Diderot métaphysicien
Prédication, participation et existence
p. 21-72
Texte intégral
1C’est l’une des propositions les plus constantes des beaux écrits de Jean-Claude Bourdin : « Diderot a écrit de la métaphysique », il est même « pleinement métaphysicien », son matérialisme demeure fondamentalement « spéculatif », mais en même temps, et le propos est singulier, il serait un « métaphysicien sans métaphysique » parce que ne s’appuyant sur aucun principe ou axiome portant sur « l’être1 ». Que Diderot soit métaphysicien, voilà qui est incontestable, et trop peu souligné, alors même que c’est bien ainsi que nombre de ses contemporains percevaient « Frère Platon ». C’est de cette métaphysique que l’on voudrait examiner ici, d’un point de vue parfois différent de celui de Jean-Claude Bourdin, un aspect peu interrogé : la place qu’y occupe, ou plutôt n’y occupe pas, le jugement prédicatif. L’on voudrait, pour ce faire, remonter bien en amont des Lumières, vers les Anciens, non pas tant vers l’atomisme de Lucrèce, puisque précisément Diderot n’est pas un atomiste, que vers le platonisme et, négativement, l’aristotélisme.
2Disons-le d’emblée : il ne s’agit nullement de faire de Diderot un platonicien inavoué, secret, dissimulé. Mais le déclarer sensualiste, naturaliste ou même matérialiste, doctrines dont il ne s’est lui-même jamais réclamé, et par conséquent antiplatonicien par principe, n’est guère plus satisfaisant. S’il est vrai qu’aucune philosophie n’est réductible à un ensemble de dogmes (serait-ce la « théorie des Idées »), sa compréhension ne suppose pas tant un étiquetage hâtif qu’une saisie de sa méthode. Il ne s’agira donc pas ici de repérer, chez un philosophe ne paraissant guère goûter « l’amphigouri platonique2 », des thèses platoniciennes, mais bien plutôt de relever, dans sa démarche, des façons de penser qui, si elles lui sont propres, ne sont pas sans parenté avec celles de Platon. Ce qui, loin de réduire son originalité, permettra peut-être de la mieux mettre en valeur.
L’ADJECTIF EST TOUT
3On partira de la Lettre sur les sourds et muets : aussi bien a-t-elle l’avantage de ne paraître soutenir aucune thèse fondamentale précise (cette lettre est-elle rationaliste ? est-elle empiriste ? la question est débattue) tout en en évoquant un grand nombre sur des points pouvant paraître secondaires. Comment on sait, elle s’ouvre sur un bref exposé de ce qu’a dû être la genèse du langage, considérée d’un double point de vue. Tout d’abord, une genèse suivant « l’ordre naturel », conduisant des « objets sensibles » qui, réunissant « plusieurs qualités sensibles à la fois, ont été les premiers nommés : ce sont les différents individus qui composent cet univers ». Puis l’on a ensuite « distingué les qualités sensibles les unes des autres ; on leur a donné des noms ; ce sont la plupart des adjectifs ». Enfin, découvrant ce qu’ont de commun ces individus, ainsi « l’impénétrabilité, l’étendue, la couleur, la figure », on a « formé les noms métaphysiques et généraux, et presque tous les substantifs ». Puis, beaucoup plus tard, semble-t-il, on s’est pris à penser « que ces noms représentaient des êtres réels : on a regardé les qualités sensibles comme de simples accidents ; et l’on s’est imaginé que l’adjectif était réellement subordonné au substantif, quoique le substantif ne soit proprement rien, et que l’adjectif soit tout3 ». Cette dernière assertion, pour le moins étrange, mérite que l’on s’y attarde, si l’on consent à ne pas y voir un simple excès rhétorique.
4Tout d’abord, si l’on s’en tient à l’ordre génétique premier, naturel, on peut se demander quelle est la raison de cette absolutisation de l’adjectif. Les « objets sensibles » dont on a distingué les qualités en les adjectivant (de quelle manière, et dans quel but, Diderot ne le dit pas) sont-ils « rien » ? Et de quelle nature, au juste, était leur dénomination, la première, avant que l’on en fasse des substances ? Nom propre ? Nom commun ? On objectera que ce sont là de fausses questions, qu’il s’agit avant tout, à la suite de Locke et plus encore de Condillac, de déconstruire le substantialisme de la métaphysique traditionnelle. La suite du passage semble le confirmer, qui voit Diderot opposer deux définitions d’un « corps ». Une définition métaphysique, d’abord : « C’est une substance étendue, impénétrable, figurée, colorée et mobile », définition où l’on voit donc apparaître la substance, en laquelle viennent se confondre tous les substantifs possibles. Une définition selon l’« ordre naturel », ensuite, obtenue en faisant passer « cet être imaginaire » qu’est la substance (on dira alors « colorée, figurée, étendue, mobile, substance4 ») de la première à la dernière place. Fort bien. Sans s’inquiéter outre mesure de voir la substance figurer, même en dernier lieu, dans une énumération d’adjectifs, et donc de qualités, c’est bien à un « corps » que ces qualités sont rapportées, un corps, c’est-à-dire « une portion de la matière5 ». Ce corps semble devoir être assimilé aux « objets sensibles » initialement évoqués. Et pourtant, l’assimilation paraît délicate. Comment identifier un objet revêtu d’un certain nombre de qualités sensibles avec une simple portion de matière, d’autant que rien ne nous est dit sur ce qu’il faut entendre par « matière » ? De fait, Diderot établit aussitôt un ensemble de relations terme à terme entre les sens et les qualités qui s’inscrivent dans une chronologie : d’abord la vue, puis le toucher, puis les deux. Alors même qu’il est question de l’ordre naturel de la phrase, les qualités, loin d’être distinguées (par abstraction, sans doute, ou par analyse), s’ajoutent désormais les unes aux autres, et construisent l’objet à partir de l’indétermination foncière du corps. Bref, on ne comprend toujours pas pourquoi « l’adjectif est tout ».
5Cette difficulté se redouble d’une autre, qui concerne l’ordre métaphysique, « ordre d’institution », ou « scientifique », qui, donc, part de la substance, « être imaginaire ». Comment concevoir qu’un ordre scientifique, celui, on l’apprendra quelques pages plus loin, que manifeste exemplairement la langue française6, se fonde sur une fiction7 ? De surcroît, si la métaphysique est bien visée, on ne sait trop de quelle métaphysique il s’agit. Certes, est expressément mise sur la sellette la « philosophie péripatéticienne8 », qui réalise des abstractions, accusation des plus communes vers 1750, voire triviale. Mais cette réalisation consiste à faire du substantif abstrait « le support ou le soutien des adjectifs9 ». Or cette définition n’est pas aristotélicienne, mais lockéenne10, et sera reprise par Condillac : la substance n’est qu’un simple substrat, dont la nature est inconnue, qu’il faut supposer pour y rapporter les qualités d’un corps. Situation étrange : dans un passage inspiré de Condillac, la définition minimaliste de la substance acceptée par l’abbé semble rejetée. En fait, on ne sait trop si elle est récusée ou admise « faute de mieux ». Faut-il en déduire que Diderot, sous le couvert d’une critique de l’aristotélisme, aurait recours à une version faible, lockéenne, du substantialisme, afin de concilier la scientificité de l’ordre d’institution et la critique de l’idée de substance entendue au sens fort, aristotélicien, c’est-à-dire comme signification première de l’être ? Rien n’y autorise. Cela dit, il serait frivole de minorer une difficulté bien réelle, en la mettant au compte d’une rédaction supposée précipitée, ou en invoquant le caractère purement introductif et convenu de ce passage de la Lettre, sur lequel il n’y aurait donc pas lieu de s’attarder. On se bornera, pour l’instant, à souligner qu’elle est bien une conséquence de la primauté de l’adjectif, autrement dit de la qualité : de quoi est-elle la qualité, si le substrat n’est « rien » ? Et peut-on se satisfaire, en réponse, de substituer le corps à la substance ?
LE JUGEMENT ET LA PRÉDICATION
6Il est aisé de poser cette question sous sa forme la plus claire : qu’en est-il, pour Diderot, du jugement et de la prédication ? Rappelons brièvement l’état de la question dans la philosophie des Lumières. On sait qu’Aristote, lorsqu’il aborde la prédication, la considère à la fois d’un point de vue linguistique et ontologique. D’un côté, elle est combinaison de mots, de l’autre, association de choses dans un acte de prédication. Le premier point de vue concerne le vrai, le second la réalité. Une proposition vraie combine des termes reliés par une copule, avant tout par le verbe être, signe de l’attribution11. Mais, second point de vue, la vérité de ce rapport suppose la réalité des termes comparés. Un attribut est dit d’une autre chose, le sujet, c’est-à-dire de la substance, chose ou être au sens fort. Les catégories peuvent être considérées comme des « prédicats », mais sont avant tout des choses ou des états de chose autant et plus que des expressions. C’est dire que la vérité est subordonnée à la réalité. Il n’en va évidemment plus de même aux xviie et xviiie siècles : c’est du sujet que l’on part, conséquence du cartésianisme ; le jugement prend alors la place de la proposition, désormais purement linguistique, et dans laquelle la copule, le verbe être, signifie un acte de l’esprit : l’assertion. Ainsi, pour Condillac, « quand nous comparons nos idées, la conscience que nous en avons nous les fait connaître comme étant les mêmes par les endroits que nous les considérons, ce que nous manifestons en liant ces idées par le mot est, ce qui s’appelle affirmer : ou bien elle nous les fait connaître comme n’étant pas les mêmes, ce que nous manifestions par ces mots, n’est pas, ce qui s’appelle nier. Cette double opération est ce que l’on nomme juger12 ».
7Or, il est manifeste que si Diderot reprend ce langage, c’est en lui donnant une tout autre portée. Considérons la métaphore de l’« horloge ambulante », contenant dans sa tête un petit marteau, d’où partent des fils (les nerfs) reliés au monde extérieur ; sur ce timbre, une « petite figure », laquelle a l’oreille « penchée comme un musicien qui écouterait si son instrument est bien accordé ; cette petite figure sera l’âme13 ». Cette image est aussitôt associée à une hypothèse constamment reprise par Diderot : celle d’une certaine durée de la sensation. Les sons produits par le timbre durent, et « forment des accords avec ceux qui les suivent » ; on peut donc imaginer que « la petite figure attentive les compare et les juge consonants et dissonants ; que la mémoire actuelle, celle dont nous avons besoin pour juger et discourir, consiste dans la résonance du timbre ; le jugement dans la formation des accords et le discours dans leur succession14 ». Juger, c’est bien comparer, mais comparer, c’est se borner à prendre acte d’un accord déjà formé, on ne sait d’ailleurs de quelle façon. Le jugement est bien distingué du langage, mais c’est du « discours » qu’il s’agit, non de la proposition, et ce qui importe, c’est sa linéarité. Aussi bien ce passage met-il en place les éléments qui vont composer la célèbre métaphore qui suit : celle du « tableau vivant », opposant l’état de l’âme à un instant donné, « la sensation totale et instantanée de cet état », et le discours qui la manifeste dans la succession temporelle. D’où l’on conclut que « discourir et raisonner, c’est comparer deux ou plusieurs idées. Or comment comparer des idées qui ne sont pas présentes à l’esprit dans le même temps15 ? ». C’est alors la différence entre le jugement et le langage qui s’efface, de façon d’autant plus marquée que le jugement, comme sentiment, est inclus dans l’état instantané de l’âme, tout comme la sensation et le désir : désirer une chose sentie, c’est la juger bonne, dans le même temps.
8On serait donc tenté de dire que ce qui fait défaut dans ces vues, c’est une théorie de l’affirmation, autrement dit de la copule et du verbe être. Ce ne serait cependant pas tout à fait exact. Dans l’Entretien de d’Alembert et Diderot, précisément au moment où Diderot effectue un retour critique sur l’image de « l’horloge ambulante », d’Alembert résume en peu de mots une conception de la proposition proche de l’orthodoxie : dans une « simple proposition, on dirait qu’il faut avoir au moins deux choses présentes, l’objet qui semble rester sous l’œil de l’entendement, tandis qu’il s’occupe de la qualité qu’il en affirmera ou niera16 ». Ce que Diderot approuve, en dépassant toutefois aussitôt le cadre de la proposition par l’évocation des passages d’une idée à l’autre, l’une en appelant une autre qui à son tour, etc. Et dans le Rêve de d’Alembert, le centre du « réseau », qui « siège » sur le cerveau, « écoute, juge et prononce17 », ce qui éclaire peu, car que faut-il entendre ici par « prononce », d’autant que les philosophes/grammairiens des Lumières usent abondamment de ce terme ?
9Sur ce point, les Éléments de physiologie, bien que tardif ensemble de notes, apportent des précisions. Lisons : « Par la raison seule que toute sensation est composée, elle suppose jugement et affirmation de plusieurs qualités éprouvées à la fois. Par la raison qu’elles sont durables, il y a coexistence de sensations. L’animal sent cette coexistence. Or sentir deux êtres coexistants, c’est juger. Voilà le jugement formé ; la voix l’articule. L’homme dit mur blanc, et voilà le jugement prononcé. La chose devient encore plus aisée à concevoir, si j’ai la présence des objets. Voilà un mur, je dis mur, et tandis que je prononce ce mot, je dis blanc18. » La sensation composée renvoie au « tableau vivant », mais cette fois (et le contexte explique cette modification, puisqu’il ne s’agit plus, dans les Éléments de physiologie, d’avancer vers une esthétique), elle est composée de plusieurs qualités coexistantes, non d’une pluralité de sentiments, de besoins, de désirs. Plus important : l’animal est dit juger. Or la Réfutation d’Helvétius affirme que juger, ce n’est pas simplement sentir19. Faut-il voir là une contradiction ? Non, dans la mesure où la Réfutation admet que l’animal n’est pas privé de mémoire, et qu’il est capable, pressé par ses besoins, de juger. C’est d’ailleurs là un avis fort commun au siècle des Lumières. Condillac, pour s’en tenir à lui, ne le conteste nullement : l’animal est doué d’un instinct, d’un « sentiment » qui compare et juge, le jugement étant alors une perception globale et confuse d’un rapport de deux sensations, la Grammaire posant même une quasi-identité entre le « jugement comme perception et le jugement comme affirmation20 ». À la considérer isolément, cette assertion n’est guère différente de celle des Éléments de physiologie, qui assimile jugement et affirmation, rapportés l’un et l’autre à la sensation. Mais Condillac ne s’en tient pas là. Malgré ce rapprochement, il considère que l’affirmation, autrement dit le prononcé du jugement, incluant le verbe être, est douée d’une portée noétique propre qui n’est plus dépendante de la perception : position assurément très éloignée de celle de Diderot. Est-ce à dire que le « matérialisme » de Diderot le conduit à une aporie, à l’impossibilité de prendre en charge un ordre propre de la pensée ? Outre qu’elle est l’expression d’un présupposé philosophique « idéaliste », cette lecture, assez commune, n’est pas de bonne exégèse. Certes, l’image de l’horloge ambulante semble l’autoriser, puisqu’elle suppose les accords dont on juge déjà constitués par eux-mêmes. Il n’y aurait donc pas de jugement à proprement parler, mais simple constat, simple enregistrement, et pure passivité : force est d’avouer que tout invite à comprendre ainsi cette métaphore. Mais on peut tout aussi bien dire que l’accord n’en est un que lorsqu’il est jugé consonant ou dissonant, car que serait un accord qui ne serait pas perçu et jugé ? Certes, on apprend, dans l’article « Locke » de l’Encyclopédie, que « ce que nous appelons des liaisons d’idées dans notre entendement n’est que la mémoire de la coexistence des phénomènes dans la nature, et que ce que nous appelons dans notre entendement conséquence n’est autre chose qu’un souvenir de l’enchaînement ou de la succession des effets dans la nature […] ; que toutes les opérations de l’entendement se réduisent ou à la mémoire des signes ou sons, ou à l’imagination ou mémoire des formes et figures21 ». Quelle plus belle illustration d’un réductionnisme résolu, les états mentaux se réduisant à des états physiques ? N’est-on pas autorisé à aller jusqu’à parler d’« éliminativisme », de négation des états mentaux ? Là encore, il convient de faire preuve de la plus extrême prudence. Si le propos est ambigu, il ne postule pas pour autant que la mémoire ou l’imagination sont définies par des propriétés physiques : c’est leur fonction qui importe, de sorte que rien n’interdit d’évoquer ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler « fonctionnalisme ». Aussi bien, quelques lignes auparavant, pensée, réflexion et mémoire étaient-elles définies, non comme des facultés, mais comme des « états » que nous éprouvons (mis sur le même plan, ce qui ne va pas de soi, que la chaleur ou le froid), mais qui sont bien des états mentaux, tout comme la sensation, et plus encore des « opérations de l’entendement », opérations qui ne se limitent pas, par définition, à dupliquer le monde objectif.
10En la circonstance, ce n’est donc pas le « matérialisme » de Diderot qui importe, comme s’il lui interdisait d’élaborer une théorie du jugement, donc de l’activité de l’esprit, ni même un supposé « sensualisme » : le sensualisme de Condillac ne l’empêche aucunement de théoriser une telle activité. C’est, bien plutôt, l’absence de toute référence autre que secondaire, anecdotique presque, à l’affirmation, autrement dit à la forme prédicative du jugement, et, par conséquent, au rôle de la copule qui fait difficulté : on dit « mur », puis « blanc », mais pas « le mur est blanc ». Risquons l’hypothèse que cette absence n’est pas le fruit d’on ne sait quelle maladresse, oubli, ou légèreté, mais qu’elle repose sur une décision philosophique délibérée, précisément le refus d’une logique et d’une grammaire de la prédication, dont témoignait déjà l’ouverture de la Lettre sur les aveugles : le substantif n’est rien, l’adjectif est tout.
11Selon Jean-Claude Bourdin, pour Diderot, « penser n’est pas juger22 », car le jugement ne serait pour lui qu’une opération parmi d’autres de la pensée. Encore faut-il s’entendre. On ne saurait nier que le « penser, c’est juger » s’ancre dans une tradition idéaliste, ou, pour mieux dire, dualiste, bien antérieure à la philosophie transcendantale. Si l’on s’en tient à ce constat, il est manifeste que Diderot, bien que son matérialisme soit difficile à définir, n’est pas, pour autant, idéaliste, pas plus qu’il n’anticipe la philosophie transcendantale. En ce sens, on est fondé à dire que, pour lui, penser n’est pas juger. Mais il importe de souligner que le « penser, c’est juger » excède cette tradition idéaliste. N’est-ce pas Helvétius qui écrit :
Si tous les mots des diverses langues ne désignent jamais que des objets, ou les rapports de ces objets avec nous et entre eux, tout l’esprit consiste à comparer et nos sensations et nos idées ; c’est-à-dire à voir les ressemblances et les disconvenances qu’elles ont entre elles. Or, comme le jugement n’est que cette apercevance elle-même, ou du moins le prononcé de cette apercevance, il s’ensuit que toutes les opérations de l’esprit se réduisent à juger23.
12On voit donc que pour un matérialiste aussi, penser, c’est juger, et l’on sait que Diderot récuse ce matérialisme-là, en ce qu’il différencie insuffisamment le pensé du senti. Par où l’on voit que le « penser, c’est juger » est une formule ployable en bien des sens ; tout dépend de ce qu’on entend par « juger », et par conséquent par penser. Tout dépend, en fait, de la place que l’on accorde, ou que l’on n’accorde pas, à la copule. Certes elle sera centrale dans la philosophie transcendantale : « Un jugement n’est pas autre chose que la manière de rapporter des connaissances données à l’unité objective de l’aperception. À quoi vise la copule est dans ces jugements, afin de distinguer l’unité objective de représentations données et leur unité subjective24. » Mais, chez Kant, nulle distinction entre le jugement et la proposition, le « prononcé », et, chez les philosophes des Lumières, nul sujet défini comme aperception transcendantale, bien entendu. Pour eux, on l’a vu, c’est précisément cette distinction qui importe. Elle est pleinement thématisée chez Condillac, un dualiste pour qui les sensations ne sont que les occasions de la pensée, elle passe au second plan chez Helvétius, elle est ignorée de Diderot, pour la raison que l’on a avancée : le rejet de la prédication, qui a peu à voir avec le matérialisme ou le dualisme. Il n’y a cependant rien là qui autorise à faire de « penser, c’est juger » une opération mentale parmi d’autres. En effet, les opérations autres que le jugement, comme en témoigne l’article « Locke », et beaucoup d’autres passages, sont essentiellement la mémoire et l’imagination, et c’est bien le jugement qui est leur point d’aboutissement, la forme accomplie du penser. Seulement, ce jugement ne rapporte pas un prédicat à un sujet. Mais qu’est-ce qu’un jugement qui ne prédique pas ? Est-ce encore un jugement ?
CONTRE LA SUBSTANCE : UNE CRITIQUE ÉQUIVOQUE
13Pour tenter, tant bien que mal, de répondre à cette question, il faut maintenant examiner d’un peu près ce qu’il en est, chez Diderot, du substantif, donc de la substance, qui « n’est rien ». Quel discours tient-il sur ce rien ?
14C’est dans l’Entretien entre d’Alembert et Diderot qu’est proposée son hypothèse la plus fameuse : la sensibilité comme qualité universelle de la matière. On se rappelle qu’elle suscite une objection de d’Alembert, transformé, pour les besoins de la cause, en dualiste cartésien : comment la sensibilité, « une, indivisible », pourrait-elle être compatible avec « un sujet ou suppôt divisible », à savoir la matière étendue ? Cartésianisme superficiel, notons le d’ores et déjà, cartésianisme reconstruit, dans la mesure où, selon Descartes, ce qui fait la substantialité de la substance, ce n’est pas le fait qu’elle soit un substrat, mais son indépendance, « elle n’a besoin que de soi-même pour exister », et surtout sa pleine intelligibilité, due à son « attribut principal », l’étendue25. On nous pardonnera de citer en son intégralité la réponse de Diderot, superbe envolée qu’il n’est guère possible de morceler sans nuire à sa beauté, et, accessoirement, au suivi de l’analyse.
Galimatias métaphysico-théologique. Quoi ? Est-ce que vous ne voyez pas que toutes les qualités, toutes les formes sensibles dont la matière est revêtue, sont essentiellement indivisibles ? Il n’y a pas ni plus ni moins d’impénétrabilité ; il y a la moitié d’un corps rond, mais il n’y pas la moitié de la rondeur ; il y plus ou moins de mouvement, mais il n’y a ni plus ni moins mouvement ; il n’y a ni la moitié, ni le tiers, ni le quart d’une tête, d’une oreille, d’un doigt, pas plus que la moitié, le tiers, le quart d’une pensée. Si dans l’univers il n’y a pas une molécule qui ressemble à une autre, dans une molécule pas un point qui ressemble à un autre point, convenez que l’atome même est doué d’une qualité, d’une forme indivisible ; convenez que la division est incompatible avec les essences des formes, puisqu’elle les détruit. Soyez physicien, et convenez de la production d’un effet lorsque vous le voyez produit, quoique vous ne puissiez vous expliquer la liaison de la cause à l’effet. Soyez logicien, et ne substituez pas à une cause qui est et qui explique tout une autre cause qui ne conçoit pas, dont la liaison avec l’effet se conçoit encore moins, qui engendre une multitude infinie de difficultés, et qui n’en résout aucune26.
15Le sens général du propos est clair : faire voir que tous les corps, atome inclus, ont des propriétés sensibles, des qualités, et donc que la pensée, indivisible elle aussi, comme toutes les autres, n’est pas incompatible avec la divisibilité de la matière que toutes « revêtent ». L’exemple le plus significatif est celui des parties du corps, une tête, une oreille, un doigt. Certes un doigt est divisible, mais alors il n’est plus un doigt. C’est son unité, et non son unicité, qui fait preuve. On peut donc dire que la pensée indivisible est elle aussi attribuable à la matière. Cependant, lorsque le lecteur considère ce passage, à vrai dire très difficile, d’un peu plus près, il risque fort de perdre un peu de son assurance première. On ne s’attardera pas sur le passage à la limite qu’il présuppose : quoi de commun entre un doigt et la pensée ? Le doigt est à l’évidence une partie de l’étendue, organisée de manière à ce qu’il s’agisse bien d’un doigt, mais la pensée ? Plus significative nous paraît la relation qualité/matière.
16Rappelons que Diderot ne parle pas très souvent comme il le fait ici, puisque c’est la différence matière/pensée qui est en cause, de « la » matière. La Lettre sur les aveugles rappelle que selon les « idéalistes », autrement dit Berkeley et Condillac, aussi bien que « selon la raison », « les termes essence, matière, substance, suppôt, etc., ne portent guère par eux-mêmes de lumières dans notre esprit27 ». Il semble que, indépendamment du problème de l’idéalisme, c’est-à-dire de la réalité du monde extérieur, d’ailleurs jamais remise en cause, on peut retenir de ces propos que « la » matière n’est qu’une abstraction. N’existent que « des matières », en quoi son « matérialisme » est des plus subtils. L’hétérogénéité est sa marque, « et il y a une infinité de manières différentes possibles d’être hétérogène » ; les éléments, les molécules, ont des « différences essentielles ». D’où cette double définition : « J’appellerai donc éléments les différentes matières hétérogènes nécessaires pour la production générale des phénomènes de la nature ; et j’appellerai nature le résultat général actuel, ou les résultats successifs de la combinaison des éléments28. »
17Revenons à notre texte. On voit que les atomes, les molécules, ne sont pris en considération que dans sa seconde partie. De quelle matière s’agit-il donc en sa première partie ? De l’étendue, puisqu’il s’agit de répondre à un « cartésien ». Non que Diderot fasse, même provisoirement, acte de cartésianisme, puisqu’il s’est toujours refusé à mathématiser l’étendue, à la réduire à un pur espace géométrique, et s’est efforcé, on le verra, de la matérialiser. Le « cartésianisme » de d’Alembert étant reconstruit, il est alors possible de feindre d’admettre que la matière soit avant tout géométriquement étendue, divisible, car il s’agit bien de combattre le dualisme cartésien de la manière la plus claire possible afin d’établir le caractère non contradictoire de la pensée et de l’étendue, tout en laissant ouverte la porte à une autre conception de l’étendue, plus concrète, non réductible à son intelligibilité : en témoigne le fait que, faisant écho à l’objection de d’Alembert, Diderot la considère, sans reprendre, toutefois, le terme de « suppôt », comme support matériel, puisqu’elle est « revêtue » de qualités sensibles et indivisibles. Cela étant, la diversité des qualités évoquées n’est pas sans étonner. « Il y a la moitié d’un corps rond, mais pas la moitié de la rondeur. » Faut-il comprendre que la rondeur est une essence intelligible, de type platonicien ? Voilà qui serait surprenant ! Il semble, au premier abord, suffisant d’entendre les choses ainsi : en laissant de côté ce qu’est matière du corps telle que Diderot la conçoit, et dont il ne dit rien ici, le corps rond, par exemple, peut être divisé si on le considère simplement sous l’angle de l’étendue géométrique, cartésienne. Alors sa figure, sa rondeur, tout comme l’oreille, ne résistent pas à cette division. Mais comment considérer de la même manière la rondeur et telle ou telle partie d’un corps organisé ? De plus, la rondeur étant conçue qualitativement, en sa nature, peut-on se contenter de la penser géométriquement ? Non, sans doute, et elle a bien, toute sensible qu’elle soit, c’est-à-dire visible avec le corps, sinon une essence, du moins une intelligibilité propre. Le cas du mouvement n’est pas moins problématique : « Il y a plus ou moins de mouvement, mais il n’y a pas plus ou moins mouvement. » Cet exemple est repris dans les Observation sur Hemsterhuis, dans le même contexte : la mise en cause de toute forme de dualisme.
Presque toutes les formes de la matière sont indivisibles. Il n’y a pas la moitié d’un doigt, la moitié d’un œil ; il n’y a pas la moitié d’une molécule quelconque, parce que l’une des moitiés occupant une autre place que l’autre, par cette seule et unique raison, elle ne lui ressemble pas. Cependant la matière est divisible. Voilà donc deux modifications contradictoires, selon vous, réunies dans un même sujet. Il y a plus ou moins de mouvement dans un corps que dans un autre ; mais ce qu’il y a dans un autre, peu ou beaucoup, n’est ni plus ni moins mouvement. Toutes les formes sont aussi indivisibles que la pensée29.
18Il y a donc une « nature », une essence du mouvement, soustraite au calcul, comme il y a une nature de la rondeur. Cette affirmation est tout aussi difficile à saisir que le rapprochement de l’oreille et de la rondeur, mais pour une raison différente : l’indistinction entre une propriété qualitative, la rondeur considérée dans sa nature de rondeur, et une propriété quantitative, le mouvement. Ce dernier est considéré d’un double point de vue, qualitativement (il a une nature) et quantitativement (il y a plus ou moins de mouvement dans tel ou tel corps), alors qu’on ne saurait dire qu’il y a plus ou moins de rondeur dans un corps que dans un autre. Quoi qu’il en soit de ces difficultés, peut-être insurmontables, et indépendamment de l’affrontement avec le dualisme, elles indiquent assez que les qualités, ayant une nature propre, ne sont pas de simples propriétés attribuées au corps, Diderot parlant d’ailleurs beaucoup plus souvent de « qualités » que de « propriétés ». Toute la question est de savoir de quelle nature est le lien qu’elles entretiennent avec un corps divisible.
19Il en va de même si l’on considère les atomes. De la différence des molécules, déduite de la diversité des matières visibles dans les Pensées sur l’interprétation de la nature, on conclut à l’indivisibilité des « essences » de leurs « formes », propres à chacune, là encore par analogie avec l’oreille ou l’œil, à ceci près, qui n’est pas rien, que c’est de leur unicité, et point de leur seule unité, qu’il est question. Affirmation qui n’a pas l’évidence pour elle. Dans les Pensées, les atomes sont bien dits différer « en masse », c’est-à-dire, dans le langage de Diderot, comme des unités. Les qualités générales, elles, sont dites « communes à tous les êtres », dans lesquelles elles ne varient que par la quantité ; les qualités particulières, pour leur part, déterminent « l’être tel » et sont « ou de la substance en masse, ou de la substance divisée ou décomposée30 ». La définition des qualités communes s’applique parfaitement au mouvement. En revanche, les qualités particulières ne semblent pouvoir être attribuées qu’aux organismes et aux atomes : or elles sont à haute teneur métaphysique (« l’être tel »). Là encore, on mesure l’importance qu’il y a à distinguer les qualités de simples propriétés attribuées. Ajoutons, pour faire bonne mesure, que les Observations sur Hemsterhuis, concernant les atomes, font preuve de plus de laxisme que l’Entretien, puisque l’auteur s’y satisfait (exceptionnellement) d’une conception purement numérique de l’individualité des molécules, sans invoquer de qualité propre : il suffit qu’un atome soit divisé en deux (mais pourtant, ne sont-ils pas indivisibles ?) pour que les deux parties diffèrent de par le fait qu’elles n’occupent pas la même « place ».
20Le problème s’étend d’ailleurs aux qualités morales. Traitant des qualités en général, Diderot ne fait que l’évoquer, mais le peu qu’il en dit est particulièrement significatif. « Nous n’avons point », lit-on dans les Observations, « d’idée générale de vertu ; nous avons un mot qui renferme dans son acception un grand nombre d’actions qui ont une qualité commune, la bienfaisance31 ». Il est d’usage d’interpréter ce passage et quelques autres semblables comme une profession de foi nominaliste : or le nominalisme affirme que l’universel n’est qu’un mot, rien de tel n’existant dans le monde, alors que Diderot, s’il conteste l’existence d’une idée générale de vertu, ne remet nullement en cause celle d’une « qualité commune » à une pluralité d’actions, sans préciser ici comment elle s’y rattache, bien que l’on puisse songer à leur communauté d’organisation. On ne saurait donc parler de nominalisme sans inexactitude, ni même de conceptualisme. Être conceptualiste, en la rigueur des termes, c’est admettre que l’universel n’est qu’une entité mentale, et qu’il n’existe pas de généralité en dehors de l’esprit : or la générosité est bien en dehors de l’esprit, et appartient aux actions concrètes.
21Reportons-nous à la fin du passage de l’Entretien. On y distingue deux points de vue. Celui du « physicien », d’abord. Il se borne aux constats d’un effet : celui de la génération spontanée, ou celui de la nutrition, invoquées dans les pages précédentes. Celui du logicien, ensuite, qui substitue à l’hypothèse inintelligible de l’existence de Dieu « une cause qui est et qui explique tout ». Ce logicien est d’esprit bien métaphysique ! Comment ne pas remarquer que la sensibilité universelle (c’est d’elle dont il est question, bien entendu) « est », en d’autres termes : ne peut pas ici être appréhendée comme une pure hypothèse heuristique, ce qu’elle est dans d’autres textes32. Du physique au « logique », on passe d’un registre à un autre, bien différent. Le verbe être, ailleurs manquant, est ici présent, mais, aristotélisons un peu, non pas dans sa fonction de prédication, mais dans sa fonction de position de l’existence ou de la réalité, bref, en tant que verbe d’existence.
L’EXISTENCE
22Or, si l’existence ne fait pas, chez Diderot, l’objet de développements très conséquents et n’est que rarement définie, elle joue pourtant un rôle fondamental. Il convient, dans un premier temps, de la considérer d’un double point de vue : comme rapportée aux corps, et comme rapportée à l’être conscient.
23L’existence rapportée aux objets du monde : les Pensées sur l’interprétation de la nature, délimitant les objets de la « philosophie expérimentale », distinguent l’existence des qualités, comme on l’a vu, puis de l’« emploi », de l’usage des choses réelles, l’existence touchant, pour sa part, à l’histoire, la description, la génération, la conservation et la destruction des êtres. Mais il n’y a guère d’enseignements à tirer de cette énumération, provenant en droite ligne de Buffon33. Bien plus significatives sont quelques références éparses, et que l’on pourrait croire anodines. Celles-ci notamment, un brin énigmatiques, extraites des Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, rédigés, selon leurs divers éditeurs, peu après le Rêve. S’en prenant aux géomètres « métaphysiciens » d’obédience cartésienne, Diderot pose en principe que « le mouvement est une qualité aussi réelle que la longueur, la largeur et la profondeur », reprochant aux cartésiens de prendre les corps « dans leur tête », de faire abstraction des « qualités » de la matière, en ne considérant que son « existence », alors que lui, physicien et chimiste, les prend « dans la nature », et « les voit existants, divers, revêtus de propriétés et d’action34 ». Et quelques pages plus loin, on apprend que, si l’on prend en vue l’hétérogénéité des matières, « on ne dira plus : je vois la matière comme existante : je la vois d’abord en repos ; car on sentira que c’est faire une abstraction dont on ne peut rien conclure. L’existence n’entraîne ni le repos ni le mouvement ; mais l’existence n’est pas la seule qualité des corps35 ». Deux remarques :
24Si la critique du mathématisme cartésien est plus explicite dans les Principes que dans l’Entretien, néanmoins on ne sait toujours pas, à leur lecture, si le corps est identique à quelque suppôt : comme dans l’Entretien, le terme n’est pas utilisé, mais le corps est malgré tout « revêtu » de qualités.
25Les propos touchant l’existence sont flottants. Dans un premier temps, elle est distinguée des qualités, qu’ignore la physique mathématique. Dans un second temps, elle est bien une qualité, mais pas la seule : en fait, elle est la plus pauvre de toutes. Il ne s’agit donc pas là d’une différence significative, le point de vue reste le même : l’existence, ce n’est pas grand-chose, c’est l’inertie, le repos. Faut-il en venir à penser que, de par sa pauvreté, elle est au bord de l’exténuation ? Impossible à identifier tout à fait au monde du devenir sensible, des mouvements des matières hétérogènes, des actions et des réactions, elle ne serait que le simple être-là contingent du corps, l’en-dehors de tout concept. C’est peu probable, car elle est, si pauvre soit-elle, une qualité parmi d’autres, et toutes sont intelligibles ; le chimiste lui aussi la prend en compte, mais ne s’y arrête pas ; elle n’est pour lui qu’un point de départ. L’étrange, c’est cette identification de l’existence avec une qualité, une qualité, de surcroît, qui est repos en un lieu, comme si existence et étendue finissaient, malgré qu’on en ait, par s’identifier. Nous ne sommes pas au bout de nos peines.
26L’existence rapportée au sujet pensant n’est pas beaucoup plus facile à cerner. Il n’est guère utile de s’appesantir sur cet échange, abondamment commenté, entre Diderot et d’Alembert :
Diderot-Pourriez-vous me dire ce que c’est que l’existence d’un être sentant, par rapport à lui-même ?
D’Alembert - C’est la conscience d’avoir été lui, depuis le premier instant de sa réflexion jusqu’au moment présent.
Diderot-Et sur quoi cette existence est-elle fondée ?
D’Alembert - Sur la mémoire de ses actions.
Diderot-Sans cette mémoire il n’aurait point de lui, puisque, ne sentant son existence que dans le moment de l’impression, il n’aurait aucune histoire de sa vie. Sa vie serait une suite interrompue de sensations que rien ne lierait36.
27On prendra malgré tout le temps de noter que la proposition « je suis » est soigneusement évitée. Nul équivalent, par conséquent, de la curieuse opération décrite dans la Grammaire de Condillac. Dans un premier temps, celle-ci fait passer de l’impression passive, voir, à l’attention, regarder, « être » finissant par s’appliquer à toutes les sensations, devenant alors « synonyme de ce que nous appelons avoir des sensations, sentir, exister ». Puis l’homme étend la proposition « j’existe » à « tout ce qu’il observe. […]. Après avoir dit je suis, il dira donc il est, ils sont. Il prononcera l’existence de tous les objets qui viendront à sa connaissance, et prononcera également d’autres qualités : car qui l’empêchera de dire il est grand, il est petit, s’il a déjà imaginé des noms adjectifs37 ? ». C’est que, pour Diderot, si l’on écarte l’affirmation du « logicien », selon qui la sensibilité « est », il n’y a pas de proposition existentielle. Même cette affirmation n’est pas une proposition, et moins encore la position aristotélicienne non prédicative de l’être en son sens absolu.
28Non que Diderot ignore la conscience d’existence, bien au contraire : « La conscience du soi et la conscience de son existence sont deux choses bien différentes. » La première suppose la mémoire, comme on vient de le voir. En revanche, « des sensations continues sans mémoire donneraient la conscience interrompue de son existence ; elles ne produiraient nulle conscience de soi ». Un être sans mémoire aurait à peine « le temps de s’avouer qu’il existe38 ». D’où l’on déduit que la pure conscience d’existence est très peu conscience, puisqu’elle n’est que momentanée. La seule vraie conscience d’existence, c’est la conscience de soi. La seconde, qu’on le veuille ou non, n’est que la forme développée dans le temps de la première (« l’existence d’un être sentant par rapport à lui-même », pour reprendre les termes de l’Entretien, c’est la conscience d’avoir été soi), alors même que Diderot veut en faire « deux choses bien différentes ». Toute la difficulté tient au fait que la conscience est d’abord un « sentir », une « conscience interrompue », simple conscience d’exister, ponctuelle, dispersée, et non conscience de soi. S’agit-il bien d’une « conscience » au sens propre ? N’est-ce pas plutôt un sentiment d’exister, tout à fait différent du « j’existe » condillacien ? Elle est ensuite réflexion, mémoire : elle devient conscience de soi. Elle absorbe alors, là est le point, la conscience d’exister, en en modifiant la nature. Il y a la conscience d’exister momentanée et il y a la conscience non pas tant d’exister, d’ailleurs, que « d’avoir été, depuis le premier instant », d’avoir existé, agi, et d’exister toujours, dans le prolongement immédiat du passé : la conscience de soi. Délicate dialectique du passé et du présent, de la durée et de l’instant. Que Diderot s’inspire de Locke, c’est l’évidence. Il n’en est pas moins vrai qu’il s’en écarte considérablement. Le problème de Locke est celui de l’identité, qui ne coïncide que partiellement avec celui de l’existence. Il distingue l’identité de l’homme être naturel, qui découle de la continuité de son histoire vitale, et celle de la personne, dont l’identité est psychologique et relève, on le sait, de la conscience39 : deux identités qui, pour Diderot, ne font qu’une. En conséquence, et la différence entre les deux auteurs est sur ce point manifeste, la discontinuité psychologique ne remet pas en cause l’identité de la personne40, alors que l’identité de l’homme est indissociable d’une continuité spatio-temporelle. De plus, concernant la conscience, c’est du présent que l’on part (au lieu d’enraciner sa continuité dans le « premier instant ») pour étendre cette conscience aussi loin que possible « sur les actions ou les pensées déjà passées41 ». On est loin de l’emprise de la mémoire42 qui, chez Diderot, définit entièrement le soi, et dans laquelle la conscience d’exister finit par se dissoudre, par se réduire, ou peu s’en faut, à une conscience présente du passé. Même dans le bref instant qui lui est concédé comme pure conscience d’exister, celui de l’impression, il est permis de se demander si cette conscience n’est pas comparable à celle du clavecin, « conscience du son qu’il rend », non de sa propre existence.
29Ténuité de l’existence, donc, à ce qu’il semble, dans le cas de « l’objet » comme dans celui du « sujet ». Et pourtant, elle demeure, dans les deux cas, une qualité aussi fondamentale que pauvre, la première de toutes, et la moins déterminée. Peut-on en rester là ? Certainement pas.
30Revenons un instant, pour justifier ce refus, à ces lignes des Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, dont nous demandions, dubitativement, si elles n’assimilaient pas existence et étendue. Bien entendu, il n’en est rien, tant qu’il s’agit d’une étendue abstraite. Une lecture rapide pourrait certes laisser penser que la physique mathématique ne considère que l’existence du corps, en repos dans l’espace, le chimiste et le physicien, pour leur part, ajoutant à ce corps existant, dès lors « suppôt », un grand nombre de qualités dont il est « revêtu ». Mais les choses ne sont pas si simples. Les physiciens auxquels Diderot s’en prend considèrent que la matière est « indifférente au mouvement et au repos », car ils sont comparables aux géomètres qui admettent « des points sans aucune dimension, des lignes sans largeur ou profondeur, des surfaces sans profondeur43 ». Dans un second temps, comme on l’a vu, le mouvement est dit tout aussi « réel » que « la longueur, la largeur, et la profondeur ». Ce qui paraît n’être qu’une suite de la critique initiale introduit, en fait, un autre espace que celui des physiciens imbus de cartésianisme, un espace physique qui a « longueur, largeur et profondeur », un espace physique qu’ils négligent44. Certes, cet espace physique est insuffisant pour déterminer ce qu’est un corps, si on ne le rapporte pas au mouvement, à la sensibilité, et aux matières spécifiques dont il est fait. Toutefois, il n’est plus l’espace plan, vide et infini du géomètre, mais détermination spatiale d’un corps réel, existant, et c’est lui qui est lié à l’existence du corps pensée comme qualité. Les Éléments de physiologie formulent une hypothèse : si l’on soustrait d’un corps animal la totalité de ses qualités, on le réduit « à une molécule qui aura longueur, largeur, profondeur, et sensibilité ». Si l’on supprime la sensibilité, ne demeurera « que la molécule inerte ». « Mais si vous commencez par soustraire les trois dimensions, la sensibilité disparaît45. » Ici, si la sensibilité est mentionnée, l’existence ne l’est pas, du moins pas expressément. Mais la doctrine n’en est pas modifiée pour autant ; au contraire elle s’éclaire : il va de soi que si les trois dimensions disparaissent, la sensibilité n’a pas de support et disparaît elle aussi. Rien de plus simple. Et pourtant non. Nous avons acquis un premier résultat : il y a, chez Diderot, une conception non cartésienne de l’espace, celle d’un espace proprement physique. Mais tout n’est pas résolu pour autant. En effet, comment une doctrine qui rejette tout substantialisme au profit de la qualité, et donc toute prédication, peut-elle encore envisager le corps comme support de ses qualités, serait-il un simple corps physique doué de dimensions, et non un « suppôt » métaphysique ? Par ailleurs, si l’on est fondé à parler de l’existence de la sensibilité et des autres qualités, faut-il renoncer à voir en l’existence, comme pourtant y invitent les Principes, une qualité première et fondamentale, et se borner à la neutraliser, si l’on peut dire, en la distribuant indifféremment à tous les corps et à toutes les qualités ?
LES QUALITÉS
31Considérons de nouveau la critique du « galimatias métaphysico-théologique ». Il faut sans cesse y revenir ! Jean-Claude Bourdin en tire plusieurs conséquences, et notamment celle-ci : à la « distinction confuse des qualités et des sujets », il faut substituer « le principe d’indiscernabilité des atomes et des molécules, chacun étant revêtu de sa forme indivisible ». Et il avait précédemment écrit que la sensibilité est « présente dans la matière non selon un lien d’inhérence mais d’essence », un lien d’inhérence laissant ouverte la possibilité d’une « introduction de l’extérieur » de cette sensibilité46. Que faut-il entendre par « distinction des sujets et des qualités » ? S’il s’agit de la structure prédicative, c’est précisément ce que nous tentons d’établir ici, par d’autres voies. En revanche, se pose toujours la même question, obsédante : si la molécule et le corps composé sont « revêtus » de leurs formes indivisibles, ne réintroduit-on pas la distinction que l’on vient de rejeter, la molécule (ou le corps) étant « revêtue », constituant toujours, de ce fait, un sujet ? Ce n’est pas tout : comment interpréter l’indivisibilité de la forme moléculaire, et, corrélativement, le fait qu’elle soit « sa » forme ? Que devient la « nature propre » du mouvement, par exemple, qui suppose une généralité ? Et comment concilier cette généralité avec son indivisibilité ?
32Toute la question réside donc dans le statut qu’il convient d’accorder à ces qualités, et, au premier chef, à la sensibilité. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la position de Diderot est assez floue. Il est bien vrai que, à de nombreux moments, il est tout près de définir les qualités comme des essences ou des natures des êtres vivants, des choses et des atomes, ce qui est en parfaite cohérence avec le rejet de la prédication. Lien d’essence, donc, effectivement. Mais va-t-il jusqu’à les identifier toutes aux corps mêmes47, à faire des atomes, pour s’en tenir à eux, de purs et simples points d’énergie ? Non, puisqu’ils ont une étendue indivisible. Le mouvement, quant à lui, comme il est dit dans l’Entretien et plus nettement encore dans les Observations, est présent d’abord qualitativement, en nature, dans tous les corps, et ensuite quantitativement dans tel ou tel d’entre eux. Par conséquent, il serait, accordons-le, tout à fait impropre de parler « d’introduction de l’extérieur », la différence étant celle du qualitatif et du quantitatif, mais enfin le mouvement est bien irréductible, quant à sa nature, au corps qui se meut. De même pour la sensibilité, qui est à son principe. À première vue, on ne voit pas comment elle pourrait être considérée séparément des organismes vivants, sinon par abstraction. Parler de sensibilité, c’est nécessairement parler de sensibilités partielles. Ainsi, pour Colas Duflo, de même que, comme l’enseigne Dumarsais dans l’article « Abstraction » de l’Encyclopédie, la blancheur est indivisible, mais les choses blanches se divisent en conservant leur blancheur, de telle sorte que « la blancheur n’est aucun être réel, mais des êtres réels sont blancs », de même, « il n’y a pas de sensibilité, mais seulement des êtres sensibles48 ». Cependant, cette élégante interprétation mérite d’être discutée. Si le corps blanc divisé conserve sa blancheur, ce n’est pas le cas du corps rond, qui ne conserve pas sa rondeur lorsqu’il se divise, ni de la tête, ni des autres réalités citées en exemple dans l’Entretien, atomes inclus. Il est donc permis de se demander s’il « n’y a pas de sensibilité » autre qu’abstraite, et si elle a à voir avec la blancheur de Dumarsais. Non que cette sensibilité soit une substance en soi et par soi, ni, ce qui, d’ailleurs, n’est pas du tout la même chose49, une réalité intelligible, une idée platonicienne. Mais enfin, elle est bien un principe d’intelligibilité posé par le « logicien » comme « être », principe d’intelligibilité du vivant avant tout, qu’elle prend en charge, qu’elle constitue. Le fait qu’elle soit une « qualité générale et essentielle de la matière50 » ne porte pas à la considérer comme une abstraction (nous persistons : Diderot n’est pas un nominaliste) n’existant pas ailleurs que dans les choses sensibles, pas plus d’ailleurs, ce que personne ne soutient, qu’un universel existant par lui-même, indépendamment de toute instanciation. Elle est une qualité réelle, indivisible en sa nature, mais l’on ne peut, quant à sa quantité, la séparer des corps. Si la sensibilité dont un corps est « revêtu » est indivisible, c’est parce que la sensibilité elle-même lui prête (passagèrement, sans doute, pour les êtres singuliers, mais bien plus durablement pour les molécules) son indivisibilité propre. Et ainsi de toutes les qualités sensibles. Comment, en effet, concevoir une multiplicité de sensibilités, propres à chaque corps, sans du même coup la diviser, et ainsi mettre à mal sa nature et par là même sa fonction d’unification, ce qui est la même chose, si elle n’est pas une substance ? Ce serait encore trop, à défaut d’en faire une abstraction, que de la définir comme juxtaposition d’une pluralité d’indivisibilités : que cette juxtaposition soit simple contiguïté, et elle n’est plus source d’unité, elle n’est plus sensibilité ; qu’elle soit continuité, et elle n’est plus juxtaposition. Son indivisibilité est la marque de sa réalité, réalité lestée d’un tel poids qu’elle est même dite immortelle, ce qui n’est pas le cas des êtres sensibles, à ce que l’on sait. Aussi bien, la sensibilité est-elle la source de la continuité des êtres, de leur continuité interne comme de la continuité qui les relie les uns aux autres, continuité à distinguer, on le sait, de la simple contiguïté. « Sans la sensibilité et la loi de continuité dans la contexture animale, sans ces deux qualités, l’animal ne peut être un51. » L’unité d’un animal n’est pas seule en jeu : elle implique celle du tout, dont elle dérive. Sur cette question, Diderot paraît hésiter. Il est bien vrai qu’à l’hypothèse de Mademoiselle de Lespinasse, celle d’une continuité de l’univers, Bordeu objecte « qu’entre Saturne et vous, il n’y a que des corps contigus, au lieu qu’il y faudrait de la continuité52 » pour que cette hypothèse fasse sens. Convient-il pour autant de survaloriser cette distinction ? Quels sont les « corps contigus » subsistant entre Mademoiselle de Lespinasse et Saturne, et en quoi ne sont-ils que contigus53 ? « Il est certain que le contact de deux molécules vivantes est tout autre chose que la continuité de deux masses inertes54. » En conclura-t-on que Julie est une « masse inerte » ? Ce serait inconvenant. Et les êtres qui composent le tout sont si étroitement liés qu’il est bien difficile de ne pas les considérer comme homogènes, continus. Dès les Pensées sur l’interprétation de la nature, donc avant même que soit formulée « l’hypothèse » de la sensibilité générale, l’encyclopédiste évoquait celle d’une nature n’ayant jamais produit « qu’un seul acte » : on comprendrait alors pourquoi « cette chaîne des êtres dont la philosophie suppose la continuité » ne se rompt point. Car « l’indépendance absolue d’un seul fait est incompatible avec l’idée de tout ; et sans l’idée de tout, plus de philosophie55 ». Tout aussi fameux que la plupart des textes que nous avons cités, il est aussi tout aussi complexe. Il formule d’abord une exigence épistémique, irréductible à une simple hypothèse : « l’idée du tout » est nécessaire à la connaissance. Mais cette exigence en est aussi une d’ordre physico-ontologique : elle se double d’une référence à un acte unique de la nature. Jean-Claude Bourdin conteste que « la thèse de l’uni-totalité » de l’univers ait « fondamentalement une portée ontologique », au motif que la liaison universelle de l’univers ne peut être l’objet d’une expérience : le tout n’est pas un « principe premier », car nous ne pouvons que remonter vers lui « à partir des choses singulières56 ». Il semble pourtant que, au moins du point de vue de la connaissance, ce n’est pas des singularités que l’on part, mais bel et bien du tout, même si l’on concède qu’il n’a qu’une signification gnoséologique dépourvue de toute portée ontologique. En effet, sans l’idée de tout, et sans la liaison supposée des phénomènes, il n’y a pas de corps organisés ou de faits intelligibles, pas même de singularités, seulement des agrégats et des actes isolés, donc inintelligibles, et dont on ne peut partir pour remonter jusqu’au tout. Il est d’ailleurs manifeste que l’hétérogénéité de départ est limitée à quelques matières, quelques substances chimiques, le soufre, le charbon, le salpêtre, etc. Elle n’a rien d’une multiplicité indéterminée d’êtres absolument singuliers, et c’est cette diversité relativement restreinte qui conduit à poser des éléments, des molécules dont les différences sont pensées en référence à ces matières douées d’emblée d’homogénéité : molécules de soufre, de charbon, de salpêtre. Théoriquement, il y a bien « une infinité de manières différentes d’être hétérogène », mais cette possibilité ne remet pas en cause le fait que celles auxquelles nous avons affaire sont le soufre ou le salpêtre, et que les matières d’un autre monde possible, bien qu’en différant, n’en seront pas moins homogènes elles aussi. C’est à ce point qu’intervient la célèbre distinction entre les « éléments » et la nature, cette dernière étant « le résultat général actuel, ou les résultats généraux successifs de la composition des éléments57 ». Qu’elle soit un résultat peut facilement prêter à une lecture atomiste, opposant le fond et la forme, ou le réel et l’apparent, l’antérieur et le postérieur, les éléments et la nature qu’ils conditionnent. Mais s’en tenir à cette interprétation nous paraît manquer l’essentiel. Si les éléments, les molécules, sont d’emblée des éléments de telle ou telle matière, il devient difficile de dire qu’ils la conditionnent, et même qu’ils lui sont antérieurs : la molécule de soufre est toujours déjà du soufre. C’est la liaison, la « combinaison » d’une pluralité de molécules identiques, porteuses de la même qualité, qui constitue, comme son résultat, le morceau de soufre que nous voyons. Il en va de même pour la nature en général. S’en tenir à l’opposition abstraite nature/éléments, c’est oublier que la nature est non seulement un ensemble de molécules, mais aussi de matières, dont les différences s’inscrivent dans une continuité. Un ensemble, et non une collection, une somme d’éléments58. Bref, une totalité qui n’a rien d’une apparence provisoire. C’est un résultat, présent ou à venir, mais ce ne peut être « le résultat d’une hétérogénéité quelconque59 » : manière de dire que, paradoxalement, le résultat est premier, que c’est de lui (et des matières qui s’y trouvent) que l’on part, et que s’il faut bien le décomposer, c’est lui qui guide cette décomposition, en fonction de ce qu’il est. Décomposer la nature en ses éléments est chose nécessaire si l’on veut la déchiffrer, mais inversement, isoler les éléments ne peut être qu’un moment de la connaissance, car leur statut d’élément suppose leur intégration dans ce tout en dehors duquel ils ne seraient que des abstractions, des atomes, et non des molécules. On ne peut donc se satisfaire d’attribuer à la totalité une fonction strictement épistémique, elle a aussi une réalité qu’il faut bien se résoudre à appeler ontologique.
33S’il en va bien ainsi, la sensibilité générale doit s’inscrire, elle aussi, dans cette perspective. C’est d’elle que l’on part, même si, pour en faciliter la compréhension, l’Entretien s’ouvre sur la reconstruction de la genèse d’un être sensible particulier : d’Alembert lui-même. Car cette reconstruction ne prend sa vraie portée que référée à la sensibilité totale, indivisible. Il est, de ce point de vue, hautement significatif que Diderot la définisse plus souvent, bien que sa terminologie ne soit pas fixée, comme une qualité plutôt que comme une propriété, un attribut. La sensibilité d’un être fait de lui ce qu’il est : un être sensible.
CONTRE LA PRÉDICATION, LA PARTICIPATION
34En un mot, nous proposons, à nos risques et périls, de soutenir que Diderot substitue à la logique de la prédication une logique matérialiste de la participation. On est en droit de se récrier. Thèse absurde, inutilement provocatrice ! Il faut donc nous expliquer. Avant toute chose : il n’y a, chez l’encyclopédiste, aucun équivalent d’un dualisme platonicien, d’une distinction irréductible entre des degrés d’être, c’est-à-dire entre l’Être et le Devenir, entre les Formes et leurs images sensibles déficientes, entre l’Un et le Multiple, aucun finalisme non plus. Personne n’en doute. Cela dit, les exégètes les plus avisés du platonisme ont montré depuis longtemps que les Formes ne sont pas des universaux commutatifs, des attributs, susceptibles d’être instanciés dans des objets sensibles particuliers. étant des modèles, des « paradigmes60 », elles ne peuvent être des universaux, et les choses sensibles n’en sont pas des instanciations, mais des exemplifications61. De ce point de vue, l’ontologie platonicienne n’est pas sous-tendue par une logique de la prédication. On voudrait ici procéder à une mise en parallèle de deux schèmes de pensée, tous deux, donc, récusant la prédication. Donc que l’on se rassure : il ne s’agit pas d’une comparaison doctrinale, mais formelle.
35Pour y voir un peu plus clair, il n’est pas inutile de citer l’essentiel d’un autre morceau de bravoure, extrait, cette fois, du beau délire de d’Alembert tel que le rapporte le Rêve :
Je suis donc tel, parce qu’il a fallu que je fusse tel. Changez le tout, vous me changerez nécessairement ; mais le tout change sans cesse […]. Tous les êtres circulent les uns dans les autres, par conséquent toutes les espèces… tout est dans un flux perpétuel… Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal. Il n’y a rien de précis en nature […]. Toute chose est plus ou moins une chose quelconque, plus ou moins terre, plus ou moins eau, plus ou moins air, plus ou moins feu ; plus ou moins d’un règne ou d’un autre… donc rien n’est de l’essence d’un être particulier… Non, sans doute, puisqu’il n’y a aucune qualité dont aucun être ne soit participant… et que c’est le rapport plus ou moins grand de cette qualité qui nous la fait attribuer62 à un être exclusivement à un autre… Et vous parlez d’individus, pauvres philosophes ! laissez-là vos individus ; répondez-moi. Y a-t-il un atome en nature rigoureusement semblable à un autre atome ? - Non. -Ne convenez-vous pas que tout tient en nature et qu’il est impossible qu’il y ait un vide dans la chaîne ? Que voulez-vous dire avec vos individus ? Il n’y en a point, non, il n’y en a point… Il n’y a qu’un seul grand individu, c’est le tout63.
36Pourquoi suis-je tel ? Telle est la question. Les Pensées sur l’interprétation de la nature, on s’en souvient peut-être, y répondaient en invoquant les qualités particulières. Sans contrevenir à cette assertion, le Rêve pose le problème autrement. Le « tel », n’est plus l’individu d’Alembert, le mathématicien génial, c’est un homme, et le contexte cosmologique est ici beaucoup plus marqué. Si l’on veut expliquer l’être tel aussi bien que son changement, c’est bien du tout qu’il convient de partir, ou, si l’on préfère, dans lequel il importe de le replacer. Formulons quelques remarques sur ce passage, d’une importance capitale.
37« Le tout change sans cesse », en ce sens qu’à un tout, succède un autre tout. Cependant, il s’agit ici d’un tout particulier, considéré dans son actualité. Il n’en est pas moins « dans un flux perpétuel », car « il n’y a rien de précis en nature ». Mais le propos est équivoque : que l’état actuel du monde et la continuité que l’on y observe soient le produit du temps est clair ; mais, comme résultat, cette continuité se donne spatialement, et l’espace n’est pas, ne peut pas être un « flux » au sens propre du terme. En fait, ce dont il est question, ce n’est pas, par exemple, du passage successif d’un même être d’un état à un autre, par exemple de l’état liquide, l’eau, à l’état solide, la glace, mais du mélange des genres et des éléments, présents à des degrés divers dans tous les êtres. Lorsque, dans l’Entretien, Diderot suppose le passage du marbre à l’humus, de l’humus à la plante, et de la plante à l’animal, on passe bien, dans le temps, d’un règne à un autre, mais ce passage est soigneusement réglé, obéissant à une loi immuable, permanente, du moins tant que dure ce monde, d’autant que l’on passe du minéral à la plante, et de la plante à l’homme, dont la stabilité les constitue en invariants64. Dans le Rêve, on passe insensiblement d’un être à un autre, mais cette absence de solution de continuité vaut d’abord d’un point de vue spatial. Il est incontestable que Diderot s’efforce de penser le temps non comme une durée abstraite newtonienne, un « milieu extérieur », mais comme « coextensif au monde65 » : c’est qu’il s’agit avant tout de réfuter le créationnisme, le monde n’étant pas apparu dans le temps. Conduit-il cette logique jusqu’à son terme, c’est-à-dire jusqu’à une conception immanentiste du temps ? Ce n’est pas certain : que ce monde, ceux qui l’ont précédé et ceux qui le suivront se succèdent dans le temps, certes, mais peut-on en conclure que chacun d’entre eux, que chacun des êtres qui les composent n’existe que dans et à travers la succession ? Les « siècles », les « millions de siècles66 » du Rêve relèvent malgré tout d’une mesure empirique du temps, supposant très classiquement un mouvement spatial, une variation, une action qui rendent possible cette mesure ; ils ne supposent pas une immanence de la durée, à tel point que l’on en vient à se demander si Diderot n’est pas un penseur du temps plutôt que de la durée. La conclusion des Pensées sur l’interprétation de la nature invite les hommes à considérer « sans cesse le peu d’étendue qu’ils occupent dans l’espace et dans la durée67 » : la durée, comme l’espace, se divise en parties étendues.
38Dans ce délire de d’Alembert, comme ailleurs, on parle toujours de qualités (« il n’y a aucune qualité dont aucun être ne soit participant »), rapportées aux espèces, aux « règnes », le minéral, le végétal, l’animal, et aux éléments. À lire le texte de près, on remarque que ces deux derniers domaines ne subissent pas le même traitement. On ne peut séparer nettement les règnes, alors que les éléments semblent doués de stabilité : le feu n’est pas plus ou moins air, l’eau plus ou moins terre. Rapprochement étonnant : le règne animal, comme le végétal et le minéral, relève d’une description, d’une classification dont on dit sans ambiguïté, dans un esprit lockéen, qu’elle est, au moins partiellement, arbitraire68, alors qu’un élément semble être une essence, conformément à la définition qu’en donnent les Pensées sur l’interprétation de la nature : les « éléments » (cette fois, il s’agit des molécules, non du feu ou de la terre) et les « différentes matières hétérogènes » doivent avoir des « différences essentielles69 ». Cela étant, force est d’admettre que cette différence entre règnes et éléments n’est pas thématisée, et que les « différences essentielles » des Pensées semblent oubliées, au profit de ce qui semble bien être un mobilisme universel.
39« Rien n’est de l’essence d’un être particulier » : conséquence de ce qui précède. Toutefois, il demeure possible « d’attribuer » une qualité à un être plutôt qu’à un autre lorsqu’elle prédomine en lui. Notons que l’on retrouve, mutatis mutandis, la distinction du mouvement en sa nature, et du plus ou moins de mouvement présent dans un corps. Cela dit, de quels « êtres particuliers » s’agit-il ? Ils n’ont pas, à l’évidence, de statut ontologique indépendant, leur « être » n’est que relationnel, ce qui implique un certain décrochage entre non pas, sans doute, deux ordres de réalité totalement distincts, entre deux degrés d’être, mais, à tout le moins, entre deux niveaux d’analyse. Le rapport, le faisceau des qualités, est second, et, ne reposant pas sur une « différence essentielle », provisoire, passager, ce qui ne signifie pas inconsistant, toujours sur le point de se défaire70.
40Pour autant, s’ils sont particuliers, ce ne sont pas des individus. Aussi bien, le concept d’individu est-il la cible du texte que nous commentons : « Que voulez vous dire avec vos individus ? » Mais, si, en son fond, l’argumentation reste identique de la première à la dernière ligne, elle se déploie en deux temps, séparés par un « donc ». Le temps du constat, d’abord : « tous les êtres circulent les uns dans les autres ». Celui de la conséquence, ensuite : il n’y a pas d’individu, hormis le tout. Le premier moment est d’un naturaliste : le « flux perpétuel » mobilise les espèces, les règnes, les éléments. Le second d’un métaphysicien : c’est alors de qualités, d’êtres particuliers, d’essences et d’atomes qu’il est question. Le « donc » est-il justifié ? Ce n’est pas certain. « Tout animal est plus ou moins homme », c’est entendu, même si Diderot ne précise pas ce qu’il y a d’humain dans l’animal ; admettons qu’il s’agisse, par exemple, d’un embryon de mémoire et de pensée. Or cela vaut pour « tout animal », sans que soit précisé si ce « tout » se réfère à une espèce ou à tel ou tel animal. On penche pour la première hypothèse ; en effet, « plus ou moins homme » ne peut guère signifier plus ou moins Pierre, Paul ou Denis. Passons au second moment : cette fois, c’est bien d’êtres particuliers qu’il est question. Le mode de raisonnement est de même nature que dans le premier moment, mais il s’est radicalisé : Diderot ne se contente plus de poser qu’il y a de l’homme dans l’animal, ou de la plante dans le minéral, mais que chaque être participe de toutes les qualités, dans telle ou telle proportion. Quelles qualités ? Espèces, règnes et éléments sont sans aucun doute leurs modèles, mais qui doivent être dépassés. Bien que les « différences essentielles » des « matières hétérogènes » dont parlaient les Pensées ne soient plus invoquées, la continuité des espèces et des règnes ne gomment pas leur (relative) spécificité ni leur (relative) généralité. Qu’il y ait, par hypothèse, de l’animalité en l’homme ne permet pas de dire que l’homme possède une plus ou moins grande quantité d’animalité, ce qui ne fait pas sens. Mais Diderot (et on ne saurait trop exiger, il est vrai, de ce qui demeure un rêve) ne se prononce pas plus avant sur ce que sont ces qualités. Malgré tout, le « donc » paraît bien relever du coup de force plutôt que de l’enchaînement déductif : la « circulation » généralisée des êtres ne suffit pas, à elle seule, à légitimer la critique radicale de l’individualisme essentialiste, qui repose, en fait, sur la participation de chaque particulier à toutes les qualités dont la nature demeure, à ce stade, incertaine. Avant d’en revenir à la portée qu’il convient d’accorder à cette participation, on s’autorisera à souligner, concernant cette critique de l’individualisme, une difficulté d’un autre genre. Aucun atome n’est « rigoureusement semblable » à un autre, ce que nous savons depuis l’Entretien. Pourquoi, alors, leur dénier le statut d’individu, alors qu’ils sont unité et surtout unicité ? Alors qu’ils sont des individus on ne peut plus individualisés ? Que leurs différences soient absolument indispensables pour rendre raison du nuancier de la nature, de la « chaîne » sans vide, soit. Mais il n’y a là rien qui justifie ce déni. Tout indique que Diderot assimile hâtivement « individu » et « essence », essence entendue comme essence séparée, isolée, abstraite. L’exemple suivant71 le confirme : dans le tout du monde, il n’y a que des parties, et les appeler « individus » serait comme vouloir appeler ainsi l’aile de l’oiseau, ou l’une des plumes de l’aile, autrement dit ce qui est en nature inséparable d’un ensemble. Ce qui confirme la primauté du tout, déjà constatée à propos de la distinction nature/éléments élaborée dans les Pensées.
DEUX MANIÈRES DE PARTICIPER
41Revenons à la participation. On aura remarqué que, dans le passage dont nous sommes partis, d’Alembert ne fait pas mention de la sensibilité. Il aurait pu le faire sans dommage, et l’on peut même dire qu’elle est sous-entendue, via la référence aux « qualités ». Généralisons la portée du texte. Qualité des qualités, la sensibilité est présente dans les règnes comme dans les éléments et leurs atomes. Les atomes du soufre, par exemple, sont sensibles, car doués de force ; règnes, éléments, atomes : tous en participent. Et bien entendu, les « êtres particuliers » eux aussi « participent » de cette sensibilité, comme ils participent à toutes les qualités. Seulement, elle ne leur est pas identique, car elle a une fonction que ces qualités n’ont pas : celle d’un principe structurant. Certes, tout comme le mouvement, par exemple, qui est une qualité, la sensibilité peut être plus ou moins présente en chacun de ces êtres particuliers, en plus ou moins grande quantité, à cette différence près, fondamentale, qu’elle leur donne forme, et met en relation les autres qualités selon diverses proportions. La participation selon Diderot s’entend donc en deux sens. En sa signification la plus évidente, celle-là même que d’Alembert met en scène, la participation est précisément le fait que tous les « êtres particuliers » participent de toutes les qualités. Participer en ce sens, c’est alors être ceci et cela : avoir telle forme, être en mouvement de telle façon, posséder tel degré de force, etc. Voilà des exemples de « qualités », qui ne sont pas des espèces ou des règnes. En ce premier sens, participer, c’est participer de, de la force, par exemple. Allons plus loin. Les espèces et les règnes, bien que n’étant pas des êtres particuliers, participent en ce même sens : l’animal participe de l’homme, le minéral de la plante, la plante de l’animal. Mais cette première forme de participation en suppose une seconde, qui la fonde. Participer de toutes les qualités suppose leur commune appartenance à une seule et même qualité, la sensibilité. Si les qualités sont partout présentes, autrement dit ne sont jamais contraires, c’est parce que la sensibilité l’est aussi. Allons plus loin : si les espèces, les règnes, les éléments « circulent les uns dans les autres », c’est aussi parce qu’ils participent à cette sensibilité. On pourrait penser que si l’animal est un peu homme, c’est en raison d’un plan d’organisation de la nature, qui agit graduellement, et certes ce n’est pas faux. Mais Diderot porte son regard infiniment plus loin. Que peut-il y avoir de commun au minéral et la plante, sinon des forces qui sont autant de manifestations de la sensibilité, morte ou vive. Participer, c’est alors avoir part à, à la sensibilité, bien sûr.
42Tout cela suppose que l’on accorde une importance considérable, pouvant paraître disproportionnée, à l’emploi somme toute occasionnel du terme « participation ». Nous l’accordons. Toutefois, il ne s’agit nullement d’y voir une référence expresse à la metexis platonicienne, qui, chez Platon lui-même, n’est d’ailleurs jamais constituée en théorie bien formée, même si son rôle est clair : rendre pensable une forme de communauté entre l’intelligible et le sensible. Il n’en est pas moins vrai que, chez Diderot, son usage, si ponctuel soit-il, s’intègre parfaitement à une entreprise du même type : penser l’intelligibilité du sensible, mais, bien entendu, en délestant l’intelligible de tout caractère spirituel, et en le désontologisant, si l’on peut dire. Poursuivons donc l’enquête, en considérant ce qu’il en est du flux du sensible tel que le conçoit « frère Platon ».
43« Tout est dans un flux perpétuel. » Au siècle des Lumières, ce propos n’a rien d’original ; c’est même un cliché. Et pourtant, de par son radicalisme, il n’a guère d’équivalent chez les contemporains de Diderot. Quelle en est la portée ? Elle paraît témoigner, la référence vient comme d’elle-même sous la plume des commentateurs contemporains, d’un héraclitéisme affirmé, fermement antiplatonicienne et, plus généralement, antimétaphysique. Mais Diderot n’ignore pas72 que, dès l’Antiquité, chez Aristote surtout73, l’héraclitéisme a été pensé comme une source du platonisme. Platon aurait admis que dans le monde sensible « tout s’écoule », puis, sous l’influence de Socrate, se serait convaincu de l’existence de l’universel, qui ne pouvait donc se situer dans ce sensible. Ce n’est pas cette généalogie, largement hypothétique, qui nous importe : qu’a-t-elle à voir avec la formation de Diderot ? Rien. En revanche, ce que montre le platonisme, c’est qu’il ne suffit pas d’affirmer que « tout s’écoule » pour être héraclitéen. On est tenté de couper court. Diderot s’en tient au monde sensible, au « flux perpétuel », il ne sépare pas le matériel et le spirituel, et pour cause : il est matérialiste. Mais ne brûlons pas les étapes. Commençons par rappeler pourquoi, selon Platon, le monde sensible est sans cesse changeant. Il l’est parce qu’il est d’emblée rapporté au sujet sentant74. Tenons-nous-en à l’essentiel. Le changement platonicien tient d’abord à la succession, en un même être, de qualités opposées, et, aussi bien, à leur coprésence dans un même être. Et ce caractère contradictoire se donne toujours à travers la perception d’un sujet, en fonction de son point de vue ou des circonstances où il se trouve75. Rien de tel chez Diderot. Ce sur quoi l’accent est mis, c’est sur la fécondité de la nature, qui produit tout ce qui peut être, toutes les formes sensibles possibles. Non qu’il soit insensible à la contradiction : les êtres sensibles possibles le sont parce qu’ils sont viables, et si la nature a produit beaucoup de monstres, ils se sont, pour la plupart, « anéantis successivement », de telle sorte que « toutes les combinaisons vicieuses de la matière ont disparu ». Ne sont restées que « celles dont le mécanisme n’impliquait aucune contradiction76 », même si elles laisseront la place à d’autres organismes, tout aussi viables. Mais il est clair que cette contradiction n’a rien de commun avec la contradiction perceptive de Platon.
44Cette priorité de l’objet, qu’il soit fluent ou pas, est logique pour un matérialiste, en tout cas un réaliste : c’est peut-être même cette priorité qui définit le mieux le matérialisme de Diderot. On n’en conclura pas pour autant, cela va de soi, qu’il en reste là, et qu’il se désintéresse de la connaissance du sensible. On a vu que cette connaissance supposait la formulation de l’hypothèse du tout, par définition inaccessible aux sens. Ce tout n’a rien d’une Forme, et le sensible n’est pas un monde purement phénoménal. Du moins peut-on noter dès à présent que, très différemment de ses prédécesseurs, les physiciens/mathématiciens du xviie siècle qui opposaient, ce que Diderot ne fait pas, qualités secondes et qualités premières, Diderot s’inscrit comme eux dans une filiation platonicienne77 : c’est qu’il s’agit d’expliquer le sensible du point de vue de l’intelligible, même si « l’accent le plus lourd » tombe chez lui sur le premier. Faut-il ajouter que l’auteur du Rêve se démarque remarquablement de ses contemporains « naturalistes », qui ne se posaient guère la question de cette connaissance, et se contentaient d’un réductionnisme parfois sommaire ?
45Poursuivons. On a vu qu’en son délire, d’Alembert distinguait le domaine du qualitatif, celui des éléments, et celui du quantitatif, celui des êtres particuliers qui les intègrent en des proportions variables. Toujours rien de platonicien ici. On sait que Platon dispose de deux modèles pour penser la relation des Formes aux particuliers sensibles : le paradigmatisme et la participation78. Or, pour Diderot, les êtres particuliers ne sont pas des images de qualités, au sens où le lit sensible est une image du Lit en soi, l’acte courageux une image du Courage en soi : l’être sensible n’imite pas la sensibilité. La participation, quant à elle, a pour fonction, nous l’avons dit, de rendre compte de la communauté du sensible et de l’intelligible. En raison du caractère exemplaire de la Forme, son image, en tant qu’image, n’est pas de même nature qu’elle. Mais, du fait qu’elle lui ressemble, on peut bien parler d’une « community of caracter », pour reprendre la formule de R. E. Allen79. Par conséquent, la participation suppose le paradigmatisme, et l’on voit donc mal comment elle pourrait intervenir chez Diderot autrement que comme un simple mot utilisé comme en passant.
46Et pourtant, d’Alembert, rêvant au « flux perpétuel », distingue bien les qualités et les êtres particuliers, considérés comme des mises en relation de ces qualités, des relations déterminées, au moins en principe, d’un point de vue très général, quantitativement, et cela indépendamment de tout suppôt. L’un des traits remarquables de ce passage, c’est justement le fait que le « revêtement » des qualités n’y est pas, pour une fois, évoqué. Un bref rappel de la position de Locke, si souvent reprise au siècle des Lumières, s’impose. Selon l’auteur de l’Essai sur l’entendement humain, lorsque nous parlons d’une « espèce particulière de substances corporelles, comme un cheval, une pierre », l’idée que nous en avons n’est « qu’une combinaison ou collection de différentes idées simples des qualités sensibles que nous trouvons unies dans ce que nous appelons cheval ou pierre ; cependant, comme nous ne saurions concevoir que ses qualités subsistent toutes seules, ou l’une dans l’autre, nous supposons qu’elles existent dans quelque sujet commun, qui en est le soutien : et c’est ce soutien que nous désignons par le nom de substance, quoiqu’au fond il soit certain que nous n’avons aucune idée claire et distincte de cette chose que nous supposons être le soutien de ces qualités, ainsi combinée80 ». Texte canonique s’il en est, et fort éloigné du propos de Diderot, en ce qu’il ne pose pas le problème de l’unité des êtres particuliers, réduits à des agrégats de qualités soutenus par un substrat hypothétique. À n’en pas douter, Locke lui aussi considère le monde comme un flux, et c’est pourquoi la substance n’est que « nominale » : elle opère un découpage purement pragmatique au sein de ce flux. C’est pourquoi elle doit être distinguée de l’« essence réelle » des choses, renvoyant à une conception corpusculaire de la matière. Cela étant, « l’essence prise même en ce sens-là se rapporte à une certaine sorte, et suppose une espèce, car comme c’est la constitution réelle d’où dépendent les propriétés, elle suppose nécessairement une sorte de chose, puisque les propriétés appartiennent seulement aux espèces, non aux individus […]. Il n’y a point de particule individuelle de la matière à laquelle aucune de ses qualités soit si fort attachée, qu’elle lui soit essentielle et inséparable. Ce qui est essentiel à une certaine portion de matière, lui appartient comme une condition par où elle est de telle ou telle espèce ; mais cessez de la considérer comme rangée sous la dénomination d’une certaine sorte, dès lors il n’y a plus rien qui lui soit nécessairement attaché, rien qui en soit inséparable81 ». L’écart d’avec Diderot, tenant lui aussi d’une théorie corpusculaire de la matière, est considérable, puisque, pour lui, à rebours de ce que Locke affirme, les qualités sensibles des corps en sont inséparables, tout particulièrement dans le cas des « particules individuelles », des molécules. La molécule dispose d’une « force intime », équivalent, au niveau moléculaire, de la sensibilité, force « propre à sa nature d’eau, de feu, d’air, de soufre82 » : où l’on retrouve les éléments de d’Alembert, le feu, l’eau, l’air, la terre, associés aux règnes et aux espèces, mais implicitement différenciés d’eux en ce qu’ils ne sont pas dits participer les uns aux autres. On voit bien qu’ils sont des éléments de stabilité dans un monde changeant, relevant, en somme, autant de l’ontologie que de la physique.
47Pour autant, ils ne sont pas, pas plus que la sensibilité, des universaux commutatifs, des attributs. Insistons : si la sensibilité n’est pas « au-dessus » de ces êtres, séparée d’eux, elle leur est « unie », dit souvent Diderot. Précisément, elle leur est unie. Elle leur est donc irréductible en tant qu’on les considère comme de simples corps, des « portions de matière », et elle est commune à tous, non comme un attribut commun, mais comme un principe qui les constitue quantitativement comme atomes, ou plutôt comme molécules, de ceci ou de cela, comme corps en mouvement, ou comme vivants, selon leur degré et leur type d’organisation : la sensibilité, comme « propriété générale », est « inégalement distribuée entre toutes les productions de la nature », elle s’exerce « avec plus ou moins d’énergie selon la variété de l’organisation83 », organisation dont elle est la cause. « Distribuée » : le mot n’est guère heureux, car il évoque une généralité commutative. Il est cependant suffisamment clair que cette distribution ne peut être une attribution. Et c’est ce refus d’une logique attributive qui définit le trait essentiel du « platonisme » de Diderot. Peut-être même est-il permis de dire que les êtres sensibles exemplifient le qualitatif, comme, pour Platon, les sensibles exemplifient les Formes, qu’ils le manifestent en le quantifiant. Et même, quand il est question de pure intelligibilité, peut-on dire qu’il y a imitation, l’unité du vivant étant, en quelque manière, à l’image de celle du tout84, une image imparfaite, d’ailleurs, puisque les lacunes de la mémoire, sa fragilité, aussi bien que celle des organes, menacent cette unité. Ce qui ne va pas sans introduire un finalisme larvé. Arrivé à ce point, il devient possible de mieux comprendre pourquoi, selon la Lettre sur les sourds et muets, « l’adjectif est tout » et le substantif, rien, sans céder pour autant à l’illusion rétrospective, comme si toute la philosophie de Diderot était déjà présente dans cette Lettre. Il est tout parce qu’il n’est pas un prédicat, parce qu’il désigne ce dont participent les êtres : leurs qualités. De même est-il possible de comprendre pourquoi Diderot, dans le même passage, semblait allégrement identifier la définition lockéenne du substrat avec un péripatétisme qu’elle a pourtant pour but de renverser. Incontestablement, Diderot était alors sous la contrainte : celle que lui imposait la différenciation de l’ordre naturel et de l’ordre scientifique, empruntée à Condillac et aux philosophes grammairiens. Ce n’est plus le cas dans les œuvres de la maturité. Alors, il convient de récuser tout substantialisme, aussi bien celui de Locke que d’Aristote : l’être singulier n’est ni une forme substantielle, ni un simple substrat, mais un ensemble ordonné, structuré, un « faisceau » de qualités85.
48Pourquoi, alors, partout répéter que la matière est « revêtue » de qualités ? Simple concession au pseudo-cartésianisme de d’Alembert, le d’Alembert personnage d’un dialogue rédigé par Diderot ? Explication insuffisante, puisque, on a tenté de le montrer, le « suppôt » n’est pas un concept cartésien. Un dernier détour s’impose, pour tenter d’y voir un peu plus clair.
TEMPS ET ESPACE
49On vient de mettre en relation l’héraclitéisme de Platon et de Diderot. Mais on s’en est tenu, pour ce qui est de Diderot, à l’examen d’une « symétrie passagère », d’un « ordre momentané86 », bref, à l’un des touts qui se succèdent dans le Tout87. N’était-ce pas en prendre à son aise ? Il n’y a qu’un monde chez Platon, finalisé par le Démiurge. Il y en a une infinité chez Diderot, aucun n’étant finalisé, de telle sorte que son mobilisme paraît de bien plus grande ampleur. Nul ne l’ignore : « Tout change, tout passe, il n’y a que le tout qui reste. Le monde est à chaque instant à son commencement et à sa fin88. » Reste à savoir si ce mobilisme universel, incontestable, a la portée qu’on lui attribue généralement.
50Nous suggérions plus haut que la conception du temps diderotiste restait très classique, le temps demeurant second par rapport au mouvement et à l’espace. L’ouverture du délire de d’Alembert le laissait pressentir : Diderot tend à spatialiser le temps, à le penser sur le modèle de l’espace. Ainsi, lorsque le mathématicien se demande « pourquoi suis-je tel ? », il évoque la possibilité d’un changement de son « espèce », c’est d’abord une modification des coordonnées spatiales « au pôle, sous la ligne, dans Saturne ». Et en second lieu, celle d’un changement selon « la durée et les vicissitudes de quelques milliers de siècles89 ». Il serait plus qu’aventureux, à dire vrai arbitraire, de tirer beaucoup de conséquences du fait que l’espace est invoqué en premier : il reste qu’on peut se demander en quoi l’hypothèse d’un « Saturnien » disposant d’un bien plus grand nombre de sens soutient celle d’un flux temporel continuel. Mais est-il bien raisonnable de prétendre que l’encyclopédiste subordonne le temps à l’espace ? N’est-ce pas le temps que Diderot, et avec lui ses commentateurs, met constamment en avant ? N’est-il pas beaucoup plus légitime d’affirmer sans ambages, comme on le fait si souvent, que le devenir est la détermination fondamentale de ce qui existe ?
51Les Pensées sur l’interprétation de la nature donnent à penser que ce n’est pas très raisonnable. En effet, elles ne se contentent pas de poser la nécessité d’un enchaînement des phénomènes ; il se pourrait en effet que, même enchaînés, chacun d’eux soit « sans permanence » : mais « si la nature est encore à l’ouvrage, malgré la chaîne qui lie les phénomènes, il n’y a point de philosophie90 ». Diderot n’avance pas de preuve, et l’hypothèse de la nature toujours au travail demeure, comme on a pu le dire avec grande raison, « un postulat métaphysique fort91 ». De fait, et de manière tout aussi spéculative, alors même qu’il paraît en déduire un mobilisme radical, il en limite implicitement la portée. C’est qu’il ne s’agit plus seulement de poser un principe de la connaissance, comme dans le cas de l’enchaînement des phénomènes, mais de réguler ce qui tout à la fois en fixe le cadre et le menace : le devenir. En témoigne le recours au principe des indiscernables, très peu leibnizien (non substantialiste, et source de bien moins de diversité) dans la formulation que l’on en donne. On l’envisage d’abord sous l’angle de l’espace : « Il est démontré par la différence des points de l’espace où les corps sont placés, combinée avec ce nombre prodigieux de causes, qu’il n’y a peut-être jamais eu, et qu’il n’y aura peut-être jamais dans la nature deux brins d’herbe absolument du même vert. » Puis vient le temps : « Si les êtres s’altèrent successivement en passant par les nuances les plus imperceptibles, le temps, qui ne s’arrête point, doit mettre à la longue entre les formes qui ont existé très anciennement, celles qui existent aujourd’hui, celles qui existeront dans les siècles reculés, la différence la plus grande92. » C’est donc bien sur le modèle des différences spatiales que sont pensées les « nuances » dues à l’altération temporelle. Le processus peut bien conduire à la « différence la plus grande », mais pas à une altérité insaisissable : l’avant et l’après sont reliés au maintenant, à partir duquel nous pourrions les saisir, si ce n’était la faiblesse de nos sens et de nos instruments, en un totum simul, par analogie (et par analogie seulement) avec l’état de l’esprit de la Lettre sur les sourds et muets, dans laquelle le temps était linéarité et déperdition. C’est d’ailleurs immédiatement après avoir indiqué que la philosophie suppose le tout que Diderot se range, contre Buffon, à l’avis de Maupertuis : il est fort possible que les différentes espèces animales dérivent d’un prototype, par « métamorphoses successives », de telle sorte qu’il est impossible de les diviser réellement, leurs « confins » étant peuplés « d’êtres incertains, ambigus93 ». Tout se passe comme si, à travers le temps, l’espace se peuplait du plus grand nombre possible de différences, comme si la continuité de l’espace soumettait, d’un certain point de vue, la succession du temps à sa loi. Quel point de vue ? Yvon Belaval a pu montrer que Diderot ne traite pas de la même manière l’espace et le temps. Le premier ne peut être objet d’une analyse au sens mathématique, puisque sa divisibilité a un terme, la molécule, alors que « la division peut être continuée pour le temps ». En conséquence, il n’y aurait pas de continuité, d’homogénéité de l’espace, contrairement à ce que l’on vient de poser, mais seulement du temps94. D’un point de vue mathématique, cela est peu contestable. Toutefois, on peut considérer les choses sous un autre angle, sans pour autant remettre en cause cette dichotomie. Car c’est bien dans un espace homogène, continu, d’une homogénéité et d’une continuité certes non cartésiennes, puisque constituées d’êtres dont les différences ne sont pas numériques, que se donnent à voir des « êtres incertains » : cette incertitude fait bien voir qu’ils ne sont pas simplement contigus, juxtaposés, surtout si on les considère comme des variations d’un « prototype ». Quant à la continuité du temps, si elle est le cadre et de la multiplicité des variations, et, bien entendu, du passage d’un monde à un autre par « degrés insensibles », elle n’a pas de contenu propre : les nuances et les différences qui s’y déploient ne peuvent qu’être spatiales.
52On n’a pas, ici, à entrer dans les controverses portant sur l’héraclitéisme de Platon, extrême pour les uns, modéré pour les autres. Il n’est pas interdit, en revanche, de penser que, s’il est modéré, celui de Diderot l’est plus encore. On s’est efforcé de montrer que le « flux perpétuel » était fermement encadré, et que l’espace prenait le pas sur le temps. On peut en voir une preuve supplémentaire dans le fait que l’être sensible, s’il participe des éléments, se définit par sa cohérence et son unité. « Rien n’est de l’essence d’un être particulier » : Platon ne dit pas autre chose. Mais cet être est pour lui loin d’avoir l’unité, si provisoire soit-elle, dont il est, chez Diderot, crédité. Pour ce dernier, il n’est pas un reflet de ce qui est « réellement réel ». Par où l’on voit qu’il n’est pas un pur assemblage de qualités, en ce que, d’une part, il est continu, il est une « portion » de matière, ce qui indique assez sa spatialité, et d’autre part, en ce que la principale d’entre elles, la sensibilité, si elle n’est pas en lui comme être existant, n’est pas non plus présente en lui de manière contingente, comme la Forme dans un particulier, dans la mesure où elle est la source de sa consistance. Si les êtres particuliers sont pourvus de qualités dont ils sont inséparables, qu’ils ne peuvent perdre sans du même coup être détruits, on doit en déduire qu’ils ont des propriétés nécessaires, et donc sont doués d’une vraie réalité.
53Il n’est que temps d’en revenir à l’existence. On a déjà vu que les Principes en font une qualité. D’un autre côté, reproche était fait à la physique mathématique, identifiée à une métaphysique, de ne considérer les corps que dans leur existence, c’est-à-dire en repos, le physicien, le chimiste, eux, les prenant « en nature », c’est-à-dire « existants » et revêtus de propriétés. L’on en revient donc à la même difficulté : comment faire de l’existence une qualité parmi d’autres, alors qu’elle ne peut définir quelque être que ce soit, alors qu’elle n’est pas une « nature » ? Un passage bien connu des Éléments de physiologie, quoique d’une remarquable obscurité, permet cependant d’avancer un peu :
En nature, durée n’est qu’une succession d’actions ; étendue est la coexistence d’action simultanées : dans l’entendement, la durée se résout en mouvement par abstraction, et l’étendue se résout en repos ; mais le repos et le mouvement sont d’un corps. Je ne puis séparer, même par abstraction, la localité et la durée de l’existence ; ces deux propriétés lui sont donc essentielles95.
54Il serait déplacé de vouloir faire trop dire à ce qui n’est qu’un ensemble de notes, mais d’une paresse coupable de ne pas tenter d’en tirer quelques enseignements.
55In naturam, d’abord. De quelles actions s’agit-il ? L’action est, d’une façon générale, une propriété, et « tout, dans la nature, a son action diverse96 ». Or la durée est une succession d’actions. S’agit-il des actions d’un même être, ou de plusieurs êtres ? On penchera pour la seconde hypothèse, dans la mesure où Diderot a coutume de considérer les actions comme actions d’un être sur un autre. De toute manière, dans les deux hypothèses, la durée accompagne une action, un processus, elle est la même pour tous, elle ne leur est pas immanente. L’espace, lui, est une coexistence d’actions simultanées. Assertion qui pourrait paraître contradictoire dans le cadre d’une distinction durée/espace, puisqu’elle fait intervenir, dans la définition de l’espace, le temps, sous la forme de la simultanéité, dont Kant dira un peu plus tard qu’elle est, avec la succession, un des « modes », une des « déterminations » du temps. Mais il n’y a rien là de contradictoire. Kant lui aussi définira la simultanéité, évidemment dans un cadre transcendantal étranger à Diderot, comme « loi d’action réciproque » : « Toutes les substances, en tant qu’elles peuvent être perçues dans l’espace comme simultanées, entretiennent une relation d’action réciproque universelle97. » Occasion nous est donnée, une fois de plus, de noter la dépendance du temps par rapport à l’espace.
56In intellectu, ensuite. La durée, par abstraction, est réduite en mouvement. Il ne peut s’agir que du mouvement de translation, le seul que connaissent les cartésiens : « Le transport d’un corps d’un lieu dans un autre n’est pas le mouvement, ce n’en est que l’effet. Le mouvement est également et dans le corps transféré et dans le corps immobile98. » L’étendue, pour sa part, est réduite au repos. Il n’est pas aisé de comprendre comment des actions simultanées peuvent être ramenées au repos, sinon en considérant que Diderot reprend son argument traditionnel : le cartésianisme ignore la force, l’action immanente aux molécules et au corps.
57Bref, ce que veut ignorer la physique mathématique, c’est que le mouvement et le repos « sont d’un corps ». Toutefois, il ne s’agit pas de simplement réattribuer le mouvement et le repos au corps dont la physique mathématique le sépare, parce qu’il ne s’agit pas du même mouvement, le mouvement réduit à la translation, ni d’un même repos, le repos absolu, l’inertie. En effet, Diderot ajoute que ce l’on ne peut séparer de l’existence, même par abstraction, ce sont la « localité » et la « durée ». Tout indique que cette existence est celle du corps. De quoi d’autre, d’ailleurs, serait-elle l’existence ? Et si l’abstraction de ces « qualités » est absolument impossible (« même par abstraction »), elle l’est aussi pour la physique mathématique. Par où l’on voit que la localisation et la durée ne sont plus celles qui étaient initialement définies. L’espace n’est plus simultanéité d’actions, il est un lieu, le lieu propre à un corps. La durée n’est plus une succession d’actions, succession dont il n’est plus question, mais permanence, serait-elle brève, d’un corps dans son lieu. Ne s’agirait-il pas de procurer un soubassement au dynamisme du physicien chimiste, dont la mise en place donnerait sens à la formule cent fois reprise : le corps est « revêtu » de qualités » ?
MATIÈRE, MATIÈRES
58Ces mêmes Éléments ajouteront quelques pages plus loin, on l’a vu, que sans les trois dimensions du corps, la sensibilité ne peut que disparaître99. Il n’est plus question, du moins de manière explicite, de l’existence comme qualité, mais du corps, ce qui confirme leur assimilation. L’existence, ce n’est pas prioritairement l’être tel, le fait d’être un cheval ou un homme, une molécule de soufre, de charbon, ou d’eau, mais pas non plus, on s’en doute, l’être-là au sens existentiel, l’existence à l’état pur, inintelligible en elle-même et ne pouvant qu’être vécue. Ce qui existe avant tout, c’est le corps sans qualités particulières, le corps situable en son lieu et relativement pérenne dans le temps. Sans le corps, « la sensibilité disparaît ». Bien entendu, il ne s’agit là que d’une vue de l’esprit, d’une abstraction : « il y a » toujours des molécules et des corps, parce qu’il y a toujours de l’espace, dont Diderot ne met jamais en question la réalité (pas plus qu’il ne doute de celle de la durée). Et « il y a » toujours de la sensibilité, puisqu’elle est éternelle. Toutefois, cette abstraction permet de dégager ce qui définit la corporéité en général. Elle permet aussi de noter une différence d’accent dans l’exposé, devenu un passage obligé au fil des écrits de Diderot, entre les Principes et les Éléments.
59Dans les Principes, l’existence du corps se dédouble, en quelque sorte. En tant qu’il est pensé comme corps au repos, inerte, sans force interne, son existence est dévalorisée. Le vrai savant, le chimiste, le considère bien, lui aussi, comme existant ; l’existence est alors celle d’un corps tout de dynamisme, un corps agissant et subissant ; pour autant, elle ne change pas de statut. Mais on revient peu après à l’existence du corps tel que l’envisage le cartésien, en repos. Or cette existence-là, en repos, n’est plus seulement dévalorisée, elle n’existe pas, si l’on peut dire, ce n’est qu’une abstraction. Alors apparaît une autre forme d’existence, qui n’est ni celle du cartésien, ni celle du chimiste : « L’existence n’entraîne ni le repos, ni le mouvement » ; elle n’est pas la pure abstraction de la physique mathématique, elle est une qualité des corps, et peu importe qu’ils soient en repos ou en mouvement, que ce mouvement leur soit donné de l’extérieur, comme pour le cartésien, ou d’origine interne, comme pour le chimiste : c’est la plus vague des qualités. Force est alors d’admettre que la physique mathématique est, finalement, plus proche de l’existence considérée comme telle, son grand tort étant de prendre prétexte de sa pauvreté pour en faire une abstraction.
60Dans les Éléments, c’est exclusivement de cette dernière forme d’existence du corps, l’existence comme qualité, dont il est question. Et la différence de point de vue est considérable : elle n’est plus une qualité indéterminée, pauvre, générale, elle s’enrichit notablement, puisqu’elle devient elle-même, et à travers elle le corps, doublement qualifiée, doublement déterminée, par la localité et la temporalité. Localisation et temporalisation qu’il est donc essentiel de ne pas confondre avec un principe d’individuation solo numero, purement numérique, un « ici » et un « maintenant » permettant de distinguer extérieurement deux corps par ailleurs identiques, puisqu’elles tiennent à la nature même de tout corps, de la corporéité en général. On est loin de l’expression imprécise dont se contentaient les Pensées : les « points de l’espace ».
61Toujours dans les Éléments, à ces corps en général est associée la « matière en général ». Rien de plus logique. Mais que faut-il, au juste, entendre par « matière en général » ? Pour Diderot, « la » matière n’existe pas : « Selon la raison, les termes essence, matière, substance, suppôt, etc., ne portent guère en eux-mêmes de lumières dans notre esprit100. » C’est d’une pluralité de matières hétérogènes qu’il faut parler : les atomes, les éléments. Parler de « la » matière, c’est en rester à une métaphysique aristotélicienne. Comme le souligne Colas Duflo, la matière comprise comme « un milieu homogène, qui recevrait par ailleurs les qualités qui la différencient » est un concept chargé d’une lourde hérédité aristotélicienne101, dont Diderot veut se débarrasser. Or, ce n’est pas chose facile, car il n’est pas aisé de parler de matière en dehors de l’hylémorphisme et de la prédication.
62Selon les Éléments, un atome ou un corps a « longueur, largeur, profondeur et sensibilité102 », alors qu’il est, bien sûr, « d’une indivisibilité absolue103 ». Pour sa part, la « matière en général » a « cinq ou six propriétés essentielles, la force morte ou vive, la longueur, la largeur, la profondeur et la sensibilité104 ». Le contexte fait bien voir que les trois dimensions ne sont pas que l’un des termes parmi les autres dans cette brève énumération, puisque sans elles, aucune des autres n’existerait. C’est qu’elles sont le corps même. Elles ont consistance, elles ne sont pas tant dans un espace abstrait qu’elles limiteraient comme une figure, qu’elles ne le déterminent comme le propre d’un corps, comme une réalité spatiale, une « portion de matière », ce qui explique que cette spatialité soit dite « qualité ». Qualité, parce que le lieu qu’occupe le corps reçoit ses limites du corps et de sa force propre, il en est issu. Nous retrouvons « la localité et la durée », que l’on ne peut séparer de l’existence du corps. On songe à l’article « Hobbisme » de l’Encyclopédie : « L’espace coïncident avec la grandeur d’un corps est le lieu du corps ; le lieu forme toujours un solide ; son étendue diffère de l’étendue du corps ; il est terminé par une surface coïncidente avec la surface du corps105. » Le lieu du corps forme un solide, il n’est pas identique à son étendue : les « trois dimensions », le lieu propriété de l’existence du corps, voilà qui n’est pas sans analogie106 avec cette solidité du lieu hobbesien. Et c’est pour cette raison que l’atome, quoique indivisible, peut avoir longueur, largeur et profondeur. Pour cette raison aussi que le corps, principalement le corps organisé, n’a pas autant de fragilité qu’on lui en prête. Pour cette raison, enfin, et c’est le point essentiel, que cette localisation ne brise pas la continuité de l’espace concret, ne fonde pas une pure contiguïté. Les corps et leurs lieux ne sont pas juxtaposés, comme si l’espace était un continuum les précédant et qu’ils fragmenteraient. Il faut essayer de penser l’espace concret comme une qualité commune aux lieux des corps, qui ne les emprisonne pas dans des limites qui leur seraient extérieures, puisque ce sont eux qui, au contraire, déterminent leurs lieux, dans un jeu d’actions et de réactions qui n’a rien d’une juxtaposition d’êtres inertes, et qui leur donne leurs dimensions propres. Si l’espace concret leur est une qualité commune, c’est parce que tous ont le leur, qui ne divise pas plus cette qualité que les êtres sensibles ne divisent la sensibilité, pourtant présente en chacun d’eux. Et cet espace concret ne devient mesurable que lorsqu’on le considère abstraitement, comme quantité divisible, lorsqu’on ne prend en compte que « l’étendue du corps », distincte de l’étendue de son « lieu », lorsqu’on situe les corps dans l’espace unique, géométrique. Bref, le corps a des contours qu’il se donne, c’est-à-dire une existence comprise comme être-là, non comme être-là purement contingent, ou comme existence s’ajoutant, comme chez Leibniz, à l’essence avec la création divine, mais comme être-là du corps dans l’espace concret.
63À tout cela, il faut ajouter que la « matière en général » ne prend pas en considération, et pour cause, la diversité « des » matières. Il s’agit d’une matière abstraite, si l’on veut, mais qui n’est pas une abstraction car elle a des qualités essentielles. Toute matière, avant d’être du feu, de l’eau, du bois ou de la chair, est « matière en général », qui ne peut pour autant être assimilée à « la » matière. Si Dieu n’existe pas, proclame Diderot, « il n’y a plus qu’une substance dans l’univers, dans l’homme, dans l’animal. La serinette est de bois. Le serin est de chair, le musicien d’une chair diversement organisée ; mais l’un et l’autre ont une même origine, des mêmes fonctions et la même fin107 ». La serinette, le serin, le musicien : non pas, bien sûr, le corps en général, mais des corps déterminés. La substance : la « matière en général », qui n’est pas le bois ou la chair diversement organisée, autrement dit les matières hétérogènes, mais qui leur est commune, impliquant des degrés différents d’une même force, d’une même sensibilité, et se définit par la naissance, des fonctions, et la mort, naissance et mort étant d’ailleurs, en quelque sorte, des fonctions du vivant. Une substance qui ne « supporte » rien, qui n’est l’essence de rien, bien que commune à tous les êtres, bref, une « matière en général » qui détermine l’ensemble des fonctions de toute forme sensible, qui considère la sensibilité ou le mouvement du seul point de vue de leur « nature » qualitative, indépendamment de leur quantification dans les choses singulières. Quel est donc son rôle dans l’ensemble du système ?
64Nous avons soutenu que le mobilisme de l’encyclopédiste était moins marqué qu’il n’y paraissait à première lecture, moins marqué, tout spécialement, que celui de Platon. Le Timée le fait voir, dans lequel le flux phénoménal est tel qu’aucune de ses phases ne mérite d’être qualifiée de ceci ou cela, du feu ou de l’eau, par exemple. Diderot, lorsqu’il s’en tient à un ordre provisoirement stabilisé du monde, c’est-à-dire toujours, puisque la pluralité de mondes successifs n’est qu’une hypothèse métaphysique, ne va pas jusque-là, tant s’en faut. Tous les éléments sont présents dans tous les êtres, c’est entendu, mais ces éléments conservent leurs « différences essentielles », et les êtres qui en « participent », bien qu’ils n’aient pas, contrairement aux participés, d’essence autre que la composition de leurs constituants, sont, de par cette composition même, d’une stabilité relative qui permet de les désigner comme étant plutôt ceci que cela.
65On sait cependant que Platon ne s’en tient pas à ce mobilisme, puisqu’il s’agit au contraire de le surmonter. Il serait tout à fait hors de propos d’entrer dans le détail du passage du Timée (49c-50a) effroyablement complexe tant sur le plan philologique que sur le plan philosophique, dans lequel Platon traite du flux sensible et de ses relations tant avec le « réceptacle » qu’avec l’intelligible. Rappelons simplement que Harold Cherniss a proposé d’y voir à l’œuvre une distinction entre « les phases » du flux phénoménal lui-même, impossible à nommer, et le flux phénoménal lui-même, « considéré dans sa globalité », ce qui conduit à traduire ainsi le moment clef de ce passage : on ne peut considérer comme « réalités distinctes » que « ce qui est tel se retrouvant toujours semblable dans absolument tous les cas et dans chacun en particulier, d’appeler, par exemple, “feu” ce qui est tel toujours108 ». Cela signifie que si l’on prend en vue la globalité du phénomène sensible, un discours sur le sensible devient possible en raison du caractère récurent de certaines qualités, de certaines caractéristiques, récurrence rendue possible par l’hypothèse des formes intelligibles. Quant au réceptacle, à l’espace, au porte-empreinte, il est ce dans quoi les images composant le flux phénoménal acquièrent une existence dont leur statut de simples images les prive : une image n’est que « le fantôme toujours fugitif de quelque chose d’autre », et donc ne peut « que venir à l’être en quelque autre chose et ainsi acquérir une existence quelconque109 »
66Or, s’il n’y a pas de formes intelligibles chez Diderot, et si les êtres sensibles ne sont pas, comme c’est le cas dans le platonisme, sans consistance, il y a bien prise en vue de la totalité et récurrence : ce sont les mêmes éléments que l’on retrouve dans chaque être particulier, et surtout c’est bien le même mouvement (« il y a plus ou moins de mouvement dans un corps », mais « ni plus ni moins mouvement ») et la même sensibilité éternelle, qui toujours revient110. Et il y a bien l’équivalent d’un point de vue d’où considérer « dans sa globalité » le flux phénoménal : celui de la « matière en général ». Tel est donc le rôle de la matière en général : assurer l’intelligibilité du sensible, par-delà sa diversité immédiatement donnée dans l’expérience.
COSMOS ET EXISTENCE
67Et le « réceptacle » lui-même ? Quel en est l’équivalent fonctionnel ? Est-il bien nécessaire de rechercher dans la philosophie de Diderot un équivalent de cette notion si spécifiquement platonicienne, si liée à son dualisme, si mystérieuse, si complexe, si énigmatique ? Si l’on refuse, comme Diderot, toute logique et toute grammaire de la prédication, on refuse du même coup que la matière soit le sujet ultime porteur des prédicats, comme l’est, en simplifiant beaucoup, nous l’accordons, la hule aristotélicienne. Bien que l’on ne s’en soit pas privé, il semble donc exclu de voir dans « la » matière, le support de tous les êtres, d’invariant de toutes les variations. Mais si, d’autre part, on pense les molécules et les corps comme existant en un « lieu », et si ce lieu n’est pas une figure découpée dans un espace homogène, mathématique, où est-il ?
68Ce ne peut être dans la « matière en général », si elle n’est (ce qui n’est pas peu pour autant) que l’ensemble des propriétés des diverses matières considérées en nature111, sans qu’elle prenne en compte l’existence de tel ou tel être, sinon en en indiquant la caractéristique commune à toute existence : les trois dimensions, l’existence concrète. Ce ne peut être dans « Tout », car cette totalité n’est que l’ensemble de tous les êtres possibles « indépendamment de leur mode actuel d’existence112 », alors que c’est précisément du lieu de cette existence que nous sommes en quête. Le tout ? C’est, sans doute, un « état », un « mode d’existence » parmi d’autres du Tout, pour reprendre le vocabulaire d’un célèbre fragment113, c’est « le tout » du Rêve. Et pourtant, où peuvent exister les corps, où peuvent-ils avoir un lieu, sinon en lui ? On s’est efforcé plus haut de lui redonner son caractère spatial, la plupart du temps ignoré, au motif qu’il change sans cesse. On s’est aussi appliqué à en ressaisir la fonction épistémique et ontologique. N’y revenons pas. Ce sur quoi il convient d’insister, c’est que, s’il est spatial, il n’a cependant rien de commun avec un espace neutre, indéfini, abstrait, divisible à l’infini, sans quoi il ne serait pas totalité de parties : il est empli d’atomes, d’êtres singuliers, de matières diverses, et même de règnes. Il ne sombre pas dans l’indistinction, puisqu’il a des parties. Ces parties, les êtres singuliers, ne sont pas contiguës : puisqu’elles « participent » à diverses matières dans des proportions déterminables, leur attribuer telle ou telle qualité dominante relève d’une attribution entièrement différente d’une prédication. Le tout est donc bien le lieu des existences des choses et des êtres sensibles, tout comme le réceptacle.
69Très peu, cependant, nous est dit quant à sa nature, et c’est là aussi un point commun avec ce « réceptacle », que l’on ne peut « saisir que par un raisonnement bâtard qui ne s’appuie pas sur la sensation114 », qui est « dépourvu de toutes caractéristiques115 », celles des êtres qui sont en lui, qui est emplacement (khora) et non matière, un espace non cartésien, et qui nous donne à voir la diversité des choses sous tous leurs aspects, à qui il fournit un emplacement, un lieu d’existence. Bien sûr, il est éternel, mais si, pour Diderot, ce monde sera remplacé par un autre monde, il s’agira toujours d’un monde. Bien sûr, ce qui y apparaît et disparaît, ce sont de simples images des Formes, qui sans lui ne trouveraient où exister. Il n’empêche : si, pour Diderot, les êtres singuliers ne sont pas de simples images, s’ils ont une consistance, s’ils ne sont pas de simples agrégats, s’ils existent dans un lieu, si leur existence même est une qualité, il est nécessaire que cette qualité, comme toutes les autres, sensibilité incluse, s’inscrive dans la continuité du monde. L’existence de l’être sentant en tant que sentant, autrement dit la conscience de soi, n’échappe pas à la règle : elle est mémoire, mais elle trouve son point d’achèvement dans une « mémoire immense ou totale », un « état d’unité complet116 » : un totum simul, là aussi, une « mémoire » cosmique, étonnante mémoire dont les états coexistent dans un tout, venant y confluer au présent, plus qu’ils ne se succèdent. Bref, si « l’adjectif est tout », il n’est pas un tout. On peut donc affirmer, sans grand risque d’erreur, que in fine, ce n’est pas la matière qui est « revêtue » de qualités, puisque, au jugement de Diderot lui-même, « la » matière est un concept vide, mais, bel et bien, une des qualités de la matière, non la moindre, c’est-à-dire le tout, l’emplacement commun (qui bien sûr a longueur, largeur, et profondeur, comme le réceptacle) de tout ce qui, dans son devenir, occupe un lieu déterminé, et déterminé par lui-même.
70On mesure alors l’écart qui sépare, sur ce point, le Rêve et les œuvres de maturité de la Lettre sur les aveugles. Le « tableau vivant » était bien, comme tout, un totum simul, « l’état de l’âme dans un instant indivisible ». Il ne s’agissait toutefois que d’un état du sujet, et certes pas de l’ensemble des choses. Aussi bien le discours était-il ce qui décomposait cet instant, pourtant indivisible, en parties, elles aussi temporalisées. Sans même qu’il soit nécessaire de rappeler que, par la suite, Diderot en viendra à nier l’indivisibilité du temps, on voit bien que la cohérence n’était pas au rendez-vous. Désormais, « tout » est inscrit dans un moment du temps, une durée limitée autant que l’on voudra, mais qui n’est plus un instant indivisible, et ses parties, en tant que telles, ne peuvent être que dans l’espace, puisque le temps, théoriquement, n’en a pas, à moins, précisément, d’être rapporté à l’espace.
71Essayons de conclure. Et comment mieux conclure, dans un ouvrage destiné à fêter Jean-Claude Bourdin, qu’en le citant ? Diderot, écrit-il, ignore tout premier principe, « et pourtant, il semble qu’il devrait en avoir besoin, sinon son matérialisme, reposant sur une supposition, sera un matérialisme conjectural ». Pour éviter cette issue funeste, il « a choisi de “rêver”, autrement dit de ne pas masquer que sa principale supposition », la sensibilité qualité générale de la matière, « ne pouvait être présentée, soutenue et validée que par l’utilisation des ressources d’une écriture littéraire117 ». Ce pourquoi son matérialisme serait celuid’un « métaphysicien sans métaphysique118 », ne traitant pas de l’être ou des premiers principes. Que Diderot soit un métaphysicien, l’un des plus grands, et peut-être le seul, de son siècle, ne saurait souffrir la contestation. On peut d’ailleurs, au passage, souligner qu’il a là de quoi récuser une idée fort commune : pour les Lumières, la métaphysique ne serait plus, comme chez Condillac ou d’Alembert, que l’étude de la genèse de l’entendement et de ses facultés. Mais faut-il nécessairement définir la métaphysique comme l’établissement d’un premier principe et d’un discours sur l’être ? Nous le demandons, sans prétendre répondre à une aussi vaste question. Du moins avons-nous pris le parti de considérer la cosmologie de Diderot comme excédant les limites de la supposition et de la conjecture, parce que effectivement il en a besoin, et par conséquent qu’il n’était pas « sans métaphysique ». Platon, qui certes est à « la chasse de l’être », n’a jamais cessé de présenter l’existence des Formes comme une hypothèse, une « faute de mieux » dont on a besoin, une manière de se tirer d’affaire lorsque, décidément, le sensible paraît inintelligible par lui-même. Et il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le Timée est un « mythe ». Il n’y a rien, dans ce constat, qui oblige à remettre en cause, si peu que ce soit, ce qui est l’évidence même : non, le monde de Diderot n’est pas un Ordre, il ne témoigne pas d’une quelconque finalité. Mais il est bien un monde, un monde où, si l’homme n’y décèle pas sa fin ultime, il découvre la raison et le lieu de son existence, ainsi que les moyens de la penser. Tout cela, évidemment, sans recours à quelque transcendance que ce soit. Faut-il ajouter que ce lieu n’est pas le « centre commun » de l’univers, comme quelques lignes célèbres de l’Encyclopédie, animées d’un anthropocentrisme grevé d’esthétisme (et passablement rhétorique) pourraient le laisser penser119 ? « Si l’on bannit l’homme ou l’être pensant et contemplateur de dessus la surface de la terre, ce spectacle pathétique et sublime de la nature n’est plus qu’une scène triste et muette ». C’est bien de compréhension, d’intelligibilité, d’explication en tant que telle qu’il est question : l’homme reste un être « pensant », voire « contemplateur », il n’y a rien là qui justifie la centralité de l’homme, au contraire. Que serait-il sans le « spectacle » qu’il « contemple », et dont il est partie intégrante ? Il est bien vrai que la suite témoigne d’une apparente différence d’accent : « C’est la présence de l’homme qui rend l’existence des êtres intéressante. » C’est pourquoi « l’homme est le terme unique dont il faut partir, et auquel il faut tout ramener, si l’on veut plaire, intéresser, toucher, jusque dans les considérations les plus arides et les détails les plus secs ». Mais il serait tout à fait excessif de voir là comme l’annonce d’un projet, d’un « intérêt » pratico-technique, puisqu’il s’agit seulement de susciter l’intérêt du lecteur de l’Encyclopédie. Raison pour laquelle il faut « partir » de l’homme, ce que ne font ni les Pensées sur l’interprétation de la nature, ni l’Entretien entre d’Alembert et Diderot, pour s’en tenir à eux. Vient la conclusion : « En dehors de mon existence et du bonheur de mes semblables, que m’importe le reste de la nature ? » Quel reste, si même « les détails les plus secs » peuvent en être exposés ?
72Pour Diderot, comme pour nombre de ses contemporains, la Révélation ne fait plus sens. Et il est impossible de lui prêter la foi cosmique de Platon. Pourtant, pour lui (comme pour Rousseau, d’ailleurs, mais très différemment) l’existence des êtres et de l’homme n’est intelligible que rapportée au monde et à la cosmologie. S’il en va bien ainsi, il est peut-être possible d’avancer que « Frère Platon », comme on surnomme Diderot dans la coterie holbachique, bien au-delà de l’identification phantasmée à Socrate, a parfaitement mérité ce surnom : ne s’est-il pas constamment souvenu d’une part importante de la philosophie de ces Anciens, « qui n’avaient pas la Révélation du Dieu Créateur », et « ont traité de l’existence dans leurs écrits cosmologiques120 » ? Peut-être…
Notes de bas de page
1 Jean-Claude Bourdin, Diderot. Le matérialisme, Paris, PUF, 1998, p. 112.
2 Observations sur Hemsterhuis, dans Œuvres, t. 1, Philosophie, éd. L. Versini, Paris, Robert Laffont, 1994. p. 739. Sauf indication contraire, nous citerons d’après cette édition. Le fait qu’Hemsterhuis ait été considéré, en son temps, comme platonicien indique assez qu’au xviiie siècle, le platonisme n’est pas celui de l’érudition contemporaine. En témoignent bien plus encore les articles « Platonisme » (de Jaucourt) et « Platon ou la philosophie de Platon » (Diderot) de l’Encyclopédie. Mieux : il n’est pas encore le Platon incarnant la métaphysique intellectualiste et anti-empiriste dont Kant fixera l’image pour la postérité. Sur ce dernier point, voir Monique Dixsaut, « D’un antiplatonisme à l’autre », dans Id. (éd.), Contre Platon, Paris, Vrin, 1993, t. 1, p. 9 et suiv. Aux yeux de Diderot, Platon est même, en raison de son anticréationnisme et de sa doctrine de l’éternité de la matière, un matérialiste, à l’instar de « presque tous les anciens philosophes » : article « Incréé », Encyclopédie, VIII, 675 b. Mais il peut tout aussi bien assimiler les « idées » aux atomes et aux éléments comme unique « principe des choses naturelles », contre le dualisme aristotélicien matière/forme : article « Péripatéticienne », philosophie, Encyclopédie, XII, 367 a. Une chose est sûre : si Diderot dit peu (voire rien) du dualisme de Platon, il ne le qualifie jamais d’idéaliste, le terme étant réservé à Berkeley et, par ricochet, à Condillac. Il faut attendre le xixe siècle pour que l’on en vienne à considérer Platon comme un « idéaliste », ce qui n’a pas grand sens.
3 Lettre sur les sourds et muets, éd. M. Hobson et S. Harvey, Paris, Flammarion (GF), p. 92.
4 Ibid., p. 93.
5 Ibid., p. 92. L’expression, d’inspiration mécaniste, est banale au xviie siècle, de Hobbes à Locke, et encore au xviiie, par exemple chez Rousseau. Mais sa signification est variable, et il importe de la situer dans son contexte, ici la philosophie de Diderot.
6 Lettre sur les sourds et muets, op. cit., p. 113 et suiv.
7 Question qui n’est pas sans embarrasser les exégètes. Pour Marian Hobson (« La lettre sur les sourds et muets de Diderot, labyrinthe et langage », Semiotica, 1976, p. 236-327), l’ordre scientifique serait « le produit d’une doctrine de la substance bien particulière » (p. 303), d’une décision historique, contingente, primauté naturelle (psychologique) et primauté logique s’entre-détruisant. En revanche, selon Jacques Chouillet (La formation des idées esthétiques de Diderot, Paris, Armand Colin, 1973, chap. 2, p. 164), l’ordre didactique et scientifique de la langue française est nécessaire, Diderot retrouvant la thèse des grammairiens philosophes.
8 Lettre sur les sourds et muets, op. cit., p. 93.
9 Ibid.
10 Essai sur l’entendement humain, II, chap. 23, notamment par. 1 à 3.
11 De Interpretatione, 16 b, 22-25, 17a, 11-15.
12 Essai sur l’origine des connaissances humaines, Paris, Vrin, I, section II, chap. 8, par. 69, p. 46 : la proposition est « un jugement exprimé par des mots » ; elle « doit être composée de trois mots ; en sorte que deux soient les signes des deux idées que l’on compare, et que le troisième soit le signe de l’opération de l’esprit lorsque nous jugeons du rapport de ces deux idées » : Condillac, Grammaire, dans Œuvres, éd. Le Roy, Paris, PUF (Corpus des philosophes français), 1948, t. 1, p. 450 et 452.
13 Lettre sur les sourds et muets, op. cit., p. 109.
14 Lettre sur les sourds et muets, op. cit., p. 110.
15 Ibid., p. 112.
16 Entretien entre d’Alembert et Diderot, p. 616.
17 Le rêve de d’Alembert, p. 647.
18 Éléments de physiologie, p. 1285.
19 Réfutation d’Helvétius, p. 796.
20 Grammaire, p. 437. Sur le statut du jugement chez Condillac, il faut se reporter à l’article de Jean-Claude Pariente, « Sur la théorie du verbe chez Condillac », dans Jean Sgard (éd.), Condillac et le problème du langage, Genève, Slatkine, 1982, dont nous suivons l’analyse.
21 Article « Locke » de l’Encyclopédie, Œuvres, t. III, Philosophie, p. 473.
22 Ibid., p. 89.
23 De l’esprit, Discours 1, chap. 1. Ce passage est cité et remarquablement commenté par André Charrak, dans Rousseau, de l’empirisme à l’expérience, Paris, Vrin, 2013, p. 109. On hésitera toutefois à le suivre lorsqu’il pose que, selon Helvétius, le jugement, réductible, sans aucun doute, aux autres opérations de l’esprit, est une opération « singularisée par la prononciation ». La référence au « prononcé » est donnée comme en passant (« ou du moins ») et ne s’accompagne pas d’une prise en vue de l’affirmation. Le même auteur note, avec tout autant de justesse, que la Profession de foi (Émile, dans Œuvres complètes de Rousseau, Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], t. IV, p. 571-572), alors même que Rousseau insiste plus que tout autre sur l’importance de « ce mot est » pour caractériser la pensée active, se fonde sur une « conception assez étroite du jugement » (p. 110). Nous dirions pour notre part : non prédicative, puisqu’il s’agit simplement de former, dans les termes de Rousseau, des « idées comparatives, plus grand, plus petit, de même que les idées numériques d’un, de deux ». On ne manquera pas de noter la saveur toute platonicienne de ces exemples. Rien de commun, cependant, entre Diderot et Rousseau, sinon cette « méfiance » partagée à l’égard de la prédication simple.
24 Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Paris, Flammarion (GF), « Déduction transcendantale », par. 19, p. 204.
25 Principes de la Philosophie, I, 51 et 53.
26 Entretien entre d’Alembert et Diderot, p. 619.
27 Lettre sur les aveugles, p. 164. Sur l’attitude de Diderot à l’égard de l’idéalisme, système à réfuter tout en étant irréfutable, et ce passage en particulier, voir, entre beaucoup d’autres, Jean Deprun, « Diderot devant l’idéalisme », Revue internationale de philosophie, 148-149, 1984, Diderot et l’Encyclopédie, p. 67-78, et Gerhardt Stenger, « La théorie de la connaissance dans la Lettre sur les aveugles », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 26, avril 1999, p. 99-123. Deux points de vue différents.
28 Pensées sur l’interprétation de la nature, p. 596.
29 Observations sur Hemsterhuis, p. 716. Voir aussi p. 706 : « Quantité du mouvement, avec la nature du mouvement, deux choses très diverses. »
30 Pensées sur l’interprétation de la nature, respectivement p. 596 et 569.
31 Observations sur Hemsterhuis, p. 740.
32 Essentiellement dans une formule sur-commentée de la Réfutation d’Helvétius, p. 798 : faire de la sensibilité des molécules « n’est qu’une supposition, qui tire toute sa force des difficultés dont elle nous débarrasse », ce qui ne « suffit pas en bonne philosophie ». Hésitation, retrait ? Ce n’est pas certain. La suite du texte ne renonce pas à faire de la sensibilité une des « conditions essentielles et primitives » de l’agir. Ce qui est problématique, c’est plutôt qu’à elle seule elle n’est pas « suffisante » pour expliquer telle ou telle action ; autrement dit, ce n’est pas tant sa généralité et sa réalité qui sont mises en doute que son inscription, comme cause particulière, dans le cours des événements.
33 Comparer les Pensées sur l’interprétation de la nature, p. 568-569, et Buffon, De la manière d’étudier et de traiter l’histoire naturelle, 1749, Œuvres philosophiques, éd. J. Piveteau, Paris, PUF (Corpus des philosophes français), 1954, p. 14 et suiv.
34 Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, p. 682.
35 Ibid., p. 685.
36 Entretien entre d’Alembert et Diderot, p. 616.
37 Grammaire, p. 447.
38 Éléments de physiologie, p. 1290. Voir Franck Salaün, « L’identité personnelle selon Diderot », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 26, avril 1999, p. 113-123.
39 Essai sur l’entendement humain, II, 27, 7.
40 Ibid., II, 27, 10. La personne « s’étend au-delà de l’existence présente », l’intérêt pris au bonheur est « inévitablement attaché à la conscience », qui rend « capable de loi » : ibid., par. 26. C’est donc une idée abstraite, bien plus qu’une idée de réflexion ; le dépassement de l’existence présente, l’intérêt pour le bonheur ou le respect de la loi débordent largement la conscience d’exister, et sont même irréductibles à la simple conscience de soi de Diderot.
41 Ibid., II, 27, 9.
42 C’est aussitôt après avoir distingué le soi et l’existence que Diderot lance la fameuse hypothèse, à portée cosmologique, de la « mémoire immense », capable de « rappeler à un homme tout ce qu’il a été dans sa vie » : Éléments de physiologie, p. 1291. Se rappeler tout ce que l’on a été, n’est-ce pas en venir à coïncider au présent avec tout ce qui a eu lieu dans l’espace du monde, n’est-ce pas effacer le temps ?
43 Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, p. 681.
44 Cf. aussi Le rêve de d’Alembert, p. 667 : l’objet physique, le corps, a trois dimensions, mais l’abstraction mathématique ne s’occupe que de « chacune de ces dimensions ».
45 Éléments de physiologie, p. 1268.
46 J.-C. Bourdin, Diderot. Le matérialisme, respectivement p. 94 et 81. En fait, Diderot parle bien d’inhérence. Un exemple : la force est « inhérente, essentielle, intime à la molécule », Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, p. 682. Mais il n’y a là aucune introduction de l’extérieur.
47 L’auteur de l’article « Substance » de l’Encyclopédie - serait-il Diderot lui-même - franchit le pas : à l’entendre, connaître les propriétés des corps, « l’étendue, la solidité et la force en général », c’est connaître leur « essence ». Le corps n’est pas « un être différent de ses propriétés, auquel l’étendue, la force, la solidité soient comme appliquées, qui le couvrent, de manière qu’elles nous cachent le sujet ». Encyclopédie, XV, 584-585. Ce qui revient à réactiver, contre Locke, un cartésianisme assez vague, dépourvu de ce qui lui est essentiel : le privilège de l’« attribut principal » des corps, l’étendue.
48 Colas Duflo, Diderot philosophe, Paris, Honoré Champion (Classiques), 2013, p. 217.
49 Comme l’a magistralement montré Victor Goldschmidt dans tous ses travaux, l’idée « est un concept de structure et de fonction, non de substance » : Platonisme et pensée contemporaine, Paris, Aubier-Montaigne, p. 260.
50 Entretien entre d’Alembert et Diderot, p. 611.
51 Éléments de physiologie, p. 1268.
52 Le rêve de d’Alembert, p. 639.
53 Dans son édition de l’Entretien (Œuvres philosophiques, Paris, Garnier, 1956, p. 316, n. 2), Paul Vernière suggère que, malgré la réfutation de Bordeu, l’hypothèse de Julie est au moins une « hypothèse logique », et n’exclut pas que Diderot la fasse sienne, ce qui le conduirait vers un immanentisme radical de type spinoziste. C’est aller loin, mais la remarque n’est pas sans pertinence.
54 Entretien entre d’Alembert et Diderot, p. 626.
55 Pensées sur l’Interprétation de la nature, 11, p. 564.
56 Jean-Claude Bourdin, Diderot. Le matérialisme, op. cit., p. 60. Il faut lire le remarquable chapitre (« Le matérialisme et le Tout ») dont ces lignes sont extraites, auquel nous devons beaucoup, même si nous n’en partageons pas toutes les analyses.
57 Pensées sur l’interprétation de la nature, 58, p. 590.
58 Ibid.
59 Sur la distinction entre « collection » et « tout », cf. ibid., 51, p. 590.
60 Par ex. Phédon, 74 d-75 a.
61 Parmi d’innombrables exposés, celui de R. E. Allen, « Participation and Predication in Plato’s Middle Dialogues », se recommande par sa clarté. Paru en 1960 dans The American Journal of Philology, il est reproduit dans le beau volume dont il est l’éditeur : Studies in Plato’s Metaphysics, Londres, Routlege/Kegan Paul, 1965, p. 43-59.
62 « Attribuer » : l’emploi de ce terme paraît contredire frontalement ce que nous venons d’avancer : les qualités et la sensibilité sont bien des attributs, non des propriétés. Mais, outre que Diderot parle bien de qualité, cette qualité est attribuée « exclusivement » à un être : elle n’est donc pas du tout un attribut au sens propre du terme, qui se dit de plusieurs êtres.
63 Rêve de d’Alembert, p. 636.
64 Entretien entre d’Alembert et Diderot, p. 613. Diderot précise d’ailleurs que « le temps ne fait rien ». Le sens obvie de cette formule (peu importe la durée de ce processus, elle peut être très longue) relativise considérablement la portée de l’hypothèse d’un incessant passage d’un monde à un autre. De façon plus souterraine, il prive le temps de tout pouvoir propre, de toute immanence.
65 Jean-Claude Bourdin, s. v. « Durée », dans Sophie Audidière, Jean-Claude Bourdin, Colas Duflo (dir.), Encyclopédie du Rêve de d’Alembert de Diderot, Paris, CNRS Éditions, 2006, p. 140.
66 Le rêve de d’Alembert, p. 635.
67 Pensées sur l’interprétation de la nature, p. 599.
68 Au-delà de Locke, elle semble provenir de Buffon, De la manière d’étudier et de traiter l’histoire naturelle, dans Œuvres philosophiques, op. cit., p. 10.
69 Pensées sur l’interprétation de la nature, p. 596, passage déjà cité.
70 Pour nombre de lecteurs de Diderot, l’instabilité absolue est la marque du vivant, l’animal n’étant qu’une « coordination de molécules infiniment actives, un enchaînement de petites forces que tout concourt à séparer », Éléments de physiologie, éd. J. Mayer, Genève, Droz, 1964, p. 8. Mais un tel propos peut à meilleur droit s’interpréter comme le signe d’une cohésion du corps comme ensemble de forces bien liées. De même le fédéralisme physiologique du Rêve, selon lequel chaque organe a sa « volonté » (p. 653), ne contredit en rien la « sympathie » des organes : il la justifie. C’est pourquoi il convient ne pas accorder plus d’importance qu’elle n’en a à la conclusion des Éléments : « Nous nous promenons entre des ombres, ombres nous-mêmes pour les autres, et pour nous », en oubliant qu’elle prend place dans une violente charge contre le providentialisme et le finalisme. Elle se clôt d’ailleurs sur une notation (« Si je regarde l’arc-en-ciel tracé dans la nue, je le vois ; pour celui qui le regarde sous un autre angle, il n’y a rien », p. 307-308) peu en accord avec le réalisme foncier de Diderot, en ce qu’elle invoque la contradiction des points de vue : argument de type platonicien, pour le coup, mais d’un platonisme qui tourne court.
71 Éléments de physiologie, p. 637.
72 Platon s’est enrichi « des dépouilles de Socrate, d’Anaxagore, d’Héraclite », article « Éclectisme », Encyclopédie, V, 270 b.
73 Métaphysique, A 6, 987 a 30 et suiv.
74 Comme l’écrit Walter Lezel, résumant un point de vue assez largement partagé, Platon n’examine pas les choses sensibles « dans le but de définir leur constitution ontologique, mais plutôt pour comprendre de quelle manière elles se manifestent au sujet connaissant ». Voir Walter Lezel, « Pourquoi des formes », dans Jean-François Pradeau (éd.), Platon, les formes intelligibles, Paris, PUF, 2001, p. 116.
75 République, V, 479a-480a.
76 Lettre sur les aveugles, p. 168.
77 On a pu dire avec raison qu’avec le développement de la physique mathématique, Platon prenait sa revanche sur Aristote.
78 Formulée pour la première fois de façon développée dans le Phédon, 99d-101b.
79 R. E. Allen, « Participation and Predication in Plato’s Middle Dialogues », art. cité, p. 58.
80 Essai sur l’entendement humain, II, chap. 23, 4.
81 Ibid., III, chap. 6, 6.
82 Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, p. 684. Et cette force, lit-on un peu plus loin, est « innée, immuable, éternelle, indestructible ».
83 Article « Locke », Encyclopédie, p. 474.
84 Un « animal un », c’est un « tout », Le rêve de d’Alembert, p. 638.
85 Pour le dire dans le langage de la métaphysique « analytique », Diderot paraît bien proche des partisans de la « bundle theory », de Hume à Russell, et fort éloigné de ceux de la « substratum theory », dans laquelle Locke trouve sa place. Comme les premiers, il semble considérer que les êtres particuliers sont des touts, des « clusters », des agrégats de qualités, exclusivement constitués par les propriétés qu’on leur associe dans l’observation. Les êtres concrets ont donc une structure, définie comme « co-présence » de qualités. Mieux encore : les « bundle theorists » nient que la distinction sujet/prédicat soit ontologiquement fondamentale : dans le langage de Diderot, « l’adjectif est tout ». On ne saurait pourtant pousser la comparaison très loin. Diderot ne soutient pas que toutes les qualités associées à un être particulier (la forme d’une balle, sa texture, sa taille, etc.) figurent de la même manière dans son être : il en privilégie certaines, voire une seule ; la sensibilité. Or elle n’est pas considérée, comme par les « bundle theorists », universellement en elle-même, indépendamment de sa capacité à pouvoir être instanciée dans des êtres singuliers dont les différences seraient purement numériques. Pour un exposé de ces doctrines, voir Michael Loux, Metaphysics, a Contemporary Introduction, Londres, Routledge, 1995, chap. 3.
86 Lettre sur les aveugles, p. 169.
87 Gerhardt Stenger souligne que la stabilité du « monde habité par l’homme » est provisoire, que d’autres mondes lui succéderont, mais que l’on doit « profiter » de cette stabilité pour y découvrir un ordre « sans tomber toutefois dans le “sophisme de l’éphémère” » : « L’ordre et les monstres », dans Annie Ibrahim (dir.), Diderot et la question de la forme, Paris, PUF, 1999, p. 146.
88 Le rêve de d’Alembert, p. 631.
89 Le rêve de d’Alembert, p. 637.
90 Pensées sur l’interprétation de la nature, 57, p. 596.
91 Colas Duflo, Diderot philosophe, op. cit., p. 162.
92 Pensées sur l’interprétation de la nature, 57, p. 595.
93 Ibid., 12, p. 565. Plus loin (57, p. 597), Diderot « soupçonne » que « l’animalité avait de toute éternité ses éléments particuliers, épars et confondus dans la masse de la matière » ; qu’il est arrivé à ces éléments de se réunir, parce qu’il était possible que cela ce fît. Cela est arrivé par hasard, de façon aléatoire, mais l’animal était déjà là. Et d’ajouter que l’animal « s’éloignera de son état stationnaire » présent « par un dépérissement éternel, pendant lequel ses facultés sortiront de lui comme elles y étaient entrées ; qu’il disparaîtra pour jamais de la nature, ou plutôt qu’il continuera d’exister, mais sous une forme et avec des facultés tout autres que celles que l’on remarque dans cet instant de la durée ». Il sera donc toujours là, mais avec d’autres facultés. Nouvelle manifestation de la quête d’un substrat introuvable, poussée très loin ici, puisque les facultés y entrent et en sortent. On notera que ce qui perdure, c’est l’existence, mais, curieusement, une existence déterminée comme étant celle de l’animal, d’un animal pris à part de ses facultés, en fait, de l’homme, puisqu’il s’agit de lui. Toujours la quête d’un substrat qui paraît décidément introuvable ?
94 Yvon Belaval, « Le “philosophe” Diderot », Critique, 58, mars 1952, p. 242-243 pour la citation. Article repris dans Études sur Diderot, Paris, PUF, 2003, p. 303 et suiv.
95 Éléments de physiologie, p. 1262.
96 Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, p. 682.
97 Critique de la raison pure, op. cit., Troisième analogie de l’expérience, définition, p. 272.
98 Entretien entre d’Alembert et Diderot, p. 611.
99 Éléments de physiologie, p. 1268.
100 Lettre sur les aveugles, p. 164. Non que Diderot ne parle jamais de « la » matière, ainsi lorsqu’il déclare que la sensibilité est la qualité générale de la matière, déclaration certes pas circonstancielle ou anecdotique. Mais précisément, cette matière n’est pas un substrat.
101 Colas Duflo, Diderot philosophe, op. cit., p. 183. La matière aristotélicienne n’est pas réductible, comme elle l’est en Z 3 de la Métaphysique, à un pur substrat indéterminé. Elle est aussi une première forme d’organisation de l’animal, ses organes, ses tissus, elle est la forme « en puissance ». Qu’importe : Diderot n’est pas un historien de la philosophie. D’ailleurs, ce type de compréhension de la matière aristotélicienne est encore aujourd’hui très courant.
102 Éléments de physiologie, p. 1268.
103 Pensées sur l’interprétation de la nature, 58, p. 596.
104 Éléments de physiologie, p. 1268.
105 Article « Hobbisme », Encyclopédie, p. 449. Cet article est un pur et simple résumé de doctrine (cf. pour cette citation De corpore, II, 8, 5) d’ailleurs très exact. On a souvent écrit que la philosophie de Diderot avait nombre de traits communs avec celle de Hobbes, ce qui est vrai, mais pas toujours pour le meilleur. Si le nisus de Diderot doit quelque chose à l’impetus ou conatus de Hobbes, c’est d’abord son archaïsme : dans les deux cas, on est loin du calcul leibnizien des forces. Quant à la page 449, elle rappelle que, pour l’auteur du Léviathan, il n’y a pas d’indivisible, ce que Diderot nie, on le sait. Les deux doctrines différent donc sur des points fondamentaux. Pour le dire vite, le dynamisme de Diderot, si partiel qu’il soit, s’oppose au mécanisme de Hobbes.
106 Il s’agit seulement d’une analogie : pour Hobbes, le lieu n’est qu’un accident des corps, non l’une de ses qualités. Ce qui d’ailleurs ne va pas sans poser de problèmes, car cet accident peut aussi être considéré comme une essence.
107 Entretien entre d’Alembert et Diderot, p. 620.
108 Timée, 49 e, trad. L. Brisson, Paris, Flammarion (GF), p. 148. Le traducteur suit la leçon de Harold F. Cherniss, « A Much Misread Passage of the Timaeus », American Journal of Philology, 76, 1954, p. 113-130. Pour avoir une idée des redoutables problèmes posés par ce passage, voir Luc Brisson, Le même et l’autre dans la structure ontologique du Timée de Platon, Paris, Klincksieck, 1974, chap. 3.
109 Ibid., 52 c, p. 153.
110 Commentant le principe de « dissimilitude », Jean-François Marquet note (« La monadologie de Diderot », Revue philosophique, 3, 1984, p. 365) que « c’est toujours la même chose qui revient, mais à chaque fois d’une manière différente » ; cependant, il ajoute très justement que la différence n’est pas rupture : « La différence irréductible de chaque molécule ne l’empêche pas de pouvoir se substituer à n’importe quelle autre. »
111 À l’occasion, Diderot emploie l’expression de « matière universelle hétérogène » (Éléments de physiologie, p. 1262). C’est que, générale ou universelle, cette matière ne surmonte ni de dépasse la diversité, elle en fixe le cadre. On notera d’ailleurs que dans ce passage, la diversité se réduit à celle des règnes.
112 Pour reprendre l’excellente formule de Jean-Claude Bourdin, s. v. « Tout, le Tout », dans S. Audidière, J.-C. Bourdin, C. Duflo (dir.), Encyclopédie du Rêve de d’Alembert de Diderot, op. cit., p. 364.
113 Inventaire du fonds Vandeul et inédits de Diderot, éd. Herbert Dieckmann, Genève, Droz, 1951, p. 258-262.
114 Timée, 52 b, p. 152.
115 Ibid., 50 e, p. 150.
116 Éléments de physiologie, p. 1290.
117 J.-C. Bourdin, Diderot. Le matérialisme, op. cit., respectivement p. 75 et 79. Mais n’est-il pas vrai que toute philosophie est inséparable d’une forme d’écriture, le dialogue, la méditation, le traité. Pourquoi pas le rêve ?
118 Ibid., p. 112.
119 Article « Encyclopédie », éd. L. Versini, p. 395. À en croire Diderot, l’homme et ses facultés seraient le « centre commun » de l’Encyclopédie comme il est celui de l’univers. Mais bien entendu, en laissant de côté l’univers, l’Encyclopédie n’est en rien ordonnée selon les facultés humaines, mais selon les « renvois ».
120 V. Goldschmidt, Platonisme et pensée contemporaine, op. cit., p. 251.
Auteur
Professeur de philosophie à l’université Paul Valéry Montpellier III. Sa thèse porte sur la question de l’individu et des procédures de l’individualisation dans la philosophie des Lumières françaises. A publié divers articles consacrés notamment à Diderot, Rousseau, et à la philosophie politique classique. Achève actuellement un ouvrage traitant de la question de l’agir et de l’action au xviiie siècle.
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