Chapitre VII. Les contraintes du corps politique : une liberté de penser sans liberté d’agir ?
p. 119-132
Texte intégral
1 Plaidoyer pour la liberté de pensée et d’expression, le Traité théologico-politique fournit des instruments critiques pour contrer les forces obscurantistes des autorités religieuses et des États qui subjuguent les hommes et les trompent « afin qu’ils combattent pour leur servitude comme si c’était pour leur salut1 ». André Tosel le lit ainsi comme « un manifeste pour la libération de notre force intellectuelle d’avec les préjugés de la superstition, pour la libération de notre force morale et politique d’avec les institutions de la servitude2 ». Mais si la lutte spinoziste contre les ténèbres de la superstition annonce le crépuscule de la servitude, pour reprendre sa belle formule, peut-on dire pour autant que se lève véritablement l’aube de la liberté ?
2Dans une libre république, en effet, chacun, pour Spinoza, a entièrement le droit de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense, mais il n’a pas entièrement le droit d’agir comme il l’entend et conformément à son jugement. La liberté n’est donc pas inconditionnelle mais sous condition. Elle est soumise à des restrictions et s’exerce à l’intérieur de certaines limites, que Spinoza précise au paragraphe 7 du chapitre XX :
Ainsi nul ne peut-il agir contre le décret du souverain sans mettre en péril le droit de celui-ci ; mais chacun au contraire peut penser et juger sans la moindre restriction – et par conséquent aussi parler, pourvu qu’il se contente simplement de parler et d’enseigner, et qu’il défende ses thèses par la seule Raison, et non pas par la ruse, la colère et la haine, ou avec l’intention d’introduire quelque nouveauté dans la république par l’autorité de son décret.
3Il est donc clair que si la liberté s’étend dans une triple direction, liberté de penser, liberté d’expression, liberté d’enseignement, et comprend l’usage privé aussi bien que public de la raison, elle s’arrête aux portes de l’action. Encore faut-il préciser que la défense des thèses doit reposer uniquement sur une argumentation rationnelle et non pas sur une rhétorique insidieuse, enflammée de haine et de colère. Il ne s’agit donc ni de faire du prosélytisme par tous les moyens ni même d’utiliser sa puissance spéculative dans l’intention de faire abolir une loi ou d’introduire une modification de son propre chef, car seul le souverain a le pouvoir de le faire. Même lorsque le décret du souverain est nuisible et contraire à la raison, le citoyen critique à son égard est tenu de s’y plier. Loin de prôner la désobéissance civile, comme le fera Thoreau, Spinoza préconise l’obéissance, certes non pas passive, mais active puisqu’il s’agit de convaincre le souverain d’abroger la loi et de l’appliquer en attendant. Cette règle soulève un certain nombre de difficultés à la fois théoriques et pratiques, comme Etienne Balibar notamment l’a souligné3, mais le problème majeur est avant tout un problème de limites ou de délimitation, aussi bien au sein de la liberté de pensée qu’au sein de la liberté d’agir : limite qui sépare la pensée de l’action, d’une part, limite qui borne la liberté d’agir, d’autre part. La règle présuppose, en effet, une distinction entre pensée et action qui n’a rien d’évident, tant il est difficile de discerner dans la pratique quand s’arrête l’une et quand commence l’autre. Elle pose en outre un problème d’interprétation théorique des limites de la liberté d’agir et de l’injonction d’obéir, interprétation qui a des retombées pratiques, à la fois éthiques et politiques. Doit-on considérer que l’interdiction d’agir contre le souverain vaut de manière générale pour tous les régimes, y compris les plus tyranniques ? Dans ce cas, elle risque de réduire le citoyen à un bel esprit qui n’a pas de main ou de le cantonner à une figure de la conscience malheureuse qui constate l’impuissance de la raison. Le citoyen serait ainsi condamné à s’écrier comme un nouvel Ovide : je vois le meilleur, l’État le réprouve et je fais le pire. Derrière ce double problème de limite, ce qui est en jeu, c’est le bien-fondé de la règle et la possibilité de l’appliquer.
LE PROBLÈME DES LIMITES DE LA LIBERTÉ DE PENSER : LA DISTINCTION ENTRE LA PENSÉE ET L’ACTION
4On peut comprendre dans un premier temps la nécessité de distinguer liberté de penser et liberté d’agir en fonction de son seul décret, d’autoriser l’une et d’interdire l’autre. On conçoit aisément, en effet, que si chacun continue à n’en faire qu’à sa tête et ne renonce pas au droit d’agir selon le seul décret de son esprit, la vie en paix est impossible. C’est pourquoi la condition sine qua non de la formation d’une société, telle qu’elle est énoncée dans le paragraphe 8 du chapitre XVI du Traité théologico-politique, est de lui transférer sa puissance et son droit d’agir afin qu’elle conserve « seule un droit souverain de nature, c’est-à-dire un pouvoir souverain auquel chacun sera tenu d’obéir, librement ou par crainte du dernier supplice ». La liberté ne doit donc pas être confondue avec la licence et s’étendre au-delà de certaines limites fixées par le souverain. Un bon citoyen, par conséquent, laisse au souverain « le soin de décider de toutes les actions et n’entreprend rien contre son décret, même si cela le conduit souvent à faire le contraire de ce qu’il juge bon, tout en exprimant publiquement son opinion4 ».
5L’obéissance civile n’est toutefois pas servile, puisque le citoyen peut exercer publiquement son droit de critique et formuler ses réserves en vertu d’une liberté de penser inaliénable. Tout comme il est nécessaire d’abandonner le droit d’agir selon son propre décret, il est nécessaire en second lieu de permettre à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense. Spinoza établit la nécessité d’accorder à chacun la liberté de pensée et d’expression non pas au nom d’un idéal moral, mais au nom d’une anthropologie réaliste qui prend acte de l’impossibilité d’empêcher dans l’absolu les hommes de raisonner et de juger. C’est ce que résume bien la formule du paragraphe 10 du chapitre XX : « Ce que l’on ne peut interdire, il faut nécessairement le permettre, malgré le dommage qui en résulte souvent. » L’impossibilité de confisquer totalement la liberté de pensée tient en dernière instance au fait que chez Spinoza, à la différence de Hobbes, le droit naturel est conservé à l’état civil et qu’un homme ne peut pas cesser d’être un homme. « Personne ne peut transférer à autrui son droit naturel, c’est-à-dire sa faculté, de raisonner librement et de juger librement de toutes choses ; et personne ne peut y être contraint5. »
6Quand bien même un État violent entendrait prescrire aux hommes ce qu’ils doivent penser et parviendrait à les subjuguer par force ou par ruse au plus haut point, quand bien même il pourrait faire taire les langues, il ne pourrait pas commander aux âmes de façon absolue. En effet, personne n’abandonne totalement la liberté de juger et de penser et ne peut tout transférer au souverain. « En vain commanderait-il à un sujet de haïr celui à qui l’attache un bienfait, d’aimer qui lui a causé du tort, de ne pas être offensé par des affronts [… ]6 », ou de croire que le tout n’est pas plus grand que la partie. Cela ne tient pas à l’existence d’une intériorité qui serait comme une forteresse inexpugnable, car les âmes comme les corps sont soumis à la pression des causes extérieures et à l’empire du souverain. Comme le rappelle le paragraphe 2 du chapitre XVII, bien qu’il soit plus difficile de commander aux âmes qu’aux langues, le souverain peut par de multiples moyens, une propagande efficace, un subtil dosage de récompense et de châtiment, acquérir un empire tel que la majorité des hommes croie ce qu’il veut. Spinoza précise même que « nous pouvons concevoir sans contradiction des hommes qui ne croient, n’aiment, ne haïssent, ne méprisent et n’éprouvent aucun affect qu’en vertu du seul droit de l’État7 ». Néanmoins, aussi vaste soit-elle, cette emprise n’est jamais assez grande pour que le souverain dispose d’une puissance absolue, toujours et partout, de sorte que l’on ne peut tenter, si ce n’est avec un total insuccès, d’obtenir que les hommes ne parlent que d’une seule voix, celle du souverain. D’une part, l’expérience montre que les hommes ne peuvent pas toujours tenir leur langue, y compris lorsque le secret est vital. « Même les plus habiles, en effet, observe Spinoza, pour ne rien dire de la plèbe, ne savent se taire8. » D’autre part, à supposer même que l’État le plus violent réprime les hommes au point « qu’ils n’osent souffler mot que sur l’injonction du souverain [, c]ela ne les déterminera jamais à ne penser rien d’autre que ce que veut le souverain9 ».
7Mais si dans ses grandes lignes on peut comprendre la nécessité théorique d’autoriser la liberté de penser et d’interdire la liberté d’agir selon son propre décret, la règle pose un problème d’application pratique, de délimitation entre les deux sphères. La distinction entre penser et agir est pour le moins délicate et il n’est pas certain qu’il soit possible de la faire pour deux raisons au moins.
8Premièrement, si l’action semble plutôt désigner ici l’ensemble des actes matériels et des comportements ayant un impact sur la vie commune et la puissance du souverain, elle excède le cadre du monde physique et ne se limite pas aux effets produits dans l’attribut étendue. Les pensées sont des actions mentales pour Spinoza. Il ne s’agit donc pas d’opposer radicalement penser et agir puisque les idées ne sont pas des représentations passives, inertes et muettes « comme une peinture sur un tableau », selon la célèbre formule du scolie d’Éthique II, XLIII. Si, dans le Court Traité, Spinoza souscrivait encore à la thèse selon laquelle le connaître est un pur pâtir, dans l’Éthique il rompt avec cette conception et insiste sur l’activité de l’esprit. Au début de la partie II, il définit précisément les idées comme des concepts plutôt que comme des perceptions pour mettre l’accent sur le caractère actif de leur formation par l’esprit10. Il est clair par conséquent que lorsque Spinoza déclare qu’il faut autoriser la liberté de penser mais laisser au souverain le soin de décider de toutes les actions, il n’entend pas signifier que l’esprit est passif et cantonné au rôle de réceptacle d’idées innées ou adventices, et il ne reprend pas l’antique opposition entre le dire et le faire. Les idées se forgent et se fabriquent comme des instruments intellectuels et relèvent elles aussi d’un faire et d’un savoir-faire, voire d’un faire savoir puisqu’il est question de les exprimer et de les communiquer. La pensée est donc l’une des modalités de l’action et relève elle aussi de la sphère de l’agir. La distinction entre les deux formes de liberté repose donc moins sur l’opposition classique entre la pensée et l’action que sur la différence entre des types d’actes, intellectuels et mentaux pour l’un, physiques et matériels pour l’autre. On pourrait alors considérer que le problème est résolu et que Spinoza invite à distinguer la formulation d’une idée, qui est licite, comme par exemple l’idée de s’exempter soi-même de ses impôts, et sa réalisation, qui est illicite. Mais là encore, est-il bien toujours possible de délimiter les frontières, d’autoriser la pensée, en tant qu’acte intellectuel, et d’interdire sa réalisation ?
9Il est permis d’en douter pour une seconde raison. Les pensées sont des actes intellectuels suivis d’effets réels. Elles impliquent parfois des actions qui dépassent le cadre mental, de sorte que leur formulation est d’emblée autoréalisation de leur contenu. Elles sont donc littéralement des actions au sens fort du terme, car elles accomplissent ce qu’elles énoncent. Elles entrent ainsi dans la catégorie de ce qu’Austin appelle des énoncés performatifs. Il est des cas où dire, c’est faire. Spinoza lui-même ne considère-t-il pas que certaines opinions qu’il appelle séditieuses sont des jugements impliquant des actions contredisant le pacte ? Les opinions séditieuses sont en effet « celles qu’on ne peut soutenir sans supprimer le pacte par lequel chacun a abandonné son droit d’agir à partir de son propre jugement11 », comme par exemple le fait de dire que le souverain ne relève pas de son propre droit ou que personne ne doit tenir ses promesses. Toute la question est alors de savoir comment distinguer les opinions séditieuses de celles qui ne le sont pas et définir la limite entre jugement simple et jugement impliquant une action.
10Spinoza a parfaitement conscience du problème et met en place un critère permettant de distinguer les opinions séditieuses de celles qui ne le sont pas. Sont séditieuses celles qui incluent tacitement ou expressément la rupture avec la foi donnée au souverain. Elles ont un statut performatif, car leur simple formulation consomme la rupture avec le pacte. C’est le cas des jugements et opinions proférés comme des menaces sous le coup de la colère ou du désir de vengeance. Toutes celles qui n’entrent pas dans cette catégorie sont autorisées, dans l’absolu. Spinoza reconnaît cependant que dans la pratique la limite entre ce qui est séditieux et ce qui ne l’est pas dépend en dernière instance du décret du souverain et de sa nature, de sorte qu’elle va varier selon que l’on a affaire à une libre république ou à une république rongée par la corruption. Il est ainsi amené à nuancer prudemment sa pensée :
Les autres opinions qui n’impliquent pas une action, telle que rupture du pacte, vengeance, colère, etc., ne sont pas séditieuses, si ce n’est peut-être dans une république en quelque sorte corrompue12, où des hommes superstitieux ou ambitieux, qui ne peuvent supporter les hommes au caractère libre, sont parvenus à une telle renommée que leur autorité a plus de poids auprès de la plèbe que celle du souverain13.
11Applicable dans un État sain, la règle ne l’est plus dans un État corrompu.
12La nature séditieuse d’une opinion en outre est d’autant plus difficile à établir qu’elle ne tient pas uniquement à son contenu, mais à l’intention qui préside à sa formulation et à sa diffusion. Il ne suffit donc pas qu’elle démontre sa vérité ou qu’elle démonte la fausseté de la thèse adverse, encore faut-il qu’elle le fasse sans intention maligne et pernicieuse. Spinoza le reconnaît ouvertement : « Nous ne nions pas qu’il y ait d’autres opinions encore qui, bien qu’elles semblent seulement relever du vrai et du faux, sont avancées et diffusées avec malveillance14. »
13La ligne de démarcation entre pensée et action séditieuse ne saurait être tracée de manière rigoureuse en pratique et faire l’objet d’une loi. « Tant s’en faut en vérité qu’il soit possible de déterminer tous les hommes à parler dans des limites fixées d’avance15 », nous dit Spinoza. Il est, en effet, vain et contre-productif de vouloir légiférer en la matière, car l’on corrompra la république en fabriquant des citoyens fourbes, déloyaux, qui diront une chose tout en en pensant une autre, l’on se heurtera à l’irritation et à la résistance des hommes au caractère libre et l’on engendrera la haine des lois. Spinoza, tout en étant conscient des inconvénients d’accorder à chacun la liberté de penser, rappelle en effet que celui « qui veut tout déterminer par des lois irritera plutôt les vices qu’il ne les corrigera16 ».
LE PROBLÈME DE LA LIMITATION DE LA LIBERTÉ D’AGIR OU LA NÉCESSITÉ D’OBÉIR
14À supposer qu’il soit possible dans tous les cas de figure de distinguer clairement la pensée de l’action et de saisir le moment où une idée devient séditieuse en entraînant la rupture en acte du pacte, est-ce que la règle énoncée par Spinoza fonctionne comme un principe universel auquel on ne peut jamais déroger ? En d’autres termes, est-ce que cela signifie qu’agir contre le souverain après avoir vainement tenté de le convaincre par des arguments rationnels est toujours une forme de sédition qui sape les fondements de l’État et qu’il faut obéir, y compris à des ordres absurdes ? Le problème se déplace alors des limites de la liberté de penser aux limites de la liberté d’agir et porte sur le caractère inconditionnel de l’obéissance.
15Il est clair tout d’abord que, dans les faits, le souverain qui donne des ordres absurdes ne pourra être obéi que s’il a la force de résister à la foule indignée en la tenant par la crainte, par la ruse ou tout autre moyen, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Il s’agit de se demander si la raison prescrit dans tous les cas de ne pas agir contre les ordres du souverain mais de les exécuter, une fois épuisés tous les moyens de le convaincre de leur nocivité. Spinoza, dans ce cas de figure, apparaîtrait comme un précurseur de Kant, qui revendique lui aussi la liberté de penser, d’écrire et de communiquer publiquement ses idées tout en proscrivant tout acte contre le pouvoir souverain17.
16Le chapitre XVI du Traité théologico-politique nous incline à penser que l’obéissance est inconditionnelle, car Spinoza est formel :
Nous sommes tenus d’exécuter absolument tous les commandements du souverain, quand bien même il donnerait les ordres les plus absurdes. Car la raison commande d’exécuter aussi de tels ordres pour entre deux maux, choisir le moindre18.
17Certes, on aurait affaire plutôt à un impératif hypothétique que catégorique. La raison nous conseille d’obéir comme un moyen en vue de préserver cette sécurité que l’État seul peut nous garantir et que la rébellion compromettrait. La politique du moindre mal conduit donc à se plier à des ordres que l’on sait pertinemment être mauvais pour éviter le pire de sorte que la règle, malgré sa rigueur, s’impose à la raison.
18Pour adoucir ce que l’obéissance à des ordres absurdes pourrait avoir de pénible en dépit de son caractère raisonnable, Spinoza fait observer qu’une telle situation a fort peu de chances de se produire et que, dans la plupart des cas, l’obéissance paraît parfaitement justifiée et ne soulève pas de tempête sous un crâne. Il met en avant la rareté de cette éventualité en prenant appui sur un double argument. Premièrement, le souverain n’a pas intérêt s’il veut conserver son pouvoir à donner des ordres absurdes, puisque son droit de commander ne vaut que pour autant qu’il a la puissance de s’imposer et qu’il s’expose à le perdre si les citoyens se rebellent en masse. « Pour cette raison, il arrive très rarement que le souverain donne des ordres par trop absurdes19. » Deuxièmement, « dans un État démocratique les ordres absurdes ne sont guère à craindre, car il est presque [fere] impossible que la majorité d’une grande assemblée se mette d’accord sur une seule et même absurdité20 ». Loin de s’obscurcir, les esprits s’aiguisent dans la discussion, comme le fera valoir le Traité politique.
19Mais si, dans une libre république, il est presque impossible, nous dit Spinoza, que la majorité en raison du nombre s’accorde sur une absurdité, qu’un particulier ait raison contre tous et soit obligé d’obéir malgré lui à des ordres catastrophiques, cela veut dire que le cas reste possible malgré tout et ne peut être exclu. On comprend alors que d’aucuns puissent penser que l’État rend dans ce cas les hommes esclaves et que Spinoza s’emploie à réfuter cette idée fausse en mettant en place la distinction entre un esclave qui obéit contre son intérêt et un sujet qui obéit dans son intérêt. La liberté de penser sans agir, telle que la conçoit Spinoza, ne nous conduit certes pas à un état de servitude mais à un état de sujétion. Peut-on vraiment dire qu’il y a là liberté ?
20On pourrait en douter sur la base de ces cas où l’obéissance à des ordres absurdes conduit à des violences de masse qui tôt ou tard se retourneront contre l’État et ses serviteurs. Mais avant de remettre en cause la thèse de Spinoza, il convient d’en comprendre vraiment la portée et la sphère d’extension en analysant plus profondément la nature de l’obéissance et de la liberté d’agir. Il n’est pas certain, en effet, qu’il soit légitime de comprendre la position de Spinoza dans le Traité théologico-politique comme une liberté de penser sans liberté d’agir contre les ordres donnés.
L’OBÉISSANCE COMME REFUS D’EXÉCUTER LES ORDRES
21À la question de savoir si dans l’absolu, pour Spinoza, tout citoyen qui échoue à convaincre le souverain par des arguments rationnels ne doit jamais agir contre ses ordres, y compris lorsqu’ils sont contraires à la raison et risquent de renverser les fondements de l’État, un texte du Traité politique auquel les commentateurs ont trop peu prêté attention nous interdit de répondre par l’affirmative. Dans le chapitre VII, consacré à la démonstration des fondements de l’État monarchique, Spinoza établit paradoxalement à l’article 1 que l’obéissance ne consiste pas toujours à exécuter les ordres, mais qu’elle peut au contraire consister à refuser de les exécuter et à s’opposer à la volonté du roi :
Les fondements de l’État en effet doivent être tenus pour des décrets éternels du roi, si bien que ses agents lui obéissent parfaitement si, lorsqu’il donne des ordres contraires au fondement de l’État, ils refusent de les exécuter. Ce que nous pouvons clairement expliquer par l’exemple d’Ulysse. En effet, les compagnons d’Ulysse continuaient à exécuter ses ordres lorsque, celui-ci une fois lié au mât du navire, et l’âme ravie par le chant des sirènes, ils refusèrent de le délier bien qu’il l’ordonnât sur tous les tons de la menace ; et l’on porte au crédit de sa prudence les remerciements qu’il leur adressa ensuite, de s’être soumis à sa première intention. Et les rois eux aussi, à l’exemple d’Ulysse, donnent habituellement pour instruction aux juges de rendre la justice sans faire acception des personnes, pas même en faveur du roi si, dans quelque cas particulier, il a donné un ordre qu’ils savent contraire au droit établi. Les rois en effet ne sont pas des dieux mais des hommes souvent pris par le chant des sirènes. Si donc toutes choses dépendaient de la volonté inconstante d’un seul, il n’y aurait rien de fixe. Et par conséquent l’État monarchique, pour être stable, doit être institué de telle sorte que tout advienne sans doute par le seul décret du roi – autrement dit, que tout droit soit une expression de la volonté du roi – mais non pas de telle sorte que toute volonté du roi fasse droit […].
22Ainsi dans cet article, il ne s’agit pas seulement de persuader le souverain qu’il a tort par des arguments, il s’agit véritablement de l’empêcher de réaliser sa volonté. La figure d’Ulysse fonctionne comme un paradigme politique permettant de mieux comprendre la nature de l’obéissance et de redéfinir les contours de la liberté d’agir. Les compagnons d’Ulysse, en effet, ne se sont pas bornés à lui dire qu’il avait tort d’écouter le chant des sirènes et à tenter de le convaincre de ne pas y céder, tout en exécutant son ordre de le détacher, ils ont au contraire refusé de le détacher. En prenant la liberté d’agir contre les ordres, ils se sont en réalité conformés à ses intentions premières, comme lieutenants d’une volonté défaillante qui vacille face aux passions. L’exemple d’Ulysse montre que dans un tel cas, on n’agit pas contre le souverain ; on exécute ses ordres malgré lui. En somme, c’est en allant contre la volonté du roi que l’on accomplit la volonté du souverain.
23Ce refus légitime de se plier aux ordres ne doit pas être interprété comme un droit à la désobéissance civile. Il s’agit plutôt de l’obéissance bien comprise. En effet, il est clair qu’en refusant d’exécuter la volonté du roi, les ministres ne désobéissent pas. Ils obéissent à la volonté du souverain et font valoir le droit malgré le roi. Le refus n’est donc pas un acte d’insubordination ou de rébellion, il est conforme au droit.
24Les analyses développées dans l’article 5 du Traité politique VII semblent en contradiction avec la règle énoncée dans le chapitre XX du Traité théologico-politique, puisqu’elles autorisent expressément des actions contre la volonté du roi lorsque celle-ci est contraire au droit établi. La liberté conférée possède une amplitude plus large que celle qui était officiellement concédée dans le Traité théologico-politique, car elle n’est pas cantonnée à la possibilité de formuler publiquement des critiques à l’encontre des décrets royaux, elle s’élargit au pouvoir de faire obstruction à leur promulgation et à leur application, et cela de manière parfaitement légitime. La question se pose donc de savoir comment interpréter cette liberté d’action, apparemment nouvelle. Contrevient-elle réellement à la règle formulée dans le Traité théologico-politique ou s’inscrit-elle dans son prolongement ? Autrement dit, faut-il considérer que le refus d’exécuter des ordres contraires au fondement de l’État introduit une liberté d’agir qui n’avait pas cours dans le Traité théologico-politique et que la pensée de Spinoza a changé sur ce point ?
MUTATION OU MAINTIEN DE LA DOCTRINE DE L’OBÉISSANCE ?
25Avant d’affirmer hâtivement que Spinoza se contredit ou désavoue ses analyses antérieures, il convient d’abord de prendre en compte la différence de contexte et d’objet d’analyse. Dans le chapitre XX du Traité théologico-politique, Spinoza examine la sphère d’extension de la liberté principalement dans un régime démocratique, tandis que dans le chapitre VII du Traité politique, la liberté d’agir et de faire obstruction aux ordres s’inscrit dans le cadre de la monarchie où l’inconstance possible de la volonté du roi constitue une épée de Damoclès pour l’État. Il n’est par conséquent guère prudent de passer subrepticement de l’un à l’autre en considérant d’emblée que ce qui vaut dans l’un doit automatiquement valoir dans l’autre, car précisément le droit et les institutions ne sont pas les mêmes et doivent être adaptés à la nature de chaque régime. Doit-on alors ramener les différences observées quant à la sphère d’extension de la liberté entre les deux traités à la différence de nature entre les deux régimes ?
26Une telle interprétation, quoique paradoxale, ne serait pas totalement absurde : passé le premier mouvement d’étonnement à l’idée qu’une liberté d’action serait octroyée pour refuser les ordres du souverain en monarchie et non pas en démocratie, on peut comprendre qu’elle soit plus nécessaire dans le régime où un seul détient le pouvoir que dans celui où tous le détiennent parce que la volonté du roi a plus de chance d’errer que celle d’une assemblée collective qui délibère.
27Cette interprétation se heurte toutefois au fait que si, dans le Traité théologico-politique, Spinoza parle avant tout de la liberté de penser et d’agir en démocratie, ses analyses valent également pour les autres régimes. Comme l’indique son titre, le chapitre XX a pour objet de montrer que dans une libre république, il est permis à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense. Le propos n’est pas donc pas cantonné à la démocratie, mais concerne toute libre république. Or, l’aristocratie et la monarchie, si elles sont moins absolues et moins parfaites que la démocratie, sont elles aussi des républiques et peuvent être des républiques libres si elles sont bien instituées. Dès lors, la règle de la liberté de penser sans action contre le souverain qui vaut dans une libre république s’applique à tous les régimes, monarchie comprise. C’est d’ailleurs ce qu’établit le paragraphe 7 du chapitre XX : « Pour former la république, une seule condition, nous l’avons vu, avait été nécessaire : que toute la puissance de décider soit remise aux mains de tous, ou de quelques-uns ou d’un seul »… et Spinoza poursuit en précisant que « chacun a abandonné seulement le droit d’agir selon son propre décret mais non le droit de raisonner et de juger » et énonce à quelles conditions s’exerce la liberté de penser et de dire ce que l’on pense. D’après ce paragraphe, il est manifeste que le renoncement à la liberté d’agir selon son propre décret et la conservation de la liberté de penser sont constitutifs de toute république et que la monarchie ne fait pas exception.
28Par conséquent, la différence de contexte et de focalisation sur les régimes entre les deux traités ne saurait suffire à expliquer l’inflexion des analyses, car dans le Traité théologico-politique ce qui vaut en démocratie vaut en monarchie. Dès lors l’interrogation première revient en force. Y a-t-il un changement de doctrine sur ce point dans le Traité politique ?
29À cette question il faut répondre par la négative. Pour éviter toute méprise et ne pas voir des contradictions là où il n’y en a pas, il faut remarquer premièrement que, dans la monarchie, le droit d’agir contre la volonté du roi n’est pas accordé à tous les citoyens, mais seulement à ceux d’entre eux qui sont ses agents ou plus exactement ses ministres (ejus ministri). En effet, selon l’article 39 du chapitre VI21, les citoyens sont tenus d’obéir à tout ce que commande le roi et promulgue l’assemblée ; même si cela est absurde et contraire au fondement de l’État, ils doivent s’y plier et on a le droit de les contraindre. Spinoza renvoie d’ailleurs sur ce point à l’article 5 du chapitre III appliquant à la monarchie les clauses qui valent pour tout corps politique, à savoir la conservation de la liberté de juger, mais le refus d’accorder à chacun le droit de vivre selon ses inclinations. De ce point de vue, il y a entière conformité entre le Traité politique et le Traité théologico-politique, car la thèse de l’obéissance comme soumission aux ordres vaut pour tous les citoyens. Seuls les ministres, choisis parmi les membres du conseil désignés au sein de chaque famille, sont habilités à refuser d’exécuter les ordres.
30Deuxièmement, il faut noter que le droit accordé aux ministres de ne pas céder à certaines volontés du roi n’est pas le droit d’agir selon leur propre décret, mais selon le décret éternel du souverain et les lois de l’État. La liberté d’action conférée est donc toujours une forme d’obéissance aux institutions. C’est pourquoi si l’exécution de certains types d’ordres viole la constitution, obéir, c’est agir contre tout décret contraire aux lois fondamentales de l’État. Les institutions confèrent donc à certains citoyens dans le cadre de leurs fonctions la liberté non seulement de penser et de dire ce qu’ils pensent, mais d’agir contre des décrets contraires aux lois. Dans l’aristocratie, ce rôle est dévolu aux syndics, les membres du conseil qui doivent veiller à ce que les règles de droit ne soient pas bafouées et qui ont non seulement le pouvoir de critiquer les décrets mais aussi de convoquer devant leur tribunal tout fonctionnaire de l’État coupable de manquement. En raison de l’inachèvement du Traité politique, Spinoza n’a pas mentionné d’institutions susceptibles d’agir contre les éventuelles errances du conseil suprême des citoyens en charge de l’État en démocratie, mais étant donné que des ordres absurdes ne peuvent être totalement exclus, dans ce régime, il est possible d’envisager l’existence d’un organisme disposant du pouvoir d’agir contre le conseil souverain.
31En définitive, si la frontière entre pensée et action séditieuse est bien dessinée en théorie, elle l’est moins dans la pratique en raison de la difficulté de déterminer la nature malveillante ou non des intentions et en raison de la corruption des républiques qui ne supportent pas la liberté de penser. La règle qui préconise la liberté de penser sans liberté d’agir ne doit pas être assimilée à un principe formel universel. Certes, l’obéissance est inconditionnelle, car tout dépend en dernier ressort du pouvoir d’agir accordé par les lois autorisant tout ou partie des citoyens à faire barrage aux ordres du souverain. L’obéissance, par conséquent, ne proscrit pas mais prescrit l’action contre des ordres absurdes dans le cadre des institutions qui habilitent des hommes à le faire. Elle ne se réduit pas à un acte de soumission. Obéir, ce n’est pas nécessairement exécuter les ordres, c’est aussi parfois refuser de les exécuter, en bons compagnons d’Ulysse. Obéir, donc, c’est savoir dire oui ou savoir dire non en fonction des situations. En élaborant une théorie de l’obéissance comme refus, distincte de la rébellion, Spinoza change les cadres politiques de l’action. Il ne s’agit pas tant de revendiquer un droit à la révolte qu’un droit à l’obéissance parfaite, c’est-à-dire à la liberté de pensée et d’action selon un décret vraiment commun.
Notes de bas de page
1 TTP, Préface, § 7.
2 Spinoza ou le crépuscule de la servitude, Paris, Aubier, 1984, quatrième de couverture.
3 Voir Spinoza et la politique, 2, Paris, Puf, 1985, p. 36-37.
4 TTP, XX, § 8, p. 639.
5 TTP, XX, § 1, p. 633.
6 TTP, XVII, § 1, p. 535.
7 TTP, XVII, § 2, p. 539.
8 TTP, XX, § 4, p. 637.
9 TTP, XX, § 11, p. 643.
10 Voir E, II, définition III, explication.
11 TTP, XX, § 9, p. 641.
12 Nous soulignons.
13 TTP, XX, § 9, p. 643.
14 Ibid.
15 TTP, XX, 11, p. 645.
16 TTP, XX, § 10, p. 643.
17 Dans l’ouvrage Sur le lieu commun, il se peut que cela soit juste en théorie mais dans la pratique cela ne vaut point, Kant prône l’obéissance dans un esprit de liberté : « Il faut qu’il y ait dans toute communauté une obéissance au mécanisme de la constitution politique d’après des lois de contrainte, mais en même temps un esprit de liberté, étant donné que chacun exige, en ce qui touche au devoir universel des hommes, d’être convaincu par la raison que cette contrainte est conforme au droit, afin de ne pas se trouver en contradiction avec soi-même » (Kant, Œuvres philosophiques, t. 3, trad. L. Ferry, Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 1986, p. 289). Cet esprit de liberté se manifeste par la possibilité de donner publiquement son avis sur ce qui semble injuste pour la communauté dans les dispositions prises par le souverain, de livrer des informations et de prodiguer des conseils. Mais le droit d’expression et la liberté d’écrire constituent l’unique palladium des droits du peuple et il ne saurait être question d’agir ou de se rebeller contre le pouvoir, fût-il tyrannique : « Toute opposition au pouvoir législatif suprême, toute révolte visant à rendre active l’insatisfaction des sujets, tout soulèvement éclatant en rébellion constituent le crime le plus important et le plus répréhensible dans la communauté, parce que cela détruit ses fondements. Et cette interdiction est inconditionnée de telle sorte que même si tel pouvoir ou son agent, le chef de l’État, ont violé même le contrat originel et ont perdu, dans l’esprit des sujets, le droit d’être législateurs, en mandant le gouvernement pour se conduire avec la dernière brutalité (tyranniquement), il ne reste pourtant aux sujets aucune possibilité de résistance, comme contre-violence » (ibid., p. 282).
18 TTP, XVI, § 8, p. 517. Nous soulignons.
19 TTP, XVI, § 9, p. 517.
20 Ibid.
21 « Pour ce qui est des citoyens, il est manifeste, par l’article 5 du chapitre III, que chacun d’entre eux devra obéir à tous les ordres ou édits du roi promulgués par le grand Conseil (sur cette condition, voir les articles 18 et 19 de ce chapitre), même s’il les croit complètement absurdes : sinon il y sera contraint à bon droit. »
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