Peut-on parler de matérialisme lorsqu’il n’existe pas de la matière et que tout propos sur son essence générale est regardé comme suspect ?
37Pour dissiper le paradoxe, du moins en partie, il convient de préciser deux choses. Premièrement, si Diderot a pluralisé l’ontologie avec une radicalité étonnante, c’est bien pour aller plus loin dans la perspective matérialiste. Il convient ici de reconstruire la notion de matérialisme : le matérialisme n’est pas nécessairement un discours affirmant l’unité, l’universalité et la permanence d’une substance matérielle. Le matérialisme de Diderot n’est pas un phénoménisme des relations, mais il déplace la matérialité vers le jeu des matières. À ce niveau, Diderot propose une autre voie que celle d’un d’Holbach ou même de La Mettrie, et a fortiori des matérialistes clandestins proposant une métaphysique de la matière. Il va même plus loin que le matérialisme aléatoire de la rencontre, dont Jean-Claude Bourdin63 a montré la forte présence. Car, tout en intégrant cette dimension, Diderot la renouvelle par la chimie, à ce point qu’on pourrait parler de matérialisme de l’hétérogène. En second lieu, à condition de tenir compte du point de vue chimique, un propos philosophique sur la matière n’est pas interdit. Au contraire, Diderot le développe en plusieurs endroits comme nous l’avons rappelé. Mais il faut inverser l’ordre de construction du concept : partir des matières pour aller vers la matière. La matière devient le nom donné à l’ensemble des matières hétérogènes, concept nominal et relationnel qui ne recoupe aucun être individuel réel (au sens où un corps n’est jamais de la matière, mais de telle matière). Son unité est donc induite à partir des propriétés qui peuvent être reconnues à toute matière, comme certaines forces et, selon l’hypothèse du Rêve, un degré de sensibilité potentielle. L’enjeu devient de déterminer les propriétés attribuables à la matière dans ses éléments ultimes, ce qui est le cœur du débat avec Maupertuis dans les Pensées sur l’interprétation de la nature. Dans la perspective nominale et inductive ouverte par Diderot, il faut aussi admettre que le concept cosmologique de matière - pour ainsi le nommer -, qui recoupe l’ensemble des propriétés reconnues aux matières, pourra varier selon les données scientifiques. La reconnaissance de la gravitation comme propriété de la matière comme masse en est pour Diderot un exemple, que les affinités ont relayé sur le plan des matières concrètes.
38En ce sens, la matière et les matières hétérogènes de la chimie ne se contredisent pas : on part des matières pour construire la matière comme ensemble de propriétés et d’interactions. Le paradoxe pourrait alors s’inverser : il est finalement étonnant qu’on n’ait pas davantage étudié, dans le vaste champ du matérialisme, ce qui semble l’une de ses deux grandes voies. À tout le moins, le mérite de Diderot est d’avoir, grâce à la chimie, construit une version originale et audacieuse de ce matérialisme de la « matière universelle hétérogène64 ».
Notes de bas de page
1 Comme l’a notamment montré Ann Thomson, par exemple dans « La Mettrie ou la machine infernale », Corpus, revue de philosophie, 5/6, 1987.
2 « Le matérialisme de d’Holbach pour “sortir” de la philosophie », dans Sophie Audidière, Jean-Claude Bourdin, Jean-Marie Lardic, Francine Markovits, Yves Charles Zarka (dir.), Matérialistes français du xviiie siècle, La Mettrie, Helvétius, d’Holbach, Paris, PUF, 2006.
3 Voir par exemple dans Jean Dubessy, Guillaume Lecointre, Marc Silberstein (dir.), Les matérialismes (et leurs détracteurs), Paris, Syllepse, 2004, les contributions d’Yvon Quiniou, « Visages du matérialisme », et d’Eftichios Bitsakis, « Microphysique : pour un monisme de la matière ». Dans le même ouvrage, Angèle Kremer-Marietti critique cette distinction, voir « Quelle(s) définition(s) de la matière un matérialisme contemporain pourrait-il revendiquer ? ».
4 Jean-Claude Bourdin, Diderot. Le matérialisme, Paris, PUF, 1998. Voir aussi Colas Duflo, Diderot philosophe, Paris, Honoré Champion, 2003, et Annie Ibrahim, Diderot, un matérialisme éclectique, Paris, Vrin, 2010.
5 J.-C. Bourdin, Diderot. Le matérialisme, op. cit., p. 15. Voir aussi C. Duflo, Diderot philosophe, op. cit., en particulier les pages 189-192 et l’ensemble du chapitre III, qui soulignent l’enjeu de la construction d’un monisme matérialiste contre le dualisme corps-substance spirituelle.
6 Voir Jean-Claude Bourdin, « Diderot métaphysicien. Le possible, le nécessaire et l’aléatoire », Archives de philosophie, 71/1, 2008.
7 Sur ce point, voir François Pépin, La philosophie expérimentale de Diderot et la chimie. Philosophie, sciences et arts, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 37-63.
8 On pense aux Entretiens sur la pluralité des mondes et à la célèbre rose pensant son jardinier éternel, avec laquelle Diderot joue dans le Rêve de d’Alembert. Mais le rapprochement est plus profond et les études récentes sur Fontenelle tendent à montrer qu’il fut un moment intéressant vers le matérialisme du second xviiie siècle.
9 Que La Mettrie délaisse après une première tentative, probablement jugée insatisfaisante, en 1745 avec le Traité de l’âme.
10 Voir Charles T. Wolfe, « Une biologie clandestine ? Le projet d’un spinozisme biologique chez Diderot », La lettre clandestine, 19, 2011.
11 Diderot, s. v. « Spinosiste », Encyclopédie, t. XV, p. 474.
12 Sur cette question, voir C. T. Wolfe, « Une biologie clandestine ? », art. cité.
13 Le rêve de d’Alembert, dans Œuvres philosophiques, Paris, Classiques Garnier, 1998, p. 274.
14 Voir notamment Considérations sur les corps organisés [1762], Paris, Fayard, 1985, I, 9.
15 Diderot, Éléments de physiologie, éd. Jean Mayer, Paris, Didier, 1964, I, 1, p. 8.
16 Et non deux « niveaux d’organisation » comme l’affirme Timo Kaitaro (Diderot’s Holism. Philosophical Anti-Reductionism and its Medical Background, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 1997, p. 86), quoique l’organisation et ses niveaux interviennent bien sûr dans les processus régissant ces états et leurs passages. Nous verrons que l’« animalisation » confirme cette distinction entre états de la matière et niveaux d’organisation, les processus d’animalisation pouvant se produire en dehors des organismes.
17 C’est une idée classique de la chimie de l’époque, utilisée par Rouelle pour caractériser les êtres intermédiaires comme la « plante animale » et reprise par Diderot dans les Éléments de physiologie. Voir notamment I, 1, p. 13 : « Le champignon donne à l’analyse de l’alcali volatil signe caractéristique du règne animal : aussi la graine du champignon est-elle vivace : elle oscille dans l’eau, se meut, s’agite, évite les obstacles, et semble balancer entre le règne animal et le règne végétal avant que de se fixer à celui-ci. »
18 Pour plus de détail, voir F. Pépin, La philosophie expérimentale de Diderot et la chimie, op. cit., p. 718-725.
19 Éléments de physiologie, I, 1, p. 8-9.
20 Ibid., p. 9. Diderot fait référence à un mémoire de l’Académie de Bologne.
21 « La végétation, la vie ou la sensibilité et l’animalisation sont trois opérations successives » (p. 7).
22 « En mangeant, que faites-vous ? Vous levez les obstacles qui s’opposaient à la sensibilité active de l’aliment. Vous l’assimilez avec vous-même ; vous en faites de la chair ; vous l’animalisez ; vous le rendez sensible ; et ce que vous exécutez sur un aliment, je l’exécuterai quand il me plaira sur le marbre » (p. 261).
23 Du moins dans ses Vues physiologiques sur l’organisation animale et végétale, Amsterdam/ Paris, Didot, 1780, voir en particulier p. 208.
24 Notamment depuis Georg Ernst Stahl et Joseph Black, célèbres pour leurs démonstrations expérimentales procédant d’une opération et de son inversion (sur la calcination identifiée à une combustion pour Stahl et l’anhydride carbonique pour Black).
25 Le rêve de d’Alembert, op. cit., p. 263.
26 Ibid., p. 293.
27 Ibid., p. 320.
28 Voir F. Pépin, La philosophie expérimentale de Diderot et la chimie, op. cit., p. 696-725.
29 Comme l’ont notamment souligné, dans des perspectives différentes, les travaux sur la philosophie matérialiste de Diderot de Jean-Claude Bourdin (en particulier Diderot. Le matérialisme, op. cit., p. 80-106), de Colas Duflo (Diderot philosophe, op. cit., p. 193-224), d’Annie Ibrahim (Diderot, un matérialisme éclectique, op. cit., p. 47-55), de Timo Kaitaro (Diderot’s Holism, op. cit., p. 98-106), et de Charles T. Wolfe (« Sensibility as Vital Force or as Property of Matter in Mid-Eighteenth-Century Debates », dans H. M. Lloyd [dir.], Sensibiliy : The Knowing Body in the Enlightenment, Oxford, Voltaire Foundation, 2012). Voir aussi les analyses du « groupe de travail » sur le Rêve de d’Alembert (CERPHI), publiées dans le numéro 34 des Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie et dans S. Audidière, J.-C. Bourdin, C. Duflo (dir.), Encyclopédie du Rêve de d’Alembert de Diderot, op. cit., et de François Duchesneau, « Diderot et la physiologie de la sensibilité », Dix-huitième siècle, 31, 1999.
30 Voir notamment The Origine of Formes and Qualities, according to the Corpuscular Philosophy, illustrated by Considerations and Experiments, written by way of Notes upon an Essay about Nitre, 1666, dans M. Hunter, E. B. Davis (éd.), The Works of Robert Boyle, Londres, Pickering & Chatto, t. V, p. 281-491.
31 Comme le fait a contrario Descartes, dans une perspective qui, précisément, n’est pas chimique et ramène les objets chimiques à la physique particulière. Voir sur ce point Bernard Joly, Descartes et la chimie, Paris, Vrin, 2011.
32 Cours de Rouelle, d’après les cours suivis entre 1754 et 1757, rédigé en 1757 puis remanié dans les années 1760, dans J. Mayer (éd.), Œuvres complètes, Paris, Hermann, t. IX, p. 216. Le texte utilisé est le manuscrit de Bordeaux, rédigé en 1760 par un membre de l’Académie de Bordeaux, François Latapie de Paule, sur la base d’un manuscrit perdu de Diderot. Il comporte des additions de Darcet et du frère cadet de Rouelle.
33 Le passage cité, issu des démonstrations publiques de Rouelle au Jardin du Roi, se trouve dans tous les manuscrits. Mais on note des variantes selon les transcripteurs et, par exemple, le manuscrit conservé à la Bibliothèque interuniversitaire de médecine se montre moins radical : « Pour nous nous appelons principes ou corps principes des corps simples invisibles, homogènes, immuables et plus ou moins mobiles selon leur différente nature, leur figure, leur masse ; ils diffèrent entre eux par leur volume, leur figure particulière, leur nature. Il est impossible aux yeux de les apercevoir seuls et séparés des autres principes à moins qu’ils ne soient réunis en très grande quantité numérique ; aussi ignore-t-on quelle est leur figure particulière et leur nature. » (BIUM, Paris, mss 5021, 5022, 5023, anonyme, t. I, p. 11-12, orthographe modernisée, manuscrit disponible sur le site de l’INRP : http://rhe.ish-lyon.cnrs.fr/cours_magistral/expose_rouelle/expose_rouelle_complet.php).
34 Jean-Claude Bourdin avait remarqué la dimension hétérogène de la matière diderotienne dans Diderot. Le matérialisme, op. cit., p. 113.
35 Pensées sur l’interprétation de la nature, 1753-1754, XXXVI, Œuvres philosophiques, p. 209-210).
36 Notamment les trois fictions génétiques pour expliquer la genèse du monde, de la terre et des êtres particuliers (chimie et géologie), développées dans les troisième et quatrième parties.
37 Dans ce passage des « Cinquièmes Conjectures », Diderot ne dit pas nettement si les différences de figures et de lois attractives expliquent la différence des matières, ou s’il s’agit de qualités différentes quoique articulées. Dans ses textes ultérieurs, Diderot sera plus précis sur le statut de la figure, qui sur le plan chimique ne saurait expliquer les différences qualitatives entre les matières.
38 « Cinquièmes Conjectures », point 5, p. 209.
39 Voir le Cours de Rouelle rédigé par Diderot, p. 216-225.
40 Voir ibid., p. 217.
41 Car il ne faut pas confondre les développements sur la terre, le feu, l’air et l’eau en tant qu’instruments, c’est-à-dire d’après leurs effets physiques exploités par le chimiste (manuscrit cité, t. I, p. 23-63), avec l’étude de ces corps en tant qu’éléments ou principes chimiques, c’est-à-dire d’après leurs combinaisons. Cette dernière ne peut se faire que dans le travail quotidien sur les mixtes (au sens large). Sur ce point, l’édition Hermann pourrait être trompeuse, car elle fait suivre la présentation des éléments par celle de l’air instrument sans peut-être suffisamment de précisions.
42 Voir le cours de Venel donné à Montpellier en 1761, Cours de chimie, éd. C. Lehman, établi à partir du manuscrit du Wellcome Institute, Éditions universitaires de Dijon, 2010.
43 Voir les Institutions chimiques, notamment I, 1.
44 Article « Principes (chimie) », Encyclopédie, t. XIII, 1765, p. 376.
45 Pensées sur l’interprétation de la nature, LVIII, « Questions », p. 239.
46 Ibid., p. 239-240.
47 Par exemple, ce passage et la construction chimique du problème sont absents des analyses de Timo Kaitaro sur les « Questions » et leur relecture de Buffon (Diderot’s Holism, op. cit., p. 84-86).
48 Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, Œuvres philosophiques, p. 398.
49 « Principes (chimie) », art. cité, p. 376.
50 Notamment chez Descartes, voir B. Joly, Descartes et la chimie, op. cit.
51 Cours de chimie de Venel, manuscrit de la bibliothèque municipale de Carpentras (ms 1131), p. 231, cité dans Christine Lehman, Gabriel-François Venel (1723-1775). Sa place dans la chimie française du xviiie siècle, thèse de doctorat, université Paris X Nanterre, 2006, p. 304.
52 Ibid., p. 230-231, cité dans C. Lehman, Gabriel-François Venel, op. cit., p. 303.
53 Une autre version du cours confirme cette interprétation : le troisième système sur la constitution intérieure des corps consiste à envisager « que peu d’espèces de matières, de la diverse combinaison desquelles résultaient les corps » (Cours de chimie, manuscrit du Wellcome Institute, dans ibid., p. 395).
54 Cours de chimie de Venel, dans ibid., p. 393.
55 Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, Œuvres philosophiques, p. 399.
56 Voir par exemple Amor Cherni, Diderot, l’ordre et le devenir, Genève, Droz, 2002, p. 350-356.
57 Éléments de physiologie, I, 1, p. 5.
58 Notamment dans les Observations sur Hemsterhuis et les Principes philosophiques.
59 « Seconde vue de la Nature », Histoire naturelle, XIII, 1765, p. xij-xiij.
60 Diderot, l’ordre et le devenir, op. cit., notamment p. 307-309, p. 321-325 et p. 350.
61 « Métaphysique », Encyclopédie, t. X, p. 440.
62 « Encyclopédie », Encyclopédie, t. V, p. 642.
63 Voir l’analyse du « plan » constitué par l’aléatoire dans « Diderot métaphysicien. Le possible, le nécessaire et l’aléatoire », art. cité, p. 32-36 et dans « Formes et écriture chez Diderot philosophe », dans Annie Ibrahim, Diderot et la question de la forme, Paris, PUF, 1999, notamment p. 24-60. Voir aussi Id., Diderot, op. cit., en particulier la première partie.
64 Éléments de physiologie, I, 1, p. 7.
Auteur
Professeur de philosophie en classes préparatoires au lycée Louis-le-Grand et chercheur associé à l’IHRIM (ENS de Lyon). Ses travaux portent surtout sur les Lumières françaises, notamment la théorie de la connaissance, la philosophie des sciences et le matérialisme. Il a récemment dirigé : avec Christian Leduc, Anne-Lise Rey et Mitia Rioux-Beaulne, Leibniz et Diderot. Rencontres et transformations (Vrin/Presses universitaires de Montréal, 2016) ; avec Gilles Barroux, Le chevalier de Jaucourt. L’homme aux 17000 articles (Société Diderot, 2015).
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