Chapitre XI. Le Spinoza protobiologiste de Damasio
p. 179-197
Texte intégral
1Dans son livre Spinoza avait raison, consacré à l’élucidation de la nature des émotions, Antonio R. Damasio relate, de façon personnelle et souvent émouvante, sa rencontre avec l’auteur de l’Éthique en qui il voit le précurseur de la neurobiologie modernei1. « Spinoza, écrit-il, a traité de sujets qui me préoccupent en tant que scientifique – la nature des émotions et des sentiments, ainsi que la relation de l’esprit avec le corps – et ces mêmes sujets ont préoccupé beaucoup d’autres auteurs passés. À mes yeux, cependant, il semblait avoir préfiguré les solutions que les chercheurs proposent désormais autour de ces questions. C’était surprenant2. » Écartant le dualisme cartésien, Antonio Damasio se place sous l’égide du philosophe hollandais et s’intéresse en particulier à son refus de fonder l’esprit et le corps sur des substances différentes et à l’idée qu’ils sont une seule et même chose3. Cette perspective ouvre une saisissante possibilité à ses yeux : « Il se pourrait ainsi que Spinoza ait eu l’intuition des principes régissant les mécanismes naturels responsables des expressions parallèles de l’esprit et du corps4. » La conception spinoziste des relations psychophysiques joue donc un rôle pionnier et fait figure à la fois de modèle et d’étai pour la neurobiologie moderne5. Antonio Damasio se réclame ainsi ouvertement d’un Spinoza protobiologiste et entend l’analyser sous cet angle inédit en laissant de côté les trois autres manières possibles, selon lui, de l’envisager : celle de l’exégète religieux, de l’architecte politique et du philosophe géomètre6. L’objectif avoué du livre de Damasio est d’ailleurs « de faire le lien entre ce Spinoza méconnu et la neurobiologie correspondante d’aujourd’hui7 ».
2La question se pose alors de savoir si l’interprétation de Spinoza comme penseur biologique caché derrière les propositions géométriques est pertinente et fondée sur une véritable connaissance de la nature de l’unité du corps et de l’esprit. Peut-on légitimement parler, sans risque d’anachronisme et de contresens, de Spinoza comme d’un protobiologiste ? N’y a-t-il pas là un coup de force en vue de légitimer la démarche neurobiologiste de Damasio grâce à la caution d’un philosophe célèbre ? La référence à Spinoza se résume-t-elle à la recherche d’une autorité destinée à consolider une théorie contestée ou exprime-t-elle une véritable filiation et la fécondité de la pensée du philosophe hollandais ? Afin de mesurer la pertinence de cette figure d’un quatrième Spinoza que Damasio entend dessiner, il convient d’abord d’analyser les fondements de son approche protobiologiste, puis d’en dégager les implications concernant les rapports entre le corps et l’esprit.
LES FONDEMENTS DE L’APPROCHE BIOLOGISTE DE SPINOZA : DU CONATUS À L’IMPETUS
3Avant d’examiner les principes sur lesquels repose l’interprétation de Damasio, il faut préalablement remarquer que la recherche de modèles philosophiques et de paradigmes anciens pour penser du nouveau est en elle-même tout à fait pertinente et nécessaire. Elle est d’ailleurs légitimée de l’intérieur par la doctrine spinoziste elle-même, en tant qu’elle implique nécessairement un rayonnement des idées et une puissance de la philosophie excédant leur apparition spatio-temporelle. Toute chose, autant qu’il est en elle, ne s’efforce-t-elle pas de persévérer dans son être ? Ce principe vaut aussi bien pour les êtres vivants que pour les objets matériels et les idées. Ainsi, en vertu de l’universalité de la théorie du conatus, un livre, une philosophie, comme toute chose, s’efforce de persévérer dans son être et continue de produire des effets de manière indéfinie. Une philosophie a nécessairement une efficience et une efficace au-delà de son temps de sorte que les hommes sont déterminés à s’y référer. Toute lecture se joue à l’intersection de deux causalités, celles de l’auteur et du lecteur, et tout le problème est de savoir si la rencontre est effective ou si elle est un rendez-vous manqué. En termes spinozistes, si l’auteur affecte le lecteur par ce qu’ils ont de commun, alors l’interprétation sera l’effet d’une causalité adéquate, l’expression de notions communes rationnelles et le modèle dégagé sera pertinent. Dans le cas contraire, le modèle dégagé reposera sur l’imagination du lecteur et ne pourra pas être imputé à l’auteur, mais, quoique fictif, il possèdera une positivité, car il continuera à témoigner de l’efficience d’un texte, de la puissance partielle de l’auteur et du lecteur de produire des effets réels, aussi inadéquats soient-ils. Spinoza n’insiste-t-il pas sur le fait que l’esprit s’efforce d’imaginer ce qui augmente sa propre puissance d’agir et celle de son corps8 ? Ainsi quand bien même l’interprétation de Damasio serait fictive, voire fausse en grande partie, elle serait dotée d’une positivité, en tant qu’elle exprime un effort pour augmenter sa puissance de spéculer et qu’elle témoigne de l’aptitude de la philosophie de Spinoza à produire des effets au-delà de son aire de naissance. En somme, au pire, à la base de l’entreprise, il y aurait une bonne passion à défaut d’une action. Quelle que soit sa pertinence, il n’y a donc pas lieu de déplorer un usage neurobiologique de Spinoza en gardiens du temple fermés, de le railler en donneurs de leçons patentés, mais de le comprendre dans sa positivité.
4S’il est légitime dans tous les cas de figure de se réjouir de la vitalité de la philosophie spinoziste, il est nécessaire pourtant de se demander s’il est vraiment possible d’en parler comme d’un système précurseur des découvertes neurobiologistes. Dans cette optique, il faut noter que l’interprétation de Damasio accentue le rôle du corps et repose en premier lieu sur une analyse du conatus en termes biologiques et vitaux. Damasio cite les propositions 6 et 7 de la partie III de l’Éthique et il explique l’effort par lequel chaque chose persévère dans son être de la manière suivante : « Rétrospectivement, on pourrait dire que l’organisme vivant est construit de telle sorte qu’il préserve la cohérence de ses structures et de ses fonctions contre les nombreux aléas menaçants de la vie9. » La persévérance dans l’être est donc conçue comme l’affirmation et la résistance d’un organisme qui s’efforce de se maintenir en vie et de conserver son intégrité face aux dangers. Certes, Damasio précise qu’il s’agit d’une vision rétrospective du conatus car, à proprement parler, la notion d’organisme ne figure pas chez Spinoza. Il souligne qu’il opère une transposition et une modernisation et reconnaît qu’il procède à une actualisation de la pensée de Spinoza : « Qu’est-ce que le conatus spinoziste en termes biologiques actuels ? C’est l’agrégat de dispositions contenues dans les circuits cérébraux qui, dès lors qu’elles sont enclenchées par des conditions internes ou environnementales, recherchent à la fois la survie et le bien-être10. » Damasio ne réduit pas la persévérance dans l’être à la survie, il enveloppe également la recherche du bien-être. Il ne trahit pas sur ce point la pensée de Spinoza, car le conatus ne se ramène pas au simple principe d’inertie et à la conservation du même état. La persévérance dans l’être implique de vivre et de bien vivre et d’affirmer tout ce qui est contenu dans l’essence de la chose11.
5Fondamentalement le conatus est pour Damasio l’expression d’une sagesse neurobiologique congénitale dont Spinoza a eu l’intuition, sagesse qui fait que les organismes se régulent et « s’efforcent de se préserver sans avoir de connaissance consciente de cette opération et sans décider, en tant qu’individus de procéder à quoi que ce soit12 ». Là encore, le neurobiologiste adopte une thèse conforme à l’esprit de l’auteur de l’Éthique, car il ne présuppose pas une décision libre préalable à l’effort et il ne commet pas l’erreur de croire que le conatus est nécessairement conscient. L’effort pour persévérer dans l’être, appelé appétit en tant qu’il est rapporté au corps et à l’esprit, peut être conscient (et dans ce cas il est nommé désir13), mais Spinoza précise bien que la conscience n’est ni la cause ni la condition de l’effort. L’effort s’effectue et se perpétue que l’homme ait ou non la conscience de ses appétits. La présence ou l’absence de conscience ne change pas la nature de l’appétit. « Que l’homme soit ou non conscient de son appétit, nous dit Spinoza, l’appétit n’en demeure pas moins un et le même14. »
6Cette sagesse du conatus révèle l’enracinement de l’éthique dans le biologique. Damasio considère ainsi que la vertu est d’abord d’essence physique et obéit à un principe biologique, la conservation de soi et d’autrui. Le neurobiologiste se réclame là encore de Spinoza et il cite le scolie d’Éthique IV, 18 selon lequel « le fondement de la vertu est l’effort même pour conserver son être propre ». Il estime que « cette citation précieuse vue avec les yeux d’aujourd’hui […] contient le fondement d’un système de comportement éthique et ce fondement est biologique15 ». Il insiste dans le chapitre IV sur la régulation de la vie humaine par les procédés naturels de l’homéostasie, l’équilibre métabolique des appétits qui s’effectue d’abord de façon automatique et qui est ensuite parfait par les institutions sociales16. Damasio se défend d’une surinterprétation des textes spinozistes à ce sujet. Il reconnaît que « Spinoza n’a jamais dit que l’éthique, le droit et la politique étaient des procédés homéostatiques17 », mais il ajoute que « cette idée est compatible avec son système18 ». À supposer qu’on lui concède ce point, il n’en reste pas moins que Damasio encourt le risque d’une réduction de l’éthique au biologique et l’on peut donc se demander si son interprétation du conatus et sa modernisation de Spinoza sont totalement fondées.
7Pour pouvoir répondre à cette question, il faut noter que le neurobiologiste opère un double glissement et fait subir une double transformation à la théorie spinoziste du conatus. D’une part, il substitue le terme d’« organisme » au terme de « chose » qui persévère dans son être. D’autre part, il assimile la persévérance dans l’être à la conservation de la vie et il passe de l’être au vivant. Cela est patent, notamment lorsqu’il parle de « l’étrange état que nous appelons la vie et l’étrange nature des organismes – le conatus de Spinoza – qui les poussent à s’efforcer de se préserver19 ». Autrement dit, il procède à une réduction du conatus à sa dimension corporelle vitale et il laisse de côté le fait que la chose qui persévère dans son être n’est pas nécessairement un corps ou un organisme, mais qu’elle peut être une idée, un esprit. Le concept de chose chez Spinoza a une portée bien plus grande que le simple concept de corps ou d’organisme, il englobe tous les modes singuliers de tous les attributs et renvoie non seulement à des êtres physiques mais aussi à des êtres mentaux, ou d’une nature autre encore que l’étendue et la pensée. Il faut d’ailleurs noter que le concept de chose ne concerne pas seulement les modes mais s’applique également à Dieu, bien qu’à proprement parler la substance ne s’efforce pas de persévérer dans son être mais exerce sa puissance d’agir infinie20. Doit-on alors en conclure que l’assimilation du conatus des choses à la persévérance d’un organisme dans la vie est erronée et relève d’une réduction abusive ?
8À cette question il faut clairement répondre par la négative : Damasio est parfaitement fondé à interpréter l’effort pour persévérer dans l’être comme la tendance d’un organisme à persévérer dans sa vie. Le système spinoziste autorise, en effet, ce type d’approche en vertu de l’unité de la substance et de l’infinité de ses expressions. Comme le fait valoir le scolie d’Éthique II, 7, la nature est un seul et même individu, qu’il est possible de concevoir tout entier sous l’attribut pensée, sous l’attribut étendue ou sous n’importe quel autre. Ainsi, l’effort d’une chose pour persévérer dans l’être peut s’expliquer par référence à l’attribut étendue, à l’attribut pensée ou encore à un autre attribut, s’il s’agit d’une chose de nature autre que physique et mentale relevant d’attributs inconnus de nous. De ce fait, les choses pour nous peuvent être conçues comme corps ou comme idées de corps. Damasio a donc le droit de se placer sous l’attribut étendue pour rendre raison du conatus, de prendre en considération uniquement le corps et l’organisme vivant sans se soucier de l’esprit et de ses productions intellectuelles. La seule règle à observer est alors d’expliquer ce qui advient dans l’étendue uniquement par des lois physiques en écartant toute interférence et toute interaction avec des lois mentales. Il convient d’expliquer l’étendue par l’étendue, la pensée par la pensée, les modes de X par l’attribut X. Cette démarche est légitime à condition d’admettre que l’interprétation de l’effort d’une chose pour persévérer dans l’être en termes biologiques et corporels est une forme d’expression parmi d’autres, auxquelles elle est corrélée. Elle n’invalide nullement la recherche d’une explication de type psychologique ou intellectuel, car elle n’est pas la seule manière possible de rendre raison du conatus et elle n’exprime pas toute la philosophie de Spinoza. De ce point de vue, Damasio est parfaitement cohérent et honnête. Il signale dès le départ que son intention n’est pas d’exposer la philosophie de Spinoza sous toutes ses facettes, mais seulement sous son aspect neurobiologique21.
9Cette vision partielle n’est pas nécessairement partiale, car Spinoza lui-même pratique cette démarche. En effet, s’il rapporte le plus souvent le conatus à l’esprit et au corps à la fois, il lui arrive de le référer à l’esprit seul ou au corps seul. Selon les cas, il lui donne une dénomination différente indiquant le type d’explication à laquelle il se livre. Rapporté à l’esprit seul, le conatus prend le nom de « volonté22 » et s’explique par référence à l’attribut pensée ; rapporté à l’esprit et au corps à la fois, il s’appelle « appétit » et met en jeu une explication psychophysique. Rapporté aux mouvements du corps seul, il est nommé « impulsion » (impetus)23. En somme, la tentative de Damasio consiste à penser le conatus comme impetus et constitue une voie d’exploration frayée par Spinoza, de sorte que le neurobiologiste peut légitimement s’inscrire dans son sillon et revendiquer une filiation.
10Cette prise de position biologique conduit Damasio à rendre compte des sentiments à partir des émotions en mettant l’accent sur les processus chimiques et neuraux qu’ils mettent en œuvre. Damasio assimile les émotions et les sentiments aux affects spinozistes24. Sans entrer dans le détail de l’analyse, il faut noter cependant qu’il distingue les deux concepts en faisant valoir que « les émotions se manifestent sur le théâtre du corps, les sentiments sur celui de l’esprit25 », et que les premières constituent la part publique du processus affectif et les seconds la part privée. L’émotion est avant tout un phénomène physique ; elle regroupe un ensemble distinct de réponses chimiques et neurales produites par le cerveau lors d’un stimulus particulier qui amène une modification de l’état du corps26. Les sentiments pour Damasio sont davantage des phénomènes mentaux ou psychophysiques du moins et ne se réduisent pas aux émotions. « Ils sont l’expression de l’épanouissement humain et de la détresse humaine, tels qu’ils se produisent dans l’esprit et dans le corps27. » Le sentiment est plus généralement défini comme la représentation d’un état vécu du corps traduit dans le langage de l’esprit, comme une perception qui trouve son substrat dans le cerveau et ses cartes corporelles, et qui renvoie aux parties du corps28. Selon Damasio, l’origine des sentiments est le corps et les cellules qui composent ses parties. « Les contenus des sentiments sont des configurations de l’état du corps représentées dans les cartes somatosensorielles29. » Damasio met donc l’accent sur le rôle primordial et déterminant du corps dans la genèse des sentiments.
11Il est ainsi amené à interpréter les définitions spinozistes des affects, et notamment la joie et la tristesse, en termes physiques et corporels : « On peut être d’accord avec Spinoza pour dire que la joie (laetitia en latin) est associée à une transition de l’organisme vers une plus grande perfection30. » La tristesse, à son tour, est présentée comme « la transition de l’organisme vers un état de moindre perfection31 ». Damasio infléchit donc les deux affects primaires dans un sens biologique et les tire du côté du corps. Il y a là quelque chose d’excessif, car Spinoza définit la joie et la tristesse en mettant l’accent soit sur leur dimension mentale soit sur leur dimension psychophysique. Ainsi au cours des deux définitions qu’il en donne, il les présente tantôt comme une passion par laquelle l’esprit passe à une plus grande ou une moindre perfection32, tantôt comme le passage de l’homme à une plus grande ou à une moindre perfection33, sans jamais se référer au corps seul. Est-ce à dire que Damasio a tort de considérer la joie et la tristesse sous un angle corporel et qu’une telle approche n’est pas légitime ?
12En réalité, Spinoza lui-même s’autorise à le faire et il donne d’ailleurs un nom aux espèces de joie et de tristesse concernant tout ou partie du corps. Ainsi le plaisir, l’allégresse, la douleur et la mélancolie qui affectent l’homme dans une ou dans toutes ses parties à égalité, en augmentant ou diminuant sa puissance d’agir, sont des espèces de joie et de tristesse rapportées ou bien à l’esprit et au corps à la fois34 ou bien principalement au corps35. Il n’est donc pas faux de considérer la joie et la tristesse sous un aspect strictement physique comme le fait Damasio. Dans un souci d’exactitude, il faut simplement préciser que ce que le neurobiologiste appelle « joie » et « tristesse » renvoie plutôt à ce que Spinoza dénomme « allégresse », « plaisir », « mélancolie » et « douleur », qui mettent en jeu des affections du corps. Bien qu’elles impliquent une expression physique, la joie et la tristesse ne sauraient toutefois se réduire à elle. Le point de vue de Damasio reste donc partiel et unilatéral, car il ne rend pas compte de ces affects dans la totalité de leurs aspects physiques et mentaux. Du même coup, on peut se demander ce qu’il advient de l’esprit dans la perspective de Damasio. En interprétant le conatus en un sens biologique, ne prête-t-il pas trop au corps et aux processus neuraux ? Qu’en est-il de l’esprit et de sa puissance de former des idées ? En quoi consistent au juste l’unité psychophysique et les rapports entre le corps et l’esprit ? Autant de questions sur lesquelles le neurobiologiste revient dans le chapitre V de son livre et qu’il convient à présent d’examiner afin de déterminer si le modèle spinoziste continue de valoir et de s’appliquer.
LE CORPS, LE CERVEAU, L’ESPRIT : LE MODÈLE SPINOZISTE À L’ÉPREUVE
13Dans ce chapitre V, intitulé « Le corps, le cerveau, l’esprit », Damasio commence par dresser un état des lieux et par rappeler la nature des problèmes auxquels se sont heurtés les philosophes et les scientifiques qui se sont penchés sur l’énigme des rapports entre le corps et l’esprit :
L’esprit et le corps sont-ils deux choses différentes ou n’en forment-ils qu’une ? S’ils ne sont pas faits pareils, sont-ils faits de deux substances différentes ou bien d’une seule ? Si ce sont deux substances, celle de l’esprit vient-elle en premier et est-elle la cause de l’existence du corps et du cerveau, ou bien la substance corporelle vient-elle d’abord et son cerveau cause-t-il l’esprit ? Comment ces substances interagissent-elles ? […] Voilà quelques-unes des questions qu’englobe ce qu’on appelle le problème de l’esprit et du corps, dont la solution est centrale pour comprendre qui nous sommes36.
14Le désaccord qui persiste à leur sujet révèle que les solutions proposées ne sont pas convaincantes et invite à reprendre le problème à nouveaux frais. Damasio se réclame ouvertement du modèle spinoziste d’unité psychophysique : il l’analyse en présentant d’abord ses fondements, il examine ensuite la définition du corps puis celle de l’esprit avant de livrer son interprétation générale. Il convient donc de reprendre ces quatre étapes afin de déterminer si la démarche du neurobiologiste est véritablement conforme à la pensée de Spinoza ou si elle s’en écarte subrepticement.
LES FONDEMENTS SPINOZISTES DE L’UNITÉ PSYCHOPHYSIQUE SELON DAMASIO
15D’emblée, Damasio perçoit bien que l’unité du corps et de l’esprit tire ses fondements de la référence à une substance unique. C’est parce que la pensée et l’étendue sont des attributs de Dieu et expriment une seule et même substance que leur distinction ne débouche pas sur une dualité substantielle et que le corps et l’esprit ne sont pas posés face à face comme deux entités qui interagissent.
Quelle que soit l’interprétation qu’on préfère quant aux déclarations qu’il a faites sur le sujet, on peut être sûr que Spinoza a changé la perspective qu’il a héritée de Descartes en disant, dans la première partie de l’Éthique, que la pensée et l’étendue bien que distinctes n’en sont pas moins des attributs de la même substance, Dieu ou la Nature [Deus sive Natura]. La référence à une substance unique sert à affirmer que l’esprit est inséparable du corps, et que tous deux, en quelque sorte, sont faits de la même étoffe. La référence aux deux attributs, l’esprit et le corps, reconnaît la distinction de deux ordres de phénomène, formulation qui préserve un dualisme des « aspects », mais pas des substances. En mettant la pensée et l’étendue sur un pied d’égalité et en les liant à une substance unique, Spinoza cherchait à surmonter un problème auquel Descartes était confronté et qu’il n’avait pu résoudre : la présence de deux substances et la nécessité de les intégrer. Face à cela, la solution de Spinoza n’avait plus besoin d’un esprit et d’un corps à intégrer et à faire interagir ; l’esprit et le corps jaillissaient parallèlement de la même substance, se redoublant pleinement et mutuellement l’un l’autre à travers leurs différentes manifestations. Au sens strict, l’esprit ne causait pas le corps et le corps ne causait pas l’esprit37.
16Damasio perçoit donc clairement que l’unité psychophysique, telle que la conçoit Spinoza, implique la saisie d’une seule et même chose à travers deux expressions corrélées et exclut toute causalité réciproque38. Si l’esprit général de la pensée de Spinoza est conservé, la formulation du neurobiologiste reste cependant approximative sur trois points au moins. Premièrement, l’affirmation selon laquelle le corps et l’esprit sont tous les deux « faits de la même étoffe » prête à confusion de par son imprécision et son ambiguïté, car elle accrédite l’idée d’une matière commune et prépare le terrain à la réduction de l’un à l’autre. Spinoza ne formule pas sa conception en ces termes : il dit plus exactement que l’esprit et le corps sont une seule et même chose conçue tantôt sous l’attribut de la pensée tantôt sous celui de l’étendue. Deuxièmement, Damasio confond manifestement les attributs et les modes, car il laisse entendre que le corps et l’esprit sont des attributs et leur impute le même statut que l’étendue et la pensée dont ils ne sont que les modalités. Troisièmement, l’affirmation selon laquelle l’esprit et le corps jaillissent parallèlement de la même substance donne à penser que ce sont deux êtres différents et introduit une forme de dualisme alors que chez Spinoza, on a affaire à une seule et même chose exprimée de deux manières.
17Ces approximations n’invalident pas cependant l’analyse du neurobiologiste. Pour l’essentiel, il saisit la nécessité de fonder la conception de l’unité psychophysique sur la référence à une substance unique bien qu’il omette toutes les médiations par lesquelles cette substance est cause de toutes choses. Il rappelle également que le modèle spinoziste exclut toute genèse du corps par l’esprit et de l’esprit par le corps et met un terme à l’idée d’une interaction entre les deux.
LE CORPS SPINOZISTE ET SES PROPRIÉTÉS SELON DAMASIO
18Dès lors, on ne peut manquer d’être surpris quand apparaissent sous sa plume des formules ambiguës réintroduisant une forme de causalité entre le corps et l’esprit. Selon Damasio, « Spinoza a eu l’intuition du dispositif anatomique et fonctionnel global que le corps doit mettre en œuvre pour qu’apparaisse l’esprit avec lui ou, plus précisément, avec et en lui39 ». Il est clair que Spinoza ne saurait littéralement souscrire à l’idée que le corps met en œuvre un dispositif pour que l’esprit apparaisse en lui. Pour expliquer ce qu’il entend par là, Damasio juge nécessaire d’examiner la conception spinoziste du corps et de l’esprit. Il entreprend d’abord de définir le corps en général avant de citer les six postulats de la seconde partie de l’Éthique exposant les propriétés du corps humain. La définition du corps qu’il prête à Spinoza est très curieuse, car non seulement elle est incomplète mais aussi entachée d’erreurs. Damasio semble ignorer la définitionI de la partie II qui assimile le corps à « un mode qui exprime de manière précise et déterminée l’essence de Dieu en tant qu’on le considère comme chose étendue », car jamais il n’en fait état. Il se réfère, d’une part, au scolie de la proposition XV de la partie I dans lequel l’auteur de l’Éthique n’expose pas tant sa propre conception que celle qui est communément admise, à savoir que « par corps, nous entendons toute quantité ayant longueur, largeur et profondeur bornée par une figure précise ». Il s’appuie, d’autre part, sur une définition qu’il impute à tort à Spinoza selon laquelle « le corps serait une certaine quantité de substance close sur elle-même40 », et il ajoute une précision de son propre cru : « Le corps est un morceau de la Nature clos par la barrière de la peau41. » Il est manifeste que Damasio commet une erreur sur la nature du corps. Celui-ci n’est en aucun cas une quantité déterminée de substance pour Spinoza, ou un morceau de nature enfermé dans des limites. La substance en tant que telle est indivisible et la nature telle que Spinoza la conçoit ne renvoie pas seulement à l’ensemble des corps et des choses matérielles, et elle ne se réduit pas à sa dimension physique. Elle est constituée par l’étendue, la pensée et l’infinité des attributs.
19Si ces erreurs sur le corps restent bénignes pour un non-spécialiste de la pensée de Spinoza, en revanche, celles qui concernent la nature et l’origine de l’esprit témoignent d’un véritable contresens dont les conséquences sont de taille.
LA DÉFINITION SPINOZISTE DE L’ESPRIT SELON DAMASIO
20Damasio part de la définition spinoziste de l’esprit comme idée du corps formulée dans la proposition 13 et il cite les propositions 14, 19, 23 et 26 de la partie II de l’Éthique en insistant sur le rôle prééminent du corps. « Pas de corps, plus d’esprit42 », écrit-il, en rappelant au préalable que l’esprit a pour objet la connaissance du corps, que sa nature est fonction des aptitudes corporelles et qu’il ne se connaît lui-même et la nature extérieure qu’à travers les affections du corps. Le neurobiologiste va ainsi en déduire que l’isomorphisme et la correspondance entre le corps et l’esprit vont plutôt du corps à l’esprit que l’inverse.
Spinoza ne dit pas simplement que l’esprit naît tout formé de la substance sur le même pied que le corps. Il suppose un mécanisme permettant cette équivalence. Celui-ci correspond à une stratégie : les événements du corps sont représentés comme des idées dans l’esprit. Ce sont des « correspondances » représentationnelles qui vont dans une seule direction – à savoir du corps à l’esprit43.
21Damasio estime que Spinoza a établi une corrélation entre le cerveau et l’esprit bien qu’il soit resté prudent et ait confessé son ignorance quant aux détails anatomiques et physiologiques. Certes, Spinoza ne pouvait pas dire que c’est par le biais des voies chimiques et neurales que s’établissent les idées du corps, mais il a écrit dans l’appendice de la partie I de l’Éthique que « les hommes jugent des choses selon la disposition de leur cerveau ». C’est pourquoi selon Damasio « nous pouvons désormais combler les vides en matière de détails et nous risquer à énoncer pour lui ce qu’il ne pouvait évidemment pas exprimer44 ».
22Cette entreprise conduit Damasio à penser que l’affirmation selon laquelle l’esprit est formé d’idées du corps équivaut à dire qu’il est constitué par des images, des représentations et des pensées des parties du corps qui modifient ou sont modifiées par les objets environnants45. Il prête d’ailleurs cette assimilation de l’idée à l’image à Spinoza lui-même : « Spinoza utilise le mot “idée” comme synonyme d’image, de représentation mentale ou de composante de pensée46. » Or les découvertes de la neurobiologie moderne montrent que les images apparaissent dans le cerveau et sont en grande partie formées par des signaux issus du corps. En réduisant l’idée à l’image, Damasio accentue ainsi le rôle du corps et laisse entendre que l’esprit émane du cerveau et des signaux corporels.
23Certes, il revient sur ce primat en faisant valoir que Spinoza privilégie tour à tour le corps ou l’esprit selon les circonstances. Il souligne le fait qu’à partir d’Éthique II, 22, Spinoza privilégie l’esprit au cours de son analyse de l’idée de l’idée et se place sous un angle avant tout mental pour comprendre l’émergence du soi et de la conscience. La notion d’idée d’idée ouvre la possibilité de se représenter des relations, de créer des symboles et de former une idée du soi. Toutefois, l’idée de soi est présentée comme une idée de second ordre fondée sur deux idées de premier ordre, celle de l’objet perçu et celle de notre corps percevant, modifié par la perception de l’objet. Cette idée est tributaire des relations que le corps entretient avec les objets et repose sur la connaissance de cette interaction. La conscience apparaît alors comme la saisie de ces relations et s’insère dans le flux des idées de l’esprit. Pour Damasio, « nous avons un esprit conscient lorsque le flux des images qui décrivent les objets et les événements selon diverses modalités sensorielles – le film-dans-le-cerveau – s’accompagne des images du soi47 ».
24Mais là encore Damasio ramène la conscience non pas à un phénomène d’idées mais à un phénomène d’images et réduit l’une à l’autre. C’est là précisément que le bât blesse et qu’il commet une erreur sur la pensée de Spinoza. Car l’idée, qui est une réalité mentale, ne saurait être confondue avec une image, qui relève des phénomènes cérébraux et s’explique en termes physiques par référence à l’attribut étendue et non pas par référence à l’attribut pensée. Spinoza est catégorique sur ce point dans le scolie d’Éthique II, 48 : « Ce que j’entends par idées, ce ne sont pas des images comme celles qui se forment au fond de l’œil et, si l’on veut, au milieu du cerveau, mais les concepts de la pensée. » L’auteur de l’Éthique prend donc soin de distinguer l’image et l’idée, comme deux modalités physique et mentale exprimant une seule et même chose, à savoir la perception. L’imagination en tant que forme de connaissance est l’idée d’une image et non une simple image formée dans le cerveau. Damasio effectue donc un passage subreptice des idées aux images et explique la formation de l’une à partir de l’autre, ce que jamais Spinoza ne saurait assumer. Certes, toutes les images de l’esprit ne sont pas des images du corps produites par le cerveau, car nous pouvons grâce à notre imagination créatrice inventer des images supplémentaires, qui symbolisent les objets et les événements. Néanmoins les images du corps et les images de l’esprit ne sont pas de nature hétérogène. Les images de l’esprit peuvent provenir d’une fragmentation des images du corps et de leur recomposition.
25Cette confusion entre image et idée n’est pas anodine, car elle permet le rapprochement de l’esprit et du cerveau et la réduction progressive du premier au second. Comme les images sont formées par le corps, il s’ensuit qu’il est en grande partie à l’origine des idées et que l’esprit émerge en réalité du cerveau. L’esprit devient ainsi une émanation ou un épiphénomène du cerveau. Certains passages sont sans équivoque sur ce point. Dans le chapitre V, Damasio écrit ainsi :
Il faut comprendre que l’esprit émerge d’un cerveau ou dans un cerveau situé dans le corps proprement dit avec lequel il interagit ; que, par suite de la médiation du cerveau, l’esprit a pour fondement le corps proprement dit ; que l’esprit s’est développé au cours de l’évolution parce qu’il aide à préserver le corps et qu’il émerge d’un ou dans un tissu biologique – les cellules nerveuses partageant les caractéristiques qui définissent les autres tissus vivants du corps proprement dit48.
26L’esprit s’apparente ainsi à une sorte d’émanation cérébrale localisée dans les cellules nerveuses. Damasio ne se borne pas à évoquer de façon incidente l’émergence de l’esprit à partir du cerveau, il n’hésite pas à parler de « nœud causal entre le cerveau et l’esprit49 », « d’influence du corps dans l’organisation de l’esprit50 » ou de détermination des idées par le cerveau51.
27À la faveur de ces expressions, Damasio réintroduit entre le corps et l’esprit une interaction et une causalité que Spinoza exclut dans la proposition II de l’Éthique III : « Le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit déterminer le corps au mouvement ni au repos, ni à quelque chose d’autre (si ça existe). » La démonstration est sans appel : tous les modes de pensée et toutes les idées ont pour cause Dieu en tant qu’il est chose pensante et ne s’expliquent pas par un autre attribut. Ils ne peuvent donc en aucun cas émaner du corps et de l’étendue. Tout en reprenant la thèse spinoziste de l’absence de causalité réciproque, Damasio ne peut s’empêcher de rechercher une forme d’interaction qui s’exerce principalement du corps vers l’esprit. Le cerveau lui sert ainsi de médiation entre le corps et l’esprit. Tout se passe donc comme si le corps était le socle premier à partir duquel se constitue l’esprit. Rien de tel n’existe chez Spinoza, car le corps et l’esprit sont des expressions corrélées d’une même chose conçue tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous l’attribut de l’étendue. C’est donc la chose, à savoir ce mode qu’est l’homme, qui est première et qui est le fondement de ces deux expressions que sont le corps et l’esprit. Damasio opère donc un déplacement indu, car il assigne au corps le statut de la chose première alors qu’il n’est avec l’esprit que l’une de ces deux expressions.
28Il est donc clair en définitive que la vision damasienne d’un Spinoza protobiologiste débouche sur une certaine forme de réductionnisme et témoigne d’une méconnaissance de la nature singulière de l’esprit. En réalité, sous couvert d’un modèle spinoziste, Damasio entend opérer une genèse de l’esprit à partir du cerveau et lui assigner une origine corporelle.
L’INTERPRÉTATION FINALE OU L’ERREUR DE DAMASIO
29Cela apparaît de façon manifeste dans le chapitre V lors de l’interprétation finale qu’il donne du scolie d’Éthique III, II, où Spinoza fait valoir que personne n’a déterminé jusqu’à présent ce que peut le corps. Selon Damasio, cette formule ouvre la possibilité de penser que l’esprit dépend du corps et en est issu. « Peut-être [Spinoza] ne voulait-il pas seulement ruiner la conception traditionnelle selon laquelle le corps proviendrait de l’esprit, mais aussi préparer les découvertes qui justifieraient la conception inverse52. » Autrement dit, Spinoza serait le visionnaire révolutionnaire qui aurait soupçonné le fait que l’esprit provient d’un tissu biologique. Comment Damasio en vient-il à cette thèse si contraire au système du philosophe ? Il procède en trois temps : il prend d’abord appui sur le scolie d’Éthique III, II, établissant que nul ne sait ce que peut un corps, pour en inférer que cette ignorance nous interdit de considérer comme improbable la thèse selon laquelle l’esprit provient du corps ou plus exactement du cerveau. Conscient du caractère hasardeux de son interprétation, Damasio invoque dans une note l’autorité de Curley et de Deleuze, qui proposent d’après lui une lecture de la pensée de Spinoza compatible avec cette façon de voir53. Damasio fait ensuite état d’une objection possible à son interprétation : « On peut par exemple avancer que ma lecture est contredite par l’idée spinoziste selon laquelle l’esprit est éternel54. » L’objection est effectivement de taille, car si l’esprit est éternel, on voit mal comment il pourrait être issu d’un corps mortel. D’une part, il n’a pas de commencement dans le temps et ne peut donc naître d’un tissu biologique ; d’autre part, s’il avait son origine dans le corps, il devrait périr avec lui. Damasio s’emploie alors dans un troisième temps à réfuter cette objection :
Cependant cette objection n’est pas valide. À de nombreuses reprises dans l’Éthique, en particulier dans la cinquième partie, Spinoza définit l’éternité comme l’existence de la vérité éternelle, comme l’essence d’une chose plutôt que comme la persistance dans le temps. Il ne faut pas confondre l’essence éternelle de l’esprit et l’immortalité. Dans la pensée de Spinoza, l’essence de nos esprits existait avant eux et persiste après qu’ils auront péri avec nos corps. Les esprits sont à la fois mortels et éternels. Du reste, ailleurs dans l’Éthique et dans le Traité, il déclare que l’esprit périt avec le corps. En fait, c’est son rejet de l’immortalité de l’esprit, caractéristique de sa pensée dès ses vingt ans, qui pourrait expliquer qu’il ait été exclu de sa communauté religieuse55.
30Malgré son caractère elliptique, l’argumentation déployée pour écarter l’objection de l’éternité de l’esprit et sauvegarder la thèse de sa genèse à partir du corps est manifestement fallacieuse. Certes, elle repose sur une prémisse correcte : la nécessité de distinguer l’éternité de l’immortalité et le refus d’assimiler l’existence éternelle et la persistance dans le temps, conformément aux recommandations de Spinoza56. Damasio commet cependant deux erreurs.
31Premièrement, il suppose que chez Spinoza l’éternité est avant tout une propriété des essences et non des existences, et il en vient sur cette base à faire une distinction entre l’essence de l’esprit, qui est éternelle, et son existence, qui est mortelle. Selon lui, l’essence de l’esprit préexiste à son existence et persiste après sa mort, mais l’esprit périt avec le corps. Or cette interprétation, qui réserve l’éternité à l’essence et l’oppose à la mortalité de l’existence, n’est pas recevable, car Spinoza définit l’éternité comme une propriété de l’existence : « Par éternité, j’entends l’existence même, en tant qu’on la conçoit suivre nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle. » Il parle d’ailleurs rarement d’essence éternelle. Dire que l’esprit est éternel, c’est dire que son existence, comme son essence, est une vérité éternelle.
32Deuxièmement, il est faux de dire que dans l’Éthique et dans le Traité, Spinoza a déclaré que l’esprit périt avec le corps. Il suffit de lire la partie V de l’Éthique pour s’assurer du contraire. Certes, l’esprit n’est pas éternel dans sa totalité, il faut distinguer la part qui demeure de celle qui meurt avec le corps. « La part éternelle de l’esprit est l’intellect, par lequel seul nous sommes dits agir […] ; et celle dont nous avons montré qu’elle périt est l’imagination elle-même57. » Faute d’avoir distingué les deux parties de l’esprit, l’entendement dont l’existence est éternelle et l’imagination dont l’existence est mortelle, Damasio fait de Spinoza un suppôt d’Uriel da Costa et reprend à son compte l’idée que le herem serait lié au rejet de l’immortalité de l’esprit.
33Damasio se trompe donc totalement au sujet de la doctrine spinoziste de l’éternité de l’esprit et ce n’est sans doute pas un hasard. Son erreur est pour le moins avantageuse, car elle lui permet de lever l’objection à sa thèse. Si l’esprit est mortel comme le corps, il n’y a plus d’asymétrie et on peut dire que le corps façonne l’esprit sans rencontrer le problème de l’existence éternelle de l’entendement. En revanche, si l’esprit est éternel, il faut renoncer à lui chercher une origine corporelle et à repérer son émergence dans un tissu biologique. C’est ici qu’en toute rigueur le modèle spinoziste se retourne contre Damasio et souligne les limites, voire les incohérences de son entreprise. On ne peut pas dire à la fois que le corps et l’esprit sont une seule et même chose exprimée de deux manières parallèles sans causalité réciproque et vouloir que l’un façonne l’autre, le crée et interagisse avec lui. Il faut choisir. En somme, si Spinoza avait raison, alors Damasio a tort. Si Damasio a raison, alors il a tort de se réclamer de Spinoza.
34La recherche d’un Spinoza protobiologiste, en définitive, prend appui sur une interprétation du conatus en termes d’impetus, qui donne la part belle au corps et à l’effort des organismes pour conserver leur vie. L’entreprise damasienne ne constitue pas à cet égard une torsion ou une entorse au système de Spinoza ; elle s’inscrit dans la droite ligne des possibilités offertes par la doctrine des attributs d’expliquer la nature tout entière par l’étendue, le mouvement et le repos des corps qui s’affectent les uns les autres, se forment et se déforment. Dans cette optique, la modernisation opérée par Damasio et les découvertes neurobiologiques peuvent être légitimement considérées comme des compléments ou des développements du programme spinoziste d’exploration de la puissance du corps. Sur ce point, Damasio a donc raison de revendiquer une filiation avec le philosophe hollandais. En revanche, le neurobiologiste s’écarte de son modèle lorsqu’à la faveur de l’amalgame entre idée et image il amorce subrepticement une réduction de l’esprit au corps et passe d’une problématique du parallélisme à une problématique de l’interaction dont le corps serait l’agent principal. C’est là le point d’achoppement de toute son entreprise. Le neurobiologiste a donc beau critiquer l’erreur de Descartes et faire l’économie d’une quelconque glande pinéale, il se sert du cerveau et de l’image comme médiations entre l’esprit et le corps. N’y a-t-il pas là « une hypothèse plus occulte que toute qualité occulte », pour reprendre la célèbre critique que l’auteur de l’Éthique adresse à celui des Passions de l’âme58 ? Tout en se réclamant de Spinoza, Damasio est sans doute en réalité plus cartésien qu’il ne le croit.
Notes de bas de page
1 Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, Paris, Odile Jacob, 2003 [éd. orig. Looking for
Spinoza : Joy, Sorrow and the Feeling Brain, Orlando, Harcourt, 2003].
2 Ibid., p. 17-18.
3 Ibid., p. 18.
4 Ibid., p. 19.
5 À propos du problème de l’esprit et du corps, Damasio écrit ainsi : « Ce problème est central dans la pensée de Spinoza. En fait il se pourrait que celui-ci ait entrevu une partie de la solution, éventualité qui, à tort ou a raison, a renforcé mes propres convictions en la matière. » Ibid., p. 184.
6 Voir ibid., p. 20-21.
7 Ibid., p. 21.
8 Voir E, III, 12 et E, III, 54.
9 Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, op. cit., p. 40.
10 Ibid., p. 41.
11 Voir E, IV, 21, dem.
12 Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, op. cit., p. 85.
13 Voir E, III, 9, scolie.
14 E, III, Définitions des affects, I, explication.
15 Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, op. cit., p. 175.
16 Voir chap. IV, p. 169-178.
17 Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, op. cit., p. 178.
18 Ibid.
19 Ibid., p. 136.
20 Voir E, II, 1 et 2 où Dieu est présenté comme res cogitans et res extensa.
21 Voir Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, op. cit., p. 21 : « Remarquez bien, une fois encore, que ce livre ne porte pas sur la philosophie de Spinoza. Je ne traite pas sa pensée hors des aspects que je considère comme pertinents en biologie. »
22 Voir E, III, 9, scolie.
23 Voir E, III, Définitions des affects, I, explication.
24 Voir Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, op. cit., p. 14.
25 Ibid., p. 32.
26 Pour plus de précisions, voir la définition complète, ibid., p. 58.
27 Ibid., p. 13.
28 Voir ibid., p. 89.
29 Ibid., p. 137.
30 Ibid., p. 140.
31 Ibid., p. 141.
32 C’est le cas au cours du scolie de la proposition 11 de l’Éthique III.
33 Voir E, III, Définitions des affects, 2 et 3. C’est nous qui soulignons.
34 Voir E, III, 11, scolie.
35 Voir E, III, Définitions des affects, 3, explication : « En ce qui concerne les définitions de l’allégresse, du chatouillement, de la mélancolie et de la douleur, je les omets étant donné qu’elles se rapportent principalement au corps, et ne sont que des espèces de la joie ou de la tristesse. »
36 Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, op. cit., p. 183.
37 Ibid., p. 209-210.
38 C’est ce que confirme d’ailleurs la fin du chapitre, p. 217, où Damasio écrit à propos de Spinoza : « Qu’a-t-il vu alors ? Que l’esprit et le corps sont des processus parallèles et mutuellement corrélés. Qu’ils se redoublent l’un l’autre en tous endroits, comme les deux faces d’une même chose. »
39 Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, op. cit., p. 210.
40 Ibid.
41 Ibid.
42 Ibid., p. 213.
43 Ibid., voir également p. 217 : « Le corps façonne les contenus de l’esprit, plus que l’esprit ne façonne ceux du corps, même si dans une large mesure, les processus mentaux se reflètent dans le corps. »
44 Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, op. cit., p. 213.
45 Ibid., p. 214.
46 Ibid., p. 211.
47 Ibid., p. 215.
48 Ibid., p. 191.
49 Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, op. cit., p. 190.
50 Ibid., p. 204.
51 Voir ibid., p. 205 : « Le cerveau apporte une connaissance innée et un savoir-faire automatique qui prédéterminent de nombreuses idées du corps. […] Il détermine les idées fondées sur ces états du corps et ces comportements corporels. »
52 Ibid., p. 216.
53 Voir ibid., chap. V, note 33, p. 315.
54 Ibid., p. 216.
55 Ibid., p. 217.
56 Voir E, I, définition VIII, explication.
57 E, V, 40, cor.
58 Voir E, V, Préface.
Notes de fin
i Une première version de ce texte a été publiée dans Chantal Jaquet, Pascal Sévérac, Ariel Suhamy (dir.), La théorie spinoziste des rapports corps/esprit et ses usages actuels, Paris, Hermann, 2009, p. 183-197.
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