Chapitre II. Corps et âme des bêtes
p. 35-49
Texte intégral
1Contrairement à de nombreux philosophes au xviie siècle, Spinoza n’a guère insisté sur la différence entre l’homme et l’animal et ne s’est pas soucié d’asseoir la supériorité du premier sur le second sur la base de la présence d’un esprit ou d’une intelligence qui ferait défaut aux bêtesi. Spinoza ne reprend pas expressément à son compte la thèse cartésienne des animaux machines et ne cherche pas à assigner à l’homme une place privilégiée au sein de la nature. Selon la formule devenue célèbre, l’homme n’est pas un empire dans un empire ; il obéit aux lois de la nature comme tous les autres modes qui découlent de la substance absolument infinie. On s’attendrait alors à ce que la critique de l’anthropocentrisme et de l’anthropomorphisme débouche sur une réhabilitation de l’animal, ou du moins une réévaluation de sa place au sein de la nature. Or il n’en est rien. La critique de l’idée d’une prééminence de l’homme exerçant son dominium sur toutes choses au sein de la création ne conduit pas l’auteur de l’Éthique à une réflexion spécifique centrée sur le statut de l’animal.
2Le bestiaire spinoziste est pourtant riche et varié ; il concurrence même la référence aux objets géométriques comme le cercle et le triangle généralement invoqués à titre d’exemples. On ne recense pas moins d’une cinquantaine d’occurrences significatives dans l’ensemble du corpus où il est fait allusion à l’animal en général ou à une espèce en particulier, comme l’insecte, le pigeon, l’âne ou l’éléphant, non seulement pour illustrer un propos, mais pour l’étayer à l’aide d’analogies ou d’observations anatomiques. La philosophie de Spinoza fourmille ainsi de références à l’animal1, des moutons à queue courte du Court Traité2, de la mouche infinie du Traité de la réforme de l’entendement3 à la poule du voisin4 ou au cheval libidineux5 de l’Éthique, en passant par les petits poissons mangés par les gros en vertu du droit naturel dans le Traité théologico-politique6, ou le ver vivant dans le sang dans la Lettre XXII, pour ne citer que les exemples les plus fameux7. L’absence de doctrine générale n’est pas l’indice d’un mépris ou d’un rejet lié à une quelconque imperfection de la nature animale8 ; elle tient sans doute pour une bonne part au projet avoué de Spinoza, tel qu’il est formulé dans la courte préface de l’Éthique II, de ne pas chercher à posséder une connaissance totale et complète de la Nature, mais à ne déduire que les choses « qui peuvent nous conduire, comme par la main, à la connaissance de l’esprit humain et de sa suprême béatitude ». De ce point de vue, Spinoza n’a cure de méditer sur l’animal en général. Il obéit à un principe d’économie des forces intellectuelles et ne retient que ce qui est utile pour son propos. Ce principe le conduit d’ailleurs à écarter une recherche poussée aussi bien sur l’animal que sur l’homme. Il reconnaît ainsi dans le scolie de la proposition XIII de l’Éthique II que son dessein n’est pas de traiter du corps humain ex professo et de manière prolixe, qu’il se borne à des prémisses et ne retient que ce qui est nécessaire pour cerner la nature de l’esprit. Ainsi pas plus qu’il ne considère l’homme comme un être à part dans la nature, il ne fait de l’animal un objet d’étude privilégiée. Ni anthropocentrisme, ni « zoocentrisme ».
3Ce constat, toutefois, n’invalide pas la tentative pour reconstituer une théorie de l’animal et pour se demander s’il est pourvu ou dépourvu d’âme aux yeux du philosophe hollandais. S’il n’y a pas de pensée de l’animal, cela n’implique pas que l’animal n’ait pas de pensée. Du reste, si l’esprit et le corps sont chez Spinoza une seule et même chose exprimée de deux manières, il semblerait aller de soi, en vertu de l’égalité et de la corrélation nécessaire entre les attributs étendue et pensée, qu’au corps de l’animal doit correspondre un esprit. Ainsi, il n’y aurait pas de problème de l’âme des bêtes à proprement parler et nulle raison de se quereller à ce sujet. Si tel était le cas, il resterait toutefois à déterminer quelle est la nature de cette âme mystérieuse dont les bêtes seraient dotées, au-delà de la simple homonymie ou de la nécessaire correspondance en Dieu entre un mode de l’étendue et un mode de la pensée. Dans cette optique, il s’agira de s’interroger sur la présence et sur la nature d’une âme animale et de tenter de cerner la différence entre l’homme et la bête à ce sujet.
LA NATURE DE L’ÂME ANIMALE
4Indéniablement, en vertu de sa relative complexité physique, l’animal est un individu. C’est ainsi que Spinoza nomme les corps composés qui sont unis entre eux et se distinguent de tous les autres par une forme caractérisée par un certain rapport constant de mouvement et de repos. La question est alors de savoir quel genre d’individu il est, car Spinoza ne se prononce jamais expressément sur cette question. Pour comprendre sa nature, il faut le resituer dans le cadre de la théorie générale des corps, telle qu’elle est exposée après la proposition XIII de la partie Il. Il est clair tout d’abord qu’aussi peu évolué qu’il soit, l’animal ne relève pas de la catégorie infra-individuelle des corpora simplicissima à partir desquels Spinoza explique la formation de tous les corps, et qu’il est un véritable individu, comme le confirme d’ailleurs le scolie de la proposition LVII de l’Éthique IV. Il possède, en effet, des caractéristiques distinctives plus riches que la simple capacité de varier son mouvement ou son repos, sa vitesse et sa lenteur, qui sont les seules propriétés reconnues aux corps les plus simples9, et à ce titre il doit être assimilé aux corps composés ou individus dont le genre va varier en fonction du degré de complexité de la composition. Ainsi selon l’espèce considérée, l’animal peut être assimilé à un individu du premier genre constitué par union des corps les plus simples, du second combinant des corps composés de premier genre entre eux, du troisième qui rassemble des individus de second genre, ou d’un genre plus complexe encore. Il vérifie toutes les lois de composition et de conservation des individus, énoncées dans l’abrégé de physique, lois qui sont fonction de la complexité de sa structure de mouvement et de repos. L’animal dispose d’une puissance d’agir qui varie en fonction de sa forme et des changements auxquels elle se prête.
5L’assignation à l’animal du statut d’individu ne lui confère pas cependant une dignité particulière, car tous les corps composés sont des individus, jusqu’à ce corps infiniment composé qu’est la nature tout entière. L’attribution d’une individualité, en outre, n’est pas fondée sur la reconnaissance de la présence d’une âme ou d’une quelconque personnalité spirituelle et elle ne confère nullement la dignité de sujet moral, car elle repose en premier lieu sur des distinctions physiques, à partir desquelles il est possible de ressaisir des différences mentales. Le principe d’individuation chez Spinoza doit être pensé en priorité non pas par référence à l’esprit, mais par référence au corps. Si l’esprit est l’idée du corps, sa nature spécifique est fonction de celle de son objet, de sorte que l’étude des propriétés mentales est subordonnée à celle des caractéristiques corporelles. C’est ce qui ressort du scolie de la proposition XIII de l’Éthique II : « Aussi pour déterminer en quoi l’esprit humain diffère des autres, et en quoi il l’emporte sur tous les autres, il est nécessaire nous l’avons dit de connaître la nature de son objet, c’est-à-dire du corps humain. » Par conséquent, pour déterminer en quoi un esprit se distingue d’un autre, il faut partir d’une analyse de l’individu conçu comme union de corps. Spinoza opère donc un renversement total de perspective. Ce n’est pas l’esprit qui permet de faire la distinction entre les corps, c’est le corps qui permet de différencier les esprits. Est-ce à dire alors que ce principe vaut également pour l’animal, qu’il est doté d’un esprit que l’examen de son corps permet de cerner et de différencier des autres ?
6S’il est clair que l’homme est constitué d’un esprit (mens) et d’un corps, et que son esprit se définit comme l’idée d’un corps existant en acte, il n’est pas certain qu’on puisse imputer cette propriété à l’animal, du moins telle qu’elle s’exprime chez l’individu humain. La mens chez l’homme comprend en effet deux parties, l’imagination composée d’idées inadéquates et l’entendement (intellectus) constitué d’idées adéquates. Spinoza n’emploie jamais le mot d’intellectus à propos de l’animal et semble réserver le terme de mens à l’homme, bien que sa position, nous le verrons, ne soit pas nettement tranchée. En revanche, il accorde indéniablement une âme aux bêtes, de sorte qu’elles ne sauraient se réduire à des machines, à de purs automates, et se définir en des termes purement physiques et mécaniques. À deux reprises au moins, il mentionne cette âme sans céder à un préjugé d’anthropomorphisme ou donner prise à des spéculations vitalistes sur un animisme universel de la nature. La première occurrence figure dans le scolie de la proposition XIII de la partie II de l’Éthique où Spinoza écrit à propos de l’union de l’esprit et du corps :
Ce que nous avons montré jusqu’ici, ce ne sont que des communs, qui n’appartiennent pas plus aux hommes qu’aux autres individus [preuve s’il en était besoin que les hommes n’ont pas le monopole de l’individualité], lesquels sont tous animés [animata tamen sunt] quoique à des degrés divers. Car d’une chose quelconque il y a nécessairement une idée en Dieu, dont Dieu est la cause, de la même manière qu’il l’est de l’idée du corps humain : et par suite, tout ce que nous avons dit de l’idée du corps humain, il faut le dire nécessairement de l’idée d’une chose quelconque.
7Il apparaît ici clairement que toutes les choses sont animées et que cette âme n’est rien d’autre que leur idée. Ceci vaut pour la pierre comme pour l’insecte, et de ce point de vue, l’âme ne doit pas être comprise comme principe de vie, mais comme un mode de pensée qui exprime la corrélation et l’égalité en Dieu entre sa puissance de penser et sa puissance d’agir. Dans l’attribut pensée doivent être comprises les idées de toutes choses dont Dieu est la cause. Il est vrai que, dans ce scolie, Spinoza ne dit pas que les choses ont une âme, mais qu’elles sont animées. En réalité, la nuance n’est pas fondamentale, car au cours du scolie de la proposition LVII de l’Éthique III, Spinoza assimile sans aucune ambiguïté l’idée d’un individu à une âme. Après avoir souligné les différences qui existent entre les appétits des individus selon qu’ils concernent les hommes, les chevaux, les insectes, les poissons ou les oiseaux, il rajoute cette précision capitale :
Quoique donc chaque individu vive content de sa nature telle qu’elle est constituée, et s’en réjouisse, néanmoins cette vie dont chacun est content, et ce contentement, n’est rien d’autre que l’idée ou âme [anima] de ce même individu.
8L’animal est donc constitué d’une âme et d’un corps et son âme n’est rien d’autre que l’idée de son corps. Qu’elle soit appelée âme ou esprit, peu importe ici, tout le problème est de savoir quelle est exactement la nature de cette idée, car Spinoza précise bien que les choses sont animées à des degrés divers.
9On est ainsi en droit de se demander quel est le degré d’âme de l’animal. De ce point de vue se pose pour l’animal le même problème qui se pose pour l’homme. Être l’idée d’un corps, ce n’est pas avoir l’idée de ce corps, et Spinoza montre bien qu’au départ l’homme n’a la connaissance ni de son corps ni de son esprit. Il ne se connaît lui-même qu’à travers les affections de son corps et il n’accède à la conscience de soi qu’au prix d’un effort impliquant le développement de la raison et de la science intuitive. Peut-on en dire autant de l’animal ? Considéré en tant qu’âme, il est l’idée d’un corps existant en acte, mais il n’a pas l’idée de ce corps. Peut-il être conscient de lui-même et en venir à former des idées adéquates de soi, des choses et de Dieu ?
10Jamais Spinoza ne va jusque-là, il ne se prononce d’ailleurs pas sur ce point. Il admet néanmoins que les bêtes sentent, autrement dit sont affectées de telle sorte que leurs corps portent les traces, les images des choses et que leur âme imagine, c’est-à-dire forme, les idées de ces images. C’est ce que révèle une parenthèse du scolie de la proposition LVII de l’Éthique III : « que les bêtes sentent, nous ne pouvons absolument plus en douter maintenant que nous connaissons l’origine de l’esprit [postquam mentis novimus originem] ». Notons ici que Spinoza déduit la présence du sentiment chez les bêtes de l’origine de l’esprit, preuve s’il en était besoin que ce terme de mens peut s’appliquer aux bêtes et qu’il ne se distingue pas de celui d’âme ou d’idée. La question se pose alors de savoir pourquoi la découverte de l’origine de l’esprit ne laisse planer aucun doute au sujet de l’existence de sentiments chez les bêtes. Cela tient au fait que l’esprit, qui n’est rien d’autre que l’idée du corps, se forme à partir des affections éprouvées par celui-ci et se présente d’abord comme le sentiment du corps affecté. C’est ce que met en évidence l’axiome IV de l’Éthique II : « Nous sentons qu’un certain corps est affecté de beaucoup de manières. » À l’instar de celui des hommes, l’esprit des bêtes à l’origine provient du sentiment que leur corps est affecté. En somme, l’esprit leur vient en sentant. C’est pourquoi nul doute ne subsiste à ce sujet.
11Le scolie de la proposition LVII de l’Éthique III livre par ailleurs des enseignements qui permettent de définir la nature de l’âme des bêtes et sa puissance de sorte qu’il pourrait être considéré comme l’abrégé spinoziste de zoologie. Spinoza impute aux animaux des appétits, lorsqu’il fait valoir que « les appétits des insectes, des poissons et des oiseaux doivent être à chaque fois différents ». Cela n’a rien d’étonnant quand on sait que l’appétit, d’après le scolie d’Éthique III, 9, désigne l’effort pour persévérer dans l’être rapporté à la fois au corps et à l’esprit. Cela permet du moins de confirmer une fois de plus que les bêtes possèdent un esprit, peu importe qu’on le désigne sous le nom d’âme ou d’idée. L’auteur de l’Éthique ne se borne pas au constat banal que les animaux ont des appétits, il s’accorde à leur reconnaître des désirs (libidines) et des affects, il évoque « les affects des animaux que l’on dit privés de raison [quae irrationalia dicuntur] », le désir du cheval et le contentement (gaudium) de tous les individus de la nature. Si les bêtes éprouvent des affects, elles ne sauraient se réduire à de purs êtres matériels automates ou machines comme chez Descartes ; elles sont constituées de modes de l’attribut étendue et de modes de l’attribut pensée, car un affect est une réalité psychophysique et il ne renvoie pas seulement à la sensation corporelle, mais à l’idée qu’on s’en fait. Par affect, en effet, Spinoza entend « une affection du corps qui augmente ou diminue, aide ou contrarie la puissance d’agir du corps et en même temps les idées de ces affections10 ». Les bêtes forment donc une idée de ce qui leur advient. Elles ont le sentiment de leur existence, qui se manifeste notamment à travers le gaudium, le contentement, qui exprime le fait que chacun se réjouit de sa propre nature. Si la nature de l’âme est fonction de la nature de son objet, alors on est en droit de penser que plus le corps des bêtes est complexe, plus l’idée de ce corps l’est, de telle sorte que la puissance de former des idées va varier en fonction de la puissance des corps. Ainsi l’âme d’un organisme peu évolué sera très fruste, mais rien n’interdit de penser que celle d’un mammifère très développé, comme le dauphin, est capable de former des idées adéquates et des notions communes à l’instar de l’homme qui connaît par le second genre de connaissance ou raison. Certes, Spinoza n’affirme jamais positivement cela, mais il faut noter qu’il ne reprend pas non plus catégoriquement à son compte l’idée que les bêtes sont dépourvues de raison. Il se borne à évoquer un ouï-dire ou une façon de parler lorsqu’il mentionne dans le scolie de la proposition LVII de l’Éthique IV « les affects des animaux que l’on dit privés de raison ».
12Nous ne pouvons absolument pas douter que les bêtes sentent, mais en ce qui concerne la raison, Spinoza sous-entend qu’il n’y a de certitude ni en un sens ni en un autre. La question est ouverte, car les affects peuvent être de deux sortes, actifs ou passifs, selon que l’individu en est la cause adéquate ou totale, lorsque l’effet s’explique par sa seule nature, ou qu’il en est la cause inadéquate ou partielle lorsque l’effet ne s’explique pas par lui seul. Or les affects qui sont des actions reposent sur des idées adéquates et expriment la puissance de la raison et de l’esprit qui comprend. Toute la question est donc de savoir si les animaux sont capables d’actions au sens fort, autrement dit s’ils peuvent éprouver des affects dont ils sont cause adéquate et qui s’expliquent par leur seule nature. À cet égard, l’évocation du gaudium, d’un contentement propre à chaque individu est particulièrement intéressante, car cet affect de joie est lié à la jouissance par chacun de sa propre nature ou essence. Si cet affect de gaudium n’est rien d’autre que l’idée de l’individu, il exprime la nature de cet individu et s’explique par elle. Autrement dit, l’individu peut en être cause adéquate. Le gaudium peut par conséquent être un affect actif et être l’expression de la raison. Le fait qu’il soit éprouvé par les bêtes, toutefois, ne suffit pas pour attester la présence en elles de la raison, car le gaudium peut aussi exprimer la passivité et l’inadéquation, comme en témoigne le contentement de l’ivrogne dont Spinoza nous dit dans le scolie d’Éthique III, LVII, qu’il diffère de celui du philosophe autant que la nature de l’un diffère de celle de l’autre.
13Il paraît donc hasardeux d’inférer à partir du gaudium l’existence d’affects actifs et de connaissance adéquate chez les animaux. Il reste que la puissance de penser est fonction de la puissance d’agir du corps. C’est la complexité de cet objet de l’âme qu’est le corps et de ses rapports avec le monde extérieur qui est déterminante. Or « nul ne sait ce que peut un corps », nous dit Spinoza. Il est d’ailleurs frappant de constater que lorsqu’il formule cette assertion devenue célèbre dans le scolie de la proposition II, d’ÉthiqueIII, il se réfère non seulement à l’homme mais aux animaux. « Personne jusqu’à présent n’a connu la structure du corps si précisément qu’il en pût expliquer toutes les fonctions, pour ne rien dire ici du fait que, chez les bêtes, on observe plus d’une chose qui dépasse de loin la sagacité humaine. » Il faut ici noter la prudence spinoziste qui interdit de trancher d’une manière définitive, en l’absence d’une science achevée du corps, qu’il soit humain ou animal. Seul l’examen rigoureux de la structure du corps et de ses fonctions permettra de donner des éléments de réponse dépassant le stade de la simple conjecture. C’est pourquoi l’imputation d’une certaine forme de raison aux bêtes reste une question ouverte, car Spinoza refuse de se prononcer catégoriquement sur un sujet qui dépasse pour l’instant la sagacité humaine et invite à explorer le domaine d’extension de la puissance du corps animal. Est-ce à dire alors que l’absence de détermination de l’étendue de la puissance corporelle rende impossible d’opérer une distinction entre l’âme des bêtes et celle de l’homme ?
LE PROBLÈME DE LA DIFFÉRENCE ENTRE L’ANIMAL ET L’HOMME
14Il faut noter d’abord que cette différence ne saute pas aux yeux, à première vue en tout cas. Lorsque Spinoza met en place sa théorie du genre d’individus qui se distinguent en fonction de leur degré plus ou moins élevé de composition dans le scolie du lemme VII de la partie II de l’Éthique, il est bien difficile d’assigner une place à l’animal et de déterminer en quoi il se distingue de l’individu humain. Il est d’ailleurs malaisé à la lecture de l’exposé des prémisses concernant le corps de saisir la spécificité de la nature du corps humain. Les six postulats expressément consacrés au corps humain ne sont guère éclairants à ce sujet, car les propriétés mentionnées pourraient tout aussi bien s’appliquer au corps d’un animal évolué. Dire en effet que « le corps humain est composé d’un très grand nombre d’individus (de nature diverse), dont chacun est très composé11 » ou que « les individus composant le corps humain, et par conséquent le corps humain lui-même est affecté par les corps extérieurs d’un très grand nombre de manières12 », ce n’est pas exhiber des caractéristiques propres à l’espèce humaine, c’est tout au plus énoncer des propriétés qui peuvent faire l’objet de notions communes, car elles sont largement répandues chez les êtres vivants.
15Dans ces conditions, il est possible de se demander ce qui distingue l’homme de l’animal. Spinoza ne peut pas faire valoir la présence d’une âme rationnelle ou exhiber une caractéristique de type mental, puisque le principe de la différence entre les esprits repose sur la différence des objets dont ils sont l’idée, à savoir le corps. Mais le corps peut-il à lui seul exprimer la différence et la faire connaître de manière spécifique au-delà de certaines caractéristiques apparentes ?
16Bien que Spinoza n’explique pas la nature exacte de la différence entre le corps humain et l’animal, il énonce un principe général de différenciation dans le scolie de l’Éthique II, XIII : « Plus un corps est apte comparativement aux autres à agir et pâtir de plusieurs façons à la fois, plus l’esprit de ce corps est apte comparativement aux autres à percevoir plusieurs choses à la fois ; et plus les actions de ce corps dépendent de lui seul, et moins il y a d’autre corps qui concourent avec lui dans l’action, plus l’esprit de ce corps est apte à connaître distinctement. »
17Les corps se distinguent donc à proportion de leur aptitude à agir et à pâtir de plusieurs manières à la fois, autrement dit en fonction de l’ampleur de leur capacité à être affecté et à affecter les corps extérieurs de façon active ou passive. Sans entrer dans l’analyse détaillée de ce principe qui a déjà fait l’objet d’une étude spécifique13, il faut retenir ici que la différence ne porte pas uniquement sur le degré d’activité, mais sur la variété de cette activité, car il s’agit non seulement d’opérer une distinction en fonction de l’aptitude à produire des effets qui dépendent du corps seul, mais à en produire « de plus de manières à la fois [plura simul] ». Mais que signifie l’expression plura simul ? S’agit-il d’un critère de distinction purement quantitatif de sorte que les corps humain et animal se différencieraient en fonction du nombre de leurs manières d’être affecté ?
18Il est clair que l’expression plura simul doit être entendue d’abord en un sens quantitatif, et que la différence entre les corps est fonction du nombre de leurs aptitudes à agir et pâtir. C’est ce qui ressort du scolie du lemme VII de la partie II où Spinoza distingue le genre des corps ou individus en fonction de leur loi de composition de plus en plus grande et de la quantité de leurs manières d’être affecté. Spinoza différencie les corps en fonction d’une échelle qui va d’une aptitude à agir de peu de manières à la fois – c’est le cas des corps les plus simples –, à une aptitude à agir d’une infinité de manières – c’est le cas de l’individu infiniment composé constitué par la nature tout entière –, en passant par une aptitude à agir d’un très grand nombre de manières – c’est le cas du corps humain.
19Est-ce à dire alors que le critère de différenciation soit purement quantitatif et qu’entre l’homme et l’animal il n’y ait qu’une différence de degré et non une différence de nature ? En réalité, une telle conclusion serait hâtive. Si dans la partie II de l’Éthique, Spinoza se borne à la mise en évidence des différences de degré entre les individus, il n’en va pas de même dans la partie III où interviennent entre eux des différences de nature. Le même affect sera différent selon la nature du corps qui est affecté et révélera l’essence de l’individu qui l’éprouve. C’est le cas, par exemple, de l’affect de libido, qui peut toucher également les hommes et les animaux, et que Spinoza définit comme le désir et l’amour de l’union des corps14. Ce n’est pas parce que les animaux et les hommes sont également aptes à être affectés par ce désir et cet amour de l’union des corps qu’il n’y a pas de différences entre eux. Spinoza proclame ouvertement le contraire dans le scolie de la proposition LVII de l’Éthique III : « Cheval et homme, c’est vrai, sont tous deux emportés par le désir de procréer [Libidine procreandi], mais l’un, c’est un désir de cheval, et l’autre, d’homme. » La libido de l’un diffère de celle de l’autre autant que la nature de l’un diffère de celle de l’autre. Spinoza étend ce principe à tous les vivants : « de même aussi les désirs et les appétits des insectes, des poissons et des oiseaux doivent à chaque fois être différents ». Il n’est donc nul besoin de dresser la liste de toutes les manières dont un corps est affecté pour cerner sa différence. Il se manifeste comme humain, chevalin…, à travers n’importe lequel de ses affects. Et donc à la limite un seul affect suffit pour le faire reconnaître comme tel. En somme, un affect identique est en même temps porteur d’une différence. Un corps se distingue donc d’un autre à la fois par la quantité et la qualité de ses aptitudes à agir et à pâtir.
20Il est vrai que la nature de la libido de l’homme lubrique diffère de celle de l’homme libre autant que l’essence de l’un diffère de l’autre. Chez l’un, elle est désir immodéré de forniquer engendré seulement par la beauté, tandis que, chez l’autre, le désir d’union des corps n’est pas uniquement causé par la forme, mais par l’amour de procréer des enfants et de les éduquer sagement15. On pourrait alors être tenté de penser, à l’instar de Montaigne16, qu’il y a parfois moins de différences d’homme à bête que d’homme à homme et que la libido du lubrique est plus proche de celle d’un cheval que de celle de l’homme libre. En réalité, pour Spinoza, il n’en est rien. Quand bien même elles différent, la libido du lubrique et celle de l’homme libre restent des désirs d’hommes distincts de ceux du cheval et peuvent à ce titre convenir en nature, pour peu que le lubrique finisse par connaître adéquatement sa passion. Il y a donc une nature humaine de la libido, quelles que soient ses formes, même si fondamentalement les hommes ne se conviennent véritablement en nature que lorsqu’ils vivent sous la conduite de la raison. En revanche, comme le proclame le scolie I de la proposition XXXVII de l’Éthique IV, les bêtes « ne conviennent pas avec nous en nature et […] leurs affects, de nature, sont différents des affects humains ».
21On peut alors se demander pourquoi, dans la partie II de l’Éthique, Spinoza n’évoque que la différence de degré entre les individus, qu’ils soient humains, animaux, etc., alors que dans la partie III, il insiste sur la différence de nature entre l’homme et l’animal. Sans trancher la question, il est possible de penser que cette anomalie apparente tient à un changement de perspective. D’un point de vue ontologique, Spinoza ne se soucie pas de différencier radicalement l’individu humain des autres individus de la nature, car en vertu de lois de composition de plus en plus complexes, tous les corps, y compris celui des hommes, s’unissent et concourent pour former cet individu total qu’est la Nature. Tous les corps se ramènent à des parties de la nature qui se modifient et se combinent pour former des individus plus complexes. Tout se passe donc comme si, au niveau ontologique, Spinoza ne voyait entre les êtres qu’une différence de degré et mettait avant tout l’accent sur les notions communes aux individus et sur leurs lois de composition et de combinaison. C’est seulement lorsqu’il se place au niveau éthique et politique, c’est-à-dire lorsqu’il n’a plus affaire aux lois naturelles universelles, mais aux lois humaines régissant la conservation de soi, qu’il fait intervenir la différence de nature et lui assigne un rôle. Dans la sphère anthropologique, il s’agit de rechercher ce qui nous est le plus utile et de former une communauté avec les êtres qui ne partagent pas simplement avec nous des propriétés communes universelles, mais qui foncièrement nous conviennent en nature. C’est pourquoi la différence de nature entre les individus devient centrale et importe au plus haut point. En somme, c’est la recherche de la convenientia qui conduit à convertir la différence de degré en différence de nature. La différence ici devient capitale, car elle a un impact sur la liberté17.
22C’est cette différence de nature qui va d’ailleurs fonder un droit d’usage des animaux à notre guise. Spinoza écrit ainsi dans le scolie d’Éthique IV, XXXVII :
La loi interdisant d’immoler les bêtes est plus fondée sur une vaine superstition et une pitié de femme que sur la saine raison. Car le principe qui consiste à rechercher ce qui nous est utile nous enseigne bien la nécessité de nous unir aux hommes, mais non pas aux bêtes, ou aux choses dont la nature est différente de la nature humaine ; et que le droit qu’elles ont sur nous, nous l’avons sur elles. Bien plus, parce que le droit de chacun se définit par sa vertu ou sa puissance, les hommes ont un droit bien plus grand sur les bêtes que celles-ci n’en ont sur les hommes. Je ne nie pas pourtant que les bêtes sentent ; mais je nie que pour cette raison, il nous soit interdit de veiller à notre utilité et d’user d’elles à notre guise, en les traitant de la manière qui nous convient le mieux ; puisqu’elles ne conviennent pas avec nous en nature, et que leurs affects de nature sont différents des affects humains
voir le scolie prop. 57 p. 3.
23C’est en vertu d’un droit naturel qui n’est autre que l’expression de sa puissance propre que l’homme va utiliser et instrumentaliser les animaux. Ceux-ci sont en droit de résister, mais les hommes ont un droit plus grand sur les bêtes que les bêtes sur les hommes, car « ils ont plus de pouvoir et sont plus habiles et rusés que les autres animaux18 ». Ainsi tout est permis avec les bêtes sauf ce que l’homme ne veut pas ou ne peut pas19. Spinoza légitime donc l’usage des animaux à notre guise, non pas en raison de leur absence d’esprit ou de sensibilité, mais en raison de l’absence de convenance en nature.
24En définitive, si l’homme n’est pas un empire dans un empire, il exerce cependant un dominium sur les animaux, non parce qu’il est le roi de la nature, mais parce qu’il possède un corps plus composé et un esprit plus complexe. Spinoza retrouve donc des thèses classiques par des voies entièrement inédites. L’originalité de son approche tient donc moins à ses conclusions qu’à la manière de les établir sur des fondements physiques écartant toute approche spiritualiste. Si la bête n’est pas humaine, ce n’est donc pas en vertu d’un manque d’esprit mais en raison de la complexité moindre de son corps. Par rapport à l’homme l’animal n’est pas bête, il a seulement l’intelligence de son corps.
Notes de bas de page
1 Voir sur ce point Ariel Suhamy, Alia Daval, Spinoza par les bêtes, Paris, Ollendorf et Desseins (Le sens figuré), 2008.
2 CT, II, chap. III, § 2.
3 § 58.
4 II, XLVII, scolie.
5 IV, LVII, scolie.
6 XVI, § 2.
7 L’examen du bestiaire révèle une prédilection pour le cheval, mentionné une dizaine de fois, suivi par le chien, six fois, le poisson, quatre fois, le lion trois, les abeilles, les vaches et les perroquets mentionnés à deux reprises.
8 Tout être pris en lui-même est parfait, et ce n’est que relativement, par comparaison avec un autre ou avec lui-même en un temps antérieur, que nous pouvons juger qu’il est imparfait ou moins parfait. Pour souligner la relativité de ces jugements, Spinoza fait d’ailleurs remarquer dans la Lettre XIX que toute chose existante, considérée en elle-même et non relativement à une autre, enveloppe une perfection. La preuve en est que nous approuvons parfois chez les animaux comme un signe de perfection ce que nous réprouvons chez les hommes comme signe d’imperfection. « Et cela, tout le monde l’accordera, car tout le monde voit avec admiration dans les animaux, des manières d’être et d’agir qu’il réprouve dans les hommes : telles les guerres auxquelles se livrent les abeilles, la jalousie des pigeons, etc. ; méprisables dans l’humanité, ce sont des choses qui nous paraissent ajouter à la perfection des animaux. » Il n’y a donc pas lieu de reprocher quoi que ce soit à l’animal ou à un autre individu de la nature. La bête n’est ni méchante ni féroce. Elle est tout entière ce qu’elle peut-être et exprime la nécessité de sa nature. Il n’est pas raisonnable de lui demander de changer de conduite, car elle n’est pas coupable du dommage que peut ressentir l’homme de son comportement. C’est ce qui ressort de la Lettre LXXVIII : « un cheval est excusable d’être cheval et non homme. Qui devient enragé par la morsure d’un chien, doit être excusé à la vérité et cependant on a le droit de l’étrangler ». Cela nous montre que si celui qui nous fait du tort, animal ou homme, ici peu importe, est excusable, car il ne peut faire autrement en vertu de sa nature modifiée par la rage, cela n’interdit pas de lui résister, voire de l’étrangler en vertu du même droit naturel à persévérer dans son être. Ce sont donc des rapports de puissance qui s’exercent et il n’y a pas lieu de moraliser : on ne peut en effet enjoindre à un individu de changer sa nature, car au moment où il agit, il ne peut faire autrement qu’il ne le fait. On ne peut demander sans contradiction au loup d’agir comme un agneau. Cela vaut d’ailleurs pour l’homme comme pour l’animal. Ainsi pour Spinoza, l’insensé comme le sage suit sa nature et il est vain de lui recommander d’agir autrement et de le sommer de se soumettre aux injonctions de la raison. C’est ce qui ressort du paragraphe 3 du chapitre XVI du Traité théologico-politique : « Les ignorants qui suivent leurs appétits ne sont pas plus tenus de vivre sous les lois d’une pensée saine que le chat de vivre selon les lois de la nature du lion. » Il est certes possible de passer d’une moindre à une plus grande perfection, mais au sein d’une même nature. Une métamorphose radicale est impossible, ce serait détruire sa propre nature. C’est ce que fait observer la préface d’Éthique IV : « Car il faut avant tout remarquer que quand je dis que quelqu’un passe d’une moindre perfection à une plus grande, et le contraire, je n’entends pas qu’il échange son essence ou forme contre une autre. Car un cheval, par ex., n’est pas moins détruit s’il se change en homme que s’il se change en insecte : mais c’est sa puissance d’agir, en tant qu’elle se comprend par l’intermédiaire de sa nature, que nous concevons comme augmentée ou diminuée. »
9 Voir la remarque après l’axiome II qui suit le lemme III, E, II, XIII, et suiv.
10 E, III, définition III.
11 Voir Prémisses, Postulat I.
12 Voir Prémisses, Postulat III.
13 Nous nous permettons de renvoyer à notre article, « Le problème de la différence entre les corps », dans C. Jaquet, Les expressions de la puissance d’agir, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, p. 217-228.
14 Voir E, III, définition XLVIII.
15 E, IV, chap. XX.
16 Voir le chapitre XII des Essais II.
17 L’erreur qui consiste à méconnaître cette convenance en nature est le signe d’une âme impuissante susceptible de perdre la liberté. C’est le cas d’Adam qui, lors de la chute, se met à imiter les affects des bêtes et se trouve dans la plus grande servitude. « L’homme ayant trouvé la femme, laquelle convenait tout à fait avec sa nature, il connut qu’il ne pouvait y avoir dans la nature rien qui pût lui être plus utile qu’elle ; mais que, s’étant mis à croire que les bêtes étaient semblables à lui, aussitôt il commença à imiter leurs affects (voir la prop. 27, p. 3), et à laisser échapper sa liberté » (E, IV, LXVIII, scolie). Spinoza fait-il allusion ici à la représentation fréquente dans la théologie du Moyen Âge d’un Adam mélancolique après la faute et qui vit avec les bêtes ? Il est difficile de trancher ; il est clair cependant que la faute d’Adam est de se croire semblable aux bêtes au point de les imiter et que les mélancoliques ont tendance à préférer la compagnie des animaux et à ignorer que l’homme est ce qui convient le mieux en nature à l’homme, comme le confirme l’Éthique IV, XXXV, scolie, corollaire II : « L’homme est un Dieu pour l’homme. Laissons donc les mélancoliques louer autant qu’ils peuvent la vie sauvage et rustique, mésestimer les hommes et admirer les bêtes ; cela n’empêchera pas les hommes de voir par expérience qu’une aide mutuelle leur permet de se procurer beaucoup plus facilement ce dont ils ont besoin, et que ce n’est qu’en joignant leurs forces qu’ils peuvent éviter les dangers qui partout les menacent ; pour ne rien dire ici du fait qu’il vaut bien mieux, qu’il est plus digne de notre connaissance, de contempler les actes des hommes que des bêtes. Mais j’en parlerai plus longuement ailleurs. » C’est donc le propre des mélancoliques enclins à la misanthropie que de vouloir privilégier l’étude et la proximité des animaux. On comprend ainsi pourquoi en dernière instance Spinoza ne s’émerveille pas devant l’animalité, car cette contemplation n’est jamais totalement dénuée d’un arrière-fond de mélancolie et d’une rancune sourde à l’égard des hommes. Le déni de la convenance en nature qui conduit à préférer la vie avec les bêtes est une attitude passionnelle qui exprime non seulement la mélancolie, mais aussi l’impatience de celui qui ne supporte pas son semblable ou attitude du faux dévot. C’est ce qui ressort du chapitre XIII de l’Éthique IV : « Et c’est pourquoi beaucoup, l’âme trop impatiente, et dans un faux zèle de religion, préfèrent vivre parmi les bêtes que parmi les hommes. »
18 TP, II, § 14.
19 Ce droit d’usage n’est que l’expression des rapports de puissance au sein de la nature et n’implique nullement que les animaux soient destinés par essence à servir l’homme et qu’ils aient été créés à son intention pour qu’il exerce un empire sur eux. Dans l’appendice de la partie I, Spinoza fustige les ignorants en proie au préjugé de la finalité qui considèrent la nature comme un ensemble de moyens en vue de satisfaire une fin et croient que les animaux existent en vue de l’alimentation de l’homme. La notion de fin et de moyen est toute relative au point de vue considéré. Chacun peut croire être une fin en soi et n’être en réalité que le moyen d’une autre fin qu’il ne perçoit pas. L’homme n’est pas la fin dernière, il peut être à son tour l’instrument de la nature entière qui le soumet à ses lois. C’est ce qui ressort du Court Traité II, XXIV, § 6, où Spinoza opère une distinction entre les lois divines et les lois humaines. Bien qu’elles puissent s’accorder avec leurs désirs, les lois de la nature ne sont pas faites pour les hommes, n’ont pas de fin en dehors d’elles-mêmes, et ne sont pas subordonnées. Les lois humaines, en revanche, visent le bien-être mais cette fin peut s’accorder avec les lois de la nature et concourir à produire une œuvre totale de sorte que l’homme n’est pas une fin dernière, mais à son tour un instrument au service d’une réalité supérieure. Spinoza recourt à une analogie avec les abeilles. « Bien que les abeilles n’aient, par exemple, d’autre fin, dans tout leur travail et par le ferme maintien de l’ordre établi parmi elles, que de s’assurer une provision pour l’hiver, l’homme qui leur est supérieur se propose, en les soignant et les entretenant, une tout autre fin, qui est de se procurer du miel pour lui-même. De même l’homme en qualité d’être particulier, n’a pas de but plus éloigné que ce que peut atteindre son essence limitée ; mais eu égard à ce qu’il est une partie et un instrument de la nature entière, cette fin de l’homme ne peut être la fin dernière de la nature, puisqu’elle est infinie et emploie l’homme de même que tout le reste comme son instrument. » L’homme qui joue le rôle de la nature tout entière à l’égard de l’abeille est à son tour l’abeille à l’égard de la nature tout entière dans le cadre d’une instrumentalisation généralisée. Cela n’implique pas que la nature ait des intentions ou des fins, mais cela signifie que l’homme, n’en étant qu’une partie, est soumis à des lois plus générales que ses lois propres et qu’elles ne s’accordent pas nécessairement avec ses appétits de telle sorte qu’il est entre les mains de Dieu ou la nature comme l’argile entre les mains du potier, pour reprendre l’expression de Spinoza. Ainsi la nature peut user de nous comme nous usons d’elle en fonction de notre puissance. Le droit d’usage n’est donc pas l’expression d’une téléologie naturelle mais de la puissance naturelle.
Notes de fin
i Une version de cet article a été publiée sous le titre « Le problème de l’âme des bêtes chez Spinoza », dans Jean-Luc Guichet (dir.), De l’animal-machine à l’âme des machines, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p. 45-58.
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