Chapitre XIII. La mobilité sociale au prisme de Spinoza
p. 217-230
Texte intégral
1 Si les idées, comme toute chose, persévèrent dans leur être, leur puissance se mesure à leur efficience actuelle et à leur aptitude à produire de vrais effets au-delà de leur temps. Dès lors il devient possible d’appréhender la modernité de Spinoza en analysant la manière dont sa philosophie irrigue la réflexion contemporaine et fournit des concepts opératoires dans de nouveaux champs de pensée. Dans cette optique, il s’agira ici d’envisager les prolongements actuels de la pensée spinoziste au sein de la philosophie sociale en se penchant plus particulièrement sur l’usage qui en a été fait dans le cadre de l’étude des transclasses et de la non-reproduction1.
2 A priori il n’y a guère de rapport entre une réflexion sur la mobilité sociale, le changement de classe et la philosophie de Spinoza pour des raisons évidentes de contexte historique. La question de la non-reproduction sociale s’inscrit à l’intérieur d’une problématique de la reproduction telle qu’elle a été rigoureusement thématisée au xxe siècle par Bourdieu et Passeron, notamment dans Les héritiers et dans La reproduction, et il est clair d’emblée que Spinoza ne s’est jamais penché sur ce phénomène, bien que le concept de classe ne soit pas absent de son système et qu’il fasse allusion à l’amour ou à la haine de classe dans la proposition 46 de l’Éthique III2. Au départ, la réflexion s’enracine dans le désir d’éclairer un point aveugle de la théorie de la reproduction, à savoir les cas qui se présentent comme des exceptions, dont Bourdieu lui-même fait partie. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de constater que son théoricien majeur lui a échappé dans la pratique, puisqu’il s’est (ou il a été) arraché à sa classe sociale d’origine ! Né d’un père facteur, puis receveur des postes, et d’une mère issue d’une famille paysanne, Bourdieu a accompli une trajectoire sociale à laquelle son milieu d’origine ne semblait guère le prédisposer. Comment expliquer alors que des individus comme lui ne reproduisent pas forcément les comportements de leur classe sociale et passent d’une classe à l’autre ? L’enjeu qui se profile derrière cette interrogation est celui de la nature de la puissance humaine et de la sphère d’extension de la liberté. La non-reproduction met en jeu la possibilité de l’invention d’une existence nouvelle au sein d’un ordre établi sans qu’un bouleversement social ou une révolution se soient produits. Dès lors l’objectif est de comprendre les causes qui rendent possible cette non-reproduction et les effets que cela induit sur les individus qui transitent entre les classes. Toute la difficulté est alors de concevoir la nature et l’origine de cette transitio du transclasse3 qui est au cœur de la non-reproduction.
3C’est à partir de là que la pensée de Spinoza peut être d’un grand secours, non pas pour apporter des réponses, mais pour fournir un cadre de pensée et des instruments intellectuels féconds en vue de nourrir une nouvelle approche aussi bien philosophique que sociologique du problème. Il ne s’agira pas ici de recenser toutes les références implicites ou explicites à Spinoza selon une logique lettrée, mais de mettre au jour les usages proprement opératoires de sa pensée. Il est nécessaire, en effet, de distinguer les emprunts ponctuels sans effet décisif sur l’orientation de la pensée elle-même des emprunts conceptuels, qui produisent une forme d’intelligibilité nouvelle, y compris au prix de torsions ou de prolongements intempestifs du système, qui le font grincer et conduisent à mettre sa puissance à l’épreuve. Ainsi, par exemple, la mobilisation de la définition de l’ambition ou la référence à la fluctuatio animi pour décrire la situation d’entre-deux du transclasse relèvent plutôt d’un usage lexical de la pensée de Spinoza et servent à expliciter des idées qui pourraient s’exprimer dans une autre grammaire du vrai. En revanche, l’injection de la théorie des affects et de l’imitation affective produit des effets théoriques irremplaçables dans le champ de la pensée contemporaine et offre des alternatives sérieuses à la théorie de l’agent rationnel et à ses stratégies calculatoires.
4C’est principalement sur ce second type d’usage de Spinoza qu’il s’agira de se pencher dans une logique aussi bien prospective que rétrospective. Il est intéressant, en effet, d’examiner à la fois comment la pensée de Spinoza éclaire la non-reproduction et comment la pensée de la non-reproduction éclaire Spinoza en l’interrogeant en retour et en amenant à le lire autrement. La démarche consistera à analyser comment Spinoza a été mobilisé de façon expresse ou sous-jacente premièrement pour définir la problématique et ses méthodes d’approche, deuxièmement pour construire une analyse des causes de la non-reproduction et troisièmement pour envisager ses effets sur la constitution des individus. En somme, la modernité de Spinoza sera appréhendée sous un triple aspect, méthodologique, étiologique et anthropologique.
MODERNITÉ MÉTHODOLOGIQUE : SPINOZA COMME VOIE D’APPROCHE DU SINGULIER
5En ce qui concerne la nature du problème de la mobilité sociale et la manière de le traiter, Spinoza permet en premier lieu de briser ce que Bacon appelle la présomption d’impossibilité, qui constitue un des obstacles majeurs à l’émergence d’investigations inédites et à l’élaboration de savoirs nouveaux. La recherche sur les transclasses se heurte, en effet, d’emblée à un obstacle d’ordre épistémologique qui a trait à la nature de l’objet, à savoir la pensée des exceptions à la règle de la reproduction sociale. Comment la philosophie, qui entend penser par concepts, pourrait-elle saisir les cas singuliers et rendre raison de la particularité ? Le concept doit recueillir le divers et l’unifier en synthétisant ce qu’il a de commun avec les autres cas d’espèce, faute de quoi il s’éparpille dans la multiplicité. Peut-on élaborer un concept du singulier, de l’individuel dans ce qu’il a d’irréductible, viser une essence intime, saisir une liberté dans son incarnation individuelle ?
6Or, c’est précisément un problème que l’on rencontre dans la philosophie de Spinoza et qui a fait couler beaucoup d’encre chez les commentateurs. Si la connaissance du premier genre consiste, selon le scolie 2 de la proposition 40 d’Éthique II, à percevoir les choses et à former des notions universelles « à partir des singuliers qui se représentent à nous par le moyen des sens de manière mutilée, confuse et sans ordre pour l’intellect », elle ne repose que sur une expérience vague et elle demeure inadéquate. Loin d’être connu, le singulier est entre-aperçu à travers les brumes de l’imagination. La raison, certes, dissipe la confusion et délivre une connaissance adéquate, mais elle nous éloigne du singulier et reste impuissante à le saisir. La connaissance du second genre repose sur des notions communes, sur les idées adéquates des propriétés des choses et ne livre donc pas leur essence. Elle forme ses notions à partir de « ce qui est commun à tout, […] [qui] est autant dans la partie que dans le tout [et] ne constitue l’essence d’aucune chose singulière4 ». Seule la connaissance du troisième genre ou science intuitive est censée saisir les choses dans leur singularité et déduire leur essence à partir de celle des attributs de Dieu5. Or, cette science intuitive, qui porte sur l’essence des choses singulières, est fort ardue, à tel point que nombre de commentateurs la jugent impossible et se font fort de rappeler que Spinoza lui-même signale à la toute fin de l’Éthique que le chemin du salut qui consiste dans le troisième genre de connaissance est « difficile autant que rare ».
7Devant cette difficulté, certains commentateurs en sont même venus à penser que Spinoza n’entendait pas déduire l’essence singulière de Pierre ou de Paul à partir des attributs de Dieu, mais seulement une essence générale. Néanmoins, il est difficile de souscrire à cette thèse, compte tenu du fait que l’essence se réciproque avec la chose, puisqu’elle est non seulement ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue, mais aussi ce qui sans la chose ne peut ni être ni être conçu6. En outre, Spinoza précise dans la proposition 22 de l’Éthique V qu’il y a en Dieu une idée qui exprime sub specie aternitatis « l’essence de tel ou tel7 corps humain [hujus et illius corporis] ».
8Sans entrer plus avant dans les débats, il est clair en tout cas que pour Spinoza, il ne s’agit pas de se contenter d’une connaissance générale de la nature des choses et qu’il est possible de déduire l’essence de tous les êtres dans leur singularité. Spinoza offre ainsi un modèle d’intelligibilité du singulier à travers la science intuitive. Dès lors, il devenait possible de penser avec lui les transclasses non plus comme des exceptions mystérieuses, des cas à part, propices à l’émergence de croyances superstitieuses, comme celle de la bonne étoile, du destin et de la chance, ou à la diffusion d’une idéologie facile, comme celle du génie doué ou du self-made man, mais comme les produits d’un ensemble de déterminations appréhendables selon un schéma causal déductif. Il s’agissait alors de mettre au jour le faisceau des causes qui président à la fabrique des transclasses et qui rendent raison des trajectoires sociales singulières.
9Pour cela, il était nécessaire de forger une philosophie du singulier qui combine la méthode déductive et l’analyse de cas. C’est pourquoi il fallait élaborer une théorie de la non-reproduction, en prenant appui non seulement sur des concepts philosophiques, comme celui de transclasses ou de complexion, mais sur des instruments de pensée empruntés à des domaines qui ont en commun l’aptitude à saisir le singulier en lui donnant une portée universelle, comme la littérature. Au tout premier chef, la réflexion s’est inspirée de fictions littéraires, qui offrent des exemples privilégiés de non-reproduction, comme celui de Julien Sorel dans Le rouge et le noir de Stendhal ou Martin Eden de Jack London. La spéculation s’est également appuyée sur les récits autobiographiques de transclasses, qui mêlent approche littéraire et réflexion théorique, comme Black Boy de Richard Wright ou Suis-je le gardien de mon frère ? de John Egdar Wideman. Mais plutôt que des romans reposant sur la fiction ou des autobiographies relatant l’aventure personnelle ont été privilégiés des récits auto-sociobiographiques, comme ceux d’Annie Ernaux8, de Didier Eribon9 ou de Richard Hoggart10, qui visent à penser la vie ou le destin d’un individu en relation avec leur milieu comme une production du social et non comme l’avènement d’un moi coupé de toute détermination extérieure. À la différence de l’autobiographie, qui a tendance à imposer l’image réductrice d’un auteur qui parle de lui, le travail d’écriture auto-sociobiographique prend la forme d’un récit où il s’agit de replacer le moi au sein d’une réalité plus large, d’une condition commune ou d’une situation sociale partagée11. Le hiatus apparent entre la singularité de l’exception et l’universalité du concept s’estompe puisqu’à travers l’individu s’exprime toute l’humaine condition et se dessine une anthropologie en situation. Annie Ernaux estime ainsi qu’un texte peut devenir d’autant plus universel qu’il est personnel, sans doute parce qu’il exprime une expérience intime dans laquelle il est possible de se reconnaître, au-delà de la variété et de la particularité des histoires individuelles12. L’analyse naît de l’expérience personnelle, mais elle l’élucide aussi réciproquement et témoigne du va-et-vient entre la théorie et l’histoire individuelle.
10Cette démarche, qui allie philosophie, littérature, récit historique et sociologique, peut éclairer en retour la science intuitive chez Spinoza, lui donner corps et conduire à reconsidérer le rôle des exemples singuliers et des fictions littéraires au sein de son système. La démarche spinoziste prend tout autant appui sur ce que la raison démontre que sur ce que l’expérience montre. Très souvent Spinoza recourt de manière incidente à des exemples et à des figures singulières à la fois littéraires et historiques, comme Le Roland furieux, Oreste, Néron, Médée, Hannibal, non seulement pour illustrer ses propos, mais aussi comme des archétypes de pensée donnant à voir des traits saillants de la condition humaine, de la morale ou de l’organisation politique. Sans doute les commentateurs se sont-ils penchés sur telle ou telle de ces figures en vertu des besoins ciblés de leur propos, mais à la suite du travail mené dans Les transclasses ou la non-reproduction, il serait intéressant d’envisager tous ces exemples singuliers uno intuitu et d’appréhender de manière plus synoptique et systématique leur traitement par Spinoza pour voir ce qu’ils peuvent nous apprendre de la science intuitive.
11Bien que ce soit de manière relativement discrète, Spinoza a donc servi de fil conducteur dans la définition de la problématique et la méthode d’approche.
MODERNITÉ ÉTIOLOGIQUE : LE MODÈLE SPINOZISTE DU DÉTERMINISME CAUSAL
12Il a également joué un rôle décisif en second lieu, lors de l’analyse des causes de la non-reproduction qui fait l’objet de la première partie de l’ouvrage13. La recherche a, en effet, suivi la troisième voie ouverte par Spinoza pour sortir de l’alternative piégée qui enferme le débat sur les causes explicatives de la non-reproduction, soit dans une théorie illusoire du libre arbitre et de la toute-puissance de la volonté, soit dans une théorie du destin, fût-il d’exception avec son cortège de fatalité. Avec Spinoza, il s’agissait de penser une puissance d’agir singulière en situation et de prendre en compte aussi bien les déterminations extérieures, comme les conditions économiques, sociales, politiques, le roman familial, la place dans la fratrie, les rencontres, que les déterminations intérieures, physiques et mentales, comme la constitution du corps, le sexe, la race, les désirs et orientations sexuelles, en sachant que les frontières entre intérieur et extérieur sont poreuses, puisque l’on incorpore les traces du monde social et que l’on imprime en retour sa marque sur lui. C’est cette dynamique du concours et de l’entrelacement des causes qu’il s’agissait de ressaisir.
13Le non-reproduction ne se réduit pas à un face-à-face entre un être singulier et son milieu dans une logique individualiste atomistique. Elle implique d’appréhender les modalités complexes par lesquelles chacun se fraie une place dans l’être en se définissant par identification et différenciation au sein d’un espace donné avec et contre les autres. La non-reproduction obéit à des lois et à un schéma d’interconnexion dans lequel l’individu ne saurait être pensé comme un être isolé qui fait sécession par rapport à sa propre classe. S’il fait figure d’exception, il n’est pas un îlot coupé du reste, un empire dans un empire, pour parler comme Spinoza. Il n’est d’exception que dans un environnement qui le permet, de sorte qu’un parcours atypique ne constitue pas une déviation ; il s’opère avec le concours du milieu, à la croisée de ses impulsions et de ses répulsions. Il n’est pas le fruit d’un dérèglement, mais d’une combinaison de règles autres que celles qui prévalent généralement. Le transclasse est souvent moins un héros solitaire qu’un héraut porteur d’aspirations personnelles et collectives, que ce soient celles de la famille, du village ou du quartier, de la race ou de la classe, du sexe ou du genre.
14La non-reproduction n’est donc pas un phénomène individuel, mais transindividuel ; elle ne peut être comprise si l’on conçoit séparément les déterminations économiques, sociologiques, familiales et affectives à l’œuvre dans l’histoire de chacun. Par conséquent, il ne s’agit de penser un primat ni de la volonté personnelle ni des conditions sociales et matérielles, comme si le désir n’était pas déterminé par l’économie et la sociologie, et comme si l’économie et la sociologie n’étaient pas en retour traversées par les affects. La répugnance à prendre en compte l’existence des affects qui se traduit parfois par un refus méprisant du « psychologisme » ou une méfiance a priori pour la psychanalyse en général (comme s’il n’y en avait qu’une) interdit de comprendre comment les émotions façonnent le corps social.
15À cet égard, la théorie spinoziste des affects joue un rôle d’antidote et peut être utilement réinvestie dans l’étude philosophique du monde social en général et du parcours des transclasses en particulier. L’analyse des causes de la non-reproduction révèle la nécessité de prendre en compte la part essentielle des affects dans la constitution de soi. Le transclasse est le fruit d’une complexion affective ; il n’est pas un simple agent qui imite mécaniquement ou calcule rationnellement une stratégie. Comment comprendre son parcours sans la honte, le désir de justice, la fierté, la colère et l’indignation mêlés ? Comment faire l’économie de sa douleur ou de la force joyeuse puisée dans les rencontres amoureuses et les figures de l’amitié ? L’affect joue un rôle décisif et reste encore trop souvent négligé par certains sociologues au nom d’une méfiance à l’endroit de la psychologie, comme s’il ne faisait pas partie du social et se réduisait à un trait de caractère donné de toute éternité14. Dans la lignée spinoziste, l’affect est au contraire social par excellence. Il recouvre l’ensemble des modifications corporelles et mentales qui touchent notre puissance d’agir, la renforcent ou l’amenuisent. Produit de l’interférence entre la puissance causale d’un homme et celle des causes extérieures, il est l’expression des relations interhumaines et des échanges avec le milieu environnant. L’affect relate l’histoire de notre rencontre avec le monde extérieur et s’insère dans un déterminisme du lien interactif. Il ne s’agit pas pour autant de réduire les comportements à des types affectifs et de s’imaginer que tel sentiment produit automatiquement tel effet, mais de penser une combinaison singulière, un nœud de déterminations.
16Aucune détermination, en effet, n’est opérante et n’a d’efficience à elle seule ; ce n’est que par le croisement et le concours qu’elle peut produire des effets. Prise isolément, elle est un des fils possibles de la trame de la non-reproduction, mais ne devient une maille réelle que si elle se tresse avec d’autres déterminations. Ainsi l’existence de modèles alternatifs, la mise en place d’institutions politiques et d’aides économiques peuvent être des conditions nécessaires, mais elles ne sont pas des conditions suffisantes, comme le montrent les parcours très différents des individus au sein d’une même fratrie. Il convient à chaque fois de ressaisir le jeu de forces à l’œuvre, la place de chacun dans une configuration donnée, les affects singuliers qui le modifient et se combinent de manière décisive pour qu’il s’écarte du modèle ambiant et entame une trajectoire sociale différente. Il faut envisager ce passage de classe sous la forme nodale de la complexio et non d’une causalité mécanique horizontale.
17Cette remarque permet de reconsidérer sous un nouveau jour la proposition XXVIII de la partie 1 de l’Éthique15 ayant trait au singulier et à la penser moins comme une série ou une succession de causes en cascade que comme une connexion de causes intriquées produisant des effets, sur le modèle de la complexio. La complexio, forgée à partir du préfixe con, « avec », et de la racine plexus, dérivée du participe passé de plectere (nouer, tisser), exprime bien l’entrelacement compliqué des fils qui constituent le tissu d’une existence et la rattachent à celle des autres.
18La non-reproduction ne brise pas les déterminismes, mais implique leur agencement nouveau. À cet égard, elle met en jeu non pas tant un génie qu’une ingénierie, car elle ne fait pas appel à une disposition naturelle à créer de l’original, mais à un dispositif complexe opérant la synthèse des déterminations constitutives d’un individu en relation avec son milieu environnant. Il conviendrait donc de penser l’ingenium du transclasse plutôt que le genius, entendu comme une aptitude exceptionnelle à l’invention reposant sur des dispositions naturelles innées. Bien qu’elle provienne de la même racine, l’idée d’ingenium introduit une inflexion par rapport à celle de genius. En mettant l’accent sur les mœurs et les manières d’être des hommes, elle souligne la dimension historique de la nature d’un être et son façonnement par les causes extérieures, de sorte que sa singularité distinctive est moins constitutive que constituée. Si inventivité et originalité il y a, elles ne sont pas tant le fruit de dispositions natives que d’aptitudes qui se développent en fonction des circonstances.
19En ce sens, le concept d’ingenium, tel qu’il est défini dans la philosophie de Spinoza, s’avère un puissant instrument de pensée. L’ingenium renvoie à l’ensemble des traits caractéristiques singuliers d’un individu, qui sont le produit de l’histoire commune, de ses habitudes propres, de ses rencontres avec le monde16. L’ingenium pourrait se définir comme un complexe d’affects sédimentés constitutifs d’un individu, de son mode de vie, de ses jugements et de son comportement. Il s’enracine dans les dispositions du corps et comprend des manières d’être aussi bien physiques que mentales. Il se constitue à partir des traces que les choses impriment en nous et que le corps retient, traces à partir desquelles nous formons des images, des représentations ou que nous reconfigurons en les interprétant comme des signes, en les associant entre elles selon la logique propre à notre esprit et à ses expériences antérieures de pensée. Ce concept exprime l’individualité reconnaissable d’un être humain aussi bien que d’un peuple.
20Spinoza parle ainsi de l’ingenium de l’homme vivant sous la conduite de la raison qui se différencie de celui de l’ignorant17, de l’ingenium du peuple hébreu, rude et rebelle, tel qu’il s’est façonné au cours de son histoire religieuse et politique18. Il est clair dans ce contexte que l’ingenium ne renvoie pas à une disposition naturelle innée. Spinoza refuse en effet d’imputer l’ingenium rebelle du peuple hébreu à une nature, mais le met au compte de ses lois et de ses mœurs19. L’ingenium a quelque chose d’irréductiblement singulier et n’est pas aisément transposable d’un individu à l’autre. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Spinoza affirme que « nul n’est tenu par le droit de nature de vivre sous la complexion (ingenium) d’un autre20 », bien que chacun aspire tyranniquement à ce que les autres vivent sous la sienne. L’ingenium permet de penser la diversité des individus sans se référer à une nature commune ni à une nature individuelle immuable. Spinoza insiste sur cette diversité de l’ingenium, qui est l’origine de la variété indéfinie des jugements et des croyances, notamment dans la préface du Traité théologico-politique : « La complexion [ingenium] des hommes est extrêmement diverse, […] chacun approuve telle ou telle opinion, […] ce qui pousse l’un à la religion déclenche le rire de l’autre21. »
21Si le terme ingenium est parfois rendu en français par le mot « esprit » ou par celui de « tempérament » ou de « caractère », c’est sans doute le mot de « complexion » qui le traduit le mieux dans le contexte spinoziste, car il restitue bien l’idée d’assemblage complexe et singulier de déterminations physiques et mentales liées entre elles. Entendus en ce sens, l’ingenium ou la complexion désignent la chaîne de déterminations qui se nouent pour former la trame d’une vie singulière. Ils gardent de la notion de génie l’idée d’originalité, mais la dépouillent de toute dimension innée et transcendante pour mettre l’accent sur la production historique d’un tissage industrieux en relation avec un milieu. Ils invitent ainsi à penser le transclasse comme un être pris dans un nœud de relations et d’affects qui se combinent et se composent pour produire une nouvelle configuration.
MODERNITÉ ANTHROPOLOGIQUE : LA FIGURE DU TRANSCLASSE À L’AUNE DE L’INGENIUM SPINOZISTE
22C’est pourquoi au-delà de l’analyse des causes étudiées dans la première partie du livre, le concept d’ingenium ou de complexion pouvait être également mobilisé pour éclairer la figure du transclasse et s’imposait tout particulièrement pour étudier les effets du passage sur la constitution des individus22, bien que Spinoza ne soit pas le premier à l’avoir théorisé. Il permet de prendre des distances critiques avec le concept d’identité, qui est inapproprié. L’identité, qu’elle soit personnelle ou sociale, présuppose l’existence d’individus qui restent les mêmes et qui sont réductibles à un certain nombre de caractères persistants malgré le changement. Quelle que soit la définition qu’on lui donne, elle implique toujours la reconnaissance d’un substrat qui demeure à travers toutes les modifications. Que ce substrat soit pensé sous la forme d’un moi substantiel, de la personne, du sujet, etc., il se présente dans tous les cas de figure comme un noyau immuable résistant au changement. Or, les transclasses nous montrent qu’il n’est pas certain que les êtres humains possèdent une identité qui serait comme une carte de visite permettant de les reconnaître ou de leur conférer un statut. Force est d’admettre que les individus qui ne reproduisent pas ont nécessairement une identité flottante ou fluctuante parce qu’ils ne sont pas assignables à leur milieu d’origine et se démarquent de leurs semblables. C’est le changement et la mutation qui régissent leur existence. Ils se caractérisent donc plutôt par un processus de désidentification, de dé-prise, qui les arrache à leur famille et à leur classe.
23Cette désidentification ne se réduit pas à l’étape temporaire à travers laquelle ils conquièrent une nouvelle identité, car ils ne sont pas assimilables in fine à leur milieu d’arrivée. Ils portent immanquablement les traces du milieu d’origine, ne fût-ce que celles de l’histoire passée, de sorte qu’ils n’auront jamais le même patrimoine commun que ceux dont ils vont partager pourtant la condition. À cet égard, le transclasse apparaît comme une figure exemplaire de la désubstantialisation de l’ego. Il radicalise l’expérience de l’inconsistance du moi et de l’inconstance de ses qualités à laquelle Pascal convie tout un chacun dans les Pensées. Le transclasse ne peut être compris que dans ce mouvement du passage par lequel il fait l’expérience d’une transidentité et de la dissolution du moi personnel et social. Il connaît une double vie dont l’unité est pour le moins problématique, car le changement est parfois tel que l’on peut douter qu’il s’agisse du même homme. Son existence est placée sous le sceau de la mutation et de la mobilité, de sorte qu’il est parfois bien difficile d’envisager l’existence d’un sujet ou d’un substrat qui demeure de manière invariable à travers le changement. Plus que tout autre, le transclasse éprouve le sentiment de n’avoir pas d’identité fixe et figée, mais d’être d’une complexion flottante et flexible qui s’adapte à la couleur du milieu ambiant à la manière d’un caméléon. S’adapter, c’est d’abord apprendre à se défaire des habitudes anciennes et prendre congé des mœurs en vigueur pour entrer dans un univers étranger. Il s’agit de se délester du passé, de solder des acquis, de liquider un patrimoine en somme. C’est ce que Annie Ernaux résume de façon lapidaire dans La place : « J’ai fini de mettre au jour l’héritage que j’ai dû déposer au seuil du monde bourgeois et cultivé quand j’y suis rentrée23. » L’adaptation implique une forme de dépôt, voire de déposition pour pouvoir se positionner. Elle passe par une destitution des valeurs et des manières anciennes et elle implique un dépouillement de soi et une mue difficile à opérer de façon instantanée. C’est pourquoi le transclasse va nécessairement flotter dans ses nouveaux habits, car il ne peut d’emblée s’ajuster. Il est donc à la fois un être adapté et inadapté.
24C’est cette posture fluctuante et ses variations entre écart et écartèlement que le concept de complexion permet d’appréhender en mettant l’accent sur le processus de tissage et de métissage par lequel se nouent et se dénouent les déterminations en lien avec les autres. La pensée de la complexion implique une rupture avec la pensée de l’identité et invite à comprendre le parcours du transclasse comme une reconfiguration qui ne se réduit ni à une addition des habitus ni à leur hybridation, mais qui prend la forme dynamique d’une déconstruction et d’une reconstruction permanente à travers les tensions de la transition.
25Dès lors, la réflexion sur les transclasses, qui fait travailler le concept d’ingenium dans d’autres champs, fait surgir en retour de nouvelles questions au sujet de la pensée sur Spinoza et exige d’en approfondir la lecture, car elle invite à s’interroger sur le rapport entre cette notion de complexion, qui restitue la singularité des êtres dans sa dimension historique et affective, et celle d’essence. L’articulation entre ces deux notions et leur confrontation a rarement été abordée de front et reste un point aveugle. On peut, en effet, se demander si l’essence comprend uniquement les caractéristiques immuables, la singularité éternelle ou si elle englobe également les déterminations passagères, les habitudes et les aptitudes qui se modifient et s’altèrent. Autrement dit, y a-t-il une vérité de la complexion que ne restituerait pas l’essence ? Il est clair que les deux concepts ne sont pas réductibles l’un à l’autre et ne se recouvrent pas entièrement, mais il faudrait pousser plus avant l’examen de la manière dont ils sont corrélés. On pourrait ainsi concevoir la complexion comme l’expression de l’essence dans un état donné. Mais est-ce que cela signifierait que l’essence, en tant qu’elle exprime la réalité et la puissance d’un être, devrait être pensée comme la complexion moins les passions ? Est-ce que dans le cas du sage ou de l’homme libre, l’essence coïncide avec la complexion ? Autant de questions en retour soulevées par les investigations sur la non-reproduction, qui invitent à renouveler la réflexion sur Spinoza et à explorer de nouvelles pistes de commentaire.
26Bien que ce ne soit pas son objectif premier, la construction d’une théorie de la non-reproduction fournit ainsi l’occasion de mesurer la modernité de Spinoza, l’efficience et l’actualité de sa pensée. La mobilisation des concepts de science intuitive, d’affects, de connexion de causes et d’ingenium produit des effets heuristiques et spéculatifs permettant de renouveler les catégories de la sociologie et de la philosophie sociale et d’offrir une alternative à la pensée classique de la mobilité sociale. Spinoza n’a rien dit sur les transclasses et pourtant toute sa philosophie est une pensée du passage, de la transitio : passage d’une moindre à une plus grande perfection, de la tristesse à la joie, passage de la passion à l’action, de la servitude à la liberté. En mettant l’accent sur la dimension du passage et son cortège de difficultés, il livre des enseignements précieux pour appréhender la migration des passe-classes qui transitent entre les mondes sociaux. Spinoza n’a rien dit sur les transclasses et pourtant il aide à comprendre jusqu’à leur jouissance, qui est sans doute moins liée à une acquiescientia in se ipso, une satisfaction de soi, qu’à un gaudium, cette joie accompagnée de l’idée d’une chose passée arrivée contre tout espoir. S’il ne se perd pas dans le passage, le transclasse peut jouir d’une joie conquise de haute lutte et non pas d’une satisfaction de soi donnée d’emblée à tort ou à raison à ceux qui sont héritiers.
Notes de bas de page
1 Chantal Jaquet, Les transclasses ou la non-reproduction, Paris, Puf, 2014.
2 Cette remarque n’autorise pas pour autant à assimiler le concept très général de classe chez Spinoza à celui de Bourdieu dont la signification technique et précise s’inscrit dans la lignée de la pensée marxiste et renvoie à la possession ou à l’absence de quatre types de capitaux, le capital économique, le capital culturel, le capital socio-politique, le capital symbolique.
3 Ce néologisme a été forgé sur le modèle du mot transsexuel pour désigner l’individu qui opère le passage d’une classe à l’autre. Il convenait, en effet, de changer de langage et de produire un concept, en écartant les termes péjoratifs, comme « parvenus » ou « transfuges de classe », ainsi que les métaphores spatiales du haut ou du bas, comme l’ascension sociale ou le déclassement qui conduisent à interpréter ce changement comme une promotion ou comme une dégradation, alors qu’il convient de rester neutre axiologiquement et de se garder de tout jugement de valeur a priori. Le préfixe « trans », qui signifie « de l’autre côté », ne marque pas le dépassement ou l’élévation, mais le mouvement de transition, de passage de l’autre côté.
4 E, II, XXXVII.
5 Voir E, II, XL, scolie 2
6 Voir E, II, définition 2.
7 Nous soulignons.
8 Voir notamment Annie Ernaux, La place, Paris, Gallimard, 1983, ou Id., La honte, Paris,
Gallimard, 1997.
9 Voir Didier Eribon, Retour à Reims, Paris, Fayard, 2010.
10 Richard Hoggart, 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Paris, Seuil, 1991.
11 Ibid., p. 21.
12 L’écriture comme un couteau, Paris, Stock, 2003, p. 153.
13 Chantal Jaquet, Les transclasses ou la non-reproduction, op. cit., p. 23-102.
14 Il faut saluer à cet égard la démarche novatrice de Frédéric Lordon, qui introduit les affects dans les sciences sociales en prenant appui sur une anthropologie spinoziste des passions. Voir notamment Capitalisme, désir et servitude, Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010, et La société des affects, Paris, Seuil, 2013.
15 « Tout singulier, autrement dit toute chose qui est finie, et a une existence déterminée, ne peut exister, ni être déterminée à opérer, à moins d’être déterminée à exister et à opérer, par une autre chose, qui elle aussi est finie et a une existence déterminée : et à son tour cette cause ne peut pas non plus exister, ni être déterminée à opérer, à moins d’y être déterminée par une autre qui elle aussi est finie et a une existence déterminée, et ainsi à l’infini. » E, I, XXVIII.
16 Voir sur ce point les analyses de Pierre-François Moreau dans L’expérience et l’éternité chez Spinoza, II, chap. 3, Paris, Puf, 2, p. 379-465.
17 Voir E, IV, LXVI, scolie.
18 TTP, V, 10, p. 223.
19 Voir TTP, XVII, 26, p. 573.
20 TTP, préface, 13, p. 73.
21 TTP, préface, 12.
22 Voir Chantal Jaquet, Les transclasses ou la non-reproduction, op. cit., p. 103-217.
23 Annie Ernaux, La place, op. cit., p. 111.
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