Chapitre III. Du corps à notre corps
L’idée de soi et du corps propre chez Spinoza
p. 51-64
Texte intégral
1Après avoir énoncé, dès l’ouverture de la partie II de l’Éthique une définition générale du corps comme « mode exprimant de manière précise et déterminée l’essence de Dieu en tant qu’on le considère comme chose étendue1 », Spinoza fait état dans l’axiome IV d’une sensation partagée, celle selon laquelle « nous sentons qu’un certain corps est affecté de beaucoup de manières [nos corpus quoddam multis modis affici sentimus] ». Tandis que la définition I concerne tous les corps, du plus simple au plus composé, l’axiome 4 renvoie à une communauté apparemment plus restreinte et que l’on serait tenté d’identifier comme celle des hommes faisant l’expérience d’un corps propre à travers leurs sensations. Dans cette optique, on pourrait penser que la définition 1 de la partie II viserait le corps objectif, tandis que l’axiome prendrait appui sur le corps subjectif, le corps vécu de l’intérieur, à partir des sensations. La démarche de Spinoza s’inscrirait alors dans le prolongement de celle de Descartes, dans la sixième méditation, qui décrit les sensations internes et externes de ce corps qu’il considère « comme une partie de [s]oi-même ou peut-être aussi comme le tout2 ». Sensations de la tête, des mains et des membres dont le corps est composé, sensations d’être placé entre d’autres corps et d’éprouver leurs commodités et incommodités à travers le plaisir et la douleur. Dans son commentaire de l’axiome 4 de la partieII, Martial Gueroult invite d’ailleurs immédiatement à faire la comparaison avec Descartes3. En suivant ce fil conducteur, l’on serait enclin à croire qu’à la différence de l’auteur des Méditations métaphysiques pour lequel la certitude de l’existence de mon corps ne peut être pleine et entière tant que le doute hyperbolique n’est pas levé, Spinoza affirme à travers cet axiome 4 l’évidence de l’existence d’un corps propre.
2Or il n’en est rien. Si la confrontation avec Descartes peut présenter de l’intérêt, elle ne doit pas masquer le fait que l’axiome de Spinoza ne se réfère pas à l’expérience d’un corps, « lequel par un certain droit particulier, j’appel[er]ais mien » et qui m’appartiendrait « plus proprement et plus étroitement que pas un autre », selon les formules de Descartes4. En effet, l’axiome, pris en lui-même, comme l’observe justement Pierre Macherey, laisse en suspens la question de savoir si ce corps est notre corps5. Spinoza se borne à rapporter les sensations à un « nous » qui les éprouve en liaison avec un certain corps affecté. C’est cela et cela seulement qui fait l’objet d’une évidence et qui confère à l’énoncé le statut d’un axiome. Il ne s’agit donc ni de poser l’existence de notre corps ni de définir sa nature de façon claire et distincte. Il ne s’agit pas non plus comme chez Descartes de faire état d’une croyance forte que ce corps m’appartient plus proprement qu’un autre et d’invoquer les raisons qui légitiment cette croyance. Dès lors la question est de savoir pourquoi Spinoza ne part pas du corps propre et comment s’opère le passage du sentiment d’un certain corps affecté à notre corps.
LA GENÈSE DE L’IDÉE DU CORPS PROPRE ET DE L’IDÉE DE SOI
3Dans cette optique, il est nécessaire en premier lieu de se pencher sur la signification et la portée de l’axiome 4 afin de comprendre les raisons pour lesquelles l’idée du corps propre n’est pas donnée d’emblée. Revenons d’abord sur le fait que ce qui est nôtre, ce n’est pas le corps, mais c’est le sentiment d’éprouver qu’un certain corps est affecté. « Sentimus » renvoie à la fois à une modification physique, l’affection dont le corps porte la trace, et à une modification mentale, le mode de penser qui appréhende ce qui arrive au corps. Sentir, en effet, c’est former les idées des affections du corps. C’est du moins ce qui ressort de la démonstration de la proposition XIII de la partie II où Spinoza se réfère à l’axiome 4 et en déduit que, puisque nous sentons qu’un certain corps est affecté de bien des manières, « les idées des affections du corps, nous les avons ».
4Que signifie alors ce « nous sentons » ? S’il arrive à Spinoza de philosopher à la première personne, comme en témoigne notamment le prologue du Traité de la réforme de l’entendement, il faut constater sa prédilection pour celle du pluriel plutôt que du singulier. Pour décrire l’expérience humaine dans sa forme cognitive et affective, il préfère le « nous » au « je » dans les parties II à V de l’Éthique et il emploie essentiellement des formules impersonnelles ou à la troisième personne, comme « l’homme pense6 », ou « le sage ne pense à rien moins qu’à la mort7 ». La chose est bien connue. Dans le cas qui nous occupe, il faut noter que le « nous » auquel Spinoza se réfère, lorsqu’il dit que « nous sentons qu’un certain corps est affecté de beaucoup de manières », renvoie certes à une communauté d’hommes qui partagent des propriétés pouvant faire l’objet de notions communes, mais cela n’est pas exclusif d’autres individus. Ainsi Spinoza fait valoir que les bêtes sentent, dans le scolie de la proposition LVII de la partie III, autrement dit, elles ont les idées des affections de leurs corps, que ces idées soient claires ou confuses. Les bêtes forment donc l’idée du corps à travers ce qui les affecte et c’est cette idée qui constitue leur âme. L’axiome 4 peut donc englober tous les modes aptes à sentir et n’est pas l’expression d’un monopole humain.
5Toutefois, le fait de sentir qu’un certain corps est affecté ne suffit pas à attester à lui seul l’existence d’un corps propre et réfléchi comme tel. Comme nous l’avons précédemment observé, Spinoza ne parle pas de notre corps et encore moins de mon corps, mais d’un certain (quoddam) corps dont nous sentons qu’il est affecté. Si Spinoza emploie cette formulation plutôt que de dire : « Nous sentons que notre corps est affecté de beaucoup de manières », c’est qu’il ne présuppose pas que le sentiment du corps propre est donné et qu’il a de bonnes raisons pour cela. Certes, ce quoddam n’exclut pas que ce corps puisse être notre corps et ne renvoie pas à n’importe quel corps. Mais, en lui-même, il n’est pas un déterminatif possessif, il exprime simplement la corrélation entre un esprit et un corps déterminé qu’il a pour objet. Chaque esprit, en effet, n’a pas pour objet tous les corps, mais un corps déterminé. S’il avait un autre objet, ce corps-ci plutôt que ce corps-là, ce serait un autre esprit. Il faut remarquer que jusqu’à la proposition XIII de la partie II, Spinoza traite du corps, des corps, évoque le corps humain, mais que ce soit de façon définie ou indéfinie, au singulier ou au pluriel, il le désigne sans jamais l’accompagner d’un déterminatif possessif. On retrouve ainsi dans le corollaire de la proposition XIII une formule analogue à celle qui figure dans l’axiome IV : « Le corps humain existe tel que nous le sentons [corpus humanum, prout ipsum sentimus existere]. » Ici, il ne s’agit pas de dire que le sentiment révèle la nature exacte du corps et que celle-ci est conforme à la sensation, mais d’affirmer l’existence du corps humain dans la mesure où nous le sentons, c’est-à-dire dans la mesure où nous avons l’idée des affections.
6La première fois que Spinoza mentionne une forme d’appartenance, c’est au cours du scolie de la proposition XIII. « Nul ne pourra comprendre l’esprit humain de manière adéquate, autrement dit distincte, s’il ne connaît de manière adéquate la nature de notre corps [nostri corporis naturam]. » Dans ce cas-là, toutefois, la formule renvoie moins à l’expérience d’un corps propre et à une réflexion sur soi qu’à une démarche ad hominem visant à faire saisir aux hommes que s’ils veulent comprendre la nature de leur esprit, il faut se pencher sur la nature de leur corps. Les deux références suivantes à un déterminatif possessif à la troisième personne du singulier, dans la proposition XIV et dans le corollaire I de la proposition XVI de la partie II, vont dans le même sens et semblent davantage relever d’une logique de la corrélation entre un esprit et un corps déterminés que d’une logique de l’appropriation, affirmant l’existence d’un corps propre distinct des autres. « L’esprit humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses, et d’autant plus apte que son corps [ejus corpus] peut être disposé d’un très grand nombre de manières8. »« De là suit premièrement que l’esprit humain perçoit la nature d’un très grand nombre de corps en même temps que la nature de son corps [sui corporis natura]9. »
7En revanche, le corollaire II de la proposition XVI va bien au-delà de la simple corrélation et introduit la référence à notre corps, en tant que sa constitution est censée se distinguer de la nature des autres corps et posséder une spécificité. « Il suit, deuxièmement, que les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent plus l’état de notre corps [nostris corporis constitutionem] que la nature des corps extérieurs10. » La proposition XVI et ses corollaires sont particulièrement instructifs, car, paradoxalement, ils ouvrent et referment la réflexion autour du corps propre, en laissant entendre que l’accès à son exploration directe est impossible. L’idée de notre corps ne saurait être donnée d’emblée, car elle implique la possibilité d’une distinction avec les corps extérieurs. De fait, l’esprit humain perçoit la nature d’un très grand nombre de corps en même temps que la nature de son corps et il risque dès lors d’être en proie à la confusion. Il prêtera aux corps extérieurs des propriétés qui renseignent moins sur leur nature que sur l’état de son corps. L’esprit n’a pas un accès immédiat à la connaissance de son corps. C’est ce que confirme la proposition XIX, « l’esprit humain ne connaît le corps humain lui-même et ne sait qu’il existe qu’à travers les idées des affections dont le corps est affecté ». Or selon la proposition XXVII, l’idée d’une quelconque affection du corps humain n’enveloppe pas la connaissance adéquate du corps humain.
8C’est pourquoi Spinoza précise « que l’esprit humain, chaque fois qu’il perçoit les choses à partir de l’ordre commun de la nature, n’a ni de lui-même, ni de son corps [nec sui corporis], ni des corps extérieurs une connaissance adéquate mais seulement mutilée et confuse11 ». À cet égard, la connaissance de l’esprit lui-même, de son corps ou des corps extérieurs est également problématique. Il n’y a ni transparence de la conscience à soi-même par opposition à une opacité de la conscience d’autrui ni un privilège cognitif du corps propre par rapport aux corps extérieurs. Tout est mis sur le même plan. Non seulement l’esprit n’est pas plus aisé à connaître que le corps, mais notre corps n’est pas plus facile à comprendre que celui des autres. Qu’est-ce qui est soi ou qu’est-ce qui est à soi dans une affection ? Tout le problème est alors de former l’idée de soi et de la distinguer de ce qui n’est pas soi, pour comprendre à la fois la nature de notre corps, du corps des autres et de notre esprit. La tâche est difficile, mais elle n’est pas pour autant impossible. Si l’ignorant est quasi inconscient de soi, le sage, en revanche, est conscient de lui-même, des choses et de Dieu. Bien qu’elle intervienne tardivement au cours du processus éthique, la conscience de soi repose sur la formation d’une idée de soi, à travers ce qui affecte le corps. Mais comment est-ce possible ?
9Tout dépend de la manière dont sont formées les idées des affections du corps. Si elles sont rapportées à l’esprit humain seulement, elles sont confuses et ne peuvent pas donner l’idée de soi, comme le montre la proposition XXVIII. Si nous suivons l’ordre fortuit des rencontres, nous pouvons croire que ce qui provient des corps extérieurs est nôtre ou imputer ce qui est nôtre au corps extérieur, car l’affection prête à confusion, enveloppant à la fois la nature de mon corps et celle du corps extérieur. Néanmoins, cela ne signifie pas que la connaissance de notre corps nous échappe. Le scolie d’Éthique II, XXIX, révèle en effet que la connaissance adéquate de soi, de son propre corps et des corps extérieurs est possible et qu’elle correspond à une détermination du dedans par différence avec une détermination du dehors :
Je dis expressément que l’esprit n’a ni de lui-même ni de son propre corps ni des corps extérieurs une connaissance adéquate, mais seulement une connaissance confuse et mutilée, chaque fois qu’il perçoit les choses à partir de l’ordre commun de la nature, c’est-à-dire chaque fois qu’il est déterminé du dehors [externè], à savoir par la rencontre fortuite des choses, à contempler ceci ou cela, et non déterminé du dedans [internè], à savoir de ce qu’il contemple plusieurs choses à la fois, à comprendre en quoi ces choses se conviennent, diffèrent ou s’opposent ; chaque fois en effet que c’est du dedans, qu’il se trouve disposé de telle ou telle manière, alors il contemple les choses de manière claire et distincte, comme je le montrerai plus bas.
10Qu’est-ce à dire ? Entachée de confusion, la détermination du dehors revêt un caractère fortuit et porte le sceau de la fortune qui ballotte les hommes. Elle correspond à ce que Spinoza appelle l’ordre commun de la nature et implique l’existence de causes extérieures qui déterminent l’action. Elle tient au fait que l’homme, comme tout autre mode fini, n’est qu’une partie de la nature, et qu’il ne peut par conséquent éviter de pâtir de changements autres que ceux qui peuvent se comprendre par sa nature seule12. La détermination du dehors est donc nécessairement une passion et relève du premier genre de connaissance, car elle implique toujours une causalité inadéquate.
11En revanche, la détermination du dedans est toujours une action, qui relève du second ou du troisième genre de connaissance ; elle renvoie à notre nature seule conçue comme cause totale ou adéquate. Mais ce qu’il importe de remarquer, c’est que la détermination du dehors implique que l’esprit se fixe sur une seule chose à la fois et passe de l’une à l’autre, selon ce qui advient sans qu’il perçoive les rapports et les connexions entre les choses. La connaissance reste donc mutilée, car la chose perçue est coupée des causes qui la produisent et dénuée de lien nécessaire avec ce qui la précède. La détermination du dedans implique au contraire la contemplation de plusieurs choses à la fois, l’aptitude à embrasser des rapports qui permettent d’établir les notions communes, les convenances, les distinctions et les oppositions. C’est par une détermination du dedans que l’esprit peut appréhender le corps propre et le distinguer des autres, non pas en l’isolant et en le coupant des autres, mais en percevant les rapports qui le relient aux autres par la saisie des convenances et des différences. La détermination du dedans n’a donc rien d’un repli sur l’intériorité ; elle implique au contraire la multiplicité des rapports et elle atteint son acmé lorsque au lieu de rapporter toutes choses à l’esprit seul, l’entendement les rapporte à Dieu et saisit une multiplicité de choses à la fois. La détermination du dedans correspond donc à cet effort pour faire en sorte que l’entendement embrasse uno intuitu l’essence des choses singulières en tant qu’elles sont contenues dans les attributs de Dieu. L’esprit, nous dit Spinoza, peut faire que toutes les affections du corps, autrement dit les images des choses, se rapportent à l’idée de Dieu. Dès lors, c’est par la même opération que l’esprit forme l’idée de son corps, des choses et de Dieu. Toute idée adéquate est en même temps une connaissance de soi, des choses et de Dieu. Cette idée, en effet, est donnée à travers la formation de la connaissance adéquate et plus particulièrement à travers le troisième genre de connaissance et l’affect qui s’ensuit : l’acquiescientia in se ipso13. L’entendement humain, en tant qu’il connaît, a l’idée d’une chose et il en éprouve une vraie satisfaction de soi-même, c’est-à-dire de la joie avec l’idée de soi comme cause. Voilà pourquoi toute idée adéquate d’une chose quelconque est en même temps une idée de soi et une idée de Dieu, car la connaissance des choses singulières enveloppe celle de leur cause. D’un point de vue ontologique, le soi n’est rien d’autre que l’entendement en acte ou l’idée du corps sub specie aeternitatis. En effet, notre entendement est une partie de l’entendement divin ou idée de soi que Dieu forme. Cela revient à dire que l’idée de soi d’un mode n’est qu’une partie de l’idée de soi formée par Dieu. Être soi, c’est donc se savoir en un autre et comprendre le rapport d’immanence à Dieu. Être soi, c’est se savoir compris dans l’entendement divin, comme une partie dans un tout. Dès lors, il est clair que la détermination du dedans n’implique pas l’instauration de frontières avec le monde extérieur et le repli sur l’intériorité. C’est la détermination du dehors, au contraire, qui conduit au repli sur l’esprit seul enfermé dans la contemplation d’un objet isolé au hasard des rencontres. Être déterminé du dedans, c’est donc être paradoxalement ouvert aux autres et à la nature tout entière. Être déterminé de l’extérieur, c’est être enfermé en soi ou dans la contemplation admirative d’un objet qui obnubile l’esprit.
LA REDÉFINITION DES CONCEPTS D’INTÉRIORITÉ ET D’EXTÉRIORITÉ
12Spinoza repense donc de fond en comble les catégories du dedans et du dehors, qui sont problématiques au sein d’une pensée de l’immanence. Les catégories d’intérieur et d’extérieur, de dedans et de dehors, n’ont pas de sens substantiel, mais seulement modal. Pour la substance, il ne saurait y avoir de distinction entre l’intériorité et l’extériorité, le dedans, le dehors, le soi et le non-soi. Dieu existe par soi, se détermine et se conçoit par soi. En tant que substance absolument infinie, il n’a pas de dehors. Cette absence d’extériorité est la conséquence de son unicité, et par suite « il ne peut y avoir de substance en dehors de Dieu [extra deum] », comme le fait valoir la démonstration de la proposition XIV de l’Éthique I.
13Pour mieux cerner leur spécificité, il faut éviter tout d’abord de concevoir les déterminations du dehors et du dedans de façon spatiale. Au sens strict, l’extériorité de type spatial et géométrique ne peut valoir que dans le cas des modes finis étendus, qui ont un dehors. Elle peut servir d’image pour se représenter la détermination à l’infini des modes finis de la pensée ou d’un autre attribut, mais elle doit être maniée avec précaution pour éviter d’importer des concepts inadéquats dans un domaine qui se conçoit par soi et non par l’étendue.
14En outre, l’intérieur et l’extérieur sont des concepts relatifs, qui valent essentiellement au sein de la nature naturée. Pour la substance, cette distinction n’a pas cours, puisqu’elle se résorbe dans l’expression d’une seule et même causalité immanente et n’a de pertinence que si on ne la considère pas en tant qu’absolument infinie, mais en tant qu’elle s’exprime par la nature de notre esprit ou d’un autre mode fini. Pour un mode, ces catégories n’ont pas davantage de valeur absolue. D’une part, il n’y a pas d’extériorité ou d’intériorité en soi, mais seulement en un autre, à savoir la substance. D’autre part, il n’y a d’extériorité que relativement à une intériorité affectée. Comme le fait valoir la proposition XXVI de l’Éthique II, si notre propre corps n’est pas affecté, notre esprit ne perçoit pas l’existence des corps extérieurs.
15Dans l’entrelacs des modes finis, enfin, l’intérieur et l’extérieur sont toujours imbriqués et ne peuvent pas être pensés comme des réalités distinctes et séparées. Le mode se meut toujours dans l’entre-deux. Il est le lieu des échanges entre l’intérieur et l’extérieur, car il est perpétuellement affecté. Or une affection enveloppe la nature de notre corps et celle du corps extérieur. Elle est un mélange souvent confus d’intériorité et d’extériorité, de sorte qu’il est difficile de démêler ce qui revient à soi et aux autres. Indépendamment des affects auxquels il est soumis, un mode comme le corps humain a besoin par nature pour se conserver d’entretenir des relations avec ce qui est hors de lui, de sorte qu’il y a communication permanente entre l’intérieur et l’extérieur. La conservation de la forme du corps, de sa proportion de mouvement et de repos, n’implique pas l’enfermement dans une identité inamovible sans relation ni contact avec l’extérieur. Elle comporte au contraire des échanges continus et des mutations, pas seulement au niveau mental mais au niveau physique, comme en témoigne le lemme IV de la partie II : « Si d’un corps, autrement dit d’un individu, composé de plusieurs corps, certains corps se séparent, et qu’en même temps d’autres corps de même nature et en nombre égal viennent prendre leur place, l’individu gardera sa nature d’avant sans changement de forme », et la démonstration précise à propos de la forme que « celle-ci malgré un échange continu de corps sera maintenue ». Ainsi certaines parties internes se séparent du corps et deviennent extérieures tandis que d’autres qui étaient extérieures se joignent à lui. L’intérieur et l’extérieur peuvent donc s’inverser. Dans un système d’échange et d’affect permanent, les notions d’intérieur et d’extérieur sont donc bouleversées et prennent une signification nouvelle. Spinoza opère une refonte complète de ces catégories qui met à bas toutes les représentations classiques de l’intériorité. À cet égard, il est important de remarquer que Spinoza procède à un double renversement et met en garde aussi bien contre une pseudo-intériorité que contre une extériorité illusoire. Ce double renversement consiste à montrer, d’une part, que le dehors est dedans, d’autre part, que le dedans est dehors.
16Premièrement, Spinoza nous révèle que ce que nous croyons être intérieur est en réalité extérieur. Autrement dit, ce qui apparaît comme une détermination du dedans est une détermination du dehors qui s’ignore. Spinoza déjoue l’illusion d’un sujet personnel, d’un soi imaginaire qui n’est que de l’altérité occulte. En effet, ce que nous pensons être nôtre et nous appartenir de façon intime et singulière, à savoir nos dispositions, nos habitudes, nos souvenirs et nos passions, est en partie le fruit de l’intervention de causes extérieures, de la manière dont nous sommes affectés par elles et les imaginons, comme le fait valoir l’appendice de la partie I de l’Éthique. Dès lors, nos jugements ne sont pas nôtres au sens rigoureux du terme, mais ils portent la trace de la manière dont les choses extérieures nous affectent. Les dispositions du cerveau, la constitution des hommes n’obéissent donc pas à un principe strictement intrinsèque, mais sont le fruit d’une intériorisation de l’extériorité. Cela tient à la structure de notre corps, qui porte en lui les vestiges des corps extérieurs, comme le fait valoir le postulat 5 de l’Éthique II :
Quand une partie fluide du corps humain est déterminée par un corps extérieur à venir souvent frapper contre une partie molle, elle change la surface de celle-ci, et y imprime comme des traces [vestigia] du corps extérieur qui la pousse.
17Ce que nous croyons nous être propre, à savoir notre expérience, notre histoire, notre vécu personnel est constitué par des vestiges de causes extérieures dont la nature se mêle confusément à la nôtre et l’imprègne à notre insu. Nous pouvons certes imaginer que tout ce qui nous affecte exprime et définit notre singularité ou notre personnalité, mais nous sommes dupes d’une représentation fausse. Les traces laissées en nous par les corps extérieurs nous donnent l’illusion d’une intériorité profonde originale, alors qu’elles ne sont que la copie déformée du monde à travers le prisme de notre corps. L’extériorité ne se définit donc pas nécessairement par ce qui est en dehors de nous, elle est en nous sous la forme de la présence des traces des corps qui nous affectent. Nous portons des vestiges du corps des autres. En somme, l’autre est en nous et continue de l’être malgré son absence, au point de pouvoir nous hanter de façon hallucinatoire après sa disparition, tant que notre corps n’est pas affecté d’un affect qui exclut son existence ou sa présence14. Suite à un mouvement spontané de ses parties fluides contre des plus molles qui se réfléchissent de la même manière qu’elles l’ont été jadis par les corps extérieurs, le corps sera en effet affecté de la même manière que si le corps extérieur agissait sur lui et de ce fait l’esprit contemplera le corps extérieur comme présent15.
18Le mécanisme de la mémoire et de l’habitude, qui prend appui sur ces traces, s’apparente lui aussi à un phénomène hallucinatoire, car il tisse et nous fait éprouver des liens intimes entre les êtres et les choses alors qu’il n’est qu’une pure conjonction de choses extérieures et extrinsèques sans rapport objectif, associées automatiquement à force de répétition. L’habitude introduit ainsi dans le corps l’ordre extrinsèque et fortuit des rencontres et des associations. Ainsi, pour reprendre l’exemple de Spinoza, « de la pensée du mot pomum, un Romain tombera aussitôt dans la pensée d’une autre chose qui n’a aucune ressemblance avec ce son articulé, ni rien de commun avec lui sinon que le corps de cet homme a souvent été affecté par les deux, c’est-à-dire que cet homme a souvent entendu le mot pomum alors qu’il voyait ce fruit, et c’est ainsi que chacun, d’une pensée, tombera dans une autre, suivant l’ordre que l’habitude a pour chacun mis dans son corps entre les images des choses16 ». La formule est saisissante, car elle exprime bien l’extériorité du processus : l’habitude importe dans le corps un ordre qui ne lui est pas intrinsèque, mais qui le devient sous l’effet de la répétition. Si l’habitude est une seconde nature qui se superpose à la première, il faut préciser qu’elle est ici l’inscription de l’extériorité en lieu et place de l’intériorité.
19Spinoza dissipe donc l’illusion de la personnalité fondée sur l’idée d’une sphère intime privée. Le soi ne s’identifie pas à la mémoire, à la liaison des souvenirs suivant l’ordre imaginatif fortuit des rencontres. On comprend alors pourquoi la partie de l’esprit qui imagine et se remémore disparaît avec le corps et n’exprime pas la singularité du soi. Spinoza dissocie du soi le vécu intime, soi-disant personnel. Ce que nous croyons le plus intime, la langue, la mémoire, l’habitude, les passions ne l’est pas et n’est qu’une intériorisation de phénomènes purement contingents et extérieurs les uns aux autres.
20Mais pour comprendre la distinction entre la détermination du dedans et du dehors, ce n’est pas seulement la fausse intériorité, c’est aussi la fausse extériorité qu’il faut mettre sur la sellette. Spinoza procède ainsi à un deuxième renversement : ce que nous croyons être extérieur est intérieur. Ce qui pourrait passer pour une détermination du dehors est en réalité une détermination du dedans. Si une cause extérieure nous affecte par ce que nous avons de commun avec elle, les vestiges qu’elle laisse ne correspondent pas à une détermination du dehors mais du dedans. Il y a concours de deux causes adéquates et l’effet peut s’expliquer par ma nature totale – puisqu’il correspond à une propriété de mon corps –, aussi bien que par la nature totale de l’autre – puisqu’il correspond à une propriété de son corps. L’extériorité n’est donc pas synonyme d’aliénation et d’inadéquation. L’extériorité avec laquelle on compose est intériorité.
21De ce point de vue, l’extériorité doit être distinguée de l’altérité. Les autres ne sont pas extérieurs s’il y a convenance de nature avec eux. Dans ce cas, d’ailleurs, Spinoza ne parle pas de corps extérieurs, mais d’autres corps ou de plusieurs corps. Il n’y a pas en réalité extériorité, mais concours et union au point de pouvoir former un seul et même corps. Dans l’action, ces corps unis peuvent ainsi constituer une seule et même chose singulière avec soi17. L’intériorité est inclusive et non exclusive. Le soi n’existe pas comme entité séparée. En effet, être soi, c’est partager des propriétés avec les autres corps humains et des notions communes avec leurs esprits. La communauté, quand elle exprime la convenance de nature et qu’elle est perçue par la raison, est l’expression de soi. En ce sens, être conscient de soi, c’est être conscient que le soi est aussi un autre que soi avec lequel il convient.
22Réciproquement, notre intériorité s’imprime pour ainsi dire à l’extérieur et s’exprime en l’autre. Nous pouvons déjà confusément la contempler sur et dans les autres, car s’ils nous marquent, nous les imaginons en retour à travers notre nature et projetons notre image sur eux. C’est ce que montre l’Éthique II, XVI : « L’idée d’un mode quelconque dont le corps humain est affecté par les causes extérieures doit envelopper la nature du corps humain et en même temps la nature du corps extérieur. » Voilà pourquoi nous voyons les corps extérieurs à travers le prisme déformant de notre nature et les imprégnons de notre intériorité. Il suit de là que « les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent plus l’état de notre corps que la nature des corps extérieurs18 ». Toutefois, cette vision imaginative ne correspond pas à une détermination du dedans. Pour que l’on puisse parler de détermination du dedans qui se manifeste à l’extérieur, il faut distinguer l’intériorité spatiale illusoire, exprimant le fait que dans ce corps-ci limité par la frontière de la peau figurent les traces des corps extérieurs, d’une intériorité que l’on pourrait appeler immanente et vraie. Cette intériorité véritable n’implique pas le bannissement de toute action des corps extérieurs et l’expulsion des images. Toute trace n’est pas forcément la marque d’une intrusion, d’une aliénation. Lorsqu’elles donnent lieu à des idées adéquates, les traces et les images sont au contraire des expressions d’une force et non d’une servitude de l’imagination. Dans le cas d’une action au sens fort, le soi est dans les autres. Il peut se contempler en eux, lui et sa puissance d’agir. Le corps, en effet, selon le postulat 6 qui suit l’Éthique II, XIII, peut mouvoir les corps extérieurs d’un très grand nombre de manières et les disposer d’un très grand nombre de manières. Il imprime donc sa marque sur le monde et ces traces extérieures sont le reflet de son intériorité. Le soi est donc dans les choses. Par conséquent, c’est par un même mouvement de connaissance que le sage peut être dit conscient, de soi, des choses et de Dieu.
23En définitive, pour le sage, tout est soi, car rien ne lui est étranger et radicalement extérieur. Son corps propre s’étend pour ainsi dire à la nature tout entière par le jeu des relations qu’il noue sans cesse avec elle. En connaissant les choses et Dieu, il se connaît lui-même. Sans être en dehors du tout, l’ignorant est en dehors de tout, car il croit intérieur ce qui est extérieur, et reste extérieur à l’intériorité vraie. Le sage sait distinguer le dedans du dehors, le soi réel d’un soi imaginaire. Il n’exclut pas l’autre de soi, il le comprend, il n’exclut pas l’autre que soi, il est compris en lui. Partie de l’idée de soi formée par Dieu, l’idée de soi formée par le sage n’est pas l’expression d’une simple homonymie. Être soi pour la substance comme pour un mode, c’est être déterminé à agir par la nécessité de sa nature seule. La détermination du dedans est ainsi l’expression modale de la causalité immanente qui prévaut dans la nature. Être soi en un autre, être soi avec les autres, telle est la forme de l’intériorité vraie. Ainsi c’est par le concours des corps qui conviennent que s’opère la découverte de son propre corps.
Notes de bas de page
1 E, II, définition 1.
2 Méditations métaphysiques VI, AT, IX, p. 59.
3 Voir Martial Gueroult, Spinoza, II, L’âme, Paris, Aubier, p. 34, n. 46.
4 Méditations métaphysiques VI, AT, IX, p. 60.
5 Introduction à l’Éthique de Spinoza, la seconde partie, la réalité mentale, p. 43 : « Quel est ce corps, À qui appartient-il, s’agit-il de notre corps ? Ces questions restent en suspens : la seule chose qui puisse être directement rapportée à nous (nous sentons, nos sentimus) c’est le fait d’avoir des sensations ; ces sensations sont elles-mêmes en relation avec le fait qu’il y a un corps, qu’il y a du corps, que celui-ci est affecté de bien des façons, mais elles ne disent rien de plus. »
6 E, II, axiome 2.
7 E, IV, proposition LXII.
8 E, II, XIV.
9 E, II, cor. I, XVI. Nous soulignons.
10 E, II, cor. II. Nous soulignons.
11 E, II, cor., XXIX.
12 Voir E, IV, IV.
13 Voir E, V, XXVII.
14 Voir E, II, XVII.
15 Voir E, II, XVII, cor., dem.
16 E, II, XVIII, scolie.
17 Voir E, II, définition VII : « Si plusieurs individus concourent à une même action en sorte qu’ils sont tous ensemble cause d’un même effet, je les considère tous en cela comme une même chose singulière. »
18 E, II, XVI, cor. II.
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