Chapitre X. La réception de Spinoza dans les milieux catholiques français au xixe siècle
p. 165-177
Texte intégral
1Poursuivi au xviie siècle par tous les clergés d’Europe qui voient en lui « l’ambassadeur soudoyé de Satan », selon la formule du docteur Musaeus, Spinoza continue d’être considéré « comme une peste et son livre, un don sinistre de l’enfer » dans les milieux religieux au xviiie sièclei1. Or, cette attitude de condamnation sous forme d’invective, d’occultation ou de réfutation cède le pas, semble-t-il, au xixe siècle en France à un accueil plus mesuré de la part des penseurs catholiques. Signe des temps ? En 1806 paraît une Apologie de Spinoza et du Spinozisme contre les athées, les incrédules et contre les théologiens scolastiques et platoniciens, écrite par l’abbé Antoine Sabatier, dans laquelle l’auteur du Traité théologico-politique n’est plus diabolisé, mais sanctifié à l’instar des plus grands défenseurs du christianisme. « Quoique juif, Spinoza vécut toujours en chrétien… S’il a fini comme on n’en peut douter par embrasser le christianisme, il aurait dû être mis au rang des saints, au lieu d’être placé à la tête des ennemis de l’être suprême2. » L’abbé Antoine, dit Sabatier de Castres, connu surtout pour son ouvrage intitulé Les trois siècles de la littérature française, se targue d’être le premier à rendre justice à Spinoza et à le réhabiliter aux yeux d’un public chrétien abusé par les fausses réfutations de Bayle et de Jacquelot. Faut-il voir dans cet événement littéraire l’avènement d’un changement radical des catholiques à l’égard de l’œuvre du philosophe hollandais et la naissance d’un courant spinoziste chrétien ? C’est ce qu’il importe de déterminer en étudiant la réception de Spinoza dans les milieux catholiques français. Au cours de cet examen, il s’agira moins de recenser les traces d’une focalisation sur la pensée de l’auteur de l’Éthique que de dégager la spécificité d’une approche catholique du spinozisme.
2Il convient, en effet, de remarquer que l’intérêt pour Spinoza n’est pas propre aux catholiques, mais qu’il gagne tous les penseurs chrétiens3. Non seulement les œuvres du philosophe hollandais font l’objet de multiples études, mais elles sont traduites pour la première fois en français par Émile Saisset, qui ne cache pas ses profondes convictions religieuses. Cet engouement général pour Spinoza s’explique par deux raisons majeures. D’une part, il est le reflet du développement de la recherche de type historique, qui se présente à la fois comme un héritage du mouvement encyclopédique et comme une innovation liée à l’éclectisme. D’autre part, cet intérêt est tout droit importé d’Allemagne, car la fascination que Spinoza exerce sur les esprits outre-Rhin et les éclats de la querelle du panthéisme franchissent les frontières, contraignant les penseurs français à prendre position. Saisset se fait d’ailleurs clairement l’écho de cette nécessité d’ouvrir le dossier : que penser « de ces transports d’admiration que le spinozisme inspire à l’Allemagne contemporaine ? Spinoza est-il un matérialiste ou un mystique ? Faut-il l’appeler avec Bayle un athée de système, ou dire avec Novalis qu’il était ivre de Dieu ? Du xviie qui l’a maudit, et du nôtre qui l’exalte, qui a raison, qui a tort4 ? ». Les catholiques partagent certes cette double préoccupation historique et s’inquiètent de la progression du panthéisme, mais ils abordent l’œuvre de Spinoza dans le cadre d’une visée apologétique de leur propre religion. C’est donc cet angle d’approche particulier qu’il faut déterminer pour saisir leur spécificité.
3Qu’ils soient traditionalistes et partisans de Joseph de Maistre ou qu’ils soient séduits par les sirènes du saint-simonisme et des doctrines sociales, les catholiques dans leur ensemble doivent faire face au début du xixe siècle à une crise profonde issue de la révolution de 1789, qui se manifeste par le recul de leur foi, par la progression de la libre pensée, de la Réforme et la multiplication de courants religieux. Le clergé, dont l’autorité est affaiblie, cherche à redorer son blason et à enrayer la désaffection des fidèles. C’est dans le cadre de cette lutte pour le christianisme historique que les catholiques sont amenés à s’intéresser à Spinoza et à brosser un tableau plus ou moins laudateur de son système, selon qu’il est réputé servir ou desservir les intérêts de l’Église. Du même coup, Spinoza n’est jamais véritablement étudié en lui-même, il est plutôt utilisé comme une figure dont les contours varient et se contrarient en fonction des diverses raisons invoquées pour expliquer le recul de la foi. Ainsi, Spinoza portera tour à tour le masque de Satan ou du saint, du bon chrétien ou de l’ennemi protestant. À défaut de répertorier toutes ces figures, nous nous bornerons à analyser les deux portraits exécutés respectivement par l’abbé Antoine Sabatier et par l’abbé Édouard-Frédéric Chassay qui, à la manière d’un Janus bifrons, incarnent l’ambiguïté et les tendances extrêmes des positions à l’égard du système spinoziste.
LE SPINOZA DE SABATIER
4Dans son apologie, Sabatier de Castres estime que le clergé, longtemps la classe la plus éclairée, a perdu sa puissance et sa considération faute de lumières ; il impute la crise à l’obscurantisme des prêtres et notamment à leur refus obstiné du matérialisme.
Tant que le christianisme professera l’immatérialité ou la non étendue de Dieu et des âmes, il aura indispensablement pour ennemis les naturalistes, les chimistes, les anatomistes, les médecins et tous les observateurs de la nature. C’est cette absurde doctrine qui a peuplé le monde chrétien d’hérésiarques, d’incrédules et d’athées5.
5Fort de ce constat, il présente Spinoza sous les traits d’un matérialiste intelligent, victime du clergé, et pourtant son sauveur. Spinoza n’est pas un athée, mais un chrétien de système, car son œuvre est « une chaîne non interrompue de preuves et de démonstrations de l’existence de Dieu6 ». Pour défendre le philosophe, il s’attaque principalement au chef d’accusation selon lequel Spinoza n’admettant qu’une seule substance dans le monde, il s’ensuit que Dieu et nos âmes ont des parties matérielles et sont par conséquent périssables. Sabatier n’aborde pas les polémiques liées à la négation du libre arbitre et à ses conséquences morales. Il se borne à justifier le matérialisme prêté à Spinoza ainsi que sa théorie de la causalité immanente en montrant l’absurdité d’un immatérialisme et d’une création ex nihilo. Pour lui, affirmer le caractère incorporel et inétendu de Dieu, c’est nier sa puissance et son existence. Non seulement un être incorporel et sans parties ne peut agir sur la matière, mais il est contradictoire de prétendre que ce qui n’est pas matière puisse avoir quelque réalité. Dire que Dieu est un pur esprit, c’est-à-dire un être incorporel, c’est formellement affirmer et nier à la fois son existence. Sabatier renverse donc les rôles en montrant que le véritable athée n’est pas celui qu’on croit. Quiconque ôte à Dieu la matière lui ôte la réalité et fait le lit des incrédules, qui ont beau jeu de prétendre que des êtres incorporels comme l’âme ou le créateur sont des vues de l’esprit.
Le plus haut degré de déraison et d’extravagance où les hommes soient parvenus est celui d’avoir cru honorer l’être suprême en le dépouillant de toute forme corporelle, celui de prétendre qu’une substance réelle se trouve partout et n’habite nulle part7.
6De la même manière, la création ex nihilo est incompréhensible, car on ne tire pas quelque chose de rien ou du néant, « mots vagues et inconcevables qui n’expriment qu’une négation ». Les attributs de Dieu sont éternels comme Dieu et il est clair que Dieu n’a pu tirer que de lui-même tous les corps qu’il a formés et n’en poser aucun hors de lui.
7Ainsi, en s’appuyant sur Spinoza il n’est plus permis de douter que Dieu et l’âme sont des êtres réels et éternels. Le Dieu de Spinoza a de l’étendue, de la réalité, il a tiré toute chose de lui-même et non du néant. Loin de favoriser l’impiété, le philosophe la combat en confortant la vérité des dogmes du christianisme. « D’après son système, l’athéisme, cet orphelinage des âmes devient contradictoire, absurde et impossible8. » Spinoza est ce matérialiste béni qui bat les matérialistes sceptiques sur leur propre terrain en opposant l’antidote d’une substance corporelle éternelle à leur conception d’une matière organisée périssable et à leur négation de l’immortalité de l’âme. Il constitue par conséquent un plus sûr rempart contre l’athéisme que les tenants d’un Dieu incorporel et incompréhensible à la manière de Pascal ou des théologiens, qui exacerbent les critiques et les railleries. « En adoptant le spinozisme ou la corporéité de Dieu, les objections les plus fortes de l’impiété se tournent en preuves démonstratives de notre religion9. »
8Sabatier voit donc en Spinoza le sauveur de la foi et le fondateur d’un matérialisme chrétien qui lui paraît être la seule doctrine conforme à la raison et aux textes sacrés. Ce faisant, il force le trait et il faut bien reconnaître que le saint Baruch qu’il nous brosse pour les besoins de la cause catholique ne ressemble guère à l’auteur de l’Éthique. Certes, Spinoza attribue l’étendue à Dieu, mais jamais il ne le présente comme un être corporel composé de parties. Au contraire, l’attribut étendue est éternel et indivisible ; « la substance corporelle en tant qu’elle est substance ne peut être divisée10 ». Spinoza ne considère pas le mouvement et l’intelligence comme des propriétés de la matière, contrairement aux assertions de l’abbé, qui estime que celle-ci est capable de produire la pensée. « Ni le corps ne détermine l’esprit à penser, ni l’esprit ne détermine le corps au mouvement ou au repos ou à quelque chose d’autre11. » Si Spinoza a distingué le Christ parmi les prophètes pour en faire l’organe immédiat de la sagesse divine, il n’embrasse pas pour autant la foi chrétienne en souscrivant au mystère de la Trinité. L’abbé conclut d’ailleurs son apologie par une remarque qui n’est guère compatible avec l’affirmation spinoziste de l’intelligibilité de la nature de Dieu. « La connaissance de la nature divine est étrangère à nos devoirs et inaccessible à notre intelligence. »
9Vérité mise à part, l’apologie de l’abbé Sabatier est instructive, car elle permet de comprendre le passage de l’image d’un Spinoza athée à l’image d’un Spinoza chrétien par le truchement d’une vision matérialiste du réel. Reste que cette thèse n’est pas très catholique, car la métamorphose du suppôt de Satan en suppôt d’un Dieu corporel sent le soufre et n’emportera pas les suffrages. L’abbé le sait, qui s’attend à mourir d’abandon comme un réprouvé et qui constate que les prêtres catholiques romains ont surpassé les philosophes dans l’art de lui nuire. Contre le chœur des adversaires du spinozisme, il prophétise le triomphe de la justice, car « la vérité naît, croît et prospère sur la tombe des passions12 ».
10En attendant, la voix de l’abbé Antoine reste fort marginale13 dans le concert des condamnations. C’est plutôt l’abbé Chassay, chanoine honoraire de Bayeux et professeur de philosophie, qui est le porte-parole de la majorité silencieuse du clergé et qui va brosser le portrait officiel de Spinoza aux yeux des catholiques à travers deux articles tirés de La défense du christianisme historique, d’une part, et de la Conclusion des démonstrations évangéliques ou Catéchisme historique des incroyants, d’autre part. C’est ce second ouvrage, publié en 1853, qui va surtout retenir notre attention, car dans le premier Spinoza est évoqué de manière plus indirecte dans un appendice destiné à souligner les origines du rationalisme allemand14. Ce texte, qui ouvre la Défense du christianisme historique, éclaire néanmoins les raisons pour lesquelles l’abbé Chassay s’emploiera par la suite à réfuter Spinoza.
LE SPINOZA DE CHASSAY
11L’examen de la pensée spinoziste s’inscrit comme chez Sabatier dans le cadre d’une visée apologétique. Le but du Catéchisme des incroyants est de démontrer la vanité du rationalisme moderne quand il essaie de substituer ses opinions personnelles aux croyances traditionnelles, et de « rendre une complète justice à l’histoire de la révélation, à l’influence de l’Église, aux institutions catholiques, enfin au principe d’autorité en matière religieuse15 ». L’abbé défend ainsi le christianisme historique contre trois ennemis auxquels il consacre successivement ses trois livres : le protestantisme, le rationalisme et le socialisme. Il estime avec Joseph de Maistre que l’histoire des trois derniers siècles a été défigurée par les écrivains protestants, jansénistes ou sceptiques, de sorte que les gens instruits les considèrent à tort comme les émancipateurs de la raison humaine. La Réforme, qui a engendré le jansénisme et le rationalisme, est la source de tous les maux. C’est pourquoi le but de l’ouvrage du chanoine de Bayeux consiste à « tracer un tableau fidèle de la lutte du principe protestant contre le principe d’autorité personnifié dans l’Église catholique16 ».
12Dans ce contexte, Spinoza fait figure d’ennemi dangereux, car il est pour Chassay la créature de la Réforme, ce qui explique que son cas soit examiné dans le livre I, au cours de la sixième partie consacrée à l’influence du protestantisme sur la théologie et la philosophie du xviie siècle. Dans sa Défense du christianisme historique, l’abbé estimait déjà que Spinoza est le fondateur de la théologie spéculative, de la critique biblique rationaliste et s’appuyait sur Amand Saintes pour le prouver. « Non seulement Spinoza est le vrai père du panthéisme allemand ; mais il a produit encore l’exégèse luthérienne17. » L’auteur du Traité théologico-politique est l’homme à abattre, car il nourrit les trois hérésies qui nuisent au catholicisme. Émanation du protestantisme et source du rationalisme allemand, il est aussi et surtout à l’origine du socialisme. C’est ce qui ressort à la fin de l’appendice consacré aux origines du rationalisme allemand, lorsque l’abbé annonce son intention de parler longuement « des principaux théologiensspinozistes de l’Allemagne contemporaine. Il faut que la France sache dans quels abîmes mène la négation du christianisme historique et quels sont les maîtres de Louis Feuerbach, de Bruno Bauer, de Karl Marx, d’Arnold Ruge, de Karl Grün, de Maurice Hess, de Frédéric Engels et d’Ewerbeck18 ». Spinoza est donc vraiment « le grand tentateur sous l’arbre touffu de la science », selon l’expression d’Edgar Quinet. On comprend alors que l’abbé emploie toute son industrie à déjouer les pièges du malin Spinoza et lui consacre onze chapitres, alors qu’il expédie les cas de Hobbes, Gassendi et Descartes en cinq chapitres.
13La méthode de défense du catholicisme et la technique de réfutation de Chassay sont particulièrement habiles. L’abbé ne cherche pas seulement à convaincre les érudits et les gens du monde, mais tous les ecclésiastiques qui, dans les chaires ou la presse, travaillent à lutter contre le scepticisme contemporain. C’est pourquoi il entend donner des armes au clergé, qui n’a pas les moyens de se procurer des ouvrages rares et chers. Pour permettre au public de connaître et juger les auteurs, il constitue donc un recueil des opinions émises à leur sujet et choisit de préférence celles qui émanent de penseurs contemporains, en raison de leur plus grand prestige et de leur plus grande autorité sur les esprits, tant il est vrai qu’elles sont estimées être davantage à la hauteur des idées du temps. L’abbé réalise alors le tour de force de réfuter un auteur sans jamais écrire une ligne contre lui, en disposant méthodiquement les jugements des écrivains peu suspects de flatter ses idées de façon à produire l’effet escompté. Il se borne simplement à rajouter des titres de chapitre pour assurer la cohésion d’ensemble et à signaler qu’il n’approuve pas nécessairement chacun des penseurs cités. Il ne répugne pas à se servir d’un adversaire pour le retourner contre un autre et lui faire accomplir les basses besognes qu’en toute impartialité il se refuse à exécuter, puis il le désavouera à son tour le moment venu. Ainsi, « les rationalistes les plus décidés jugeront les actes et les doctrines incrédules du xviie et du xviiie 19 », avant de comparaître eux aussi devant le tribunal de l’histoire.
14La réfutation de Spinoza est conforme à cette méthode. Citations de Bayle mises à part, l’abbé mobilise les jugements de ses contemporains et emprunte ses critiques à des théoriciens du droit comme le professeur de législation Lerminier, à des historiens de la philosophie comme Saisset, et à des philosophes spiritualistes éclectiques comme Jouffroy, ou criticistes comme Renouvier. L’exécution de ce portrait où Spinoza est dépeint sous les traits d’un philosophe hautain, vain, impie et tyrannique est rondement menée en trois temps. L’abbé commence par une présentation de sa vie et de ses précurseurs sous la houlette de Bayle (chap. VII et VIII), puis il entame une analyse critique des fondements de son système en se plaçant sous la double autorité de Lerminier et de Saisset (chap. IX à XI) et développe enfin les conséquences ruineuses de sa philosophie en matière de morale, de religion et de politique en invoquant les réfutations de Jouffroy, Bayle et Lerminier à nouveau, ainsi que celles de Renouvier (chap. XII à XVI).
15L’abbé confie donc d’abord à Bayle – qui sera mis sur la sellette à son tour dans les chapitres suivants – le soin d’ouvrir le procès en exhibant les antécédents de Spinoza. La référence à l’auteur du Dictionnaire possède une double fonction. Elle vise en premier lieu à nier le caractère novateur de la pensée spinoziste en l’assimilant à une variante de l’atomisme ou du panthéisme stoïcien et à montrer son étrangeté, voire son paganisme, en le rattachant à des sectes orientales. Bayle, dans son article, considérait en effet que « le dogme de l’âme du monde, qui a été si commun parmi les anciens, et qui faisait la partie principale du système des Stoïciens est dans le fond celui de Spinoza20 » et faisait état d’un spinozisme des Chinois et des Japonais. En second lieu elle a pour but de montrer qu’en dépit de son manque d’originalité, Spinoza est dangereux, car s’il n’est pas le premier athée, il « est le premier qui ait réduit en système l’athéisme21 ».
16Après avoir rattaché Spinoza à des courants païens, l’abbé entre ensuite dans le vif du sujet en fournissant une double présentation de sa doctrine sous la forme d’un bref résumé emprunté à Lerminier et destiné sans doute aux esprits les moins éclairés, d’une part, et sous la forme d’une synthèse plus développée et érudite, extraite de L’introduction critique aux œuvres de Spinoza par Saisset, d’autre part. Des deux versions se dégage cependant la même idée fondamentale selon laquelle la philosophie spinoziste noie l’individualité et condamne sans espoir l’homme à s’évanouir dans le gouffre de l’être infini. Le résumé du panthéisme de Spinoza que Chassay donne au chapitre XI reproduit la conclusion de l’article de Lerminier22 et s’apparente davantage à une réfutation et à une apologie du christianisme qu’à un exposé synthétique. En effet, Lerminier achevait son examen par de sévères critiques à l’encontre de celui qu’il considère comme le métaphysicien le plus original.
L’homme de Spinoza est encore moins individuel que celui de Platon : partie et instrument d’un vaste organisme, il n’a qu’à se mouvoir à sa place et à son rang. A-t-il opéré ses mouvements avec exactitude ? On lui déclare qu’au-delà de ce monde, il n’y a rien, car ce monde est Dieu, il est Dieu lui-même. Il ira rejoindre l’être infini, à la condition, il est vrai de ne pas le savoir et de ne pas le sentir. L’homme est assez exigeant pour ne pas s’estimer heureux de cette portion de divinité23.
17Il entonnait pour finir un couplet vantant les mérites de la religion chrétienne, que Chassay joint en toute impartialité à ce qu’il appelle un « résumé du panthéisme du Spinoza ». « Le christianisme annonce à l’homme que son âme est immortelle et jouira d’une autre vie. Or l’humanité ne reviendra pas sur ses pas ; elle ne retournera ni au panthéisme ni au mosaïsme [… ]24. » Quiconque se contenterait de lire ce résumé pour se faire une idée du spinozisme ne manquerait pas de conclure qu’un tel système constitue une régression pour l’humanité privée de dignité et de salut.
18La synthèse savante, qui ouvre le chapitre X intitulé « Idée fondamentale du spinozisme », est, en revanche, moins polémique, mais elle cède bien vite le pas à la critique. À peine Chassay a-t-il rappelé les explications de Saisset au sujet de la nature de la substance, des attributs, des modes et sa thèse selon laquelle « toute la philosophie de Spinoza devait être et est en effet le développement d’une seule idée, l’idée de l’infini, du parfait, ou comme il le dit de la substance25 », qu’il l’utilise aussitôt pour discréditer, aux yeux du vulgaire comme des érudits, le misérable panthéiste dont toute « l’Éthique dédaigne le sens commun et n’est qu’un paralogisme perpétuel26 ». La démarche est d’autant plus habile que le professeur d’histoire de la philosophie à la faculté des lettres de Paris est une autorité reconnue notamment pour sa Philosophie religieuse, couronnée à la fois par l’Académie des sciences morales et politiques et par l’Académie française ; il va donc servir de caution scientifique et de garant d’impartialité. Spinoza dédaigne le sens commun, car en refusant toute certitude empirique au profit de l’usage exclusif d’une raison géométrique, il en vient à bannir sans retour le moi et à nier sa réalité vivante immédiatement sensible. Saisset ne le proclame-t-il pas avec force ?
Si Spinoza n’avait pas eu le dessein prémédité de se passer de l’expérience, si pour ainsi parler, il ne s’était pas mis un bandeau devant les yeux pour n’y point regarder, aurait-il construit le système entier des êtres avec ces trois seuls éléments : la substance, l’attribut et le mode ? Certes, s’il est une réalité immédiatement observable pour l’homme, une réalité dont il ait le sentiment énergique et permanent, c’est la réalité du principe même qui constitue la réalité du moi. Cherchez la place du moi dans l’univers de Spinoza, elle n’y est pas, elle n’y peut pas être27.
19Ainsi la foule jugera en voyant à quelles aberrations peut conduire le mépris du sens commun. Mais les spéculatifs seront eux aussi servis et pourront constater avec l’éminent historien de la philosophie que l’Éthique n’est qu’un paralogisme perpétuel. Spinoza ne prouve pas son système, il se le donne tout entier avec les définitions qui comprennent déjà toute la doctrine qu’il entend établir. « La forme géométrique ne doit pas ici faire illusion. Spinoza démontre sa doctrine si l’on veut, mais il la démontre sous la condition de certaines données qui au fond la présupposent et la contiennent. C’est un cercle vicieux perpétuel […]28. »
20Après les vigoureux coups de boutoir portés contre les principes du spinozisme, il ne reste plus qu’à déployer dans un dernier temps leurs conséquences désastreuses et inacceptables pour la morale, la religion et la société. C’est par l’intermédiaire de Jouffroy29 que l’abbé lance son assaut final. En concentrant toute causalité, toute liberté et toute existence en Dieu, le panthéisme ruine la possibilité pour l’homme, dépourvu d’efficace propre, d’instituer des règles obligatoires ou facultatives et le conduit à la passivité et à la licence. Spinoza est donc le fossoyeur de la morale et du droit. Mais il ne s’arrête pas là, il porte aussi une main criminelle sur la religion et consomme la mort de Dieu. N’est-il pas « le plus grand athée qui ait jamais été », selon la célèbre formule de Bayle reprise en majuscules au début du chapitre IX ? Il professe d’étranges idées sur l’immortalité de l’âme, et le chanoine de Bayeux charge Lerminier de les pourfendre. Spinoza prétend que l’esprit ne meurt pas tout entier avec le corps, mais n’offre à l’homme aucune récompense à sa vertu et demeure bien silencieux quant à la destinée de l’âme. « Que devient donc ce quelque chose qui reste et qui vous embarrasse de son éternité ? Une fois que le corps a disparu, le panthéisme ne sait plus rien30. » L’impie hollandais cautionne également « une politique tyrannique dans l’ordre religieux31 », car, selon Renouvier32, il subordonne le pouvoir spirituel au pouvoir temporel en affirmant la suprématie absolue du souverain en cas de conflit.
21C’est encore à l’auteur du Manuel de philosophie moderne que le chanoine de Bayeux emprunte son jugement concernant le système politique de Spinoza, faisant décidément feu de tout bois, car non content de citer un passage allusif où Renouvier mentionne « cette opinion si dure et si injuste de Spinoza sur les femmes et cette institution de l’esclavage33 », il isole, par des majuscules, une portion de phrase d’où il ressort que « LE MÉPRIS POUR LES HOMMES DOMINE DANS [la] DOCTRINE34 » de l’auteur. Esclavagiste, misogyne, misanthrope, Spinoza aurait dû en tirer les leçons et ne pas prôner la démocratie. Incohérence que Chassay s’empresse de relever par la plume de Renouvier : « On peut encore s’étonner cependant que les habitudes de sa pensée ne l’aient pas conduit à un plan de gouvernement plutôt théocratique que populaire35. »
22En définitive, le portrait dessiné par Chassay apparaît comme un pot-pourri de toutes les critiques, mais aussi de tous les contresens classiques au sujet du système spinoziste. Sabatier péchait par excès d’enthousiasme, Chassay par excès de haine, à tel point qu’il est le prototype même de ces méchants chrétiens décrits par Spinoza36 qui transforment l’Église en théâtre et les docteurs en orateurs. Le recueil du chanoine est un chef-d’œuvre de mauvaise foi, car non seulement Chassay extrait des citations de leur contexte et choisit toujours les plus défavorables, mais il les juxtapose et utilise des titres ou une typographie tels que les effets critiques sont amplifiés au point de n’avoir plus grand rapport avec l’intention initiale des auteurs sélectionnés. De ce point de vue, son apologie du christianisme ainsi que celle de Sabatier sont exemplaires de la nature d’un travail militant qui ne cherche pas à connaître, mais à rassembler en créant des figures de proue et des figures repoussoirs. Pour Chassay, « exister c’est combattre », et cette devise qu’il place en exergue de son ouvrage repose sur le mythe de l’ennemi qui, toujours et partout, est le lieutenant de Satan. Reflet des clivages très nets d’un clergé en crise, la réception très contrastée de Spinoza dans les milieux catholiques au xixe siècle est plus généralement le témoin de cette immense industrie humaine qui produit des idoles à aimer ou haïr pour asseoir sa chétive puissance.
Notes de bas de page
1 Voir Graevius, par Émile Saisset, Introduction critique aux œuvres de Spinoza, Paris,
Charpentier éditeur, 1860, p. 2.
2 Ibid., p. 12.
3 Ainsi chez les protestants Amand Saintes écrit une Histoire de la vie, des ouvrages de B. de Spinoza, fondateur de l’exégèse et de la philosophie modernes publiée à Paris en 1842 ; Albert Fraysse soutient en 1870 devant la faculté de théologie protestante de Montauban, une thèse intitulée L’idée de Dieu chez Spinoza.
4 Introduction critique aux œuvres de Spinoza, op. cit., p. 7-8.
5 Apologie de Spinoza et du spinozisme, Paris, Fournier Frères, 1810, p. 53-54.
6 Ibid., p. 10.
7 Ibid., p. 24.
8 Ibid., p. 59.
9 Ibid., p. 71.
10 E, I, XV, scolie.
11 E, III, II.
12 Apologie de Spinoza et du spinozisme, op. cit., p. 117.
13 Les écrits de l’abbé n’ont d’ailleurs jamais été au goût de ses supérieurs, qui lui avaient défendu de s’occuper de littérature juste après qu’il fut tonsuré. Sabatier passa outre et dut quitter le séminaire de Toulouse.
14 Voir Défense du christianisme historique, t. I, appendice I, Paris, Poussielgue-Rusand, 1851, p. 35-55.
15 Conclusion des démonstrations évangéliques, Catéchisme des incroyants, p. 11, publié par l’abbé Migne, Paris, 1853.
16 Ibid., p. 10.
17 Défense du christianisme historique, t. I, appendice I, p. 36.
18 Défense du christianisme historique, t. I, appendice I, p. 55.
19 Conclusion des démonstrations évangéliques, Catéchisme des incroyants, p. 10.
20 Dictionnaire, cité par Chassay, Conclusion…, op. cit., p. 447.
21 Cité dans ibid., p. 445.
22 Voir Philosophie du droit, II, chap. VII, p. 130-153, Paris, Charpentier, 1835.
23 Philosophie du droit, p. 153, cité par Chassay, Conclusion…, op. cit., p. 454.
24 Ibid.
25 Introduction critique aux œuvres de Spinoza, op. cit., p. 29, cité par Chassay, Conclusion…, op. cit., p. 454-456.
26 C’est le titre du chapitre XI.
27 Cité par Chassay, Conclusion…, op. cit., p. 457.
28 Ibid., p. 459.
29 Cours de droit naturel, leçon VII, op. cit., cité par Chassay, Conclusion…, op. cit., p. 460-461.
30 Philosophie du droit, cité par Chassay, Conclusion…, op. cit., p. 461-462.
31 C’est le titre du chapitre XV.
32 Voir Manuel de philosophie moderne, livre IV, § 2, cité par Chassay, Conclusion…, op. cit., p. 462.
33 Ibid.
34 Ibid.
35 Ibid., p. 463.
36 TTP, préface, G III, p. 8.
Notes de fin
i Une première version de cet article a été publiée dans Pierre-François Moreau, Jean Salem, André Tosel (dir.), Spinoza au xixe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 243-253.
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