Le matérialisme des Lumières implique-t-il une pensée morale et politique ?
Hommages à Jean-Claude Bourdin
p. 5-9
Texte intégral
1Dès les lendemains de la Révolution française, la postérité a jugé sévèrement le versant matérialiste des Lumières, y voyant l’origine d’une dissolution morale et politique des cadres de l’Ancien Régime, et lui adressant une série de reproches qui supposent un lien entre un changement dans les mœurs et des philosophies qui se présentent d’abord comme des ontologies, des théories de la connaissance et de la formation des idées, des interrogations sur la place de l’homme dans la nature et sur l’existence de Dieu. Un tel rapprochement n’a rien d’évident, puisque aussi bien il ne va pas de soi que les matérialismes, qui dans leurs diverses modalités ont au moins pour point commun l’affirmation qu’une explication matérielle des phénomènes considérés est seule pertinente, impliquent une notion de la bonne vie collective et des moyens de la produire. Pour le dire en d’autres termes, comment articuler une thèse ontologique - dans les termes de Diderot : « qu’il n’y a que la matière et qu’elle suffit pour tout expliquer »- et la formulation de valeurs morales et politiques ?
2La difficulté de poser la question morale chez Diderot, qui fait le point de départ des quatre études que Jean-Claude Bourdin consacre ici même au philosophe, est un emblématique témoignage de ce problème. L’intérêt partout présent pour la morale dans l’œuvre de Diderot et l’abondance des réflexions tournant autour de ce sujet contrastent avec l’absence d’un livre de philosophie morale, souvent annoncé, jamais écrit, qui mettrait en valeur le lien de la vertu et du bonheur, à condition de repenser la vertu hors des fausses valeurs du christianisme, qui vont contre la nature humaine et nous rendent malheureux. Il faudrait pour ce faire montrer la genèse empirique des idées morales, dans l’immanence des rapports interhumains, et souligner qu’elles ne se pensent pas en dehors de la sphère politique : mais c’est peut-être alors dans les contes, dans le théâtre, dans la méditation sur les tableaux présentés aux Salons que ce travail se fait le mieux. Pensée par fictions, développée dans des dialogues qui laissent autant d’interrogations ouvertes que de vieilles certitudes déstabilisées, la morale de Diderot, qui ne se donne pas la facilité d’ignorer la concurrence des universels ou d’affirmer la supériorité du philosophe pour les départager, finit par être insituable, littéralement utopique. Le lien de la pratique morale à la pensée matérialiste est plus de l’ordre de l’explicitation que de la fondation, car en réalité la morale ordinaire n’a pas besoin d’être fondée ; les mœurs se fondent dans l’immanence des pratiques. Il n’y a pas, en ce sens, de « morale matérialiste », mais il y a un travail d’explicitation matérialiste de la morale commune, qui montre notamment la compatibilité de l’énoncé de valeurs morales et du rejet de la volonté libre aussi bien que de toute transcendance religieuse.
3Au cœur des études réunies ici, il y a précisément une interrogation sur les différentes modalités de ce nouage entre des positions relatives à l’explication des phénomènes, du monde, de nous-mêmes, et des conceptions politiques et morales. Il importait de revenir à la source, puisque, dès le matérialisme antique, la formulation d’une compréhension du monde formé d’atomes et de vide s’accompagne d’une éthique. Celle-ci, au grand scandale des adversaires de l’épicurisme, affirme la nécessité du désengagement de la vie publique pour accéder au bonheur et à la sagesse. C’est la signification de ce « vis caché » et ses implications qu’analyse ici Alain Gigandet. Il s’agit d’un principe de sécurité, qui met le philosophe à l’abri des passions de la politique et de la souffrance qu’elles créent. La communauté épicurienne se veut amicale plus que politique.
4Mais le matérialisme des Lumières, s’il s’alimente à la lecture des anciens, n’en reproduit pas plus la morale que la physique ou la métaphysique. Comme le montre Jean-Louis Labussière, Diderot est profondément métaphysicien, si par là on entend un philosophe qui peut se poser, fut-ce dans un cadre matérialiste, des questions d’ontologie fondamentale, comprises dans leur lien au langage qui les exprime. Diderot refuse une grammaire de la prédication, dans laquelle un prédicat serait rapporté à un sujet : dans sa philosophie, la qualité prime sur la substance, l’adjectif est tout. Comment comprendre cette refondation du matérialisme ? Peut-être à la lumière du modèle chimique, propose François Pépin, qui fait de ce monisme matérialiste une ontologie plurielle qui admet l’hétérogénéité des matières. L’affirmation de l’unité substantielle du monde suppose aussi, tenant compte de la dynamique du vivant, des processus d’animalisation, des transformations toujours à l’œuvre, d’admettre que la matière est un objet de pensée qui rassemble l’ensemble des propriétés communes aux différentes matières.
5Or le matérialisme hypothétique diderotien s’accompagne d’une politique et d’une morale qui doivent formuler de nouvelles normes d’évaluation des actions et des lois, libérées de la métaphysique et de la théologie chrétiennes. L’une des plus étonnantes manifestations de cette recherche est l’utilisation par Diderot de la règle d’Horace, qui préconise d’unir l’utile et l’agréable. Sophie Audidière montre qu’il s’agit d’une règle d’évaluation des normes et non de production, une méthode d’analyse morale et politique qui dessine un horizon de perfection non finaliste, et renvoie aussi, dans une immanence des normes à la société qui les produit, à la question du jugement public. Les fictions de Diderot soumettent les personnages à notre jugement, et nous donnent à réfléchir, plus encore que sur les personnages, sur notre jugement lui-même. Franck Salaün, s’appuyant ainsi sur une fiction morale qui prend la forme d’une petite fable, s’interroge sur l’ingratitude, érigée en pacte tacite par le neveu de Rameau, mais négation de la politique selon Diderot pour lequel la gratitude tient en quelque sorte le rôle de la philia aristotélicienne. Sans doute Le neveu de Rameau, sur lequel Jean-Claude Bourdin a donné des études éclairantes ces dernières années, est-il un des textes où Diderot pousse au plus haut point critique, de l’intérieur, l’expression des difficultés d’une politique et d’une morale matérialistes. L’article sur l’éducation publié dans le Mercure de France en 1778 dont nous donnons ici une édition montre bien quelles seraient les positions du Philosophe, éventuellement dans leur facilité, si l’objecteur qu’il se suscite ne le forçait à prendre en compte leur caractère problématique.
6Diderot n’est évidemment pas un auteur isolé. Il appartient à ces matérialistes du xviiie siècle que Jean-Claude Bourdin a particulièrement étudiés, et dont il a donné une anthologie dans la Petite Bibliothèque Payot en 1996. Les questions que pose la philosophie de Diderot peuvent être examinées à la lumière d’autres auteurs de la même sensibilité, dont il faut faire ressortir tant la proximité que les différences. Le travail d’épuration de la langue auquel se livre d’Holbach par exemple, ici étudié par Alain Sandrier, vise à libérer la pensée de notions sans assise ontologique réelle. Ni « Dieu », ni « créer », ni même tout vocabulaire supposant une notion de perfection finaliste n’auront plus cours : ce qui ne saurait aller sans poser quelques problèmes pour penser le vide, l’informe ou le monstrueux. Admettre ces problèmes comme une limite de la philosophie, pour laquelle comptent surtout l’évidence sensible, l’expérience, l’utilité, est une des leçons de la pensée de d’Holbach, volontairement plus « médiocre » que celle de Diderot. À l’inverse, Dom Deschamps, comme le montre Annie Ibrahim, entend être beaucoup plus radical, tant dans sa métaphysique, fondée sur une nouvelle compréhension de la matière et sur une pensée du Tout, que dans sa politique, fondée sur un athéisme éclairé et formulant à partir de là l’utopie du dépassement de l’état de lois pour aller vers l’état de mœurs, où sera abolie la propriété privée.
7Y a-t-il une politique matérialiste ? L’interrogation sur l’articulation d’une philosophie et d’une politique peut aussi s’envisager par un autre bout, quand on s’interroge, comme le fait Bertrand Binoche, sur l’interprétation de l’histoire après coup, dans les années postrévolutionnaires, lorsqu’il s’est agi de disqualifier la politique révolutionnaire en l’imputant au matérialisme. Le « matérialisme » est ainsi réinventé par Germaine de Staël comme concept repoussoir, qui lie empirisme, athéisme, fatalisme, morale de l’intérêt et égoïsme systématique. Politique et morale deviennent un calcul, et la Révolution et sa suite napoléonienne sont l’application du matérialisme et le règne de la vulgarité (Staël invente le terme). La réévaluation de l’Allemagne est motivée par cet antimatérialisme. Paradoxalement, comme le rappelle Bernard Mabille, le début du xixe siècle allemand est également marqué, chez Hegel, par une critique des Lumières… mais avant tout des Lumières allemandes, philosophie de l’entendement qui ne connaît que l’utile comme valeur. L’auteur de la Phénoménologie de l’Esprit a plus de bienveillance pour les Lumières françaises, et en particulier pour Diderot, avec lequel il est même possible de montrer, sans négliger la distance qui sépare les deux auteurs, quelques rapprochements dans la critique de la religion catholique dans son rapport à la pensée morale. Ainsi commencent, dès la fin du xviiie siècle, ces procès des Lumières, auxquels s’intéresse Monique Castillo, qui se poursuivent jusqu’à nos jours. Une critique conservatrice accuse les Lumières de la destruction des cadres anciens, de la communauté vivante de l’Ancien Régime au profit d’une rationalité dissolvante, voire d’une raison totalitaire berceau de tous les despotismes modernes. Sans doute faudrait-il distinguer « vrais » et « faux » procès des Lumières, en se demandant dans quelle mesure elles pourraient se reconnaître dans les différents reproches qui leur sont faits, puisque aussi bien la conscience des Lumières par elles-mêmes est souvent également une conscience critique. Les Lumières inventent, en même temps qu’elles-mêmes, l’autocritique des Lumières : elles ne se donnent jamais le luxe de proclamer résolues aussitôt qu’ouvertes les interrogations qu’elles suscitent, et particulièrement, dans leurs liens à la nouvelle compréhension de la nature et de l’homme que le matérialisme promeut, celles qui concernent les mœurs et la vie politique.
Post-scriptum. Il y a quelques années, lors d’un colloque organisé par Jean-Claude Bourdin à Poitiers, nous étions quelques-uns à nous dire que nous souhaiterions rassembler des articles autour des thèmes parcourus par son travail, dans une de ces entreprises collectives, philosophiques et amicales qu’il a toujours su créer, manière de marquer en retour notre gratitude pour sa générosité dans l’engagement intellectuel. Son collègue et ami Bernard Mabille avait d’emblée et continûment soutenu ce projet : « Où en est la Festschrift pour Jean-Claude ? », demandait-il régulièrement.
Bernard Mabille, juste avant sa disparition, avait veillé à nous faire parvenir son article pour le présent volume. Il n’aura pas vu la publication de ce livre qu’il appelait de ses vœux, mais il reste dans nos mémoires.
Auteur
Professeur à l’université Paris-Ouest Nanterre La Défense. Il dirige l’équipe Litt & Phi (Littérature et philosophie) au sein du Centre des sciences des littératures de langue française (CSLF). Spécialiste du xviiie siècle, il s’intéresse aux rapports entre philosophie et roman, à Diderot et à Bernardin de Saint-Pierre. Publications récentes : Les aventures de Sophie. La philosophie dans le roman au xviiie siècle (CNRSÉditions, 2013) ; Diderot. Du matérialisme à la politique (CNRS Éditions, 2013) et Diderot philosophe (Honoré Champion, 2003, rééd. 2013).
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