Chapitre VI. L’accord affectif de la multitude : le désir (desiderium) de vengeance comme principe du corps politique
p. 101-117
Texte intégral
1Soucieux d’établir une politique qui s’accorde au mieux avec la pratique et de la déduire de la condition de la nature humaine elle-même, Spinoza ne caresse pas l’illusion selon laquelle les hommes pourraient vivre exclusivement sous la conduite de la raisoni. Les hommes sont certes capables de raison et peuvent former des idées adéquates, ne serait-ce qu’un minimum de notions communes, exprimant les propriétés partagées par tous les corps, comme l’étendue, le mouvement et le repos. Néanmoins, en vertu de leur statut ontologique de modes finis nécessairement soumis à des causes extérieures qui peuvent leur être contraires, ils sont en proie aux affects passifs, de sorte qu’ils sont souvent tyranniques, pleins d’envie et plus enclins à la vengeance qu’à la pitié. « Et par conséquent, croire que l’on peut amener la multitude, ou ceux qui sont tiraillés de toutes parts dans le jeu des affaires publiques à vivre selon le seul précepte de la raison, c’est rêver de l’âge d’or des poètes, c’est-à-dire d’une fable. »
2La chose est bien connue et l’auteur du Traité politique en tire les conséquences qui s’imposent en prenant les hommes tels qu’ils sont et non pas tels qu’il voudrait qu’ils soient. La constitution et la conservation du corps politique ne peuvent donc pas faire appel à la seule intelligence des hommes, à leur loyauté ou leur bonne foi, mais elles impliquent un art de tirer parti de leurs passions pour les contraindre à vivre comme s’ils étaient raisonnables. C’est pourquoi la société civile et le corps politique ne reposent pas en premier lieu sur un accord fondé sur la raison, mais sur un affect commun. C’est ce qui ressort du paragraphe 1 du chapitre VI du Traité politique :
Puisque les hommes, comme nous l’avons dit, sont conduits par l’affect plus que par la raison, il s’ensuit que la multitude s’accorde naturellement et veut être conduite comme par un seul esprit sous la conduite non de la raison mais de quelque affect commun : crainte commune, espoir commun, ou désir frustré de venger quelque dommage subi en commun [vel desiderio commune aliquod damnum ulciscendi]1.
3S’il est classique depuis Hobbes de considérer qu’une crainte collective ou un espoir partagé puisse être à l’origine d’un accord politique entre les hommes, en revanche, il est plus surprenant de faire d’une aspiration à venger un dommage subi en commun l’un des principes possibles d’une union et de la constitution d’un corps politique. Certes, Spinoza ne dit pas dans le paragraphe 1 du chapitre VI que l’État civil est effectivement fondé sur cette aspiration à se venger d’un dommage subi en commun, mais que la multitude veut être conduite plutôt par cet affect commun – ou un autre – que par la raison. Néanmoins, cela implique que pour accorder la multitude et faire régner la concorde, l’État doit prendre en compte cette passion plutôt que la seule raison et faire montre d’un art d’utiliser la vindicte pour que tous, gouvernants et gouvernés, fassent, de gré ou de force, ce qui est nécessaire au salut commun.
4Dès lors la question se pose de savoir comment et pourquoi ce désir de venger un préjudice subi en commun peut unir la multitude en corps et comme par un seul esprit. En effet, cette voie d’accord frayée par le Traité politique semble difficilement viable, pour ne pas dire sans issue, car elle se heurte à un double problème de pérennité et de légitimité, qui met en jeu la nature du corps politique et son statut. Premièrement, on voit mal comment la multitude pourrait être durablement unie par la vindicte et comment un corps politique stable pourrait se constituer sur de telles bases. Il est vrai que l’espoir et la crainte sont aussi des affects fluctuants et inconstants qui ne peuvent pas donner une assise absolument certaine au corps politique. Mais s’ils peuvent cesser dès lors qu’une assurance est donnée, il est possible de les entretenir par des promesses ou des menaces et voir l’État durer, ne serait-ce que par désir de sécurité. En revanche, sitôt l’offense vengée, la raison de l’union disparaît et le corps vengeur se dissout. Deuxièmement, on voit mal comment l’État pourrait être un État de droit, car la vengeance appelle la vengeance, de sorte qu’un corps politique fondé sur cette base passionnelle risque d’être déchiré par une violence incessante, d’être détruit ou de dégénérer en tyrannie.
5Toute la question est donc de déterminer si l’aspiration à la vengeance d’un dommage subi en commun peut réellement être l’un des fondements passionnels de l’accord de la multitude et servir de moyen à l’État pour assurer l’obéissance et garantir les droits.
L’ORIGINALITÉ DE CETTE CONCEPTION ET LES RAISONS DE SON INTRODUCTION
6Avant de répondre à cette question, il faut souligner d’abord le caractère original de cette hypothèse d’un accord de la multitude sur la base d’une aspiration commune à la vengeance. Certes, dans les faits, il ne saurait être question de concevoir un État vengeur à l’état pur. Loin d’être exclusifs, les différents motifs qui conduisent l’homme à aspirer par nature à la société civile se combinent et sont rassemblés sous la forme de ce que Spinoza appelle la crainte de la solitude qui habite tous les hommes en raison de leur incapacité à se défendre et à trouver les moyens de se conserver par eux-mêmes. L’aspiration à la société civile ne saurait donc se résumer au seul désir de vengeance ; néanmoins il est tout à fait remarquable de constater qu’il fait partie des affects communs susceptibles d’unir la multitude en un corps.
7En effet, cette éventualité n’était pas envisagée dans le Traité théologico-politique. Aussi bien dans le paragraphe 7 du chapitre V que dans le paragraphe 6 du chapitre XVI, l’accord mutuel qui conduit à fonder l’État repose sur l’utilité commune et obéit soit à des motifs rationnels soit à des motifs passionnels, comme la crainte ou l’espoir de vivre en paix et de bénéficier de l’aide d’autrui pour se conserver, mais nulle mention n’est faite d’un quelconque désir de vengeance. On ne trouve également aucune trace de l’existence d’un mobile vindicatif à l’origine de la société politique dans le scolie II de la proposition XXXVII de l’Éthique IV consacré à l’analyse de l’état naturel et de l’état civil. Le Traité politique développe donc une voie entièrement nouvelle pour penser la constitution du corps politique.
8On pourrait alors être tenté de rapprocher cette thèse de celle qui sera développée par Locke dans le Second Traité sur le gouvernement civil. Locke admet que chacun à l’état de nature se fait le justicier des offenses subies par d’autres ou par lui, en vertu de la loi naturelle qui prescrit la conservation de l’humanité. Chacun dans cet état a le pouvoir de punir les infractions à la loi naturelle dans la mesure de ses forces2. Or la jouissance de ce pouvoir est très aléatoire et comporte des risques d’échec et de surenchère. Ainsi, l’une des trois raisons pour lesquelles l’homme va s’associer aux autres pour former la société civile est l’impuissance à punir justement les offenses. C’est ce qui ressort du chapitre IX du Second Traité : « Les inconvénients auxquels les y expose l’exercice irrégulier et incertain que chacun fait du pouvoir qu’il a de punir les infractions des autres les incite[nt] à chercher refuge à l’abri des lois établies d’un gouvernement et à tenter de sauvegarder ainsi leur propriété. C’est là ce qui dispose chacun à renoncer si facilement à son pouvoir de punir [… ]3. » L’État se fait donc le bras vengeur des offenses impunies. Toutefois, outre le fait que son ouvrage a été publié en 1690 et qu’il n’a pas pu inspirer Spinoza, Locke ne vise pas à montrer que la société politique est fondée sur un désir de vindicte, mais sur un désir de justice, ce qui n’est pas la même chose.
9Spinoza, en effet, ne part pas d’un désir de justice, comme on pourrait s’y attendre, mais d’une aspiration à la vengeance. Certes, dans le Traité théologico-politique figurent des analyses dont on peut retrouver des échos chez Locke, car les hommes établissent un pacte dans lequel chacun, entre autres choses, stipule et promet très fermement « de défendre le droit d’autrui comme si c’était le sien4 ». Mais si Spinoza se soucie également de la justice et de son application, il la distingue clairement de la vengeance. Tout comme l’injustice, la justice est un concept politique, qui ne peut être conçu en dehors d’un État. Elle désigne la volonté constante d’attribuer à chacun ce qui lui revient en vertu des décisions du droit commun5. La vengeance, en revanche, est un affect qui peut être conçu en dehors d’un État et qui relève du registre des passions tristes. Selon la définition XXXVII de l’Éthique IV, la vengeance [vindicta] est « le désir [cupiditas], qui nous excite par haine réciproque à faire du mal à qui pareillement affecté, nous a infligé un dommage ». Dans le Traité politique, l’accord de la multitude ne part pas d’un désir de justice – et pour cause : à l’état de nature, il n’y en a pas –, mais de vengeance. Et dès lors le rapprochement avec Locke, qui admet une justice naturelle, n’est guère pertinent. En dépit des apparences, l’hypothèse d’un ressort vindicatif à l’origine de l’État n’est pas une idée qui flotte dans l’air du temps. Spinoza ouvre donc bien une voie originale en présentant le désir de vengeance comme un principe d’accord de la multitude sur lequel l’État peut faire fonds, aux côtés de la crainte, de l’espoir ou de tout autre affect commun6.
10On peut alors s’interroger sur les raisons de cette innovation et sur les conditions qui l’ont rendue possible. L’introduction d’un nouveau motif passionnel présidant à l’accord de la multitude est consécutive au changement du statut et du mode de constitution de l’État dans le Traité politique qui entraînent un accroissement considérable du rôle dévolu aux affects. L’État ne résulte plus d’un contrat comme dans le Traité théologico-politique, mais d’une composition complexe de corps. Ce nouveau mobile est révélateur de sa nature même, de son principe de constitution et du mode de liaison des hommes qui s’accordent pour donner forme au corps politique sur la base de leurs affects. Bien plus que celui qui résulte de la crainte ou de l’espoir, l’accord né du désir de vengeance fait apparaître l’État pour ce qu’il est, à savoir le résultat d’une ligue ou d’une conspiration et non pas d’un contrat. Si l’État civil a pour origine la volonté d’une multitude désireuse de se venger, il ne se distingue pas, en effet, radicalement d’une ligue susceptible de se dissoudre dès lors que les factieux ont obtenu satisfaction. Est-ce à dire alors que l’État ne serait qu’une ligue plus puissante et les citoyens des conspirateurs ouverts ?
11Une telle conclusion n’aurait rien de scandaleux pour Spinoza, car il revendique lui-même cette filiation en montrant que l’accord de la multitude pour s’unir en société civile obéit aux mêmes motifs que ceux qui déterminent la formation d’une ligue. Dans le paragraphe 1 du chapitre VI, en effet, pour expliquer l’aspiration naturelle à la société civile liée aux affects communs, il renvoie expressément à l’article 9 du chapitre III où il était stipulé que « les hommes sont naturellement enclins à se liguer [conspirare], soit en raison <d’une espérance ou> d’une crainte commune, soit dans le désir de venger quelque dommage subi en commun ». Les mobiles qui président à l’accord de la multitude pour former un corps vengeur et un corps politique sont donc les mêmes. Spinoza n’établit pas au départ de différence de nature entre la constitution du corps politique et celle d’une conspiration. Certes, dans le paragraphe 9 du chapitre III, il est question d’une conspiration à l’intérieur d’une cité déjà constituée, alors que dans le paragraphe 1 du chapitre VI, il s’agit d’une conspiration en vue d’une cité qui n’est pas encore constituée. Dans le premier cas, la ligue se formait contre la cité, là elle se forme pour la cité.
12Néanmoins, ligue ou société civile ne sont pas d’une essence radicalement distincte ; elles obéissent au principe d’union et de composition des corps qui régit toute la physique de Spinoza7 : corps qui se pressent et s’empressent de se donner une forme ou qui se communiquent le même mouvement – ou la même émotion, si l’on se place non plus du point de vue physique mais mental. Dès lors, il n’est pas nécessaire de penser la formation du corps politique sur un modèle autre que celui de la formation d’un corps quelconque par composition et de l’imaginer comme un moment solennel où les hommes par contrat décident de transférer leur droit naturel à une instance supérieure. Le corps politique naît d’une union de corps qui convergent et concourent sous la pression de causes extérieures et qui sont parcourus par le même mouvement de crainte, d’espoir ou de soif de vengeance qu’ils se communiquent. Il n’y a donc pas de contrat ou d’engagement à l’origine de l’État, mais un concours d’affects, un mouvement de composition sous la pression de causes extérieures.
13Les contrats ou les engagements ne sont ainsi rien d’autre que des formes verbales ou écrites exprimant la communication et la conservation du même affect et ne durent que pour autant que ces affects perdurent, comme le fait valoir le paragraphe 12 du chapitre II8. Spinoza désacralise donc la formation de l’État. En somme, le corps politique n’est pas un empire dans un empire, il obéit au principe qui préside à la formation de tous les corps. Un État n’est qu’une ligue qui perdure ou qui se prolonge par d’autres moyens. C’est une conspiration complexe qui ne se distingue pas d’une simple ligue par une différence de nature, mais par une différence de degré. Ainsi, l’accord qui résulte de la vengeance révèle la nature profonde de l’union de la multitude et en apparaît comme le symptôme privilégié.
14À la différence des autres associations, cependant, le corps politique pour Spinoza ne se dissout jamais totalement. Il change de forme, mais n’est jamais aboli complètement. La raison en est que les motifs qui président à sa constitution demeurent malgré les discordes et les séditions, car la crainte de la solitude reste la plus forte. « Puisque personne dans la solitude n’est assez fort pour se défendre et se procurer tout ce qui est nécessaire à la vie –, il s’ensuit que les hommes aspirent par nature à la société civile, et ne peuvent jamais l’abolir complètement9. »
15Mais si le mobile de la vengeance a le mérite de faire saillir la nature conspiratrice de l’État, il ne paraît guère susceptible en revanche d’en faire saisir toute la spécificité. Il semble, en effet, incapable de rendre raison de sa pérennisation. Bien que dans les faits, tous les mobiles soient combinés, on voit mal cependant comment un État pourrait durer sur la base de la vengeance et se distinguer d’une ligue temporaire. Il semblerait ainsi que ce troisième moyen d’accorder les hommes n’ait pas l’efficacité des deux précédents et soit mal adapté à la constitution et à la conservation de l’État.
LE DÉSIR DE VENGEANCE : UN PRINCIPE POLITIQUE PROBLÉMATIQUE
16Construit sur le modèle d’une ligue vindicative, l’État risquerait fort d’être fragile et de se voir menacé par une surenchère de violences tant internes qu’externes et exposé à des représailles dévastatrices. Il lui faudrait sans arrêt réprimer la vindicte des citoyens et livrer bataille à l’ennemi. Dans ces conditions, il semble évident que l’usage de l’aspiration à la vengeance n’est pas un bon moyen pour l’État de gouverner et de garantir la paix et la sécurité. Comment pourrait-on alors concevoir de fonder un accord politique sur un affect aussi destructeur ?
17S’il existe des passions bonnes qui peuvent suppléer à la faiblesse de la raison, la vindicte, de l’aveu de Spinoza, n’en fait pas partie et de ce point de vue les trois types d’affects passionnels par lesquels la multitude veut être conduite ne se situent pas sur le même plan. L’espoir, en effet, est une passion qui marque la dépendance à l’égard des causes extérieures incertaines, mais c’est un affect joyeux, qui augmente la puissance d’agir. Selon la définition XII de l’Éthique III, « l’espoir [spes], est une joie inconstante qui naît de l’idée d’une chose future ou passée sur l’événement de laquelle nous avons quelque doute ». Certes, l’espoir, comme le rappelle l’explication, est toujours mêlé de crainte, car l’événement escompté est incertain. Il est empreint de ce fait d’une certaine tristesse. En tant que joie, l’espoir possède cependant une positivité et Spinoza le présente plutôt comme le moteur d’une multitude libre. « Une multitude libre est en effet conduite par l’espoir plus que par la crainte ; une multitude soumise, par la crainte plus que par l’espoir10. »
18Si elle est une passion triste, et partant moins favorable à la puissance d’agir que l’espoir, la crainte, cependant, n’est pas mauvaise en soi. Comme son contraire, elle est toujours un sentiment mêlé, car la tristesse qu’elle comporte est inconstante et n’exclut pas des lueurs d’espoir étant donné l’incertitude de l’événement. Spinoza n’affirme d’ailleurs jamais expressément que la crainte est mauvaise. Il dit que « les affects d’espoir et de craintenepeuventêtrebonspareux-mêmes11 » ; iladmetdoncqu’ilspuissent l’être indirectement, notamment lorsqu’ils viennent contrarier une joie excessive12. Cette thèse sera corroborée dans le scolie de la proposition LIV de l’Éthique IV : « Les hommes vivant rarement sous la dictée de la raison, ces deux affects, à savoir l’humilité et le repentir, ainsi que l’espérance et la crainte, présentent plus d’avantages que d’inconvénients ; et par suite puisqu’il faut pécher, plutôt pécher dans ce sens-là. » Et il ajoute plus bas : « La foule est terrible quand elle est sans crainte », preuve s’il en est que cet affect triste peut avoir des vertus en modérant les excès.
19En revanche, la vengeance ne peut jamais être bonne et Spinoza ne l’inclut pas dans la liste des affects qui contiennent la foule. En tant qu’elle est animée par un esprit de haine, la vengeance est toujours mauvaise. Si la crainte et l’espoir peuvent indirectement être bons, ce n’est pas le cas de la haine. Selon la proposition XLV d’Éthique IV, « la haine ne peut jamais être bonne » et Spinoza prend soin de préciser dans le corollaire I, que « l’envie, la moquerie, la mésestime, la colère, la vengeance, et tous les autres affects qui se rapportent à la haine, ou bien en naissent sont mauvais ». On ne peut être plus clair, la vindicte est mauvaise. Dès lors, il est possible de se demander si un État n’aurait pas tort de vouloir exploiter le désir de se venger.
20Avant toute chose, il faut noter que Spinoza ne prend pas en considération toutes les aspirations particulières à la vengeance, mais se focalise seulement sur celles qui ont trait à un dommage subi en commun. Autrement dit, il exclut tout accord de la multitude fondé sur des motifs de vengeance personnelle, il ne retient que le cas d’un dol collectif (comme une tentative d’extermination d’une race, d’exploitation ou de dépouillement d’une classe au profit d’une minorité) ou celui d’un dommage individuel à travers lequel l’ensemble d’une communauté se trouve menacé et lésé. Cela restreint donc le champ des mobiles vindicatifs qui président à l’accord.
21Mais que l’injure soit commune ou non et que l’on veuille se venger collectivement, se venger seul ou venger autrui ne change rien à l’affaire : la vengeance n’est pas bonne. On pourrait ainsi lui appliquer ce que Spinoza dit à propos de l’indignation au chapitre XXIV de l’Éthique IV, elle « se donne l’air d’une espèce d’équité, on vit pourtant sans loi là où il est permis à chacun de porter jugement sur les actes d’autrui et de venger son droit ou bien celui d’autrui [suum vel alterius jus vindicare licet] ». Comment ce qui est la négation de la loi pourrait-il donner lieu à des lois ? Dans ces conditions, l’État ne semble pas fondé à prendre appui sur un tel principe. Est-ce à dire qu’une telle entreprise soit illégitime ? Une telle conclusion serait pour le moins hâtive voire erronée, car ce qui est mauvais n’est pas pour autant illégitime.
22En effet, il en va des États comme des individus humains. Qu’ils soient régis par le désir aveugle ou la raison, ils persévèrent dans leur être par un droit souverain de nature. Ils agissent donc toujours à bon droit, c’est-à-dire autant que le leur permet leur puissance, et à ce titre il n’y a rien d’illégitime à ce qu’ils se fondent sur le désir de vengeance de la multitude. Spinoza présente d’ailleurs expressément la vengeance comme un droit, notamment dans le scolie II d’Éthique IV, XXXVII :
C’est par le souverain droit de nature que chacun juge de ce qui est bon et mauvais et veille à son intérêt selon son propre tempérament […] et se venge [vindicat] […].
23Ce droit est certes plus imaginaire que réel, car chacun ne relève de son propre droit que dans la mesure exacte où il a le pouvoir de repousser des forces contraires et de venger comme il l’entend un dommage subi, ainsi que le fait valoir le paragraphe 9 du Traité politique II. Il y a donc pour chacun un droit de vengeance, qui s’étend jusqu’aux limites de sa puissance. La constitution d’un corps politique n’abolit pas ce droit de vengeance, mais le communique à la société. La société, nous dit Spinoza dans le même scolie II d’Éthique IV, XXXVII, doit « revendiquer pour elle-même le droit qu’a chacun de se venger ». Comme tous les droits, le droit naturel de se venger n’est pas supprimé mais conservé à l’État civil où le souverain peut en faire usage et l’exercer comme il l’entend, dans les limites de sa puissance. Ce pouvoir de se venger est d’ailleurs l’une des prérogatives qui manifestent son autorité et son indépendance. C’est notamment l’un des signes que Spinoza fait valoir dans le Traité théologico-politique pour témoigner du fait que les États de Hollande sont restés souverains malgré l’existence de comtes à leur tête13.
24Certes, il faut distinguer l’État qui gouverne à bon droit de l’État le meilleur, qui est institué suivant le commandement de la raison et qui dispose d’une puissance supérieure, comme le fait valoir Spinoza dans le paragraphe 1 du chapitre V. De ce point de vue, un État justicier qui rend à chacun ce qui lui est dû dans un esprit d’équité et sans haine est indéniablement supérieur à un État vengeur qui châtie avec cruauté. Il n’en reste pas moins que la vengeance est légitime, comme peuvent l’être toutes les passions tristes, dans la mesure où elle est l’expression du droit naturel. Il est clair, toutefois, qu’elle n’est pas la marque d’une force d’esprit et qu’un État qui prend appui sur elle mérite à peine le nom d’État, car il est au plus bas degré de sa puissance et s’apparente davantage à un désert qu’à une communauté en paix. Est-ce à dire alors qu’une union basée sur une aspiration commune à la vengeance soit le propre des États impuissants et qu’il faille dans la mesure du possible s’en abstenir pour lui préférer la crainte ou l’espoir, à défaut de la raison ? La question se pose de savoir comment un État pourrait réellement se fonder sur un tel affect et développer un art de gouverner évitant les aléas liés au risque de surenchère et de tyrannie. Autrement dit, peut-il y avoir en politique un bon usage de l’aspiration à la vindicte ?
DU BON USAGE DU DÉSIR DE VENGEANCE : LA DISTINCTION ENTRE DESIDERIUM ET CUPIDITAS
25Tel qu’il présente son propos dans le paragraphe 1 du chapitre VI, Spinoza semble pencher pour l’affirmative, car il admet sans état d’âme aucun que l’État doit, à défaut de pouvoir conduire les hommes par la raison, les gouverner par un affect commun quelconque (aliquo affectu). S’il préfère l’espoir à la crainte, jamais il ne déclare que l’aspiration commune à la vengeance est un mobile d’union inférieur aux deux autres et que cet affect n’est pas susceptible d’être bien utilisé. Pour comprendre véritablement sa thèse, il est nécessaire d’analyser la nature exacte de l’affect dont il est question. Il faut noter d’abord que Spinoza ne fait pas allusion à la vindicte en tant que telle ni même à un désir de vengeance entendu comme cupiditas, mais à un desiderium. Les différents traducteurs rendent généralement ce terme par « désir14 », ce qui ne restitue pas la distinction entre cupiditas et desiderium.
26Quel que soit l’objet sur lequel il porte, le desiderium est présenté dans l’Éthique comme une espèce de tristesse liée à l’absence d’une chose que nous aimons ou que nous voudrions avoir : « Cette tristesse en tant qu’elle regarde l’absence de ce que nous aimons, s’appelle desiderium15. » Le terme de desiderium est difficile à traduire et sans doute l’expression de souhait frustré employée par Charles Appuhn en rend mieux l’esprit que le terme de regret employé par Caillois ou Pautrat. Dans le cas qui nous occupe, parler d’un souhait ou d’un désir frustré de vengeance est plus intelligible que de parler d’un regret de vengeance ou alors il faudrait une longue périphrase et évoquer le regret de ne pas pouvoir se venger. Le desiderium implique certes une forme de regret, mais ce terme est trop marqué par une connotation temporelle liée au passé et ne restitue pas assez la dimension du souhait qui est tourné vers l’avenir et à qui l’avenir a tourné le dos. Spinoza en donne une définition plus précise dans l’Éthique III16 :
Le desiderium est le désir ou appétit d’être maître d’une chose, qu’alimente le souvenir de cette chose, et que contrarie à la fois le souvenir d’autres choses qui excluent l’existence de la chose souhaitée.
27Le desiderium est donc un affect complexe qui combine trois déterminations, le souvenir de la chose aimée, le souvenir des causes qui excluent son existence et le désir présent de la posséder et d’en être maître à l’avenir.
28Le desiderium n’est certes pas radicalement différent de la cupiditas ; comme tout affect, il est une forme de désir ou d’appétit et c’est pourquoi il n’est pas totalement faux de parler de désir de vengeance, comme le font la plupart des traducteurs. Néanmoins, cela se paie d’une déperdition de sens et d’un risque d’erreur. À la différence de la cupiditas en général, le desiderium exprime la tension entre l’aspiration à une chose et les obstacles qui empêchent effectivement de la réaliser. C’est pourquoi il apparaît comme une aspiration contrariée ou un souhait frustré, qui demeure en attente de satisfaction.
29Le fait que Spinoza évoque un desiderium de vengeance plutôt qu’une cupiditas n’est pas anodin et les raisons de ce choix terminologique sont parfaitement logiques. Le desiderium est un désir de maîtriser ou de posséder une chose dont le souvenir est en même temps vivace comme si elle était présente et réfréné par des images qui excluent son existence. Appliqué à la vengeance, le souhait frustré est un désir de faire payer un dommage, contrarié par la représentation de causes qui excluent sa satisfaction. On peut comprendre alors que le desiderium, le souhait frustré de tirer vengeance, conduise les hommes à s’unir et à s’associer, car l’association apparaît de nature à réaliser le projet et à faire disparaître la représentation de causes qui s’y opposent. Si la vengeance est mauvaise, en revanche le desiderium en tant que tel n’est pas mauvais en soi, il peut être indirectement bon. Il ne faut donc pas confondre la vindicte en elle-même avec le desiderium de venger une offense subie en commun. C’est pourquoi il est intéressant de constater que Spinoza ne parle pas de cupiditas mais de desiderium. En effet, si l’on en croit la définition XXXVII de l’Éthique III, la vindicte prise comme cupiditas nous excite par haine réciproque à faire du mal à celui qui nous a causé du tort. Elle est donc toujours mauvaise. Spinoza insiste sur le fait que la règle de vie correcte est de vaincre la haine par l’amour ou la générosité et non de la compenser par une haine réciproque17. C’est pourquoi, dans le scolie d’Éthique V, X, il préconise, pour graver cette règle dans notre mémoire, de « penser aux offenses que se font couramment les hommes, les méditer souvent, ainsi que la manière et le moyen de les repousser au mieux par la générosité ». Si cette règle de vie est difficile à appliquer, il est clair en tout cas qu’il faut s’efforcer de renoncer à la vengeance en tant que désir en acte, cupiditas, de faire du mal. « Qui veut se venger des offenses par une haine réciproque, vit à coup sûr misérablement18. »
30En revanche, la vengeance en tant que souhait frustré n’est pas directement bonne, mais peut l’être indirectement. Le desiderium de vengeance est, d’un certain point de vue, le contraire de la cupiditas de vengeance. En tant qu’il est un souhait frustré, le desiderium implique en effet que l’acte vindicatif ne se fasse pas, car une détermination externe vient le contrarier, alors que la cupiditas implique qu’il se fasse, car une détermination interne le pousse à l’accomplir. Rappelons-le, la cupiditas est « l’essence même de l’homme en tant qu’on la conçoit comme déterminée, par suite d’une quelconque affection d’elle-même à faire quelque chose19 ». Suite à un empêchement, le desiderium suppose donc une détermination à ne pas se faire vengeance, tandis que la cupiditas suppose une détermination à se faire vengeance. En tant que l’action de faire du mal à autrui n’est pas accomplie, le desiderium, contrairement à la cupiditas, reste inoffensif et ne peut être considéré comme absolument mauvais.
31Non seulement il n’est pas directement nocif, mais il peut être indirectement bon pour deux raisons au moins. D’une part, cet affect n’est pas seulement un appoint à l’union politique de la multitude et ne sert pas uniquement à l’amorcer. Il est aussi un ciment puissant pour la conserver, car pour pouvoir être satisfait il conduit les hommes à supporter d’une âme égale des conditions de vie rudes et à se plier à des règles pénibles. L’État a donc tout intérêt à l’exploiter, car cet affect donne la persévérance dans l’obéissance que l’inconstance de l’espoir et de la crainte ne peut pas toujours garantir de manière aussi efficace. C’est ce qui ressort de l’exemple, donné par Spinoza dans l’Éthique IV, chap. XIII, des enfants et des adolescents « qui ne peuvent plus supporter d’une âme égale les réprimandes de leurs parents se réfugient dans le service militaire, préfèrent les inconvénients de la guerre et l’autorité d’un tyran aux avantages domestiques et aux admonestations parentales, et supportent qu’on leur impose n’importe quel fardeau, pourvu qu’ils se vengent de leurs parents20 ».
32D’autre part, le desiderium de vengeance peut être indirectement bon s’il est utilisé au service de la justice. S’il faut repousser les offenses avec générosité, cela n’implique pas pour autant de tendre la joue gauche à celui qui a frappé la droite. Dans le chapitre VII du Traité théologico-politique, en effet, Spinoza insiste sur le fait que ce précepte christique ne vaut que pour les temps d’oppression où il est impossible de faire régner la justice et où il ne sert à rien de riposter à la violence par la violence, car il y aura une surenchère plus préjudiciable à chacun que l’offense première. En revanche, dans les cités de droit, il est du devoir de chacun de faire respecter la justice et de demander la sanction des préjudices subis.
Cet enseignement du Christ et de Jérémie – de supporter l’injustice et de céder en tout aux impies – ne vaut que là où la justice est négligée et pour les temps d’oppression, mais non pas dans un État bien réglé. Bien plutôt, dans un État bien réglé où la justice est défendue, chacun est tenu, s’il veut être juste d’exiger réparation devant le juge (Lév 5 : 1) des injustices subies : cela non par vengeance [vindictam] (Lév 19 : 17-18), mais dans l’intention de défendre la justice et les lois de la patrie et pour que la méchanceté ne soit pas avantageuse aux méchants. Toutes choses qui s’accordent parfaitement avec la raison naturelle21.
33Si Spinoza considère la vengeance comme contraire à la raison et à la justice, en revanche le desiderium de vengeance peut être compatible avec elles et constituer un puissant auxiliaire à leur service, en tant qu’il reste de l’ordre d’un souhait frustré sans passage à l’acte. De ce point de vue, le souhait frustré de venger une offense subie en commun peut être le versant passionnel du désir de justice et constituer l’imitation d’une conduite conforme à la raison. En ce sens, il peut être un moteur et un ressort de la justice. En effet, l’acte de punir un dommage subi en commun qui relève de l’État et qui constitue le but visé par la multitude offensée n’a en soi rien de mauvais. Pris en lui-même, il est l’expression d’une puissance et d’une vertu. Aucune action considérée en soi-même n’est bonne ni mauvaise, elle ne le devient qu’à proportion des affects actifs ou passifs qui la déterminent, comme le démontre l’Éthique IV, LIX. « À toutes les actions auxquelles nous détermine un affect qui est une passion, nous pouvons être déterminés sans lui par la raison. » Il en va ainsi de l’acte de punir comme de l’acte de frapper auquel Spinoza se réfère dans le scolie de cette proposition :
L’action de frapper, en tant qu’on la considère physiquement, et si nous prêtons attention seulement au fait qu’un homme lève le bras, ferme la main et meut avec force tout son bras vers le bas est une vertu, qui se conçoit par la structure du corps humain. Si donc un homme poussé par la colère ou bien la haine, est déterminé à fermer la main ou à mouvoir son bras, cela a lieu, comme nous l’avons montré dans la deuxième partie parce qu’une seule et même action peut se trouver jointe à n’importe quelles images des choses ; et par suite, nous pouvons être déterminés à une seule et même action aussi bien par les images des choses que nous concevons confusément que de celles que nous concevons clairement et distinctement. Il appert donc que tout désir qui naît d’un affect qui est une passion ne serait d’aucun usage si les hommes pouvaient être conduits par la raison.
34L’acte de frapper est un seul et même geste, qui est tour à tour une passion ou une action, selon qu’il est joint à l’image de la vengeance ou à celle de la justice.
35Mais peu importe à l’État que l’acte de punir soit le résultat du désir de justice ou d’un souhait frustré de vengeance du moment que le bourreau derrière lequel se cachent les citoyens agit conformément à la loi. L’État fait usage d’un désir né d’un affect passif, le desiderium de vengeance, pour produire un effet qui est analogue en acte à celui d’un affect actif, le désir de justice. Comme le rappelle le scolie, ce souhait frustré ne serait d’aucun usage si les hommes pouvaient être conduits par la raison. Mais tel n’est pas le cas. À défaut du désir actif de justice, il faut donc utiliser la forme passionnelle de la vengeance. Ce desiderium de vengeance n’a donc rien de mauvais et loin de chercher à perpétuer la frustration, il est bon au contraire de le satisfaire. C’est ce qui ressort du scolie d’Éthique III, XXXIX : « Par bien j’entends ici tout genre de joie, et de plus tout ce qui y contribue, et surtout ce qui donne satisfaction au desiderium quel qu’il soit. » On ne peut être plus clair : satisfaire le desiderium, quelle que soit sa nature, est un bien.
36En définitive, un accord affectif de la multitude basé sur le désir de venger un dommage subi en commun peut sans contradiction déboucher sur la constitution d’un corps politique stable, pour peu que l’on comprenne la nature du desiderium et qu’on ne le confonde pas avec la vindicte en acte et son cortège de destruction. C’est de cette passion complexe, aussi bien que de la crainte et de l’espoir, que peuvent naître le droit collectif et la justice à défaut d’être le produit de la raison. Paradoxalement, la frustration a une positivité, car c’est précisément en tant que le désir de se venger est inassouvi qu’il peut fédérer la multitude et conduire à l’institution de lois communes pour se protéger et réparer les dommages subis. La fascination actuelle pour le concept d’indignation, que Spinoza ne présente jamais comme une vertu en soi, ne doit donc pas occulter le rôle politique majeur de ce desiderium de vengeance, en tant qu’il exprime la souffrance impuissante d’une multitude lésée, en attente de réparation. Le desiderium, défini comme tristesse liée à l’absence de ce que nous aimons, peut ainsi devenir un moteur de l’histoire et mettre la multitude en marche à la recherche d’une satisfaction.
37En introduisant ce nouveau motif d’union dans le Traité politique, Spinoza poursuit donc le recyclage des affects tristes en politique et les met au service d’une plus grande puissance, pour la plus grande joie de tous.
Notes de bas de page
1 Traduction modifiée (en italique).
2 Voir Deuxième Traité du gouvernement civil, chap. II, § 7-8.
3 Voir Deuxième Traité du gouvernement civil, chap. IX, 127, trad. Bernard Gilson, Paris, Vrin,
1977.
4 TTP, XVI, § 5, p. 511, G III, p. 191.
5 Voir TP, II, 23.
6 Les commentateurs dans leur ensemble ont passé sous silence ce point et ont totalement négligé cet affect que Spinoza prend pourtant soin de citer nommément. Certes, il existe d’autres affects communs susceptibles d’unir la multitude en corps, comme l’indignation, sur laquelle Alexandre Matheron a attiré l’attention dans son article « L’indignation et le conatus de l’État spinoziste » (dans Études sur Spinoza et les philosophies de l’âge classique, Lyon, ENS Éditions, 2011, p. 218-229). Toutefois, ce n’est pas l’indignation (Indignatio) comme haine pour quelqu’un qui a fait du mal à autrui (voir E, III, définitions des affects, XX) qui est ici mentionnée, mais le desiderium, qui est un autre affect (voir E, III, définitions des affects, XXXII) sur lequel il nous faudra revenir. Du reste cela s’explique car si l’indignation qui fédère la multitude peut amorcer un nouvel accord politique, elle est davantage évoquée par Spinoza aux paragraphes 4 et 6 du chapitre IV pour expliquer la destruction des États que pour comprendre leur institution et leur conservation.
7 Voir dans l’Éthique II la définition des corps composés qui suit la proposition XIII : « Quand un certain nombre de corps de même grandeur ou de grandeur différente, sont pressés par les autres de telle sorte qu’ils s’appuient les uns sur les autres ou bien s’ils sont en mouvement, à la même vitesse ou à des vitesses différentes, qu’ils se communiquent les uns aux autres leurs mouvements selon un certain rapport précis, ces corps nous les dirons unis entre eux, et nous dirons qu’ils composent tous ensemble un seul corps ou Individu, qui se distingue de tous les autres par cette union entre corps. »
8 « Un engagement par lequel on a promis de façon purement verbale de faire telle ou telle chose dont on pouvait s’abstenir de par son droit, ou inversement, ne demeure valable qu’aussi longtemps que la volonté de celui qui s’est engagé ne varie pas. Celui en effet qui a le pouvoir de se délier d’un engagement n’a pas en réalité cédé de son droit : il n’a donné que des mots. Si donc, étant juge de soi par droit de nature, il a lui-même jugé – avec raison ou même à tort, car l’erreur est humaine – que d’un engagement pris suivra plus de dommage que d’avantage, c’est en vertu d’une opinion qui lui est propre qu’il estimera devoir se délier de son engagement, et (par l’article 9 de ce chapitre, ) il s’en déliera alors par droit de nature. »
9 TP, VI, 1.
10 TP, V, 6.
11 E, IV, XLVII.
12 Ibid., démonstration.
13 « Quant aux États de Hollande, jamais à ce qu’on sache ils n’eurent de rois. Ils eurent seulement des comtes auxquels le pouvoir d’État ne fut jamais transféré. En effet, comme les États souverains de Hollande, l’ont rendu eux-mêmes officiel dans une apologie publiée à l’époque du comte de Leicester, ils se sont toujours réservé l’autorité de rappeler ces comtes à leur devoir et ils ont toujours conservé assez de pouvoir pour défendre leur autorité et la liberté des citoyens, pour tirer vengeance des comtes s’ils tombaient dans la tyrannie, et pour les tenir de façon qu’ils ne puissent rien exécuter sans l’autorisation et l’approbation des États. » TTP, XVIII, 10, p. 603.
14 C’est le cas de la traduction d’Émile Saisset, révisée par Laurent Bove, qui parle d’un « désir de se venger de quelque dommage » (Traité politique, trad. Émile Saisset, Paris, Livre de poche, 2002, VI, § 1, p. 164) ; c’est le cas de celle de Madeleine Francès, qui mentionne, aux côtés de la crainte et de l’espoir, « le désir de venger quelque préjudice subi par tous » (Traité de l’autorité politique, trad. Madeleine Francès, Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], p. 952), mais aussi de celle de Charles Appuhn ou de Pierre-François Moreau, qui font allusion au « désir de tirer vengeance » (Traité politique, trad. Charles Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 41 ; Traité politique, trad. Pierre-François Moreau, Paris, Réplique, 1979, VI, § 1, p. 59). Sylvain Zac fait également état « d’un désir commun de venger un dommage subi » (Traité politique, trad. Sylvain Zac, Paris, Vrin, 1968, p. 89). Bernard Pautrat, plus récemment, mentionne à son tour « le désir commun de se venger de quelque dommage subi en commun » (Traité politique, trad. Bernard Pautrat, Paris, Allia, 2013, p. 63). Charles Ramond évite de confondre sous le même vocable de désir le desiderium et la cupiditas et parle de « l’impatience de venger quelque dommage subi en commun », mais ce terme d’impatience n’est pas très adéquat pour deux raisons. D’une part, il risque d’introduire une confusion avec le passage du chapitre XIII de l’Éthique IV, où Spinoza évoque ceux qui critiquent les vices des hommes et qui, l’âme impatiente, préfèrent aller vivre avec les bêtes et où il emploie l’expression animi impatientia et non pas le mot desiderium. D’autre part, il occulte le fait que le desiderium est un affect qui possède une définition bien précise chez Spinoza.
15 E, III, XXXVI, scolie.
16 Voir Définitions des affects, XXXII.
17 E, IV, XLVI.
18 E, IV, XLVI, scolie.
19 E, III, Définitions des affects, I. Nous soulignons.
20 Nous soulignons. Dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live, II, XXVIII, Machiavel faisait également valoir le caractère tenace et sans relâche du désir de vengeance qui amène à tout sacrifier en vue d’être satisfait : « Car qu’un homme soit grièvement offensé, soit par un État, soit par un autre homme, et qu’il ne reçoive pas la réparation à laquelle il doit s’attendre, s’il vit sous une république, la ruine même de sa patrie, dût-elle être la suite de sa vengeance, ne l’arrêtera pas dans ses projets ; et s’il est né sous un prince, pour peu qu’il ait de l’élévation dans l’âme, il ne goûtera aucun repos qu’il ne soit à bout de se venger. »
21 TTP, VII, p. 293 ; G III, p. 104.
Notes de fin
i Une version plus brève de ce texte a été publiée en espagnol sous le titre « El deseo (desiderium) de venganza como fundamento del cuerpo politico », dans Diego Tatián (dir.), Spinoza séptimo coloquio, Cordoba, Brujas, p. 281-294, et reprise en français dans la revue Théologie et philosophie, 147, 2015 [II. TP, I, 5].
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