Chapitre IV. Vers le corps politique : des attributs communicables aux notions communes ou les fondements d’une pensée du commun
p. 65-79
Texte intégral
1Depuis le grand livre d’Alexandre Matheron, il est fréquent d’insister sur l’idée de communauté chez Spinoza et de mettre l’accent sur sa dimension éthique et politique pour nourrir le débat contemporaini1. Mais ce point de vue anthropocentré ne doit pas faire oublier que le fondement de toute puissance doit être cherché dans la substance et que l’idée du commun ou d’un commun n’est pas intelligible si elle est rapportée à une sphère anthropologique coupée de ses prémisses ontologiques.
2La tendance actuelle à penser la politique comme une sphère à part, sans référence à la partie I de l’Éthique ou aux démonstrations synthétiques qui en sont données à titre de rappel au chapitre II du Traité politique, empêche parfois de se poser la question de savoir ce qui fait qu’il y a du commun d’un point de vue ontologique. Quelles sont au juste les conditions de possibilité d’un être commun ou d’une communauté ? Avant même de se lancer à la recherche de moyens éthiques ou politiques pour que cette communauté soit un corps conduit comme par un seul esprit, il est nécessaire de comprendre par quoi et pourquoi il y a du commun. Très vite la tentation est forte de régler la question en exhibant la théorie des notions communes et leur enracinement physique dans la convenance des corps. C’est oublier que cette théorie est tardive dans la pensée de Spinoza et qu’elle ne va pas de soi.
3C’est pourquoi il est nécessaire de se pencher sur l’origine du commun et sur la manière dont Spinoza s’est efforcé de la penser par rapport à ses prédécesseurs. L’existence du commun est, en effet, problématique non seulement dans la sphère anthropologique où les divergences se font jour, mais aussi dans la sphère ontologique où les différences de nature ont cours, différence entre l’homme et Dieu, ou plus généralement entre le mode et la substance. Dès lors la question du commun porte à la fois sur la possibilité d’une communauté entre les hommes et sur la possibilité d’une communauté entre les hommes et Dieu.
LA DISTINCTION ENTRE LE COMMUNICABLE ET L’INCOMMUNICABLE
4Si tout est en Dieu et ne peut sans lui ni être ni se concevoir, il est clair que ce qui est commun est ce qui a été donné par Dieu, puisque toute puissance vient de lui. La communauté modale s’enracine donc nécessairement dans les attributs divins. Il faut qu’il y ait dans ces attributs une puissance de produire le commun, d’assurer non seulement le lien entre les hommes, mais aussi entre les hommes et Dieu. La communauté semble donc présupposer une forme de communication ou de communicabilité. C’est du moins ce que les théologiens ont été amenés à penser. Il faut, en effet, d’une certaine manière que les attributs de Dieu et sa nature puissent se communiquer pour pouvoir penser l’homme à l’image de Dieu et fonder des liens d’amour.
5Néanmoins, tout ne peut être communicable en vertu de la différence de nature entre le créateur et la créature. Il faut donc distinguer en Dieu ce qui est communicable et la manière de le communiquer, d’avec ce qui est incommunicable, à proprement parler. Cette distinction est déjà présente chez Thomas d’Aquin, notamment dans la Somme contre les Gentils, où le saint docteur fait observer que, contrairement aux idolâtres qui l’imposent à des morceaux de bois ou à des pierres, le nom de Dieu est incommunicable à toute chose2. Pour l’Aquinate, il est nécessaire de bien connaître la nature des choses pour déterminer si leurs attributs sont communicables ou incommunicables. C’est ce qui ressort du chapitre 50 du livre I :
Quiconque connaît une nature, sait si cette nature est communicable : celui-là ne connaîtrait pas parfaitement la nature de l’animal qui ignorerait qu’elle est communicable à plusieurs. Or la nature divine est communicable par similitude. Dieu sait donc de quelles manières les choses peuvent être semblables à son essence3.
6Il importe donc de bien cerner la nature des choses pour discerner le communicable de l’incommunicable.
7C’est pourquoi les théologiens chrétiens en sont venus à distinguer les attributs communicables de Dieu des attributs incommunicables. Les attributs incommunicables sont ceux que nous ne partageons pas avec lui ; ils découlent de sa nature transcendante au monde et lui sont propres. Bien que la liste varie en fonction des théologiens, dans cette première catégorie figurent, par exemple, l’aséité, la simplicité, l’immensité. Ces attributs sont exprimés soit de façon positive : omnipotence, omniscience, omniprésence, éternité, immuabilité, soit de façon négative : le pouvoir de Dieu est sans limite, son savoir n’a pas de fin, il n’est limité ni par le temps ni par l’espace, il ne change pas.
8Les attributs communicables sont ceux que nous avons en commun avec Dieu. Ils découlent de son immanence au monde et bien qu’il en soit l’auteur et qu’il les possède de façon éminente, ils sont partageables avec les créatures. Dans cette catégorie figurent des attributs comme l’amour, la miséricorde ou la justice. Si les attributs incommunicables n’offrent aucune analogie avec les choses créées et soulignent l’absoluité de l’Être de Dieu, les attributs communicables témoignent de l’existence d’une communication entre le créateur et ses créatures et de la possibilité d’une analogie.
9Bien qu’elle n’ait pas été approuvée par les luthériens, cette distinction est également courante dans la théologie réformée. Elle figure notamment chez les professeurs de Maastricht et de Leyde, comme Heereboord, qui la reprend à son compte dans les Meletemata et la Pneumatica. Au début des Meletemata, Heereboord traite de la relation entre les personnes dans la Trinité et les attributs communicables et incommunicables4. Dans la Pneumatica, il divise expressément les attributs de Dieu en communicables et incommunicables5 et il estime que les attributs communicables, comme la bonté, peuvent parfois être retrouvés dans les créatures et que les attributs incommunicables, comme l’éternité, au contraire, ne s’y trouvent pas6.
10Qu’il l’ait lue chez Heereboord ou chez d’autres auteurs, Spinoza connaissait cette distinction puisqu’il y fait allusion dans les Pensées métaphysiques :
Voilà ce que j’avais décidé de dire au sujet des attributs de Dieu, parmi lesquels je n’ai, jusqu’ici, établi aucune division. Pour celle qui se trouve maintes fois dans les Auteurs, je parle de ceux qui divisent les attributs de Dieu en incommunicables et communicables, pour dire la vérité, elle me semble plus nominale que réelle7.
11Certes, Spinoza se démarque de ses prédécesseurs et propose une division des attributs qui lui est propre8. Cependant, la réserve qu’il effectue n’invalide pas pour autant la distinction entre attributs communicables et incommunicables, car dire qu’elle semble plus nominale que réelle ne signifie pas qu’elle n’a aucune réalité. Cette division, néanmoins, est sujette à caution et soulève des difficultés relevées par les théologiens eux-mêmes. On peut lui reprocher premièrement de diviser l’Être de Dieu en deux parties : Dieu en tant qu’Être absolu, tel qu’il est en lui-même, et Dieu en tant qu’Être personnel, tel qu’il est en relation avec ses créatures. Cette manière d’envisager Dieu n’aboutit pas à une conception unitaire et harmonieuse des attributs divins. Ce n’est sans doute pas cela qui gêne Spinoza dans les Pensées métaphysiques, puisqu’il divise lui-même les attributs en deux catégories après avoir écarté la distinction chère aux auteurs entre attributs communicables et incommunicables :
Il y a des attributs de Dieu qui expliquent son essence active ; il y en a d’autres qui n’exposent rien de son action mais bien son mode d’existence. De ce dernier genre sont l’unité, l’éternité, la nécessité, etc. Du premier la connaissance, la volonté, la vie, l’omnipotence, etc.9.
12Spinoza, cependant, n’opérera plus cette division dans l’Éthique, probablement dans un souci d’éviter des partitions susceptibles de compromettre l’unité de Dieu et d’introduire des distinctions entre l’essence et l’existence qui n’ont pas lieu d’être.
13Deuxièmement, cette distinction entre attributs communicables et incommunicables est confuse et discutable, sans de plus amples précisions. D’un côté, on peut dire de chaque attribut qu’il est communicable, dans la mesure où il existe des traces en l’homme de ces prétendus attributs incommunicables de Dieu. De l’autre, on peut dire au contraire que tout attribut est incommunicable dans la mesure où aucune des perfections divines n’est communicable dans la perfection infinie telle qu’elle existe en Dieu. C’est dans ce sens que s’opère la critique de Spinoza. L’argument qu’il avance pour écarter la division entre attributs communicables et incommunicables consiste, en effet, à dire que « la science de Dieu ne concorde pas plus avec la science humaine que le Chien, signe céleste, avec le chien qui est un animal aboyant, et peut-être lui ressemble-t-elle encore moins10 ». En somme, il n’y a pas analogie, mais simple homonymie entre la science humaine et la science divine. C’est pourquoi Spinoza dit que la distinction est plus verbale que réelle. En effet, quand on parle d’attributs communicables, à propos de la science divine et humaine, on emploie le même mot pour désigner en réalité des choses sans commune mesure de sorte qu’on peut se demander si les attributs de Dieu ne sont pas en réalité incommunicables.
14Néanmoins, dans ses œuvres de jeunesse, Spinoza ne récuse pas la division entre attributs communicables et incommunicables. On en trouve des traces aussi bien dans les Pensées métaphysiques que dans le Traité de la réforme de l’entendement. Au chapitre X de la partie II des Pensées métaphysiques, l’auteur considère ainsi que l’éternité est communicable au Christ et incommunicable aux créatures :
Nous répondons donc qu’il est très faux que Dieu puisse communiquer son éternité aux créatures ; et que le fils de Dieu n’est pas une créature mais est comme le père, éternel. Quand donc nous disons que le père a engendré le fils de toute éternité, nous voulons dire seulement qu’il a toujours communiqué au fils son éternité11.
15Il est vrai que l’appendice aux Principes de la philosophie de Descartes est sujet à caution, car l’auteur ne s’y exprime pas forcément en son nom propre, si l’on en croit la préface rédigée par Louis Meyer. Néanmoins cet argument ne saurait être utilisé pour nier la présence chez Spinoza de la division entre le communicable et l’incommunicable, car elle figure également dans le Traité de la réforme de l’entendement. Il faut, en effet, remarquer que dans le paragraphe 1 du prologue, lorsque Spinoza se réfère à la recherche d’un bien suprême susceptible de lui procurer une joie continue et souveraine et dont la jouissance pourrait être partagée avec le plus d’hommes possibles, il ne parle pas d’un bien commun, mais d’un bien communicable de soi : « je résolus finalement de chercher s’il y avait quelque chose qui serait un bien véritable capable de se communiquer [quod verum bonum et sui communicabile esset] ».
16La formule sui communicabile peut s’entendre en deux sens : elle peut renvoyer à un bien qui se communique à moi et à un bien partageable avec les autres. Dans le premier cas, l’accent est mis sur l’aptitude de ce bien à se transmettre à moi, sur son accessibilité ; dans le second, l’accent est mis sur sa dimension communautaire. Autrement dit, il s’agit de penser à la fois sa communicabilité et sa communauté. Les deux dimensions sont présentes dans le Traité de la réforme de l’entendement. Comme ce bien suprême réside dans la jouissance d’une nature supérieure définie comme connaissance de l’union de l’esprit avec la nature tout entière, la question se pose effectivement de savoir si un tel bien est capable de se communiquer, c’est-à-dire s’il est possible d’acquérir cette nature supérieure ou si elle est au contraire inaccessible. Comme le bien souverain est « d’arriver à jouir, avec d’autres individus s’il se peut, de cette nature supérieure12 », il s’agit également de savoir s’il est possible de partager ce bien et de le communiquer à d’autres.
17Dans le Traité de la réforme de l’entendement, Spinoza pense donc le bien commun en termes de communicabilité : il faut que le vrai bien se fasse sentir et que les autres puissent le ressentir. C’est pourquoi il met l’accent sur la nécessité de bien communiquer : il faut être capable d’entendre droitement ce qu’est le bien suprême et de le faire entendre à d’autres. Ainsi la communicabilité repose sur une communication.
18Cette exigence est même la première des trois règles de vie qui définissent la conduite à suivre pendant la recherche du souverain bien :
I. Mettre nos paroles à la portée du vulgaire [ad captum vulgi loqui] et faire d’après sa manière de voir tout ce qui ne nous empêchera pas d’atteindre notre but : nous avons beaucoup à gagner avec lui pourvu qu’autant qu’il se pourra, nous déférions à sa manière de voir et nous trouverons ainsi des oreilles bien disposées à entendre la vérité13.
19Cette règle prescrit de parler selon la compréhension de la foule [ad captum vulgi loqui] et de se mettre à sa portée non pas de façon démagogique mais pédagogique. Il s’agit de se conformer autant que possible à la manière de penser et d’agir des hommes non pas pour leur voiler, mais pour leur dévoiler la vérité14. Cette maxime ne se résume pas à une simple considération de prudence, visant à se concilier les faveurs de la foule et à neutraliser son hostilité au nom d’une stratégie de conservation de soi bien comprise. La communication au vulgaire est une des conditions de notre félicité. Spinoza le proclame ouvertement dans le paragraphe 5 du Traité de la réforme de l’entendement :
Telle est donc la fin à laquelle je tends : acquérir cette nature supérieure et faire de mon mieux pour que beaucoup l’acquièrent avec moi ; car c’est encore une partie de ma félicité de travailler à ce que beaucoup connaissent ce qui est clair pour moi, de façon que leur entendement et leur désir s’accordent pleinement avec mon propre entendement et mon propre désir15.
20Il insiste sur cette idée à plusieurs reprises, notamment dans le Traité théologico-politique à la faveur de la critique de la doctrine de l’élection :
Le bonheur véritable et la vraie béatitude consistent pour chacun dans la seule jouissance du bien, et non pas dans cette vaine gloire de jouir du bien à soi seul, les autres en demeurant exclus. En effet, celui qui s’estime plus heureux du fait que les choses vont bien pour lui seul et non pour les autres, ou du fait qu’il est plus fortuné ou plus heureux qu’autrui, celui-là ignore le bonheur véritable et la vraie béatitude ; la joie qu’il en retire, si elle n’est pas puérile, n’est issue que de l’envie ou de la méchanceté16.
21Dans l’Éthique, il ne revient pas sur cette idée que la communauté du bien partagé constitue une partie de ma félicité17. Cette thèse est fondée en dernière instance sur la nature des affects : l’amour du bien auquel un homme aspire pour soi est d’autant plus constant qu’il voit que d’autres l’aiment. Il s’efforce donc de faire en sorte que d’autres partagent cet amour et en tirent contentement afin de renforcer sa propre jouissance18.
22Mais si cette exigence du bien partagé est une constante chez Spinoza, elle ne repose pas sur les mêmes fondements dans les œuvres de jeunesse et dans celles de la maturité. Dans le Traité de la réforme de l’entendement, on le sait, la théorie des notions communes ne figure pas, elle est élaborée plus tardivement et ne constitue pas le soubassement de la communauté du bien. Cette communauté est donc pensée sous la forme d’une communication. Ainsi ce n’est pas un hasard si la première de toutes les règles porte sur la nécessité de communiquer avec la foule et de se mettre à sa portée, car elle est la condition sine qua non de cette jouissance continue et souveraine du bien suprême visée au début du prologue du Traité de la réforme de l’entendement.
23Toute la question est alors de savoir comment le bien se communique de Dieu à l’homme, d’une part, et d’un homme à l’autre, d’autre part. Le Traité de la réforme de l’entendement ne s’appesantit pas sur cette question, mais le Traité théologico-politique aborde ultérieurement ce problème notamment au chapitre V, où Spinoza pose explicitement la question et examine les deux moyens de transmettre un enseignement aux hommes et de les convaincre, à savoir l’expérience et la raison, et mesure leur puissance respective19.
24Bien que la raison soit préférable, elle n’est pas le moyen préféré car l’expérience, qui donne lieu à des méprises, est davantage prisée :
Comme, le plus souvent, pour déduire quelque chose des seules notions intellectuelles, il faut un long enchaînement de perceptions, joint à une extrême prudence, un esprit pénétrant et une grande maîtrise de soi, toutes choses qu’on trouve rarement chez les hommes, ceux-ci aiment mieux s’instruire par l’expérience que de déduire et d’enchaîner ensemble toutes leurs perceptions à partir d’un certain nombre d’axiomes. Il s’ensuit que si quelqu’un veut enseigner quelque doctrine à une nation entière, pour ne pas dire à tout le genre humain, s’il veut être compris de tous et en tous points, il est obligé de confirmer ses propos par l’expérience seule [sola experientia] et d’adapter le plus possible ses arguments et les définitions de son enseignement à la plèbe qui compose la plus grande partie du genre humain, au lieu de les enchaîner logiquement ou de donner des définitions qui servent à mieux enchaîner les arguments. Autrement il n’écrit que pour les savants, c’est-à-dire qu’il ne pourra être compris que par un nombre d’hommes relativement restreint20.
25Pour parler et écrire ad captum vulgi et communiquer une idée, il faut donc prendre appui sur l’expérience seule, sur les faits perçus par les sens, et non sur la raison et les axiomes de l’intellect. C’est ce que fait d’ailleurs l’Écriture pour pouvoir persuader les juifs, puis le genre humain tout entier de l’aveu même de Spinoza21. Le message que livre la Bible se résume à un contenu spéculatif minimal : l’affirmation de l’existence d’un Dieu cause de toutes choses, qui les dirige et les conserve par sa providence, qui sauve les hommes pieux et punit les impies22. « Tout cela, l’Écriture l’établit par l’expérience seule, c’est-à-dire par ses récits historiques ; elle ne donne pas de définitions des choses dont elle parle, mais adapte tous ses termes et ses arguments à la compréhension de la foule23. » L’Écriture communique donc un message simple incitant les hommes à croire et à obéir à Dieu en prenant appui sur l’expérience, et plus précisément sur les témoignages des prophètes qui racontent leurs révélations, sur les récits des miracles, de l’histoire du peuple hébreu et des actes des apôtres. Elle ne mobilise pas de longues chaînes de raisons dont le caractère ardu et fastidieux rebuterait la foule mais elle parle à son imagination afin d’imprimer en elle la dévotion.
26Mais si l’appel à l’expérience permet de dépasser le cadre d’un enseignement confidentiel, il se paie en contrepartie d’un risque d’erreur et de confusion. Spinoza le souligne à plusieurs reprises24, et quoique l’expérience ne se limite pas à l’experientia vaga et puisse prendre la forme d’une expérimentation ou d’un enseignement fiable, elle n’a pas le même degré de certitude que la raison. C’est pourquoi une communication fondée sur l’expérience, qu’elle prenne la forme du récit, du signe ou de la parole, risque de rendre le bien incommunicable, car il ne saurait être un bien commun qu’au prix de confusions et d’approximations. Ainsi le bien du philosophe et le bien de la foule ne le seraient-ils que par homonymie et auraient autant de rapport entre eux que le chien animal aboyant et le chien constellation céleste.
27Dès lors la communauté ne peut pas être pensée en termes de communication par l’expérience, elle doit reposer sur l’entendement. Seul l’entendement, en effet, peut percevoir véritablement la communauté entre l’homme et Dieu et la communauté entre les hommes. C’est ce qui ressort du chapitre 24 du Court Traité II, paragraphe 7, où Spinoza remarque que l’homme qui utilise bien son entendement et atteint la connaissance de Dieu perçoit en lui-même une double loi : « L’une est produite par la communauté qu’il a avec Dieu, l’autre par la communauté qu’il a avec les modes de la nature. » Il précise au paragraphe 8 que de ces deux lois, celle qui naît de la communauté avec Dieu est plus nécessaire que l’autre, car si on peut se séparer des modes, on ne peut quitter Dieu ; on lui est uni et on doit vivre pour et avec lui. Toute la question est alors celle de savoir ce qui fonde cette communauté avec Dieu et ce qui permet de la connaître. Spinoza estime cette question parfaitement légitime : « Parce que nous posons une telle communauté entre Dieu et l’homme, on pourrait avec droit demander comment Dieu peut se faire connaître à l’homme, et si cela arrive, ou pourrait arriver, est-ce en prononçant des mots ou bien immédiatement, sans utiliser aucune autre chose par laquelle il le ferait25. » La réponse est sans appel : « Nous répondons : par des mots, jamais. Car dans ce cas, l’homme aurait dû avoir déjà connu le sens de ces mots avant qu’ils ne lui soient dits. Par exemple, si Dieu avait dit aux Israélites : je suis Jehova, votre Dieu, ils auraient dû savoir auparavant sans les mots, qu’il était Dieu, avant d’être certain qu’il s’agissait bien de lui. En effet, ils savaient bien que voix, tonnerre, éclair n’étaient pas Dieu, bien que la voix ait dit qu’il s’agissait de Dieu26. » La communauté avec Dieu par conséquent n’est pas connue par une communication par mots, car il faudrait au préalable en connaître la signification, autrement dit pouvoir les référer à une chose déjà connue et non pas à connaître. La connaissance de Dieu sans les mots est la condition pour que l’on puisse le reconnaître par les mots. Il en va de même pour tout autre signe extérieur et de toute médiation qui présupposeraient la connaissance de ce qu’ils seraient censés faire connaître. Dieu ne peut donc être connu que par l’entendement, car c’est par lui seul qu’on est immédiatement uni à lui27.
28La nature de cette union immédiate, qui ne repose pas sur une communication verbale ou par signes, reste cependant énigmatique dans les œuvres de jeunesse. C’est seulement dans l’Éthique que sera précisée la nature du lien immédiat qui unit l’entendement à Dieu. Ce lien est à penser sur le modèle de la liaison des parties avec le tout. En effet, comme le rappelle le corollaire de la proposition XI de la partie II, l’esprit humain en tant qu’il connaît est une partie de l’entendement de Dieu28. La communauté entre l’homme et Dieu est donc une communauté modale d’entendement :
Quand nous disons que l’esprit humain perçoit telle ou telle chose, nous ne disons rien d’autre sinon que Dieu, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il s’explique par la nature de l’esprit humain, autrement dit en tant qu’il constitue l’essence de l’esprit humain, a telle ou telle idée29.
29Il n’y a donc pas simplement union mais unité entre l’entendement humain et l’entendement divin puisque l’un est une partie de l’autre. C’est pourquoi la science humaine, quoique partielle, et la science divine, n’entretiennent pas un lien d’homonymie ou d’analogie, mais d’identité.
30On n’est donc plus dans une logique de la communicabilité ou de l’incommunicabilité, qui implique une certaine forme de transcendance, mais dans une logique du commun, de la pleine immanence où les modes sont une partie de la Nature. Il ne peut y avoir de mode qui n’ait quelque chose de commun avec la substance. C’est ce que rappelle avec force la proposition III de l’Éthique I : « Des choses qui n’ont rien de commun entre elles [nihil commune inter se], l’une ne peut être cause de l’autre. » Par conséquent la logique du commun, qui est la condition de possibilité d’un rapport de causalité, l’emporte sur celle de la communicabilité et de l’incommunicabilité des attributs.
31Il en va de même de la communauté entre les hommes, qui repose sur une convenance de nature et qui n’est pleinement effective que s’ils vivent sous la conduite de la raison30. À l’instar de celle qui les unit à Dieu, la communauté entre les hommes est également une communauté d’entendement. C’est pourquoi là encore le fondement du commun ne saurait être la communicabilité ou la communication par l’expérience et son cortège de signes et de moyens extérieurs. Il ne s’agit donc plus de concevoir un bien communicable, qui présuppose que celui à qui il est communiqué ne le possède pas auparavant, mais un bien commun toujours déjà donné, même s’il n’est pas perçu comme tel. Autrement dit, il faut là aussi passer d’une logique du communicable à une logique du commun. Une véritable rupture se produit dans l’Éthique, car à la différence du Traité de la réforme de l’entendement, Spinoza ne parle plus de bien communicable, mais seulement de bien commun. Il écrit ainsi dans la proposition XXXVI de la partie IV que « le souverain bien de ceux qui suivent la vertu est commun à tous, et tous peuvent en avoir un égal contentement ». Il n’évoque pas davantage un bien communicable de soi dans la proposition XXXVII de la même partie pour expliquer que l’aspiration au bien pour soi est en même temps une aspiration au bien pour les autres31. Il n’est plus besoin de communication du bien parce qu’il est toujours déjà commun. Encore faut-il en avoir l’idée et développer ce qui est enveloppé, à savoir la connaissance de Dieu et de ses attributs, qui fonde la communauté de penser et d’agir.
32Ce fond commun qui permet aux hommes de s’unir n’est rien d’autre que la présence en eux d’idées universellement partagées de manière constitutive, à savoir les notions communes. Les notions communes sont, en effet, des idées vraies données à tous les hommes de façon immanente, elles sont présentes dans tous les esprits et expriment les convenances entre les corps :
Il y a certaines idées, ou notions, communes à tous les hommes [dari quasdam ideas, sive notiones omnibus hominibus communes]. Car tous les corps conviennent en certaines choses, lesquelles doivent être perçues par tous de manière adéquate, autrement dit claire et distincte32.
33Exprimant ce qui est commun à tout, et présent à la fois dans la partie et dans le tout, les notions communes ne font certes pas percevoir l’essence singulière des choses. Néanmoins, elles permettent de concevoir adéquatement leurs propriétés partagées et leur communauté de nature. Dès lors il est clair que les notions communes prennent chez Spinoza le relais de ce que les scolastiques appelaient les attributs communicables. L’Éthique introduit une nouveauté décisive par rapport aux Pensées métaphysiques puisqu’elle substitue ce concept à celui d’attribut communicable dont Spinoza se méfiait déjà, mais qu’il continuait néanmoins d’employer, notamment lorsqu’il affirmait que Dieu « a toujours communiqué au Fils son éternité » et récusait cette possibilité pour les créatures.
34Par voie de conséquence, les données de la problématique se trouvent modifiées et doivent être reformulées. Il ne s’agit plus de savoir si l’étendue ou la pensée sont des attributs communicables aux corps ou aux esprits et de comprendre comment ils vont pouvoir se transmettre cette propriété et la partager, il s’agit de comprendre que les corps ou les esprits ont quelque chose en commun parce qu’ils conviennent en vertu du fait qu’ils enveloppent un seul et même attribut. Tous les corps enveloppent ainsi le concept d’étendue. Tous ont en commun le mouvement et le repos, la vitesse et la lenteur33. Tous les esprits également expriment une convenance : ce sont tous des modes de l’attribut pensée. Les hommes ont tous l’idée de l’attribut pensée, l’idée de l’étendue, puisqu’ils ont un corps, l’idée du mouvement et du repos. Et plus un corps a de choses en commun avec les autres corps, plus son esprit est à même de former des notions communes34.
35De la même manière, il ne s’agit plus de savoir si une chose relève d’un attribut communicable ou incommunicable, mais de déterminer si elle fait partie des choses communes à tout et si elle donne lieu à des notions communes qui appartiennent à tous les esprits sans exception, ou si elle est à ranger dans la catégorie des notions communes propres à certains esprits seulement. Ainsi l’on aura affaire à une communauté large ou restreinte en fonction des notions communes partagées. Spinoza distingue, en effet, les notions communes que les commentateurs ont appelées universelles, qui sont communes à tous les corps sans exception, comme l’étendue, le mouvement, le repos, des notions communes aux corps humains et à certains corps extérieurs et qui leur sont propres35. La deuxième catégorie exprime une communauté de nature restreinte puisque ces notions communes propres ne concernent pas tous les corps. Ainsi les propriétés comme la dureté, la fluidité ou la mollesse n’appartiennent pas à tous les corps. Les corps très simples, par exemple, ne les possèdent pas parce qu’ils ne conviennent entre eux que par le mouvement et le repos, la vitesse et la lenteur et se distinguent par là des corps composés. Fluidité, mollesse, etc., sont des propriétés du corps humain et de certains corps déjà complexes, et non plus celles des corpora simplicissima. On peut concevoir ici une théorie des notions communes allant de la plus commune et universelle idée aux idées les plus restreintes.
36Le passage d’une problématique du communicable à une problématique du commun est corrélatif d’un mouvement de pensée qui développe toutes les implications de la conception d’une causalité immanente. Alors que dans les Pensées métaphysiques, Spinoza faisait encore sienne la thèse selon laquelle « la science de Dieu ne concorde pas plus avec la science humaine que le chien, signe céleste, avec le chien animal, aboyant36 », il instaure une communauté d’entendement entre l’homme et Dieu. Certes la partie n’est pas le tout, cependant ce qu’elle connaît, elle ne le connaît pas partiellement, mais totalement. Il devient ainsi possible de concevoir la nature tout entière comme une imbrication de communauté à l’infini : communauté absolument infinie de la substance et de ses modes en vertu de la relation de causalité, communauté infinie en son genre de tous les corps qui conviennent en enveloppant l’attribut étendue, communauté infinie en son genre de tous les esprits qui enveloppent l’attribut pensée, communauté de certains corps et de certains esprits qui partagent du commun qui est leur propre, et ainsi de suite pour tous les modes de l’infinité des attributs. En ruinant définitivement la doctrine des attributs communicables et incommunicables, Spinoza livre un enseignement précieux aux grands communicants actuels du monde entier : ce n’est pas la communication qui rend possible la communauté, mais la communauté qui rend possible la communication. Ainsi qu’elle soit restreinte ou élargie à tous les modes d’un attribut donné, la communauté est la chose du monde la mieux partagée, même si les passions qui nous déchirent nous la font oublier.
Notes de bas de page
1 Voir Individu et communauté chez Spinoza, Paris, Éditions de Minuit, 1968.
2 Somme contre les Gentils, I, 26, Dieu n’est pas l’être formel de toute chose, Paris, Cerf, 1993, p. 63.
3 Somme contre les Gentils, I, 50, Dieu a une connaissance propre de chaque chose, p. 99.
4 Meletemata, p. 8 : Quarto, persona debet esse incommunicabilis.
5 Heereboord, Pneum., p. 964 : Solent Dei attributa dividi in communicabilia et incommunicabilia.
6 Selon Freudenthal, la différence entre les attributs telle qu’elle est décrite dans les Meletemata et la Pneumatica de Heereboord est basée sur les écrits de saint Thomas. Voir Spinoza und die Scholastik, p. 116.
7 Spinoza, PM, Œuvres I, chap. XI, p. 384 ; G I, 274.
8 Ibid.
9 Spinoza, PM, Œuvres I, chap. XI, p. 384-385, G I, 275. Freudenthal suppose que la source de Spinoza a dû être Heereboord, chez qui on trouve la formule suivante : Alii adhuc attributa Dei dividunt in operativa et non operativa ; illa vocant quae Deo competunt sine ullo respectu operandi extra se, ut est aeternitas, immortalitas, unitas etc. ; haec dicuntur, quae Deo conveniunt in ordine ad operationem extra se, ut potentia Dei, voluntas, esse creatorem etc. Heereboord, Meletemata, Pneum., p. 964, Spinoza und die Scholastik, op. cit., p. 116.
10 Spinoza, PM, Œuvres I, chap. XI, p. 384, G I, 274.
11 PM, II, chap. X, G I, p. 130, l. 28 à 30.
12 TRE, § 5, G II, p. 8.
13 TRE, § 6, G II, p. 9.
14 C’est pourquoi il est difficile de souscrire totalement à l’interprétation de Leo Strauss, qui insiste sur la prudence de Spinoza et son art d’écrire en dissimulant au vulgaire sa pensée véritable, « Comment lire le Traité théologico-politique », dans Le Testament de Spinoza, Paris, Cerf, 1991, p. 238 ; nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre chapitre « Ad captum vulgi : parler ou écrire selon la compréhension du vulgaire », dans Chantal Jaquet, Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, p. 17-30.
15 TRE, § 6, G II, p. 9.
16 Voir TTP, III, § 1, G III, p. 44.
17 Voir E, IV, XXXVI : « Le souverain bien de ceux qui suivent la vertu est commun à tous, et tous peuvent en avoir un égal contentement. » E, IV, XXXVII : « Le bien auquel aspire pour soi chaque homme qui suit la vertu, il le désirera aussi pour tous les autres hommes, et d’autant plus qu’il possèdera une plus grande connaissance de Dieu. »
18 Voir E, IV, XXXVI, dem.
19 TTP, V, 14, p. 227, G III, p. 77 : « Si quelqu’un veut persuader ou dissuader les hommes de quelque chose qui ne soit pas connu par soi, il doit pour le faire accepter, le déduire de points accordés et convaincre par l’expérience ou par la raison, c’est-à-dire soit à partir de faits naturels éprouvés par les sens, soit à partir d’axiomes intellectuels connus par soi. »
20 TTP, V, 14, p. 227-228, G III, p. 77.
21 TTP, V, 14, p. 228 : « Puisque l’Écriture tout entière a d’abord été révélée à l’usage d’une nation, puis du genre humain dans son ensemble, il faut donc nécessairement que son contenu s’adapte parfaitement à la compréhension de la plèbe et ne s’établisse que par l’expérience seule. »
22 Voir TTP, V, 16.
23 Ibid., p. 229, G III, p. 77.
24 Voir TRE, § 23, G II, p. 13 ; E, II, XL, scolie II.
25 CT, II, chap. XXIV, § 9.
26 Ibid.
27 Voir CT, II, chap. XXIV, § 11.
28 Voir également E, II, XLIII, scolie : « Ajoutes-y que notre esprit, en tant qu’il perçoit les choses vraiment, est une partie de l’intellect infini de Dieu… »
29 E, II, XI, cor..
30 Voir E, IV, XXXV.
31 « Le bien auquel aspire pour soi chaque homme qui suit la vertu, il le désirera aussi pour tous les autres hommes, et d’autant plus qu’il possèdera une plus grande connaissance de Dieu. »
32 E, II, XXXVIII, cor.
33 Voir E, II, 13, lemme 2 : « En effet tous les corps conviennent en ceci, qu’ils enveloppent le concept d’un seul et même attribut. Ensuite, en ce qu’ils peuvent se mouvoir tantôt plus lentement tantôt plus rapidement, et, absolument parlant, tantôt se mouvoir et tantôt être en repos. »
34 Voir E, II, XIV : « L’esprit humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses, et
d’autant plus apte que son corps peut être disposé d’un plus grand nombre de manières. »
35 E, II, XXXIX : « Ce qui est commun au corps humain et à certains corps extérieurs par lesquels le corps humain est ordinairement affecté, et leur est propre, et est autant dans la partie que dans le tout, de cela aussi l’idée sera dans l’esprit adéquate. »
36 II, XI, G I, p. 274.
Notes de fin
i Une version de ce texte a été publiée dans Daniela Bostrenghi, Venanzio Raspa, Cristina Santinelli, Stefano Visentin (dir.), Spinoza, La potenza del comune, Zurich/New York, Olms, 2012, p. 1-13.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
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