Chapitre VIII. L’erreur dans les principes de la philosophie de Descartes de Spinoza, I, XV
p. 135-148
Texte intégral
1Si les commentateurs s’accordent à reconnaître que les Principes de la philosophie de Descartes constituent l’un des premiers ouvrages d’histoire de la philosophie et un modèle d’analyse rigoureuse de la pensée cartésienne, ils sont en revanche plus embarrassés lorsqu’il s’agit d’aborder l’étude précise du texte et de déterminer des méthodes d’approchei. Ils se partagent généralement en deux catégories, qui peuvent se recouvrir, « les censeurs », qui pourchassent les erreurs en vérifiant la conformité de la présentation de Spinoza avec la doctrine de son prédécesseur, et « les pionniers », qui cherchent à repérer dans ce texte l’émergence d’un spinozisme avant la lettre. Dans les deux cas, il s’agit de repérer les ajouts, les omissions, les modifications de sens et les glissements opérés par Spinoza pour décerner ou non un brevet de conformité ou pour débusquer la naissance d’une thèse nouvelle.
2Sans nier la pertinence de ces lectures, il nous semble intéressant d’adopter une autre voie qui consiste à examiner ce texte en prenant appui sur une grille d’interprétation fournie par Spinoza lui-même dans le scolie d’Éthique II, 47. Si l’on en croit ce scolie, nul ne se trompe jamais. Ce que les hommes « pensent être chez autrui erreurs et absurdités n’en sont pas ». Par conséquent, la lecture de type censeur qui viserait à repérer de vraies erreurs dans la présentation par Spinoza de l’ouvrage de Descartes n’est pas véritablement pertinente. La plupart des erreurs, en effet, ne sont que des apparences liées au fait que nous n’appliquons pas correctement les noms aux choses de sorte que la plupart des controverses sont verbales et naissent « de ce que les hommes n’expliquent pas correctement leur pensée ou bien de ce qu’ils interprètent mal la pensée d’autrui1 ». De deux choses l’une alors face aux écarts textuels des Principes de Spinoza par rapport à la doctrine originale : ou bien Descartes n’a pas exprimé correctement sa pensée – et dans ce cas Spinoza restitue le Descartes vrai et le comprend, non pas mieux qu’il ne s’est compris, comme le veut Leo Strauss, mais mieux qu’il ne s’est expliqué ; ou bien Spinoza l’a mal interprété – et dans ce cas, il s’agit de comprendre les raisons pour lesquelles une pensée correctement exprimée n’a pas été entendue. Dans cette nouvelle optique de lecture, c’est le statut de l’écart qui se trouve modifié et repensé. En effet, l’écart n’est plus systématiquement l’indice d’une déformation ou d’une trahison de la pensée de l’auteur, comme c’est le cas dans la lecture de type censeur ; il n’est pas non plus automatiquement le signe de l’introduction subreptice de thèses nouvelles que l’on fait passer sous couvert d’orthodoxie, comme c’est le cas dans la lecture de type pionnier. Il est une réalité plus complexe qui met en jeu la signification des concepts, leur communication et leur réception dans un langage donné. Et c’est ce type de lecture que nous voudrions suivre pour comprendre les écarts figurant entre la doctrine cartésienne et la version que Spinoza en donne dans ses Principes de la philosophie de Descartes, en nous penchant, à titre d’exemple, sur le cas de la présentation de la nature de l’erreur et de son statut.
3À la lecture de la proposition XV de la partie I des Principia, nous pouvons en effet nous demander si Spinoza ne fait pas erreur sur l’erreur chez Descartes, et s’il ne vérifie pas paradoxalement sa propre conception de la fausseté, car il semble avoir une idée mutilée et confuse de certains arguments développés par l’auteur des Méditations pour asseoir son propos. Certes, en apparence, c’est dans un esprit conforme au cartésianisme que Spinoza expose la thèse selon laquelle l’erreur n’est pas quelque chose de positif et établit que sa forme, rapportée à l’homme, n’est qu’une privation du bon usage de la liberté, tandis que rapportée à Dieu, elle n’est qu’une négation. Cette thèse figure notamment dans la Méditation IV2 et elle est reprise dans l’article 31 des Principes I intitulé « Que nos erreurs au regard de Dieu ne sont que des négations mais au regard de nous sont des privations ou des défauts ».
4Mais c’est lorsque Spinoza en vient à expliquer cette distinction capitale entre privation et négation, qui a pour enjeu d’exempter Dieu de toute responsabilité dans l’erreur, qu’il introduit au moins deux modifications sensibles par rapport aux thèses cartésiennes, telles qu’elles figurent dans la Méditation IV et dans les Principes I, 31. La première de ces modifications prend la forme d’une addition, ou du moins du développement d’un argument qui n’apparaissait pas central chez Descartes. La seconde, à l’inverse, consiste dans l’atténuation, voire la disparition d’un argument majeur chez l’auteur des Méditations. Dans le premier cas, il est possible de se demander si Spinoza ne pèche pas par excès, ce qui est le propre des idées confuses qui mêlent des choses différentes, et dans le second s’il ne pèche pas par défaut, ce qui est le propre des idées mutilées qui ne présentent qu’une vision tronquée.
5La question se pose donc de savoir quelles sont la signification et la portée de ce double mouvement d’amplification, d’une part, et d’euphémisation, d’autre part. Pour expliquer ces écarts, nous soulignerons l’insuffisance des lectures de type censeur et pionnier et nous nous demanderons, dans la lignée de la nouvelle grille de lecture proposée, si Spinoza a mal interprété la pensée de Descartes ou s’il n’a fait que l’exprimer avec une plus grande clarté et simplicité. Dans cette optique, il s’agira d’abord d’examiner les données du problème, puis de mettre au jour les anomalies et enfin de tenter de les expliquer.
LES DONNÉES DU PROBLÈME
6Dès le début de la proposition XV, Spinoza démontre la thèse selon laquelle l’erreur n’est pas quelque chose de positif à l’aide d’un raisonnement par l’absurde. Si l’erreur était quelque chose de réel et de positif, elle aurait été, comme toute chose, créée par Dieu. Dieu seul serait donc la cause de l’existence et de la persévérance dans l’erreur en tant qu’il crée et conserve continûment toute chose. Or cette conséquence est absurde, car elle implique que Dieu soit trompeur et elle contredit la proposition XIII selon laquelle Dieu est véridique au suprême degré. Jusqu’ici la démonstration ne pose pas de problème et semble parfaitement orthodoxe.
7Spinoza en tire alors les conséquences dans le scolie. Si l’erreur n’est pas quelque chose de positif, elle ne pourra être autre chose que la privation du bon usage de la liberté et Dieu n’en est pas la cause. Sans entrer dans le détail de l’analyse, Spinoza rappelle la thèse cartésienne d’après laquelle l’erreur naît de cela seul que la volonté de par son infinité s’étend aux choses que l’entendement fini n’entend point. L’erreur, pour Descartes, ne témoigne ni d’une imperfection de mon entendement, car c’est le propre d’un entendement fini de ne pas entendre une infinité de choses, ni d’une imperfection de la volonté à l’infinité de laquelle on ne saurait rien ôter sous peine de la détruire. Elle ne témoigne pas non plus d’une imperfection dans la liberté de donner ou non son consentement aux choses que l’entendement ne perçoit que confusément, car le jugement en tant qu’opération qui unit une idée et une volition est en lui-même un acte absolument bon et témoigne d’une puissance de ma nature3. Rien ne saurait donc être reproché à Dieu, et ce d’autant plus que l’erreur n’est pas fatale, car si l’homme fait bon usage de la liberté de sa volonté, il ne se trompera jamais : il donnera son assentiment aux seules idées claires et distinctes et le refusera aux idées obscures et confuses. Il y a donc du défaut dans notre façon d’agir et non dans notre nature. C’est pourquoi l’erreur relativement à l’homme est une privation et relativement à Dieu une négation. La privation, pour Descartes, désigne le manque d’une perfection qu’il me semble devoir posséder par nature, tandis que la négation est l’absence d’une perfection qui ne m’est point due4. La privation correspond à un défaut de nature alors que la négation renvoie à une impossibilité de nature. L’erreur est une privation à nos yeux, car elle nous apparaît comme une imperfection et un défaut de nature alors qu’eu égard à Dieu, elle est une simple négation en tant qu’il ne nous a pas donné une autre nature. Sur ce point, l’analyse spinoziste est également conforme à l’esprit de la doctrine cartésienne.
8C’est au cours de l’explication de la manière dont « l’erreur relativement à l’homme n’est rien qu’une privation et relativement à Dieu une simple négation » que Spinoza introduit deux modifications par rapport à l’argumentaire cartésien.
PREMIÈRE MODIFICATION : L’ACCENTUATION DE LA PERFECTION DE NOTRE NATURE
9La première de ces modifications réside dans l’accentuation de la perfection de notre nature. Pour montrer que l’erreur n’est pas une privation révélant un défaut de nature, Spinoza ne cherche pas simplement à montrer que notre nature n’est pas imparfaite, mais il insiste sur le fait qu’elle est parfaite. Il transforme ainsi légèrement l’argumentation cartésienne en lui donnant un tour plus affirmatif, à deux reprises.
10Premièrement, il soutient positivement que c’est une perfection d’avoir des perceptions confuses en plus des perceptions claires et distinctes. En effet, il fait remarquer que nous verrons facilement que l’erreur n’est pas un défaut mais une simple négation, « si nous observons d’abord que, percevant beaucoup de choses outre celles que nous percevons clairement, nous sommes ainsi plus parfaits que si nous ne les percevions pas, comme il ressort clairement de ce que supposé que nous n’eussions aucune perception claire et distincte, mais seulement des perceptions confuses, nous n’aurions pas alors de perfection plus grande que de percevoir les choses confusément et nulle autre chose ne serait souhaitable pour notre nature5 ». Spinoza montre ainsi que non seulement notre entendement n’est pas entaché de défaut, mais qu’il est plus parfait avec des idées confuses que sans elles et que nous n’avons pas à regretter qu’il ne soit pas constitué uniquement d’idées claires et distinctes. En effet, les perceptions confuses nous semblent imparfaites parce que nous possédons des idées claires et distinctes et les comparons avec elles, mais elles nous apparaîtraient comme le sommet de la perfection si nous étions d’une nature telle que nous n’ayons que des perceptions confuses.
11Deuxièmement, Spinoza soutient que « donner aux choses mêmes confuses son assentiment est une perfection en tant que c’est une action6 ». Il affirme donc ici non seulement la perfection de la nature de notre entendement, idées confuses comprises, mais la perfection de l’acte du jugement par lequel la volonté donne son assentiment, et ce dans tous les cas de figure, y compris lorsque l’on n’a pas affaire à des idées claires et distinctes. L’argument développé pour justifier cette affirmation repose sur le même schéma que le précédent. Si l’homme était d’une nature telle qu’il ne puisse jamais avoir des idées claires et distinctes, ce serait une perfection plus grande de pouvoir donner son assentiment à des idées confuses que de ne pas pouvoir le donner, pour des raisons à la fois théoriques et pratiques. « Il est de beaucoup meilleur pour l’homme d’affirmer des choses confuses que de rester toujours indifférent, c’est-à-dire (comme nous venons de le montrer) au plus bas degré de la liberté. Et si nous considérons aussi l’usage et l’intérêt de la vie humaine, nous trouverons cela absolument nécessaire et l’expérience quotidienne l’apprendra à chacun7. » L’assentiment à des choses confuses est donc une perfection, d’une part, parce qu’il témoigne d’un degré de liberté plus grand que l’indifférence liée à l’impossibilité de le donner, d’autre part, parce qu’il est nécessaire à l’usage de la vie, notamment à la conservation de l’existence et à l’action, qui ne souffrent parfois pas de délais et qui ne peuvent pas toujours prendre appui sur des idées claires et distinctes. Par conséquent, pour Spinoza, tous les modes de perception pris en eux-mêmes sont parfaits et la forme de l’erreur ne peut résider en eux. L’affirmation d’une chose confuse n’est donc pas une imperfection en soi, mais ne l’est que relativement à la privation de la liberté la meilleure qui appartienne à notre nature, celle de donner son assentiment au vrai.
12Comment expliquer alors cette insistance sur la perfection de notre nature qui ne figure pas chez Descartes ? Certes, pour rendre raison de cet écart, nous pouvons faire une lecture de type pionnier en faisant valoir que nous voyons ici poindre la conception spinoziste selon laquelle toute réalité est perfection ainsi que son corrélat, à savoir le caractère relatif des concepts de perfection et d’imperfection, tel qu’il sera développé dans la préface d’Éthique IV. Bien qu’elle ne soit pas fausse, cette lecture ne permet pas toutefois d’expliquer en profondeur pourquoi Spinoza accentue ici la perfection de notre nature. Puisque ces concepts sont relatifs, il aurait pu se contenter de dire que notre nature n’est pas imparfaite.
13Doit-on alors penser que Spinoza commet une erreur et adopter une lecture de type censeur en dénonçant l’absence de conformité de son texte à la doctrine cartésienne ? Une telle lecture ne serait pas pertinente, car il n’y a pas de trahison véritable. Descartes, en effet, affirme lui aussi à propos des jugements faux, dans la Quatrième Méditation, qu’« il y a en quelque sorte plus de perfection dans ma nature de ce que je puis les former, que si je ne le pouvais pas8 ». Pour établir cette perfection, Spinoza fait en outre fond sur deux thèses cartésiennes, de la métaphysique, selon laquelle l’indifférence est le plus bas degré de la liberté9, et de la morale par provision, dont la seconde maxime prescrit qu’en l’absence de vérité certaine il faut me résoudre à « ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées10 ».
14Il n’en demeure pas moins que la perfection de la nature est affirmée de manière plus nette que chez Descartes. Il n’est qu’à voir comment Descartes la tempère par un quodamodo dans la Quatrième Méditation, lorsqu’il dit qu’« il y a en quelque sorte plus de perfection en ma nature » de ce que je puis former des jugements faux que si je ne le pouvais pas. En outre, Descartes ne s’étend pas aussi longuement sur cette question que Spinoza. Les deux lectures de type censeur et pionnier ne sont pas vraiment éclairantes, car elles ne permettent pas de rendre raison de l’écart. Il semble donc nécessaire d’adopter une autre voie d’approche et d’évaluer cet écart à partir de la grille fournie par le scolie d’Éthique II, 47, en se demandant s’il est lié à une mauvaise explication de la part de Descartes ou à une mauvaise interprétation de Spinoza, étant entendu que dans leur esprit aucun des deux ne s’est trompé. Afin de mieux comprendre la portée de cette modification et de voir si elle est insignifiante ou significative, il faut la mettre en relation avec la seconde.
SECONDE MODIFICATION : L’ABSENCE DE LA PUISSANCE LIBRE ET ABSOLUE DE DIEU
15La seconde modification est plus spectaculaire, car elle consiste dans la disparition pure et simple de la référence à la puissance très libre et absolue de Dieu. Cette modification intervient au cours de l’argumentaire déployé pour prévenir ou réfuter une objection mettant en cause la responsabilité de Dieu dans l’erreur. En effet, une fois que l’on a montré que l’erreur ne réside en aucune des facultés de l’homme ni en aucune des opérations de ces facultés en tant qu’elles dépendent de Dieu, une dernière objection, de type métaphysique, peut surgir. Certes, l’erreur est un défaut d’usage de la liberté et non un défaut de nature, mais Dieu aurait pu me faire tel que je ne me trompasse jamais, par exemple en me donnant un entendement uniquement avec des idées claires et distinctes sur toutes les choses que j’aurais à juger ou une mémoire telle que je n’oublie jamais la résolution de ne juger d’aucune chose sans la concevoir clairement et distinctement11. Or il ne l’a pas fait et on peut se demander alors s’il n’est pas dans une certaine mesure cause de l’erreur et entaché d’imperfection. Car de deux choses l’une : ou bien il a voulu et n’a pas pu empêcher l’erreur, auquel cas il est impuissant, ou bien il a pu et n’a pas voulu, auquel cas il est méchant. C’est cette objection que Descartes évoque dans la Quatrième Méditation et que Spinoza rencontre à son tour et entend écarter lorsqu’il écrit : « Nous ne pouvons pas dire que Dieu nous a privés d’un entendement plus ample qu’il pouvait nous donner et a fait ainsi que nous pussions tomber dans l’erreur12. » Or, pour préserver la souveraine perfection de Dieu et montrer que l’erreur n’est pas une privation, mais une négation, Descartes développe des considérations sur la puissance de Dieu que l’on ne retrouve plus sous la plume de Spinoza.
16Certes, Descartes reste prudent sur ce sujet, car la puissance de Dieu est incompréhensible pour un entendement fini et, comme le fait valoir la Lettre à Mersenne du 6 mai 1630, « nous pouvons bien assurer que Dieu peut faire tout ce que nous pouvons comprendre, mais non pas qu’il ne peut faire ce que nous ne pouvons comprendre ; car ce serait témérité de penser que notre imagination a autant d’étendue que sa puissance13 ». Descartes, néanmoins, se risque à des explications possibles, qui varient selon ses œuvres. Dans les Méditations, pour laver Dieu de toute imperfection et montrer que l’erreur n’est pas un défaut réel, il invite à distinguer le point de vue de la partie, à savoir le moi pris isolément, de la considération du tout, à savoir l’ensemble de l’univers :
Et je remarque bien qu’en tant que je me considère tout seul comme s’il n’y avait que moi au monde, j’aurais été beaucoup plus parfait que je ne suis si Dieu m’avait créé tel que je ne faillisse jamais. Mais je ne puis pour cela nier que ce ne soit en quelque façon une plus grande perfection dans tout l’Univers, de ce que quelques-unes de ses parties ne sont pas exemptes de défauts que si elles étaient toutes semblables14.
17Prise isolément, l’erreur est l’indice d’un défaut, d’une perfection moindre, prise du point de vue du tout elle est la marque d’une qualité, d’une plus grande perfection de l’univers, car elle rompt l’uniformité qui serait liée à la similitude entre toutes les créatures et introduit des différences et des variétés au sein de la création. C’est pourquoi ce qui apparaît comme une privation au regard de l’homme est une simple négation au regard de Dieu, qui n’a pas voulu donner plus à l’homme et le « mettre au rang des choses les plus nobles et les plus parfaites15 ».
18Dans les Principes, cet argument fondé sur la distinction entre le point de vue de la perfection de la partie et le point de vue de la perfection du tout ne figure pas, mais c’est toujours la référence à la volonté de Dieu qui justifie le statut des erreurs. Les erreurs ne sont pas des privations pour Dieu ; « elles ne sont à son égard que des négations, nous dit l’article 31 des Principes I, c’est-à-dire qu’il ne nous a pas donné tout ce qu’il pouvait nous donner, et que nous voyons par même moyen qu’il n’était pas tenu de nous donner ; au lieu qu’à notre égard elles sont des défauts et des imperfections ».
19La négation est présentée comme la conséquence de la volonté libre de Dieu qui aurait pu faire que nous ne nous trompions jamais, mais qui ne l’a pas fait et qui n’avait pas à le faire, car il ne nous doit rien et n’est tenu à rien envers nous. Dieu, en effet, est libre et tout puissant. Il fait ce qu’il veut et nous n’avons pas le droit de nous plaindre ni de lui imputer nos fautes. Pour le faire entendre, Descartes recourt, dans l’article 38 des Principes I, à une distinction entre Dieu et les autres maîtres. Si les fautes des sujets peuvent être attribuées aux maîtres qui ne les ont pas empêchés de mal faire, celles des hommes ne peuvent être imputées à Dieu. Cette différence entre le maître blâmable et coupable de ne pas avoir empêché le mal et Dieu, qui n’est ni blâmable ni coupable, mais seulement louable des biens qu’il a donnés, tient à la différence de nature des pouvoirs humain et divin. Le pouvoir du maître n’est ni absolu ni très libre. Il est, en effet, relatif aux institutions humaines et ne s’exerce que dans un cadre précis et déterminé, car il a pour fonction d’empêcher les inférieurs de mal faire. En ce sens, le maître ne dispose pas d’un choix absolu, il est tenu d’empêcher le mal, car c’est ce qui définit son pouvoir et le légitime. S’il ne le fait pas, il est coupable. En revanche, la toute-puissance de Dieu est très absolue et très libre.
20Quelles que soient ses variantes : considération de la perfection d’ensemble de l’univers qui requiert la variété, ou différence entre le pouvoir du maître et celui du créateur divin, c’est en dernière instance l’argument de la toute-puissance et du libre arbitre absolu de Dieu qui est convoqué pour montrer que ce qui apparaît comme privation au regard de l’homme est simple négation au regard de Dieu.
21Or, cet argument disparaît sous la plume de Spinoza et l’on peut s’interroger sur les raisons de cette éclipse, sur sa signification et ses enjeux. Pour montrer que les erreurs ne sont que de simples négations eu égard à Dieu et l’exempter de toute accusation, Spinoza n’invoque pas la puissance très libre et absolue de Dieu, mais il met en avant la nature des choses :
Nous ne pouvons pas dire que Dieu nous a privés d’un entendement plus ample qu’il pouvait nous donner et a fait ainsi que nous pussions tomber dans l’erreur. Car la nature d’aucune chose ne peut exiger de Dieu quoi que ce soit et il n’est rien qui appartienne à aucune chose à part ce dont la volonté de Dieu a voulu la gratifier, puisque rien n’existe et ne peut même être conçu (comme nous l’expliquons amplement dans notre Appendice, chapitre VII et VIII) avant la volonté de Dieu. C’est pourquoi Dieu ne nous a pas plus privés d’un entendement plus ample ou d’une faculté de connaître plus parfaite qu’il n’a privé le cercle des propriétés de la sphère ou la circonférence de celles de la surface sphérique16.
22Certes, Spinoza évoque ici la volonté de Dieu, qui est à l’origine aussi bien des essences que des existences, mais il ne mobilise pas sa nature très absolue et très libre. Comme le montrent les exemples géométriques du cercle et de la circonférence, il fait plutôt allusion à une nécessité de nature qu’il serait absurde de vouloir remettre en cause. Il serait tout aussi insensé de penser que Dieu a privé l’homme d’un entendement plus ample que de penser qu’il a privé le cercle des propriétés de la sphère. C’est pourquoi l’argument a pour point de départ la nature des choses ; il consiste moins à dire que Dieu fait ce qu’il veut que l’homme fait ce qu’il peut. La nature de l’homme ne peut pas plus exiger d’être autre que ce qu’elle est que le cercle d’être une sphère ou la circonférence une surface.
23Il n’est donc pas nécessaire de faire appel à une libre volonté de Dieu, qui peut faire ou défaire ce qu’il veut, pour montrer qu’il n’y a pas de privation, mais négation. Il suffit d’invoquer la nature de chaque chose et de la concevoir droitement. L’évocation de la nature de la chose et de sa perfection propre permet à elle seule de rendre compte de l’existence de l’erreur et de laver Dieu de toute accusation. On comprend alors à présent pourquoi, dans un premier temps, Spinoza mettait l’accent sur les perfections inhérentes à la perception confuse et à l’assentiment qui lui est accordé. La première modification et la seconde ont partie liée. C’est à partir de la seule considération de la nature et de sa perfection propre qu’il est possible de montrer qu’il n’existe pas de défaut ou de privation et de résoudre le problème de l’erreur. L’affirmation positive et l’amplification de la perfection naturelle permettent donc d’élucider la difficulté sans avoir besoin de recourir à une thèse métaphysique, problématique au demeurant, car elle met en jeu l’incompréhensibilité de la nature de Dieu par un entendement fini. En faisant l’économie de cet argument pour se fonder sur la seule nature, Spinoza montre qu’il est inutile de concevoir un Dieu doté d’un libre arbitre absolu pour rendre compte de ce qui nous apparaît comme imperfection et l’exempter de la responsabilité de l’erreur. Il prépare ainsi le terrain à la liquidation de cette thèse. Derrière cette modification d’argumentation apparemment anodine se profilent une remise en cause de la conception cartésienne de la puissance divine et l’affirmation ultérieure de la nécessité de la nature naturante comme naturée. Cette lecture de type pionnier, toutefois, ne permet pas d’expliquer pourquoi Spinoza ne mentionne pas ici la libre volonté de Dieu pour rendre compte de la thèse cartésienne.
L’INTERPRÉTATION DES MODIFICATIONS
24Peut-on dire alors qu’ici Spinoza trahit Descartes et commet une erreur ? Pas plus que la lecture de type pionnier, la lecture de type censeur n’est satisfaisante, de sorte qu’il faut interpréter l’écart autrement. À proprement parler, en effet, Spinoza ne se trompe pas. Il faut observer que l’idée d’une nature qui n’a pas en elle-même de défaut parce qu’elle est conforme à ce qu’elle est et ne peut être autrement qu’elle n’est, est présente chez Descartes ; elle lui sert même d’argument pour montrer que les erreurs ne peuvent être imputées à Dieu. C’est ce qui ressort du paragraphe 36 des Principes I : « Or quoique Dieu ne nous ait pas donné un entendement tout-connaissant, nous ne devons pas croire pour cela qu’il soit l’auteur de nos erreurs, parce que tout entendement créé est fini, et qu’il est de la nature de l’entendement fini de n’être pas tout-connaissant. » Il serait donc tout aussi absurde de désirer avoir un entendement tout-connaissant que de vouloir avoir un corps de diamant et tout aussi extravagant de penser qu’il ne devrait pas y avoir de créatures au monde qui ne soient exemptes d’erreur que de vouloir que le corps humain soit tout couvert d’yeux afin de paraître plus beau, pour reprendre un exemple qui figure dans les Cinquièmes Réponses aux objections. L’argument de la nécessité de la nature et du caractère contradictoire d’un entendement humain tout connaissant est donc bien invoqué par Descartes, et de ce point de vue, Spinoza est fondé à le mettre en avant.
25Toutefois, Descartes ne se contente jamais de cet argument, et on peut le comprendre, car poussé jusqu’au bout il débouche sur la nécessité de la nature de Dieu et ne préserve pas l’idée d’une toute-puissance du créateur, qui aurait pu faire d’autres vérités, créer un autre monde, bien qu’il ne l’ait pas fait. Cependant, ce n’est sans doute pas la raison qui explique que Descartes ne s’en satisfasse pas. En réalité, si l’auteur des Principes ne se borne pas à justifier l’idée que l’erreur n’est pas une privation, mais une négation en tablant sur le seul examen de la nature des choses, c’est parce que cet argument n’est pas suffisant. Au fur et à mesure du développement de son œuvre, Descartes s’oriente vers l’idée que rien n’est impossible à Dieu17 et que sa toute-puissance est indifférence sans limites, comme en témoigne la fameuse thèse sur la libre création des vérités éternelles. Même s’il est clair pour moi que ma nature ne peut être autre, cela ne saurait être une impossibilité au regard de Dieu. Dès lors, l’argument de la nature de mon entendement fini qui ne saurait exiger sans contradiction d’être plus ample ne peut suffire pour disculper Dieu de l’erreur. Il faut quitter la sphère de la simple nature pour s’élever à des considérations métaphysiques et méditer sur la puissance très absolue et très libre de Dieu. C’est seulement à ce prix que l’on peut avoir la certitude que les erreurs ne sont pas des privations réelles mais des négations. Doit-on alors en conclure que sur ce point Spinoza est victime d’une idée mutilée puisqu’il omet ce moment capital de la démarche cartésienne ? Comment faut-il analyser son écart puisque ni la grille de lecture de type censeur ni celle de type pionnier ne peuvent suffire à en rendre raison ? Pour résoudre la difficulté, il faut la poser en d’autres termes et opter pour la nouvelle grille de lecture suggérée par le scolie d’Éthique II, 47. Sachant que nul ne se trompe, toute la question est de savoir si Descartes a mal expliqué sa pensée ou si Spinoza l’a mal interprétée.
26Au premier abord, l’interprétation par Spinoza de la pensée de Descartes peut paraître insatisfaisante. Certes, il n’a pas totalement tronqué la référence à la volonté libre et à la puissance de Dieu. Il a bien vu que n’appartient à une chose que « ce dont la volonté de Dieu a voulu la gratifier18 », mais, en prenant pour point de départ l’idée que la nature d’une chose ne peut exiger de Dieu quoi que ce soit, il escamote cette référence à la puissance très libre et très absolue de Dieu et il fragilise l’argument. En somme, il parvient à lever le doute naturel concernant le fait que l’erreur n’est pas une privation, mais pas le doute métaphysique lié au fait que rien n’est impossible à Dieu, et notamment qu’il aurait pu me créer sans que je sois sujet à l’erreur. Dans la droite ligne de la pensée cartésienne, il manque donc bien un élément essentiel. Sur ce point, par conséquent, l’on pourrait dire que Spinoza interprète mal la pensée de Descartes et qu’il en donne une idée mutilée.
27Cet élément essentiel, toutefois, reste problématique en raison de l’incompréhensibilité de Dieu corrélative à la conception cartésienne de la puissance et il risque d’obscurcir la démonstration plutôt que de l’éclairer. De ce point de vue, il est possible de considérer que Descartes s’est mal expliqué et que la tâche d’un philosophe, à la recherche d’idées claires et distinctes, n’est pas de renoncer à comprendre. C’est peut-être en définitive la raison pour laquelle, dans une présentation de type géométrique, Spinoza a répugné à se référer à la puissance très libre et absolue de Dieu. C’est un gain d’intelligibilité que de se passer de cette thèse. Cette démarche, qui pouvait passer pour une idée mutilée, s’apparente donc à une idée vraie, car elle retranche de la confusion et dissipe une certaine obscurité dans la pensée cartésienne. En somme, derrière l’écart de Spinoza ne se cache pas une erreur, mais quelque chose de positif, à savoir le refus de l’incompréhensibilité. Louis Meyer le signale d’ailleurs dans la préface : « Il faut porter au même compte, c’est-à-dire considérer comme exprimant la pensée de Descartes seulement, ce qui se trouve en quelques passages, à savoir que telle ou telle chose est au-dessus de l’humaine compréhension. On doit se garder, en effet, d’entendre cela comme si notre auteur l’avançait parce que tel est son sentiment. Car il juge que toutes ces choses, et même beaucoup d’autres plus élevées et subtiles, non seulement peuvent être conçues par nous clairement et distinctement, mais qu’il est même possible de les expliquer très commodément, pourvu que l’entendement humain se dirige dans la poursuite de la vérité et la connaissance des choses par une autre voie que celle qui a été ouverte et frayée par Descartes19. »
28Ainsi, il est possible d’en conclure que l’amplification de l’argument de la perfection de la nature et l’occultation de celui de la toute-puissance absolue permettent de clarifier l’explication cartésienne du statut de l’erreur et de la légitimer, sans recourir à des arguments qui demeurent obscurs et pourraient être contestés. En somme, Spinoza accomplit le programme du philosophe des idées claires et distinctes et entend expliquer Descartes mieux que celui-ci ne l’a fait. Il se présente donc comme le Descartes vrai en livrant une interprétation qui obéit au souci d’une parfaite intelligibilité. En ce sens, l’historien de la philosophie vient au secours du philosophe et s’il s’écarte de la lettre du texte cartésien, c’est pour mieux en sauver l’esprit. Si erreur il y a, elle possède indéniablement une positivité.
Notes de bas de page
1 E, II, 47, scolie.
2 « Pour la privation, dans laquelle seule consiste la raison formelle de l’erreur et du péché, elle n’a besoin d’aucun concours de Dieu, puisque ce n’est pas une chose ou un être, et que si on doit la rapporter à Dieu comme à sa cause, elle ne doit pas être nommée privation, mais seulement négation, selon la signification qu’on donne à ces mots dans l’École. » AT, IX, p. 48.
3 Voir Méditations métaphysiques, IV, AT, IX, p. 48.
4 Voir Méditations métaphysiques, IV, AT, IX, p. 43-44.
5 PPC, I, XV, p. 273 ; G I, p. 175.
6 PPC, I, XV, p. 273 ; G I, p. 175.
7 Ibid.
8 Méditation IV, AT, IX, p. 48.
9 Voir Méditations métaphysiques, IV, AT, IX, p. 46.
10 Discours de la méthode, troisième partie, AT, VI, p. 24.
11 C’est cette objection que Descartes évoque dans la Quatrième Méditation lorsqu’il dit : « Je vois néanmoins qu’il était aisé à Dieu de faire en sorte que je ne me trompasse jamais, quoique je demeurasse libre, et d’une connaissance bornée, à savoir, en donnant à mon entendement une claire et distincte intelligence de toutes les choses dont je devais jamais délibérer, ou bien seulement s’il eût si profondément gravé dans ma mémoire la résolution de ne juger jamais d’aucune chose sans la concevoir clairement et distinctement que je la pusse jamais oublier. » AT, IX, p. 48-49.
12 PPC, I, XV, p. 274 ; G I, p. 176.
13 AT, I, p. 146.
14 Méditation IV, AT, IX, p. 49.
15 Ibid.
16 PPC, I, XV, p. 274 ; G I, p. 176.
17 « Pour moi, il me semble qu’on ne doit jamais dire d’aucune chose qu’elle est impossible à Dieu. » Lettre à Arnauld, 29 juillet 1648, AT, V, 223-224.
18 PPC, I, XV, p. 274 ; G I, p. 176.
19 PPC, Préface, p. 236 ; G I, p. 132.
Notes de fin
i Une première version de ce texte a été publiée au Brésil dans Analytica, 13/2, 2009, p. 13-27.
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